CHAPITRE XII


L’ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE DANS LE JUDAÏSME


Communisme et Révolution — L’agitation juive — L’optimisme et l’eudémonisme d’Israël — Les théories sur la vie et sur la mort — L’immortalité de l’âme et la résignation — Le matérialisme et la haine de l’injustice — L’idée de contrat dans la théologie juive — L’idée de justice — Les prophètes et la justice — Le retour de Babylone, les Ebionim et les Anavim — La conception de la divinité — Autorité divine et gouvernement terrestre — Les Zélateurs et l’anarchisme — L’égalité humaine — Le Riche et le Mal — Le Pauvre et le Bien — Le Iahvéisme et la Liberté — Le libre arbitre, la raison humaine et la puissance divine — L’individualisme juif — La subjectivité juive et le sentiment du moi — L’idéalisme hébraïque — L’idée de Justice, l’idée d’Egalité, l’idée de Liberté et leur réalisation possible — Les temps messianiques — Le Messie et la révolution — L’instinct révolutionnaire et le talmudisme — Les Juifs modernes et la révolution.


Rechercher les tendances révolutionnaires du judaïsme n’est point examiner le communisme juif. D’ailleurs, de ce que les institutions dites mosaïques furent inspirées par des principes socialistes, on n’en inférerait pas nécessairement que l’esprit révolutionnaire ait toujours guidé Israël.

Communisme et révolution ne sont pas des termes inséparables, et si, de nos jours, nous ne pouvons prononcer le premier de ces mots sans évoquer fatalement l’autre, cela tient aux conditions économiques qui nous régissent et à ce que nous regardons comme impossible la transformation des sociétés actuelles, basées sur la propriété individuelle, sans un déchirement violent. Dans un État capitaliste, le communiste est considéré comme un révolutionnaire, mais on ne se rend pas compte qu’un partisan du capital privé serait considéré de la même façon dans un État communiste. Dans l’un et l’autre cas cette conception serait juste, car, tour à tour, communiste ou individualiste manifesterait à la fois un mécontentement et un désir de changement, ce qui est le propre de l’esprit révolutionnaire.

Si l’on a pu dire des Juifs, avec M. Renan, qu’ils furent un élément de progrès ou tout au moins de transformation, si on a pu les regarder comme des ferments de révolution, et cela en tout temps, comme nous le verrons, ce n’est pas à cause des lois sur le grapillage, sur le salaire des ouvriers, sur la restitution des vêtements pris en gage, sur les années sabbatiques et jubilaires que l’on trouve dans l’Exode, dans les Nombres, dans le Lévitique, etc.[1], c’est parce qu’ils furent toujours des mécontents.

Je ne veux pas prétendre par là qu’ils aient été simplement des frondeurs ou des opposants systématiques à tout gouvernement — car ils n’étaient pas uniquement irrités contre un Ahab ou un Ahazia — mais l’état des choses ne les satisfaisait pas ; ils étaient perpétuellement inquiets en l’attente d’un mieux qu’ils ne trouvaient jamais réalisé. Leur idéal n’étant pas de ceux qui se contentent d’espérance — ils ne l’avaient pas placé assez haut pour cela — ils ne pouvaient guère endormir leurs ambitions par des rêves et des fantômes. Ils se croyaient en droit de demander des satisfactions immédiates et non des promesses lointaines. De là cette agitation constante des Juifs, qui se manifesta non seulement dans le prophétisme, dans le messianisme et dans le christianisme, qui en fut le suprême aboutissement, mais encore depuis la dispersion et alors d’une façon individuelle.

Les causes qui firent naître cette agitation, qui l’entretinrent et la perpétuèrent dans l’âme de quelques Juifs modernes, ne sont pas des causes extérieures, telles que la tyrannie effective d’un prince, d’un peuple, ou d’un code farouche ; ce sont des causes internes, c’est-à-dire qui tiennent à l’essence même de l’esprit hébraïque. A l’idée que les Israélites se faisaient de Dieu, à leur conception de la vie et de la mort, il faut demander les raisons des sentiments de révolte dont ils furent animés.

Pour Israël, la vie est un bienfait, l’existence que Dieu a donnée à l’homme est bonne ; vivre est en soi-même un bonheur. Quand l’Ecclésiaste[2], en une brève minute, déclara que le jour de la mort était préférable à celui de la naissance, il était troublé par la pensée hellène, et son aphorisme n’avait qu’une valeur individuelle. La vie, selon l’Hébreu, doit donner à l’être toutes les joies et ce n’est que d’elle qu’il doit les attendre.

Par opposition, la mort est le seul mal qui puisse affliger l’homme, c’est la plus grande des calamités ; elle est si horrible et si épouvantable qu’être frappé par elle est le plus terrible des châtiments. « Que la mort me serve d’expiation », disait le mourant, car il ne pouvait concevoir de punition plus grave que celle qui consistait à mourir. L’unique récompense qu’ambitionnaient les pieux était que Iahvé les fît mourir rassasiés de jours, après des années passées dans l’abondance et la jubilation.

D’ailleurs, quelle autre récompense que celle-là eussent-ils attendue ? Ils ne croyaient pas à la vie future, et ce n’est que tardivement, sous l’influence du Parsisme peut-être, qu’ils admirent l’immortalité de l’âme. Pour eux l’être finissait avec la vie, il s’endormait jusqu’au jour de la résurrection, il n’avait rien à espérer que de l’existence, et les peines qui menaçaient le vice, comme les satisfactions qui accompagnaient la vertu, étaient toutes de ce monde.

La philosophie du Juif, ou pour mieux dire son eudémonisme, fut simple ; il dit avec l’Ecclésiaste : « J’ai reconnu qu’il n’y a de bonheur qu’à se réjouir et à se donner du bien-être pendant la vie[3]. « Réaliste ainsi, il chercha à se développer au mieux de ses désirs ; n’ayant qu’un nombre restreint d’années à lui dévolu, il voulut en jouir, et ce ne furent point des plaisirs moraux qu’il demanda, mais des plaisirs matériels, propres à embellir, à rendre douce son existence. Comme le paradis n’existait pas, il ne pouvait attendre de Dieu, en retour de sa fidélité, de sa piété, que des faveurs tangibles ; non des promesses vagues, bonnes pour des chercheurs d’au-delà, mais des réalisations formelles, se résolvant en un accroissement de la fortune, une augmentation du bien-être. Si le Juif se voyait frustré des avantages qu’il pensait être dus à son attachement, son âme était profondément perturbée ; avec Job, il préférait croire qu’il avait péché sans le savoir, et que, après lui avoir fait expier ses fautes par la pauvreté, Iahvé le traiterait comme ce même Job à qui fut accordé « le double de tout ce qu’il avait possédé[4] ».

N’ayant aucun espoir de compensation future, le Juif ne pouvait se résigner aux malheurs de la vie ; ce n’est que fort tard qu’il put se consoler de ses maux en songeant aux béatitudes célestes. Aux fléaux qui l’atteignaient, il ne répondait ni par le fatalisme du musulman, ni par la résignation du chrétien : il répondait par la révolte. Comme il était en possession d’un idéal concret, il voulait le réaliser et tout ce qui en retardait l’avènement provoquait sa colère.

Les peuples qui ont cru à l’au-delà, ceux qui se sont bercés de chimères douces et consolantes, et se sont laissés endormir par le songe de l’éternité ; ceux qui ont possédé le dogme des récompenses et des châtiments, du paradis et de l’enfer, tous ces peuples ont accepté la pauvreté, la maladie, en courbant la tête. Le rêve des jubilations futures les a soutenus, et ils se sont accommodés, sans fureur, de leurs ulcères et de leur dénuement. Ils se sont consolés des injustices de ce monde, en pensant à l’allégresse qui serait leur part dans l’autre ; ils ont consenti, en l’attente des douceurs paradisiaques, à plier sans se plaindre, devant le fort qui tyrannise.

« La haine de l’injustice est singulièrement diminuée par l’assurance des compensations d’outre-tombe », dit Ernest Renan. Qu’importent en effet, pour ceux qui croient à une survie éternelle durant laquelle régnera l’immuable et souveraine équité, qu’importent les si brèves iniquités terrestres dont la mort libère ? La foi en l’immortalité de l’âme est une conseillère de résignation ; cela est si vrai que l’on voit l’intransigeance judaïque s’apaiser à mesure que s’affirme en Israël le dogme de la pérennité.

Mais cette idée de la continuité et de la persistance de la personnalité ne contribua nullement à la formation de l’être moral chez les Juifs. Primitivement, ils ne partagèrent pas les espérances des Pharisiens postérieurs ; après que Iahvé avait clos leurs paupières, ils n’attendaient plus que l’horreur du Schéol. Aussi l’important pour eux était la vie ; ils cherchaient à l’embellir de tous les bonheurs, et ces forcenés idéalistes, qui conçurent la pure idée du Dieu un, furent, par un saisissant et explicable contraste, les plus intraitables des sensualistes. Iahvé leur avait assigné sur la terre un certain nombre d’années ; il leur demandait, pendant cette existence, trop courte toujours au gré de l’Hébreu, un culte fidèle et scrupuleux ; en retour, l’Hébreu réclamait de son Seigneur des avantages positifs.

C’est l’idée de contrat qui domina toute la théologie d’Israël. Quand l’Israélite remplissait ses engagements vis-à-vis de Iahvé, il exigeait la réciprocité. S’il se croyait lésé, s’il jugeait que ses droits n’étaient pas respectés, il n’avait aucune bonne raison de temporiser, car la minute de bonheur qu’il perdait était une minute qu’on lui volait, et que jamais on ne pourrait lui rendre. Aussi tenait-il à l’exécution intégrale des réciproques obligations ; il voulait qu’entre lui et son Dieu fussent placées des balances justes ; il tenait une exacte comptabilité de ses devoirs et de ses droits, cette comptabilité était une part de la religion, et Spinoza a pu justement dire[5] : « Les dogmes de la religion chez les Hébreux n’étaient pas des enseignements, mais des droits et des prescriptions : la piété c’était la justice, l’impiété c’était l’injustice et le crime. »

L’homme que loue le Juif, ce n’est pas le saint, ce n’est pas le résigné : c’est le juste. L’homme charitable n’existe pas pour ceux de Juda ; il ne peut être question de charité en Israël, mais seulement de justice : l’aumône n’est qu’une restitution. D’ailleurs, qu’a dit Iahvé ? Il a dit : "Vous aurez des balances justes, des poids justes, des épha justes et des hin justes[6]" ; il a dit encore : « Tu n’auras point égard à la personne du pauvre, et tu ne favoriseras pas la personne du grand, mais tu jugeras ton prochain selon la justice[7]. »

De cette conception, aux âges primitifs d’Israël, sortit la loi du talion. Évidemment des esprits simples, pénétrés de l’idée de justice, devaient fatalement arriver : « Œil pour œil, dent pour dent. » C’est plus tard que s’adoucit la rigueur du code, quand on eut une compréhension plus exacte de ce que devait être l’équité.

Le Iahvéisme des prophètes reflète ces sentiments. Le Dieu qu’ils louent veut : « Que la droiture soit comme un courant d’eau, et la justice comme un courant intarissable »[8] ; il dit : « Parce que moi, Iahvé, je fais charité, jugement et justice sur la terre ; c’est par là que je suis réjoui[9]. » Connaître la justice, c’est connaître Dieu[10], et la justice devient une émanation de la divinité ; elle prend un caractère révélé. Pour Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, elle fait partie du dogme, elle a été proclamée pendant les théophanies sinaïques, et peu à peu naît cette idée : Israël doit réaliser la justice.

C’est ce désir qui guide tous les grands vaticinateurs, avant et pendant la captivité. Si le peuple élu ne pratique pas la justice, il en sera puni comme de son idolâtrie. S’il est conduit en esclavage, ce n’est pas seulement parce qu’il a adoré Aschera et Kamosch, qu’il a sacrifié sur les hauts lieux, qu’il a déshonoré le sanctuaire, c’est aussi parce qu’il est pourri d’iniquité.

Toutes les écoles prophétiques étaient pénétrées de ces pensées. Les prophètes se croyaient envoyés pour travailler à l’avènement de la justice. Ce qui les frappait le plus était évidemment l’inégalité des conditions. Tant qu’il y aurait des pauvres et des riches, on ne pourrait espérer le règne de l’équité. Selon les nabis inspirés, les riches étaient l’obstacle à la justice, et celle-ci ne devait être amenée que par les pauvres. Aussi les anavim et les ebionim, les affligés et les pauvres, se rassemblaient-ils autour des prophètes, leurs défenseurs. Avec eux, ils protestaient contre les exactions ; en retour, les prophètes les présentaient comme modèles, et d’après eux, ils traçaient le portrait du juste : « Le juste est celui qui marche droit et parle vrai, — qui méprise un gain acquis par extorsion — qui secoue les mains pour repousser les présents — qui ferme son oreille quand on lui parle de sang — qui clôt ses yeux pour ne pas voir le mal[11]. » Ils indiquaient aux riches leur devoir, et ils parlaient au nom de Iahvé : « Voici le jeûne que j’aime. C’est de rompre les chaînes de l’injustice ; de dénouer les liens de tous les jougs ; de renvoyer libres ceux qu’on opprime ; de briser toute servitude. C’est de partager son pain avec l’affamé, de donner une maison au malheureux sans asile[12]. »

Au retour de Babylone, la population juive forma un noyau considérable de pauvres, justes, pieux, humbles, saints. Une grande partie des Psaumes sortit de ce milieu. Ces psaumes sont, pour la plupart, des diatribes violentes contre les riches ; ils symbolisent la lutte des ébionim contre les puissants. Quand les psalmistes parlent aux possesseurs, aux repus, ils disent volontiers, avec Amos : « Écoutez-moi, mangeurs de pauvres, grugeurs des faibles du pays[13] », et dans tous ces poèmes, écrits entre l’exil de Babylone et les Machabées (585 et 167), le pauvre est glorifié. Il est l’ami de Dieu, son prophète, son oint ; il est bon, ses mains sont pures ; il est intègre et juste ; il fait partie du troupeau dont Dieu est le berger.

Le riche est le méchant, c’est un homme de violence et de sang ; il est fourbe, perfide, orgueilleux, il fait le mal sans motif ; il est méprisable, car il exploite, opprime, persécute et dévore le pauvre. Mais son grand crime c’est qu’il ne rend pas la justice ; c’est qu’il a des juges corrompus qui condamnent a priori le pauvre[14].

Excités par les paroles de leurs poètes, les ébionim ne s’endormaient pas dans leur misère, ils ne se plaisaient pas dans leurs maux, ils ne se résignaient pas à la pauvreté. Au contraire, ils rêvaient au jour qui les vengerait des iniquités et des opprobres, au jour où le méchant serait abattu et le juste exalté : au jour du Messie. L’ère messianique, pour tous ces humbles, devait être l’ère de la justice. N’était-ce pas en parlant de ce temps qu’Isaïe avait dit : « Pour magistrature, je te donnerai paix, pour gouvernement, justice. On n’entendra plus le bruit des pleurs. Celui qui bâtira une maison y demeurera ; celui qui plantera un verger en mangera le fruit. On ne bâtira plus pour qu’un autre jouisse ; on ne plantera plus pour qu’un autre consomme[15] »

Quand Jésus viendra, il répétera ce qu’ont dit les ébionim psalmistes il dira : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés[16] » ; il anathématisera les riches, et s’écriera : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux[17]." Sur ce point, la doctrine chrétienne sera purement juive, nullement hellénique, et c’est parmi les ébionim que Jésus trouvera ses premiers partisans.

Donc, la conception que les Juifs se firent de la vie et de la mort fournit le premier élément à leur esprit révolutionnaire. Partant de cette idée que le bien, c’est-à-dire le juste, devait se réaliser non pas outre-tombe — puisque outre-tombe il y a le sommeil, jusqu’au jour de la résurrection du corps — mais pendant la vie, ils cherchèrent la justice et, ne la trouvant jamais, perpétuellement insatisfaits, ils s’agitèrent pour l’avoir.

Ce fut leur conception de la divinité qui leur donna le second élément. Elle les conduisit à concevoir l’égalité des hommes, elle les mena même à l’anarchie ; anarchie théorique et sentimentale, parce qu’ils possédèrent toujours un gouvernement, mais anarchie réelle, car ce gouvernement, quel qu’il ait été, ils ne l’acceptèrent jamais de bon cœur.

Soit que les Juifs aient honoré Iahvé comme leur dieu national, soit qu’ils se soient élevés avec les prophètes jusqu’à la croyance au Dieu un et universel, ils n’ont jamais spéculé sur l’essence divine. Le judaïsme ne se posa aucune des questions métaphysiques essentielles soit sur l’au-delà, soit sur la nature de Dieu : « Les sublimes spéculations n’ont aucun rapport avec l’Écriture, dit Spinoza ; et, pour ce qui me concerne, je n’ai appris, ni pu apprendre, par l’Écriture sacrée aucun des attributs éternels de Dieu »[18]" ; et Mendelssohn ajoute : « Le judaïsme ne nous a révélé aucune des vérités éternelles[19]. »

Les Israélites considéraient Iahvé comme un monarque céleste, un monarque qui aurait donné une charte à son peuple et aurait pris des engagements envers lui, en exigeant, en retour, l’obéissance à ses lois et à ses prescriptions. Pour les anciens Hébreux, et plus tard pour les Talmudistes, les Béné-Israël seuls pouvaient jouir des prérogatives conférées par Iahvé ; pour les prophètes, il était licite à toutes les nations de prétendre aux privilèges, puisque Iahvé était le dieu universel et non l’égal de Dagon ou de Baal Zeboub.

Mais Iahvé était « le chef suprême du peuple hébreu »[20] ; il était le maître tout-puissant et redoutable, le roi unique, jaloux de son autorité, punissant férocement ceux qui se montraient rebelles à sa toute-puissance. C’était à lui que devait toujours avoir recours tout bon Juif, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. C’était un crime que de s’adresser aux hommes et non au dieu Iahvé, et Iehouda Makkabi s’étant allié avec Rome et avec Mithridatès Ier, s’attira cet anathème de Rabbi Iosé-ben-Iohana : « Maudit soit celui qui met son appui dans des créatures de chair et qui éloigne son cœur de Iahvé ! » Iahvé est ton fort, ton bouclier, ta citadelle, ton espérance, disent les Psaumes.

Tous les Juifs sont les sujets de Iahvé ; il l’a dit lui-même : « C’est de moi que les enfants d’Israël sont esclaves[21]. » Quelle autorité peut donc prévaloir auprès de l’autorité divine ? Tout gouvernement, quel qu’il soit, est mauvais, puisqu’il tend à se substituer au gouvernement de Dieu ; il doit être combattu, puisque Iahvé est le seul chef de la république judaïque, le seul auquel l’Israélite doive obéissance.

Quand les prophètes insultaient les rois, ils représentaient le sentiment d’Israël. Ils donnaient une expression aux pensées des pauvres, des humbles, de tous ceux qui, étant directement malmenés par la puissance des rois ou celle des riches, étaient plus portés, par cela même, à critiquer ou à nier le bien-fondé de cette tyrannie. Comme ces anavim et ces ébionim ne tenaient pour maître que Iahvé, ils étaient poussés à se révolter contre la magistrature humaine ; ils ne la pouvaient accepter et, dans les époques de soulèvement, on vit Zadok et Juda le Galiléen entraîner avec eux les zélateurs en criant : « N’appelez personne votre maître. » Zadok et Juda étaient logiques ; quand on place son tyran dans les cieux, on n’en peut subir ici-bas.

Nulle autorité n’étant compatible avec celle de Iahvé, il s’ensuivait fatalement qu’aucun homme ne pouvait s’élever au-dessus des autres ; le dur maître céleste amenait l’égalité terrestre, et déjà le primitif mosaïsme portait en lui cette égalité sociale. Devant Dieu tous les hommes sont égaux ; ils sont égaux devant la loi, puisque la loi est une émanation divine, et les malheureux, en parlant des riches, ont raison de dire à Néhémie : « Nos enfants sont comme leurs enfants[22]. »

C’est Dieu lui-même qui commande cette égalité, et ce sont encore les puissants qui sont l’obstacle à sa réalisation. Les humbles, qui vivent en commun, la pratiquent ; ils suivent les préceptes communistes du Lévitique, de l’Exode, des Nombres, préceptes inspirés par des préoccupations égalitaires. Quant aux riches, ils oublient que Iahvé tira tous les hommes du même limon, ils méconnaissent l’égalité que Dieu a proclamée. Aussi, ils oppriment le peuple, ils emplissent leurs maisons des dépouilles du pauvre, ils broutent sa vigne, ils font des veuves leur proie, des orphelins leur butin[23], et c’est grâce à leurs iniquités que l’inégalité subsiste.

Contre eux, contre ces possesseurs et ces grands, les prophètes lancent l’anathème ; les psalmistes fulminent : « Dieu des vengeances, Éternel ! Dieu des vengeances, parais[24] », crient-ils. Ils reprochent au riche l’abondance de ses trésors, son luxe, son amour des voluptés ; tout ce qui contribue à l’élever matériellement au-dessus de ses frères ; tout ce qui peut lui donner cet orgueil impie de se croire fait d’une autre poussière que le pasteur des montagnes qui paît ses brebis et craint Dieu ; tout ce qui lui fait oublier cette vérité divine : les hommes sont égaux entre eux, puisqu’ils sont les enfants de Iahvé qui a prétendu donner à chacun de ses sujets une part égale de la terre qu’ils foulent, une part égale de jouissances et de bonheurs.

La haine de l’Israélite contre le riche fauteur d’injustice se compliquait d’une haine contre le riche négateur des prescriptions égalitaires. Comme il ne pouvait attribuer une origine divine à la richesse, comme il ne pouvait croire que Iahvé la distribuait, rompant ainsi le pacte qui l’engageait avec sa nation, l’Hébreu décrétait que toute fortune venait du mal, du péché ; il disait que tout bien était mal acquis. Pour accorder ses idées de justice et d’équité avec la réalité qui lui montrait David prenant la femme d’Uri, Ahab spoliant Naboth, il déclarait que la prospérité du méchant était un pur mirage, qu’elle durait peu ; que, tôt ou tard, le Sabaoth redoutable étendait sa droite sur ceux qui violaient sa loi, et les faisait rentrer dans le néant.

Toutefois, les pauvres, les anavim, ne voyaient pas leurs désirs s’accomplir ; toujours devant eux, narguant leur misère, les riches s’étalaient. Alors ils attribuaient à leurs propres péchés la détresse dont ils étaient affligés ; ils reportaient leurs espérances au temps du Messie, à ce temps où tous les hommes seraient jugés avec équité où tous seraient égaux, où tous seraient libres, car ils avaient l’amour de la liberté.

Cette passion contribua aussi à la formation de l’esprit révolutionnaire des Juifs, et, en parlant de liberté, je n’entends pas la liberté politique. L’idée de la liberté politique naquit en Israël surtout au temps des Antiokhos et à l’époque de la domination romaine, lorsque, soit Épiphane ou Sidétès, soit Aulus Gabinius ou les autres proconsuls fomentèrent les persécutions religieuses, provoquant ainsi les grands mouvements nationalistes des Zélotes et des Sicaires.

Mais si la conception de la liberté politique fut tardive, celle de la liberté individuelle exista toujours chez les Israélites, car elle fut un corollaire inévitable de leur dogme sur la divinité, elle découla de leur théorie sur la création de l’homme.

D’après cette théorie, tout pouvoir appartenait à Dieu, et le Juif ne pouvait être dirigé que par Iahvé. Il ne rendait compte de ses actes qu’à l’Adonaï qui gouverne les cieux et la terre ; aucun de ses semblables n’avait le droit de restreindre son action ni de lui imposer sa volonté ; vis-à-vis des créatures de chair, il était libre, et il devait être libre. Cette conviction rendait l’Hébreu incapable de discipline et de subordination, elle le portait à rejeter toutes les entraves dont les rois ou les patriciens auraient voulu le lier, et les princes judéens ne régnèrent jamais que sur un peuple de révoltés, inapte à subir tout joug et toute contrainte.

On pourrait croire que, pensant ainsi, les Juifs abdiquaient leur liberté entre les mains du maître qu’ils reconnaissaient ; il n’en est rien. et ils ne furent jamais des fatalistes comme les Musulmans. Ils revendiquaient vis-à-vis de Iahvé leur libre arbitre, et, sans souci de la contradiction, en même temps qu’ils se courbaient sous les volontés de leur Seigneur, ils se dressaient en face de lui pour affirmer la réalité, l’inviolabilité de leur moi.

N’avaient-ils pas été faits à l’image de Dieu, et leur être ne participait-il pas de ce Dieu ? C’est parce qu’ils avaient été modelés sur leur Créateur que leurs frères humains ne devaient pas commettre ce sacrilège de les opprimer ; mais Iahvé, qui avait fait don aux hommes de l’intelligence, n’était pas libre de les empêcher de diriger cette intelligence selon leur gré. L’histoire de la dispute de Rabbi Eliézer et des rabbins, ses collègues, nous donne un exemple assez topique, et elle mérite d’être rapportée :

Au cours d’une discussion doctrinale, la voix divine se fit entendre et, intervenant dans le débat, elle donna raison à Rabbi Eliézer. Les collègues du favorisé n’acceptèrent pas la décision céleste ; un d’entre eux, Rabbi Josué, se leva et déclara : « Ce ne sont pas des voix mystérieuses, c’est la majorité des sages qui doit décider désormais des questions de doctrine. La raison n’est plus cachée dans le ciel, ce n’est plus dans les cieux qu’est la Loi ; elle a été donnée à la terre, et c’est à la raison humaine qu’il appartient de la comprendre et de l’expliquer[25]. »

Si les paroles divines étaient ainsi accueillies quand elles se permettaient de violenter les individus et de vouloir imposer à la raison humaine une volonté étrangère à sa volonté propre, comment étaient acceptées les paroles humaines ! M. Renan a eu raison lorsqu’il a dit des Sémites : « Rien ne tient donc dans ces âmes contre le sentiment indompté de moi[26] », et cela est plus spécialement vrai des Juifs.

Après Iahvé, ils ne crurent qu’au moi. A l’unité de Dieu correspondit l’unité de l’être ; au Dieu absolu, l’être absolu. Aussi la subjectivité fut-elle toujours le trait fondamental du caractère sémitique ; elle conduisit souvent les Juifs à l’égoïsme, et cet égoïsme s’exagérant chez quelques Talmudistes, ils finirent par ne plus guère connaître, en fait de devoirs, que les devoirs envers soi-même. C’est cette subjectivité qui, tout autant que le monothéisme, explique l’incapacité que montrèrent les Juifs dans tous les arts plastiques. Quant à leur littérature, elle fut purement subjective ; les prophètes juifs, comme les psalmistes, comme les poètes de Job et du Cantique des Cantiques, comme les moralistes de l’Ecclésiaste et de la Sagesse, ne connurent qu’eux-mêmes, et ils généralisèrent leurs sentiments ou leurs sensations personnelles. Cette subjectivité permet aussi de comprendre pourquoi de tout temps, de nos jours encore, les Juifs ont montré tant d’aptitudes pour la musique, le plus subjectif de tous les arts.

Ainsi, indéniablement, ils furent des individualistes, et ces hommes, si ardents à la poursuite des avantages terrestres, nous apparaissent grâce à leur intransigeante conception de l’être comme d’intraitables idéalistes. Or l’individualiste, imbu d’idéalisme, est et sera partout et toujours un révolté. Il ne voudra jamais permettre à quiconque de violer son moi sacré, et nulle volonté ne pourra prévaloir contre la sienne.

Nous avons dégagé tous les éléments dont fut formé l’esprit révolutionnaire dans le judaïsme : ce sont l’idée de justice, celle d’égalité et celle de liberté. Cependant, si, parmi les nations, celle d’Israël fut la première qui prôna ces idées, d’autres peuples, à divers moments de l’histoire, les soutinrent et pour cela ils ne furent pas des peuples de révoltés comme le peuple juif. Pourquoi ? Parce que, si ces peuples furent convaincus de l’excellence de la justice, de l’égalité et de la liberté, ils ne tinrent pas leur réalisation totale comme possible, au moins dans ce monde, et par conséquent ils ne travaillèrent pas uniquement à leur avènement.

Au contraire, les Juifs crurent non seulement que la justice, la liberté et l’égalité pouvaient être les souveraines du monde, mais ils se crurent spécialement missionnés pour travailler à ce règne. Tous les désirs, toutes les espérances que ces trois idées faisaient naître finirent par se cristalliser autour d’une idée centrale : celle des temps messianiques, de la venue du Messie, qui devait être envoyé par Iahvé pour asseoir la puissance des reines terrestres.

Les prophètes entretinrent Israël dans ce rêve d’une ère de bonheur et de prospérité, et les Psaumes d’après l’exil contribuèrent encore à augmenter la croyance à l’époque bénie où le méchant ne serait plus, où « les pauvres posséderont la terre et se réjouiront dans la paix[27] », Depuis la sortie de Babylone jusqu’à l’agonie de la nation juive, ce songe messianique berça les Judéens. La tyrannie des Antiokhos, l’oppression romaine, ne rendirent ces espérances que plus indispensables aux Juifs. Ils se consolèrent des épreuves en songeant au jour de la délivrance ; l’image du libérateur se forma peu à peu pour eux et elle était toute vibrante dans l’âme de ceux qui entendirent la voix de Iohanan le Baptiste crier : « Le royaume des cieux va venir ! », dans le cœur de ceux qui suivirent Jésus.

De ces espoirs, qu’au Ier siècle avant et après l’ère chrétienne tant d’hommes déçurent, toute une littérature naquit ; mais ici je ne puis que mentionner le Livre de Daniel, les Psaumes de Salomon, l’Assomption de Moïse, le Livre d’Enoch, le 4ème Livre d’Ezra, les Oracles sibyllins ; il m’est impossible d’analyser ces apocalypses et ces oracles. Presque tous prédisent l’heure qui verra s’ouvrir le temps messianique ; ils décrivent les symptômes qui annonceront le Messie. Ils s’accordent aussi pour dire que ce moment amènera la mort du mal et la Sibylle les résume tous lorsqu’elle vaticine : « Des cieux étoilés, le Messie descendra sur les hommes, et avec lui la concorde sainte, la foi, l’amour, l’hospitalité. De ce monde il chassera l’iniquité, le blâme, l’envie, la colère, la folie. Plus de pauvreté, de meurtres, de contestations mauvaises, de querelles tristes, de vols nocturnes. Plus rien de ce qui est pervers… Les hommes pieux habiteront heureusement les villes et les riches campagnes[28].» La terre sera délivrée de l’injustice, on ne connaîtra plus d’inégalité et tous les hommes seront libres.

A aucun de ceux qui se présentèrent comme le Messie, Israël n’a voulu croire. Il a repoussé tous ceux qui se dirent envoyés de Dieu ; il a refusé d’entendre Jésus, Barkokeba, Theudas, Alroy, Sérénus, Moïse de Crète, Sabbataï Zévi. C’est que jamais Israël ne vit son idéal devenir réel. Nul des prophètes qui vinrent vers lui n’apporta dans les plis de sa robe la divine justice. ni l’égalité triomphante, ni l’indestructible liberté ; les Juifs ne virent pas, à la voix de ces oints, tomber les chaînes, s’écrouler les murs des prisons, se pourrir la verge de l’autorité, se dissiper comme fumée vaine les trésors mal acquis des riches et des spoliateurs.

Nonobstant leur long esclavage, en dépit des années de martyre qui furent leur partage, malgré les siècles d’humiliations qui abaissèrent leur caractère, déprimèrent leur cerveau, rétrécirent leur intelligence, transformèrent leurs goûts, leurs coutumes, leurs aptitudes, les débris de Juda n’abjurèrent pas leur rêve, ce rêve si vivace, qui avait été pendant les guerres de l’indépendance leur soutien et leur inspirateur.

Les bûchers, les massacres, les spoliations, les insultes, tout contribua à leur rendre plus chère cette justice, cette égalité et cette liberté qui ne furent pour eux, durant bien des ans, que les plus vains des mots. La grande voix des prophètes annonçant que le méchant serait un jour châtié eut toujours écho dans ces âmes tenaces qui ne voulaient pas plier et qui méprisaient la réalité si misérable pour se bercer de l’idée du temps futur ; ce temps futur dont avaient parlé Amos et Isaïe, Jérémie et Ézéchiel, et tous ceux qui, s’accompagnant sur les instruments à cordes, avaient chanté les mizmorim. Quelque noir que fut le présent, Israël ne cessa jamais de croire à l’avenir.

On disait aux Juifs : « Qu’attendez-vous le Messie ; obstinés, ne savez-vous qu’il est venu ? » Les Juifs répondaient par un sarcasme ; ils haussaient les épaules et répliquaient : « Le Messie n’est pas venu, puisque nous souffrons, puisque la famine désole le pays, puisque la peste noire et le noble accablent les tristes hères ! » Mais si on leur faisait entendre que leur Mashiah ne viendrait jamais, ils redressaient leur tête courbée, et, têtus, ils disaient : « Mashiah viendra un jour, et ce jour-là on comprendra la parole du psalmiste : « J’ai vu le méchant dans toute sa puissance ; il s’étendait comme un arbre verdoyant. Il a passé et voici. Il n’est plus ; je le cherche et il ne se trouve plus » « , et ce sont » les pauvres, les justes qui posséderont la terre. »

Les pratiques étroites dans lesquelles les docteurs enserrèrent les Juifs endormirent leurs instincts de révolte. Sous les liens des lois talmudiques, ils sentirent chanceler en eux les idées qui toujours les avaient soutenus, et on peut dire qu’Israël ne put être vaincu que par lui-même. Le Talmud n’abaissa pourtant pas tous les Juifs ; parmi ceux qui le rejetèrent, il s’en trouva qui persistèrent dans cette croyance que la justice, la liberté et l’égalité devaient advenir en ce monde ; il y en eut beaucoup qui crurent que le peuple de Iahvé était chargé de travailler à cet avènement. C’est ce qui fait comprendre pourquoi les Juifs furent mêlés à tous les mouvements révolutionnaires, car ils prirent à toutes les révolutions une part active, comme nous le verrons en étudiant leur rôle dans les périodes de trouble et de changement[29].

Maintenant il nous reste à savoir comment le Juif manifesta ses tendances révolutionnaires, s’il fut réellement, comme on l’en accuse, un élément de perturbation dans les sociétés modernes, et nous sommes conduits à examiner les causes religieuses, politiques et économiques de l’antisémitisme.


  1. Lévitique, XIX, XXV, Exode, XXII, Nombres, XXV.
  2. Ecclésiaste, XVII, 1.
  3. Ecclésiaste, III, 12.
  4. Job, XLII, 10.
  5. Traité théolog. polit., ch. XVII.
  6. Levit., XIX, 36.
  7. Levit., XIX, 15.
  8. Amos, V, 23, 24.
  9. Jérémie, IX, 24.
  10. Jérémie, XXII, 15, 16.
  11. Isaïe. XXXIII, 15.
  12. Isaïe, LVIII, 6, 7.
  13. Amos, VIII, 4.
  14. Ps. XXVI, 10 ; LXXXII, 2, 3 ; LVIII, 2 ; XXII ; XXXVIII ; LXIX ; CII, 1, 12 ; CVII, etc.
  15. Isaie, I, 17.
  16. Matth., V, 6
  17. Marc, X, 25.
  18. Spinoza : Lettres, XXXIV.
  19. Mendelssohn : Jérusalem.
  20. Munk : Palestine.
  21. Levit., XXV, 55.
  22. Néhémie V, 5.
  23. Isaïe, III, X.
  24. Ps. XCIV.
  25. Talmud : Baba Mezia 59 a.
  26. Ernest Renan : Histoire générale des langues sémitiques.
  27. Ps. XXXVII, 10. 1.
  28. Oracles sibyllins, III, 573, 585.
  29. C’est une longue étude qu’il faudrait pour montrer le rôle des Juifs dans les révolutions. Cette étude, nous espérons l’entreprendre, et nous en réunissons dès maintenant les éléments ; elle fera partie d’un livre, dans lequel nous pensons reprendre tout ce chapitre ainsi qu’une partie du chapitre suivant ; nous y ferons une critique plus approfondie des idées que nous avons exprimées, et nous examinerons si les Juifs de tous temps, ou du moins parmi les Juifs de tous temps, quelques-uns n’ont point essayé de les réaliser.