CHAPITRE VII


LA LITTÉRATURE ANTIJUDAÏQUE ET LES PRÉJUGÉS


L’antijudaïsme scripturaire et ses formes. — L’antijudaïsme théologique. — La transformation de l’Apologétique chrétienne. — La judaïsation et ses ennemis. — Anselme de Cantorbéry, Isidore de Séville. — Pierre de Blois. — Alain de Lille. — L’étude des livres juifs. — Raymond de Penaforte et les dominicains. — Raymond Martin et le Pugio Fidei. — Nicolas de Lyra et son influence. — La littérature antijuive théologique et les conversions. — Nicolas de Cusa. — Les convertis juifs et leur rôle. — Paul de Santa Maria, Alphonse de Valladolid. — L’antitalmudisme et les convertis : Pfefferkorn. — Les controverses sur le Talmud et la religion Juive. — Controverses de Paris, de Barcelone et de Tortose. — Nicolas Donin Pablo Christiani et Jérôme de Santafé. — Les Extractiones Talmut. — L’antijudaïsme social. — Agobard, Amolon, Pierre le Vénérable Simon Maïol. — L’antijudaïsme polémique. — Alonzo de Spina. — Le livre de l’AlboraÏque. — Pierre de l’Ancre. — Francisco de Torrejoncillo et la Centinela contra Judios. — L’antijudaïsme polémique et les préjuges. — Les Juifs et les races maudites. — Juifs, Templiers et sorciers. — Le meurtre rituel. — La défense des Juifs. — Jacob ben Ruben, Moïse Kohen de Tordesillas, Semtob ben Isaac Schaprut — La littérature polémique juive en Espagne au XVe siècle. — L’antichristianisme — Hasdaï Crescas et Joseph ibn Schem Tolb. — Les attaques contre le Nouveau-Testament. — Les Nizachon et le Livre de Joseph le Zélateur. — Le Toledot Jeschu. — Attaques contre les apostats. — Isaac Pulgars, Don Vidal ibn Labi. — Transformation de l’antijudaïsme scripturaire au dix-septième siècle. — Les convertisseurs. — Les Hébraïsants et les exégètes : Buxtorf et Richard Cimon. — Wagenseil, Voetius, Bartolocci. — Eisenmenger. — John Dury. — Parenté et similitude des ouvrages antijuifs : les imitateurs. — L’antijudaïsme littéraire ancien et l’antisémitisme moderne. — Leurs affinités.


Depuis le dix-huitième siècle jusqu’à la Révolution française, nous n’avons étudié que l’antijudaïsme légal et l’antijudaïsme populaire. Nous avons vu peu à peu se constituer la législation contre les Juifs, législation canonique d’abord, civile ensuite ; nous avons dit de quelle façon la foule fut préparée en partie, par les décrets des papes, des rois et des républiques, à haïr et à maltraiter les Juifs, et combien cette exaspération du peuple, les massacres qu’il faisait, les insultes et les avanies dont il était prodigue eurent leur contrecoup sur cette législation ; nous avons montré que jusqu’au quinzième siècle, les charges pesant sur les Juifs, s’accrurent chaque an, si bien qu’à cette époque elles atteignirent le maximum et que dés lors elles diminuèrent, les articles des codes cessèrent d’être rigoureusement appliqués, les coutumes tombèrent lentement en désuétude, on fit point ou peu de lois nouvelles et le Juif marcha ainsi vers la libération.

Toutefois il est une sorte d’antijudaïsme dont nous ne nous sommes pas spécialement préoccupés, et qu’il nous faut désormais examiner. Tandis que l’Église et les monarchies légiféraient contre les Juifs, les théologiens, les philosophes, les poètes, les historiens écrivaient sur eux. C’est cet antijudaïsme scriptuaire dont il nous reste à retracer le rôle, l’action et l’importance.

Il ne naquit pas sous les mêmes influences, des causes diverses l’engendrèrent et suivant ces causes il fut théologique ou social, dogmatique ou bien polémique. Non pas que l’on puisse classer tous les écrits antijuifs dans une de ces catégories à l’exclusion de toute autre, au contraire il en est peu qui puissent uniquement se rapporter à un de ces types, mais cependant on peut, selon leur tendance principale, les faire entrer dans un des cadres que je viens d’indiquer. L’antijudaïsme théologique seul a produit des œuvres nettement tranchées, écrites sans soucis sociaux, et encore ces œuvres, quelque caractéristiques qu’elles soient, peuvent être dogmatiques et polémiques à la fois.

L’antijudaïsme théologique, le premier en date, eut, tout naturellement, à ses débuts, des allures d’apologie ; il n’en pouvait être autrement car on ne combattait le judaïsme que pour glorifier la foi chrétienne et prouver son excellence. Comme nous l’avons dit, vers la fin du quatrième siècle on cessa de produire des écrits apologétiques ; la jeune Église, dans l’ivresse de son triomphe, pensa n’avoir plus besoin de démontrer sa supériorité, et on ne trouve plus guère au cinquième siècle, pour représenter l’apologétique, que l’Altercation de Simon et de Théophile d’Evagrius[1], dans laquelle était imitée et plagiée même l’Altercation de Jason et de Papiscus d’Ariston de Pella ; puis il faut venir au septième siècle pour trouver les trois livres d’Isidore de Séville dirigés contre les Juifs[2].

Quand naquit la scolastique, l’apologétique reparut. La scolastique fut bien à ses débuts une servante du dogme, mais une servante raisonneuse qui essayait d’expliquer métaphysiquement la Trinité, et les discussions sur le nominalisme et sur le réalisme n’eurent tant d’importance au moyen âge que parce que l’on appliqua ces deux théories à l’interprétation de la Trinité. Toute la métaphysique de ce temps tournait autour de la nature et de la divinité de Jésus-Christ ; de là, l’importance pour les théologiens scolastiques de défendre cette divinité même contre ceux qui la niaient ; or ceux dont la négation était la plus tenace n’étaient-ils pas les Juifs ? Il était donc nécessaire de persuader ces obstinés ; aussi les apologies renaquirent-elles et toutes ou presque toutes furent adressées aux Juifs.

Elles étaient à deux fins : elles défendaient les dogmes et les symboles catholiques et elles combattaient le judaïsme. Elles s’opposaient à cette judaïsation que l’Église, ses docteurs, ses philosophes et ses apologistes redoutaient toujours, se représentant le Juif comme le loup qui rôde autour du bercail pour ravir les brebis à la vie bienheureuse. C’est par ces sentiments que furent guidés par exemple Cedrenus[3] et Théophane[4] en écrivant leurs Contra Judeos, et Gilbert Crépin, abbé de Westminster, dans sa Disputatio Judei cum christiano de fide christiana[5].

La forme de ces écrits était peu variée : ils reproduisaient presque servilement les arguments classiques des Pères de l’Église, et étaient rédigés sur des patrons semblables. En analyser un c’est les analyser tous. Ainsi le traité de Pierre de Blois[6] : Contre la Perfidie des Juifs, énumérait en trente chapitres les témoignages que contiennent l’Ancien Testament et les prophètes surtout, en faveur de la Trinité et de l’Unité divine, du Père et du Fils, du Saint-Esprit, de la messianité de Jésus-Christ, de la descendance davidique du Fils de l’homme et de son incarnation. Il terminait en démontrant, d’après les mêmes autorités, que la loi avait été transmise aux gentils, que les Juifs étaient voués à la réprobation, mais que les restes d’Israël seraient néanmoins convertis et sauvés un jour. Guibert de Nogent dans son De Incarnatione adversus Judaeos[7] ; Rupert dans son Annulus sive dialogus inter christianum et Judeum de fidei sacramentis[8] ; Alain de Lille dans son De Fide Catholica[9] ; bien d’autres encore dont l’énumération serait fastidieuse procédaient de façon identique, développant les mêmes raisonnements, s’appuyant sur les mêmes textes, usant des mêmes interprétations. Toute cette littérature était du reste d’une extrême médiocrité ; j’en connais peu de plus vaine et Anselme de Cantorbéry lui-même, lorsqu’il composa son De Fide seu de Incarnatione verbis contra Judaeos, ne réussit pas à la rendre plus intéressante.

Cependant, ces écrits, ces discussions, ces fictifs dialogues remplissaient peu ou même pas du tout leur but. Ils n’étaient guère consultés que par des clercs et ainsi s’adressaient à des convertis ; si les rabbins les lisaient, ils n’en faisaient qu’un cas très mince ; comme leur exégèse et leur science biblique étaient de beaucoup supérieures à celle des bons moines, ces derniers avaient rarement l’avantage ; en tous cas ils ne persuadaient nullement ceux qu’ils désiraient convaincre et, comme ils ne connaissaient pas les commentaires talmudiques et exégétiques dans lesquels les Juifs puisaient leurs armes et leurs forces, ils ne pouvaient les combattre avec efficacité. Au treizième siècle les choses changèrent. Les œuvres des philosophes juifs se répandirent, et exercèrent sur la scolastique de ce temps une considérable influence ; des hommes comme Alexandre de Hales lurent Maïmonide (Rabi Moyses) et Ibn Gabirol (Avicebron), et ils gardèrent l’empreinte des doctrines qu’exposaient le Guide des Égarés et la Fontaine de Vie. La curiosité fut éveillée, on voulut connaître la pensée et la dialectique juives, d’abord pour philosopher, ensuite pour lutter avec plus de profit contre les Juifs.

Le dominicain Raimond de Penafore, confesseur de Jacques Ier d’Aragon et grand convertisseur de Juifs, invita les dominicains à apprendre l’hébreu et l’arabe pour persuader mieux les Juifs et pour les mieux combattre. Il organisa des écoles pour apprendre aux moines ces deux langues et fut l’initiateur des études hébraïques et arabes en Espagne. Il créa ainsi une lignée d’apologistes qui ne se contentèrent plus de colliger les passages de l’Ancien Testament préfigurant la Trinité ou prophétisant le Messie, mais qui essayèrent de réfuter les livres rabbiniques et les assertions talmudiques.

De ce mouvement sortit une légion de traités et de démonstrations, tous boucliers, remparts, forteresses de la foi. Dans ces écrits, les Juifs étaient « égorgés avec leur propre glaive », « transpercés de leur épée », c’est-à-dire qu’on les persuadait de leur ignominie et qu’on les convainquait de mensonges en se servant de leur propre argumentation, telle que les moines la trouvaient, ou du moins croyaient la trouver dans le Talmud.

Parmi tous ces libelles théologiques, les plus connus sont ceux que publia le dominicain Raymond Martin, « homme aussi remarquable pour sa connaissance des écrits hébraïques et arabes que par celle des œuvres latines »[10]. Ces libelles portent des titres assez caractéristiques : Capistrum Judaeorum (Muselière des Juifs) et Pugio Fidei (Poignard de la Foi)[11]). Le second fut le plus répandu. « Il est bon, y disait Raymond Martin, que les chrétiens prennent en main le glaive de leurs ennemis les Juifs pour les en frapper avec. » Partant de là, et de cette idée très répandue que Dieu a donné à Moïse une loi orale, commentaire de la loi écrite, et contenant la révélation de la Trinité et de la divinité de Jésus, Martin prouvait, par les textes bibliques, talmudiques et kabbalistiques que le Messie était venu et que les dogmes du catholicisme étaient irréfutables. En même temps, dans deux chapitres[12], il s’attaquait au judaïsme qu’il présentait comme réprouvé et abominable.

Le Pugio Fidei fut fort en vogue pendant le treizième et le quatorzième siècles parmi les moines, surtout parmi les dominicains, ardents défenseurs de la foi. On l’étudia, on le consulta, et on le plagia. Le nombre des écrits qu’inspira Raymond Martin, et auxquels le Pugio Fidei servit de prototype et même de moule, fut considérable. On peut citer entre autres ceux de Porchet Salvaticus[13], de Pierre de Barcelone[14] et de Pietro Galatini[15].

Cependant, la science même de Martin n’était pas parfaite et, comme nous le verrons tout à l’heure, dans les controverses, les rabbins avaient trop souvent raison de leurs adversaires. Les antijuifs avaient besoin d’armes meilleures : le franciscain Nicolas de Lyra les leur donna. Nicolas de Lyra avait étudié avec soin la littérature rabbinique, et ses connaissances hébraïques, leur étendue, leur variété et leur solidité ont fait croire qu’il était d’origine juive, ce qui est peu probable. Il fut en tout cas le précurseur de l’exégèse moderne, cette exégèse qui est la fille de la pensée juive et dont le rationalisme est purement judaïque ; il fut l’ancêtre de Richard Simon. Nicolas de Lyra déclara que l’explication littérale du texte de l’Écriture devait être le fondement de la science ecclésiastique, et que le texte et sa signification étant établis, il fallait en tirer les quatre sens : littéral, allégorique, moral et anagogique[16]. Dans les Postilla et les Moralitates, réunis et fondus plus tard[17] en un grand ouvrage, Nicolas de Lyra exposa ses recherches. Ce fut désormais l’arsenal où l’on puisa dans les polémiques contre les Juifs et aussi pour défendre les évangiles contre les attaques israélites, car Nicolas de Lyra, dans son De Messia[18], avait réfuté les critiques que les Juifs faisaient à l’Ancien Testament. De nombreuses éditions des œuvres de Nicolas de Lyra furent faites, on y ajouta des commentaires, des notes et des additions, et il fut encore en exégèse le maître de Luther.

Mais si combattre les Juifs était louable, il était plus méritoire encore de les convaincre et la plupart de ces moines polémistes n’oubliaient pas qu’une des fins de l’Église était la conversion de Juda. Tandis que les conciles prenaient des mesures en vue de convertir les Juifs, les écrivains s’efforçaient de leur côté d’être persuasifs, plusieurs même, plus pratiques, allaient jusqu’à chercher un terrain de conciliation. Ainsi Nicolas de Cusa voulait en faisant certains sacrifices — il allait jusqu’à accepter la circoncision — réunir toutes les religions en une dont le dogme principal eût été la Trinité. La vieille « obstinatio Judaeorum » qui soutenait l’unité divine, s’opposait à ces tentatives, et en général les avances des chrétiens étaient mal accueillies. Toutefois les conversions n’étaient point rares, et je ne parle pas seulement de celles qu’on obtenait par la persuasion. Dans la littérature antijuive, comme dans l’histoire des persécutions, ces convertis juifs jouèrent un très grand rôle. Ils se montrèrent contre leurs coreligionnaires les plus violents les plus injustes, les plus déloyaux des adversaires. C’est là la caractéristique générale des convertis, et les exemples d’Arabes convertis au christianisme ou de chrétiens s’étant voués à l’Islam, témoignent que cette règle souffre bien peu d’exceptions.

Une foule de sentiments concouraient à entretenir chez les apostats cette humeur atrabilaire. Ils désiraient avant tout donner des gages de leur sincérité ; ils sentaient qu’une sorte de suspicion les entourait à leur entrée dans le monde chrétien, et l’affectation de piété qu’ils affichaient ne leur paraissait pas suffisante pour dissiper les soupçons.

Ils ne craignaient rien tant que d’être accusés de tiédeur, ou de sympathie envers leurs anciens frères, et la façon dont l’Inquisition traitait ceux qu’elle considérait comme relaps, n’était pas faite pour diminuer la crainte que ressentaient les prosélytes. Aussi simulaient-ils un excès de zèle, que soutenait chez beaucoup, sinon chez tous, une foi réelle. Quelques-uns d’entre eux même, persuadés d’avoir trouvé le salut dans leur conversion, s’efforçaient de gagner leurs coreligionnaires aux croyances chrétiennes ; parmi ceux-là l’Église trouva plusieurs de ses plus intrépides et de ses plus écoutés convertisseurs[19]. Ils ne se bornaient pas à publier des apologies, ils prêchaient dans les églises aux Juifs que les décisions canoniques obligeaient d’assister aux sermons en auditeurs dociles. Ainsi Samuel Nachmias[20], baptisé sous le nom de Morosini, Joseph Tzarphati qui se fit appeler Monte après son baptême[21], le rabbin Weidnerus, qui persuada un grand nombre de Juifs de Prague de l’excellence de la Trinité. Certains même appelaient sur les Israélites qu’ils avaient délaissés les rigueurs des lois ecclésiastiques et civiles. Vers 1475, par exemple, Peter Schwartz et Hans Bayol, Juifs convertis, provoquèrent par leurs excitations la population de Ratisbonne à saccager le Ghetto ; en Espagne, Paul de Santa-Maria incita Henri III de Castille à prendre des mesures contre les Juifs. Ce Paul de Santa-Maria, autrefois connu sous le nom de Salomon Lévi de Burgos, n’était pas un personnage ordinaire. Rabbin très pieux, très savant, il abjura à quarante ans, après les massacres de 1391, et reçut le baptême ainsi que son frère et quatre de ses fils. Il étudia la théologie à Paris, fut ordonné prêtre, devint évêque de Carthagène et plus tard chancelier de Castille. Il publia un Examen de l’Écriture sainte, dialogue entre le mécréant Saül et le converti Paul, et donna une édition des Postilla de Nicolas de Lyra, édition augmentée de ses Additiones et de gloses. Il n’arrêta pas là son action. On le trouve comme instigateur dans toutes les persécutions que les Juifs de son temps eurent à subir en Espagne, et il poursuivit la synagogue d’une haine féroce ; cependant il se borna, dans ses œuvres, à la polémique théologique[22].

Mais tous les convertis n’étaient pas semblables à Paul de Santa-Maria. Ils étaient en général peu instruits et de médiocre intelligence si nous en croyons le Pogge qui apprit l’hébreu chez un Juif baptisé : « Bête, dit-il, lunatique et ignorant comme le sont d’ordinaire les Juifs qui se font baptiser. » Cette catégorie de catéchumènes se montra la plus haineuse. Ceux qui la composaient étaient d’ailleurs excités par leurs coreligionnaires, qui détestaient très vigoureusement leurs apostats, et ne se faisaient pas faute de les maltraiter, à tel point que l’on fit des lois nombreuses pour défendre aux Juifs de jeter des pierres sur les renégats, et de salir leurs vêtements d’huile et d’odeurs fétides. Quand les Juifs ne purent plus malmener les convertis, ils les insultèrent et les raillèrent. Les nouveaux chrétiens répondirent à ces insultes, en publiant des satires contre les rabbins, comme firent Don Pedro Ferrus et Diego de Valence, ou en injuriant leurs adversaires dans de gros traités dogmatiques ainsi que Victor de Carben[23]. Ils n’oubliaient pas de recourir à la démonstration théologique, mais ils préféraient souvent l’invention et même la calomnie ; parfois ils alliaient les deux choses, tel Alphonse de Valladolid (Abner de Burgos) qui publia à la fois des concordances de la loi et des traités d’âpre polémique : le Livre des batailles de Dieu et le Miroir de justice[24].

Mais le grand adversaire des convertis, celui qui devait supporter le plus fort de leur colère, c’était le Talmud. Ils le dénonçaient constamment aux inquisiteurs, au roi, à l’empereur, au pape. Le Talmud était le livre abominable, le réceptacle des plus affreuses injures contre Jésus, la Trinité et les chrétiens ; contre lui Pedro de la Caballeria écrivait sa « Colère du Christ contre les Juifs »[25], Pfefferkorn son Ennemi des Juifs[26], dans lequel il se félicitait de s’être « retiré du sale et pestiféré bourbier des Juifs », et Jérôme de Santa-Fé son Hebreomastyx[27]. Les théologiens catholiques suivaient l’exemple des convertis, le plus souvent même ils n’avaient sur le Talmud que les notions que les convertis leur donnaient.

Les autodafés suivaient communément ces dénonciations du Talmud, mais ils étaient ordinairement précédés d’une controverse. Cette coutume des controverses remonte à une très haute antiquité. Nous savons que déjà les docteurs juifs discutèrent avec les apôtres ; en présence des Empereurs de Rome et de Byzance on vit plusieurs fois rabbins et moines lutter d’éloquence pour convaincre leurs auditeurs de l’excellence de leur cause, et le roi des Khazars ne se décida à embrasser le judaïsme qu’après une discussion à laquelle prirent part un Juif, un chrétien et un musulman — ainsi du moins le rapporte la légende[28]. — Ces conférences étaient cependant rarement publiques, l’Église en redoutait les conséquences ; elle craignait la subtilité juive, habile à trouver des objections qui embarrassaient les défenseurs de la foi catholique et troublaient les fidèles. On ne pratiquait guère que des conférences privées, entre dignitaires ecclésiastiques et Talmudistes, et à ces réunions peu d’auditeurs étaient admis, sauf en de rares et importantes circonstances, cas dans lesquels une sanction légale suivait la dispute. Dans ces disputes étranges, où une des parties était aussi juge, les Juifs étaient en général les plus forts. Leur dialectique plus serrée, leur science plus réelle, leur exégèse plus sérieuse et plus subtile, leur donnaient un facile avantage. Malgré cela, ou plutôt à cause de cela, les Juifs étaient très prudents dans leurs assertions, ils les présentaient sous une forme des plus courtoises, et ils prêtaient l’oreille à ces mélancoliques paroles de Moïse Kohen de Tordesillas s’adressant à ses frères : « Ne vous laissez jamais emporter par votre zèle au point de proférer des mots blessants, car les chrétiens possèdent la force et peuvent faire taire la vérité à coups de poing. » Ces conseils étaient suivis, mais malgré les précautions prises, quand on était à bout d’arguments on assommait le Juif qui finissait toujours par avoir tort.

D’ailleurs on chargeait habituellement les dénonciateurs de soutenir leurs assertions. En 1239, Nicolas Donin, de La Rochelle, Juif converti, porta devant le pape Grégoire IX une accusation contre le Talmud. Grégoire ordonna de saisir les exemplaires du livre et de faire une enquête. Des bulles furent adressées aux évêques de France, d’Angleterre, de Castille et d’Aragon. En France, seul pays où les bulles furent suivies d’effet, le chancelier de l’Université de Paris, Eudes de Châteauroux, dirigea l’enquête. La controverse fut ordonnée, elle eut lieu en 1240, entre l’accusateur Nicolas Donin et quatre rabbins : Yechiel de Paris, Juda ben David de Melun, Samuel ben Salomon, et Moïse de Coucy. La discussion fut longue, mais l’habileté de Donin finit par diviser les rabbins ; le Talmud fut condamné et, quelques années après, brûlé.

En 1263, Raimond de Penaforte organisa à la cour d’Aragon une controverse entre les rabbins Nahmani de Girone (Maître Astruc de Porta) et Pablo Christiani, dominicain, Juif converti et zélé convertisseur. Cette fois, après une discussion de quatre jours sur la venue du Messie, la divinité de Jésus et le Talmud, Nahmani fut vainqueur. Le roi même le reçut en audience, l’accueillit fort bien et le combla de présents. Mais des victoires semblables étaient exceptionnelles, car le plus souvent les livres juifs, quelle que fut l’habileté de leurs défenseurs étaient condamnés d’avance par les juges. Ainsi Josua Lorqui d’Alcanis, Juif baptisé connu sous le nom de Jérôme de Santa-Fé, médecin de l’antipape Benoît XIII, provoqua, dans le but de faire des prosélytes, un colloque à Tortose, colloque qui s’ouvrit en 1417. Jérôme s’était fait fort de démontrer, par les textes talmudiques, que le Messie était arrivé et que c’était bien Jésus. Il eut pour contradicteurs les plus fameux docteurs de l’Espagne, Don Vidal Benveniste ibn Albi, Joseph Albo, Zerayha Hallévi Saladin, Astruc Lévi de Daroque et Bonastruc de Girone. La controverse eut lieu devant l’antipape entouré de ses cardinaux ; elle dura soixante jours après lesquels nulle conversion ne s’étant produite Jérôme de Santa-Fé prononça un réquisitoire contre le Talmud dont la lecture fut interdite.

Pendant le quatorzième et le quinzième siècle, en Espagne, ces controverses se multiplièrent. C’est le converti Alphonse de Valladolid discutant à Valladolid avec ses anciens coreligionnaires ; c’est Jean de Valladolid, un converti encore, disputant avec Moïse Kohen de Tordesillas sur les preuves du dogme chrétien contenues dans l’Ancien Testament et sortant vaincu de la lutte ; c’est Schem Tob ben Isaac Schaprut controversant à Pampelune sur le péché originel et la rédemption avec le cardinal Pedro de Luna, qui fut plus tard l’anti-pape Benoît XIII. On en pourrait citer bien d’autres, toutes montrant quelles préoccupations les Juifs donnaient à l’Église et combien leur conversion était désirée et sollicitée. Toutes ces disputes furent du reste courtoises jusqu’au moment où l’Inquisition fut établie. Les théologiens s’efforçaient d’y préparer les prêtres et les moines pour éviter que la foi catholique ne fût mise en échec, et, à cette fin, ils composaient des extraits qui étaient destinés à renseigner les défenseurs du Christ sur les erreurs reprochées au Talmud. Quelques-uns de ces guides nous ont été conservés, par exemple ces Extractiones Talmut que fit rédiger Eudes de Châteauroux après l’autodafé de 1242, et ces Censura et Confutatio libri Talmut[29], ouvrage composé par Antoine d’Avila et un prieur du couvent de la Sainte-Croix de Ségovie et adressé à Thomas de Torquemada. Tous ces manuels furent mis entre les mains des inquisiteurs d’Espagne et servirent à instruire les procès des Marranes et des Juifs.

Mais, à côté du Juif considéré comme l’ennemi de Jésus, l’adversaire du christianisme, il y avait le Juif usurier, le manieur d’argent, celui sur lequel tombait une partie des haines de l’opprimé et du pauvre, celui que la bourgeoisie naissante commençait à envier et à haïr. J’ai montre ce Juif-là à l’œuvre, comment il en arriva à l’exclusive recherche de l’or, et comment, victime expiatoire, bouc émissaire chargé de tous les péchés d’une société qui ne valait pas mieux que lui, il fut en butte aux colères populaires. Le peuple, s’il massacra le plus souvent le déicide, se rua aussi sur le rogneur de ducats ; son antijudaïsme fut non seulement religieux mais encore social. Il en fut de même pour l’antijudaïsme scripturaire. Si quelques évêques et quelques écrivains ecclésiastiques se bornèrent à défendre les symboles de leur foi contre l’exégèse juive, s’ils luttèrent contre cet esprit juif, terreur de l’Église qui en était pourtant profondément imprégnée, d’autres suivirent l’exemple des Pères qui avaient tonné contre la rapacité judaïque et la rapacité des riches en général. Aux traités théologiques qu’ils publièrent, ils ajoutèrent des réquisitoires destinés à combattre les prêteurs sur gage, les hommes qui vivaient de l’usure. Agobard[30], Amolon[31], Rigord[32], Pierre de Cluny[33], Simon Maïol[34], furent ces antijuifs. Ils furent de ceux que l’opulence des Juifs révoltait davantage que leur impiété, qui étaient plus scandalisés de leur luxe que de leurs blasphèmes. Certes, pour eux les Juifs sont les plus détestables adversaires de la vérité, les pires des incrédules[35] ; ils sont ennemis de Dieu et de Jésus-Christ ; ils appellent les apôtres des apostats ; ils raillent la Bible des Septante[36] ; ils maudissent le Sauveur, dans leurs prières journalières sous le nom de Nazaréen ; ils construisent de nouvelles synagogues, comme en insulte à la religion chrétienne ; ils judaïsent les fidèles, ils leur prêchent le sabbat et les convainquent de pratiquer le repos sabbatique. Mais encore ces Juifs pressurent le peuple ; ils entassent des richesses qui sont le fruit d’usures et de rapines[37] ; ils tiennent les chrétiens en servitude ; ils possèdent d’énormes trésors dans les villes qui les ont accueillis, à Paris et à Lyon, par exemple[38] ; ils commettent des vols, ils conquièrent l’argent par de mauvais procédés ; « tout passe par leurs mains, ils envahissent les maisons et captent la confiance ; par leur usure, ils tirent le suc, le sang et la vigueur naturelle des chrétiens[39] ». Ils vendent des bijoux faux, sont receleurs, faux monnayeurs et sans foi, ils font payer deux fois les dettes. Bref, « il n’y a méchancetés au monde que les Juifs ne pratiquent, de sorte qu’il semble qu’ils ne visent qu’à la ruine des chrétiens[40] ».

À ce tableau de la « perfidia Judæorum », les antijuifs comme Maiol ou comme Luther[41] ajoutaient d’abondantes injures et bientôt l’antijudaïsme devint purement polémique. Les considérations théologiques et sociales ne tiennent plus qu’une place restreinte dans les livres d’Alonzo de Spina[42], de Pierre de Lancre[43] surtout et de Francisco de Torrejoncillo[44]. Le pamphlet de ce dernier, La Sentinelle contre les Juifs, est surtout curieux. Écrit au commencement du dix-septième siècle, en Espagne, il était dirigé contre les Marranes, lesquels, disait-on, envahissaient toutes les fonctions civiles et religieuses. Il était divisé en quatorze livres et démontrait que les Juifs sont présomptueux et menteurs, qu’ils ont toujours été traîtres, qu’on les a méprisés et abattus, que ceux qui les favorisent finissent mal, qu’on ne doit croire ni à eux, ni à leurs œuvres, qu’ils sont remuants, vaniteux, séditieux, que l’Église ne les garde que pour leur permettre d’engendrer l’antechrist, leur messie, qui sera vaincu, pour permettre à Israël de reconnaître son erreur. Toutefois on peut considérer Francisco de Torrejoncillo comme aimable, si on compare son libelle à un singulier petit opuscule de la même époque qui s’appelle le Livre de l’Alboraïque[45]. L’Alboraïque était la monture de Mahomet, bête étrange, qui n’était ni cheval, ni mulet, ni bœuf, ni âne ; à cet animal singulier, l’auteur du factum assimile les Marranes, les nouveaux chrétiens qui, n’étant ni juifs ni chrétiens, sont des Alboraïques. Ceci dit, le pamphlétaire déclare que les Juifs ou Marranes ont tous les caractères de l’Alboraïque, et il établit le plus extraordinaire des parallèles. La monture de Mahomet avait des oreilles de lévrier, mais les Alboraïques sont des chiens ; elle avait un corps de bœuf, mais les Alboraïques ne songent qu’aux biens matériels et à se remplir le ventre, elle avait une queue de serpent, mais les Alboraïques répandent le venin de l’hérésie.

Si tous les polémistes se fussent bornés à des comparaisons allégoriques, il n’en serait pas résulté grand mal pour les Juifs. Mais quelques uns n’hésitèrent pas à rapporter sur ces maudits les choses les plus extraordinaires, et la littérature polémique antijuive enregistra tous les préjugés populaires, les aggrava même, en engendra de nouveaux et en tout cas les perpétua. On colporta sur les Juifs les bruits les plus bizarres ; on les représenta sous des traits monstrueux, on leur attribua les difformités les plus abominables, les vices les plus noirs, les crimes les plus odieux, les coutumes les plus abjectes ; ils ont une figure de bouc, déclare-t-on, ils ont des cornes au front et un appendice caudal[46], ils sont sujets à des esquinancies, à des écrouelles, à des flux de sang, à des infirmités puantes qui les obligent à baisser la tête[47], ils ont des hémorroïdes, des plaies sanglantes sur les mains, ils ne peuvent plus cracher ; la nuit leur langue est envahie par les vers. La croyance à ces maladies particulières aux Juifs est venue d’Espagne au quatorzième siècle ; plus tard on en dressa des catalogues, dont le plus ancien est de 1634. Dans ces catalogues, on donnait à chacune des douze tribus son mal spécial. Ceux de la tribu de Ruben ont porté la main sur Jésus, disait-on, aussi leurs mains dessèchent ce qu’elles touchent ; ceux de la tribu de Siméon ont cloué Jésus, quatre fois l’an ils ont aux mains et aux pieds des stigmates sanglants ; que son sang retombe sur nous, ont-ils crié tous, aussi leurs enfants naissent avec un bras sanglant et le jour du Vendredi saint, ils jettent le sang par le fondement. L’origine de cette croyance aux maladies des Juifs fut donc purement mystique ; on peut même dire que ce fut l’objectivation et la concrétisation des figures de rhétorique et des comparaisons allégoriques qui engendrèrent ces fables. Des légendes se formèrent qui avaient pour point de départ une métaphore, ainsi la légende sur l’odeur des Juifs. C’est Fortunat qui en parle le premier — car il semble probable que le passage d’Ammien-Marcelin qu’on a souvent invoqué a été mal cité[48] — et il en parle dans un sens figuré : « L’eau du baptême emporte l’odeur juive, dit-il, le troupeau purifié exhalera une odeur nouvelle[49]. » Du reste, on associait l’idée de bonne odeur à celle de pureté ; dire d’un bienheureux qu’il était mort en odeur de sainteté, voulait réellement dire que ce saint personnage avait eu le don d’émettre des baumes divins. Si nous lisons la vie de saint Dominique, celle de saint Antoine de Padoue, celle de François de Paule, nous voyons qu’ils jouirent de ce privilège. Par contre, les vicieux, les impies, tous ceux dont l’âme était impure, devaient répandre une odeur empestée. Saint Philippe de Néri, affirme son biographe, distinguait à l’odeur les vices incontinents des hommes, et il devinait ainsi la présence du démon ; Dominique de Paradis et Gentille de Ravennes avaient aussi cette faculté. Quant au diable, chacun, au Moyen Âge, s’accordait à dire qu’il révélait sa venue par une exhalaison bouquine et empoisonnée. Le Juif, qui était le pire des impies, et le vrai fils de Satan, ne pouvait par conséquent qu’exhaler des émanations atroces. Chose étrange, les Juifs avaient des idées analogues sur les relations du péché et de la mauvaise odeur et, d’après Maïmonides, le serpent avait jeté sa puanteur sur la race d’Ève, mais les Juifs fidèles avaient été préservés.

Ainsi peut-on expliquer encore quelques-uns des préjugés antijuifs ; mais s’il est évident que l’assimilation des Israélites au malin esprit leur fit attribuer la figure de bouc et les cornes au front, beaucoup de ces croyances restent inexplicables. Elles proviennent en grande partie de ce que la vie retirée des Juifs, leur habitude séculaire de se tenir à l’écart, de ne pas se mêler à ceux qui les entouraient, surexcitèrent toujours l’imagination populaire. Chaque fois que des individus ou des groupes d’individus se sont parqués volontairement, ou ont été parqués, le même phénomène s’est présenté ; on a oublié les causes qui avaient amené cette sorte de réclusion, et on a attribué à ces isolés des passions, des vices, des infirmités qu’on supposait d’autant plus horribles, que ces solitaires étaient détestés. La même chose s’est produite pour certaines associations conventuelles, pour des sociétés secrètes, pour des ordres religieux militants, pour tous les groupements qui, de quelque façon que ce soit, vécurent en dehors de la masse, pour des raisons mystiques, nationales ou politiques, peu importe. Le peuple est naturellement curieux, de plus, il est fort imaginatif, enclin à former des légendes, à engendrer des fables et cela naïvement, d’une façon enfantine. Un mot, une phrase, une association d’idées lui suffisent ; sur le moindre indice il échafaude des rêves, invente des contes dont il nous est impossible de démêler l’origine. Ce qui est caché l’inquiète, le trouble, le préoccupe ; il cherche les motifs qui ont pu pousser une classe d’hommes à se réfugier dans une solitude collective, et s’il ne les trouve pas, il les invente, ou, en tous cas, s’il en déduit quelques-uns de réels, il ne peut s’empêcher d’en inventer d’imaginaires. Tous les êtres qui ont fait partie de ce qu’on a appelé les races maudites ont eu à supporter ces fables et ces légendes.

Des Cagots des Pyrénées, des Gahets de la Guienne, des Agotacs des Basses-Pyrénées, des Couax de Bretagne, des Oiseliers du duché de Bouillon, des Burrins de l’Ain, des Capots, des Trangots, des Gésitains des Coliberts on a affirmé ce que l’on affirmait du Juif[50]. Ils exhalent, disait-on, une odeur puante et infecte, ils dessèchent les fruits en les tenant dans la main, ils sont sujets à un flux de sang, ils ont un appendice caudal, ils versent du sang par le nombril le jour du Vendredi saint, ils ont les yeux sombres, ils baissent la tête, ils ne peuvent pas cracher. Avec quelques variantes on répétait ces contes en parlant des Ariens, des Manichéens, des Cathares, des Albigeois, des Patarins, de tous les hérétiques en général. Quant aux Templiers, contre lesquels tant d’abominations semblables ont été répandues, on les peut, plus que tous autres, rapprocher des Juifs. Comme eux, on les détestait pour leur orgueil, leur faste, leur fortune au milieu de la misère générale, leur âpreté au gain, l’emploi sans vergogne des moyens d’acquérir, la coutume des contrats usuraires. On les haïssait parce qu’ils prêtaient sur les biens et les fiefs, à condition que ces fiefs et ces biens leur restassent acquis au décès de l’emprunteur ; parce que, au milieu du treizième siècle l’ordre du Temple possédait une grande partie du territoire français et qu’il formait une république dans l’État, le Templier n’ayant et ne reconnaissant pas d’autre maître que Dieu[51]. On voit donc là les mêmes causes produire les mêmes effets, créer les mêmes animosités, engendrer les mêmes croyances.

N’a-t-on pas dit des Templiers qu’ils « cuisaient et rôtissaient les enfants qu’ils avaient procréés aux filles et, toute la graisse ôtée, ils sacraient et oignaient leurs idoles[52] » ? N’a-t-on pas dit des Cagots qu’ils se servaient de sang chrétien ? L’accusation du meurtre rituel ne pèse-t-elle pas sur les Juifs, comme elle a pesé sur les lépreux, ces misérables que le moyen âge, reprenant les assertions de Manéthon répétées par Chérémon, Lysimaque, Posidonius, Apollonius Molon et Appion, considéra comme les frères du Juif ; comme elle a pesé sur les sorciers qu’on assimilait aux Juifs ? Mais nous reviendrons sur cette question lorsque nous parlerons des antisémites modernes.

En présence de ces attaques, de ces injures que leur adressaient les théologiens et les polémistes, comment se conduisaient les Juifs ? Ils se défendaient vigoureusement. À l’exégèse, ils opposaient l’exégèse ; aux raisonnements de leurs adversaires, ils opposaient leur logique ; aux insultes et aux calomnies, ils répondaient par des calomnies et des insultes, ce qui était normal, naturel, inévitable, mais ces injures se retournaient non moins fatalement contre eux. Si la littérature antijuive est énorme, la littérature défensive des Juifs et aussi la littérature antichrétienne — car les Juifs prenaient souvent l’offensive — est considérable[53].

Le premier ouvrage de controverse que posséda la littérature israélite au Moyen Âge, fut Le Livre des Guerres du Seigneur de Jacob ben Ruben, écrit en 1170[54]. Il se composait de douze chapitres ou portes, démontrant par les textes bibliques que le Messie n’était pas arrivé, ce qui était d’ailleurs aussi facile, sinon plus, pour des rhéteurs exégètes que de démontrer le contraire. Mais prouver que Jésus n’était pas le Messie attendu ne suffisait pas ; il fallait également montrer, irréfutablement, la préexcellence de la religion juive à ceux qui établissaient irréfutablement, la préexcellence de la religion chrétienne et cela était aisé aux deux partis, chacun tirant de la Bible ce qui lui convenait. Les Talmudistes se servaient même du Nouveau Testament pour confirmer les dogmes judaïques. Ainsi fit Moïse Kohen de Tordesillas dans son Soutien de la Foi, tandis que Semtob ben Isaac Schaprut reprenait sous forme de dialogue entre un Unitarien et un Trinitarien les idées exposées par Jacob ben Ruben[55].

Au quinzième siècle, la littérature polémique prit un grand développement en Espagne. C’est que le moment était difficile pour les Juifs de la Péninsule. Pour les convertir, l’Église redoublait ses efforts ; les controverses, les pamphlets, les traités dogmatiques se multipliaient. Les Juifs résistaient au prosélytisme, ils ne se rendaient qu’à la dernière extrémité, et, plus tard, au moment de l’expulsion finale, le plus grand nombre préféra l’exil, sans espoir de retour, à la conversion. Pendant que les moines cherchaient dans le Pentateuque et dans les Prophètes des arguments pour soutenir les symboles chrétiens, les Juifs s’appliquaient à étaler les différences qui séparaient les deux croyances, et, pour raffermir la foi dans l’âme des hésitants, ils combattaient le catholicisme. Comme Hasdaï Crescas, ils étudiaient la théologie de leurs adversaires. Ainsi armé, Jacob ibn Schem Tob écrivit ses Objections contre la religion chrétienne[56] ; Simon ben Çemah Duran publia un Examen philosophique du Judaïsme, dans lequel un chapitre spécial, intitulé « Arc et Bouclier », contenait une critique du christianisme.

Les rabbins, imitant les écrivains ecclésiastiques et les inquisiteurs, écrivirent des livres à l’usage de ceux qui étaient provoqués dans les controverses. Ces livres, sortes de vade mecum, désignaient les côtés vulnérables des dogmes chrétiens ; et si, d’une part, on publiait des « Judaïsme vaincu avec ses propres armes », d’autre part on composait des « Christianisme vaincu avec ses propres armes », c’est-à-dire avec celles qu’on trouvait dans le Nouveau Testament. Les Évangiles jouèrent dans la littérature antichrétienne le rôle du Talmud dans la littérature antijuive. À partir du onzième ou du douzième siècle, on les attaqua beaucoup, et des discussions nombreuses eurent lieu entre rabbanistes et théologiens. Ces discussions étaient quelquefois réunies dans des recueils où elles étaient présentées sous un jour très favorable à la dialectique judaïque. Ces recueils servaient ensuite de manuels ; tels le vieux Nizzachon (Victoire) de Rabbi Mattatiah ; le Nizzachon de Lipmann de Mulhausen, celui de Joseph Kimhi ; L’Affermissement de la Foi, d’Isaac Troki[57], et le Livre de Joseph le Zélateur[58]. Cela, cependant, ne suffisait pas à l’ardeur des Juifs. Après avoir préparé les esprits aux colloques futurs, après avoir assailli les doctrines catholiques, non seulement dans des tournois oratoires, mais encore dans des apologies, ils écrivirent des pamphlets injurieux comme ce Toledot Jeschu, vie du Galiléen qui remonte au deuxième ou troisième siècle, et que Celse connaissait peut-être[59]. Ce Toledot Jeschu fut publié par Raymond Martin ; Luther le traduisit en allemand ; Wagenseil et le hollandais Huldrich le publièrent aussi. Il contenait l’histoire du soldat Pantherus et les légendes représentant Jésus comme un magicien. Puis, ayant défendu la Bible et le monothéisme, les Juifs se tournèrent contre ceux qui étaient leurs plus dangereux ennemis : contre les convertis. S’ils réfutèrent Raymond Martin[60] et Nicolas de Lyra[61], ils réfutèrent avec plus d’énergie encore Jérôme de Santa-Fé, ce Santa-Fé que ses anciens coreligionnaires appelaient Megaddef, c’est-à-dire blasphémateur. Sur Jérôme, on s’acharna. Don Vidal ibn Labi, Isaac ben Nathan Kalonymos[62], Salomon Duran[63], d’autres encore, écrivirent pour démentir le « calomniateur ». De même firent Isaac Pulgar, contre Alphonse de Valladolid[64], Josua ben Joseph Lorqui et Profiat Duran[65]. Les apostats du Moyen Âge ne furent pas sensiblement mieux traités qu’autrefois au premier siècle de l’ère chrétienne, lorsqu’on ajoutait aux prières journalières une malédiction qui devait les frapper ; du dixième, au seizième et même au dix-septième siècle, on répéta encore contre eux ce que le Talmud disait des Minéens, des vieux judéo-chrétiens et des Ébionites. Naturellement, tous ces livres juifs ne furent pas acceptés sans protestations ; ils provoquèrent aussi des réfutations nombreuses qui, à leur tour, engendrèrent des réponses.

Au dix-septième siècle, l’antijudaïsme se transforma. Aux théologiens succédèrent les érudits, les savants, les exégètes. L’antijudaïsme devint plus doux et plus scientifique ; il fut représenté par des hébraïsants de grande valeur souvent, par Wagenseil[66], par Bartolocci[67], Voetiuse[68], Joseph de Voisin[69], etc. Ces hommes étudièrent d’une façon plus sûre la littérature et les mœurs judaïques ; parfois même, ils les jugèrent équitablement. Ainsi Wagenseil nia le meurtre rituel[70] ; Buxtorf, tout en disant que le Talmud contenait des « blasphèmes, des impostures et des absurdités », déclara qu’il s’y trouvait des choses utiles à l’historien et au philosophe[71]. Cependant, les mêmes idées qui avaient animé les écrivains des siècles précédents persistaient. On voulait toujours prouver la vérité de la foi et des dogmes chrétiens par l’Ancien Testament ; le souci de la conversion des Juifs hantait toujours les âmes, on parlait du rappel d’Israël, on proposait des moyens pour le ramener[72] ; des apostats invoquaient le Zohar et la Mischna en faveur de Jésus[73], et la littérature polémique florissait encore, avec Eisenmenger dont Le Judaïsme dévoilé[74] a inspiré bien des antisémites contemporains, avec Schudt[75], plus tard avec Voltaire. Il est vrai que l’antijudaïsme littéraire, celui surtout à tendances combatives et pamphlétaires, est peu varié. La plupart des écrivains antijuifs s’imitent l’un l’autre, sans scrupule ; ils se plagient, sans songer même à contrôler les affirmations de leurs devanciers. Un livre en provoque d’autres identiques : Alonzo da Spina s’inspire des Batallas de Dios, d’Alphonse de Valladolid ; Porchet Salvaticus, Pietro Galatini. Pierre de Barcelone rééditent sous des noms différents le Poignard de la Foi, de Raymond Martin ; Paul Fagius et Sébastien Munster[76] se servent du Livre de la Foi.

Malgré cela, et indépendamment des dissemblances que j’ai déjà signalées, à partir du dix-septième siècle l’antijudaïsme se différencie de l’antijudaïsme des siècles précédents. Le côté social prédomine peu à peu sur le côté religieux, bien que celui-ci subsiste toujours. On commence à se demander, non pas si les Juifs ont tort d’être usuriers, ou commerçants, ou déicides, mais si, comme dit Schudt[77], les Juifs doivent être tolérés dans l’État ou non ; si, comme le demande dès 1655 John Dury[78], dans un pamphlet dirigé contre Menasseh ben Israël, le protégé de Cromwell, il est légal d’admettre les Juifs dans une République chrétienne. C’est ce point de vue social que l’on va désormais développer dans l’antijudaïsme littéraire ; une partie de l’antisémitisme moderne va reposer sur la théorie de l’État chrétien et de son intégrité, et c’est ainsi qu’il se rattachera à l’ancien antijudaïsme. Au cours de ce livre nous aurons à examiner plus attentivement les affinités et les différences qui unissent et séparent ces deux antijudaïsmes.


  1. Voir Spicilegium d’Achéry, t.  X et XV.
  2. Isidore de Séville : De Fide Catholica ex veteri et novi Testamenti contra Judoeos (Opera, t.  VII), Migne, P. L., LXXXIII.
  3. Disputatio contra Judoeos : Opera, édit. Basileens, p. 180.
  4. Contra Judoeos. Lib. VI.
  5. Migne, P. L., CLIX.
  6. Liber contra perfidia Judoeorum : Opera, Paris, 1519.
  7. Opera, Paris, 1651.
  8. Migne, P. L., CLXX.
  9. Migne, P. L., CCX.
  10. Augustin Giustiniani : Linguæ Hebræ (1566).
  11. Pugio Fidei (Paris, 1651) (voir Quétif : Bibl. scriptorum dommicarum t. I, et l’édition de Carpzon, Leipzig, 1637).
  12. Chap. XXI et XXII : de Reprobatione et Fætore doctrinæ Judæorum.
  13. Victoria adversus impios Hebreos et sacris litteris (Paris, 1629) : Wolf : Bibl. Hebr., t. I, p. 1124.
  14. Sur Pierre de Barcelone (Petrus Barcilonensis) voir Fabricius : Bibliotheca Latina.
  15. De Arcanis Catholicæ veritatis libri (Soncino, 1518).
  16. Tout le moyen age a cru à ce quadruple sens des Écritures, quadruple sens dont le distique suivant exprimait la valeur :

    Littera gesta docet, quid credas, allegoria ;
    Moralis quid agas : quo tendas anagogia.

  17. Postillæ perpetuæ in universa Biblia (Rome 1471, 5 vol.)
  18. De Messia, ejusque adventu proeterito, tractatus una cum responsione ad Judoei argumenta XIV contra veritatem evangeliorum (Venise, 1481).
  19. Pour la littérature antisémitique des apostats juifs, voir Wolf : Bibl Hebr., t. I.
  20. Via della Fede (Wolf : Bibl. Hebr., p. 1010).
  21. Traité de la Confusion des Juifs (Wolf : Bibl. Hebr., p. 1010).
  22. Voir Wolf, Bibl. Hébr., I p. 1004, et Joseph Rodriguez de Castro : Bibliotheca espanola (Madrid, 1781), t. I, p. 235.
  23. Trois traités contre les Juifs : 1o Propagnaculum Fidei christiana (1510) ; 2o Judeorum erroris et moris (Cologne, 1509) ; 3o De vita et moribus Judoeorum (Paris, 1511). Voir Wolf : Bibl. Hebr., t. IV, P. 578.
  24. Bibliothèque nationale, manuscrit du fonds espagnol, no 43. Voir Isidore Loeb, Revue des Études juives, t. XVIII.
  25. Tractatus Zellus christi contra Judæos, Sarracenos et infideles (Venise, 1542).
  26. Hosti Judoeorum, Cologne 1509.
  27. Hebreomastyx (Francfort, 1601).
  28. Juda Hallévy : Liber Cosri (traduit par Jean Buxtorf, fils, 1660 — une traduction allemande avec introduction a été donnée par H. Jolowicz et D. Cassel : Das Buch Kuzari, 1841, 1853).
  29. Ms. 351 du fonds espagnol de la Bibliothèque Nationale (voir Loeb, Revue des Études juives. t. XVIII).
  30. De Insolentia Judoerum, (Patrologie latine, t.  CIV).
  31. Epistola seu liber Contra Judoeos (Patrologie latine, t. CXVI).
  32. Gesta Philippi Augusti, 12, 13, 14, 15, 16.
  33. Tractatus adversus Judæorum inveteratam duritiam (Bibliothèque des Pères latins, Lyon).
  34. Les Jours caniculaires (Dierum canicularium) traduits par F. de Rosset (Paris, 1612).
  35. Agobard: loc. cit.
  36. Amolon : loc. cit.
  37. Pierre de Cluny : loc. cit.
  38. Agobard : loc. cit. — Rigord : loc. cit.
  39. S. Maiol : loc. cit.
  40. S. Maiol : loc. cit.
  41. Les Juifs et leurs mensonges, Wittemberg, 1558.
  42. Fortalitium Fidei, Nuremberg, 1494.
  43. L’incrédulité et mécréance du sortilège pleinement convaincue (1622).
  44. Centinela contra Judios (voir Loeb : Revue des Études juives, t. V).
  45. Bibliothèque nationale, fonds espagnol. Ms. no 356 (Loeb : Revue des Études juives, t. XVIII).
  46. Centilena contra Judios.
  47. Pierre de Lancre : loc. cit.
  48. Ammien-Marcellin, t. XXII. — Il est certain que le Judoeorum fœtentium dont se plaignait Marc-Aurèle vient d’une faute, ou d’une malice, de copiste, et que fœtentium — mauvaise odeur — a été mis pour pœtentium — turbulence — que contenait le manuscrit d’Ammien.
  49. Fortunat : Poème, l. V.
  50. A. Michel : Les Races maudites, Paris, 1847.
  51. Lavocat : Procès des Frères de l’ordre du Temple, Paris, 1888.
  52. Lavocat : loc. cit.
  53. Il faudrait consacrer tout un chapitre à la littérature antichrétienne, ce que je ne saurais faire ici où l’antijudaïsme est seul en cause, et je ne puis qu’indiquer la réaction juive. L’effort judaïque contre « l’idolâtrie chrétienne ». fut très grand. Pour s’en rendre compte il suffit de jeter un coup d’œil sur la Bibliotheca Judaica antichristiana de J. B. de Rossi, Parme, 1800. Encore le catalogue dressé par de Rossi n’est-il pas rigoureusement exact, cependant il permet d’apprécier l’activité polémique des Juifs qui n’eut d’égale que celle des chrétiens (voir aussi Wolf et Wagenseil : loc. cit.).
  54. Loeb : Revue des Études juives, t. XVIII.
  55. Semtob ben Isaac Schaprut : La Pierre de touche (Loeb : loc. cit.).
  56. Voir Graetz, t. IV (traduction française de M. Bloch, Paris, 1893).
  57. Wagenseil, dans ses Tela ignea Satanae (Altdorf, 1681), reproduit et publie tous ces traités.
  58. Zadoc Kahn : Le Livre de Joseph le Zélateur (Revue des Études juives t. I et III).
  59. Voir pour le Toledot Jeschu, les Tela ignea Satanae de Wagenseil, t. II, p. 189, et B. de Rossi : Bibliotheca Judaica antichristiana, Parme, 1800, p. 117.
  60. Salomon ben Adret, de Barcelone, réfuta le Pugio Fidei.
  61. Hayym ibn Mousa réfuta Nicolas de Lyra dans son Bouclier et Glaive (Graetz : loc. cit.).
  62. Réfutation du Trompeur (Graetz : loc. cit.).
  63. Lettre de Combat (Graetz : loc. cit. et de Rossi : Biblioth. antichrist. p. 100).
  64. Dialogue contre les Apostats (Loeb : loc. cit.).
  65. Alteca Boteca (Loeb : loc. cit. — De Rossi : Dizionario storico degli autori Ebrei, Parme, 1802, p. 89).
  66. Wagenseil : loc. cit.
  67. Magna Bibliotheca Rabbinica, Rome, 1695-1693.
  68. Disputationes Selectae, Utrecht, 1663.
  69. Theologia Judaeorum, 1647.
  70. Benachrichtigung Wegen einiger die Judenschaft angehend vicht Sachen. (Altdorf, 1707.)
  71. Dictionn. chaldéo-talmudico-rabbinique (Basilae, 1639) et Sinagogua Judaica. (Hanau, 1604.)
  72. Péan de la Croullardière : Méthode facile pour convaincre les hérétiques, (Paris 1667) dans lequel on trouve une « Méthode pour attaquer et convaincre les Juifs » ; Thomas Bell’ Haver : Dottrina facile e breve per riduire l’Hebreo al Conoscimento del vero Messia e Salvator del mondo, (Venetia, 1608).
  73. Conrad Otton : Gali Razia (Secrets dévoilés), (Nuremberg, 1605).
  74. Judaisme dévoilé. (Francfort, 1700.)
  75. Compendiun Historicae Judaicae. (Francfort, 1700), et Judaeus christicida gravissime peccans et vapulans. (1760.)
  76. Revue des Études juives, t. V, p. 57.
  77. Loc. cit.
  78. Un cas de conscience. (Londres, 1655).