L’Antoniade/Premier Âge/Antonia


ANTONIA,
L’ERMITESSE AMÉRICAINE.

Séparateur


le poète.

 
Dans l’Éden ravissant, douce et sainte patrie,
L’homme fut animé du souffle de la vie :
Sans mère, Adam parfait sortit des mains de Dieu ;
Et par Lui, seul et roi, fut placé dans ce lieu :
Adam, esprit et corps, sublime créature,
Reflétant à la fois et l’Ange et la Nature.

 L’homme, alors, dominait, paisible souverain ;
Il contemplait soumis le royaume d’Éden ;
Alors, dans l’univers, toute chose était belle ;
Rien, dans l’esprit de l’homme, à Dieu n’était rebelle ;
Tout n’était que bonheur, gloire, immortalité ! —
Mais la femme apparut !… Et l’Ange révolté,
L’Ennemi tentateur, l’Esprit plein de malice,
Le noir Démon survint : Trop facile complice,
Eve, prêtant l’oreille au Serpent captieux,
Rêva, dans son orgueil, d’être égalée aux dieux : —
Espoir fallacieux, promesse insidieuse,
Leurre auquel a cédé son âme curieuse !
Eve, en ses entretiens séduite par Satan,
De ses pleurs, dans sa chute, émut le cœur d’Adam :
C’est par compassion et c’est par complaisance,
Qu’après la femme, Adam a perdu l’innocence ;
C’est par la femme, en pleurs, qu’Adam fut attendri ! —
Et dès lors, le péché, la mort a tout flétri !…
Adieu le paradis !… adieu la solitude !…
Aux pieds des exilés que le chemin est rude !

 L’homme a pu contempler la terre, aux premiers jours ;
L’astre, avec harmonie accomplissant son cours ;
De ses rayons baignant son épouse féconde,
De fleurs toute parée et d’épis toute blonde ;
La terre, riche encor de ses présents sacrés,
Par qui l’âme et les sens, à la fois enivrés,
De l’extase montait à l’extase plus pure !
Mais, qu’es-tu devenue, ô première nature,
Ô terre antique et vierge, inépuisable sein,
Où la vie abondait, d’où sortaient par essaim

Tous les êtres divers s’abreuvant à ton fleuve,
Ô terre, tu n’es plus qu’une stérile veuve !…

 Homme, mange ton pain, inondé de sueur ;
Et toi, femme coupable, enfante avec douleur ;
Enfante, en gémissant, et tes fils et tes filles ;
Enfante, avec la mort, de rivales familles ;
Laisse, avec le péché, le fleuve des vivants,
Par l’homme alimenté, s’écouler de tes flancs :
Laisse venir Abel, et Caïn fratricide ;
Vois la tombe engloutir ce cadavre livide !
Ô terre, tu n’es plus qu’un froid séjour de deuil ;
Ton sein, en frémissant, reçoit le noir cercueil ;
Ton sein glacé s’entr’ouvre en vastes catacombes :
Chaque berceau s’attriste, environné de tombes !…

 Enfante, enfante encore, ô mère des vivants ;
Et que ton sein s’épuise à ces enfantements ;
La Vierge-Mère, un jour, doit fleurir de ta race,
Et par son Fils luira le Règne de la grâce !
Pour reblanchir la terre, ainsi teinte de sang,
Il faudra le sang pur du Fils du tout-Puissant ;
Le Verbe alors naîtra, l’Innocente Victime
Mourra sur une Croix pour expier le crime !
Pour faire regermer la jeunesse en ton corps,
Il te faudra la Voix qui ranime les morts :
Dieu seul peut relever l’homme qui se dégrade :
Dieu seul pourra guérir l’humanité malade ! —
Holocauste d’amour, le Verbe se fait chair ;
Le Saint pour nos péchés boit le Calice amer ;
Sur le Calvaire, on voit la Victime élevée ;
Et du sang de l’Agneau la terre est abreuvée !
Jésus-Christ, l’Homme-Dieu, le Juste, l’Innocent,
Le Verbe humanisé, le Fils du Tout-Puissant.
Dieu meurt ! ! ! et par sa mort, tout pour nous se consomme :
L’Homme monte vers Dieu ; Dieu s’abaisse vers l’homme !
Par Lui s’opère enfin l’hymen universel ;
L’homme s’unit à Dieu, — la terre touche au ciel !
Ô mystère d’amour ! ô Théandrique Hostie !
Sacrifice réel en chaque Eucharistie !
Prolongement sans fin de l’Incarnation !
De l’homme avec le Christ ineffable union !.
Sacrement de l’autel, repas eucharistique,
Force, lumière, amour, douce ivresse extatique,
Flamme ardente et luisante au milieu du saint lieu ;
Soulèvement de l’homme au niveau de son Dieu,
Abaissement de Dieu pour s’approcher de l’homme,
Pour établir en lui son mystique royaume !
Communion ! mystère ! inénarrable hymen !
Tu fais du cœur de l’homme un radieux Éden !


une voix mystérieuse.


 Après qu’il eût créé l’homme à sa ressemblance.
D’un corps et d’un esprit merveilleuse alliance,
Le voyant, au milieu du terrestre jardin,
Courir vers chaque objet, ou s’arrêter soudain,
Dieu dit : Il n’est pas bon que l’homme sur la terre
De l’immortalité jouisse solitaire ;
Que, seul en son bonheur, et roi du paradis,
Terre de voluptés que les vents attiédis
Font germer sans travail et fleurir à chaque heure, —
Il n’est pas bon que seul l’homme y règne et demeure ;
Doué d’un cœur aimant, il faut qu’il soit aimé
D’un cœur semblable au sien, et pour lui seul formé : —
Et Dieu créa la femme ; Eve, à la chevelure
Tombant jusqu’à ses pieds ; Eve blonde, et si pure,
Si parfaite en naissant, que son réveil soudain
Fit tressaillir chaque être, à l’ombre de l’Éden ;
Et que l’homme étonné contempla comme un rêve,
Ce chef-d’œuvre idéal où la forme s’achève !…
 Depuis l’Éden heureux, — et pourtant si fatal ! —
Chaque homme, au fond du cœur, trouve un type Idéal,
De la beauté sans tache, unie avec la grâce,
Empreinte lumineuse, ineffaçable trace !
Oui, chaque fils d’Adam, amoureux en naissant,
Porte au fond de lui-même un type ravissant,
Une figure d’Eve, une image de femme,
Astre dont les rayons illuminent son âme ! —
Oh ! quel adolescent, dans un ciel éclairé,
N’a pas vu se lever cet Idéal sacré,
Cet astre aux rayons d’or, cette éclatante étoile,
Que seul l’œil épuré peut contempler sans voile ?
Quel cœur, prêt à s’ouvrir aux saintes visions,
Ne fut pas ébloui de ses plus doux rayons ?
Quel cœur mystérieux, chaste et céleste vase,
Où. chaque nuit l’espoir descend avec l’extase,
Quel cœur n’a contemplé, dans l’extatique ardeur,
Ce type virginal, rayonnant de splendeur ?
Est-il, sur cette terre, un seul cœur poétique
Qui n’ait rêvé sa vierge invisible et mystique ;
Qui, le jour et la nuit par elle visité,
N’ait pressenti l’hymen, s’il ne l’a pas goûté ?


le poète.


Ah ! lorsque l’on nous jette, encor faible et sans tache,
Parmi ceux qu’il nous faut combattre sans relâche ;
Lorsque, le cœur rempli de ce rêve immortel,
Qu’un Ange familier nous apporta du ciel,

Si jeune il faut entrer dans un désert aride ;
Dans un monde égoïste, où l’on marche sans guide ;
Lieu d’exil et d’épreuve, où règnent les méchants :
Lieu parsemé de croix et de cailloux sanglants :
Tous, nous avons besoin, car notre âme est aimante,
Qu’il apparaisse en nous une mystique amante ;
Qu’un radieux sourire, à ses lèvres éclos,
Nous aide à supporter, sans fléchir, tant de maux ;
Et que le soir, rentré dans notre solitude,
Nous la voyions penchée à la table d’étude ;
Qu’en elle nous trouvions, amie, épouse et sœur,
Muse à la voix sévère et pleine de douceur,
Fidèle Antonia, dont l’oreille attentive
Recueille chaque son de notre voix plaintive ;
Et qui nous consolant, sans se lasser jamais,
Unit ses doux accents à nos amers regrets. —
 Oui, voila le désir qu’à chaque heure j’éprouve ;
Voila ce que mon cœur rêve, sans qu’il le trouve :
Mais si de l’Idéal j’aperçois quelque trait,
Une ombre, un seul rayon, oh ! quel puissant attrait
Cette ombre exerce alors, quel pouvoir invincible
Attire alors mon cœur vers cet objet visible !
Le type, que mon âme entrevoyait aux cieux,
Semble avoir pris un corps pour enchanter mes yeux ;
Et devant moi posant, dans sa grâce ingénue,
Réalise à mes sens l’idéale statue !
 C’est ainsi qu’en ma course à travers le désert,
Où, pour devenir homme, il faut avoir souffert,
Un jour, parmi les traits des figures sans nombre.
Avec joie et douleur j’ai rencontré cette ombre ;
Dans un corps, que voilait un blanc tissu de lin,
De l’Idéal caché brilla l’éclat divin :
La forme est un reflet de l’Idée Éternelle ;
Et la beauté de Dieu se rend visible en elle ;
La forme vierge et sainte est le manteau royal,
Dont se pare à nos yeux l’invisible Idéal ;
Et qui, frappant nos sens pour mieux ravir notre âme,
Nous révèle le Beau dans les traits de la femme !
 Que de fois j’ai suivi, — dans mes rêves du moins, —
Sans les regards jaloux des vulgaires témoins,
Une vierge à l’œil fier, calme, noble et sauvage,
Aimant les bois, les lacs, la couche de feuillage,
La hutte de palmier sous l’harmonieux pin,
Et la source d’eau vive, et le sable argentin ;
Une vierge aussi belle et chaste que Diane,
Écartant de son arc les fleurs de la savane ;
Dans les herbes, le jour, sur les lys affaissés,
Cherchant un doux repos à ses membres lasses ;
Ou bien, rêveuse et seule, au bord d’un fleuve assise,
Dans les joncs écoutant se lamenter la brise ;

Et sur l’onde inclinée, ainsi qu’un lys tremblant.
Pâlissant de se voir dans le flot transparent.
Une croix de saphir brillait à sa ceinture,
Symbole rayonnant d’une âme austère et pure ;
Et son front était ceint d’asphodèle et de lys,
Entre les verts roseaux dès le matin cueillis. —
 Oh ! oui, je l’ai suivie, et je la suis encore ;
Avec elle j’ai vu poindre plus d’une aurore ;
Et souvent, quand du ciel avait fui le soleil,
J’ai veillé pour que rien ne troublât son sommeil ;
À la lueur du feu que j’allumais pour elle,
Mon œil l’a contemplée endormie et plus belle ;
Et je l’ai vue, au chant de l’onde et de l’oiseau,
Sourire en s’éveillant dans son lit de roseau ;
Svelte et pâle, elle allait, touchant d’un pied rapide
Chaque fleur, de rosée encore toute humide ;
L’Éole des forêts, dans son gémissement,
Semblait la soulever comme un céleste amant ;
Tout homme qu’eût frappé sa majesté sereine,
De la nature en elle eût salué la reine,
Et la femme elle-même, en voyant sa beauté,
Eût ployé les genoux devant sa royauté !
Seule, elle allait puiser l’eau vive des fontaines,
Et dérober le miel aux ruches des vieux chênes ;
De la fleur du froment et de l’or du maïs,
Ses pains avec le miel par elle étaient pétris ;
Et l’on apercevait, sur sa rustique table,
Dans un vase argileux, la sève de l’érable.
Le chevreuil, la suivant sur le bord des ravins,
Venait prendre la feuille et le fruit dans ses mains ;
Bondissait, à sa voix, comme un gardien fidèle,
Et se couchait dans l’herbe, et dormait auprès d’elle.
La génisse, accourant, quand sa voix l’appelait,
À flots entre ses doigts laissait jaillir son lait.
Marchant vers l’Occident, où le bison émigré,
Devant elle fuyaient la panthère et le tigre ;
Et le serpent terrible, au tocsin menaçant,
Glissait inoffensif sur son pied frissonnant !
Les ossements poudreux des tribus endormies
Frémissaient sous ses pas dans les plaines fleuries ;
Elle sentait, le soir, passer avec le vent
Les fantômes émus des peuples d’Occident ;
Chaque fleuve sauvage, en sa course rapide,
Lui disait le berceau de sa source limpide ;
Et le cœur au désert saintement recueilli,
Elle voyait sortir les morts des tumuli ;
Et les morts racontaient les noms de tant de races,
Qui foulèrent ce sol sans y laisser de traces ;
Et qui, disparaissant dans l’ombre du tombeau,
De leur souffle en mourant ont éteint tout flambeau !

Maintes fois, elle avait, de ses pieds, sans envie
Foulé le sable d’or de la Californie ;
Elle avait dédaigné chaque joyau brillant,
Moins utile à ses yeux que le silex tranchant,
Le silex d’où jaillit par le choc l’étincelle,
Et dont s’arme la flèche, à l’ennemi mortelle ;
La flèche ailée allant au loin percer l’oiseau,
En son vol, ou posé sur l’inculte arbrisseau.
Sous les rameaux croisés des bois touffus et sombres
Où les rayons pâlis luttent avec les ombres,
Pour dormir au doux bruit des flots mourants du lac
Les lianes en fleur lui formaient un hamac.
Indolente, et pourtant infatigable aux courses,
Des fleuves les plus longs elle avait vu les sources.
Remontant le grand Nil jusqu’au lac Itaska,
Elle avait traversé l’immense Nébraska,
L’Orégon, l’Iowa, les déserts sans limites,
Où seuls ont pénétré les Indiens ermites !
Elle avait parcouru, sans repos, en tout sens ;
L’infini d’étendue entre deux océans,
Où la forêt succède à la forêt plus vaste,
Où des monts la savane est l’ondoyant contraste,
Où les flots de verdure, en cercles déroulés,
Par les oiseaux brillants et les fleurs étoiles,
Offraient à ses regards, dans leur monotonie,
Le spectacle infini qu’aimait son doux génie !
Tour à tour, visitant les nomades tribus,
Ces restes malheureux de peuples disparus,
Ces guerriers indomptés, qui demandent pour vivre
L’air de la liberté, dont la douceur enivre ;
Qui, fuyant la cité comme on fuit la prison,
Pour borne insaisissable ont choisi l’horizon, —
Sur la natte elle avait dormi dans leurs cabanes,
Et suivi les chasseurs dans les vertes savanes ;
Des daims et des bisons poussant les grands troupeaux,
Sa flèche dans le nombre atteignait les plus beaux ;
Les vieux Chefs Indiens, surpris de son adresse,
En triomphe portaient la blanche Chasseresse ;
Et les femmes, cueillant des rameaux et des fleurs,
Les effeuillaient devant la Reine des chasseurs.
Chaque jour plus sauvage, heureuse et fugitive,
Elle courait de bois en bois, de rive en rive,
Laissant voler au vent son écharpe d’azur,
Et des lacs en pirogue effleurant le flot pur.
La nuit, en remontant les profondes rivières,
Qui s’écoulent sans bruit vers les ondes amères,
Des cèdres et des pins, sur l’abîme penchés,
Elle entendait tomber les rameaux foudroyés !
Des monstres entassés, des immondes reptiles,
Elle abordait sans peur les humides asiles ;

Et partout protégée, et sans crainte toujours,
De sa vie au désert rien ne troublait le cours.
Le cœur tout rayonnant de chastes rêveries,
Des austères sommets jusqu’aux fraîches prairies,
Comme un cygne en son vol par la brise emporté,
Partout elle pouvait courir en liberté !
Rêveuse, elle écoutait, en sa mélancolie,
Soupirer dans les pins la harpe d’Éolie,
Et sur le sein dormant des flots phosphorescents
L’écho vague et lointain d’harmonieux accents.
Sous le dôme étoile, pendant la nuit tranquille,
Assise au pied d’un arbre, absorbée, immobile,
Elle écoutait le chant du whip-poor-will plaintif,
Qui charme, en l’attristant, le cœur contemplatif. —
Et puis, si tout-à-coup, bien au-dessus des nues,
Retentissaient les cris des voyageuses grues,
Blanches migrations qu’entraîne chaque hiver,
Et qui viennent s’abattre au bord du lac désert, —
À leurs cris, réveillant les échos d’Amérique,
Son cœur vibrait ainsi qu’une harpe électrique ;
Il lui semblait alors, sous le ciel obscurci,
Qu’entraînée à leur suite elle planait aussi !
Près du Niagara qu’habite le vertige,
De l’écume irisée admirant le prodige,
Émue et soulevée à sa voix d’ouragan,
Dans la brume, on eût dit la Muse d’Ossian !
On la voyait errant sur les désertes plages,
Que la vague d’azur orne de coquillages,
Et dans chaque caverne, obscur et froid tombeau,
Porter l’étrange éclat de son vierge flambeau !
Calme, elle aima toujours l’oraison et L’étude
La musique et les vers, fruits de la solitude ;
Souvent, on l’entendit, par ses pieux sanglots,
Par sa prière ardente, émouvoir les échos,
Luttant avec le dieu que peut vaincre une larme,
Qui nous ouvre ses bras et qu’un soupir désarme !
À l’ombre des forêts, sur le bord des torrents,
Où la foudre répond au bruit des ouragans,
Tremblante, elle écoutait parler la voix mystique,
Et son âme vibrait d’un souffle prophétique !
Dante, Milton, Le Tasse, Avit et Roswitha,
Et Klopstock, chantre en pleurs des deuils du Golgotha,
Tour à tour, répandaient dans son âme ravie
Un fleuve illuminant de féconde harmonie !
Alors, du haut d’un roc, mystique piédestal,
Elle laissait tomber cet hymne virginal,
Hymne jailli du cœur qu’un feu céleste embrase ;
Plaintes, soupirs, sanglots, cris sublimes de l’âme ;
Cantique intérieur des plus divins transports,
Que la Muse traduit en lyriques accords :


hymne d’antonia.


  Oui, je m’appartiens à moi-même,
  Et je me suis donnée à Dieu !
  Ravie en celui seul que j’aime,
  Son amour m’absorbe en tout lieu !

  Plus je l’aime et plus je suis chaste ;
  Plus je me recueille en l’aimant,
  Plus je me sens enthousiaste,
  En mon calme ravissement ! —

  Aimer, c’est s’oublier soi-même,
  Et dans un extatique élan ;
  Se perdre en celui que l’on aime,
  Comme un fleuve dans l’Océan !

  Qui peut dire la source vive,
  Inondant comme un flot du ciel
  L’âme vierge et contemplative,
  Libre de tout hymen charnel ?

  Qui peut dire l’ivresse austère
  D’un cœur brûlant qui s’appartient ?
  Il parle avec l’Ange, son frère,
  Et l’Ange avec lui s’entretient.

  Ce cœur, plein de voix prophétiques,
  Ému par le souffle de Dieu,
  Jette au ciel des cris extatiques,
  Et chante des stances de feu !

  Semblable à la harpe qui vibre,
  Quand l’échauffé un rayon divin,
  Ce cœur chante, en son essor libre,
  Enflammé comme un séraphin ; —

  Et son chant, qui se nomme extase,
  Est une révélation !
  Aux éclairs du feu qui l’embrase,
  Béatifique vision,

  Son regard transperce les voiles,
  Dont se couvre l’Astre incréé,
  Et du mystère des étoiles,
  Déchiffre l’alphabet sacré !

  Ô virginale clairvoyance,
  Rayonnante intuition,
  D’un cœur pur, céleste science,
  Éclat jailli de l’oraison !


  Sublime enthousiasme, où l’âme,
  Éprise d’un objet divin,
  Dans la solitude s’enflamme,
  Pour l’aimer seul, l’aimer sans fin !…

  Loin de moi tout époux vulgaire ;
  Tout amour, délire fatal :
  À l’ermitesse solitaire
  Il faut l’Éternel Idéal !

  Il faut, non l’ombre, non l’image,
  Non le reflet matériel ;
  Mais l’Astre brillant sans nuage,
  Dans son éclat surnaturel !

  À lui seul mes chants de louanges,
  À lui seul mes hymnes d’amour !
  Que ma lyre à celle des Anges
  S’accorde au céleste séjour !

  Que rien ici-bas ne m’arrête,
  Que rien ne borne mon essor :
  Je veux, montant jusques au faîte,
  Contempler Dieu sur le Thabor, —

  Dussé-je, dans ma sainte audace,
  Comme un aigle au ciel foudroyé,
  Après l’avoir vu face à face,
  Mourir près de l’Ange effrayé !…

  Hélas ! pardon, mon Dieu ! — la femme
  Ne sait pas aimer à moitié ;
  Elle répand toute son âme
  Dans l’amour ou dans l’amitié !

  Oui, je m’appartiens à moi-même,
  Et je me suis donnée à toi,
  Tout entière à l’Époux que j’aime,
  Et qui s’est incarné pour moi !

  Pour t’adorer, j’ai fui les villes ;
  Et devançant les pionniers,
  J’ai cherché de secrets asiles,
  Où nul n’a frayé des sentiers ! —

  Salut, ô calmes solitudes,
  Inaccessibles profondeurs,
  Où, loin du bruit des multitudes,
  J’ai trouvé des bois protecteurs ;

  Où je n’ai, dans mes longues courses,
  Vu que le daim et le bison,
  L’oiseau buvant aux mêmes sources,
  Où je buvais chaque saison !


  Salut, grande et belle nature,
  Symbolique création,
  Harmonieuse architecture,
  Sainte Bible de la raison ;

  Toi, par qui l’Idéal mystique,
  L’éclat divin encor voilé,
  Sous une forme poétique,
  Aux yeux ravis s’est révélé !

  Salut, poème éclos du Verbe,
  Où, dans la multiplicité,
  De l’étoile jusqu’au brin d’herbe,
  Brille l’éternelle unité !…

  Venez, oiseaux de la patrie,
  Oiseaux d’Amérique ; avec moi,
  Chantez le Dieu de poésie,
  D’amour, d’espérance et de foi !

  Chantez le doux Fils de Marie,
  Le Dieu fait chair, le Dieu Sauveur,
  L’Homme-Dieu, l’Homme d’Agonie,
  Qui divinisa la douleur !

  Aigles, qui planez solitaires
  Au-dessus du Niagara,
  Mêlant vos cris à ses tonnerres,
  Avec moi, chantez : Hosanna !

  Gloire au Dieu, dont la douce image
  Brille et sourit dans chaque fleur ;
  Dont chaque voix sait le langage :
  Béni Dieu ! béni le Seigneur !

  Mon âme est à lui tout entière :
  Et son regard, rayon brûlant,
  Dans l’extase de la prière,
  La transperce amoureusement !

  Et je dors d’un sommeil mystique,
  Où rayonne en paix le Soleil,
  Dont la splendeur béatifique
  M’inonde encore à mon réveil ! —

  Oh ! quel poète, sur la terre,
  Dans des vers, répétés au ciel.
  A jamais chanté le mystère
  De cet hymen spirituel ?

  Le mystère de l’âme unie
  Au Dieu de la Rédemption,
  Source embrasante d’harmonie.
  Engendrant partout l’union :


  L’union dans la foi Romaine ;
  L’union dans la liberté ;
  Oui, l’Union Américaine,
  Pour affranchir l’humanité !

  Ô jeune et vaste République,
  Ton nom, qui grandit chaque jour,
  Dans un avenir Catholique,
  Sera pour tous un nom d’amour !

  Ô République Américaine,
  Je te prédis un avenir,
  Où, devant ta gloire sereine,
  Toute gloire enfin doit pâlir !

  Pour toi, je veux, dans la prière,
  Seule, consumant tous mes jours,
  Pour toi, par une vie austère,
  Je veux intercéder toujours !

  Ah ! si l’éloquence est puissante,
  Autant que le glaive d’acier,
  La prière est plus éloquente,
  Et t’offre un plus sûr bouclier !

  Souviens-toi que, dans la prière,
  Le sage et pieux Washington
  S’agenouillait, avant la guerre,
  Plus puissant que Napoléon !

  Souviens-toi qu’une forte épée,
  Dans la main d’un guerrier fougueux,
  Brille mieux, lorsqu’elle est trempée,
  Comme la foudre, dans les deux !

  Oui, le secret de la victoire,
  Du triomphe dans le combat,
  C’est la cellule ou l’oratoire,
  C’est le mystique apostolat !

  C’est la prière de Moïse
  Qui soutient le glaive vainqueur ;
  La prière enflamme, électrise,
  Et rend invincible le cœur !

  Là, prière est tout sur la terre ;
  La prière est tout dans le ciel ;
  Oui, c’est l’étoile humanitaire,
  Et c’est l’aimant universel !…

  Priez donc, dans la quiétude,
  Loin du monde oublieux et vain,
  Doux Anges de la solitude,
  Saints martyrs de l’amour divin !


  Priez, Carmes et Camaldules,
  Chartreux, Ermites du désert ;
  De vos rayonnantes cellules
  Faites monter votre concert !

  Priez, aigles, cygnes, colombes,
  Séraphiques Contemplatifs ;
  Comme du fond des Catacombes,
  Faites monter vos cris plaintifs !

C’est ainsi que chanta l’Amazone poète,
Comme un céleste oiseau, dans sa haute retraite ;
Et l’accent inspiré de son hymne d’amour,
Sous les rameaux vibrants qu’éclaire un demi-jour,
Dans la forêt sonore, immense basilique,
Fit tressaillir au loin chaque harpe éolique. —
Oui, son mystique attrait, oui, sa soif en tout lieu,
Ses aspirations, son âme était à Dieu !…
Mais, des temples cachés, bâtis par la nature,
Des gothiques forêts, vivante architecture,
Des sommets ombragés de cèdres et de pins,
De ses plus chers abris, inconnus aux humains, —
Elle sortait parfois, et portait, non sans crainte,
Ses pas dans la cité, tumultueuse enceinte. —
Et dans le cloître, un jour, humble au pied de l’autel,
Lorsqu’au milieu des voix l’encens montait au ciel,
Je l’ai vue, à genoux, recueillie, immobile,
Angélique statue en sa pose tranquille ;
D’un livre aimé ses doigts tournaient les feuillets d’or,
Et son âme y semblait puiser tout son trésor ;
Elle était absorbée ; et, dans l’église obscure,
Un voile me cachait sa mystique figure.
Priant devant l’autel, ainsi qu’un Séraphin
Que consume un amour sans mélange et sans fin,
Dans l’immobilité priant avec extase,
Et versant devant Dieu son âme comme un vase,
Tel fut l’ardent parfum qui remplit le saint-lieu,
Qui de l’âme exhalé, s’éleva jusqu’à Dieu,
Qu’on eût dit que chaque Ange, invisible, en silence,
Des fleurs du ciel versait l’incorruptible essence ;
Et que l’austère Vierge, incomprise de tous,
Par vœu, s’était unie à son Divin Époux !…
Mais ce n’était qu’une ̺sc|ombreˌ !… et l’ombre, après sa fuite,
A laissé dans mon cœur l’illusion détruite :
Quand a brillé dans l’âme, et par delà les cieux,
L’Idéale splendeur, tout s’efface à nos yeux ;
La terrestre beauté n’est plus qu’un pâle emblème,
Qui nous fait aspirer à la Beauté Suprême ! —
Alors nous apparaît, en nous tendant la main,
Pour aider notre vol de son vol surhumain,

La sainte Messagère, à notre sort unie,
Qui doit nous enlever dans un ciel d’harmonie ;
Qui doit, de notre vol guidant l’ascension,
De clartés en clartés, jusqu’au sein de Sion,
Vers son Époux Divin, qui l’appelle et réclame,
Au bruit des harpes d’or, introduire notre âme !