L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Texte entier

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 1-452).


AVERTISSEMENT


MIS EN TÊTE DE LA NOUVELLE ÉDITION D’ÉDIMBOURG,
PUBLIÉE EN 1830.


Le présent ouvrage complète une série de narrations fictives destinées à peindre les mœurs de l’Écosse à trois époques différentes. Waverley embrasse le temps de nos pères, Guy Mannering celui de notre jeunesse, et l’Antiquaire se reporte aux dix dernières années du dix-huitième siècle. J’ai, surtout dans Guy Mannering et dans l’Antiquaire, choisi mes principaux personnages parmi cette classe de la société, la dernière à ressentir l’influence de ce vernis de politesse qui rend si semblables les unes aux autres les mœurs de diverses nations. C’est dans la même condition que j’ai placé quelques unes de ces scènes où j’ai essayé de décrire les effets des passions les plus impétueuses et les plus influentes ; d’abord parce que les ordres inférieurs de la société sont moins habitués à contenir leurs émotions, et ensuite parce que je pense, avec mon ami Woodsworth[1], qu’ils les expriment généralement dans les termes les plus forts et les plus énergiques. Ceci se remarque surtout parmi les paysans de mon pays, classe que j’ai depuis long-temps étudiée. La force et la simplicité antique de leur langage, souvent analogues à l’éloquence orientale de l’Écriture sainte dans la bouche de ceux qui sont doués d’un esprit élevé, donnent du pathétique à leur douleur, et de la dignité à leur colère.

Je me suis plus attaché à décrire minutieusement les mœurs qu’à mettre de l’art et de la combinaison dans mon récit, et je ne puis que regretter de m’être senti incapable de réunir ces deux qualités requises d’un bon roman.

La friponnerie de l’adepte, dans ce qui va suivre, paraîtra peut-être forcée et peu probable ; cependant nous avons encore eu dernièrement des exemples de l’ascendant d’une crédulité superstitieuse qui vont beaucoup plus loin, et le lecteur peut être assuré que cette partie de la narration est fondée sur un fait réel.

Il ne me reste plus qu’à exprimer ma reconnaissance au public de l’accueil distingué qu’il a bien voulu faire à des ouvrages dont le seul mérite, peut-être, consiste dans la vérité du coloris, et à prendre respectueusement congé de lui, comme quelqu’un qui, selon toute apparence, ne doit plus solliciter sa faveur.


À l’Avertissement ci-dessus, qui fut mis en tête de la première édition de l’Antiquaire, il est nécessaire d’ajouter dans cette nouvelle édition quelques mots tirés de l’introduction des Chroniques de la Canongate relativement au caractère de Jonathan Oldbuck.

Je puis dire ici en général que, quoique j’aie toujours pensé qu’il était permis de peindre librement les personnages historiques, je n’ai jamais, dans aucun cas, violé le respect dû à la vie privée. Il était, à la vérité, impossible que des traits particuliers à des personnes vivantes ou mortes avec lesquelles je m’étais trouvé en relation dans la société, ne se présentassent pas à ma plume dans des ouvrages tels que Waverley et ceux qui l’ont suivi ; mais je me suis toujours étudié à généraliser les portraits de telle sorte qu’ils ne parussent, après tout, que la création de l’imagination, quoique offrant la ressemblance d’individus véritables. Cependant je dois avouer que mes efforts dans ce dernier cas n’ont pas toujours réussi ; il y a des hommes dont les caractères ont une empreinte si remarquable qu’on n’en peut décrire le trait principal et dominant sans représenter la personne entière dans toute son individualité. Aussi le caractère de Jonathan Oldbuck, dans l’Antiquaire, a été en partie tracé d’après celui d’un vieil ami de ma jeunesse, auquel je dus la connaissance de Shakspeare et d’autres faveurs précieuses ; mais je croyais en avoir déguisé la ressemblance au point qu’il ne pût être reconnu par aucun de ceux des amis de mon père qui vivaient encore. Je me trompais pourtant, et j’avais fort compromis ce que je désirais qu’on regardât comme un secret, car j’appris ensuite qu’un homme très respectable du petit nombre de ceux des amis de mon père qui lui avaient survécu, avait dit, lorsque cet ouvrage parut, qu’il savait à n’en pouvoir douter quel en était l’auteur, ayant reconnu dans l’Antiquaire des traits de caractère d’un très intime ami de ma famille.

Il me reste à prier le lecteur de ne pas supposer que feu mon respectable ami ressemblât à M. Oldbuck, soit du côté de la généalogie, soit du côté de l’histoire attribuée au personnage idéal. Il n’y a pas dans le roman un seul incident qui soit emprunté à sa vie réelle, excepté le fait de sa résidence en une vieille maison près d’un port de mer florissant, et une scène dont il arriva par hasard à l’auteur d’être témoin entre son vieil ami et la directrice d’une diligence scène assez analogue à celle qui commence l’histoire de l’Antiquaire Un excellent caractère auquel se joignait une légère teinte de causticité, de l’instruction, de l’esprit, de l’originalité, et tout cela rendu plus piquant par ces singularités qui caractérisent le vieux célibataire, une profondeur de bon sens que la bizarrerie de l’expression faisait ressortir encore, étaient, suivant l’auteur, les seules qualités par où la créature de son imagination ressemblât à son bienveillant et excellent vieil ami.

Le rôle considérable que joue le mendiant dans la narration suivante a engagé l’auteur à joindre ici quelques remarques sur ce caractère, tel qu’il existait autrefois en Écosse, quoique maintenant on en retrouve à peine la trace.

Il y avait beaucoup de ces vieux mendians écossais qui ne pouvaient être confondus avec cette classe d’hommes entièrement dégradés qui se livrent maintenant à ce métier de vagabondage. Quelques uns, qui avaient l’habitude de parcourir un certain district, étaient ordinairement bien reçus dans la salle du fermier ou dans les cuisines du gentilhomme campagnard. Martin, l’auteur du Reliquiœ divi sancti Andreœ, écrit en 1683, fait le récit suivant d’une classe de cet ordre d’individus au dix-septième siècle, et dans des termes qui pourraient faire regretter son extinction à un antiquaire tel que M. Oldbuck. Il les suppose descendus des anciens bardes, et il continue : « Ils sont appelés par les autres et s’appellent eux-mêmes Jockeys, qui s’en vont mendiant ; ils sont encore dans l’habitude de répéter le Sloggome (mot de ralliement ou cri de guerre) de la plupart des véritables et anciens noms de l’Écosse, d’après leur vieille expérience et leurs observations. J’ai conversé avec quelques uns d’entre eux, et leur ai trouvé du sens et de la discrétion. L’un me dit qu’ils n’étaient pas maintenant plus de douze dans l’île entière, mais qu’il se rappelait le temps où ils y étaient en grand nombre et où il était un des cinq qui se réunissaient ordinairement à Saint-André. »

Cette race de Jockeys, telle qu’elle est ici décrite, est depuis long-temps, je présume, éteinte en Écosse ; mais le mendiant tel qu’on se le rappelle encore, même de mon temps, semblable au Baccoch ou l’Estropié voyageur de l’Irlande, devait mériter l’hospitalité qu’on lui donnait par quelque chose de plus que par l’exposition de sa détresse. C’était souvent un gaillard facétieux et bavard, prompt à la repartie, et n’étant retenu dans l’exercice de cette faculté par aucun respect des personnes, son manteau rapiécé lui donnant le privilège des anciens bouffons. Être un bon plaisant ; c’est-à-dire posséder le talent de la conversation, était une chose essentielle au métier d’un pauvre homme (puir budy) de la classe la plus estimée ; et Burns, qui prenait tant de plaisir à les entendre parler, semble avoir réfléchi avec une fermeté sombre sur la possibilité de devenir quelque jour membre de leur société ambulante. Il en parle assez souvent dans ses œuvres poétiques pour indiquer qu’il ne regardait pas l’accomplissement de cette pensée comme absolument impossible. Ainsi dans la belle dédicace de ses œuvres à Gavin Hamilton, il dit :

« Et quand je n’attellerai plus le cheval à la charrue, grâces en soient rendues au Seigneur, je puis mendier. »

Et dans une épître à Davie, un poète de ses confrères, il dit encore qu’à la fin de leur carrière

« La fin et le pis-aller est de mendier, »


Et après avoir remarqué que

« Il est sans doute bien dur de coucher le soir dans une carrière ou une grange lorsque les os sont rompus de fatigue et le corps épuisé de faiblesse, »


ce poète, doué d’un esprit véritablement lyrique, conclut que la libre jouissance des beautés de la nature est bien faite pour balancer les fatigues et l’incertitude de la vie même d’un mendiant. Dans une de ses lettres en prose, je ne me rappelle plus à quelle occasion, il s’occupe plus sérieusement de cette idée, et s’y arrête comme n’étant pas incompatible avec ses habitudes et ses facultés.

La vie d’un mendiant écossais du dix-huitième siècle ayant été envisagée sans trop de répugnance par Robert Burns, l’auteur ne peut croire qu’on lui reprochera d’avoir donné au caractère d’Edie Ochiltree quelque chose de poétique et une dignité personnelle qui l’élèvent fort au dessus des individus de sa misérable profession, plus abjects que lui-même. Cette classe avait dans le fait quelques privilèges. Un gîte tel quel lui était toujours promptement accordé dans un des bâtimens extérieurs, et l’aumône ordinaire, appelée gowpen, d’une poignée de farine, ne lui était presque jamais refusée par le plus pauvre paysan. Le mendiant la renfermait, suivant sa qualité, dans différens sacs autour de sa personne, et il portait ainsi avec lui la partie principale de sa nourriture, qu’il n’avait besoin que de demander pour l’obtenir. Dans la maison des gentilshommes, son repas s’améliorait de quelques restes de viande hachée, quelquefois de deux sous d’Écosse, ou penny anglais, qui étaient dépensés en tabac ou en whiskey[2]. Dans le fait, ces indolens péripatéticiens souffraient beaucoup moins de maux réels ou du manque de nourriture, que les pauvres paysans dont ils recevaient l’aumône.

Si, outre ses qualités personnelles, le mendiant se trouvait être un des Bedesmen du roi en robe bleue, il appartenait alors à l’aristocratie de son ordre, et était regardé comme un personnage fort important.

Ces Bedesmen sont un ordre de pauvres auxquels les rois d’Écosse avaient coutume de distribuer certaines aumônes conformément aux ordonnances de l’église catholique, et qui en revanche étaient obligés de prier pour la prospérité de la famille royale et de l’État. Leur ordre subsiste encore ; leur nombre est égal à celui des années de Sa Majesté, et une robe bleue de plus est mise sur les rôles, au retour de chaque anniversaire de la naissance du roi. À cette heureuse époque, chaque Bedesmen reçoit aussi un manteau neuf ou robe de gros drap d’un bleu clair, avec une plaque d’étain, qui lui confère le privilège général de mendier par toute l’Écosse, toutes les lois contre les mendians et tous les genres de mendicité devant se faire en faveur de cette classe privilégiée. Avec le manteau chacun reçoit une bourse de cuir contenant autant de schellings écossais, c’est-à-dire de sous sterling, que le souverain a d’années ; le zèle de leur intercession pour la durée de la vie du roi étant, à ce que l’on suppose, fort excité par l’intérêt actuel et croissant qu’ils ont eux-mêmes à voir exaucer leurs prières. Dans la même circonstance, un des chapelains du roi prêche un sermon aux Bedesmen, qui forment, suivant l’expression d’un de ces révérends ecclésiastiques, l’auditoire le plus impatient et le moins attentif qui puisse exister. Ce qui y contribue peut-être est l’opinion des Bedesmen, qu’on les paie pour les prières qu’ils font, et non pour écouter celles qu’ils entendent, ou plus probablement encore, c’est l’impatience naturelle, quoique fort inconvenante dans des hommes d’un caractère si vénérable, de voir arriver la fin du cérémonial de l’anniversaire royal, qui se termine ordinairement pour eux par un copieux déjeuner de pain et d’ale ; cette représentation religieuse et morale finissant par le conseil du vieil ermite (the hermit hoar) de Johnson à son prosélyte :

« Allons, mon garçon, viens boire de la bière. »

On trouve dans les comptes du trésorier plusieurs notes qui font foi des charités accordées à ces vieux Bedesmen, tant en argent qu’en habits.

Il me reste à dire que, quoique l’institution des Bedesmen du roi subsiste encore, il est très rare d’en rencontrer maintenant dans les rues d’Édimbourg, leur singulier costume leur imprimant un caractère particulier.

Ayant ainsi rendu compte de l’espèce et du genre de cette classe à laquelle Edie Ochiltree appartient, l’auteur ajoutera que l’individu qu’il a eu en vue était André Gemmells, vieux mendiant du caractère qu’il a décrit, bien connu il y a nombre d’années, et qu’on n’a sans doute pas encore oublié dans les vallées de Gala, de la Tweed, d’Ettrick, de Varrow, et dans les pays voisins.

L’auteur, dans sa jeunesse, a vu plusieurs fois André et a conversé avec lui ; mais il ne peut se rappeler s’il avait le rang de robe bleue. C’était un vieillard d’une tournure remarquable, fort grand, et ayant dans son abord et son maintien quelque chose de martial ; ses traits étaient pleins d’intelligence et marqués par une expression satirique ; il y avait dans tous ses gestes une grâce si frappante, qu’on aurait pu le soupçonner de les étudier, car il était digne, en toute occasion, de servir de modèle à un artiste, tant ses poses les plus habituelles étaient remarquables ; il se servait peu du jargon de ceux de son état ; ses besoins consistaient en une légère nourriture et un gîte, ou une bagatelle en argent qu’il demandait toujours et semblait recevoir comme une chose due ; il savait chanter une bonne chanson, narrer un conte plaisant, et soutenir une raillerie mordante avec tout le sel des bouffons de Shakspeare, quoiqu’il ne portât pas comme eux le manteau de la folie. C’était autant la crainte qu’inspirait l’humeur satirique d’André, qu’un sentiment de bienveillance ou de charité qui lui assurait généralement le bon accueil qu’il recevait partout. Dans le fait, une plaisanterie d’André Gemmells, surtout aux dépens d’un personnage important, se répandait dans le cercle qu’il fréquentait, aussi rapidement que le bon mot d’un homme dont la réputation d’esprit est faite circule dans le grand monde. On se souvient encore de plusieurs de ses saillies ; mais elles sont, en général, trop locales et trop personnelles pour être rapportées ici.

André avait un caractère qui lui était propre parmi ceux de sa classe, au moins à ce que j’ai entendu dire. Il était toujours prêt et disposé à jouer aux cartes ou aux dés avec quiconque désirait se livrer à cet amusement. Ce trait appartient plus au caractère du joueur vagabond d’Irlande, appelé en ce pays carrow, qu’à celui du mendiant écossais. Mais feu le révérend docteur Robert Douglas, ministre de Galashiels, a assuré à l’auteur que la dernière fois qu’il avait vu André, il était occupé à jouer au brag[3], avec un gentilhomme d’une fortune et d’une naissance distinguées. Afin de conserver les degrés convenables du rang, la partie se faisait à une croisée ouverte du château : le laird, assis sur une chaise dans l’intérieur, et le mendiant sur un tabouret dans la cour, jouaient sur le bord de la fenêtre : l’enjeu était une somme d’argent considérable. L’auteur ayant exprimé quelque surprise, le docteur Douglas lui fit observer que ce laird était sans doute un homme singulier, un original ; mais que beaucoup de personnes respectables dans ce temps n’auraient trouvé, comme lui, rien d’extraordinaire à passer une heure à jouer aux cartes ou à causer avec André Gemmells.

Ce singulier mendiant avait ordinairement sur lui, ou du moins on le supposait, autant d’argent que sa vie en aurait valu aux yeux de nos voleurs actuels de grands chemins. Un gentilhomme campagnard, qu’on regardait comme fort serré dans ses dépenses, ayant un jour rencontré André, exprima beaucoup de regret de n’avoir pas de monnaie dans sa poche, autrement il lui aurait donné un six pences[4]. « Je puis vous changer un bank-note[5], laird », répondit André.

Semblable à tous ceux qui sont devenus les premiers de leur profession, André se plaignait souvent de l’état de dégradation qu’avaient subi les mendians modernes. Comme métier, disait-il, il était tombé de 40 livres sterling par an, depuis qu’il avait commencé à l’exercer.

Dans une autre occasion, il remarqua que, de notre temps, mendier ne pouvait plus convenir à un gentilhomme, et qu’il aurait vingt fils qu’il ne se déciderait pas facilement à les élever dans le même état que lui.

En quels lieux et en quel temps ce laudator temporis acti termina-t-il ses courses errantes ? c’est ce que l’auteur n’a jamais appris avec certitude ; mais très probablement, comme dit Burns :

« Il mourut comme le pauvre cheval d’un colporteur, au bord de quelque fossé. »

L’auteur peut ajouter un autre portrait du même genre que celui d’Edic Ochiltree et d’André Gemmells, comparant ces portraits à une espèce de galerie ouverte à tout ce qui peut faire connaître les anciennes mœurs et amuser le lecteur.

Les contemporains de l’auteur à l’université d’Édimbourg se rappelleront sans doute la taille mince et amaigrie d’un vieux et vénérable Bedesmen qui se tenait sur le port de Potter-row, maintenant démoli, et qui, sans prononcer une syllabe, inclinant doucement la tête, présentait son chapeau à chaque individu qui passait, mais sans aucun signe d’importunité. Cet homme obtenait, par son silence et son air exténué, qui le faisaient ressembler à un pèlerin venu d’un lointain pays, le même tribut payé à l’humeur sarcastique d’André et à son maintien imposant. On le disait en état de soutenir son fils, étudiant en théologie dans cette même université à la porte de laquelle se tenait son père mendiant. Le jeune homme était modeste et porté à l’étude ; de sorte qu’un étudiant du même âge, et dont les parens appartenaient à une classe peu élevée, touché de le voir exclu de la société des autres écoliers, lorsqu’ils vinrent à soupçonner le secret de sa naissance, cherchait à le consoler de temps en temps par quelques attentions obligeantes. Le vieux mendiant fut reconnaissant des égards témoignés à son fils ; et un jour que le bienveillant écolier passait, il s’inclina plus avant que de coutume, comme pour lui fermer le passage. L’étudiant tira un sou de sa poche, concluant que c’était là ce que voulait le mendiant ; mais il fut fort étonné de recevoir ses remerciemens pour la bienveillance qu’il avait témoignée à Jemmie, et en même temps une invitation cordiale de dîner chez eux le samedi suivant, avec une épaule de mouton et des pommes de terre, ajoutant : « Vous mettrez votre chemise blanche, car j’ai du monde. » L’étudiant était fort tenté d’accepter cette offre hospitalière, comme la plupart l’auraient fait à sa place ; mais ses motifs auraient pu être mal interprétés, et il jugea plus prudent, en réfléchissant aux circonstances et à l’état du pauvre homme, de ne point accepter l’invitation.

Tel est le petit nombre de traits sur la mendicité écossaise destinés à donner des éclaircissemens sur ce roman, où un caractère de ce genre joue un rôle si important. Nous concluons que nous croyons avoir justifié le droit d’Edie Ochiltree à l’importance qui lui est donnée, en montrant que nous avons connu un mendiant qui jouait aux cartes avec un personnage distingué, et un autre qui donnait à dîner.

Je ne sais s’il est digne de remarquer ici que lorsque l’Antiquaire parut, ce roman fut moins bien accueilli qu’aucun de ceux qui l’avaient précédé, quoique, par la suite, il ait obtenu un degré de faveur égal et même supérieur dans l’opinion de quelques lecteurs.


L’ANTIQUAIRE.



CHAPITRE PREMIER.

LA DILIGENCE.


Appelez une voiture ; qu’une voiture soit appelée, et que l’homme qui l’appelle, en étant l’appeleur, n’appelle autre chose, en l’appelant, qu’une voiture. Une voiture, une voiture ! Ô dieux, une voiture !
Chromonhotonthologos[6].


C’était le matin d’un beau jour d’été, vers la fin du dix-huitième siècle, qu’un jeune homme d’une tournure distinguée, et qui se rendait au nord-est de l’Écosse, avait arrêté une place dans une des voitures publiques qui parcourent la route d’Édimbourg et de Queensferry, endroit où, comme le nom l’indique, tous mes lecteurs du nord savent qu’on trouve une barque pour traverser le détroit du Forth[7]. La voiture était destinée à contenir régulièrement six voyageurs, outre ceux que le cocher pouvait ramasser en route, et qui venaient empiéter sur les places des légitimes possesseurs. Les billets qui donnaient droit à un siège dans cette voiture peu commode étaient distribués par une vieille femme à l’œil perçant, et dont le nez long et effilé était surmonté d’une paire de lunettes. Elle habitait, dans High-Street, une boutique souterraine, c’est-à-dire une espèce de cave où l’on descendait par un escalier fort roide et fort étroit. Là, elle vendait du ruban, du fil, des aiguilles, des écheveaux de laine, de la grosse toile, et semblables articles de mercerie, à ceux qui avaient le courage et l’adresse de descendre dans les profondeurs de son habitation sans y tomber la tête la première et sans renverser aucun des nombreux articles qui, entassés de chaque côté de l’escalier ; indiquaient le genre de commerce qu’on faisait en bas.

L’affiche écrite à la main et qu’on avait collée sur une planche en saillie pour annoncer que la diligence de Queensferry, ou la Mouche de Hawes[8], partait à midi précis le mardi 15 juin 17…, afin d’assurer aux voyageurs le passage du Forth[9] avec la marée montante, était semblable à un bulletin ; car bien que midi fût sonné à l’horloge de Saint-Gilles et que celle de Tron l’eût répété[10], la voiture ne se montrait pas au lieu indiqué. Il est vrai que deux places seulement ayant été retenues, il était possible que la dame du logis souterrain se fût entendue avec son Automédon[11] pour qu’en cas semblable il laissât s’écouler quelques momens, afin d’avoir la chance de remplir les places vacantes, ou bien ledit Automédon avait pu être employé à la suite d’un enterrement, et se trouver retenu par la nécessité de dépouiller sa voiture de ses draperies lugubres ; ou peut-être s’était-il arrêté pour boire une demi-pinte extra avec son compère l’hôte : le fait est qu’il n’arrivait pas.

Le jeune homme, qui commençait à s’impatienter un peu, fut bientôt abordé par un compagnon d’infortune : c’était la personne qui avait retenu la seconde place. Celui qui va entreprendre un voyage se distingue en général aisément de ses autres concitoyens. Les bottes, la large redingote, le parapluie, le petit paquet qu’il tient à la main, le chapeau enfoncé sur son front, son air résolu, son pas ferme et important, la brièveté de ses réponses aux salutations des oisifs de sa connaissance, sont des marques auxquelles celui qui a l’habitude de voyager par la diligence ou la malle reconnaît de loin son compagnon de route lorsqu’il se hâte d’arriver au lieu du rendez-vous. C’est alors qu’avec une prudence un peu égoïste, le premier venu s’empresse de s’assurer la meilleure place dans la voiture, et d’arranger son bagage de la manière la plus commode avant l’arrivée de ses compétiteurs. Notre jeune homme, qui n’était pas doué de beaucoup de prévoyance, et qui d’ailleurs, par l’absence de la voiture, était dans l’impossibilité de profiter de son droit de priorité, s’amusa, pour se distraire, à faire des conjectures sur les occupations et le caractère de l’individu qui venait d’arriver.

C’était un assez bel homme d’environ soixante ans, peut-être plus ; mais son teint animé et la fermeté de sa démarche indiquaient que les années n’avaient altéré ni sa force ni sa santé. Sa physionomie avait le vrai caractère écossais ; des traits fortement prononcés et peut-être un peu durs, un coup d’œil vif et pénétrant, et une gravité habituelle animée par une teinte d’humeur satirique ; ses habits étaient d’une couleur uniforme et convenable à son âge et à sa gravité ; sa perruque, bien poudrée et surmontée d’un chapeau rabattu, lui donnait l’air d’appartenir à quelque profession sérieuse ; ce pouvait être un ecclésiastique, cependant son aspect avait quelque chose de plus mondain que celui des membres de l’église d’Écosse, et sa première exclamation ne laissa bientôt plus de doute.

Il arriva d’un pas pressé, et jetant un regard alarmé d’abord sur le cadran de l’église, puis sur l’endroit où aurait dû se trouver la voiture, il s’écria : « Le diable s’en mêle, je suis arrivé trop tard ! »

Le jeune homme le tira de son inquiétude en lui apprenant que la voiture n’avait pas encore paru. Le vieux gentilhomme, sentant apparemment qu’il avait lui-même manqué d’exactitude, ne se crut pas d’abord le droit de se plaindre de celle du cocher. Il prit un paquet, qui paraissait contenir un volumineux in-folio, des mains d’un petit garçon qui l’avait suivi, et lui donnant un léger coup sur la joue, il lui commanda de s’en retourner, et de dire à M. B… que s’il avait cru avoir autant de temps à lui, ils n’auraient pas terminé si facilement leur marché ; puis il engagea l’enfant à être laborieux et exact, lui disant qu’il ferait son chemin tout aussi bien qu’aucun autre épousseteur de livres. Le petit garçon semblait attendre, peut-être dans l’espoir qu’il lui donnerait une pièce de deux sous pour acheter des billes ; mais il n’en fut rien. Le vieux monsieur appuya son petit paquet sur un des poteaux qui étaient en tête de l’escalier ; et, se plaçant en face du jeune voyageur, il attendit en silence pendant environ cinq minutes, l’arrivée de la diligence.

À la fin, après avoir jeté une fois ou deux un regard impatient sur la grande aiguille de l’horloge, l’avoir comparée avec une vieille et lourde montre d’or à répétition qu’il avait tirée dans ce but ; après s’être composé le visage pour donner une expression plus énergique à deux ou trois exclamations de colère, il appela la vieille marchande de la boutique souterraine.

« Bonne femme ! diable soit de son nom ! Mistriss Macleuchar ! »

Mistriss Macleuchar, qui sentait bien qu’elle serait réduite à se tenir sur la défensive dans l’assaut qu’elle allait avoir à soutenir, et qui se souciait peu de voir s’entamer cette discussion, ne se pressait pas de répondre.

« Mistriss Macleuchar ! bonne femme ! » continua-t-il en élevant la voix ; puis la baissant, il ajouta : « La vieille sorcière, elle est sourde comme un pot, — n’est-ce pas, mistriss Macleuchar ?

— Je sers une pratique ! s’écria-t-elle. — En vérité, mon cœur ; je ne puis vous diminuer un liard.

— Et croyez-vous, poursuivit le voyageur, que nous ayons le temps de vous attendre ici jusqu’à ce que vous ayez attrapé cette pauvre fille de la moitié d’une année de ses gages et profits ?

— Attrapé ! répliqua mistriss Macleuchar, saisissant cette occasion de se quereller sur un point plus facile à défendre ; je méprise vos paroles, monsieur : mais vous êtes un incivil personnage, et je vous prie de ne pas vous tenir ainsi au haut de mon escalier pour venir me calomnier jusque chez moi.

— Cette femme, dit le vieux monsieur en jetant un regard malin sur son futur compagnon de route, n’entend pas les formes expéditives. Femme, dit-il en se retournant vers le caveau, je n’attaque pas ton caractère, je voudrais seulement savoir ce qu’est devenue ta voiture.

— Que demandez-vous ? dit mistriss Macleuchar, dont la surdité était revenue.

— Madame, dit le jeune étranger, nous avons retenu des places dans votre diligence de Queensferry.

— Qui devrait être à moitié route à l’heure qu’il est, continua le plus vieux et le plus impatient des deux voyageurs, dont la colère s’augmentait à mesure qu’il parlait ; et maintenant il est probable que nous manquerons la marée, tandis que j’ai une affaire importante de l’autre côté, et votre maudite voiture…

— La voiture ? que Dieu nous protège ! quoi, messieurs, n’est-elle pas encore sur la place ? répondit avec étonnement la vieille dame, dont la voix glapissante et courroucée s’était adoucie pour faire place à un ton dolent et presque justificatif : « Est-ce la voiture que vous attendez ? »

— Et pourquoi resterions-nous là, à griller au soleil à côté de votre gouttière, femme sans foi ? hé !

Mistriss Macleuchar parut alors en haut de l’échelle de sa trappe (car on aurait pu l’appeler ainsi, quoique ce fût un escalier de pierre), et montrant son nez au niveau du trottoir, elle essuya les verres de ses lunettes afin de mieux voir la voiture qu’elle savait fort bien n’y pas trouver ; puis avec une surprise assez bien feinte : « Bon Dieu ! s’écria-t-elle, a-t-on jamais vu rien de semblable ?

— Oui, repartit le vieux voyageur en colère, abominable femme, on a vu et on verra pareille chose et bien pis encore chaque fois qu’on aura quelque chose à démêler avec votre sexe maudit ; » puis se promenant à grands pas et plein d’indignation devant la porte de la boutique, en passant et repassant, tel qu’un vaisseau qui fait face à un fort ennemi, il lâchait une bordée de plaintes, de menaces et de reproches sur la confuse mistriss Macleuchar. Tantôt il voulait prendre une chaise de poste, tantôt appeler un fiacre, tantôt prendre quatre chevaux ; il devait, il lui fallait être dans le nord le jour même, et toutes les dépenses de son voyage, outre les dommages tant directs qu’indirects, devaient retomber sur la tête dévouée de mistriss Macleuchar.

Il y avait quelque chose de si comique dans ce ressentiment colérique, que le jeune voyageur, qui n’était pas aussi pressé de partir, ne put s’empêcher de s’en amuser, d’autant plus que le vieux monsieur, quoique certainement fort en colère, riait involontairement de temps en temps lui-même de la chaleur qu’il y mettait. Mais comme mistriss Macleuchar se permit d’en rire aussi, il mit aussitôt un frein à cette gaité déplacée.

« Femme, dit-il en lui montrant un papier imprimé tout chiffonné, n’est-ce pas là une de tes feuilles d’annonces ? n’y annonces-tu pas, qu’avec la volonté de Dieu, suivant tes expressions hypocrites, la diligence de Queensferry ou Mouche de Hawes partira ce jourd’hui à midi ? n’est-il pas maintenant midi un quart ? et nous ne voyons point ta mouche ou ta diligence. Connais-tu bien la conséquence d’abuser ainsi le public par de faux avis ? Sais-tu bien que ceci pourrait te foire appliquer la loi rendue contre l’imposture ? Mais voyons, réponds, et une fois dans ta longue, inutile et misérable vie, que ce soit par des paroles de franchise et de vérité : as-tu bien une telle voiture, existe-t-elle in rerum natura ? ou cette trompeuse annonce n’est-elle qu’un appât offert au voyageur crédule pour lui faire perdre son temps, sa patience et trois schellings d’argent de ce royaume ? Cette voiture, dis-je, existe-t-elle, oui ou non ?

— Oh ! oui, vraiment, monsieur, et les voyageurs la connaissent bien ; elle est verte, bariolée de rouge, avec trois roues jaunes et une noire.

— Femme, cette description ne signifie rien. Ce n’est peut-être qu’un mensonge, et avec circonstances.

— Oh ! monsieur, monsieur, dit la pauvre mistriss Macleuchar, accablée de se voir si long-temps en butte à cette rhétorique, reprenez vos trois schellings, et que je n’en entende plus parler.

— Un instant, un instant, bonne femme : tes trois schellings me transporteront-ils à Queensferry suivant la promesse de ton perfide programme ? ou me dédommageront-ils du tort d’avoir laissé mes affaires en suspens, ou des dépenses que je serai forcé de faire si je m’arrête un jour à Southferry pour y attendre la marée ? me suffiront-ils pour louer une barque dont le prix ordinaire est de cinq schellings ? »

Ici son argument fut interrompu par un bruit lourd qu’on reconnut être celui de la voiture qu’on attendait, et qui se pressait d’arriver avec toute la célérité dont étaient capables les deux rosses poussives qui la traînaient. Ce fut avec un plaisir inexprimable que mistriss Macleuchar vit enfin son persécuteur établi dans la voiture ; mais au moment où elle partait, il mit encore la tête à la portière pour lui rappeler par des paroles que couvrait déjà le bruit des roues, que si la diligence n’arrivait pas au bac à temps pour profiter de la marée, elle, mistriss Macleuchar, se verrait responsable de toutes les conséquences qui s’ensuivraient.

La voiture avait déjà roulé pendant un mille ou deux avant que l’étranger eût complètement repris sa tranquillité d’âme, comme on en put juger par les exclamations plaintives qui lui échappaient de temps en temps sur la probabilité ou même la certitude de manquer la marée. Par degrés cependant sa colère s’apaisa ; il s’essuya le front, et défaisant le paquet qu’il tenait à la main, il en tira son in-folio qu’il examinait de temps en temps avec le coup d’œil d’un connaisseur, admirant sa hauteur, son état de conservation, et s’assurant par l’inspection particulière et minutieuse de chaque feuille qu’il était complet et en bon état depuis le titre jusqu’à la dernière ligne. Son compagnon de voyage prit alors la liberté de lui demander quel était le genre de ses études, et le vieux monsieur, jetant sur lui un coup d’œil où il entrait quelque chose de railleur, comme s’il l’eût supposé incapable de goûter ou même de comprendre sa réponse, lui apprit que ce livre était l’Itinerarhim Septentrionale de Sandy Gordon, ouvrage destiné à faire connaître les ruines romaines en Écosse. Le jeune homme, sans être étourdi de ce titre savant, continua à faire plusieurs questions qui montraient qu’il avait su profiter d’une éducation soignée, et que, quoiqu’il ne fût pas très profond en fait d’antiquités, cependant il avait assez étudié les classiques pour comprendre ceux qui en parlaient, et les écouter avec intérêt. Le vieux voyageur, remarquant avec plaisir combien son compagnon de route était capable de l’entendre et de lui répondre, ne tarda pas à s’enfoncer dans de profondes discussions sur les urnes, les vases, les autels votifs, les retranchemens des Romains et de l’art former des camps.

Le plaisir de cette conversation eut un effet si salutaire, que, quoique le voyage se trouvât deux fois retardé par des circonstances dont chacune occasiona un délai beaucoup plus long que celui qui avait attiré toute sa colère sur la malheureuse mistriss Macleuchar, notre Antiquaire n’en témoigna son mécontentement que par quelques exclamations d’impatience, qui semblaient avoir plus de rapport à l’interruption de ses dissertations savantes qu’au retard de son voyage.

Un ressort cassé, et que plus d’une demi-heure ne suffit pas pour réparer, causa le premier de ces délais ; quant à l’autre, l’Antiquaire y contribua beaucoup, si même il n’en fut pas le principal auteur, en remarquant qu’un des chevaux avait perdu un de ses fers de devant et en avertissant le cocher de cet accident. « C’est Jemmie[12] Martingale qui s’est chargé de l’entreprise de fournir des chevaux et de les entretenir, répondit John, et je ne dois pas m’arrêter ni souffrir aucun dommage pour ces sortes d’accidens.

— Et quand tu irais au diable, comme tu le mérites, drôle, qui formera l’entreprise de t’en tirer ? Si vous n’arrêtez pas sur-le-champ, et ne faites pas referrer ce pauvre animal par le maréchal le plus proche, je vous ferai punir, s’il se trouve un juge de paix dans tout le Mid Lothian[13], » et ouvrant la portière, il sauta hors de la voiture, tandis que le cocher obéissait, en murmurant entre ses dents que si ces messieurs manquaient la marée, ils devaient convenir que ce serait par leur faute, puisqu’il ne demandait qu’à marcher.

J’aime si peu à analyser la complication des causes qui influent sur les actions humaines, que nous n’oserions pas affirmer que l’humanité de l’Antiquaire envers le pauvre cheval ne fut en partie excitée par son désir de montrer à son compagnon les restes d’un camp ou retranchement picte, sur lequel il venait de discuter longuement, et dont il se trouvait précisément des débris très curieux et très bien conservés dans le voisinage de l’endroit où cette interruption avait eu lieu. Mais si nous voulions disséquer les motifs qui firent agir notre digne ami (c’est-à-dire le monsieur à la mise simple, à la perruque bien poudrée et au chapeau rabattu), il nous faudrait déclarer que, quoique dans aucun cas il n’eût permis au cocher de continuer la route avec un cheval incapable de service, et que la marche aurait pu faire souffrir, cependant la manière agréable dont le vieux voyageur trouva le moyen d’employer cet intervalle, épargna certainement au cocher de violens reproches et des injures auxquelles autrement il n’aurait pas échappé.

Ces interruptions consumèrent un temps si considérable, que lorsqu’ils descendirent la montagne qui vient aboutir à l’auberge de l’Hawes (c’est ainsi qu’on appelle l’auberge située du côté sud de Queensferry), l’œil expérimenté de l’Antiquaire reconnut bientôt à la quantité de sable mouillé, et au nombre de pierres noires et de rocailles mêlées d’herbes marines qui couvraient le rivage, que l’heure de la marée était passée. Le jeune voyageur s’attendait à une nouvelle explosion de colère ; mais soit, comme le dit Croaker dans le Bonhomme, que notre héros se fût épuisé d’avance en plaintes sur ses infortunes, de manière à ne plus les ressentir lorsqu’elles arrivaient réellement, soit que la compagnie dans laquelle il se trouvait lui fût assez agréable pour l’empêcher de murmurer des circonstances qui retardaient son voyage, le fait est qu’il se soumit à son sort avec beaucoup de résignation.

« Que le diable soit de la diligence et de la vieille sorcière à qui elle appartient ! La diligence ! ah ! c’est la paresseuse qu’on aurait dû l’appeler ! La Mouche, disait-elle ; oui vraiment, elle avance comme une mouche empêtrée dans un pot de glu, comme le dirait un Irlandais. Mais cependant le temps et la marée n’attendent personne ; ainsi donc, mon jeune ami, nous ferons bien de manger quelque chose dans cette auberge, qui est assez propre, et je serai bien aise de vous finir les détails que je vous donnais sur le mode de retranchement des anciens… castra stativa et castra œstiva, deux choses que la plupart des auteurs ont trop confondues. Eh, bon Dieu ! s’ils avaient voulu s’en assurer par leurs propres yeux, au lieu de s’en rapporter aveuglément les uns aux autres !… Eh bien ! nous serons assez commodément à l’auberge où s’arrête la diligence, et comme, après tout, il aurait bien fallu dîner quelque part, il sera plus agréable de traverser avec la marée descendante et la brise du soir. »

Ce fut dans cette disposition chrétienne de tout prendre pour le mieux que nos voyageurs descendirent à l’auberge de la diligence.


CHAPITRE II.

L’AUBERGE.



Monsieur, on me fait injure ici ! Tous les jours un misérable collet de mouton desséché au point d’être râpé en poussière, et, pour le faire couler, un mélange de bière et de lait de beurre. Cela ne se passe pas ainsi dans mon patrimoine. Du vin ! voilà le mot qui réjouit le cœur de l’homme, et chez moi l’on boit du vin. Du vin d’Espagne, me dit mon bouchon ; amusons-nous, et buvons du Xérès : je m’en tiens là.
Ben-Johnson. La nouvelle Auberge.


En descendant le mauvais marche-pied de la diligence devant l’auberge, le vieux voyageur fut salué par son hôte, gros homme goutteux et poussif, avec ce mélange de familiarité et de respect que les aubergistes écossais de la vieille école avaient coutume de se permettre avec leurs pratiques les plus estimées.

« Bon Dieu, Monkbarns ! lui dit-il en l’appelant de son nom de terre, le plus agréable qui puisse frapper les oreilles d’un propriétaire écossais ; est-ce bien vous ? Je ne me doutais guère de voir ici Votre Honneur avant la fin de la session d’été.

— Vieux radoteur, répondit son hôte, dont l’accent écossais, autrement assez peu remarquable, le devenait beaucoup lorsqu’il était en colère ; vieil idiot impotent, qu’ai-je affaire avec la session, avec les oies qui s’y attroupent ou les faucons qui s’apprêtent à tomber dessus ?

— Ma foi, cela est vrai ! » dit mon hôte, qui dans le fait n’avait parlé que d’après un souvenir assez confus de la première éducation de l’étranger, mais qui aurait été fâché qu’on ne le crût pas exactement informé du rang et de la profession de notre voyageur, ou de tout autre qui s’arrêtait quelquefois chez lui. « C’est bien vrai, mais je vous croyais quelque procès à surveiller pour votre compte. J’en ai un moi-même ; c’est une cause pendante que mon père m’a laissée, et qui lui avait été léguée aussi par son père. C’est au sujet de notre arrière-cour… Il se peut que vous en ayez entendu parler au parlement[14], Hutchinson contre Mackitchinson ; ah ! c’est une cause bien connue, elle a comparu quatre fois devant les juges, et du diable si le plus sage d’entre eux y a connu quelque chose, sinon de la renvoyer encore à la chambre supérieure[15]. Oh ! c’est une belle chose que la lenteur et la réflexion qu’on met à rendre la justice dans ce pays !

— Taisez-vous, vieux fou, dit le voyageur, mais d’un ton de bonne humeur, et dites-nous ce que vous pourrez donner à dîner à ce jeune monsieur et à moi.

— D’abord, il y a du poisson, c’est-à-dire de la truite de mer, et de la morue, dit Mackitchinson en tortillant sa serviette ; puis, vous aurez des côtelettes de mouton, et il y a des tourtes aux fruits très bien conservées, et il y a enfin tout ce que vous voudrez.

— Ce qui veut dire qu’il n’y a rien du tout de plus. Eh bien, soit ! le poisson, les côtelettes et une tourte nous suffiront ; mais n’allez pas imiter les prudens retards que vous venez de louer dans les cours de justice ; qu’il n’y ait pas de délai de la chambre inférieure à la chambre supérieure : vous m’entendez ?

— Non, non, » dit Mackitchinson, qui, à force de lire avec toute son attention des volumes entiers du Journal des Assises, avait recueilli quelques termes de loi ; « le dîner sera servi quamprimum et peremptorie. » Et avec le sourire satisfait d’un aubergiste de bon augure, il les laissa dans un parloir sablé, orné des gravures des quatre Saisons.

Comme, en dépit de ses promesses, les glorieux délais de la loi ne furent pas sans imitation dans la cuisine de l’auberge, notre jeune voyageur en profita pour sortir, et faire quelques questions aux gens de la maison sur le rang et l’état de son compagnon de route. Les renseignemens qu’il obtint, quoique moins authentiques et d’une nature plus générale que ceux que nous allons donner nous-mêmes, lui apprirent le nom, l’histoire et la position du gentilhomme que nous allons essayer le plus brièvement possible de mieux faire connaître au lecteur.

Jonathan Oldenbuck ou Aldinbuck, dont une contraction populaire avait fait Oldbuck, était le second fils d’un gentilhomme, possesseur d’un petit bien dans le voisinage d’un port de mer florissant sur la côte nord-est d’Écosse, et que pour diverses raisons nous appellerons Fairport[16]. Ils s’étaient établis, depuis plusieurs générations, comme propriétaires dans la province et dans la plupart des comtés de l’Angleterre ; cette famille aurait joui de quelque importance, mais le comté de… était rempli de gentilshommes d’une origine plus ancienne et d’une fortune plus considérable. En outre, tous les gentilshommes du pays de la dernière génération avaient été, presque sans exception, jacobites, tandis que les propriétaires de Monkbarns, comme les bourgeois de la ville près de laquelle ils vivaient, étaient de fermes soutiens de la ligue protestante. La famille dont nous parlons avait cependant une origine dont elle s’enorgueillissait autant que ceux qui la méprisaient avaient d’estime chacun de leur côté pour leur généalogie saxonne, normande ou celtique. Le premier Oldenbuck qui s’était établi dans cette terre descendait, disait-on, d’un de ceux qui introduisirent l’imprimerie en Allemagne, et il avait quitté sa patrie pour se soustraire aux persécutions dirigées contre ceux qui professaient la religion réformée. Il avait trouvé un asile dans la ville près de laquelle demeuraient ses descendans, avec d’autant plus de facilité qu’il était victime de la cause protestante ; ce qui ne lui fut pas non plus nuisible, fut qu’il avait apporté assez d’argent pour acheter le petit domaine de Monkbarns, alors mis en vente par un laird prodigue, au père duquel ce bien avait été donné avec d’autres terres de l’Église lors de la destruction d’un riche et puissant monastère auquel il avait appartenu. Les Oldenbuck étaient donc de fidèles sujets dans tous les cas d’insurrection, et comme ils étaient en bonne harmonie avec le bourg voisin, le laird de Monkbarns qui vivait en 1745 fut nommé prévôt de la ville pendant cette malheureuse année, et se distingua par son zèle en faveur du roi George, pour le service duquel il fit même des dépenses dont, suivant la libéralité ordinaire de tout gouvernement envers ses amis, il ne fut jamais dédommagé. À force de sollicitations, cependant, et de crédit dans le bourg, il parvint à obtenir une place aux douanes, et comme c’était un homme soigneux et de peu de dépense, il fut bientôt en état d’augmenter considérablement sa fortune paternelle. Il n’avait que deux fils, dont, comme nous l’avons déjà fait entendre, le laird actuel était le plus jeune, et deux filles, dont l’une florissait encore dans les douceurs du célibat, tandis que l’autre, qui était beaucoup plus jeune, avait contracté un mariage d’inclination avec un capitaine du 42e, qui n’avait pour tout bien que sa compagnie et une généalogie écossaise. La pauvreté troubla une union que l’amour aurait pu rendre heureuse, et le capitaine Mac-Intyre, dans l’intérêt de ses deux enfans, un garçon et une fille, s’était vu obligé d’aller chercher fortune aux Indes orientales. Ayant été commandé dans une expédition contre Hyder Aly, le détachement auquel il appartenait fut taillé en pièces, et sa femme infortunée ne sut jamais s’il avait péri sur le champ de bataille, s’il avait été égorgé en prison, ou s’il avait survécu dans une captivité que le caractère du tyran indien rendait sans espérance. Elle succomba sous le double poids de l’incertitude et de la douleur, laissant un fils et une fille à la charge de son frère le laird actuel de Monkbarns.

L’histoire de ce propriétaire lui-même ne sera pas longue. N’étant, comme nous l’avons dit, qu’un second fils, son père l’avait destiné à prendre part à des entreprises commerciales d’un avantage solide, auxquelles s’adonnaient quelques uns de ses parens maternels ; mais l’esprit de Jonathan n’ayant jamais pu se concilier avec ce projet, il fut mis en apprentissage chez un procureur, où il profita au point d’être bientôt au courant de toutes les formes d’investitures féodales, et se plaisait tellement à expliquer leurs bizarreries et à remonter à leur origine, que son patron avait conçu la plus vive espérance de le voir un jour un habile notaire. Mais il s’arrêta sur le seuil de la porte doctorale, et quoiqu’il eût acquis quelque connaissance de l’origine et du système des lois de son pays, on ne put jamais lui persuader d’en faire un usage pratique et lucratif. Ce n’était pourtant pas par insouciance des avantages attachés à la possession de l’argent, qu’il trompait ainsi les espérances de son maître : « S’il était étourdi, inconsidéré, ou rei suæ prodigus, disait son patron, je le comprendrais ; mais jamais il ne donne un schelling sans examiner soigneusement la monnaie qu’on lui rapporte. Pour lui une pièce de six-pences va plus loin qu’une demi-couronne avec tout autre[17] ; il restera ici des jours entiers à méditer sur une vieille copie en lettres gothiques des actes du parlement plutôt que d’aller à la paume ou à la bourse[18], et cependant il ne consacrerait pas une journée à une petite affaire de routine qui lui mettrait une vingtaine de schellings dans la poche : mélange bien singulier de nonchalance et d’industrie, d’économie et d’insouciance pour ses intérêts ; en vérité, je n’y comprends rien. »

Mais avec le temps son élève obtint les moyens de disposer de lui selon ses goûts ; car son père étant mort, fut suivi d’assez près par son fils aîné, amateur déterminé de la chasse et de la pêche, et qui mourut à la suite d’un rhume qu’il avait attrapé lorsqu’il se livrait à son penchant favori en tirant sur des canards dans un fond marécageux appelé Kittlefitthigmoss[19], quoiqu’il eût avalé une bouteille d’eau-de-vie cette même nuit pour se tenir l’estomac chaud. Jonathan hérita donc du domaine, et avec lui des moyens de subsister sans recourir à l’odieux métier de la loi. Ses désirs étaient fort modérés, et comme le revenu de son petit bien s’était augmenté en proportion de l’amélioration des terres, il surpassa bientôt de beaucoup ses besoins et sa dépense ; et quoique trop indolent pour pouvoir gagner de l’argent, il n’était nullement insensible au plaisir de le voir s’accumuler. Les bourgeois de la ville voisine le regardaient avec une espèce d’envie, comme quelqu’un qui affectait de se tenir en dehors du rang qu’ils avaient dans la société, et dont les études et les plaisirs leur semblaient également incompréhensibles. Cependant une sorte de respect héréditaire, qu’augmentait encore la connaissance de ses moyens pécuniaires, lui conservait une certaine importance parmi cette classe de ses voisins. Les gentilshommes du pays, qui lui étaient en général supérieurs en fortune, mais inférieurs en facultés intellectuelles, avaient peu de rapports avec M. Oldbuck de Monkbarns, à l’exception d’un seul avec lequel il vivait sur le pied d’une certaine intimité. Il avait toutefois la ressource ordinaire de la compagnie du ministre, ou du docteur, lorsqu’il le désirait, et se faisait en outre des occupations et des plaisirs qui lui étaient propres, étant en correspondance avec la plupart des savans de son temps, qui, comme lui, aimaient à mesurer des retranchemens en ruine, à faire le plan d’un château démoli, à déchiffrer d’illisibles inscriptions, et à écrire des essais sur des médailles, à raison de douze pages par chaque lettre de l’exergue. Il avait contracté une certaine irritabilité de caractère provenant en partie, disait-on, d’un désappointement amoureux qu’il avait éprouvé dans sa jeunesse, et qui, selon lui, l’avait rendu misogame[20], mais plus particulièrement parce qu’il était gâté par les attentions et les soins auxquels l’avaient habitué la vieille fille sa sœur, et sa nièce orpheline, qu’il avait accoutumées à le regarder comme le plus grand homme de la terre, et qu’il vantait comme les seules femmes de sa connaissance qui fussent bien dressées et soumises au frein de l’obéissance ; ce qui n’empêchait pas que miss Grizzy Oldbuck ne se permît quelquefois de regimber lorsqu’il lui arrivait de tenir les rênes trop serrées. Cette histoire achèvera de faire connaître son caractère, et nous terminons avec plaisir la tâche fastidieuse des explications.

Pendant le dîner, M. Oldbuck, poussé par la même curiosité qu’avait éprouvée à son égard son compagnon de route, fit quelques avances que son âge et sa position lui permettaient de rendre plus directes, pour connaître le nom, le rang, et la destination du jeune étranger.

Le jeune homme répondit que son nom était Lovel.

« Quoi ! le chat, le rat, et notre chien Lovel ! Descendait-il du favori du roi Richard[21] ?

— Il n’avait aucun droit, dit-il, à se donner pour un chien de cette race. Son père était du nord de l’Angleterre. Quant à lui, il se rendait actuellement à Fairport, la ville voisine de Monkbarns ; et si cet endroit lui plaisait, il y passerait peut-être quelques semaines.

— L’excursion de M. Lovel n’avait-elle d’autre but que le plaisir ?

— Pas entièrement.

— Il avait peut-être affaire à quelques uns des négocians de Fairport ?

— C’était bien en partie pour des affaires, mais qui n’avaient aucun rapport au commerce. »

Ici finit l’interrogatoire avec les réponses, car M. Oldbuck ayant poussé ses questions aussi loin que le permettait la politesse, fut obligé de changer de conversation. L’Antiquaire, quoique n’ayant nulle aversion pour la bonne chère, était néanmoins ennemi déclaré de toute dépense inutile en voyage ; c’est pourquoi, lorsque son compagnon eut dit un mot au sujet d’une bouteille de vin de Porto, il fit une description épouvantable du mélange qu’on vendait ordinairement sous ce nom, ajoutant qu’un peu de punch était bien plus naturel et plus salutaire dans la saison où l’on était ; il se proposait de sonner pour demander ce qu’il fallait, mais Mackitchinson avait arrêté en lui-même ce qu’ils boiraient, et il parut portant à la main une immense bouteille de deux litres, appelée en Écosse magnum, toute couverte de sable et de toiles d’araignées, gages de son antiquité.

« Du punch ! dit-il attrapant ce mot libéral en entrant dans le parloir. Du diable si vous buvez une goutte de punch aujourd’hui ici, Monkbarns, vous pouvez y compter.

— Que voulez-vous dire, impudent coquin ?

— Pas grand’chose par là ; mais vous rappelez-vous le tour que vous m’avez joué la dernière fois que vous êtes venu ici ?

— Moi, je vous ai joué un tour ?

— Oui, vous-même, Monkbarns. Le laird de Tamlowrie, sir Gilbert Grizzlecleuch, le vieux Rossballoh et le bailli venaient d’entrer pour passer ici leur soirée, et vous, avec quelques unes de vos histoires de l’ancien monde auxquelles les gens ne résistent pas, vous me les avez emmenés là-bas pour aller voir le vieux camp romain. Ah ! monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers Lovel, il attirerait l’oiseau du sommet de l’arbre avec les histoires qu’il raconte des gens d’autrefois ! Et n’ai-je pas perdu la consommation de six pintes de bon vin clairet[22] ? car du diable si l’un d’eux eût bougé d’ici avant qu’elles eussent été bues.

— Entendez-vous ce drôle ? » dit Monkbarns riant en même temps ; car le digne aubergiste, comme il s’en vantait, connaissait la mesure du pied de son hôte, aussi bien qu’aucun cordonnier de ce côté du Solway ; « en bien, ajouta-t-il, vous pouvez nous envoyer une bouteille de Porto.

— Du Porto ! non non, il faut laisser le Porto et le punch à des gens comme nous ; c’est le clairet qui est digne de vous, messieurs ; et j’oserais dire qu’aucun de ces anciens dont vous parlez tant n’a jamais bu ni de l’un ni de l’autre.

— Voyez-vous comme le drôle est absolu ? Eh bien ! mon jeune ami, pour une fois il faudra préférer le Falerne au vile Sabinum. »

L’officieux aubergiste déboucha immédiatement le vin de Bordeaux, et le transvasa dans un flacon d’une capacité convenable, assurant que son parfum embaumait la chambre ; et il laissa ses hôtes en former leur opinion.

Le vin de Mackitchinson était réellement bon et produisit son effet sur la tête du plus âgé des deux convives, qui raconta quelques contes plaisans, décocha plusieurs traits malins, et entra à la fin dans une discussion savante sur les anciens auteurs dramatiques ; il trouva sa nouvelle connaissance si ferme sur ce terrain, qu’il finit par le soupçonner de les avoir étudiés par profession. « Il voyage, se dit-il en lui-même, partie pour son plaisir, partie pour ses affaires : le théâtre concilie tout cela, puisque c’est un métier pénible pour les acteurs, et qu’il offre, ou du moins est censé offrir aux spectateurs une distraction agréable. Il paraît, il est vrai, sous le rapport de l’éducation et des manières, au dessus de la classe des jeunes gens qui prennent ce parti ; mais je me rappelle avoir entendu dire que le petit théâtre de Fairport devait faire son ouverture par les débuts d’un jeune homme qui n’avait encore paru sur aucun théâtre. Si c’était ce Lovel ?… Oui, justement, Lovel et Belville, ce sont ordinairement des noms de ce genre que prennent nos jeunes étourdis dans ces circonstances. Par ma foi, j’en suis fâché pour le pauvre garçon ! »

M. Oldbuck était ordinairement économe, mais sans aucune bassesse[23]. Sa première pensée fut d’épargner à son jeune compagnon sa part des dépenses du repas, qui, dans sa position, pouvait, à ce qu’il présumait, le gêner plus ou moins. Il saisit donc le moment de payer en particulier M. Mackitchinson. Le jeune voyageur se plaignit de cette libéralité, à laquelle il ne se soumit que par déférence pour l’âge et le caractère respectable du vieux gentilhomme.

Le plaisir mutuel que leur avait procuré la société l’un de l’autre engagea M. Oldbuck à proposer, et Lovel à accepter avec empressement un moyen de terminer ensemble leur voyage. M. Oldbuck exprima le désir de payer les deux tiers de la location d’une chaise de poste, en disant qu’il y occuperait bien une place proportionnée ; mais Lovel se refusa décidément à cela. Leur dépense fut donc également partagée, à l’exception d’un schelling que Lovel glissait de temps en temps dans la main d’un postillon grondeur ; car Oldbuck, attaché aux anciennes coutumes, n’étendait jamais sa libéralité au delà de trois six-pences par poste. Ils voyagèrent ainsi jusqu’à Fairport, où ils arrivèrent le lendemain vers les deux heures.

Lovel s’était peut-être attendu à se voir invité à dîner, dès leur arrivée, par son compagnon de voyage ; mais celui-ci, qui se doutait que rien n’était préparé chez lui pour recevoir un hôte inattendu, et qui avait peut-être encore d’autres motifs, ne jugea pas à propos, pour le moment, de lui faire cette politesse. Il le pria seulement de venir le voir aussi souvent qu’il le pourrait dans la matinée, et le recommanda à une veuve qui avait des chambres à louer, ainsi qu’à une personne qui tenait une assez bonne table ; mais il les avertit toutes deux séparément que, ne connaissant M. Lovel que comme un agréable compagnon de voyage, il ne prétendait pas se rendre responsable des mémoires qu’il pourrait faire pendant son séjour à Fairport. Cependant la tournure et les manières du jeune homme, sans parler d’une malle bien garnie qui arriva bientôt par mer à son adresse, eurent probablement autant de poids en sa faveur que la recommandation limitée de son vieux compagnon de route.


CHAPITRE III.

VISITE À L’ANTIQUAIRE.


Il possédait une quantité de choses antiques et vraiment singulières : des casques d’acier rouillés, et des cottes de mailles contenant assez de fer pour approvisionner de clous pendant une année les trois Lothians ; et des casseroles avec des salières de bois plus anciennes que le déluge.
Burns.


Après s’être établi dans son nouveau domicile à Fairport, M. Lovel songea à se rendre à l’invitation de son compagnon de route. Il ne le fit pas plus tôt, parce que, à travers toute l’affabilité et le savoir-vivre du vieux gentilhomme, il avait remarqué dans ses manières et son langage avec lui, un air de supériorité que la différence d’âge ne lui semblait pas justifier entièrement. Il attendit donc que son bagage fût arrivé d’Édimbourg, afin de pouvoir s’habiller à la mode du jour, et que son extérieur répondît au rang qu’il tenait, ou auquel il croyait avoir droit dans la société.

Ce fut le cinquième jour après son arrivée que, s’étant fait donner les renseignemens nécessaires sur la route qu’il devait prendre, il partit pour aller saluer le propriétaire de Monkbarns. Un sentier qui traversait une colline couverte de bruyères et deux ou trois prairies le conduisit à son habitation, située sur le revers opposé de cette colline, et dominant une belle vue de la baie et des vaisseaux qu’elle contenait, séparée de la ville par la même élévation du terrain, qui la protégeait aussi contre les vents du nord. Cette maison avait un air de solitude et d’isolement ; l’extérieur avait fort peu d’apparence : c’était un bâtiment irrégulier, d’un goût ancien, dont quelques parties avaient appartenu à une grange ou à une ferme écartée, occupée par le bailli ou par l’économe du monastère, quand cet endroit se trouvait en la possession des moines. C’était là que la communauté conservait le grain qu’elle recevait de ses vassaux comme une redevance territoriale ; car, avec la prudence qui distinguait leur ordre, tous les revenus du couvent étaient payés en nature, et de là vint, comme le propriétaire se plaisait à le dire, le nom de Monkbarns[24]. Les habitans laïques qui succédèrent avaient fait plusieurs additions à ce qui restait de la maison du bailli, en raison des besoins de leurs familles ; et comme ces travaux avaient été exécutés avec un mépris égal pour les commodités intérieures et la régularité des dehors de l’architecture, l’ensemble ressemblait assez à un hameau qui s’était soudainement arrêté au milieu d’une danse champêtre conduite par la musique d’Orphée ou d’Amphion. Le bâtiment était entouré de hautes haies taillées d’ifs et de houx, et dont quelques unes offraient encore un échantillon de l’habileté de l’artiste topiarien[25], et représentaient des fauteuils bizarres, des tours et des figures de saint George avec le dragon. Le goût de M. Oldbuck n’avait pas troublé ces monumens d’un art maintenant inconnu, et il avait été d’autant moins tenté de le faire, que le vieux jardinier en serait certainement mort de chagrin. Un if, haut et touffu, était cependant respecté par la serpette, et ce fut sur un siège de jardin, au dessus duquel il étendait son ombrage, que Lovel trouva son vieil ami, qui, les lunettes sur le nez et sa tabatière à son côté, était attentivement occupé à lire la Chronique de Londres, agréablement caressé par la brise d’été qui agitait le feuillage, et par le murmure éloigné des vagues qui venaient se briser sur le sable.

M. Oldbuck se leva à l’instant et s’avança pour saluer sa connaissance de voyage par un cordial serrement de main : « Ma foi, dit-il, je commençais à croire que vous aviez changé d’avis, et que, trouvant ces lourds et stupides habitans de Fairport indignes de vous apprécier, vous aviez pris congé d’eux à la française[26], comme le fit mon vieil ami et confrère en antiquités, Mac Cribb, lorsqu’il partit emportant une de mes médailles syriennes.

— J’espère au moins, mon cher monsieur, que je ne me serais pas attiré un semblable reproche.

— Un bien plus grave, croyez-moi, si vous vous fussiez enfui sans me procurer le plaisir de vous revoir : j’aurais préféré que vous eussiez pris mon Othon de cuivre lui-même. Mais venez, que je vous conduise à mon sanctum sanctorum, à ma cellule ; je puis l’appeler ainsi, car, excepté deux impertinentes femelles (par cette phrase de mépris, empruntée à son confrère antiquaire, le cynique Antony Wood[27], M. Oldbuck avait coutume de désigner le beau sexe en général, et sa sœur et sa nièce en particulier) ; excepté, dis-je, deux impertinentes femelles qui, sous quelque prétexte oiseux de parenté, se sont établies chez moi, je vis ici autant en cénobite que mon prédécesseur John de Girnell, dont je vous montrerai tout à l’heure la tombe. »

En parlant ainsi, le vieux gentilhomme marchait le premier vers une porte basse ; mais avant d’y entrer, il s’arrêta tout-à-coup pour faire remarquer quelques vestiges de ce qu’il appelait une inscription, et secouant la tête en déclarant qu’elle était presque illisible, « Ah ! monsieur Lovel, si vous saviez le temps et la peine que les traces effacées de ces caractères m’ont coûtés ! les douleurs de l’enfantement ne sont rien en comparaison, et tout cela sans fruit… quoique je sois presque certain que ces deux dernières marques de signent les figures ou les lettres L V, ce qui peut nous aider assez bien à trouver la date réelle de ce bâtiment, puisque nous savons, aliunde, qu’il fut fondé par l’abbé Waldimir vers le milieu du quatorzième siècle, et je ne doute pas que des yeux meilleurs que les miens ne pussent reconnaître l’ornement qui est au centre.

— Je crois, dit Lovel voulant se prêter à la manie du vieux savant, je crois que cela ressemble un peu à une mitre.

— Sur ma foi, vous avez raison ! cela ne m’avait jamais frappé ! voyez ce que c’est que d’avoir de jeunes yeux ! Oui, en vérité, c’est une mitre ; cela y répond sous tous les rapports. »

La ressemblance n’était pas beaucoup plus forte que celle du nuage de Polonius à une baleine ou à un merle ; mais elle était suffisante pour faire travailler la tête de l’Antiquaire. « Une mitre, mon cher monsieur, poursuivit-il en conduisant le jeune homme à travers un labyrinthe de passages sombres et incommodes, tandis qu’il accompagnait sa dissertation de certains avertissemens très prudens et très nécessaires. Une mitre, mon cher monsieur, convient à notre abbé aussi bien qu’à un évêque. C’était un abbé mitre, et tout-à-fait en tête du rôle… Prenez garde à ces trois pas… Je sais que Mac Cribb conteste ce fait, mais il est aussi certain que celui de m’avoir pris mon Antigonus sans permission. Vous pouvez voir le nom de l’abbé de Trotcosey, Abbas Trottocosiensis, en tête des rôles du parlement dans les quatorzième et quinzième siècles… Il fait un peu sombre ici, et ces maudites femelles laissent toujours leurs baquets dans le passage. Maintenant, prenez garde au coin, descendez douze marches, et vous y êtes. »

M. Oldbuck avait alors atteint le haut de l’escalier tournant qui conduisait à son appartement. Ouvrant une porte, et poussant de côté un pan de tapisserie qui la couvrait, sa première exclamation fut : « Que faites-vous ici, vous autres ? » Une servante assez sale et nu-pieds, effrayée de se voir prise sur le fait abominable de ranger le sanctum sanctorum, jeta son torchon et s’enfuit loin des yeux de son maître irrité. Une jeune personne d’une figure agréable, qui surveillait l’opération, soutint le choc, mais avec quelque timidité :

« En vérité, mon oncle, votre chambre n’était pas en état d’être vue, et j’y étais entrée seulement pour avoir l’œil à ce que Jenny remît bien tout à sa place.

— Et comment osez-vous, ainsi que Jenny, prendre la liberté de vous mêler de mes affaires ? (M. Oldbuck avait autant d’aversion pour le mot ranger que le docteur Orkborne ou tout autre savant de profession.) Allez à votre broderie, vous, petite sotte, et que je ne vous retrouve plus ici, si vous tenez à vos oreilles. Je vous assure, monsieur Lovel, que les dernières incursions de ces prétendues amies de la propreté ont été aussi fatales à ma collection que la visite d’Hudibras[28] à celle de Sidrophel ; et je pourrais dire aussi que depuis il m’a manqué

« Mes tablettes de cuivre et mon cadran lunaire,
Mes triples almanachs, et mes dés de Napier,
Mes calculs, et du ciel encor plus d’une pierre
Dont la chute a permis d’orner mon atelier ;
Enfin il m’a manqué la puce et la punaise
Que j’acquis à grands frais pour les voir à mon aise. »
Et ainsi de suite, comme poursuit le vieux Butler. »

La jeune personne, après avoir fait une révérence à Lovel, avait saisi le moment de s’échapper pendant cette énumération des pertes de son oncle. « Vous allez être suffoqué par la quantité de poussière qu’elles ont élevée ici, continua l’Antiquaire ; mais je vous assure que cette poussière, il y a une heure encore, était fort ancienne, fort paisible, fort pacifique, et serait demeurée telle pendant cent ans, si ces petites sorcières ne s’étaient avisées de la troubler, comme elles troublent tout ce qui existe au monde. »

Il se passa en effet quelque temps avant que Lovel pût distinguer, à travers l’épaisseur de l’atmosphère, dans quelle sorte de tanière son vieil ami avait choisi sa retraite. C’était une pièce fort élevée, mais d’une grandeur ordinaire, qui recevait un jour sombre par de hautes et étroites fenêtres grillées. L’un des bouts était entièrement occupé par des tablettes dont l’espace était beaucoup trop limité pour le nombre de volumes qui les couvraient, et dont on avait par conséquent fait deux ou trois rangées, tandis qu’une grande quantité d’autres livres embarrassaient le plancher et les tables, au milieu d’un chaos de cartes géographiques, de gravures, de morceaux de parchemin, de paquets de papiers, et de pièces de vieilles armures, d’épées, de poignards, de casques et de boucliers écossais. Derrière le siège de M. Oldbuck, antique fauteuil de cuir que l’usage avait rendu luisant, était une immense armoire de chêne, ornée à chaque coin de chérubins hollandais avec leurs petites ailes de canard déployées, au milieu desquelles ils montraient leurs grosses têtes grotesques. Le haut de cette armoire était couvert de bustes, de lampes et de patères romaines, mêlés d’une ou deux figures de bronze. Les murs de l’appartement étaient en partie tendus d’une vieille et sombre tapisserie représentant l’histoire mémorable des noces de sir Gawaine, et sur laquelle ou avait rendu toute justice à la laideur de la dame repoussante ou lady Lothely, quoique les traits sous lesquels le gentil chevalier était représenté lui-même lui donnassent peu de droit à se sentir révolté contre cette union à cause de l’inégalité des avantages extérieurs. Le reste de la chambre était couvert d’une sombre boiserie de chêne sur laquelle étaient pendus deux ou trois portraits des personnages favoris de M. Oldbuck, appartenant à l’histoire d’Écosse, et d’un nombre égal de majestueux représentans de sa famille, en perruques nouées et en habits brodés. Une grande et antique table de chêne était couverte d’une profusion de papiers, de parchemins, de livres et de babioles, de colifichets et de brimborions impossibles à décrire et qui n’avaient de prix que celui que leur donnait la rouille qui en attestait l’antiquité. Parmi tous ces débris de bouquins et d’ustensiles, et avec une gravité égale à celle de Marius au milieu des ruines de Carthage, était assis un gros chat noir, qui, pour des gens superstitieux, aurait pu représenter le genius loci, ou démon tutélaire de l’appartement. Le plancher, aussi bien que la table et les chaises, était obstrué par le même mare magnum, amas de friperie de tout genre dans laquelle il eût été aussi difficile de trouver l’objet qu’on y aurait cherché que de s’en servir après l’y avoir découvert.

Au milieu de cette confusion, il n’était pas facile de s’approcher d’une chaise sans tomber sur un in-folio, ou sans s’exposer plus fâcheusement encore à renverser quelque échantillon de la poterie des Romains ou des anciens Bretons. Et quand on avait atteint cette chaise, il fallait encore la débarrasser avec soin de gravures qui auraient pu recevoir quelque dommage, ou d’antiques éperons et boucles qui certainement en eussent causé à celui qui s’y serait assis sans précaution. L’Antiquaire eut un soin particulier de prévenir Lovel à ce sujet, ajoutant que le révérend docteur Heavy-Stern[29] des Pays-Bas avait été grièvement blessé pour s’être soudainement et imprudemment assis sur trois anciennes chausses-trappes qui avaient depuis peu été trouvées dans un marais près de Bannock-burn[30], et qui, après avoir été dans le principe disposées par Robert Bruce pour lacérer les pieds des chevaux anglais, étaient destinées dans la suite des temps à venir endommager les parties siégeantes[31] d’un savant professeur d’Utrecht. Lovel s’étant enfin bien établi et s’empressant de faire des questions sur les objets qui l’environnaient, questions auxquelles son hôte était également disposé à répondre, l’Antiquaire lui présenta une masse ou gourdin terminé par une pique de fer et qu’on avait trouvé dernièrement dans un champ du domaine de Monkbarns, adjacent à un ancien lieu de sépulture. Il ressemblait fort à ces bâtons que portent ordinairement les moissonneurs des hautes terres dans leurs excursions annuelles des montagnes ; mais M. Oldbuck était fortement enclin à penser que, comme la forme en était singulière, ce pouvait être une de ces masses dont les moines armaient leurs paysans en place d’armes plus martiales, et d’où, observait-il, les vilains avaient été appelés colve-carles, ou kolb-kerls, c’est-à-dire clavigeri, ou porteurs de masses. En affirmation de cette coutume, il citait la Chronique d’Anvers et celle de saint Martin contre l’autorité de laquelle Lovel n’avait rien à objecter, car il n’en avait jamais entendu parler de sa vie.

M. Oldbuck montra ensuite des espèces de menottes qui avaient servi à torturer les jointures des observateurs du Govenant, et un collier portant le nom d’un homme convaincu de vol, et qui avait, comme l’inscription le disait, été condamné à servir un baron du voisinage, au lieu du châtiment maintenant usité en Écosse, et qui consiste à envoyer les coupables enrichir l’Angleterre par leur travail et s’enrichir eux-mêmes par leur adresse. Les curiosités qu’il étala ensuite étaient nombreuses et variées ; mais c’était surtout de ses livres qu’il était fier, répétant avec complaisance, en montrant les tablettes poudreuses où ils étaient entassés, les vers du vieux Chaucer :

« J’aimerais mieux cent fois avoir à mon chevet
Vingt tomes habillés en rouge ou violet,
Où le grand Aristote a légué son génie,
Que de riches manteaux, et l’ensemble complet
D’instrumens enchanteurs par leur douce harmonie. »

Il débita ce morceau expressif en branlant la tête, et donnant à chaque son guttural le véritable accent anglo-saxon, maintenant oublié dans les parties méridionales de ce royaume.

Sa collection était en effet curieuse, et aurait pu exciter l’envie d’un amateur. Cependant elle n’avait pas été formée aux prix de nos temps modernes, prix dont l’énormité aurait épouvanté le bibliomane le plus ancien et le plus déterminé, et qui, suivant mon opinion, ne fut autre que le célèbre Don Quichotte de la Manche, puisque, entre autres légers signes d’un esprit malade, son très véridique historien, Cid Hamet Benengeli, rapporte qu’il avait échangé des prés et des fermes contre des in-folio et des in-quarto sur la chevalerie. Dans ce haut fait notre bon chevalier errant a été imité par plus d’un lord, d’un chevalier ou d’un écuyer de nos jours, quoique du reste aucun ne fût capable de prendre une auberge pour un château, ou de mettre sa lance en arrêt contre un moulin à vent. M. Oldbuck ne marchait pas sur les traces de ces faiseurs de collections à grands frais ; mais, prenant plaisir au contraire aux recherches pénibles que lui coûtait sa bibliothèque, il ménageait son argent aux dépens de son temps et de ses travaux. Ce n’était pas un protecteur de cette race ingénieuse d’entremetteurs péripatéticiens qui, se rendant agens entre le maître obscur d’une échoppe et l’avide amateur, profitent également de l’ignorance du premier, et des connaissances et du goût que l’autre a payés si cher. Quand on parlait devant lui de cette sorte de gens, il manquait rarement de faire observer à quel point il était nécessaire de saisir au passage l’objet de sa curiosité, et de raconter son anecdote favorite de David le priseur, au sujet du Jeu d’échecs de Caxton[32]. Davy Wilson, communément appelé Davy le priseur à cause de son penchant prononcé pour le tabac, était un vrai dieu en fait de découvertes et pour explorer les allées obscures, les boutiques souterraines et les échoppes, à la recherche des ouvrages rares. Il flairait sa proie avec la finesse d’un limier, et la frappait avec la dextérité d’un boule-dogue[33]. Il vous aurait déterré une vieille ballade en lettres gothiques au milieu des feuilles d’un dossier, et une édition princeps cachée sous le masque d’un Corde'rius.[34] Davy le priseur acheta le Jeu d’échecs, édition de 1474 le premier livre qui eût jamais été imprimé en Angleterre, dans une échoppe en Hollande pour environ deux groschen ou deux pences de notre monnaie[35]. Il le vendit ensuite à Osborne pour vingt livres sterling[36] et un nombre de livres équivalant à cette somme. Osborne revendit cette introuvable aubaine au docteur Askew pour soixante guinées[37]. À la vente du docteur Askew, continua le vieux gentilhomme s’animant à mesure qu’il parlait, cet inestimable trésor brilla de tout l’éclat de sa valeur, et fut acheté par le souverain lui-même cent soixante et dix livres sterling. Si l’on pouvait encore en trouver un exemplaire, Dieu seul, s’écria-t-il avec un profond soupir et en élevant les mains au ciel, Dieu seul en saurait le prix, et cependant, dès le principe[38], le savoir et la recherche l’acquirent pour la misérable somme de deux pences. Heureux, trois fois heureux M. Davy le priseur, et heureux étaient aussi les temps où ton industrie pouvait obtenir une pareille récompense !

« Moi-même, monsieur, quoique très inférieur en industrie, en discernement et en présence d’esprit à ce grand homme, je pourrais vous montrer un petit nombre, un bien petit nombre d’objets que j’ai recueillis, non à prix d’or, comme pourrait le faire tout homme riche, quoique, suivant mon ami Lucien, il pourrait fort bien ne prodiguer son argent que pour mieux faire éclater son ignorance, mais que j’ai obtenus d’une manière qui prouve que je ne suis pas entièrement ignorant sur ce point. Voyez cette liasse de ballades dont aucune n’a une date plus fraîche que 1700, et dont quelques-unes ont une centaine d’années de plus : je suis parvenu à me les faire céder par une vieille femme qui les préférait à son livre de psaumes. Du tabac, monsieur, du tabac et la Sirène complète[39], voilà tout ce que cela m’a coûté en retour. Pour cet exemplaire mutilé de la Complainte d’Écosse, j’ai aidé à boire dans une séance deux douzaines de bouteilles d’ale forte[40] avec son dernier et savant possesseur, qui, par reconnaissance, me le légua dans son testament. Ces petits Elzévirs sont des témoignages et des trophées de plus d’une promenade nocturne et matinale à travers la Cowgate, la Canongate, le Bow et l’allée de Sainte-Marie[41], dans tous les lieux enfin où il se trouve des bouquinistes, des fripiers et des brocanteurs, ces marchands d’objets divers rares et curieux. Combien de fois me suis-je arrêté à me débattre sur un sou, de crainte que par un acquiescement trop soudain au prix demandé par le vendeur, il ne vint à soupçonner l’importance que j’attachais moi-même à cet article ! Combien je tremblais qu’il n’arrivât quelque passant pour me disputer l’objet auquel j’aspirais ; regardant chaque pauvre écolier en théologie qui s’arrêtait pour retourner les feuillets des livres étalés, comme un amateur rival ou comme un avide libraire déguisé ! Et puis, M. Lovel, la satisfaction secrète avec laquelle on paie l’article acheté et on le met dans sa poche, affectant un air froid et indifférent, tandis que la main est tremblante de plaisir ! Puis éblouir les yeux de ces curieux rivaux plus opulens, en leur montrant un trésor comme celui-ci, ajouta-t-il en désignant un petit volume noirci par la fumée et environ de la grandeur d’un alphabet ; jouir de leur surprise et de leur envie en déguisant la supériorité de ses connaissances et de son adresse sous le voile d’une mystérieuse réserve ! Voilà, mon jeune ami, voilà les momens brillans de la vie, ceux qui nous dédommagent des peines, des travaux et de l’attention assidue que notre profession exige si particulièrement par dessus toutes les autres ! »

Lovel ne s’amusa pas médiocrement en écoutant le vieillard discourir ainsi, et quoique incapable de comprendre tout le mérite de ce qu’il voyait, il admira pourtant les divers trésors qu’Oldbuck lui étala autant qu’on pouvait s’y attendre. Ici, c’étaient des éditions fort estimées parce qu’elles étaient les plus anciennes ; là, d’autres qui ne l’étaient guère moins, comme étant les dernières et les meilleures ; ici un livre précieux parce qu’il avait les corrections finales de l’auteur ; là, chose assez bizarre ! un autre qu’on recherchait parce qu’on ne les y trouvait pas ; l’un était précieux parce que c’était un in-folio ; un autre parce que c’était un in-douze ; quelques uns parce qu’ils étaient longs, quelques autres parce qu’ils étaient courts. Le mérite de celui-ci était dans le titre, de celui-là dans l’arrangement des lettres du mot finis ; enfin il semblait qu’il n’y eût pas de marque particulière, quelque insignifiante ou légère qu’elle fût, qui ne pût donner du prix à un volume, pourvu que la qualité indispensable de la rareté y fût attachée.

Non moins magique était la feuille saillante ou bordée[42] contenant Les dernières paroles… ou L’abominable assassinat… Le meurtre sanglant… La merveille des merveilles, dans sa condition déchirée, telle qu’elle avait été criée primitivement dans les rues et vendue pour la somme modique et facile à réaliser d’un penny, quoique valant maintenant en or le poids de ce penny. Notre Antiquaire s’étendait avec transport sur ces objets, et lisait d’une voix ravie les titres élaborés qui étaient à peu près, en proportion de leur contenu, ce que sont pour la grosseur les animaux représentés sur l’enseigne d’une baraque de la foire à ceux qu’on montre au dedans. M. Oldbuck, par exemple, se piquait de posséder un imprimé unique, intitulé Nouvelles étranges et merveilleuses de Chippeng Norton, dans le comté d’Oxford ; de certaines apparitions terribles qui ont été vues dans l’air, le 26 juillet 1610, à neuf heures et demie du matin, et qui ont continué jusqu’à onze, pendant lequel temps on a vu plusieurs épées flamboyantes, d’étranges mouvemens dans les sphères supérieures à la lueur étincelante et extraordinaire des étoiles, et leur sinistre continuation, avec la description de la manière dont le ciel s’est ouvert et des singulières choses qui s’y sont montrées ; accompagné d’autres circonstances prodigieuses dont on n’a jamais entendu parler dans aucun siècle, au grand étonnement de ceux qui en ont été témoins, et selon la communication qui en a été donnée dans une lettre à un certain M. Colley, demeurant à Westsmithfield[43], et qui a été attestée par Thomas Brown, Élisabeth Greenaway et Anne Gutheridge, spectateurs ou témoins desdites terribles apparitions. Et si quelqu’un désire s’assurer davantage de la vérité de cette relation, qu’il s’adresse à M. Nightingale, à l’auberge de l’Ours, dans Westsmithfield, où il obtiendra toute satisfaction[44].

« Cela vous fait rire, dit le propriétaire de la collection, et je vous excuse. J’avoue que les charmes qui font nos délices ne frappent pas autant les yeux de la jeunesse que ceux d’une jolie femme ; mais vous deviendrez plus sage et vous verrez plus juste quand vous en serez à porter lunettes… Cependant, attendez, j’ai encore un morceau d’antiquité que peut-être vous estimerez davantage. »

En parlant ainsi, M. Oldbuck ouvrit un tiroir et en sortit un trousseau de clefs, puis il poussa de côté un pan de tapisserie qui cachait la porte d’un petit cabinet dans lequel il descendit par quatre degrés de pierre, et après quelques tintemens de bouteilles et de pots, il en sortit avec deux verres hauts et à patte en forme de cloches, tels qu’on en voit dans les tableaux de Teniers, une petite bouteille de ce qu’il appelait d’excellent vin des Canaries, avec un morceau de gâteau sur un petit plateau d’argent d’un travail antique et exquis : « Je ne dirai rien du plateau, observa-t-il, quoiqu’on le regarde comme l’œuvre de ce vieux fou de Florentin Benvenuto Cellini. Mais, monsieur Lovel, nos ancêtres buvaient du vin des Canaries ; vous qui êtes un admirateur du drame, vous savez où il est question de cela ; je bois au succès de vos entreprises à Fairport, monsieur !

— Et moi, monsieur, à l’accroissement de vos trésors, sans plus de peine de votre part qu’il n’en faut pour rendre une acquisition plus précieuse. »

Après une libation si convenable au genre d’amusement qui venait de les occuper, Lovel se leva pour prendre congé, et M. Oldbuck se prépara à l’accompagner une partie du chemin et à lui montrer quelque chose digne de remarque à son retour à Fairport.


CHAPITRE IV.

LE MENDIANT.


Le vieux rusé, franchissant la distance, vint humblement à moi avec nombre de bonjours et de bonsoirs, me disant : Mon bon monsieur, aurez-vous la courtoisie de loger un simple et pauvre homme comme moi ?
L’Homme à besace.


Nos deux amis traversèrent un petit verger dont les vieux pommiers bien chargés de fruits prouvaient, comme cela arrive souvent dans le voisinage des monastères, que la vie des moines ne s’était pas toujours passée dans l’indolence, mais qu’ils s’étaient souvent adonnés à l’agriculture et au jardinage. M. Oldbuck ne manqua pas de faire remarquer à Lovel que les planteurs d’alors possédaient le secret actuel d’empêcher les racines des arbres fruitiers de pénétrer le terrain, et de les contraindre à s’étendre dans une direction latérale, au moyen de pavés qu’ils plaçaient au dessous des arbres en les plantant de manière à les interposer entre leurs fibres et la profondeur du sol. « Ce vieux arbre, dit-il, qui fut abattu l’été dernier, et qui, bien qu’à moitié penché vers la terre, est encore couvert de fruits, avait été muni d’une barrière semblable entre ses racines et le terroir ingrat. Il y a sur cet autre arbre une anecdote, son fruit est appelé pommes de l’abbé ; la femme d’un baron voisin en était si friande qu’elle venait souvent faire visite à Monkbarns pour avoir le plaisir de le cueillir sur l’arbre. Le mari, homme jaloux, soupçonna peut-être qu’un goût si semblable à celui de notre mère Ève pronostiquait une chute semblable. Comme il s’agit de l’honneur d’une noble famille, je n’en dirai pas davantage sur ce sujet. Seulement les domaines de Lochard et de Cringlecut paient encore annuellement une amende de six sacs d’orge[45], pour effacer le crime de leur téméraire possesseur qui, dans ses soupçons mondains, osa violer la retraite où l’abbé recevait sa pénitente. Admirez ce petit beffroi qui s’élève au dessus de ce portique tapissé de lierre. Il y eut là un hospitium, hospitale ou hospitamentum (car ce mot se trouve de toutes ces manières dans les écrits et vieux actes), où les moines recevaient les pèlerins. Je sais que notre ministre a dit, dans sa relation statistique, que l’hospitium est sur les terres de Haltweary ou sur celles de Half-Starvet ; mais il est inexact, M. Lovel. Voilà la porte encore appelée porte du Pèlerin, et mon jardinier, en creusant le terrain pour du céleri d’hiver, a trouvé plusieurs pierres de taille, dont j’ai envoyé des échantillons à mes savans amis, et aux différentes sociétés d’antiquaires dont je suis membre indigne. Mais je n’en dirai pas davantage à présent ; il faut réserver quelque chose pour une autre visite, et nous avons maintenant devant nous un objet digne de toute notre curiosité. »

En parlant ainsi il marchait en avant d’un pas rapide, et ayant traversé deux ou trois riches pâturages, il arriva à une bruyère découverte, appartenant à la commune, et de là sur le haut d’une petite éminence. « Voici, dit-il, monsieur Lovel, un lieu vraiment remarquable.

— La vue en est superbe, dit son compagnon en regardant autour de lui.

— Il est vrai, mais ce n’est pas pour la vue que je vous ai amené ici ; ne voyez-vous rien autre, rien de remarquable, n’apercevez-vous rien sur la surface du terrain ?

— Mais pardonnez-moi, je vois quelque chose qui ressemble à un fossé confusément tracé.

— Confusément ! excusez-moi, monsieur, mais la confusion est toute dans vos facultés visuelles ; rien ne peut être plus clairement indiqué. C’est bien l’agger ou vallum véritable avec son fossé, fossa, correspondant… Confusément, dites-vous ? que le ciel vous assiste ! Comment ! mais ma nièce, cette jeune fille aussi étourdie qu’aucun oison de son sexe, a vu tout d’un coup les traces du fossé. Confusément ! parbleu le poste important d’Ardoch ou celui de Burnswark dans l’Annandale, se voient plus distinctement, sans doute, parce que ce sont des forts stationnaires, tandis que celui-ci ne fut qu’un campement momentané. Confusément ! mais réfléchissez donc que des rustres, des manans, des idiots ont labouré ce terrain, et, comme des animaux et des ignorans sauvages qu’ils sont, ils ont effacé deux côtés du carré, et fort endommagé le troisième ; mais vous voyez vous-même que le quatrième est tout entier. »

Lovel essaya d’excuser et d’expliquer sa phrase malencontreuse, en insistant sur son inexpérience. Mais il n’y réussit pas entièrement d’abord. Sa première exclamation était partie trop franchement, et d’une manière trop naturelle pour ne pas alarmer l’Antiquaire, qui eut de la peine à revenir du choc qu’il en avait éprouvé.

« Mon cher monsieur, continua le vieillard, vos yeux ne manquent pas d’expérience, et je présume que vous distinguez un fossé d’un terrain uni. Confusément ! comment ! mais les gens du peuple, le moindre petit garçon qui peut faire paître une vache, l’appelle le Kaim de Kinprunes[46], et si cela ne signifie pas un ancien camp, je ne m’y connais pas. »

Lovel ayant encore acquiescé, et étant enfin parvenu à apaiser la vanité irritée et soupçonneuse de l’Antiquaire, celui-ci continua son office de cicérone. « Il faut que vous sachiez, dit-il, que nos antiquaires écossais ont été extrêmement partagés relativement à la situation locale de la dernière bataille entre Agricola et les Calédoniens. Quelques uns soutiennent que ce fut à Ardoch, dans le Strathallan, d’autres à Innerpeffrey ; il y en a qui veulent que ce soit à Raedykes, dans le Mearns, tandis que les autres placent le théâtre de cette action aussi avant dans le nord que Blair en Athole. Or, après toutes ces discussions, continua le vieux gentilhomme avec un de ces regards les plus expressifs d’une satisfaction secrète, que diriez-vous, monsieur Lovel, s’il se trouvait que la scène mémorable de cette action se fût passée dans le lieu même appelé le Kaim de Kinprunes, dans la propriété de l’humble individu qui vous parle maintenant ? » Puis, après s’être arrêté un moment comme pour laisser à son compagnon le temps de revenir de l’étonnement où devait le jeter une nouvelle si importante, il reprit sa dissertation d’un ton plus élevé : « Oui, mon bon ami, je serais bien trompé si cet endroit ne répondait pas à toutes les marques qui indiquent le lieu célèbre de ce combat. Ce fut auprès des monts Grampians ; vous les voyez là, élevant leurs sommets dans les nues, et leur disputant les bornes de l’horizon. Ce fut in conspectu classis, en vue de la flotte romaine ; aucun amiral romain ou breton pouvait-il désirer une baie plus propice que celle que vous voyez à main droite ? Il est étonnant combien nous autres antiquaires sommes quelquefois aveugles ; sir Robert Sibbald, Saunders Gordon, le général Roy, le docteur Stukely, n’en ont pas eu l’idée. Je ne me souciais pas de dire un mot que je ne me fusse assuré du terrain, car il appartenait au vieux Johnie Howie, un laird paysan[47] tout près d’ici, et nous eûmes ensemble plus d’une conférence avant de pouvoir nous entendre. À la fin, j’en suis presque honteux, je me décidai à lui donner le même nombre d’acres de mes bons champs de blé pour ce terrain stérile. Mais aussi c’était un intérêt national, et quand le théâtre d’un événement si célèbre m’appartint, je me crus bien dédommagé. Quel est celui dont le patriotisme ne s’échaufferait pas, comme le dit le vieux Johnson, sur la plaine de Marathon ? J’ai commencé à faire fouiller le terrain pour voir ce qu’on pourrait y découvrir, et le troisième jour, monsieur, nous trouvâmes une pierre que j’ai fait transporter à Monkbarns, afin d’en faire mouler la sculpture avec du plâtre de Paris. Elle représente un vase des sacrifices, avec les lettres A. D. L. L., qu’il n’est pas très difficile d’expliquer ainsi : Agricola dicavit libens, hubens[48].

— Certainement, monsieur, puisque les antiquaires hollandais réclament pour Caligula l’invention des phares, sur la seule autorité des lettres C. C. P. F. qu’ils interprètent par Caius Caligula pharum fecit[49].

— C’est vrai, et cette interprétation a toujours été conservée comme très juste. Je vois que je ferai quelque chose de vous, même avant que vous portiez des lunettes, quoique vous ayez trouvé les traces de ce superbe camp confuses, à la première vue.

« Avec le temps, monsieur, et au moyen de bonnes instructions… vous deviendrez plus habile… Je n’en doute pas… À votre première visite à Monkbarns, il vous faudra lire mon petit Essai sur la Castramétation, avec quelques remarques particulières sur les vestiges des anciennes fortifications dernièrement découvertes par l’auteur dans le Kaim de Kinprunes. Je crois avoir montré le secret infaillible de reconnaître ce qui appartient à l’antiquité. Je prélude par quelques règles générales qui ont trait à ce point, savoir, sur la nature des témoignages qu’on doit accueillir en pareil cas. En attendant, veuillez remarquer par exemple que j’aurais pu m’appuyer du fameux vers de Claudien,

« Ille Caledoniis posuit qui castra pruinis[50]. »


Car pruinis, quoique interprété par gelées blanches, auxquelles j’avoue que nous sommes assez sujets sur cette côte nord-est, pourrait aussi signifier une localité, comme prunes ; le Castra pruinis posita serait donc le Kaim de Kinprunes. Mais je mets ceci de côté, car je sens que les épilogueurs pourraient s’en appuyer pour renvoyer mon castra au temps de Théodose, que Valentinien n’expédia en Bretagne que dans l’année 367 ou environ. Non, mon bon ami, j’en appelle aux yeux des gens : ne voilà-t-il pas la porte Décumane, et ici, si ce n’était à cause des ravages de cette horrible charrue, comme l’appelle un savant ami, ne trouverions-nous pas la porte Prétorienne à main gauche ? Vous pouvez voir quelques légers vestiges de la porta Sinistra, et à droite un côté de la porta Dextra presque tout entier. Plaçons-nous donc ici sur ce tumulus, qui montre les fondemens de bâtimens ruinés, le point central, le prœtorium sans doute du camp. De ce lieu, qui ne se distingue presque plus du reste des fortifications que par une légère éminence et l’herbe plus verte qui le couvre, nous pouvons supposer qu’Agricola contemplait l’immense armée des Calédoniens, occupant le penchant de la colline opposée ; l’infanterie s’élevant rang sur rang, et la forme du terrain la déployant dans tout son avantage ; la cavalerie et les covinarii, par lesquels j’entends ceux qui montaient les chariots, autre sorte de gens que vos élégans de Bond-street[51], qui conduisent quatre chevaux parcourant là-bas les espaces plus unis.

« Voyez, Lovel, voyez descendre des montagnes
Cette armée inondant nos superbes campagnes !
Voyez des cavaliers l’éclat, à l’horizon,
Éclipser devant nous l’écaille du dragon !
Le bruit des rangs s’accroît : c’est le bruit du tonnerre,
Qui commence de loin et menace la terre.
Regardez, contemplez ces Romains belliqueux.
Et voyez Rome enfin disparaître avec eux ! »

« Oui, mon cher ami, d’après cette stance[52] il est probable, que dis-je ! il est certain que Julius Agricola contempla ce que notre Beaumont a si admirablement décrit du haut de ce même prætorium. »

Une voix qui se fit entendre derrière vint interrompre cette description faite d’enthousiasme. « Prétorien par-ci ! prétorion par-là ! je me souviens bien quand il fut bâti. »

Tous deux se retournèrent ; Lovel seulement avec étonnement, et Oldbuck avec surprise et indignation de se voir interrompu d’une manière si peu civile. Un témoin qu’ils n’avaient ni vu ni entendu s’était glissé près d’eux au beau milieu des déclamations énergiques de l’Antiquaire et de l’attention polie qu’y prêtait Lovel. Son extérieur était celui d’un mendiant. Un chapeau rabattu d’une large dimension, une longue barbe blanche qui se mêlait à ses cheveux gris, un visage vieilli par les années, mais remarquable par son expression, et que le hâle continu auquel il était exposé avait coloré d’un brun rouge foncé, une longue robe bleue avec une plaque d’étain sur le bras droit ; deux ou trois sacs ou besaces pour contenir les différentes espèces de farine quand il recevait l’aumône en nature de ceux qui n’étaient guère plus riches que lui : toutes ces marques indiquaient à la fois un mendiant de profession, et l’un de ceux qui appartenaient à cette classe privilégiée appelée en Écosse les Bedesmen du roi, ou vulgairement les robes bleues[53].

« Que disiez-vous, Édie ? demanda Oldbuck, espérant peut-être que ses oreilles l’avaient trompé : de quoi parliez-vous ?

— De ces débris de maçonnerie, Votre Honneur, répondit l’imperturbable Édie ; je me souviens à quelle occasion on avait bâti là.

— Comment diable ! vieux fou, ils étaient là avant que vous fussiez né, et y seront encore bien long-temps après que vous aurez été pendu.

— Pendu ou noyé, ici ou là-bas, mort ou vivant, cela n’empêche pas que je me souvienne de l’origine de ces débris.

— Vous… vous… vous !… dit l’Antiquaire balbutiant de confusion et de rage ; vous, vieux vagabond, que diable en pouvez-vous savoir ?

— Oh ! tout ce que j’en sais, Monkbarns ! et que m’en reviendrait-il de vous dire un mensonge ? Tout ce que j’en sais, c’est qu’il y a environ vingt ans, moi et d’autres bons garçons comme moi, avec les maçons qui ont construit le fossé qui s’étend là-bas le long de l’avenue, et deux ou trois pâtres peut-être, nous nous mîmes à l’ouvrage et bâtîmes ici une enceinte dont vous voyez là les ruines et que vous appelez… le… prœtorium. Et tout cela afin de pouvoir y danser à la noce du vieux Aiken Drum, et nous y dansâmes joyeusement, je dis, quoique le temps fût pluvieux. En témoignage de cela, Monkbarns, si vous faites fouiller les décombres, comme vous semblez avoir commencé à le faire, vous trouverez, si vous ne l’avez déjà trouvée, une pierre sur laquelle un des garçons maçons, pour jouer un tour au marié, avait entaillé une cuiller à pot, sur laquelle il avait gravé ces quatre lettres A. D. L. L., c’est-à-dire, Aiken Drum’s Lang Ladle[54] car Aiken était un des grands mangeurs de choux du comté de Fife. »

Ceci, pensa Lovel, est un excellent pendant à l’histoire de Keip on tins side[55]. Il se hasarda alors à jeter un regard sur notre Antiquaire, mais l’en détourna bientôt par pure compassion ; car, ami lecteur, si vous avez jamais vu le visage d’une fille de seize ans dont le roman d’amour vient d’être terminé par une découverte prématurée, ou un enfant de dix, dont le château de cartes a été détruit par un malicieux camarade, je puis vous assurer que Jonathan Oldbuck de Monkbarns n’avait l’air ni moins confus ni moins mécontent.

« Il y a quelque méprise là-dessous, dit-il en tournant brusquement le dos au mendiant.

— Du diable si c’est de mon côté, répondit l’obstiné pauvre ; je ne fais pas de ces sortes de méprises, elles ne me réussiraient pas. Vous avez là, Monkbarns, avec Votre Honneur un jeune gentilhomme qui dédaigne peut-être un vieux rustre comme moi, cependant je gage que je pourrais lui dire où il était hier à la brune, si ce n’est qu’il serait peut-être fâché d’en entendre parler en compagnie. »

Tout le sang de Lovel se porta vers ses joues avec la chaleur et la vivacité de vingt-deux ans.

« N’écoutez pas ce vieux drôle, dit M. Oldbuck, et ne supposez pas que j’aie moins bonne opinion de vous à cause de votre profession. Il n’y a qu’un fat ou un sot à préjugés qui pût penser autrement. Vous vous rappelez ce que dit le vieux Cicéron dans sa harangue pro Archia poeta, au sujet de quelqu’un de votre profession : Quis nostrum tam animo agresti ac diiro fuit ut… ut… J’en ai oublié le latin, mais le sens est : Qui de nous serait assez grossier, assez barbare, pour ne pas être touché de la mort du grand Roscius, à laquelle, malgré son âge avancé, nous étions si loin de nous attendre, que nous espérions plutôt qu’un homme si parfait, si supérieur dans son art, aurait été exempt du sort qui soumet tous les autres à la mort. C’est ainsi que le prince des orateurs parle du théâtre et de ceux qui en font leur profession. »

Les paroles du vieux savant frappèrent les oreilles de Lovel sans apporter à son esprit aucune idée précise, car il était profondément occupé à rêver par quels moyens le vieux mendiant, qui continuait à le regarder avec un air d’intelligence et de malice qui lui était insupportable, avait réussi à se trouver ainsi mêlé à la connaissance de ses affaires. Il mit la main dans sa poche, comme la manière la plus prompte de lui faire comprendre qu’il désirait le secret et de s’assurer de sa discrétion, et, tout en lui donnant une aumône qui était plus proportionnée à ses craintes qu’à sa charité, il le regarda avec une expression significative, que le mendiant, physionomiste de profession, sembla parfaitement entendre. « Ne vous inquiétez pas de moi, monsieur, je ne suis pas un rapporteur d’histoires ; mais il y a d’autres yeux que les miens dans le monde, » répondit-il en mettant en poche l’offrande libérale de Lovel, et cela d’un ton à être entendu de lui seul et avec une expression qui suppléait à tout ce qu’il n’ajoutait pas. Puis, se tournant vers Oldbuck, « Me voilà parti pour le presbytère, et si Votre Honneur a quelque chose à y faire dire, ou bien à sir Arthur, je reviendrai avant le soir par le château de Knockwinnock. »

Oldbuck tressaillit comme s’il sortait d’un rêve, et d’un ton bref, qui indiquait son dépit et le désir de le cacher, il dit en jetant son tribut dans le chapeau gras et luisant d’Édie : « Allez-vous-en à Monkbarns, demandez-y à dîner ; ou bien attendez, si vous allez au presbytère ou à Knockwinnock, il est inutile de raconter toute cette sotte histoire.

— Qui, moi ? dit le mendiant ; que Dieu bénisse Votre Honneur, personne n’en entendra jamais un mot de ma bouche, pas plus que si ces ruines étaient là depuis le déluge. Mais, bon Dieu ! on m’assure que Votre Honneur a donné acre pour acre à Johnie Howie de ses bonnes terres contre cette mauvaise bruyère. Or, s’il vous a jamais abusé au sujet des ruines au point de vous faire accroire que c’étaient celles d’un ancien ouvrage de l’art, mon opinion est que le marché n’est pas bon, et serait annulé si vous pouviez jamais vous décider à le faire juger par la loi, en disant qu’on vous a trompé.

— Le diable emporte le drôle ! murmura entre ses dents l’Antiquaire irrité ; je ferai connaître à ton dos le fouet du bourreau ! » Puis il ajouta plus haut : « Ne vous inquiétez pas de cela, Édie, ce n’est qu’une méprise.

— Ma foi, c’est ce que je pense, ajouta son persécuteur, qui semblait prendre plaisir à irriter ses blessures ; c’est ce que j’ai toujours pensé, car il n’y a pas encore long-temps que je disais à la vieille Luckie Gemmels[56] : Croyez-vous, Luckie, que Son Honneur Monkbarns aurait fait la sottise d’aller donner de bonnes terres, qui valent bien 50 schellings l’acre, pour une lande stérile qui ne vaut pas une livre d’Écosse. Non, non, ajoutais-je, soyez sûre que le laird a été trompé par ce vieux démon de Johnie Howie. — Mais que Dieu nous aide ! comment cela peut-il se faire, répliqua-t-elle, puisque le laird est si savant dans les livres qu’il n’y a pas son pareil de ce côté de pays ? et Johnie Howie a tout juste assez de sens pour appeler ses vaches hors de l’étable. — C’est bon, c’est bon, répondis-je ; mais vous entendrez dire qu’il l’a circonvenu avec quelques unes de ses vieilles histoires de l’autre monde, car vous vous rappelez bien, laird, le sujet de cette bodle[57] que vous prîtes pour une vieille monnaie.

— Va-t’en au diable ! » s’écria Oldbuck ; et puis d’un ton plus doux, il ajouta : « Allons, dépêchez-vous d’aller à Monkbarns, et à mon retour je vous enverrai une bouteille d’ale à la cuisine.

— Que le ciel récompense Votre Honneur ! » Ces mots furent prononcés avec l’accent traînant d’un mendiant ; et, tenant son bâton ferré devant lui, il commença à marcher dans la direction de Monkbarns. « Mais à propos, dit-il en se retournant, Votre Honneur s’est-il jamais fait rendre l’argent qu’il avait donné au colporteur pour cette bodle ?

— Que le ciel te maudisse ! va-t’en à tes affaires.

— Allons, allons, monsieur, que Dieu bénisse Votre Honneur ; mais j’espère que vous ferez danser Johnie Howie et que je vivrai pour en être témoin. » Ainsi disant, le vieux mendiant partit enfin, et soulagea M. Oldbuck de souvenirs qui ne lui étaient rien moins qu’agréables.

« Quel est ce vieillard familier ? dit Lovel lorsque le mendiant se fut éloigné.

— Oh ! un des fléaux du pays. J’ai toujours été contraire aux taxes pour les pauvres et aux maisons de travail ; mais je crois que je finirai par voter en leur faveur, pour y faire renfermer ce vieux drôle. Vraiment, un pareil hôte vous connaît bientôt autant que son écuelle, et devient avec vous aussi familier que ces animaux domestiques et amis de l’homme qui s’attachent ordinairement à ceux de sa profession. Qui est-il, me demandez-vous ? Ma foi, il a fait tous les métiers ; il a été soldat, chanteur de ballades, chaudronnier ambulant, et le voilà aujourd’hui mendiant. Il est gâté par tous nos imbéciles de gentilshommes qui rient de ses saillies et répètent les bons mots d’Édie aussi exactement que ceux de Joe Miller[58].

— En effet, la liberté dont il semble user dans ses propos peut donner du piquant à son esprit.

— Oh ! oui, ce n’est pas la liberté qui lui manque. Il invente ordinairement quelque maudit mensonge assez improbable pour tourmenter les gens, comme cette sottise qu’il vous débitait tout à l’heure. Ce n’est pas, qu’avant de publier mon Essai je ne veuille pourtant examiner la chose à fond.

— En Angleterre, dit Lovel, un tel mendiant serait bientôt remis à la raison.

— Oui, vos bedeaux et vos officiers de police auraient peu d’égard pour sa belle humeur ; mais ici ce maudit homme est une espèce de peste privilégiée, un des derniers échantillons de l’ancien mendiant écossais, qui avait l’habitude de faire sa tournée dans un espace particulier, et qui était le porteur de nouvelles, le ménestrel et quelquefois l’historien du district. Ce vieux coquin, par exemple, sait plus de vieilles chansons et de traditions qu’aucun autre individu de cette paroisse et des quatre paroisses voisines ; et après tout, continua-t-il, s’adoucissant à mesure qu’il faisait la description des dons naturels d’Édie, le drôle ne manque pas d’esprit et de bonne humeur. Il a supporté son triste sort avec une gaieté inaltérable, et il serait cruel de lui refuser la consolation de rire aux dépens de ceux qui sont plus heureux. Le plaisir de m’avoir persiflé[59] vaut pour lui celui de boire et manger pendant un jour ou deux. Mais il faut que je m’en retourne pour avoir l’œil sur lui, sinon il répandrait sa maudite histoire dans la moitié du pays. »

Ainsi disant, nos héros se séparèrent ; M. Oldbuck pour retourner à son hospitium à Monkbarns, et Lovel pour continuer sa route vers Fairport, où il arriva sans autre aventure.


CHAPITRE V.

LE VOISIN DE CAMPAGNE.


lancelot Gobbo.
Faites attention : je vais soulever les eaux.
Shakspeare. Le Marchand de Venise.


Le théâtre de Fairport était ouvert ; mais personne du nom de Lovel n’avait paru sur les planches. Rien non plus dans la conduite ou les habitudes du jeune homme qui le portait n’autorisait les conjectures de M. Oldbuck à cet égard. L’Antiquaire ne manquait pas de demander régulièrement des nouvelles de ce petit théâtre à un vieux barbier qui accommodait les trois seules perruques de la paroisse qui, en dépit des taxes et de la dureté des temps, se soumissent encore à l’opération de la poudre et de la frisure, et divisait ainsi son temps entre les trois pratiques que la mode lui avait laissées. M. Oldbuck, dis-je, s’informait donc régulièrement auprès de ce personnage de ce qui se passait au théâtre, s’attendant chaque jour à entendre parler des débuts de M. Lovel, circonstance dans laquelle le vieux gentilhomme avait résolu de se mettre en dépenses en l’honneur de son jeune ami, et non seulement d’aller au spectacle lui-même, mais encore d’y mener ses femelles. Mais le vieux Job Caxon ne lui apporta aucun renseignement qui pût justifier une démarche aussi décisive que celle de retenir une loge.

Il annonça, au contraire, qu’il y avait un jeune homme à Fairport en ce moment, qui était une énigme pour toute la ville, c’est-à-dire pour toutes les commères qui, n’ayant pas d’affaires personnelles, remplissent leurs loisirs en s’occupant de celles des autres. Il ne recherchait aucune société et semblait plutôt éviter celle que la politesse et la douceur de ses manières, aidées d’un petit degré de curiosité, avaient induit plusieurs personnes à lui offrir. Rien n’était plus régulier et ne ressemblait moins à celui d’un aventurier que son genre de vie, qui était simple, mais si conforme à toutes les convenances, que toutes les personnes qui avaient quelque relation avec lui ne cessaient de s’en louer hautement.

Ces vertus ne sont pas ordinairement celles d’un jeune homme frappé de la folie du théâtre, pensait Oldbuck en lui-même ; et quoique habituellement fort tenace dans ses opinions, il aurait été forcé d’abandonner celle qu’il avait formée dans le cas actuel, sans un passage du rapport de Caxon. « On entendait souvent, disait-il, le jeune gentilhomme se parler à lui-même et gesticuler comme un de ces gens de théâtre. »

Rien cependant, outre cette circonstance, ne vint confirmer la supposition de M. Oldbuck, et chacun se demandait, comme une question très embarrassante à résoudre, ce qu’un jeune homme bien élevé pouvait venir faire à Fairport, où il n’avait ni amis, ni parens, ni emploi d’aucune espèce. Le vin d’Oporto et le whist ne semblaient avoir aucun charme pour lui. Il avait refusé de dîner à la table des volontaires qui venaient d’être incorporés, et évité de se joindre aux réunions de l’un et de l’autre des deux partis qui divisaient alors Fairport comme ils divisaient des endroits plus importans. Il tenait trop peu de l’aristocrate pour faire nombre au club des bleus royaux[60], et il ne tenait pas assez du démocrate pour fraterniser avec une société affiliée de soi-disant amis du peuple que le bourg avait aussi le bonheur de posséder. Il avait les cafés en aversion, et, je suis fâché de l’ajouter, peu de penchant pour la table à thé. Bref, depuis que ce nom était de mode dans les romans, c’est-à-dire depuis long-temps, il n’y avait jamais eu de M. Lovel dont on sût si peu de chose de positif, et, pour achever le portrait, aux négatives duquel on fût obligé d’avoir si souvent recours.

Une de ces négatives néanmoins était importante. Personne ne disait de mal de Lovel ; et s’il en eût existé, il serait promptement devenu public ; car le désir naturel de médire de son prochain n’aurait été combattu, dans ce cas, par aucun sentiment d’intérêt pour un être si insociable. Dans une seule circonstance, il pensa devenir suspect. Comme il faisait souvent usage de son crayon dans ses promenades solitaires, et qu’il avait dessiné plusieurs vues du port dans lesquelles la tour des signaux et même les quatre batteries de canon avaient trouvé leur place, quelques amis zélés du public firent circuler le bruit que ce mystérieux étranger était certainement un espion français. Le shérif alla en conséquence faire ses complimens à M. Lovel ; mais dans l’entrevue qui suivit, il paraît qu’il dissipa entièrement les soupçons du magistrat, puisque, non seulement il ne souffrit pas qu’on le troublât dans sa retraite, mais on répandit même qu’il lui avait envoyé deux invitations à dîner qui avaient reçu l’une et l’autre un refus poli. Le magistrat cependant garda un profond silence sur le genre d’explication qui avait eu lieu entre eux, non seulement en public, mais même avec son substitut, son clerc, sa femme et ses deux filles, qui formaient son conseil privé dans toutes les circonstances officielles.

Tous ces détails ayant été fidèlement rapportés par M. Caxon à son patron de Monkbarns, tendirent beaucoup à élever Lovel dans l’opinion de son ancien compagnon de route. « C’est un garçon modeste et sensé, se dit-il, qui dédaigne de se mêler aux frivolités et aux folies de ces imbéciles de Fairport. Il faut que je lui montre quelque égard ; je veux lui donner à dîner, et j’écrirai à sir Arthur pour l’inviter à venir à Monkbarns ce jour-là. Il faut que je consulte mes femelles. »

En conséquence, après cette consultation, un messager spécial qui n’était autre que Caxon lui-même, reçut ordre de se préparer à partir pour le château de Knockwinnock, avec une lettre adressée à l’honorable sir Arthur, de Knockwinnock, baronnet, et dont voici le contenu :


« Mon cher sir Arthur,

« Mardi 17 du courant, stylo novo, je tiens un symposium[61] cénobitique à Monkbarns, auquel je vous prie d’assister à k heures précises. Si ma belle ennemie, miss Isabelle, peut et veut nous honorer de sa compagnie, mes femelles ne seront que trop fières de l’assistance d’une telle auxiliaire dans la ligue de résistance opposée aux droits de la suprématie ; sinon j’enverrai mes femelles passer la journée au presbytère. J’ai fait une nouvelle connaissance que je désire vous présenter ; c’est un jeune homme qui est doué de plus de bon sens qu’il n’en appartient à ces temps de frivolité, que révèrent ceux d’un âge plus mûr, qui possède quelques notions des classiques, et comme, avec ces qualités, il doit naturellement éprouver du mépris pour les habitans de Fairport, je souhaite lui procurer le plaisir d’une société aussi judicieuse et sensée qu’elle est honorable. »

« Je suis, mon cher sir Arthur, etc. »

« Vole à Knockwinnock avec cette lettre, Caxon, dit le vieux savant en lui remettant sa missive, signala atque sigillata, et rapporte-moi la réponse. Va aussi vite que si le conseil de la ville rassemblé attendait le prévôt, et que le prévôt attendît lui-même sa perruque fraîchement poudrée.

— Ah ! monsieur, répondit le messager avec un profond soupir, il y a long-temps que ces jours sont passés ! Du diable si un prévôt de Fairport a porté une perruque depuis le temps du vieux Jervie ; et il avait une friponne de servante qui la coiffait elle-même avec du suif de chandelle et une boîte à drogue qui, au lieu de poudre, n’était que de la farine. Mais j’ai vu le temps, Monkbarns, où le conseil de la ville de Fairport se serait passé de son clerc, ou de son petit verre d’eau-de-vie, plutôt que de se montrer sans une décente perruque bien poudrée, bien ajustée sur le chef. Hélas ! messieurs, faut-il s’étonner que les communes soient mécontentes et se soulèvent contre la loi, quand on voit les magistrats, les baillis, les doyens et le prévôt lui-même avec des têtes aussi nues que celles de mes têtes à perruque ?

— Et aussi bien meublées au dedans, Caxon. Vraiment vous avez une excellente manière d’envisager les affaires, et je gage que vous avez mis le doigt sur la cause du mécontentement populaire, aussi juste que le prévôt l’aurait pu faire lui-même. Mais dépêchez-vous de partir, Caxon. »

Caxon se mit en route pour Knockwinnock, qui était à trois lieues de là…

Il boitait, mais avait un courage intrépide ;
II n’eût pu rendre enfin sa marche plus rapide.

Tandis qu’il est en chemin, il ne sera pas déplacé de donner quelques renseignemens au lecteur sur le propriétaire du château vers lequel il était député.

Nous avons dit que M. Oldbuck fréquentait peu les gentilshommes du voisinage, à l’exception d’un seul : c’était sir Arthur Wardour, descendant d’une ancienne famille, et possesseur d’une fortune considérable, mais embarrassée. Son père, sir Anthony, zélé jacobite, avait déployé tout l’enthousiasme de ce parti, tant qu’il n’avait fallu que des paroles pour le servir. Personne ne pressait une orange avec un geste plus significatif[62] ; personne ne savait proposer plus adroitement un toast séditieux sans donner prise sur lui aux lois pénales, et surtout personne ne buvait au succès de la cause avec plus d’ardeur et de dévouement. Mais à l’approche de l’armée des montagnards en 1745, il sembla que le zèle du digne baronnet s’était un peu modéré, et au moment même où son énergie pouvait devenir plus importante. Il parlait souvent, à la vérité, de s’armer en faveur des droits de l’Écosse et de Charles Stuart ; mais sa selle de guerre ne pouvait aller qu’à un de ses chevaux, et c’était précisément celui qu’on ne pouvait accoutumer à voir le feu. Peut-être l’honorable propriétaire n’était-il pas éloigné de partager les craintes de ce judicieux quadrupède, et commencait-il à penser qu’une chose aussi redoutée du cheval ne pouvait pas être très sûre pour le cavalier. Quoi qu’il en soit, tandis que sir Anthony Wardour parlait, buvait et restait incertain, le prévôt de Fairport, homme résolu et que nous avons déjà fait connaître comme le père de notre Antiquaire, sortit de son ancien bourg à la tête d’un corps de bourgeois whigs, et au nom de Georges II s’empara du château de Knockwinnock, des quatre chevaux de carrosse, et presque de la personne du propriétaire. Sir Anthony, bientôt après, fut envoyé à Londres en vertu d’un mandat du secrétaire d’État, avec son fils Arthur, alors jeune homme. Mais comme rien n’indiquait un acte de trahison ouverte, le père et le fils furent remis en liberté, et retournèrent à leur château de Knockwinnock pour boire plus que jamais à la santé de la famille exilée, et parler des souffrances qu’ils avaient endurées pour la cause de la famille royale. Ceci dégénéra tellement en habitude chez sir Arthur, que même après la mort de son père, le chapelain non-assermenté avait coutume de prier régulièrement pour la restauration du souverain légitime, la chute de l’usurpateur, et pour voir délivrer la famille de ses ennemis cruels et sanguinaires, quoique assurément toute pensée d’opposition sérieuse à la maison de Hanovre fût depuis long-temps évanouie, et que cette liturgie séditieuse fût plutôt conservée pour la forme que pour l’idée qu’on y attachait. Ceci était tellement vrai, que vers l’année 1770, à l’occasion d’une élection contestée qui eut lieu dans le comté, le digne chevalier prononça[63] les sermens d’abjuration et d’obéissance, afin de servir un candidat auquel il s’intéressait, abandonnant ainsi l’héritier pour la restauration duquel il implorait le ciel toutes les semaines, et reconnaissant l’usurpateur pour le détrônement duquel il ne cessait de prier. Et pour ajouter à ce triste exemple de l’inconséquence humaine, sir Arthur continua de prier en faveur de la maison de Stuart, même après l’extinction de la famille ; et quand, dans son loyalisme tout théorique, il se plaisait à la regarder encore comme vivante, il n’en était pas moins en toute occasion de service réel et de conduite pratique, un sujet zélé et dévoué de George III.

Sous d’autres rapports, sir Arthur Wardour menait la vie de la plupart des gentilshommes des comtés d’Écosse. Il allait à la chasse, à la pêche, donnait et recevait à dîner, suivait les courses de chevaux et les réunions du comté, était lieutenant délégué ou commissaire dans tous les actes publics qui concernaient le comté : mais, en avançant en âge, comme il devint trop nonchalant ou trop lourd pour se livrer aux exercices du dehors, il y suppléa en lisant de temps à autre l’histoire d’Écosse ; et ayant pris par degrés du goût pour les antiquités, quoique ce goût ne fût ni très profond, ni très correct, il se lia avec son voisin M. Oldbuck de Monkbans, et se joignit à ses travaux et à ses recherches.

Il y avait cependant, entre ces deux originaux, des points de différences qui quelquefois amenaient la discorde. Sir Arthur, comme antiquaire, avait une foi sans bornes, et Oldbuck, malgré l’affaire du prœtorium au Kaim de Kinprunes, était beaucoup plus scrupuleux à recevoir de vieilles légendes pour monnaie courante et authentique : sir Arthur se serait cru coupable du crime de lèse-majesté s’il avait douté de l’existence d’un seul individu de ce formidable catalogue des cent quatre rois d’Écosse admis par Boëce, et rendu classique par Buchanan, en vertu duquel Jacques réclamait le gouvernement de son ancien royaume, et dont les portraits grimaçaient encore sur les murs de la galerie d’Holy-Rood. Oldbuck, au contraire, homme pénétrant et soupçonneux, et qui n’avait pas un grand respect pour le droit divin d’hérédité, était enclin à pointiller un peu sur cette liste sacrée, et à soutenir que toute cette suite de postérité de Fergus, qui remplit toutes les pages de l’histoire d’Écosse, avait aussi peu de réalité et de substance que les apparitions lumineuses des descendans de Banquo dans la caverne d’Hécate[64].

Un autre point très délicat était la bonne renommée de la reine Marie, dont le baronnet était le défenseur le plus chevaleresque, tandis que l’écuyer l’attaquait en dépit de sa beauté et de ses infortunes. Quand malheureusement leur conversation tombait sur des temps plus récens, des sujets de discorde se présentaient presque à chaque page de l’histoire. Oldbuck était par principes un ferme presbytérien, tandis que sir Arthur était précisément le contraire. Ils tombaient d’accord, il est vrai, dans leur sentiment d’attachement et d’obéissance envers le roi qui occupe maintenant le trône[65] ; mais c’était leur seul point de réunion. Il y avait donc souvent entre eux des disputes assez vives, dans lesquelles Oldbuck ne pouvait pas toujours contenir son humeur caustique, tandis que le baronnet trouvait, de son côté, que le descendant d’un imprimeur allemand dont les pères avaient recherché la vile société de misérables bourgeois, s’oubliait étrangement et prenait dans la discussion des libertés injustifiables, vu le rang et l’ancienne origine de son antagoniste. Le souvenir de l’ancienne injure faite à son père par celui de M. Oldbuck lorsqu’il vint s’emparer des chevaux, du manoir et de la tour fortifiée, venait se joindre aussi au reste pour enflammer à la fois les joues et les argumens du baronnet ; et M. Oldbuck, qui, sous quelques rapports, regardait son digne ami et compère à peu près comme un sot, finissait souvent par le lui faire entendre un peu plus clairement que la politesse ne l’aurait voulu. Dans des cas semblables, ils se quittaient souvent profondément irrités, et résolus à éviter dorénavant la compagnie l’un de l’autre ;

 
Mais la réflexion venait le lendemain,
Et derechef alors on se tendait la main.

En effet, comme chacun de son côté sentait que l’habitude lui avait rendu nécessaire la société de l’autre, un rapprochement ne tardait pas à avoir lieu. Dans ces occasions, Oldbuck, songeant que l’irritabilité du baronnet ressemblait à celle d’un enfant, montrait la supériorité de son bon sens en faisant les premiers pas vers une réconciliation. Mais il arriva une fois ou deux que l’orgueil aristocratique du chevalier de haute origine prit un essor par trop offensant pour le représentant de l’imprimeur. Alors la rupture entre ces deux originaux eût pu devenir éternelle, sans l’intervention et les bienveillans efforts de la fille du baronnet, miss Isabelle Wardour, laquelle, avec un fils qui servait alors dans l’étranger, était tout ce qui lui restait de sa famille. Elle savait à quel point son père avait besoin de M. Oldbuck pour se distraire, et il était rare qu’elle s’interposât sans effet lorsque la piquante causticité de l’un, ou les airs de supériorité qu’affectait l’autre, avaient rendu sa médiation nécessaire. Sous la douce influence d’Isabelle, son père oubliait les outrages faits à l’honneur de la reine Marie, et M. Oldbuck pardonnait les blasphèmes qui avaient flétri la mémoire du roi Guillaume. Cependant comme, dans ces discussions, Isabelle prenait d’ordinaire en plaisantant le parti de son père, Oldbuck l’appelait habituellement sa belle ennemie, quoiqu’il fît plus de cas d’elle que de toute autre de son sexe, dont, comme nous l’avons déjà vu, il n’était pas l’admirateur.

Il y avait entre ces deux dignes gentilshommes un autre point qui avait alternativement une influence attractive ou répulsive sur leur intimité. Sir Arthur avait toujours besoin d’argent ; M. Oldbuck n’était pas toujours disposé à en prêter. M. Oldbuck, per contra, voulait toujours être remboursé avec exactitude ; sir Arthur n’était pas toujours, ni même souvent préparé à satisfaire ce désir fort raisonnable ; et, dans les arrangemens qui avaient lieu entre gens de penchans si opposés, il survenait de temps en temps de petites contestations. Cependant un esprit d’accord mutuel dominait au total, et ils allaient leur train comme des chiens attachés par couple, non sans peine et sans montrer quelquefois les dents, mais sans en venir à s’arrêter tout court et à se prendre à la gorge.

Une légère brouille telle que celle dont nous venons de parler, provenant d’affaires où de politique, avait divisé les maisons de Knockwinnock et de Monkbarns jusqu’au moment où l’envoyé de cette dernière se présenta pour remplir sa commission. Le baronnet était assis dans un ancien parloir gothique dont les croisées donnaient d’un côté sur le mobile Océan, et de l’autre sur la longue et droite avenue du château : il tournait alternativement les feuillets d’un in-folio, ou jetait un regard ennuyé sur le feuillage d’un vert sombre où se jouaient les rayons du soleil, ou sur la tige lisse et polie des hauts et épais tilleuls dont l’avenue était plantée. Tout-à-coup, ô spectacle agréable ! un objet vivant vient à paraître, et son aspect donne lieu aux questions ordinaires : Qui est-il et que vient-il faire ? Le vieil habit d’un gris blanchâtre, la démarche boiteuse, le chapeau moitié rabattu, moitié retroussé, firent bientôt reconnaître le vieux perruquier délaissé, et ne permirent plus de doute que sur le second point, qui fut lui-même bientôt éclairci par l’entrée d’un domestique dans le parloir, avec une lettre de Monkbarns.

Sir Arthur prit la lettre avec toute l’importance et la dignité convenables.

« Emmenez ce vieillard à la cuisine, et faites-le rafraîchir, » dit la jeune personne qui avait remarqué, d’un œil compatissant, sa tête grise et chauve et son air fatigué.

« M. Oldbuck, mon amour, dit le baronnet après un moment de silence, nous invite à dîner pour mardi 17 du courant. Il me semble réellement avoir oublié que depuis peu il ne s’est pas conduit envers moi avec cette politesse que j’avais droit d’en attendre.

— Mon cher monsieur[66], vous avez tant d’autres avantages sur M. Oldbuck qu’il n’est pas étonnant qu’il en ait quelquefois de l’humeur ; mais je sais qu’il a beaucoup d’estime pour votre personne et votre conversation, et que rien ne lui ferait plus de peine que de vous manquer d’égards réels.

— C’est vrai, Isabelle, et il faut lui accorder quelque indulgence en songeant à sa première origine : il y a encore dans son sang quelque chose de la grossièreté allemande, un reste d’opposition républicaine et révolutionnaire aux rangs et aux privilèges établis. Vous avez pu remarquer qu’il n’a jamais aucun avantage sur moi dans la discussion, à moins qu’il n’ait recours à cette espèce de connaissance chicanière qu’il possède des dates, des noms, et de faits insignifians, et ne se serve de la fatigante et inutile exactitude d’une mémoire qu’il ne doit qu’à sa basse extraction.

— Elle doit pourtant lui servir dans ses recherches historiques, à ce qu’il me semble, monsieur, dit la jeune demoiselle.

— Oui, mais elle lui a fait contracter une manière de discuter aussi tranchante qu’impolie, et rien n’est plus déraisonnable que de le voir attaquer jusqu’à la belle traduction d’Hector Boëce, par Bellenden, que j’ai la satisfaction de posséder, et qui est un in-folio gothique d’une grande valeur ; et cela d’après l’autorité de quelques vieux bouts de parchemin qu’il a arrachés au sort qui les attendait, celui de faire des mesures aux tailleurs. Ensuite, cette habitude d’exactitude minutieuse et fatigante entraîne une façon mercantile de traiter les affaires à laquelle devrait être supérieur un propriétaire de biens territoriaux, dont la famille a traversé deux ou trois générations. Je doute qu’il y ait un commis marchand à Fairport qui sache mieux qu’Oldbuck dresser un compte d’intérêts.

— Mais vous accepterez son invitation, monsieur ?

— Mais… oui ; nous n’avons pas, je crois, d’engagement pour ce jour-là. Quel peut être le jeune homme dont il nous parle ? il fait rarement de nouvelles connaissances, et n’a pas d’autre parent, que je sache.

— C’est probablement quelque parent de son beau-frère, le capitaine Mac Intyre.

— C’est très possible ; oui, nous acceptons. Les Mac Intyre sont d’une très ancienne famille du Nord. Vous pouvez répondre à ce billet affirmativement, Isabelle ; pour moi, je n’ai pas le loisir de décocher du cher monsieur[67]. »

Ayant décidé cette affaire importante, miss Wardour écrivit, « qu’elle présentait à M. Oldbuck les complimens de sir Arthur et les siens, et qu’ils auraient l’honneur de se rendre à son invitation, ajoutant que miss Wardour saisissait cette occasion de recommencer les hostilités avec M. Oldbuck, à cause de sa longue absence de Knockwinnock, où l’on recevait ses visites avec tant de plaisir. » Son billet terminé par ces expressions pacifiques, elle le remit au vieux Caxon, qui, ayant repris haleine et s’étant suffisamment rafraîchi et reposé, retrouva le chemin de la maison de l’Antiquaire.


CHAPITRE VI.

LE DÎNER.


Moth.
Par Woden, dieu des Saxons, quelle est l’origine du mot mercredi, c’est-à-dire le jour de Woden[68]. La vérité sera pour moi une chose sacrée jusqu’au jour où je descendrai au cercueil.
L’ordinaire de Cartwright.


Notre jeune ami Lovel, qui avait reçu une invitation semblable, exact à l’heure du rendez-vous, arriva à Monkbarns environ cinq minutes avant quatre heures, le 17 juillet. Toute la journée la chaleur avait été étouffante, et de larges gouttes d’eau étaient tombées à différentes reprises, quoique ces averses menaçantes se fussent éloignées.

M. Oldbuck le reçut à la porte dite du Pèlerin. Il était vêtu d’un habillement complet de drap brun, avec des bas de soie gris et une perruque poudrée avec tout l’art du perruquier vétéran Caxon, qui, ayant flairé le dîner, avait eu soin de ne finir son ouvrage qu’à l’instant même où l’on allait se mettre à table, espérant de la sorte en avoir sa part.

« Soyez le bien venu à mon symposium[69], et permettez-moi de vous présenter à mon Clogdogdo[70], comme Tam Otter appelle la malicieuse race de femelles, malœ bestiœ, monsieur Lovel.

— Je serais bien trompé, monsieur, si la dame méritait votre satire.

— Trêve à vos complimens, monsieur Lovel[71], ce ne sont que des échantillons de leur sexe. Mais les voici, et, pour aller par ordre, je vous présente d’abord ma très discrète sœur, Griselda, qui dédaigne la simplicité et la patience que rappelle le nom de sa pauvre patronne Grizzel[72] et ma très précieuse nièce Maria, dont la mère était appelée Marie, et quelquefois Molly[73]. »

Le frou frou ou froissement des taffetas et des satins avait annoncé la vieille demoiselle, qui portait sur sa tête un édifice ressemblant à la coiffure des dames du Journal des modes de 1770 ; superbe morceau d’architecture qu’on aurait pu comparer à un château gothique, dont les boucles représentaient les tours, les épingles noires les chevaux de frise, et les ornemens de gaze les bannières.

Cette figure qui, semblable à celle des anciennes statues de Vesta, était ainsi couronnée de tours, était longue, large, avait le nez et le menton bourgeonnes, et ressemblait sous d’autres rapports, d’une manière si plaidante à M. Jonathan Oldbuck, que s’ils n’avaient pas paru tous les deux ensemble, comme Sébastien et Viola, dans la dernière scène de la Nuit des Rois[74], Lovel aurait pu croire que le visage qu’il avait devant les yeux était celui de son vieil ami déguisé en femme. Une robe d’une antique étoffe de soie à fleurs parait la personne extraordinaire qui portait cette coiffure sans pareille, et qui, selon son frère, semblait plus faite pour servir de turban à un disciple de Mahomet que pour couvrir la tête d’une créature raisonnable et d’une chrétienne. Deux bras longs et décharnés, garnis au coude par des manchettes de blonde à triple rang, étaient ployés en croix devant elle, et, ornés de longs gants d’un rouge éclatant, ne ressemblaient pas mal à une paire d’énormes homards. Des souliers à talons, et un petit manteau de soie jeté négligemment sur ses épaules, complétaient la toilette de mademoiselle Griselda. Sa nièce, que M. Lovel avait aperçue à sa première visite à Monkbarns, était une jeune et jolie personne, élégamment vêtue à la mode du temps, et qui avait un petit air d’espièglerie qui lui seyait fort bien ; elle tenait peut-être de la causticité naturelle à sa famille maternelle, mais qui s’était fort adoucie en se transmettant jusqu’à elle. M. Lovel présenta ses hommages aux deux dames, et reçut en retour de la plus vieille une de ces profondes révérences de 1760 et imitée de cette mémorable époque,

 
Où le benedicite
Prenait la moitié d’une heure,
Où le vendredi fêté
N’avait dans chaque demeure,
Pour dîner, potage et beurre,
Qu’un seul plat, tout bien compté[75] ;


tandis que la plus jeune lui fit une petite révérence modeste qui, semblable au benedicite de nos ecclésiastiques actuels, fut d’une bien moindre durée.

Pendant cet échange de politesses, sir Arthur, ayant sous le bras sa charmante fille, après avoir renvoyé sa voiture, parut à la porte du jardin, et présenta ses complimens aux dames dans toutes les formes.

« Sir Arthur, dit l’Antiquaire, et vous, ma belle ennemie, permettez-moi de vous présenter mon jeune ami, M. Lovel, qui, malgré l’épidémie de fièvre écarlate[76] qui règne à présent dans notre île, a le bon sens et la décence de paraître vêtu d’un habit d’une couleur honnête. Vous voyez cependant que cette couleur à la mode, qu’il exclut de ses vêtemens, s’est réfugiée sur ses joues. Sir Arthur, souffrez que je vous mette en rapport avec un jeune homme que vous trouverez, après une ample connaissance, grave, sensé, poli, érudit, et versé dans la lecture et la science des belles-lettres, et profondément initié dans les mystères les plus cachés du théâtre et des coulisses, depuis le temps de Davie Lindsay[77] jusqu’aux jours de Dibdin : le voilà qui rougit encore, c’est bon signe.

— Mon frère, dit miss Griselda s’adressant à Lovel, a une manière de s’exprimer qui n’appartient qu’à lui ; personne ne fait attention à ce que dit Monkbarns, ainsi je vous prie de ne pas être si troublé de toutes ces sottises. Vous avez dû avoir bien chaud sur la route par ce soleil brûlant ; voulez-vous prendre quelque chose, un verre de vin de Baume ? »

Avant que Lovel eût pu répondre, l’Antiquaire s’écria : « Dieu nous garde de toi, sorcière ! voudrais-tu empoisonner mes hôtes par tes décoctions maudites ? as-tu donc oublié le sort de l’ecclésiastique auquel tu persuadas de goûter ton perfide breuvage ?

— Fi donc ! mon frère. Sir Arthur, avez-vous jamais rien entendu de pareil ? Il ne faut rien faire que d’après ses idées, autrement il vous invente de telles histoires. Mais voilà Jenny qui va sonner la vieille cloche pour nous annoncer que le dîner est servi. »

D’une économie rigide, M. Oldbuck n’avait pas de domestique mâle, et la déguisait sous le prétexte que le sexe masculin était trop noble pour être employé à ces actes de servitude personnelle, qui, dans les premiers temps de la société, étaient uniquement imposés aux femmes. « Pourquoi, disait-il, pourquoi Tom Rintherout, qu’à l’instigation de ma prudente sœur, et avec une prudence égale, j’avais consenti à prendre à l’essai, volait-il mes pommes, cassait-il mes verres, passait-il son temps à dénicher des oiseaux, et, en dernier lieu, avait-il volé mes lunettes, si ce n’est qu’il était possédé de cette haute ambition qui agite le cœur de ceux de notre sexe ? ambition qui l’a conduit en Flandre avec le fusil sur l’épaule, et qui, sans doute, lui fera gagner le glorieux ceinturon ou peut-être même la potence. Et pourquoi cette jeune fille, sa sœur légitime, Jenny Rintherout, poursuit-elle la même route d’un pas paisible et sûr, chaussée ou déchaussée, douce comme le pas d’un chat, et docile comme un épagneul ; pourquoi ? c’est qu’elle suit sa vocation. Que les femmes nous servent, sir Arthur, qu’elles nous servent, dis-je ; c’est la seule chose pour laquelle elles soient faites. Tous les anciens législateurs, depuis Lycurgue jusqu’à Mohammed, par corruption appelé Mahomet, sont d’accord pour les placer dans le rang subordonné qui leur convient, et ce sont les têtes folles de nos ancêtres chevaleresques qui érigèrent leurs Dulcinées en princesses tyranniques. »

Miss Wardour réclama hautement contre le peu de galanterie de cette doctrine ; mais la cloche sonna le dîner, et le vieux gentilhomme, lui offrant son bras, lui dit : « Qu’une si belle antagoniste me permette de remplir près d’elle tous les devoirs de la courtoisie. Je me rappelle, miss Wardour, que Mohammed, vulgairement appelé Mahomet, était embarrassé sur la manière d’appeler ses moslems ou musulmans à la prière. Il rejeta les cloches dont se servaient les chrétiens, et les trompettes qui étaient le signal des Guèbres ; il finit donc par adopter la voix humaine. J’ai éprouvé le même embarras pour faire annoncer mon dîner. Les gongs[78], maintenant en usage, me semblent une nouvelle invention toute païenne, et la voix de l’espèce femelle me déplaît également, comme aussi aigre que discordante ; c’est pourquoi, contrairement audit Mohammed ou Mahomet, j’ai repris le son de la cloche ; elle a une propriété locale, puisque c’était le signal du couvent pour annoncer le repas au réfectoire ; et elle a cet avantage sur la langue de Jenny, le premier ministre de ma sœur, que, quoiqu’un peu moins haute et perçante, elle cesse de résonner au moment où on abandonne le cordon, tandis que nous savons au contraire, par une triste expérience, que chercher à faire taire Jenny, c’est exciter miss Oldbuck et Marie Mac Intyre à élever la voix pour faire chorus en sa faveur. »

En finissant ce discours, il arriva à un parloir à manger que Lovel n’avait pas encore vu ; il était boisé, et contenait quelques peintures curieuses. La table était servie par Jenny ; mais une vieille surveillante, sorte de majordome femelle, se tenait auprès du buffet, et eut à endurer quelques réprimandes de M. Oldbuck, et quelques reproches moins directs, mais encore plus aigres de la part de sa sœur.

Le dîner était tel qu’on devait s’attendre à le trouver chez un antiquaire déclaré : on y trouvait plusieurs échantillons de mets écossais très savoureux, quoique bannis maintenant des tables où l’on se pique d’élégance. On y remarquait l’oie de Solan[79], au goût exquis, et dont l’odeur est si forte qu’on ne l’apprête jamais dans l’intérieur des maisons. Malheureusement elle était saignante ; ce qui fit qu’Oldbuck menaça presque de jeter l’oiseau aquatique à la tête de l’imprévoyante femme de charge qui, servant de prêtresse dans cette occasion, avait présenté l’offrande odoriférante. Mais, par bonheur, elle avait été plus heureuse dans le hotchpotch[80] qui fut à l’unanimité jugé incomparable. « Je pensais bien que nous réussirions là dedans, dit le vieil Oldbuck d’un air triomphant, car Davie Dibble, le jardinier, vieux garçon comme moi, a soin que ces diablesses de femmes ne déshonorent pas nos légumes. Voici du poisson à la sauce, et des têtes de merluches. Je conviens que nos femmes excellent dans ce plat ; il leur procure le plaisir de gronder pendant une demi-heure, au moins deux fois la semaine, la vieille Maggy Mucklebackit[81]. Je vous recommande, M. Lovel, le pâté de volaille fait d’après une recette que m’a laissée feu ma grand’mère d’heureuse mémoire ; et si vous voulez essayer un verre de ce vin, vous le trouverez digne de celui qui professe la maxime du roi Alphonse de Castille : Brûlez de vieux bois, lisez de vieux livres, buvez de vieux vin, et causez avec de vieux amis, sir Arthur ; et de jeunes aussi, monsieur Lovel.

— Et quelles nouvelles de votre voyage, Monkbarns ? dit sir Arthur. Comment va le monde dans la vieille enfumée[82] ?

— Le monde est fou, sir Arthur, fou sans ressources, et résisterait à tous les remèdes ordinaires, tels que bains de mer et doses d’ellébore[83]. La pire de toutes les folies, la folie militaire, s’est emparée des hommes, des femmes et des enfans.

— Et il est bien temps, je crois, dit miss Wardour, quand nous sommes menacés d’une invasion étrangère et d’une insurrection intérieure.

— Oh ! je me doutais bien que vous vous joindriez aux habits rouges[84] contre moi ; les femmes, comme les dindons, sont toujours éblouies par l’écarlate. Mais qu’en dit sir Arthur ?

— Je dis, monsieur Oldbuck, répliqua le chevalier, qu’autant que je suis capable d’en juger, nous devons résister cum toto corpore regni[85] (ainsi que va la phrase, si je n’ai pas tout-à-fait oublié mon latin) à un ennemi qui vient nous proposer une espèce de gouvernement whig, un système républicain, et qui est aidé et soutenu par la pire sorte de fanatiques que le pays ait dans son sein. J’ai pris quelques mesures, telles qu’il convenait à mon rang d’en adopter, et j’ai ordonné aux constables de saisir ce vieux coquin de mendiant, Édie Ochiltree, qui propage le mécontentement contre l’Église et l’État dans toute la paroisse. Il a dit clairement au vieux Caxon que le bonnet de Willie Howie cachait plus de sens que les trois perruques de la paroisse. Je pense qu’il est aisé de comprendre cela ; mais on apprendra à vivre à ce drôle.

— Oh ! non, mon cher monsieur, s’écria miss Wardour, non pas le vieil Édie que nous connaissons depuis si long-temps ; je vous assure que j’en voudrais beaucoup au constable qui exécuterait un pareil mandat.

— Voilà ce que c’est, dit l’Antiquaire. Vous, sir Arthur, qui êtes un si ferme tory, vous avez nourri dans votre sein un beau rejeton de whiggisme. Comment ! mais miss Wardour, à elle seule, suffirait pour contrôler tout une session. Une session ! que dis-je ! une assemblée générale encore. C’est une Boadicée, une Amazone, une Zénobie.

— Et cependant, avec tout mon courage, je suis bien aise d’apprendre que le pays se mette sous les armes.

— Sous les armes ! que le ciel ait pitié de vous ! Avez-vous jamais entendu raconter l’histoire de la sœur Marguerite, histoire conçue par une tête qui, bien que vieille et grise maintenant, renferme plus de sens et de saine politique que vous n’en trouverez de nos jours dans tout un synode ? Vous rappelez-vous le rêve de la nourrice, en cet excellent ouvrage, qu’elle raconte dans une si grande angoisse d’esprit à Hubble-Bubble ? lorsque dans sa vision elle voulait saisir un morceau de drap, il se faisait une détonation comme celle d’une pièce de canon ; et lorsqu’elle étendait la main pour saisir un fuseau, il devenait un pistolet braqué sur sa figure. Il m’est arrivé à peu près la même chose à Édimbourg. J’allai consulter mon avocat, il était en uniforme de dragons, avec le ceinturon et le casque, prêt à monter sur son cheval que son clerc, vêtu en tirailleur, promenait en long et en large devant la porte. Je passai chez mon agent d’affaires, pour le gronder de m’avoir envoyé consulter un tel fou ; mais il avait placé sur sa tête la plume que, dans les jours où il était le plus sage, il se contentait d’avoir à la main, et figurait comme officier d’artillerie. Mon mercier, tenant à la main des baguettes de tambour, s’en servait, au lieu de son aune, pour mesurer sa marchandise. Le commis du banquier, chargé de vérifier mes comptes de caisse, se trompa trois fois, ayant la tête troublée par le souvenir du commandement militaire de l’exercice du matin. Je fus malade, et l’on appela un chirurgien ;

 
« Il vint, mais son regard brillait d’un tel courage,
Et son glaive au côté frappait d’un tel éclat,
Qu’on eût dit qu’il venait pour un assassinat,
Et non pour me guérir en son docte message. »


J’eus recours à un médecin ; mais lui aussi exerçait un genre d’homicide plus général que celui auquel on est convenu de tout temps que sa profession l’autorisait ; et maintenant, depuis mon retour ici, je me suis aperçu que cette humeur belliqueuse avait gagné nos sages voisins de Fairport. Un canard sauvage blessé ne déteste pas plus que moi un fusil, un quaker ne hait pas plus le son du tambour ; et les voilà sur la place de la ville qui ne cessent de tambouriner, de tirer, si bien que chaque décharge et roulement de tambour vient ici me pénétrer jusqu’au fond de l’âme.

— Mon cher frère, ne parlez pas ainsi des gentilshommes volontaires ; ils ont le plus joli uniforme ! Hélas ! ils ont été deux fois mouillés jusqu’aux os la semaine dernière. Je les ai rencontrés marchant dans un triste équipage, et il y eut plus d’un rhume gagné ce jour-là. Je pense que la peine qu’ils se donnent mérite bien notre reconnaissance.

— Aussi mon oncle leur a-t-il envoyé vingt guinées pour les aider dans leurs frais d’équipement.

— C’était pour acheter du jus de réglisse et du sucre candi, dit le cynique, afin d’encourager le commerce de cette ville, et de rafraîchir le gosier des officiers qui s’étaient enroués au service de leur pays.

— Prenez garde, Monkbarns, nous finirons bientôt par vous compter parmi les Black-nebs ou becs noirs.

— Non, sir Arthur, je ne suis qu’un paisible frondeur, et ne réclame que le privilège de coasser ici, dans mon coin, sans joindre ma voix au grand chœur des grenouilles. Ni quito rey, ni pungo rey, je ne me mêle de faire ni de défaire les rois, comme dit Sancho Pança, mais je me contente de prier sincèrement pour notre propre souverain, de payer ma quote-part de l’impôt, et de maudire quelquefois le receveur des taxes. Mais voici le fromage de lait de brebis qui arrive fort à propos ; c’est un meilleur digestif que la politique. »

Quand le dîner fut fini, et que les carafons de vin eurent été mis sur la table, M. Oldbuck proposa une rasade à la santé du roi ; elle fut acceptée avec empressement par Lovel et le baronnet, dont le jacobitisme n’était plus qu’une sorte d’opinion imaginaire, l’ombre d’une ombre.

Après que les dames se furent retirées, le maître de la maison et sir Arthur s’enfoncèrent dans plusieurs discussions savantes, auxquelles le jeune homme, soit à cause de l’érudition abstraite où ils se plongeaient, soit par tout autre motif, ne participa que faiblement : jusqu’à ce qu’enfin il fut soudainement réveillé de la profonde rêverie où il s’était livré par un appel fait à son jugement.

« Je m’en rapporterai à M. Lovel, il est né dans le nord de l’Angleterre, et connaît peut-être cet endroit. »

Sir Arthur dit qu’il croyait peu probable qu’un aussi jeune homme eût fait beaucoup d’attention à une chose de ce genre.

« Je ne suis pas de cet avis, répondit Oldbuck ; qu’en dites-vous, M. Lovel ? Parlez pour votre honneur, jeune homme. »

Lovel fut alors obligé d’avouer qu’il était dans la situation ridicule de quelqu’un qui ignorait également le sujet de la conversation et celui de la dispute qui occupait la compagnie depuis une heure.

« Que le ciel ait pitié du pauvre garçon ! Sa tête a battu la campagne ; je me doutais qu’il en serait ainsi dès que les femmes seraient admises parmi nous, et qu’il n’y aurait pas moyen d’obtenir un mot de bon sens du jeune homme, même plus de six heures après. Écoutez-moi donc : Il y eut jadis un peuple qu’on nommait les Piks.

— Ou plutôt les Pictes, reprit le baronnet.

— Je dis les Piks, Pikars, Pihar, Piochtar, Piagther, ou Peughtar, s’écria Oldbuck ; ils parlaient le dialecte gothique.

— Le vrai celtique, reprit de nouveau le baronnet.

— Le gothique ; je veux mourir si ce n’était pas le gothique, rétorqua l’écuyer.

— Mais il me semble, messieurs, dit Lovel, que c’est un point qui peut être aisément éclairci par les philologues, s’il y a quelques restes de ces langues.

— Il n’y a qu’un seul mot, dit le baronnet ; mais, malgré toute la persistance de M. Oldbuck, il décide la question.

— Oui, en ma faveur, ajouta Oldbuck ; M. Lovel en jugera. Ici j’ai le savant Pinkerton de mon côté.

— Et moi, du mien, l’érudit et infatigable Chalmers.

— Gordon tient pour mon opinion.

— Sir Robert Sibbald est pour la mienne.

— Innes le croit avec moi, vociféra Oldbuck.

— Ritson n’en fait aucun doute, s’écria le baronnet,

— Vraiment, messieurs, dit Lovel, avant de rassembler vos forces et de m’accabler de toutes ces autorités, je serais bien aise de connaître le mot qui fait le sujet de la dispute.

Benval, dirent à la fois les deux antagonistes.

— Qui signifie caput valli, ajouta sir Arthur.

— La tête du mur, dit Oldbuck. »

Il y eut un moment de pause. « Voilà une base qui me paraît un peu faible pour y fonder une hypothèse, fit observer leur jeune arbitre.

— Nullement, nullement, dit Oldbuck. Les hommes ne combattent que mieux dans un cercle étroit. La grandeur du terrain ne fait rien à une lutte de ce genre.

— Il est décidément celtique, dit le baronnet ; il n’y a pas une montagne dans les hautes terres qui ne commence par Ben.

— Mais que dites-vous de val, sir Arthur, n’est-ce pas bien clairement le mot saxon wall ?

— C’est le mot romain vallum, dit sir Arthur ; les Pictes ont emprunté cette partie du mot.

— Non pas : s’ils avaient emprunté quelque chose, ce serait votre Ben qu’ils auraient pu prendre à leurs voisins les Bretons de Strath-Cluyd[86].

— Il fallait que les Piks, ou Pictes, dit Lovel, eussent un dialecte singulièrement pauvre, puisque dans le dernier mot qui reste de leur vocabulaire, mot qui n’est composé que de deux syllabes, ils ont été évidemment obligés d’en emprunter une à un autre idiome ; et il me semble, messieurs, avec tout le respect que je vous dois, que cette discussion n’est pas très différente du combat de ces deux chevaliers qui se battirent au sujet d’un bouclier dont un côté était noir et l’autre blanc. Chacun de vous réclame une moitié du mot, et semble abandonner l’autre. Mais ce qui me frappe le plus, c’est la pauvreté d’une langue qui n’a laissé après elle que d’aussi faibles traces.

— Vous êtes dans l’erreur, dit sir Arthur, c’était une langue riche, et c’était un peuple grand et puissant, qui bâtit deux églises, l’une à Brechin, l’autre à Abernethy[87]. Les filles du sang royal des Pictes étaient élevées dans le château d Édimbourg, appelé à cause de cela, Castrum puellarum[88].

— Tout ceci n’est qu’une puérile légende, dit Oldbuck, inventée pour donner de l’importance à de sottes femelles. On l’appela le château Vierge, quasi lucus a non lucendo[89], parce qu’il avait résisté à toutes les attaques, ce que les femmes ne font jamais.

— Il y a une liste des rois pictes, dit avec insistance sir Arthur, de laquelle on ne révoque pas en doute l’authenticité, à compter de Crentheminachryme, dont le règne est un peu incertain, jusqu’à Drusterstone, dont la mort a terminé la dynastie. La moitié de ces noms commence par le Mac celtique patronymique ; Mac, c’est-à-dire filius. Que dites-vous à cela, monsieur Oldbuck ? Il y a Drust Macmorachin, Trynel Maclachlin, le premier de cet ancien clan, suivant toute probabilité, et Gormach Macdonald, Alpin Macmetegus, Drust Mactallargam (ici il fut interrompu par une quinte de toux) : hem ! hem ! hem ! Golarge Macchan… hem ! hem ! Macchanam… hem ! Macchananail, Kenneth, hem ! Macferedith ; Eachan Macfungus, et vingt autres noms ; tous évidemment celtiques, que je vous citerais si cette maudite toux voulait me le permettre.

— Buvez un verre de vin, sir Arthur, pour faire couler ce catalogue de noms barbares qui étrangleraient le diable ; le dernier de ces noms est le seul qui soit intelligible ; ils sont tous de la tribu de Mac Fungus, race de monarques qui ont poussé comme des champignons, et qui n’est que le produit du cerveau fêlé de quelque barde écossais[90], née des vapeurs de la vanité et de la folie, non peut-être sans quelque mélange d’artifice.

— Je suis étonné de vous entendre parler ainsi, monsieur Oldbuck ; vous savez ou devez savoir que la liste de ces souverains a été copiée par Henri Maule de Melgum, d’après les chroniques de Lochleven et de Saint-André, et donnée par lui dans sa courte mais satisfaisante Histoire des Pictes, imprimée par Robert Freebairn, d’Édimbourg, et vendue par lui en sa boutique, dans l’enclos du parlement, l’an de grâce 1705 ou 1706 ; car je n’en suis pas positivement sûr : mais j’en ai un exemplaire chez moi, à côté de mon exemplaire in-12 des Actes écossais, et qui tient fort bien son rang sur mes tablettes, auprès de ce dernier. Qu’avez-vous à dire à cela, monsieur Oldbuck ?

— J’ai à dire que je me moque de Henri Maule et de son Histoire, répondit Oldbuck, et j’accède ainsi à votre demande en le traitant comme il le mérite.

— Ne vous moquez pas de ce qui vaut mieux que vous, dit sir Arthur un peu dédaigneusement.

— C’est ce que je ne crois pas faire, en me moquant de lui ou de son Histoire.

— Henri Maule de Melgum était un gentilhomme, monsieur Monkbarns.

— Je présume que ce n’est pas en cela qu’il avait l’avantage sur moi, répliqua l’Antiquaire un peu aigrement.

— Permettez-moi, monsieur Oldbuck, c’était un gentilhomme d’une haute famille, d’une ancienne origine, et c’est pourquoi…

— Le descendant d’un imprimeur de Westphalie ne doit parler de lui qu’avec égard : telle peut être votre opinion, sir Arthur, mais ce n’est pas la mienne. Je suis d’avis que l’origine que je tiens de ce laborieux et industrieux typographe Wolfbrand Oldenbuck, qui, au mois de décembre 1493, sous le patronage de Sebaldus Scheyter et de Sébastien Kammermaister, comme nous l’apprend l’index, acheva l’impression de la Chronique de Nuremberg ; je suis d’avis, dis-je, que cette origine est plus honorable pour moi, comme homme de lettres, que si je comptais dans ma généalogie tous les vieux barons gothiques, à grosses têtes et à poings ferrés, qui datent du temps de Crentheminachryme, et dont aucun, je gage, ne pouvait écrire son nom.

— Si cette observation est une raillerie relative à mes ancêtres, dit le baronnet en prenant un ton de supériorité et de noble mépris, je suis charmé de vous apprendre que le nom d’un de mes aïeux, Gamelyn de Guardover-Miles, est nettement écrit de sa propre main sur la plus ancienne copie de la déclaration de Ragman.

— Ce qui ne sert qu’à prouver qu’il fut un des premiers à donner l’exemple d’une basse soumission à Édouard Ier. Qu’avez-vous à dire en faveur de la loyauté sans tache de votre famille, sir Arthur, après une telle trahison ?

— C’est assez, monsieur ! dit sir Arthur en se levant fièrement et repoussant son siège ; il s’écoulera du temps avant que j’honore de ma compagnie quelqu’un qui répond si mal à mes condescendances.

— En cela vous ferez ce qui vous conviendra davantage, sir Arthur ; mais j’espère que, comme je ne sentais pas toute l’étendue de l’obligation que je vous avais en entrant dans mon humble maison, vous me trouverez excusable de n’avoir pas porté la reconnaissance jusqu’à la servilité.

— C’est bien, très bien, monsieur Oldbuck, je vous souhaite le bonsoir. — Monsieur Lovel, je vous souhaite le bonsoir.

Et sir Arthur, courroucé, s’élança hors du parloir, comme s’il eût été enflammé de l’esprit des chevaliers de la Table ronde, et il traversa à grands pas le dédale de passages qui conduisaient au salon.

— Avez-vous jamais vu une vieille tête aussi sotte[91] ? dit Oldbuck apostrophant brusquement Lovel ; mais il ne faut pas que je le laisse partir de cette folle manière. »

Ainsi disant, il courut après le baronnet, dont il suivit la trace, au bruit des portes qu’il ouvrait et refermait avec violence en cherchant celle qui devait le conduire au salon. « Vous vous ferez du mal, cria l’Antiquaire : Qui ambulat in tenebris nescit quo vadit[92] ; vous tomberez dans l’escalier. »

Sir Arthur était arrivé au milieu de ténèbres, dont l’effet calmant est bien connu des bonnes et des gouvernantes qui ont à surveiller des enfans mutins. Mais si l’obscurité ne calma pas la colère du baronnet, elle retarda du moins son pas, et M. Oldbuck, qui connaissait mieux que lui le local, le rattrapa comme il mettait la main sur le bouton de la porte du salon.

— Arrêtez une minute, sir Arthur, dit Oldbuck s’opposant à sa brusque entrée ; ne soyez pas si vif, mon vieil ami. J’avoue que j’ai manqué de civilité envers vous à propos de sir Gamelyn, et pourtant c’est une de mes vieilles connaissances, un de mes favoris même. Il fut le compagnon de Bruce et de Wallace ; et je jurerais, sur une bible gothique, qu’il n’a signé l’acte en question que dans la louable et légitime intention de circonvenir le traître anglais. C’était une véritable ruse écossaise, mon bon chevalier ; allons, allons, oubli et pardon. Convenez que nous avons donné à ce jeune homme le droit de nous regarder comme deux vieux fous.

— Parlez pour vous, monsieur Jonathan Oldbuck, dit sir Arthur avec majesté.

— Soit… il faut laisser faire les entêtés. »

La porte s’ouvrit, et l’imposant sir Arthur entra dans le salon avec une figure qui paraissait encore plus longue et plus maigre qu’à l’ordinaire. M. Oldbuck et Lovel le suivaient : tous trois avaient l’air un peu troublés.

« Je vous attendais. monsieur, dit miss Wardour, pour vous proposer d’aller, en nous promenant, au devant de la voiture ; la soirée est si belle ! »

Sir Arthur s’empressa de consentir à cette proposition, qui convenait si bien à l’irritation d’esprit où il était : et, suivant la coutume ordinaire dans les bouderies, ayant refusé le café et le thé qu’on lui offrait, il prit sa fille sous le bras, et après avoir salué les dames avec cérémonie, et fort sèchement Oldbruck, il partit.

« Il me semble que sir Arthur est encore dans son humeur noire[93], dit miss Oldbuck.

— Que le diable soit de son humeur noire ! il est plus absurde qu’une femme. Qu’en dites-vous, Lovel ? Comment diable ! le jeune homme est parti aussi.

— Il a pris congé, mon oncle, pendant que miss Wardour s’ajustait pour partir ; mais je ne crois pas que vous l’ayez remarqué.

— Diable soit des gens ! voilà tout ce qu’on retire des soins, de l’embarras et de la peine qu’on se donne pour les recevoir à dîner, sans compter encore la dépense. Ô Seged, empereur d’Éthiopie ! dit-il en tenant d’une main sa tasse de thé, et de l’autre un volume du Rôdeur (car c’était régulièrement son habitude de lire, quand il buvait et mangeait en présence de sa sœur, comme témoignant, par cette coutume, son mépris pour la société des femmes, et sa résolution de mettre tous ses momens à profit pour son instruction). Ô Seged, empereur d’Éthiopie ! tu parlais avec sagesse… Quel est celui de nous qui peut dire : Ce jour s’écoulera dans le bonheur ? »

Oldbuck continua ses études, pendant près d’une heure, sans être interrompu par les dames, qui, toutes deux dans un profond silence, s’occupaient de quelque ouvrage de leur sexe. À la fin, on entendit frapper à la porte du parloir un coup léger et modeste. « Est-ce vous, Caxon ? entrez, entrez, bon homme. »

Le vieillard ouvrit la porte, et ne montrant à travers que sa maigre figure, sur laquelle tombaient quelques cheveux gris, et une seule manche de son habit blanchâtre, il dit d’un ton bas et mystérieux : « J’aurais voulu vous parler, monsieur.

— Entre donc, vieil imbécile ! et dis ce que tu as à dire.

— Je ne voudrais pas effrayer ces dames, dit l’ex-friseur.

— Effrayer ! répondit l’Antiquaire ; que voulez-vous dire ? Ne vous inquiétez pas des dames, avez-vous vu encore un revenant à Humlock-Knowe ?

— Non, non, monsieur, ce n’est pas un revenant cette fois ; mais je n’ai pas l’esprit tranquille.

— As-tu jamais vu quelqu’un qui le fût ? répondit Oldbuck ; et de quel droit un vieux misérable faiseur de perruques comme toi aurait-il l’esprit plus tranquille que le reste du genre humain ?

— Ce n’est pas pour moi que je crains, monsieur ; mais la nuit menace d’être terrible ; et sir Arthur et miss Wardour, la pauvre enfant…

— Eh bien ! ils doivent avoir rencontré leur voiture au commencement de l’avenue, et sont sans doute chez eux depuis long-temps.

— Non, monsieur, ils n’ont pas pris la grande route pour aller au devant de la voiture. Ils sont allés par les sables. »

Ce mot fit sur Oldbuck l’effet de l’électricité. « Les sables ! s’écria-t-il, ce n’est pas possible ! »

— Hélas ! monsieur, c’est ce que je disais au jardinier ; mais il m’a assuré qu’il les avait vus tourner par le Mussel-Craig. Ma foi, lui ai-je dit, s’il en est ainsi, Davie, je crains que…

— Un almanach ! un almanach ! s’écria Oldbuck se levant fort alarmé : non, pas celui-ci, dit-il en repoussant un petit almanach de poche que sa nièce lui présentait. Grand Dieu ! pauvre chère miss Isabelle ! Cherchez-moi à l’instant l’almanach de Fairport. » Il fut apporté, consulté, et ajouta grandement à son agitation. « J’irai moi-même ; appelez le jardinier et le valet de ferme, qu’ils portent des cordages et des échelles ; dites-leur d’amener de l’aide avec eux ; qu’ils montent et suivent les rochers, et qu’ils les avertissent par leurs cris ; j’y cours moi-même.

— Mais que se passe-t-il donc ? s’écrièrent à la fois miss Oldbuck et miss Mac Intyre.

— La marée ! la marée ! répondit l’Antiquaire effrayé.

— Si nous envoyions Jenny chez Saunders Mucklebackit, lui dire de mettre son bateau en mer ; mais non, je vais y courir moi-même, dit vivement la jeune personne qui partageait tout l’effroi de son oncle.

— Très bien, ma chère, c’est la chose la plus raisonnable qui ait encore été dite ; hâtez-vous d’y courir. — Aller par les sables ! dit-il en prenant sa canne et son chapeau ; a-t-on jamais entendu parler d’une telle extravagance ? »


CHAPITRE VII.

LA TEMPÊTE.


Ils se plurent un moment à contempler le spectacle effrayant et nouveau de la vaste mer. Les eaux, en se retirant, leur avaient d’abord permis de suivre les bords élargis du rivage ; mais bientôt elles reviennent envahir la route qu’ils parcourent, et diminuent de moment en moment l’espace qui les sépare.
Crabbe.


La nouvelle de Davie Dibble, qui avait répandu une alarme si générale à Monkbarns, n’était que trop exacte. Sir Arthur et sa fille étaient partis, comme ils se le proposaient, d’abord par la grande route ; mais quand ils eurent atteint le commencement de l’allée bordée de haies, qui d’un côté servait en quelque sorte d’avenue à la maison de Monkbarns, ils aperçurent, à peu de distance devant eux, Lovel, qui marchait à pas lents, comme s’il eût désiré être rejoint par eux. Miss Wardour proposa alors à son père de prendre une autre route, et, comme il faisait très beau, de s’en retourner par les sables, qui s’étendant au dessous d’une chaîne de rochers pittoresques, offraient dans tous les temps un passage plus agréable entre Knockwinnock et Monkbarns que la grande route.

Sir Arthur y consentit volontiers. Il serait assez désagréable, disait-il, d’être rejoint par cet individu que monsieur Oldbuck avait pris la liberté de lui présenter… Avec sa politesse de l’ancien temps, sir Arthur ne possédait pas cette facilité de nos jours à se défaire d’une personne avec laquelle on a passé une semaine, dès le moment où l’on croit que sa connaissance peut devenir importune. Il se résolut donc à envoyer un petit garçon, qui, pour gagner un sou, devait aller au devant du cocher, et le prévenir de ramener la voiture vers Knockwinnock.

Quand ceci fut arrangé et que le petit messager fut parti, le chevalier et sa fille quittèrent la grande route, et, suivant un sentier sinueux sur des hauteurs sablonneuses couvertes de genêts et de joncs, ils atteignirent bientôt le bord de l’Océan. Il s’en fallait de beaucoup que la marée fût alors aussi éloignée qu’ils l’avaient cru, mais ceci ne les alarma pas d’abord, car il y avait à peine dix jours dans l’année où elle approchât assez des rochers pour ne pas y laisser un passage sec. Cependant aux époques de printemps, ou même quand des vents violens accéléraient le flux ordinaire, la mer couvrait entièrement cette route, et la tradition avait conservé le souvenir de plusieurs événemens funestes, arrivés dans ces circonstances. Néanmoins de tels dangers s’étaient présentés si rarement, qu’on les regardait comme peu probables, et ces histoires, de même que d’autres légendes, servaient plutôt à amuser la veillée qu’à empêcher personne de passer par les sables pour aller de Knockwinnock à Monkbarns.

Tout en cheminant avec son père, et jouissant de ce qu’avait d’agréable la fraîcheur de la marche sur un sable ferme et humide, miss Wardour ne put s’empêcher de remarquer que la dernière marée s’était élevée à une hauteur considérable au dessus des traces qu’elle laissait ordinairement. Sir Arthur fit la même observation, sans qu’aucune crainte cependant vînt frapper l’esprit de l’un ou de l’autre. Le soleil reposait alors son disque immense sur les confins du vaste Océan, et dorait en formes bizarres les nuages à travers lesquels il avait voyagé tout le jour, et qui, maintenant accumulés de tous côtés, semblaient annoncer les désastres qui accompagnent la décadence d’un empire ou la chute d’un monarque. Et cependant sa splendeur mourante jetait une sombre magnificence sur cet amas formidable de vapeurs, et donnait à cette masse aérienne la forme fantastique de pyramides et de tours, dont les unes offraient un reflet doré, tandis que les autres étaient couvertes de teintes pourpres, ou d’un rouge sombre et foncé. La vaste mer, s’étendant sous ce dais pompeux et varié, reposait dans un calme presque effrayant, et réfléchissait les rayons éclatans de l’astre à son déclin, et le coloris brillant des nuages au milieu desquels il se couchait. Près du rivage le flot venait bouillonner, et former des vagues étincelantes d’écume qui, imperceptiblement, mais avec rapidité, gagnaient à tous momens sur le sable.

L’esprit tout occupé de cette scène pittoresque, ou peut-être agité par quelque autre sujet, miss Wardour marchait en silence à côté de son père, que sa dignité récemment offensée ne disposait pas à se prêter à la conversation. Suivant les détours de la plage, ils traversèrent l’un après l’autre plusieurs escarpemens, et se trouvèrent enfin sous l’immense chaîne de rochers par laquelle cette côte est en quelques endroits défendue. De longs récifs, qui s’étendaient sous l’eau, et dont l’existence n’était indiquée que par une pointe nue qui paraissait çà et là, et par l’écume des vagues qui venaient se briser sur ceux qui étaient partiellement couverts, rendaient la baie de Knockwinnock fort redoutable aux pilotes et aux maîtres de navires. Les rochers qui bordaient la plage, et qui s’élevaient à la hauteur de deux ou trois cents pieds, offraient dans leurs crevasses, à un nombre infini d’oiseaux de mer, un asile qui semblait hors de l’atteinte de la rapacité de l’homme. Plusieurs de ces tribus sauvages, avec l’instinct qui leur fait chercher la terre avant le commencement d’un orage, se mirent à voler autour de leurs nids avec ce cri perçant et plaintif qui annonce le trouble et l’alarme. Le disque du soleil s’était obscurci tout-à-coup avant qu’il fût entièrement descendu au dessous de l’horizon, et des ténèbres soudaines et prématurées avaient voilé le long crépuscule d’une soirée d’été. Le vent ne tarda pas à s’élever, mais il fit entendre ses gémissemens tristes et lugubres, et agita le sein de l’Océan quelque temps avant de se faire sentir sur la terre. La masse des eaux, devenue sombre et menaçante, commença à se sillonner profondément, ses vagues, soulevées, s’agrandirent, et formèrent des montagnes d’écume qui vinrent couvrir les brisans, ou se heurter contre la plage avec le bruit que fait le tonnerre dans le lointain.

Effrayée de ce changement soudain de temps, miss Wardour se rapprocha de son père, et serra plus fortement son bras. « Je voudrais, dit-elle enfin, mais presque à voix basse et comme si elle eût craint d’exprimer sa terreur croissante ; je voudrais que nous eussions continué de suivre la grande route, ou que nous eussions attendu à Monkbarns l’arrivée de la voiture. »

Sir Arthur regarda autour de lui, mais ne vit point, ou ne voulut pas avouer qu’il voyait les signes d’un orage prochain. « Ils auraient le temps, dit-il, d’arriver à Knockwinnock avant le commencement de la tempête ; » mais la rapidité de son pas, qu’Isabelle avait peine à suivre, indiquait assez qu’il croyait que tous leurs efforts étaient nécessaires pour accomplir cette prédiction consolante.

Ils approchaient alors du centre d’une baie étroite mais profonde, formée par deux rochers escarpés et inaccessibles, dont les pointes s’avançaient en saillie dans la mer comme celles d’un croissant. Aucun des deux n’osait communiquer à l’autre la crainte qu’il commençait à éprouver que les progrès rapides de la marée ne les empêchassent de doubler le promontoire qui était devant eux, ou de reprendre la route qui les y avait amenés.

Comme ils pressaient le pas, aspirant sans aucun doute à échanger la ligne courbe qui les forçait d’adopter les sinuosités de la baie, contre un sentier plus droit et plus direct, quoique moins conforme aux règles de la beauté, sir Arthur aperçut sur la plage une figure humaine qui s’avançait au devant d’eux. « Dieu soit béni, s’écria-t-il, nous pourrons tourner par Halket-Head, cette personne doit y avoir passé. » Ainsi il s’abandonnait à l’expression d’une espérance, après avoir réprimé celle de la terreur.

« Ah ! oui, Dieu soit béni, » répéta sa fille à peine distinctement, et comme exprimant intérieurement la reconnaissance qu’elle éprouvait.

La figure qui s’avançait au devant d’eux leur fit plusieurs signes que la vapeur de l’atmosphère agitée par le vent et par une pluie fine les empêcha de voir ou de comprendre distinctement. Quelque temps avant qu’il les eût joints, sir Arthur reconnut le vieux mendiant à robe bleue, Édie Ochiltree. On dit qu’au moment où le danger devient pressant et commun, les animaux mêmes oublient leurs ressentimens et leurs antipathies. La plage que dominait Halket-Head, diminuant rapidement d’étendue par les envahissemens de la marée poussée par un vent de nord-ouest, était un champ neutre où même le juge de paix et le mendiant vagabond pouvaient se rencontrer avec une mutuelle bienveillance.

« Retournez, retournez, s’écria le mendiant ; pourquoi n’êtes-vous pas retournés sur vos pas quand je vous ai fait signe ?

— Nous croyions, dit sir Arthur avec beaucoup d’agitation, que nous aurions le temps d’atteindre Halket-Head.

— Halket-Head ! la mer couvre en ce moment Halket-Head, et s’en élance comme de la chute de Fyrs[94]. C’est tout ce que j’ai pu faire, il y a vingt minutes, que de le doubler moi-même, l’eau y arrivait par trois pieds à la fois. Peut-être pourrons-nous retourner encore par la pointe de Ballyburgh-Ness. Que Dieu nous protège, c’est notre seule voie de salut. Nous pouvons toujours essayer.

— Grand Dieu, mon enfant ! — Mon père ! mon bon père ! » s’écrièrent à la fois le père et la fille, tandis que la terreur leur donnait des forces et de l’agilité ; ils revinrent sur leurs pas, essayant de doubler la pointe qui forme l’extrémité méridionale de la baie.

« J’ai appris que vous étiez ici, par le petit garçon que vous avez envoyé au devant de votre voiture, dit le mendiant en s’avançant d’un pas vigoureux derrière miss Wardour, et je n’ai pu penser sans frémir au danger que courait cette jeune et délicate demoiselle, toujours si bonne pour les cœurs affligés qui se réfugient auprès d’elle. J’ai donc examiné les progrès des flots, et je me suis dit que si je pouvais arriver à temps pour vous avertir de retourner, tout pourrait encore aller bien. Mais je crains, je crains de m’être trompé, car quel mortel a jamais vu la mer accourir aussi furieusement qu’à présent ? Voyez là-bas le roc de Ratton ; de mon temps je l’ai toujours vu élever sa cime au dessus de l’eau, en bien ! elle en est couverte maintenant. »

Sir Arthur jeta un regard du côté qu’indiquait le vieillard. Il vit qu’un immense rocher qui, généralement même dans les hautes marées, déployait une masse semblable à la quille d’un grand vaisseau, était maintenant tout-à-fait sous l’eau, sans que rien marquât sa place que le bouillonnement et le reflux des vagues qui venaient lutter et se briser contre cet obstacle sous-marin.

« Dépêchez-vous ! dépêchez-vous, ma bonne demoiselle, continua le vieillard, et nous arriverons peut-être encore. Prenez mon bras ; il est maintenant vieux et faible, mais il a déjà essuyé plus d’un orage ; appuyez-vous dessus, ma belle demoiselle ! Voyez-vous là-bas ce point noir au milieu des vagues écumantes ! ce matin il était aussi haut que le mât d’un brick ; il est bien petit maintenant, mais tant qu’il présentera autant d’espace que la forme de mon chapeau, je ne désespérerai pas que nous puissions tourner le Ballyburgh-Ness, malgré l’état où nous nous trouvons. »

Isabelle accepta en silence l’appui que lui présentait le vieillard, et que sir Arthur n’était pas en état de lui offrir. Les vagues s’avançaient alors tellement sur la plage, qu’ils avaient été obligés d’abandonner le chemin solide et uni qu’ils avaient d’abord suivi sur le sable, pour un sentier raboteux qui côtoyait le précipice et qui même en quelques endroits traversait les aspérités existantes sur ses bords. Il aurait été absolument impossible à sir Arthur et à sa fille de découvrir un chemin parmi ces écueils, s’ils n’eussent été guidés et encouragés par le mendiant qui s’y était déjà trouvé dans de hautes marées, quoique jamais, avouait-il, par une nuit aussi effrayante que celle-là.

La nuit était effrayante en effet ; le mugissement de l’orage se mêlait aux cris des oiseaux de mer et retentissait comme la cloche funèbre sur ces trois victimes qui, suspendues entre les deux objets non les plus magnifiques, mais les plus redoutables de la nature, une mer en furie et un abîme sans fond, poursuivaient leur route pénible et dangereuse, souvent battus par le flot écumant et gigantesque qui s’élevait sur la plage au dessus de ceux qui l’avaient précédé. À chaque minute leur ennemi gagnait imperceptiblement du terrain sur eux ! Cependant, ne pouvant se décider à abandonner une dernière espérance de salut, ils fixaient leurs yeux sur le rocher noir que leur avait montré Ochiltree. Il était encore facile à distinguer parmi les brisans, et continua de l’être jusqu’à ce qu’en suivant leur route douteuse ils arrivassent à un détour où une saillie de roc vint tout-à-coup le cacher à leurs yeux. Privés du seul fanal sur lequel ils eussent compté, ils se trouvèrent alors livrés à la double angoisse de l’incertitude et de la terreur. Ils s’efforcèrent pourtant de continuer, mais quand ils furent arrivés au point d’où ils auraient dû découvrir le rocher noir, il avait cessé d’être visible. Ce signal de salut était perdu au milieu de îlots blanchissans qui, se brisant sur la pointe du promontoire, s’élevaient en prodigieuses montagnes d’écume, à la hauteur du mât d’un vaisseau de guerre, contre le front rembruni du précipice. Le vieillard pâlit. Isabelle poussa un faible cri. Son guide prononça d’un ton solennel : « Dieu ait pitié de nous ! » et sir Arthur répéta d’un ton plaintif : « Mon enfant ! mon Isabelle ! périr d’une telle mort !

— Mon père ! mon bon père ! s’écria sa fille en s’attachant à lui ; et vous aussi, ajouta-t elle en regardant le mendiant, vous qui perdez la vie en essayant de sauver la nôtre !

— Elle ne vaut pas la peine d’être comptée, dit le vieillard ; j’ai assez vécu pour être las de la vie ; que ce soit ici ou là-bas, au bord d’un fossé, sur un tas de neige, ou dans le sein d’une vague, qu’importe comment le pauvre mendiant aura fini ?

— Bonhomme, dit sir Arthur, ne pouvez-vous trouver aucun moyen, aucun secours ? Je ferai votre fortune, je vous donnerai une ferme… je…

— Nos richesses seront bientôt égales, dit le mendiant contemplant les progrès des eaux ; elles le sont déjà, car je n’ai pas de terres, et vous donneriez vos champs fertiles et votre baronnie pour une toise carrée de rocher qui se conservât sèche pendant douze heures seulement. »

Tandis qu’ils échangeaient ces paroles, ils étaient arrêtés sur la plus haute saillie de rocher qu’ils eussent pu atteindre ; car il semblait qu’un effort de plus pour aller en avant n’eût servi qu’à hâter leur perte. Là, il ne leur restait donc plus qu’à attendre les progrès lents mais sûrs de l’élément furieux, ressemblant par là en quelque sorte à ces premiers martyrs de l’Église qui, exposés par des tyrans païens pour être livrés aux bêtes féroces, étaient forcés de contempler pendant quelque temps l’impatience et la rage qui agitaient ces animaux tandis qu’ils attendaient que le signal donné pour ouvrir leurs grilles leur permît de s’élancer sur leurs victimes.

Cependant cette pause terrible donna à Isabelle le temps de rassembler toutes les facultés d’un esprit naturellement ferme et courageux, et qui reprit de la force dans cette terrible conjoncture. « Faudra-t-il abandonner la vie, dit-elle, sans tenter un dernier effort ! n’y a-t-il pas de sentier, quel que soit le danger qu’il offre, par lequel nous puissions gravir le rocher, ou atteindre un point assez élevé au dessus de la mer pour que nous puissions y rester jusqu’au matin, ou du moins jusqu’à ce qu’il vienne du secours ? On doit connaître notre situation, et tout le pays viendra bientôt à notre aide. »

Sir Arthur, qui entendit, mais presque sans la comprendre, la question de sa fille, se tourna cependant comme par instinct du côté du mendiant, comme si leurs vies eussent été entre ses mains. Ochiltree réfléchit. « Autrefois, dit-il, je gravissais hardiment les rochers, et j’ai dérobé plus d’un nid de faucon au milieu de ces mêmes rochers noirs ; mais il y a long-temps, bien long-temps de cela, et c’était avec l’aide de cordes, car nul mortel n’aurait pu le faire sans cela ; et quand même j’en aurais une, je n’ai plus le coup d’œil aussi juste, le pied aussi sûr, la main aussi ferme que je l’avais alors. Comment donc pourrais-je vous sauver ? Mais il y avait autrefois un sentier par ici, quoique peut-être en le voyant, vous aimeriez mieux rester où vous êtes. Que le Seigneur soit béni ! s’écria-t-il soudainement, voici quelqu’un qui descend en ce moment même du rocher. » Puis élevant la voix de toute sa force vers celui dont l’intrépidité bravait de pareils périls, il se mit à lui donner toutes les instructions que son ancienne pratique et le souvenir des circonstances locales présentèrent tout-à-coup à son esprit. « Vous y êtes, vous y êtes ! par ici, par ici ! attachez bien la corde autour de la Corne de Crummie ; c’est cette pierre que vous voyez là si noire, tournez-la deux fois autour ; c’est cela : maintenant avancez-vous un peu plus à l’est, encore un peu, jusqu’à cette autre pierre : il y avait là autrefois la racine d’un chêne ; là, c’est cela, arrêtez-vous là, mon garçon, reprenez haleine et reposez-vous ; que le Seigneur vous bénisse ! ne vous pressez pas. Bon ! Maintenant il faut arriver à cette autre large pierre bleuâtre appelée le Tablier de Bessy, et puis je pense qu’avec votre aide et celle de la corde, j’arriverai jusqu’à vous ; ensuite nous pourrons soulever la jeune dame et son père… »

L’intrépide aventurier, d’après les avis du vieil Édie, lui jeta le bout de la corde que le mendiant attacha autour du corps de miss Wardour, l’enveloppant d’abord soigneusement de son manteau bleu pour la garantir autant que possible des injures du temps ; puis se servant lui-même de la corde qui était attachée de l’autre bout, il commença à gravir la surface du rocher, entreprise périlleuse, et capable de donner des vertiges, mais qui, après l’avoir exposé à tomber une fois ou deux, le conduisit enfin sain et sauf sur la large pierre plate auprès de notre ami Lovel. Leurs forces réunies parvinrent à soulever et à déposer Isabelle à l’endroit de salut qu’ils avaient atteint. Lovel descendit ensuite afin de secourir sir Arthur, autour duquel il attacha la corde ; puis remontant à leur lieu de refuge, il réussit, avec l’assistance d’Ochiltree et les efforts que fit sir Arthur pour s’aider lui-même, à l’élever au dessus de la portée des flots.

La certitude d’être arrachés à une mort prochaine et inévitable eut sur eux son effet ordinaire ; le père et la fille se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, s’embrassèrent et pleurèrent de joie, quoique leur salut fût accompagné de la perspective de passer une nuit orageuse sur la saillie dangereuse d’un rocher qui présentait à peine assez d’espace pour les quatre infortunés qui, frissonnant et se rapprochant les uns des autres, semblables aux oiseaux de mer qui les entouraient, s’attachaient à ce lieu comme devant leur servir d’asile contre l’élément destructeur qui mugissait au dessous d’eux. Les flots écumeux qui atteignaient graduellement et d’une manière effrayante le pied du précipice, après avoir inondé la plage sur laquelle ils se tenaient quelques momens auparavant, s’élevaient aussi haut que leur lieu de refuge temporaire, et par le bruit étourdissant qu’ils faisaient en battant les flancs des rocs moins élevés, ils semblaient redemander les fugitifs d’une voix de tonnerre, comme des victimes qui leur étaient destinées. C’était, à la vérité, une nuit d’été ; cependant il semblait peu probable qu’un corps aussi délicat que celui de miss Wardour pût résister jusqu’au matin à cette inondation d’écume dont ses membres étaient trempés ; et le battement de la pluie qui tombait alors avec force, accompagnée de longs et violens tourbillons de vent, ajoutait à tout ce que leur position avait de dangereux et de pénible.

« La pauvre demoiselle ! la pauvre et bonne demoiselle ! dit le vieillard. J’ai passé plus d’une nuit semblable, exposé aux injures du temps ; mais Dieu nous soit en aide ! comment la supportera-t-elle ? »

Ces craintes avaient été communiquées à Lovel à demi-voix ; car par cette sorte d’instinct qui fait que les esprits fermes et entreprenans s’entendent et pour ainsi dire se reconnaissent au moment du danger, ils se sentaient l’un pour l’autre une confiance mutuelle. « Je vais gravir de nouveau le roc, dit Lovel ; il fait encore assez jour pour me guider, j’atteindrai la hauteur, et j’appellerai du secours.

— Allez, allez, pour l’amour du ciel ! dit sir Arthur d’un ton désespéré.

— Êtes-vous fou ? dit le mendiant. François de Fowlsheugh, le garçon le plus intrépide du pays pour gravir les rochers et chercher les oiseaux jusque dans leurs nids ; le pauvre diable s’est cassé le cou sur le Dunbuy Slaines. Eh bien ! il ne se serait pas risqué sur le sommet du Halket après le coucher du soleil. C’est par la grâce de Dieu, et même par miracle, que vous n’êtes pas au milieu des flots après tout ce que vous avez risqué. Je ne croyais pas qu’il existât encore un homme qui pût descendre des rochers comme vous l’avez fait. Je doute que j’en eusse été capable moi-même, à cette heure et par ce temps, quand j’avais toute la force et l’agilité de la jeunesse ; mais essayer de remonter à présent, ce serait tenter la Providence.

— Je ne crains rien, dit Lovel, j’ai parfaitement remarqué tous les endroits où je me suis arrêté en descendant, et il fait encore assez jour pour les voir distinctement. Je suis donc certain d’y arriver sans danger. Restez ici, mon bon ami, auprès de sir Arthur et de mademoiselle.

— Si vous y allez, dit le Bedesman résolu, je veux que le diable m’emporte si je n’y vais pas aussi, car entre nous deux nous aurons assez à faire d’arriver au sommet du rocher.

— Non, non, restez ici auprès de miss Wardour ; vous voyez bien que sir Arthur est entièrement épuisé.

— Restez vous-même alors, et j’irai, dit le vieillard ; que la mort épargne le blé vert, et moissonne celui qui est mûr[95] » !

— Restez tous deux, je vous le commande, dit Isabelle d’une voix faible, je suis bien, et puis passer la nuit ici ; je me sens beaucoup mieux. » En disant ces mots la voix lui manqua, et elle serait tombée du rocher si elle n’avait été soutenue par Lovel et par Ochiltree, qui la placèrent moitié couchée, moitié assise à côté de son père entièrement affaissé par une fatigue de corps et d’esprit aussi violente qu’extraordinaire, et déjà assis sur une pierre dans une espèce de stupeur.

— Il est impossible de la quitter, dit Lovel. Que ferons-nous ? Écoutez ! n’entends-je pas un cri ?

— C’est le cri du plongeon[96], je le reconnais bien.

— Non, par le ciel, dit Lovel, c’est une voix humaine. »

Un cri éloigné se fit entendre de nouveau, et malgré le fracas des élémens conjurés, et le glapissement des mouettes dont ils étaient entourés, il arriva distinctement jusqu’à eux. Le mendiant et Lovel y répondirent en donnant à leur voix toute l’étendue qu’il leur fut possible, le premier agitant le mouchoir blanc d’Isabelle au bout de son bâton pour tâcher d’indiquer le lieu où ils étaient. Quoique les cris fussent répétés, il s’écoula quelque temps avant qu’ils répondissent exactement aux leurs, laissant nos infortunés incertains si, au milieu des ténèbres qui s’épaississaient et de l’orage croissant, ils avaient pu parvenir à faire connaître leur lieu de refuge aux personnes qui traversaient les bords du précipice pour leur apporter du secours. Enfin ils reçurent une réponse régulière et distincte à leurs cris, et leur courage fut soutenu par l’assurance qu’ils étaient à portée de se faire entendre, sinon d’être bientôt rejoints par les amis qui venaient les sauver.


CHAPITRE VIII.

LA DÉLIVRANCE.


Il y a un rocher dont la cime gigantesque et pendante domine à une effrayante hauteur l’Océan auquel il sert de bornes. Tâchez seulement de m’y conduire, et je ferai cesser la misère qui vous accable.
Shakspeare. Le roi Lear.


Le bruit des voix humaines qui partaient d’au dessus d’eux alla bientôt en augmentant, et la lueur des torches ne tarda pas à se joindre à la faible clarté du crépuscule que l’obscurité de l’orage avait encore laissée. Les infortunés, de leur asile précaire, et ceux qui venaient les secourir du haut des rochers, essayèrent mutuellement de se faire comprendre plus distinctement les uns des autres ; mais le mugissement de l’orage borna leurs communications à des cris aussi inarticulés que ceux des habitans ailés de ces retraites sauvages, qui, alarmés par le son réitéré des voix humaines, là où elles se faisaient si rarement entendre, formaient un triste concert de leurs glapissemens.

Cependant un groupe inquiet s’était rassemblé sur la crête du précipice ; Oldbuck en était le premier et le plus impatient, et s’avançait avec une angoisse inexprimable tout au bord du rocher, en alongeant sa tête, sur laquelle son chapeau et sa perruque étaient attachés par un mouchoir, avec un air de résolution qui fit trembler ses compagnons plus timides.

« Prenez garde ! prenez garde, Monkbarns ! cria Caxon s’attachant aux pans de l’habit de son patron, et le tirant avec autant de fermeté que sa force pouvait le lui permettre. Pour l’amour de Dieu, prenez garde ! sir Arthur est déjà noyé, et si vous tombez aussi dans l’abîme, il n’y aura plus dans la paroisse que la perruque du ministre.

— Prenez garde à vous, Monkbarns ! s’écria le vieux Mucklebackit, pêcheur et contrebandier ; Steenie Wilks, apporte ici les cordages ; et je vous réponds que nous les aurons bientôt à bord, Monkbarns, si vous voulez seulement vous retirer de côté.

— Je les vois ! je les vois ! s’écria Oldbuck ; là, tout en bas, sur cette pierre plate. Holà ! holà, ho !

— Je les vois bien aussi, reprit Mucklebackit ; ils sont ramassés là-bas comme des écrevisses par un temps de brouillard. Mais croyez-vous que vous les aiderez en restant là à crier comme un vieux hibou pendant l’orage ? Steenie, mon garçon, apporte ici le mât gardien, je les enlèverai, comme nous enlevions autrefois les barils de genièvre et d’eau-de-vie ; prends la pioche, fais un trou pour le mât, arrange solidement le fauteuil avec des cordes, assure-le bien de toute ta force. »

Les pêcheurs avaient apporté avec eux le mât d’une barque, et comme alors une partie des gens du pays était accourue par zèle ou par curiosité, on l’eut bientôt enfoncé dans la terre, où il fut fortement fixé. Une perche attachée en croix à la partie supérieure du mât avec une corde étendue tout le long et aux extrémités de laquelle on suspendit un poids très lourd, forma une espèce de grue qui offrait le moyen de descendre un fauteuil bien solidement attaché jusqu’à la petite esplanade de roc où les malheureux s’étaient, réfugiés ; leur joie, en entendant les préparatifs qui se faisaient pour leur délivrance, fut extrêmement tempérée quand ils aperçurent par quel mode précaire de transport ils allaient traverser les régions de l’air. Le fauteuil se balançait à une toise environ au dessus du lieu qu’ils occupaient, obéissant à toutes les impulsions de la tempête et du vent, et dépendant entièrement de la solidité d’une corde qui, au milieu de l’obscurité toujours croissante, ne paraissait plus qu’un fil imperceptible. Outre le danger de confier une créature humaine aux espaces vides de l’air dans une si frêle machine, il y avait le danger plus terrible encore que la chaise et celui qui l’occupait ne fussent précipités par le vent, ou par le balancement de la corde, contre les flancs rocailleux du précipice. Mais pour diminuer le risque autant que possible, le marin expérimenté avait descendu avec le fauteuil une autre corde qui y étant attachée et tenue par les personnes restées au dessous, pouvait servir de corde de retenue et devait rendre le transport plus régulier et plus sûr. Cependant pour se commettre dans une machine semblable, au milieu du déchaînement de la tempête, battu par les vents et la pluie, avec un rocher inaccessible au dessus de sa tête et un abîme sans fond sous ses pieds, il fallait ce courage qui ne peut naître que du désespoir. Néanmoins, quelque menaçante que fût de tous côtés la perspective du danger, et quelque incertain et périlleux que parût ce moyen de salut, Lovel et le vieux mendiant, après s’être consultés un moment, et après que le premier, par un effort vigoureux et au risque de sa vie, se fut assuré de la solidité de la corde, convinrent que le mieux était d’attacher miss Wardour dans le fauteuil, et de s’en fier aux soins et à l’affection de ceux qui venaient à son secours pour la transporter saine et sauve sur la cime du rocher.

« Que mon père parte le premier ! s’écria Isabelle ; pour l’amour de Dieu ! mes amis, prenez d’abord soin de lui.

— C’est impossible, miss Wardour ; il faut d’abord s’assurer de votre vie. La corde qui peut supporter votre poids pourrait…

— Non, je ne céderai pas à un tel sentiment d’égoïsme !

— Mais il faut y céder, ma bonne demoiselle, dit Ochiltree ; car notre vie à tous en dépend. Et puis quand vous arriverez là-haut, vous pourrez les mettre au courant de notre situation dans ce lieu, car je crois qu’en ce moment sir Arthur n’en est pas capable. »

Frappée de la justesse de ce raisonnement, elle s’écria : « C’est vrai ! je suis prête et disposée à m’exposer la première au danger. Que dirai-je à nos amis là-haut ?

— De faire attention à ce que la corde n’effleure pas la surface du rocher, puis de baisser le fauteuil et de l’enlever d’une main ferme et sans dévier ; nous en donnerons le signal par des cris. »

Avec la tendre sollicitude que montre un père à son enfant, Lovel attacha miss Wardour, au moyen de son mouchoir, de sa cravate et de la ceinture de cuir du mendiant, au dos et aux bras du fauteuil, s’assurant bien de la solidité de chaque nœud, tandis qu’Ochiltree cherchait à tranquilliser sir Arthur qui s’écriait : « Que voulez-vous faire de mon enfant ? ne la séparez pas de moi ! Isabelle, reste avec moi, je te l’ordonne !

— Bon Dieu, sir Arthur, taisez-vous, et remerciez Dieu qu’il y ait ici des gens plus prudens que vous pour conduire toute cette affaire, s’écria le mendiant fatigué des exclamations déraisonnables du baronnet.

— Adieu, mon père ! murmura Isabelle ; adieu, mon père, mes armis ! » Et suivant les conseils de l’expérience d’Édie, elle ferma les yeux, en donnant le signal à Lovel, qui le transmit lui-même à ceux qui étaient au dessus. Elle fut soulevée, tandis que la corde que Lovel tenait au dessous assurait le mouvement régulier du fauteuil sur lequel elle était assise. Lovel, le cœur palpitant, tint les yeux fixés sur la draperie flottante de sa robe blanche jusqu’à ce que la machine fût arrivée au niveau de la crête du précipice.

« Arrêtez un peu maintenant, mes enfans, s’écria le vieux Mucklebackit qui était chargé du commandement, détournez un peu la perche ; bon, c’est cela. La voilà saine et sauve sur la terre ferme ! »

Des cris de triomphe annoncèrent le succès de l’entreprise aux compagnons de souffrance d’Isabelle, qui y répondirent d’en bas par de joyeuses acclamations. Monkbarns, dans l’extase de sa joie, se dépouilla de sa redingote et en enveloppa la jeune personne. Il aurait aussi ôté son habit, sa veste et son chapeau, s’il n’en avait été empêché par le prudent Caxon. « Prenez garde, Votre Honneur, vous allez vous tuer par le temps qu’il fait ; il vous faudra plus d’une quinzaine pour vous guérir du rhume que vous attraperez cette nuit, et cela ne fera ni votre affaire ni celle des autres. Non ! non ! La voiture est là tout près, ne vaut-il pas mieux que deux de ces gens y portent la jeune demoiselle ?

— Vous avez raison, dit l’Antiquaire repassant les manches de son habit ; vous avez raison, Caxon : c’est une mauvaise nuit pour la passer en plein air. Miss Wardour, laissez-moi vous conduire à votre voiture.

— Non, pour le monde entier, je ne bougerai pas que mon père ne soit sauvé. » Et d’une manière confuse et qui indiquait à quel point son courage avait surmonté la crainte mortelle d’une situation aussi périlleuse, elle expliqua du mieux qu’elle le put la situation où ils se trouvaient là-bas, et les recommandations de Lovel et d’Ochiltree.

« C’est juste, très juste ; je suis moi-même impatient de voir le fils de sir Gamelyn de Guardover sur la terre ferme. J’ai l’idée qu’en ce moment il consentirait à signer le serment d’abjuration, et la fameuse liste de reddition par dessus le marché, et reconnaîtrait même la reine Marie pour ce qu’elle fut en réalité, afin de se retrouver auprès de ma bouteille de vieux Porto dont il s’est séparé quand elle était à peine commencée ; mais il est en sûreté maintenant, et le voilà qui vient. » Car on avait de nouveau abaissé le fauteuil, où sir Arthur avait été placé sans paraître presque s’en apercevoir. « Halez-le, mes garçons, arrêtez-vous un moment pour lui ; une généalogie si ancienne repose sur une corde de vingt sous[97], Toute la baronnie de Knockwinnock dépend de trois brins de chanvre. Respice finem, respice funem, faites attention à la fin et à la corde. Soyez le bienvenu, mon bon vieil ami, sur la terre ferme, quoique je ne puisse pas dire sur la terre sèche, et qu’il ne fasse pas chaud ici. Vive une corde contre cinquante toises d’eau, quoique ce ne soit pas dans le sens du proverbe vulgaire : Il vaut mieux suspensus per funem que suspensus per collum[98]. »

Tandis qu’Oldbuck était ainsi discourant, sir Arthur, arrivé sans accident, était tendrement serré dans les bras de sa fille qui, prenant alors l’autorité que les circonstances demandaient, ordonna à quelques uns des gens qui étaient présens de le transporter à la voiture, promettant de le suivre dans quelques minutes. Elle continua de s’arrêter sur le rocher, s’appuyant sur le bras d’un vieux paysan, désireuse sans doute de voir arriver en sûreté ceux dont elle venait de partager les périls.

« Qui avons-nous là ? dit Oldbuck lorsque la machine remonta encore une fois ; qui avons-nous là, sous ces haillons ? » Puis reconnaissant les traits hâlés et les cheveux gris du vieil Édie, lorsque la lueur des torches vint frapper dessus : « Quoi ! ajouta-t-il, est-ce toi, vieux railleur ? il faut donc que nous redevenions amis… Mais qui diable est votre quatrième là-bas ?

— Quelqu’un qui en vaut bien deux comme nous, Monkbarns ; c’est le jeune étranger qu’on nomme Lovel, et qui s’est conduit, cette bienheureuse nuit, comme s’il avait eu plusieurs vies en sa possession, et qu’il voulût les donner toutes plutôt que d’exposer celle des autres. Redoublez d’attention, messieurs, si vous faites compte de la bénédiction d’un vieillard. Pensez qu’il n’y a plus personne en bas maintenant pour diriger la corde de retenue… Prenez garde à l’Oreille du Chat… ayez soin d’éviter la Corne de la Vache[99].

— Prenez garde en effet, répéta Oldbuck. Quoi ! c’est mon rara avis[100], mon cygne noir, mon phénix des compagnons en chaise de poste. Redoublez de soins, Mucklebackit.

— J’y mets autant de soins que s’il s’agissait d’une vieille caisse d’eau-de-vie, et je ne pourrais rien faire de plus, quand bien même ses cheveux ressembleraient à ceux de John Harlowe. Allons, mes enfans, hissez-le comme il faut. »

Lovel courait en effet beaucoup plus de risque que ceux qui l’avaient précédé. Son poids n’était pas suffisant pour donner de la solidité à la machine pendant son ascension ; il fut donc ballotté comme un pendule en mouvement, au risque d’être brisé contre quelque rocher. Mais il était jeune, actif et hardi, et avec l’aide du bâton ferré du mendiant, qu’il avait gardé d’après son avis, il parvint à se garantir de tout choc contre le rocher, et, ce qui était plus dangereux encore, contre les saillies qui hérissaient sa surface, flottant dans l’immense espace du vide, de même que la plume légère que le vent y a poussée, avec un balancement propre à lui causer un étourdissement d’effroi ou à lui donner des vertiges, il conserva pourtant la présence d’esprit et la liberté d’agir qui lui étaient si nécessaires, et ce ne fut que lorsqu’il se trouva déposé en sûreté sur le sommet du rocher, qu’il éprouva un étourdissement momentané. Lorsqu’il revint de cette espèce d’évanouissement, il jeta les yeux autour de lui ; l’objet qu’il aurait si ardemment voulu rencontrer s’éloignait dans ce moment. On n’apercevait plus que le blanc vêtement d’Isabelle, qui suivait le sentier par où elle devait rejoindre son père. Elle n’avait pas voulu quitter ce lieu qu’elle n’eût vu en sûreté le dernier de ses compagnons de souffrance, et que la voix rauque de Mucklebackit ne l’eût assurée que le jeune homme était arrivé avec tous ses membres, et qu’il était seulement un peu étourdi. Mais Lovel ignorait même qu’elle eût pris à son sort ce degré d’intérêt ; car, quoiqu’il n’y eût rien dans ce sentiment que de bien légitimement dû à celui qui l’avait secourue dans un pareil danger, il n’eût pas cru l’acheter trop cher en bravant des périls plus grands encore que ceux auxquels il venait de s’exposer.

Isabelle en partant avait recommandé au mendiant d’aller à Knockwinnock cette nuit même ; il s’en était excusé. « Que je vous voie au moins demain, » avait-elle ajouté. Le vieillard promit de s’y rendre ; Oldbuck lui glissa quelque chose dans la main ; Ochiltree, à la clarté des torches, regarda ce que c’était, et le lui rendit : « Non, non, je ne prends jamais d’or, Monkbarns… et puis demain vous pourriez le regretter. » Se tournant alors vers le groupe de pêcheurs et de paysans : « Qui de vous, messieurs, veut me donner ce soir à souper et de la paille fraîche ? — Moi ! moi ! moi ! s’écrièrent avec empressement plusieurs voix.

« Eh bien, puisqu’il en est ainsi, et que je ne puis dormir que dans une grange à la fois, j’irai ce soir avec Saunders Mucklebackit ; il a toujours quelque chose de bon à son souper ; quant à vous, mes enfans, je vivrai peut-être pour rappeler un de ces jours à quelqu’un de vous, qu’il m’a promis un gîte et une aumône. » Disant ces mots, il s’en alla avec le pêcheur.

Oldbuck s’empara de Lovel. « Du diable, dit-il, si vous retournez ce soir à Fairport. Il faut venir avec moi à Monkbarns… Comment donc, jeune homme, mais vous vous êtes conduit en héros ; vous êtes sur tous les points un véritable William Wallace. Allons, mon garçon, prenez mon bras, je ne suis pas un bien ferme appui par un tel vent ; mais Caxon nous aidera… Ici, vieil imbécile, donnez-lui votre bras de l’autre côté… Et comment diable êtes-vous descendu sur cet infernal Tablier de Bessy, puisque c’est ainsi qu’on l’appelle ? Maudits soient cette Bessy et son tablier ! Tout ce qui a le nom de femme ou appartient à une femme, signifie ruine et destruction.

— Ce n’était pas la première fois que je gravissais des rochers, dit Lovel, et j’avais déjà remarqué depuis long-temps des chasseurs aux oiseaux, lorsqu’ils descendaient le long de ce précipice.

— Mais par quel miracle vîntes-vous à découvrir le danger du fantasque baronnet et de son intéressante fille ?

— Je les avais aperçus du bord du précipice.

— Du bord ? diable ! Et qui vous poussait donc dumosa pendere procul de rupe[101] ? quoique dumosa ne soit pas le terme propre[102]. Quel diable, dis-je, vous poussait donc sur le bord du précipice ?

— Mais je vous avouerai que j’aime à voir s’amonceler et à entendre gronder l’orage qui s’approche, ou, d’après vos expressions classiques, monsieur Oldbuck, suave mari, magno[103], et ainsi du reste. Mais nous voici au détour du chemin de Fairport, je vais vous souhaiter une bonne nuit.

— Vous ne bougerez ni d’un pas ni d’un pouce, ou de la longueur d’un saumon, mot qui, pour le dire en passant, a embarrassé plusieurs prétendus antiquaires. Vous savez parfaitement que l’espace qu’accordent les statuts pour le passage d’un saumon au travers d’une écluse, d’une digue, est précisément le même que celui qui est nécessaire aux mouvemens d’un gros porc. Maintenant, je prétends vous prouver que, de même qu’on a fait usage des objets terrestres pour établir les mesures sous-marines, de même on doit supposer que les productions des eaux ont été considérées comme des bases pour mesurer les terres. Shaltmont, saumon, vous voyez la liaison intime des sons ; toute la différence consiste à retrancher deux lettres et à en ajouter une nouvelle. Il serait à désirer qu’un antiquaire n’exigeât pas de plus difficiles concessions lorsqu’il se propose de déterminer une étymologie.

— Mais, mon cher monsieur, j’ai réellement besoin de rentrer chez moi… je suis trempé jusqu’aux os.

— Vous aurez ma robe de chambre et mes pantoufles, jeune homme, et prenez garde d’attraper la fièvre antiquairienne, comme on attrape la peste en portant les vêtemens d’un pestiféré. Allons, je vous devine, vous craignez de mettre en dépense un vieux garçon ; mais n’avons-nous pas les restes de cet excellent pâté de volaille, qui, meo arbitrio est meilleur froid que chaud ; et cette bouteille de mon vieux vin de Porto, dont cet imbécile de baronnet, auquel je ne pardonne plus sa sottise depuis qu’il a évité de se rompre le cou, n’avait pris qu’un verre lorsque sa mauvaise tête commença à battre la campagne au sujet de Gamelyn de Guardover ? »

En parlant ainsi, il entraîna Lovel jusqu’à la porte du Pèlerin de Monkbarns. Jamais peut-être deux piétons plus fatigués n’en avaient franchi le seuil. L’exercice qu’avait fait Monkbarns avait été d’un genre bien différent de ses habitudes ordinaires, et son compagnon, plus jeune et plus robuste, avait éprouvé ce soir-là une agitation d’esprit qui l’avait encore plus harassé que les fatigues corporelles et extraordinaires qu’il avait éprouvées. »


CHAPITRE IX.

UNE HISTOIRE DE REVENANT.


Si vous êtes brave, dit-elle, nous pouvons encore vous loger ici ; car la chambre où il revient des esprits est la plus belle de la maison. Ainsi donc, si votre courage ne s’émeut pas d’entendre le cliquetis des chaînes et de voir vos rideaux s’agiter ; si, lorsqu’un fantôme horrible s’approchera de votre lit, votre langue intrépide trouve la force de proférer des paroles et de l’interroger sur le motif qui lui fit quitter la tombe, parlez, et je vais préparer vos draps et vous conduire à la chambre.
Histoire véritable.


Ils arrivèrent à la salle où ils avaient dîné, et furent joyeusement accueillis par miss Oldbuck.

« Où est la jeune fille ? dit l’Antiquaire.

— Vraiment, mon frère, dans tout ce désordre Marie n’a pas voulu se laisser guider par moi ; il a fallu qu’elle partît aussi pour Halket Head[104] et je suis étonnée que vous ne l’y ayez pas vue.

— Eh, comment ! que dites-vous, ma sœur ? cette jeune fille, par un temps semblable, est allée à Halket Head ? Grand Dieu ! les malheurs de cette nuit ne sont donc pas encore à leur terme !

— Mais vous ne me laissez pas le temps de parler, Monkbarns ; vous êtes si impératif et si impatient.

— Trêve à vos sottises, ma sœur, dit l’Antiquaire agité : où est ma chère Marie ?

— Où vous devriez être vous-même, Monkbarns, là-haut dans son lit bien chaudement.

— Je l’aurais juré, dit l’Antiquaire en riant, mais évidemment fort soulagé ; je l’aurais juré. La petite paresseuse s’inquiétait fort peu si nous étions tous noyés là-bas ; mais pourquoi m’aviez-vous dit qu’elle était sortie ?

— Vous ne m’avez pas laissé achever, Monkbarns ; elle est sortie en effet, et n’est rentrée avec le jardinier que lorsqu’elle a été certaine qu’aucun de vous n’était tombé dans le précipice, et qu’elle a vu miss Wardour saine et sauve dans sa voiture. Il n’y a guère qu’un quart d’heure qu’elle est rentrée, car il est près de dix heures, et la pauvre enfant était si trempée, que je lui ai mêlé un verre de sherry[105] dans son gruau.

— Vous avez bien fait, Grizzel ; il faut s’en rapporter à vous autres femmes pour savoir vous soigner les unes les autres. Mais écoutez-moi, ma vénérable sœur, et que ce mot de vénérable ne vous fasse pas reculer, car il s’applique à plusieurs qualités recommandables indépendamment de l’âge, qui est fort honorable aussi, quoique ce soit le dernier titre pour lequel les femmes voulussent être honorées ; mais écoutez-moi, dis-je, faites-nous apporter sur-le-champ les restes du pâté de volaille et de la bouteille de Porto.

— Le pâté de volaille, le Porto, bon Dieu ! mon frère, il ne restait que les os dans le pâté, et à peine une goutte de vin dans la bouteille. »

Le front de l’Antiquaire s’obscurcit, quoiqu’il fût trop bien élevé pour exprimer en présence d’un étranger sa surprise désagréable à l’occasion des mets sur lesquels il avait si fermement compté pour souper. Mais sa sœur comprit ses regards courroucés. « Mon Dieu, Monkbarns, dit-elle, à quoi sert-il de faire du train ?

— Je ne fais pas de train, suivant votre expression.

— Non ; mais à quoi bon faire ainsi la mine pour quelques os décharnés ? Si vous voulez savoir la vérité, je vous dirai que le ministre est venu ce soir, le digne homme ! et il était plein d’inquiétude sur votre situation précaire, c’est là le mot dont il s’est servi, car vous savez que le ciel lui a donné le talent de la parole ; il n’a pas voulu partir d’ici qu’il ne sût avec certitude comment l’affaire allait tourner pour vous tous. Il m’a dit de si belles choses sur la résignation qu’on doit avoir aux volontés de la Providence, le digne homme ! »

Oldbuck répliqua du même ton : « Le digne homme ! j’ai l’idée qu’il n’aurait pas été fâché de voir le domaine de Monkbarns passer à mon héritière. Et est-ce tandis qu’il vous prodiguait ses consolations chrétiennes sur des maux futurs, que le pâté de volaille et le vin de Porto ont disparu ?

— Mon cher frère, comment pouvez-vous penser à ces bagatelles après avoir échappé ainsi au gouffre !

— Plût à Dieu, ma chère Grizzie, que mon souper eût échappé de même au gouffre ou à la gloutonnerie du ministre ! Tout a été avalé, je suppose ?

— Fi, Monkbarns ! vous parlez comme si nous étions tout-à-fait au dépourvu de viande dans la maison. Pouvais-je faire autrement que d’offrir à cet honnête homme de se rafraîchir et de se restaurer après être venu du presbytère ici ? »

Oldbuck répéta, moitié en sifflant, moitié en chantant, ce vieux refrain écossais :

« De boudins blancs d’abord on s’était régalé ;

Les noirs y passèrent ensuite ;

Et l’on buvait et l’on mangeait si vite,

Que moi-même, je pense, on m’aurait avalé. »

Sa sœur se hâta d’apaiser ses murmures en proposant quelques autres restes du dîner. Il parla d’une autre bouteille de vin de Porto, mais recommanda de préférence un verre d’eau-de-vie, qui était réellement excellente. Comme aucune instance n’avait pu déterminer Lovel à endosser la robe de chambre à fleurs et le bonnet de velours, Oldbuck, qui prétendait à quelque connaissance de l’art médical, songea à s’aller coucher le plus tôt possible, et proposa d’envoyer le lendemain de bonne heure l’infatigable Caxon à Fairport pour lui chercher du linge et des vêtemens.

En entendant dire pour la première fois que le jeune étranger devait être leur hôte durant la nuit, miss Oldbuck fut frappée d’une telle surprise que, sans la prépondérance du poids qui encombrait sa tête et que nous avons déjà décrit, ses cheveux gris se seraient hérissés de manière à renverser tout l’édifice.

« Que Dieu ait pitié de nous ! dit la vieille fille confondue.

— Qu’avez-vous donc, Grizzel ?

— De quoi parliez-vous en ce moment, Monkbarns ?

— De quoi je parlais ? n’avez-vous pas entendu ? Je disais que j’avais besoin d’aller me coucher, ainsi que ce pauvre jeune homme, auquel il faut faire apprêter un lit sur-le-champ.

— Un lit ! Dieu nous garde ! s’écria de nouveau Grizzel.

— Eh bien, qu’est-ce que tout cela signifie ? n’y a-t-il pas assez de chambres et de lits dans la maison ? N’était-ce pas anciennement un hospitium, dans lequel, j’ose le dire, on donnait à coucher tous les soirs à une vingtaine de pèlerins au moins ?

— Monkharns ! qui sait ce qu’on y faisait ! il y a si long-temps : mais de nos jours ! Ce n’est pas pourtant qu’il manque ici de lits, ni de chambres non plus ; mais vous savez bien qu’on n’y a pas couché depuis Dieu sait quel temps, et que les chambres n’ont pas même été ouvertes. Si nous avions su, miss Marie et moi, nous serions allées au presbytère ; nous sommes toujours sûres de faire plaisir à miss Beeckie, ainsi qu’au ministre, mon frère ; mais à présent Dieu nous préserve…

— Et n’y a-t-il pas la chambre verte, Grizzel ?

— Il est vrai, et celle-là est en bon ordre, quoique personne n’y ait couché depuis le docteur Heavy-Sterne ; mais…

— Mais… quoi ?

— Eh quoi ! vous devez vous rappeler vous-même la nuit qu’il y passa, et vous ne voudriez sans doute pas exposer ce jeune gentilhomme à en passer une semblable. »

Lovel en entendant cette discussion voulut la faire cesser en protestant qu’il aimait beaucoup mieux s’en retourner à pied chez lui que de leur causer la moindre incommodité. L’exercice, dit-il, lui ferait du bien ; il connaissait la route de Fairport parfaitement, et de nuit comme de jour ; l’orage d’ailleurs diminuait ; et il ajouta à ceci tout ce que la politesse put lui suggérer pour échapper à une hospitalité qui semblait devoir être plus gênante pour ses hôtes qu’il n’avait pu le prévoir. Mais le sifflement du vent et le bruit que faisait la pluie en fouettant contre les carreaux, joints à la pensée des fatigues auxquelles il avait été exposé toute la soirée, auraient empêché Oldbuck de consentir au départ de son jeune ami, quand bien même il lui eût inspiré moins d’intérêt. Outre cela, il tenait à honneur de montrer qu’il ne se laissait pas gouverner par des femmes.

« Asseyez-vous, asseyez-vous, jeune homme, lui répéta-t-il plusieurs fois ; je consens à ne jamais déboucher une bouteille si vous et moi nous nous séparons ainsi, et en voici justement une d’excellente ale, véritable anno Domini,… rien qui ressemble à vos perfides décoctions, mais la liqueur naturelle, brassée avec de l’orge de Monkbarns. John de Girnel n’ouvrit jamais un meilleur flacon pour aucun ménestrel errant ou pèlerin apportant les nouvelles les plus fraîches de la Palestine. Et pour dissiper sans retour de votre esprit le moindre désir de partir, sachez que si vous le faites, votre réputation de brave chevalier est à jamais perdue. Comment ! mais c’est une véritable aventure que de coucher dans la chambre verte à Moukbarns. Ma sœur, veillez à ce qu’on la prépare, et quoique l’aventureux docteur Heavy-Sterne n’ait rêvé que peine et douleur dans cet appartement enchanté, ce n’est pas une raison pour qu’un brave champion comme vous, deux fois aussi grand et la moitié moins lourd que le docteur, ne puisse affronter l’enchantement et le détruire ?

— Comment ! c’est donc une chambre à revenans ?

— Justement… Chaque maison de ce pays qui peut se vanter de la moindre antiquité a ses revenans, et il ne faut pas croire que nous soyons moins favorisés que nos voisins. Ils commencent, à la vérité, à passer un peu de mode. Je me rappelle le temps où, si vous vous fussiez permis de douter de la réalité d’un spectre dans un vieux manoir, vous couriez le risque, comme dit Hamlet, de devenir un spectre vous-même. Oui, si vous aviez contesté l’existence du capuchon rouge dans le château de Glenstirym, le vieux sir Pater Pepperbrand vous aurait appelé dans sa cour, vous aurait forcé de recourir à votre arme, et si vous n’aviez pas été le plus adroit dans le combat, il vous eût attaché comme un cadenas à la grille de sa résidence baroniale. J’ai moi-même échappé de près à un pareil défi ; mais je me suis humilié devant le capuchon rouge, et lui ai fait des excuses : car, même dans mon jeune temps, je n’ai jamais été partisan de la monomachie ou du duel, et j’ai mieux aimé tenir compagnie au prêtre qu’au chevalier ; et je ne me soucie plus de faire preuve de bravoure. Mais, Dieu merci, me voilà vieux maintenant, et je puis me livrer à mes vivacités sans être obligé de les soutenir à la pointe de l’épée. »

En ce moment miss Oldbuck rentra avec une contenance singulièrement grave. « Le lit de monsieur Lovel, dit-elle, est prêt, mon frère, on vient d’y mettre des draps blancs et bien secs, un fagot brûle dans la cheminée… Et je vous assure, monsieur Lovel, que je ne regrette pas la peine, et que je vous souhaite, de tout mon cœur, une bonne nuit ; mais…

— Mais en attendant, dit l’Antiquaire, vous êtes décidée à faire tout ce que vous pourrez pour le troubler.

— Moi ? je vous assure que je n’ai rien dit, Monkbarns.

— Ma chère dame, dit Lovel, permettez-moi de vous demander la cause de l’obligeante inquiétude que vous éprouvez sur mon compte.

— Oh ! Monkbarns n’aime pas à entendre parler de cela… cependant il sait bien lui-même que la chambre a un mauvais renom. On n’a pas oublié que c’était là que dormait le vieux Rab Tull, le greffier de la ville, lorsqu’il eut cette communication merveilleuse relativement au grand procès alors pendant entre nous et les feudataires de Mussel Craig. Il en a coûté des monceaux d’argent, monsieur Lovel, car les procès, alors comme aujourd’hui, ne se poursuivaient pas sans cela, et le Monkbarns de ce temps, notre digne aïeul, monsieur Lovel, était sur le point de perdre en justice, faute d’un certain papier, Monkbarns sait bien quel était le papier dont je parle, quoiqu’il ne veuille pas m’aider à le dire… n’importe ! c’était un papier d’une grande importance pour le procès, et sans lequel nous étions perdus ! Eh bien, la cause était appelée pour venir avant le quinze… comme on dit, je crois, et le vieux Rab Tull, le greffier qui suivait cette affaire, vint se livrer à une dernière recherche de ce papier qu’il fallait avant que mon grand-père partît pour Édimbourg, afin de terminer ce procès ; il ne lui restait donc que bien peu de temps devant lui… Ce Rab n’était qu’un assez pauvre homme, à ce que j’ai entendu dire ; mais il était greffier de la ville de Fairport, et les héritiers de Monkbarns l’avaient toujours employé à cause de leurs relations avec la ville, comme vous savez.

— Ceci devient insupportable, sœur Grizzel, dit l’Antiquaire en l’interrompant ; je déclare que vous auriez eu le temps d’évoquer l’ombre de tous les abbés de Trotcosey, à compter de Waldimir, depuis que vous entamez votre introduction à l’histoire d’un seul misérable spectre. Apprenez donc à mettre de la concision dans vos récits, imitez le laconisme du vieil Aubrey, fort expérimenté sur ce sujet, et qui en relatait les exemples sur son journal, du style bref et précis d’un négociant, exempli gratia. — « À Cirenscester, le 5 mars 1670, il y a eu une apparition : sur la demande si c’était un bon ou malin esprit, aucune réponse n’a été faite, mais tout a disparu, laissant un singulier parfum et une vibration harmonieuse. » Voyez ses Mélanges, page 18, autant que je puis me le rappeler, vers le milieu de la page[106].

— Mon Dieu, Monkbarns, croyez-vous que tout le monde soit aussi savant que vous ? mais votre plaisir est de faire faire de sottes figures aux gens : cela vous arrive souvent avec sir Arthur, et même avec le ministre.

— La nature m’a devancé dans ces deux cas, Grizzel, et dans un troisième dont je ne parlerai pas ; mais prenez un verre d’ale, sœur Grizzel, et finissez votre histoire, car il se fait tard.

— Jenny bassine votre lit, Monkbarns, et il faut que vous attendiez qu’elle ait fini… Eh bien, j’en étais donc à la recherche que notre digne aïeul, le Monkbarns d’alors, faisait avec l’aide du vieux Rab Tull. ]Mais ils eurent beau chercher, ils ne purent rien trouver qui leur servît, et ainsi, après qu’ils eurent fouillé dans plus d’un vieux portefeuille de cuir, et avalé beaucoup de poussière, Rab prit sa goutte de punch pour se rincer le gosier : il n’y a jamais eu de grands buveurs dans cette maison, monsieur Lovel ; mais cet homme était si habitué à aller boire avec les baillis et les doyens, quand ils se réunissaient pour les intérêts du pays (et c’était presque tous les soirs), qu’il ne pouvait plus s’endormir sans cela. Bref, il but son punch et alla se coucher : au milieu de la nuit il eut un réveil terrible, si terrible, que depuis, dit-on, il ne fut plus le même homme, et mourut d’une paralysie quatre ans après, jour pour jour. Il crut donc entendre, au milieu de la nuit, le froissement de ses rideaux, monsieur Lovel, et se mit à regarder, pensant, le pauvre homme, que c’était peut-être le chat… Mais il vit, Dieu de bonté ! j’en ai toujours la chair de poule, quoique j’aie raconté cette histoire au moins vingt fois ; il vit, dis-je, à la lueur du clair de lune, un vieux gentilhomme de bonne mine, debout auprès de son lit, habillé singulièrement, avec beaucoup de boutons et d’aiguillettes sur son habit, et cette partie de ses vêtemens qu’il ne convient pas à une dame de nommer[107], était ample et longue et aussi large qu’en portent les marins hollandais. Il avait aussi de la barbe et des moustaches sur la lèvre supérieure, relevées de chaque coin, et d’une longueur terrible. Rab donna encore bien d’autres détails, mais ils sont oubliés maintenant, car c’est une vieille histoire… Or, Rab était un honnête homme, quoique procureur de province, et il fut moins effrayé qu’on n’aurait pu s’y attendre ; il demanda au spectre ce qu’il pouvait lui vouloir, mais celui-ci répondit dans une langue inconnue ; ensuite Rab dit qu’il essaya de lui parler erse, car il était venu dès sa jeunesse du pays de Glenlivat ; mais il ne se fit pas mieux comprendre ; alors il se souvint de deux ou trois mots latins qu’il avait appris dans les actes de la ville, et il n’eut pas plus tôt essayé de les dire à l’esprit, que tout-à-coup il l’inonda d’un tel déluge de latin que le pauvre Rab Tull, qui n’était pas bien fort sur ce chapitre, en fut tout confondu. Cependant il ne perdit pas la tête, et il se souvint du nom latin de l’acte qu’il cherchait, à force d’entendre le spectre crier toujours carter, carter.

Carta, reprit Oldbuck, s’il vous plaît de ne pas dénaturer la langue ! car si mon aïeul n’en avait pas appris d’autres dans l’autre monde, au moins est-il probable qu’il n’avait pas oublié le latin pour lequel il avait été si célèbre dans celui-ci.

— Eh bien, carta soit ; mais ceux qui m’ont raconté l’histoire m’ont dit carter. Il criait donc toujours carta, puisque carta il y a, et fit signe à Rab de le suivre. Rab avait l’intrépidité d’un montagnard ; il sauta du lit, prit les premiers vêtemens qu’il trouva, et suivit l’apparition par haut et par bas, jusqu’à l’endroit que nous appelons le colombier. C’est une espèce de petite tour, au coin de la vieille maison, où il y avait une quantité de vieilles malles et de vieux coffres ; là le spectre jeta Rab à coups de pied sur cette vieille armoire gothique, que mon frère a dans son cabinet auprès de sa bibliothèque, et puis disparut comme la fumée d’une pipe de tabac, laissant le pauvre Rab dans un très pitoyable état.

Tenues secessit in auras[108], répliqua Oldbuck. Vraiment, monsieur, mansit odor[109] mais ce qui est certain, c’est que l’acte fut trouvé dans un tiroir de ce meuble oublié, qui contenait plusieurs vieux papiers fort curieux, soigneusement étiquetés et mis en ordre, et qui semblent avoir appartenu à mon aïeul, le premier propriétaire de Monkbarns. L’acte qui fut retrouvé d’une aussi étrange manière était la charte originale de l’érection de l’abbaye de Trotcosey, des terres abbatiales, et ainsi de suite, en une seigneurie souveraine en faveur du premier comte de Glengibber, favori de Jacques VI. Elle portait la signature du roi et la date de Westminster, le 17e jour de janvier, anno Domini, ou l’an de grâce 1612 ou 13. Il est inutile de répéter les noms des témoins.

— J’aimerais mieux, dit Lovel, dont la curiosité commençait à être excitée, connaître votre opinion sur la manière dont cet acte fut découvert.

— Mais, si j’avais besoin d’un appui pour ma légende, j’en trouverais un non moins respectable que saint Augustin lui-même, lequel raconte l’histoire d’un personnage défunt qui apparut à son fils, poursuivi pour une dette déjà payée, et lui indiqua où il en trouverait le reçu[110] ; mais j’avoue que je suis plutôt de l’opinion de lord Bacon, qui dit que l’imagination a beaucoup de part à la foi que nous donnons à ces miracles. Il y a toujours eu quelque conte en l’air sur cette chambre où l’on prétendait que revenait l’esprit de mon trisaïeul Aldobrand Oldenbuck ; mon trisaïeul ou mon trois fois grand-père. Il est honteux que dans la langue anglaise nous n’ayons pas une manière moins ridicule d’exprimer cette relation de parenté dont nous avons si fréquemment occasion de parler[111]. Il était étranger, et portait le costume national dont la tradition nous a conservé une description exacte ; il y a même une gravure d’après lui, attribuée à Reginald Elstracke, où on le représente tirant de sa propre main la presse d’où sortirent les feuilles de sa rare édition de la Confession d’Augsbourg. Il était aussi bon chimiste que mécanicien, et chacune de ces qualités était alors suffisante pour être convaincu de magie blanche. Ce vieux procureur superstitieux savait tout cela et probablement le croyait, et pendant son sommeil l’image et la pensée de mon aïeul rappela celle de sa vieille armoire, dont on s’était débarrassé en la reléguant au pigeonnier, avec le mépris qu’on ne montre que trop souvent pour les antiquités et la mémoire de nos pères. Ajoutez à tout ceci quantum sufficit[112] d’exagération, et vous aurez la clef de tout le mystère.

— Ô mon frère, mon frère ! mais vous oubliez le docteur Heavy-Sterne, dont le sommeil a été si terriblement interrompu qu’il déclara qu’il ne passerait pas une autre nuit dans la chambre verte, quand il s’agirait de tout ce domaine de Monkbarns, si bien que Marie et moi nous fûmes obligées de lui céder notre…

— Il faut dire, Grizzel, que le docteur est un brave et honnête Allemand à tête pesante, quoique de beaucoup de mérite dans son genre, mais qui fut toujours amateur du mystique et du merveilleux, comme tous ses compatriotes. Vous et lui, n’aviez fait autre chose dans la soirée que de parler de ces sortes d’histoires, et il vous avait régalée de ses contes de Mesmer, de Shropefer et de Cagliostro, et autres qui prétendaient avoir le secret d’évoquer les esprits et de découvrir des trésors, en échange des légendes de la chambre verte qu’il avait apprises de vous. Or, considérant que l’illustrissime docteur avait mangé une livre et demie de hachis écossais à son souper, qu’il avait fumé six pipes et bu de l’ale et de l’eau-de-vie en proportion, il n’est pas très étonnant qu’il ait eu un accès de cauchemar. Mais tout est prêt maintenant ; permettez-moi de vous éclairer jusqu’à votre appartement, monsieur Lovel ; je suis sûr que vous avez besoin de sommeil, et j’espère que mon trisaïeul connut trop bien les devoirs de l’hospitalité pour troubler le repos que vous avez si bien mérité par votre brave et généreuse conduite.

En parlant ainsi, l’Antiquaire prit un bougeoir d’argent massif et de forme antique, lequel, fit-il observer, avait été forgé de l’argent trouvé dans les mines des montagnes de Hartz et avait appartenu au même personnage qui venait de faire le sujet de la conversation. En concluant ceci, il marcha en avant, traversa plusieurs passages sombres et tortueux, monta et descendit plusieurs fois avant d’arriver à l’appartement destiné à son jeune hôte.


CHAPITRE X.

LA CHAMBRE VERTE.


Quand la nuit, en l’absence de la lune, a couvert les deux de son voile funèbre mais passager, à l’heure où les mortels dorment, où les morts seuls veillent et sortent de leurs tombeaux, aucune apparition sanglante ne vient me poursuivre, un pâle fantôme ne vient pas effrayer ma couche ; mais, hélas ! mon imagination contemple une image plus triste encore : c’est le fantôme du bonheur qui depuis si long-temps m’a fui.
W. R. Spenser.


Lorsqu’ils arrivèrent à la chambre verte, puisque c’est ainsi qu’on l’appelait, Oldbuck plaça le flambeau sur une table de toilette, devant un large miroir entouré d’un cadre noir du Japon et de boîtes pareilles. Il jeta un regard autour de lui, avec une légère expression de trouble. « Je viens rarement dans cet appartement, dit-il, mais je n’y entre jamais sans éprouver l’influence d’un sentiment de tristesse, non pas assurément à cause des contes d’enfans que Grizzel vous a rapportés, mais par le souvenir de circonstances liées à un attachement de jeunesse qui ne fut point heureux. C’est dans de semblables momens, monsieur Lovel, que nous nous apercevons des effets du temps. Les mêmes objets sont devant nous ; ces objets inanimés, nous les avons contemplés aux jours de l’enfance capricieuse, de la fougueuse jeunesse, de la soucieuse et entreprenante maturité ; ils sont demeurés les mêmes : mais si nous les regardons de nouveau quand est venue la froide et insensible vieillesse, pouvons-nous nous dire les mêmes, changés comme nous le sommes de caractères, de goûts, de sentimens ; changés du côté des traits, de la taille et des forces ? ou plutôt ne devons-nous pas nous rappeler avec étonnement que nous fûmes autrefois des êtres si différens, si distincts de ce que nous sommes maintenant ? Le philosophe qui en appelait de Philippe enflammé par le vin à Philippe dans ses heures de sobriété, ne choisissait pas un juge aussi différent que s’il en eût appelé de Philippe jeune homme à Philippe dans sa vieillesse. Je ne puis m’empêcher de me trouver ému par ces sentimens si bien exprimés dans un petit poème que j’ai entendu répéter :

« Je sens mes yeux remplis de larmes enfantines ;
Je sens aussi mon cœur follement agité :

Le même son qu’autrefois j’écoutai

Vient frapper mon oreille au milieu des collines.


Cette flatteuse illusion
Est donc encor pour la vieillesse ;
Et pourtant la froide raison
Regrette moins, dans sa sagesse,

Ce que le temps dérobe en sa moisson

Que tout ce qu’après elle en passant elle laisse. »

« Eh bien ! le temps, dit-on, guérit toutes les blessures, et quoique la cicatrice en reste et puisse encore quelquefois être douloureuse, il y a loin de cela à la première angoisse qu’elles ont causée. » Parlant ainsi, il serra cordialement la main à Lovel, lui souhaita une bonne nuit, et le laissa.

Lovel put compter chaque pas de son hôte, tandis que celui-ci se retirait le long des divers passages qu’ils avaient traversés ensemble, et il entendit chaque porte retomber derrière lui avec un bruit plus éloigné et plus sourd. Lorsque tout bruit eut cessé et qu’il se trouva pour ainsi dire séparé eu quelque sorte des vivans, il prit la lumière, et se mit à examiner l’appartement. Un feu clair brûlait dans la cheminée ; miss Grizzel avait eu soin qu’on laissât du bois dans le cas où il voudrait l’alimenter ; si l’appartement n’avait pas un air de gaîté, du moins rien n’y manquait pour qu’on y fût à son aise. Les murs étaient tendus d’une tapisserie sortie des métiers d’Arras, au seizième siècle, et que le savant typographe dont on a si souvent parlé, avait apportée avec lui comme un échantillon des arts du continent. Le sujet était une partie de chasse ; et comme les rameaux touffus des arbres d’une forêt s’étendaient sur la tapisserie et en formaient la couleur dominante, on avait donné à cet appartement le nom de chambre verte. Des figures grimaçantes, dans le vieux costume flamand, en pourpoints chamarrés de rubans, en manteaux courts et en hauts de chausses, étaient occupées à tenir des lévriers en laisse ou à les exciter contre les animaux qu’ils chassaient. D’autres avec des piques, des épées et des fusils d’une forme antique, attaquaient des sangliers et des cerfs qu’ils avaient forcés. Les branches des arbres étaient couvertes d’oiseaux de diverses espèces, chacun représenté avec le plumage qui lui était propre. Il semblait que l’artiste flamand eût été animé de cette imagination féconde, de cette richesse d’invention qui distingue notre vieux Chaucer. Aussi Oldbuck avait-il fait broder en lettres gothiques, sur une espèce de bordure ajoutée à la tapisserie, les vers suivans de cet ancien mais excellent poète :

« Là vous découvrez de grands chênes,
Aussi droits que de jeunes frênes,
Ombrageant un riant gazon.
Chaque arbre prospère et s’élève,
Séparé de son compagnon,
Riche d’une nouvelle sève,
Et beau d’un feuillage naissant
Que dore le soleil levant, »

Dans un autre coin étaient encore ces vers du même auteur :

« Autour de moi folâtre ou le cerf ou le daim,
Escorté du chevreuil ou bien du bouquetin ;
Et l’écureuil perché sur l’arbre au vert branchage,
Grignotte la noisette et se rit de l’orage. »

Le lit était d’un vert sombre et fané, fait pour correspondre avec la tapisserie, mais travaillé par une main plus moderne et moins habile. Les lourdes et énormes chaises rembourrées, à dossiers d’ébène, étaient brodées d’après le même modèle, et une large glace, au dessus de l’antique cheminée, était montée comme celle de l’antique toilette à laquelle elle répondait.

« On prétend, se dit à demi-voix Lovel en examinant la chambre et son ameublement, que les revenans choisissent toujours le meilleur appartement de la maison à laquelle ils s’attachent, et je dois avouer que l’esprit de l’imprimeur de la Confession d’Augsbourg n’a pas plus mauvais goût que les autres. »

Cependant, agité de ses propres chagrins, il ne lui fut pas possible d’arrêter son esprit sur les histoires qu’il venait d’entendre d’un appartement pour lequel elles semblaient si bien faites qu’il regretta presque l’absence de ces agitations, excitées moitié par la crainte, moitié par la curiosité, qu’excitent ces vieux récits où l’effrayant se mêle au surnaturel, mais dont les inquiétudes trop réelles, attachées à une passion malheureuse, le rendaient en ce moment incapable. Ces émotions étaient toutes semblables à celles qui se trouvent exprimées dans ces vers :

Hélas ! combien, fille cruelle,
Ta présence a changé mon cœur !
Il fut séduit par ta douceur ;
Et maintenant que je t’appelle,
Du tien il subit la rigueur.

En vain il chercha à donner à son esprit une disposition analogue à la situation où il se trouvait, son cœur ne pouvait se prêter aux écarts de son imagination. L’image de miss Wardour, résolue à ne pas le reconnaître quand elle n’avait pu éviter sa société, et montrant le désir de le fuir, aurait suffi pour l’occuper exclusivement. Mais des souvenirs qui, pour être moins pénibles, ne le troublaient pas moins vivement, se réunissaient encore pour l’agiter. La manière miraculeuse dont miss Wardour avait échappé à la mort, le service qu’il avait eu le bonheur de lui rendre, et dont elle l’avait si mal payé ; car n’avait-elle pas quitté le rocher dans un moment où il était encore incertain que son libérateur eût conservé la vie qu’il n’avait pas craint d’exposer pour elle ? sûrement tout cela demandait au moins qu’elle donnât quelque marque d’intérêt à son sort… Mais était-ce bien elle qui se montrait égoïste ou injuste ? non, de tels défauts n’appartenaient pas à son âme. Sans doute par ce moyen elle voulait lui interdire toute espérance, et, par pitié pour lui, éteindre une passion qu’elle ne pouvait jamais partager.

Toutefois ces raisonnemens, dignes d’un amant, n’étaient guère propres à le réconcilier avec son sort, puisque, plus son imagination lui présentait miss Wardour sous des traits estimables, moins il sentait pouvoir se consoler de la perte de ses espérances. Il savait bien que sur quelques points il avait le moyen de dissiper les préjugés qu’elle nourrissait à son égard ; mais dans cette extrémité même, et avant de s’exposer à lui paraître importun par de tels éclaircissemens, il résolut de s’assurer d’abord, suivant son premier projet, qu’elle les désirait elle-même. Cependant, en examinant les choses de tous les côtés, il ne pouvait se déterminer à abandonner tout espoir ; car, à travers la surprise et la gravité d’Isabelle lorsqu’il lui avait été présenté par Oldbuck, il avait remarqué une légère nuance d’embarras, et en y pensant bien, il se pouvait que ce fût pour le cacher qu’elle avait donné à son regard cette expression sévère. Il ne pouvait se résoudre à renoncer à un amour qui lui avait déjà causé tant de peines ; et des projets aussi romanesques que la tête qui les avait enfantés se succédèrent les uns aux autres dans son esprit, et, long-temps après qu’il se fut couché, l’empêchèrent de jouir du repos dont il avait tant besoin. Enfin, lassé par l’incertitude et les obstacles dont chacun de ses plans était accompagné, il se décida au pénible effort de vaincre sa passion, de chasser l’amour de son cœur, comme le lion secoue les gouttes de rosée tombées sur sa crinière, ainsi que le dit Shakspeare, et de reprendre les études et la carrière que cet amour si mal payé lui avait fait abandonner depuis si long-temps, et chercha à s’affermir dans cette dernière résolution par tous les motifs que l’orgueil, aussi bien que la raison, put lui offrir. « Elle ne supposera pas, dit-il, que me prévalant d’un service accidentel rendu à elle et à son père, je veuille chercher à attirer sur moi une attention à laquelle elle ne me croit aucun titre. Je ne la verrai plus, je retournerai dans ce pays où, s’il n’existe pas de femme qui la surpasse en beauté, il en est peut-être du moins qui l’égalent et dont l’orgueil est moins repoussant. Demain je veux dire adieu à ces froids climats et à celle que j’ai trouvée plus froide et plus sévère encore. » Après avoir rêvé quelque temps à cette héroïque résolution, il céda enfin à l’épuisement et à la fatigue, et en dépit de sa colère, de ses doutes et de ses inquiétudes, il finit par s’endormir.

Il est rare que le sommeil qui suit des agitations aussi violentes soit profond ou rafraîchissant. Celui de Lovel fut troublé par mille visions confuses et bizarres. Tantôt il était un oiseau, tantôt un poisson, ou du moins il volait comme l’un et nageait comme l’autre, facultés qui lui eussent été fort utiles quelques heures auparavant. Puis miss Wardour était une sirène ou un oiseau de paradis ; son père était un triton ou une chouette, et Oldbuck alternativement un marsouin ou un cormoran. Ces agréables images étaient accompagnées de tous les écarts ordinaires aux rêves qu’on fait pendant la fièvre ; l’air refusait de le porter… l’eau le brûlait… les rochers contre lesquels il était jeté lui semblaient des coussins de plumes… tout ce qu’il entreprenait échouait de quelque manière inattendue et étrange, et tout ce qui attirait son attention, lorsqu’il voulait l’examiner de plus près, subissait quelque métamorphose effrayante ou bizarre, tandis que son esprit conservait tout le temps une espèce d’instinct de l’illusion dont il s’efforçait en vain de s’affranchir par le réveil… tous symptômes de fièvre, et que ceux qui sont poursuivis par le cauchemar (appelé par les savans Ephialtes[113]) ne connaissent que trop bien. À la fin, pourtant, cette fantasmagorie décousue et sans suite prit une forme plus régulière, si toutefois l’imagination de Lovel (car ce n’était pas la faculté qui lui manquait le moins) n’arrangea pas à son réveil insensiblement, sans intention, et sans même s’en apercevoir, une scène dont son sommeil ne lui avait présenté qu’une ébauche plus confuse ; ou peut-être encore l’agitation de la fièvre l’aida-t-elle à former cette vision. Mais laissant cette discussion aux savans, nous dirons qu’après une suite d’images extravagantes, telles que celles que nous avons décrites, notre héros (car il faut bien avouer que c’est notre héros) reprit assez de connaissance des localités pour se rappeler où il était, et l’ameublement de la chambre vint se représenter de nouveau à ses yeux chargés de sommeil. Ici, qu’il me soit permis de protester encore une fois que, si dans cette génération spirituelle et sceptique il existe encore des gens qui aient conservé assez intacte la bonne foi des anciens temps pour croire que ce qui va suivre fut une vision plutôt qu’un rêve, ce n’est pas moi qui attaquerai leur croyance. Lovel était donc, ou s’imaginait être les yeux tout grands ouverts dans la chambre verte, et les fixant sur la flamme passagère et étincelante que jetaient de temps à autre les restes de fagots non encore brûlés, à mesure qu’ils retombaient l’un après l’autre sur le monceau de braise rouge qu’avait formé, en s’affaissant, le bois qui venait d’être consumé. Insensiblement la légende d’Aldobrand Oldenbuck et ses mystérieuses visites vinrent se retracer à son esprit, et y excitèrent, comme cela arrive souvent dans les rêves, mie attente inquiète et pénible qui manque rarement de présenter à l’imagination l’objet qui cause des craintes. De plus vives étincelles s’échappèrent de la cheminée et jetèrent une lumière si brillante, que la chambre en fut éclairée, la tapisserie s’agita étrangement sur le mur, jusqu’à ce que les sombres figures qui la couvraient commençassent à s’animer. Les chasseurs donnèrent du cor, le cerf se mit à fuir, le sanglier à se défendre, et les chiens à assaillir l’un et à poursuivre l’autre. Les cris du daim déchiré par les chiens furieux, les houras des hommes et le bruit des chevaux semblaient tout à la fois l’entourer, tandis que chaque groupe poursuivait avec toute l’ardeur de la chasse l’occupation dans laquelle l’artiste l’avait représenté.

Lovel contemplait cette scène étrange sans étonnement (on en éprouve rarement dans les rêves), mais avec une inquiète sensation de terreur. À la fin, une seule figure parmi toutes celles des chasseurs, au moment où il les regardait avec le plus d’attention, sembla se détacher de la tapisserie et s’approcher de son lit. En le voyant de plus près, sa figure parut se changer ; le cor qu’il tenait à la main devint un volume fermé par des agrafes de cuivre ; son bonnet de chasse prit la forme de ces bonnets garnis de fourrures dont Rembrandt a paré la tête de ses bourgmestres. Son costume flamand lui demeura, mais ses traits cessant d’être agités par la fureur de la chasse, prirent cette expression sévère et imposante qui semblait devoir convenir à ceux du premier propriétaire de Monkbarns, d’après le portrait qu’en avaient tracé ses descendans pendant la soirée précédente. À mesure que cette métamorphose s’opérait, le bruit et le mouvement cessèrent parmi les autres personnages de la tapisserie dans l’imagination du rêveur, exclusivement occupé alors de la figure qui s’offrait à lui. Lovel essaya d’interroger ce terrible personnage par une sorte d’exorcisme analogue à la circonstance ; mais sa langue, comme il est d’usage dans les rêves effrayans, lui refusa le service et demeura immobile, clouée à son palais. Aldobrand leva le doigt en l’air comme pour imposer silence à l’hôte présomptueux qui était venu s’emparer de son appartement, et commença à détacher avec lenteur les agrafes qui fermaient le vénérable volume. Lorsque le livre fut ouvert, il en retourna vivement les feuillets pendant quelque temps, puis, se redressant de toute la hauteur de sa taille, et tenant le livre ouvert de sa main gauche, il indiqua un passage de la page ainsi déployée. Quoique le langage en fût inconnu à notre rêveur, ses yeux et son attention furent fortement attirés par la ligne que la figure semblait vouloir lui faire remarquer, et dont les caractères, éclatans comme une lumière surnaturelle, restèrent profondément gravés dans sa mémoire. Au moment où l’apparition ferma le volume, les sons d’une musique délicieuse remplirent l’appartement. Lovel tressaillit, et s’éveilla tout-à-fait. La musique, cependant, continua de se faire entendre, et ne cessa pas qu’il n’eût distinctement reconnu la mesure d’un vieil air écossais.

Il se mit sur son séant, et essaya de chasser de sa tête les fantômes qui l’avaient troublée pendant toute cette nuit fatigante. Les rayons d’un soleil matinal se montraient à travers les volets à moitié fermés de sa chambre, et y répandaient une clarté suffisante. Il regarda tout autour de lui la tapisserie ; mais les groupes divers des chasseurs qui y étaient tissus de soie, y demeuraient aussi immobiles qu’avaient pu les y fixer les clous qui assujétissaient la tenture légèrement agitée par le vent matinal qui, pénétrant par une crevasse de la fenêtre grillée, venait effleurer sa surface. Lovel sauta hors du lit, et s’enveloppa d’une robe de chambre qu’on avait eu la prévoyance de mettre auprès de lui ; il s’approcha de la croisée qui donnait sur la mer, dont les vagues mugissantes annonçaient qu’elle était encore agitée par la tempête de la soirée précédente, quoique le matin fût calme et serein. La fenêtre d’une tourelle qui s’avançait en saillie à un angle du mur, et qui était ainsi fort voisine de l’appartement de Lovel, était à moitié ouverte, et de là il entendit encore la même musique qui avait probablement interrompu son rêve. En cessant d’appartenir à une vision, elle avait perdu beaucoup de ses charmes, et ce n’était plus maintenant qu’un air assez passablement exécuté sur le piano. Car tel est le caprice de l’imagination relativement à l’influence des beaux-arts. Une voix de femme chanta avec goût et simplicité les stances suivantes, dont l’effet tenait autant de l’hymne que de la chanson :

 
« Pourquoi rester sur les ruines
De cet antique monument,
Vieillard dont le front blanchissant
Étale ses douleurs chagrines ?
Te rappelles-tu ta splendeur,
Ou rêves-tu de ton malheur ?

« Tu devrais bien me reconnaître,
Répondit ton austère voix,
Moi qui dans tous lieux règne en maître,

Moi que ton orgueil mille fois
Accuse avant de disparaître.

« Devant mon souffle destructeur,
Ainsi que la paille enflammée,
L’homme insatiable d’honneur,
S’éclipse comme la fumée.
Je suis l’arbitre des humains ;
Et les trônes, fils de mes mains,
Tombent sous ma verge animée.

« Mets donc à profit tes instans,
Quand mon sablier dure encore ;
Et souviens-toi que tes tourmens,
Ou ta joie et ses doux penchans,
Finiront à l’aspect du Temps,
Par qui tout meurt et se dévore. »

Pendant qu’on chantait ces vers, Lovel avait regagné son lit ; ils éveillèrent en lui une suite de pensées romanesques et agréables telles que son esprit se plaisait à en créer, et remettant au grand jour le choix encore incertain de la résolution qu’il allait prendre, il s’abandonna à la douce langueur causée par la musique, et ne fut éveillé que fort tard par le vieux Caxon, qui s’était glissé dans son appartement pour lui offrir ses services en qualité de valet de chambre.

« J’ai brossé votre habit, monsieur, dit le vieillard quand il vit que Lovel était réveillé ; le garçon l’a apporté ce matin de Fairport, car celui que vous aviez hier était à peine sec, quoiqu’il fût resté toute la nuit auprès du feu de la cuisine, et j’ai nettoyé vos souliers. Je suppose que vous n’aurez pas besoin que j’attache vos cheveux, car tous les jeunes messieurs les portent courts maintenant, ajouta-t-il avec un demi-soupir. Mais j’ai apporté ici le fer à friser pour les tourner un peu sur le front, si vous voulez, avant de paraître devant ces dames. »

Lovel, qui pendant ce temps s’était levé, refusa les services du brave homme en ce qui tenait à son métier ; mais il accompagna son refus d’un présent qui adoucit beaucoup la mortification de Caxon.

« C’est bien dommage qu’il ne veuille pas faire friser et poudrer ses cheveux, » dit l’ancien perruquier quand il se trouva de nouveau à la cuisine, dans laquelle, sous un prétexte quelconque, il passait les trois quarts du temps où il n’avait rien à faire, c’est-à-dire de tout son temps ; « c’est bien dommage, car c’est un joli garçon.

— Voulez-vous bien vous taire, dit Jenny Rintherout[114], vieux coucou[115] ; voudriez-vous donc graisser ses beaux cheveux bruns avec votre vilaine huile, et ensuite les poudrer comme la perruque du vieux ministre ? Tenez, pensez plutôt à déjeuner, vous n’en serez pas fâché, je gage ; voilà une bonne écuelle de parritch[116] pour vous, et vous ferez mieux de la manger avec du lait caillé, que de vous occuper de la coiffure de M. Lovel. Vraiment vous seriez capable de gâter la plus belle chevelure du comté et de la ville de Fairport[117]. »

Le pauvre barbier soupira en songeant au mépris où son art était si généralement tombé ; mais Jenny était une personne trop importante pour qu’il risquât de l’offenser par la contradiction. Il s’assit donc paisiblement dans la cuisine, avalant à la fois sa mortification et le contenu d’une écuelle remplie d’une épaisse bouillie de farine d’avoine qu’elle venait de lui remettre.


CHAPITRE XI.

L’INTERPRÉTATION.


Quelquefois il croit que c’est le ciel qui lui envoya cette vision, ainsi que toutes celles qui vinrent successivement frapper ses regards ; quelquefois il les prend pour les jeux d’une imagination en délire, pour les souvenirs confus et sans suite des images qui l’occupèrent pendant le jour.
Anonyme.


Nous devons maintenant prier le lecteur de se transporter au parloir où était servi le déjeuner de M. Oldbuck, qui, méprisant le thé et le café, préférait à ces breuvages modernes une nourriture plus solide, se régalait de tranches de bœuf rôti froid, accompagnées d’une espèce de liqueur appelée mum, brassée avec de l’orge et des herbes amères, et qui ressemblait assez à de l’ale forte. Cette boisson est entièrement inconnue à la génération actuelle, si ce n’est qu’on en peut trouver le nom dans les Actes des revenus du parlement, mêlé à ceux de cidre et de poiré, et autres liqueurs sujettes à la taxe. Lovel, qui fut engagé à la goûter, eut de la peine à s’empêcher de la déclarer détestable ; mais cependant il y parvint, car il vit que par là il offenserait grièvement son hôte, lequel faisait préparer cette liqueur tous les ans avec un soin tout particulier, d’après une recette qui provenait de cet Aldobrand Oldenbuck dont on a déjà parlé si souvent. Grâce aux soins hospitaliers des dames, Lovel trouva un déjeuner plus conforme aux goûts actuels, et tandis qu’il en prenait sa part, il fut assailli de questions indirectes sur la manière dont il avait passé la nuit.

« Nous ne pouvons pas complimenter M, Lovel ce matin sur sa bonne mine, mon frère, dit miss Oldbuck ; et quoiqu’il ne veuille pas convenir que rien ne l’ait troublé cette nuit, cependant il est certain qu’il est très pâle, tandis que quand il est arrivé ici, il était frais comme une rose.

— Mais réfléchissez donc, ma sœur, que cette rose dont vous parlez a été battue par les vents et la tempête, sans plus d’égards qu’un paquet d’épines ; comment diable voulez-vous donc qu’il ait gardé ses couleurs ?

— Il est certain, dit Lovel, que je suis encore un peu fatigué, malgré l’excellente réception que j’ai reçue de votre hospitalité.

— Ah ! monsieur, dit miss Oldbuck en le regardant avec un sourire significatif, ou du moins qu’elle cherchait à rendre tel, vous ne voudrez pas convenir par politesse d’avoir été dérangé.

— Réellement, madame, je n’ai éprouvé aucun dérangement ; car je ne puis appeler ainsi la musique dont quelque fée bienfaisante m’a gratifié.

— Je me doutais bien que Marie vous éveillerait avec ses chansons. Elle ne savait pas que j’avais laissé une ouverture à votre croisée ; car, outre le revenant, il y a encore de la fumée dans la chambre verte par les grands vents. Mais je présume que cette nuit vous avez entendu autre chose que les airs de Marie. En vérité ; il faut que les hommes soient bien hardis pour supporter tout cela. Quant à moi, si je devais subir des épreuves de cette nature, c’est-à-dire hors des lois de la nature, j’aurais commencé par crier de manière à faire lever toute la maison, quelle qu’en eût été la conséquence ; et je parierais que le ministre en ferait autant, comme je le lui ai dit. Je ne connais que mon frère Monkbarns qui pût résister à des choses pareilles, si ce n’est vous pourtant, monsieur Lovel.

— Un homme aussi savant que M. Oldbuck, madame, répondit le jeune homme, ne serait pas exposé au même inconvénient que le procureur dont vous parliez hier au soir.

— Ah, ah ! vous comprenez donc maintenant où gît la difficulté ? C’est d’entendre son langage, n’est-ce pas ? Mais quant à mon frère, il a des manières de parler et d’agir qui auraient bientôt chassé tous les spectres du comté ; et cependant on n’aime pas à manquer de politesse, fût-ce même avec un revenant. Mais si quelqu’un doit encore coucher dans cette chambre, je suis décidée, mon frère, à employer cette recette que vous m’avez montrée un jour dans votre livre, quoique en vérité je pense que, par charité chrétienne, il vaudrait mieux faire arranger la chambre tapissée. Elle est un peu humide, et peu éclairée ; mais nous avons si rarement besoin d’un lit d’ami !

— Non, non, ma sœur, je redoute plus l’humidité et le manque de jour que les spectres eux-mêmes. Les autres sont des esprits de lumière ; j’aime mieux que vous ayez recours au charme.

— Je le ferais volontiers, Monkbarns, si j’avais les ingrédiens, mot dont se sert mon livre de cuisine. Il y avait de la verveine et de l’anet, je m’en souviens ; Davie Dibble[118] connaîtra cela, quoique peut-être il leur donne des noms latins ; et puis du poivre long. Nous en avons en quantité.

— De l’hypéricon, et non du poivre long, folle que vous êtes, s’écria Oldbuck en colère. Croyez-vous qu’il s’agisse ici d’une sauce piquante, ou imaginez-vous qu’un esprit, parce qu’il est formé d’air, puisse être chassé par une recette contre les vents ? Ma très savante sœur, monsieur Lovel, se rappelle avec une exactitude dont vous voilà juge, un charme dont je lui ai parlé une fois, et qui, ayant frappé sa tête superstitieuse, y est demeuré mieux gravé que toute autre chose d’un but plus utile que j’ai pu lui répéter depuis dix ans. Mais plus d’une vieille femme comme elle…

— Une vieille femme, Monkbarns ! dit en l’interrompant miss Oldbuck poussée un peu hors des bornes de sa soumission ordinaire ; vraiment vous n’êtes rien moins que poli avec moi.

— Je ne suis que juste, Grizzel ; cependant je comprends dans la même classe plus d’un nom bien sonore, depuis Jamblicus jusqu’à Aubrey, tous gens qui ont perdu leur temps à imaginer des remèdes contre des maux chimériques. Mais j’espère, mon jeune ami, que, sous le charme ou non, protégé par la puissance de l’hypéricon,


De la verveine et de l’anet,
Qui bravent tout pouvoir secret,


ou exposé de nouveau sans défense aux excursions du monde invisible, vous braverez une seconde fois les terreurs de l’appartement enchanté, et accorderez une autre nuit à vos amis fidèles et loyaux.

— Je le désirerais de tout mon cœur ; mais…

— Allons, pas de vos mais, j’ai décidé que vous resteriez.

— Je vous suis extrêmement obligé, mon cher monsieur ; mais…

— Comment donc, vous voilà encore avec vos mais ! Sachez que je déteste ce mot-là ; je ne connais pas de forme d’expression sous laquelle il puisse me paraître supportable[119] ; mais est pour moi une combinaison de lettres plus odieuse que non lui-même. Non est semblable à un franc et honnête garçon un peu brusque, qui dit ce qu’il pense sans considération de personne, et marche droit au but sans s’arrêter ; mais est une espèce de conjonction artificieuse, un prétexte, une défaite polie qui vient vous arracher la coupe au moment où vous la portez à vos lèvres :

« Fi de mais ! ce mot empoisonne
Tout le bien qui l’a précédé ;
Il est, pour quiconque raisonne,
Semblable au geôlier décidé,
Et qui vous annonce en personne
Un criminel par lui guidé. »

— Eh bien alors, dit Lovel encore incertain de ce qu’il devait faire, vous n’attacherez pas à une particule si incivile le souvenir de mon nom. Je crains d’être bientôt obligé de quitter Fairport ; et puisque vous êtes assez bon pour le désirer, je profiterai de cette occasion de passer une autre journée avec vous.

— Et vous en serez récompensé, mon garçon. D’abord vous verrez le tombeau de John Girnel ; puis nous nous en irons tout doucement le long des sables (après nous être informés d’abord de l’état de la marée ; car nous avons assez d’aventures de ce genre) jusqu’au château de Knockwinnock, pour demander des nouvelles de sir Arthur et de ma belle ennemie ; c’est une politesse que nous leur devons, et puis…

— Je vous demande pardon, mon cher monsieur ; mais peut-être feriez-vous mieux de retarder votre visite jusqu’après demain ; je ne suis qu’un étranger et…

— Par cette raison vous êtes tenu à plus de politesse, à mon avis. Mais je vous prie de m’excuser si je me sers d’un mot qui ne convient peut-être qu’à un amateur d’antiquités. Je suis de la vieille roche, moi,

« De ce bon temps où, pleins d’ivresse,
Les jeunes gens, dans leur tendresse,
Volaient de comtés en comtés
Pour obtenir avec simplesse
Un seul regard de ces beautés
Dont au bal leur noble souplesse
Guidait les pas précipités ;
Et s’assurer, malgré la brume,
Que depuis lors ces déités
N’avaient point attrapé de rhume. »

— Eh bien ! si… si vous croyez que ce soit une chose de droit… Mais je crois que je ferai mieux de rester,

— Allons, allons, mon bon ami, je ne suis pas non plus dans le cas d’insister sur une chose qui peut vous être désagréable. Il suffit, pour que j’y renonce, que j’appréhende quelque remora, quelque motif de répugnance, quelque obstacle dont je n’ai pas le droit de m’informer ; peut-être êtes-vous encore fatigué ? Dans ce cas je vous promets que je trouverai le moyen d’occuper votre esprit sans fatiguer vos jambes. Je ne suis pas partisan moi-même d’un exercice violent ; une promenade dans le jardin une fois par jour, est tout autant qu’il en faut pour tout être pensant ; il n’y a qu’un sot ou un chasseur qui en demande davantage. Voyons, par où commencerons-nous ? par mon Essai sur l’art des campemens ? Non, je réserve cela pour notre cordial de l’après-midi : je vous montrerai plutôt la controverse entre Mac Cribb et moi sur les poèmes d’Ossian. Je tiens pour le pénétrant adversaire orcadien, lui pour les partisans de l’authenticité. La dispute a commencé en termes polis et doucereux ; mais à mesure que nous avançons, la vivacité et l’aigreur s’en mêlent ; elle tient déjà tant soit peu du style du vieux Scaliger. Je crains que mon adversaire ne vienne à découvrir cette histoire d’Ochiltree ; mais, au pis aller, j’ai ma réplique toute prête au sujet de cette disparition de l’Antigone. Je vais vous montrer sa dernière épître et le brouillon de ma réponse ; vous verrez que c’est un homme qui nage entre deux eaux. »

En disant ces mots, l’Antiquaire ouvrit un tiroir et commença à fouiller dans un mélange considérable de papiers anciens et modernes. Notre savant avait le malheur, comme tant d’autres savans ou non savans, de se trouver, en de telles circonstances, dans l’embarras des richesses ; en d’autres termes, l’abondance de sa collection l’empêchait souvent de trouver l’objet qu’il cherchait. « Maudits soient les papiers ! dit Oldbuck en les mêlant davantage ; je crois qu’ils prennent des ailes pour s’envoler par bandes comme des sauterelles. Mais, tenez, en attendant regardez ce petit trésor. » En parlant ainsi il mit entre les mains de Lovel une boîte de chêne garnie aux quatre coins de plaques d’argent travaillé. « Pressez ce bouton, » ajouta-t-il en remarquant que le jeune homme cherchait le ressort ; il le fit, le couvercle se leva, et lui découvrit un mince in-quarto curieusement relié en maroquin noir. « Voici, monsieur Lovel, voici l’ouvrage dont je vous parlais hier au soir ; c’est le rare in-quarto de la Confession d’Augsbourg, le fondement et le rempart de la réforme, dressé par le vénérable Mélanchthon, défendu par l’électeur de Saxe et les autres courageux guerriers qui se rallièrent pour soutenir leur foi, même contre un empereur puissant et victorieux ; c’est cet écrit imprimé par le non moins vénérable et recommandable Aldobrand Oldenbuck, mon heureux trisaïeul, pendant les entreprises tyranniques de Philippe II pour enchaîner à la fois la liberté civile et la liberté religieuse. Oui, monsieur, c’est pour avoir imprimé cet ouvrage que cet homme supérieur fut chassé de son ingrate patrie et forcé d’établir ses dieux pénates à Monkbarns même, au milieu des ruines de la superstition et de la domination papale. Regardez ces vénérables effigies, monsieur Lovel, et respectez l’honorable occupation dans laquelle il est représenté travaillant personnellement à la presse pour la propagation de l’instruction chrétienne et politique ; voyez ici sa devise favorite et qui exprime si bien son indépendance, et cette confiance en ses propres moyens, qui dédaignait de devoir à la protection ce qui n’aurait pas été accordé au mérite, et qui n’exprime pas moins cette fermeté d’esprit et cette ténacité d’intention recommandées par Horace[120]. C’était en réalité un homme qui ne se serait pas ébranlé quand même son imprimerie tout entière, ses presses, ses formes, ses grands et petits caractères eussent été brisés autour de lui. Lisez, je vous prie, sa devise ; car chaque imprimeur avait la sienne quand cet art illustre prit naissance. Celle de mon ancêtre était exprimée, comme vous le voyez, par cette phrase teutonique : Kunst Macht Gunst, c’est-à-dire que l’adresse ou la prudence à nous servir de nos avantages et de nos talens naturels, finissent par conquérir l’approbation et la faveur que les préjugés ou l’ignorance nous avaient d’abord ravies.

— Et c’est là, dit Lovel après un moment de silence rêveur, c’est là ce que signifient ces caractères germains ?

— Sans aucun doute. Vous en comprenez la juste application à un sentiment de mérite intérieur, et d’excellence dans un art utile et honorable. Tous les imprimeurs de ce temps avaient leur devise impressa, si je puis l’appeler ainsi, de même que chaque vaillant chevalier du même siècle qui fréquentait les joutes et les tournois. Mon aïeul s’enorgueillissait autant de celle-ci que s’il l’eût déployée sur un champ de bataille conquis sur l’ennemi, quoiqu’elle fût l’emblème de la diffusion des sciences et non de l’effusion du sang. Et cependant nous avons une tradition de famille qui attribue le choix qu’il en fit à une circonstance assez romanesque.

— Et quelle est cette circonstance, mon cher monsieur ? demanda le jeune homme.

— Je dois avouer que c’est une histoire qui altère un peu la réputation de prudence et de sagesse de mon respectable aïeul ; sed semel insanivimus omnes ; mais il n’y a pas d’homme qui n’ait été fou une fois dans sa vie. On dit donc que mon aïeul, pendant qu’il était en apprentissage chez un descendant de ce vieux Fust, que la tradition populaire a envoyé au diable sous le nom de Faust, s’éprit d’un petit minois de fille : c’était celle de son maître, qu’on appelait Berthe. Ils se donnèrent réciproquement leur foi, échangèrent leurs bagues, et enfin n’oublièrent aucune des fadaises ordinaires en pareilles circonstances. Bientôt après Aldobrand partit pour aller parcourir l’Allemagne, comme il convenait à un honnête artisan[121] ; car telle était la coutume d’alors, que tous ceux qui avaient un métier allassent l’exercer quelque temps dans chacune des plus grandes villes de l’Empire avant de former un établissement pour la vie. C’était une coutume très sage, car ces artisans voyageurs étaient reçus partout comme des frères par ceux de leur propre métier, et ne pouvaient manquer d’acquérir plus de savoir ou d’en communiquer aux autres. À son retour à Nuremberg, on dit que mon aïeul y apprit la mort récente de son maître et trouva plusieurs jeunes galans de ces rejetons ruinés, d’anciennes familles sans doute, qui courtisaient à l’envi l’un de l’autre la jeune fille[122], dont le père lui avait, dit-on, laissé une fortune qui pouvait bien balancer seize quartiers de noblesse. Cependant Berthe, qui n’était pas le plus mauvais échantillon de son sexe, avait fait le vœu de n’épouser que celui qui pourrait faire agir la presse de son père aussi habilement que lui. Comme l’adresse et le savoir étaient fort rares dans ces temps, cet expédient la débarrassa de la plupart de ses prétendans, qui étaient aussi capables de manier une baguette magique que le bâton du compositeur. Quelques uns des typographes de la classe ordinaire firent aussi l’épreuve ; cependant aucun n’eut l’art d’en sortir victorieux. Mais je vous ennuie, peut-être ?

— Pas du tout ; continuez, je vous en conjure, monsieur Oldbuck ; je vous écoute avec le plus grand intérêt.

— Ah ! tout cela n’est qu’une folie pourtant. Aldobrand se présenta sous le costume ordinaire d’un ouvrier imprimeur ; c’était le même avec lequel il avait traversé l’Allemagne et conversé avec Luther, Melanchthon, Érasme, et d’autres savans qui n’avaient pas dédaigné ses connaissances et l’art qu’il possédait de les propager, quoique caché sous un vêtement si grossier. Mais on ne s’étonnera pas que ce qui avait semblé respectable aux yeux de la sagesse, de la religion, de la science et de la philosophie, parût bas et repoussant à ceux d’une femme vaine et frivole. Berthe refusa donc de reconnaître son ancien amant sous la veste déchirée, le bonnet de peau, le tablier de cuir et les souliers ferrés de l’artisan voyageur. Il réclama cependant le privilège d’être admis à l’épreuve, et, après que tous les autres prétendans eurent refusé de la tenter ou bien fait un gâchis que le diable lui-même n’aurait pu lire, son pardon eu eût-il dépendu, tous les yeux se tournèrent vers l’étranger. Aldobrand s’avança alors gracieusement, arrangea les caractères sans l’omission d’une simple lettre, d’une virgule ou d’un point, les mit sous presse sans déranger une seule espace, et en tira la première feuille aussi nette et aussi exempte de fautes que si c’eût été une quatrième épreuve. Chacun applaudit au digne successeur de l’immortel Fust. La jeune fille rougit, et reconnut quelle avait été son erreur en se fiant plus au jugement de ses yeux qu’à celui de son bon sens. Ce fut alors que l’heureux fiancé choisit pour sa devise ces mots appropriés à sa situation : l’adresse conduit au succès. Mais, qu’avez-vous donc ? vous voilà dans une sombre rêverie. Allons, je vous avais bien dit que c’était là une conversation bien légère pour des êtres pensans. Maintenant j’ai mis la main sur ma dispute ossianique.

— Je vous prie de m’excuser, dit Lovel, je vais sans doute vous paraître bizarre et capricieux, monsieur Oldbuck ; mais s’il est vrai, comme vous le disiez tout à l’heure, que la politesse exige que je fasse une visite à sir Arthur…

— Bah ! bah ! je puis lui faire vos excuses ; et puis, si vous nous quittez sitôt, que vous importe d’être si bien dans ses bonnes grâces ? D’ailleurs, je vous avertis que mon Essai sur l’art des campemens est un peu prolixe, et occupera tout le temps qui nous restera après dîner ; ainsi, vous risquez de perdre la dispute ossianique si nous n’y consacrons pas la matinée. Nous allons nous mettre là-bas à l’ombre de mon berceau favori, sous un arbre consacré, et nous lirons cela fronde superviridi.

« Chantons le houx et sa verdure,
Car l’amitié, comme l’amour,
Ne brille souvent qu’un seul jour,
Et rien ici-bas, rien ne dure. »

— Mais, diable ! continua le vieux gentilhomme interrompant sa chanson, en vous regardant de plus près je commence à croire que vous êtes d’un autre avis. S’il en est ainsi, amen de tout mon cœur ; je ne m’en prends au dada de personne, pourvu qu’il ne vienne pas heurter le mien, autrement gare à ses yeux ! Mais voyons, qu’en dites-vous ? Dans le langage du monde et de ses vils habitans, si vous pouvez vous abaisser jusqu’à une sphère si humble, irons-nous ou non ?

— Eh bien ! dans le langage de l’égoïsme, qui est bien aussi celui du monde, allons-y si cela ne vous dérange pas.

Amen ! amen ! comme dit le héraut Maréchal[123], répondit Oldbuck en changeant ses pantoufles contre une paire de forts souliers surmontés de guêtres de drap noir. Il n’interrompit la promenade que par un léger détour qui les conduisit à la tombe de John de Girnol, regardé comme le dernier bailli de l’abbaye qui eût demeuré à Monkbarns. Sur un monticule dont la pente agréable s’étendait doucement vers le midi, et d’où l’œil, après s’être arrêté sur deux ou trois riches enclos, pouvait saisir une vue éloignée de la mer et du Mussel-Craig, sous l’ombrage d’un vieux chêne, était une pierre couverte de mousse, posée en mémoire du défunt bailli. Elle portait une inscription dont, suivant M. Oldbuck (quoique beaucoup de gens en doutassent), les caractères effacés présentaient le sens suivant :

« Ci-gît le docte John Girnel,
La coque en bas, l’amande au ciel.
De son temps les poules des femmes
Pondaient en attisant leurs flammes ;
Et le bon homme à soixante ans
Était encor cher aux enfans.
Il divisait ses pots de bière
En cinq parts : quatre, disait-il,
Pour l’église ou bien pour la chaire,
Et la cinquième ou la dernière
Pour le minois le plus gentil. »

« Vous voyez, dit l’Antiquaire, à quel point l’auteur de cette inscription sépulcrale était modeste ; il se borne, je le répète, à nous dire que John faisait cinq parts de la mesure de bière, au lieu de quatre ; qu’il donnait la cinquième aux femmes ou au minois le plus gentil de la paroisse, et rendait compte des quatre autres à l’abbé et au chapitre ; que de son temps les poules des bonnes femmes pondaient toujours, et que le diable pouvait les remercier si elles mangeaient un cinquième des revenus de l’abbaye ; que le bonhomme ne manquait jamais d’enfans autour de son foyer, chose tout aussi étonnante que cette suite de miracles. Mais laissons là John de Girnel[124], et avançons-nous vers le bord des sables où la mer, semblable à un ennemi repoussé, abandonne maintenant le terrain où elle nous livrait bataille hier au soir. »

En parlant ainsi, il marchait du côté des sables. Il y avait sur les dunes qu’ils côtoyaient quatre ou cinq huttes habitées par des pêcheurs dont les bateaux étaient attachés sur la plage. Sous l’influence des rayons d’un soleil brûlant, une vapeur goudronneuse mêlait son odeur à celle qu’exhalaient des débris de poissons et autres immondices généralement amassées autour des chaumières écossaises. Au milieu de cette atmosphère infecte, dont elle ne paraissait pas s’apercevoir, une femme de moyen âge, et dont la figure semblait avoir défié mille tempêtes, raccommodait un filet à la porte d’une de ces chaumières. Sa tête était entourée d’un mouchoir ; et un habit qui avait autrefois appartenu à un homme, lui donnait un air masculin qu’augmentaient encore sa force, sa haute taille et la dureté de son organe. « Que faut-il aujourd’hui à Votre Honneur ? dit-elle ou plutôt cria-t-elle à Oldbuck : voulez-vous de la merluche ou des merlans, des plies ou des carrelets ?

— Combien la plie et le carrelet ? demanda l’Antiquaire.

— Quatre beaux schellings et demi[125], répondit la naïade.

— Quatre diables vous emportent ! s’écria l’Antiquaire ; croyez-vous que je sois fou, Maggie[126] ?

— Et croyez-vous, rétorqua la virago en mettant ses poings sur les côtés, que mon homme et mes garçons puissent aller en mer par un temps comme celui d’hier et d’aujourd’hui, par une mer telle qu’elle est encore à présent, et donner leur poisson pour rien, et avoir encore des raisons par dessus le marché ? Ce n’est pas le poisson que vous achetez, Monkbarns, c’est la vie des hommes.

— Tenez, Maggie, je vous en offre, moi, un prix raisonnable ; je vous donnerai un schelling pour les deux poissons, ou six pences pour chacun séparément ; et si tout votre poisson est aussi bien payé, votre homme et vos garçons n’auront pas fait un mauvais voyage.

— Que le diable brise plutôt leur barque contre le Bell-Rock ; ce serait encore des deux le meilleur voyage. Peut-on offrir un schelling de ces deux beaux poissons ?

— Allons, allons, vieille folle, portez, si vous l’aimez mieux ; votre poisson à Monkbarns, et voyez ce que ma sœur vous en donnera.

— Non, non, pas de ça, Monkbarns, j’aime encore mieux avoir affaire à vous ; car, quoique vous soyez assez regardant, miss Grizzel a la main encore plus serrée. Tenez, ajouta-t-elle d’un ton radouci, je vous les donnerai pour trois schellings et demi.

— Un schelling et demi, ou rien !

— Un schelling et demi ! s’écria-t-elle en élevant la voix d’un air de surprise, et la baissant d’un ton pleureur lorsqu’elle vit que sa pratique lui tournait le dos ; vous ne voulez donc pas de poisson ?

Puis plus haut, à mesure qu’il s’éloignait, je vous les donnerai, avec une demi-douzaine d’écrevisses pour faire la sauce, moyennant trois schellings et la goutte d’eau-de-vie.

— Une demi-couronne et la goutte, Maggie.

— Allons, il faut toujours en passer par où vous voulez ; mais le verre d’eau-de-vie vaut de l’argent, à présent que les distilleries sont fermées.

— Oui, et j’espère que je ne les verrai pas rouvertes de sitôt, dit Oldbuck.

— Sans doute il est facile à Votre Honneur et aux gens de sa sorte de parler ainsi ; vous autres qui ne manquez de rien, vous êtes bien logés, bien nourris, bien vêtus, et vous vous asseyez très à votre aise auprès d’un foyer bien échauffé. Mais si vous manquiez de feu, de nourriture et de vêtemens secs ; si vous vous sentiez mouillé et mourant de froid, et, ce qui est encore pis, le cœur gros de tristesse, n’auriez-vous que deux sous tout juste dans votre poche, vous seriez bien aise d’acheter avec cela un cordial qui vous donnerait de la gaîté et du courage, et vous tiendrait lieu de feu, d’habits, de souper, jusqu’au lendemain matin.

— Ce que vous dites là n’est que trop vrai, Maggie ; mais, dites-moi, votre mari a-t-il mis en mer ce matin après ses fatigues d’hier ?

— Mon Dieu oui, Monkbarns ; il est parti ce matin vers les quatre heures, quand la mer était encore gonflée comme du levain par le vent d’hier soir. Il fallait voir notre petite barque danser sur les flots comme un bouchon de liège.

— Allons, votre mari est un homme industrieux. Portez ce poisson à Monkbarns.

— J’y vais, ou plutôt je vais y envoyer la petite Jenny ; elle courra plus vite que moi. Mais j’irai moi-même demander le petit verre d’eau-de-vie à miss Grizzel, et je lui dirai que c’est vous qui m’envoyez. »

Une espèce de petit animal qui barbotait dans une mare, au milieu des rochers, et qu’on aurait presque pu prendre pour une sirène, fut appelé à terre par la voix aiguë de sa mère. Cette dernière l’ayant arrangé, suivant elle, décemment, ce qu’elle fit en ajoutant un petit manteau rouge à un jupon qui composait d’abord son unique vêtement et lui descendait à peine aux genoux, envoya l’enfant avec un panier qui contenait le poisson, et une recommandation de Monkbarns, afin qu’on ne manquât pas de l’apprêter pour dîner. « Il aurait fallu du temps, dit Oldbuck avec un air de satisfaction, avant que mes femelles eussent conclu un marché semblable avec cette vieille harpie, quoique quelquefois je les entende se disputer pendant une heure sous la fenêtre de mon cabinet d’étude, comme trois mouettes qui glapissent pendant un orage. Mais voyons, continuons notre route vers Knockwinnock. »


CHAPITRE XII.

LE DÉSINTÉRESSEMENT.


Un mendiant, dites-vous ? Je suis le seul homme libre du pays, plus indépendant qu’aucun écossais libre. Nous n’obéissons à d’autres lois, à d’autre autorité, à d’autre religion qu’à celles qui nous sont données par nos anciennes coutumes, ou que nous nous imposons nous-mêmes ; et cependant nous ne sommes pas des rebelles.
Brome.


Avec la permission du lecteur nous devancerons le pas ferme mais un peu lent de l’Antiquaire qui, à chaque instant, se tournait vers son compagnon pour lui faire remarquer quelque chose dans la campagne, ou pour appuyer sur quelque sujet favori avec plus d’emphase que ne lui permettait le mouvement de leur marche ; et il fit des pauses si fréquentes que leur route en fut considérablement retardée.

Malgré les fatigues et les dangers de la soirée précédente, miss Wardour s’était trouvée en état de se lever à son heure ordinaire et de reprendre ses occupations habituelles, après avoir d’abord satisfait à son inquiétude sur la santé de son père. Sir Arthur ne ressentait d’autre indisposition que celle qui était la suite d’une grande agitation et d’un exercice forcé, mais toutefois elle suffisait pour lui faire garder sa chambre.

Il était pénible pour Isabelle de se retracer les événemens de la veille. Elle devait la vie de son père et la sienne à la personne du monde à qui elle redoutait le plus d’avoir des obligations, parce qu’il lui était difficile de se livrer à son égard à l’expression d’une reconnaissance naturelle, sans encourager des espérances qui pouvaient leur devenir funestes à tous deux. « Pourquoi, se disait-elle, suis-je destinée à recevoir de pareils services, des services rendus au péril de sa propre vie, de quelqu’un dont je me suis efforcée sans relâche de décourager la passion romanesque ? Pourquoi le sort devait-il lui donner cet avantage sur moi ? et pourquoi, oh : pourquoi surtout un sentiment mal étouffé dans mon faible cœur, en dépit de toute ma raison, m’inspire-t-il une secrète joie qu’il l’ait obtenu ? »

Tandis que miss Wardour se reprochait ainsi l’incohérence de ses sentimens, elle vit s’avancer dans l’avenue, non ce jeune libérateur qu’elle redoutait tant, mais le vieux mendiant qui avait joué un rôle si remarquable dans le drame de la soirée précédente.

Elle sonna la domestique, et lui ordonna de faire monter le vieillard.

La domestique revint une minute après. « Il ne veut pas absolument monter, madame ; il dit que ses souliers ferrés n’ont jamais foulé un tapis de sa vie, et, s’il plaît à Dieu, ne s’y poseront jamais. Le ferai-je entrer dans le vestibule ?

— Non ; restez : j’ai bien besoin de lui parler. Où est-il ? » car elle l’avait perdu de vue lorsqu’il s’était approché de la maison.

« Il est assis au soleil dans la cour, sur le banc de pierre qui est adossé à la croisée du parloir d’en bas.

— Dites-lui de rester là ; je vais descendre dans le parloir, et je lui parlerai de la croisée. »

Elle descendit en effet, et trouva le mendiant à demi étendu sur le banc de pierre auprès de la croisée. Édie Ochiltree, quoique vieux et mendiant, avait apparemment quelque sentiment intérieur de l’impression favorable causée par sa haute taille, ses traits imposans, sa barbe et ses cheveux blancs. On remarquait en lui que toutes ses attitudes déployaient, presque toujours avec avantage, ses dons naturels. En ce moment il était à moitié couché, son visage ridé, mais animé et frais encore, et son œil gris et pénétrant élevés vers le ciel : son bâton et sa besace étaient à côté de lui. L’expression de sagacité naturelle et de causticité ironique qui animait ses traits tandis qu’il jetait alternativement ses regards autour de la cour ou les reportait vers le ciel, en aurait fait un modèle pour l’artiste qui eût voulu représenter un vieux philosophe de la secte des cyniques méditant sur la frivolité des occupations des hommes, sur le peu de solidité des biens qu’ils possèdent en ce monde, et levant les yeux vers l’unique source d’où peut dériver un bonheur solide. La tournure élégante et légère de la jeune personne, lorsqu’elle s’approcha de la fenêtre ouverte, mais séparée de la cour par la grille qui, suivant l’usage des anciens temps, garnissait les croisées basses du château, donna à cette scène un intérêt d’un genre différent. Une imagination romanesque aurait pu alors se représenter dans ces deux personnes une demoiselle captive faisant le récit de sa détresse à un pèlerin, afin qu’il invoquât la vaillance de tous les chevaliers qu’il rencontrerait dans ses courses errantes, pour venir au secours de la belle opprimée.

Après que miss Wardour eut exprimé au mendiant, dans les termes les plus faits pour lui être agréables, des remercîmens qui, dit-il, étaient bien au delà de ceux qu’il méritait, elle commença à parler d’une manière qu’elle crut plus faite pour lui prouver sa reconnaissance. Elle ne savait pas encore, disait-elle, quelles étaient les intentions positives de son père relativement à leur libérateur ; mais certainement elles seraient de nature à lui assurer de l’aisance pour toute sa vie : dans le cas où il aimerait à résider au château, elle donnerait des ordres…

Le vieillard sourit, secoua la tête, et l’interrompit : « Je serais à la fois un fardeau pour vos élégans domestiques, et un objet qui les ferait rougir, ma bonne demoiselle, et je ne sache avoir encore été à charge à personne de ma vie.

— Sir Arthur donnerait à cet égard les ordres les plus sévères.

— Vous êtes bien bonne, je n’en doute pas ; mais il y a des choses qu’un maître peut commander, et d’autres sur lesquelles il ne peut rien. Je crois bien qu’il leur défendrait de mettre la main sur moi, et, ma foi, je ne pense pas que personne s’y hasardât non plus ; il leur ordonnerait de me donner ma soupe et mon morceau de viande ; mais pensez-vous que les ordres de sir Arthur pussent les empêcher d’exercer la malice de leur langue, ou réprimer leurs coups d’œil méprisans ? qu’il pût les obliger à me donner ma portion de nourriture avec cet air de bienveillance qui en rend la digestion si facile, ou qu’il pût me mettre à l’abri de ces sarcasmes et de ces propos insultans qui font plus de mal que les paroles les plus dures ? Ensuite, je suis l’être le plus paresseux qui ait jamais existé : je ne sais pas m’assujettir à des heures réglées pour manger et pour dormir ; et, pour dire honnêtement la vérité, je serais d’un fort mauvais exemple dans une maison bien ordonnée.

— Eh bien donc, Édie, que penseriez-vous d’une petite chaumière bien propre, avec un beau jardin, une portion journalière, et sans avoir autre chose à faire que de bêcher un peu votre jardin quand l’envie vous en prendrait ?

— Et combien de fois cela arriverait-il, ma bonne lady ? peut-être une seule entre la Chandeleur et la Saint-Jean. Et quand même je n’aurais à m’occuper de rien, quand je serais comme sir Arthur lui-même, je ne pourrais supporter de rester toujours au même endroit, de voir tous les jours et toutes les nuits les mêmes poutres et les mêmes solives au dessus de ma tête. Et puis j’ai mon humeur qui peut convenir assez bien à un mendiant vagabond, des paroles duquel personne ne se soucie : mais vous savez que sir Arthur a ses bizarreries, et s’il m’arrivait d’en railler ou d’en rire, à coup sûr vous vous fâcheriez contre moi, et alors je serais capable de me pendre.

— Oh ! vous êtes un homme privilégié, dit Isabelle ; nous vous donnerons toute liberté raisonnable. Vous ferez donc bien de vous laisser guider par moi, et de penser à votre âge.

— Mais je ne suis pas encore si vieux, répliqua le mendiant, et hier soir, après avoir exercé quelques momens mes membres, je suis devenu aussi souple qu’une anguille. Et puis, que ferait tout le pays voisin s’il perdait le vieil Édie Ochiltree ? Pensez donc que c’est lui qui porte toutes les nouvelles et les histoires d’une ferme à l’autre ; qui donne des pains-d’épice aux filles, aide les garçons à raccommoder leurs violons, les ménagères à rapiéceter leurs casseroles ; qui fait des épées de jonc et des bonnets de grenadier pour leurs enfans ; qui s’entend à guérir les vaches et les chevaux ; qui sait plus de chansons et de contes à lui tout seul que toute la baronnie ensemble, et qui porte avec lui la joie partout où il va. Non, sur ma foi, ma bonne lady, je ne puis abandonner ma vocation ; ce serait une calamité publique.

— Eh bien, Édie, si vous attachez à votre importance une idée assez forte pour qu’elle ne soit pas même ébranlée par la perspective de l’indépendance…

— Non, non, ma bonne demoiselle ; c’est que je me trouve plus indépendant comme je suis. Je ne demande dans chaque maison qu’autant de viande qu’il m’en faut pour un repas, quelquefois même pour une bouchée : si l’on me refuse dans un endroit, je suis sûr de l’obtenir dans un autre. On ne peut donc pas dire que je dépende de personne en particulier, mais seulement du pays en général.

— Eh bien, promettez-moi du moins que si, en avançant en âge, et devenant moins capable de faire vos tournées ordinaires, vous éprouvez le désir de vous établir d’une manière sûre, c’est à moi que vous le ferez connaître ; et en attendant prenez ceci.

— Non, non, ma bonne lady ; je ne puis prendre tant d’argent à la fois ; c’est contre notre règle ; et puis on dit, quoique peut-être ce ne soit pas civil à moi de le répéter, que l’argent va devenir rare chez sir Arthur lui-même, et qu’il s’est laissé ruiner par toutes ces fouilles qu’on lui a fait faire là-bas pour trouver des mines de cuivre et de plomb. »

Isabelle éprouvait depuis quelque temps des inquiétudes secrètes du même genre ; mais elle fut effrayée de voir que l’on parlât si publiquement des embarras où se trouvait son père ; comme si la médisance, qui aime surtout à se repaître des erreurs de l’homme de bien, de la chute de l’homme puissant, ou de la ruine du riche, avait pu laisser échapper un sujet qui lui était si agréable. Miss Wardour poussa un profond soupir… « N’importe, Édie, lui dit-elle, malgré tout ce qu’on en peut dire, il nous en reste encore assez pour payer nos dettes, et celle que nous avons contractée envers vous est une des plus sacrées ; acceptez donc cette somme de moi.

— Quoi ! pour qu’on me trouve quelque nuit volé et assassiné sur la route d’une ville à une autre ? ou, ce qui ne vaudrait pas mieux, pour que je vive dans la crainte perpétuelle que cela ne m’arrive ? Non, non ; et puis, » ajouta-t-il en baissant la voix, et jetant un regard perçant autour de lui, « et puis, je ne suis pas non plus tout-à-fait au dépourvu ; et quand bien même je viendrais à mourir sur le bord d’un fossé, on trouvera, dans la doublure de cette vieille robe bleue, de quoi m’enterrer décemment comme un chrétien, et donner aux garçons et aux filles de quoi faire le réveillon de mes funérailles[127]. Le vieux mendiant a pourvu à son enterrement : que lui faut-il de plus ? Si on voyait jamais un pauvre diable de ma sorte changer une guinée, qui serait assez fou pour vouloir encore lui faire la charité ? La nouvelle s’en propagerait dans le pays comme le feu grégeois ; on dirait qu’Édie a fait telle ou telle mauvaise action, et j’aurais beau demander, personne ne me donnerait pas seulement un misérable os ou un bodle[128].

— N’y a-t-il donc rien que je puisse faire pour vous ?

— Oh si ; je viendrai toujours chercher mon aumône comme à l’ordinaire, et quelquefois je serai bien aise d’avoir une prise de tabac ; puis il faut que vous parliez aux constables et aux officiers, afin qu’ils ne fassent pas attention à moi. Peut-être aurez-vous aussi la bonté de dire un mot au meunier Saundie Netherstane[129], pour qu’il enchaîne son gros chien. Je ne voudrais pas pourtant qu’il maltraitât la pauvre bête, qui ne fait que son devoir en aboyant après un vieux mendiant comme moi. J’aurais bien encore à vous prier d’autre chose, mais peut-être trouverez-vous que c’est trop de hardiesse à quelqu’un comme moi de vous parler de cela.

— De quoi s’agit-il, Édie ? si la chose vous regarde, et qu’elle soit en mon pouvoir, je vous promets qu’elle sera faite.

— Elle vous regarde seule ; elle est en votre pouvoir, et dussiez-vous être fâchée, il faut que je vous la dise : vous êtes bien belle, et surtout bien bonne, trop bonne pour n’être pas sensible. Croyez-moi, ne rebutez donc plus le jeune Lovel comme vous le fîtes, il y a quelque temps, dans l’avenue de Brierybank[130], où je vous vis et vous entendis tous deux, quoique vous ne vous en soyez point aperçus. Soyez moins sévère avec ce jeune homme, car il vous aime bien ; et c’est à lui seul, et non à ce que j’ai pu faire, que sir Arthur et vous avez dû la vie hier soir. »

Il prononça ces mots à voix basse mais distinctement, et, sans attendre de réponse, s’avança vers une porte basse qui conduisait aux salles des domestiques, et entra ainsi dans la maison.

Miss Wardour resta un moment ou deux dans la même position où elle avait écouté les dernières et étranges paroles du vieillard ; appuyée contre les barreaux de la fenêtre, incapable de se décider à répondre par un seul mot à un sujet si délicat, jusqu’à ce que le mendiant eût disparu. Elle se sentait douloureusement affectée en pensant que le secret de l’entrevue et de la conversation qu’elle avait eues avec ce jeune étranger était au pouvoir d’un individu qui appartenait à la dernière classe où une jeune demoiselle eût voulu choisir un confident, de quelqu’un enfin qui faisait, pour ainsi dire, dans le pays, profession de commérage. Elle n’avait, à la vérité, aucune raison de croire que le vieillard pût jamais rien avancer volontairement pour la blesser, bien moins encore pour lui nuire ; mais la liberté seule avec laquelle il lui avait parlé sur ce sujet indiquait assez l’absence de cette délicatesse qu’on ne pouvait guère en effet s’attendre à trouver en lui. D’après cela, elle avait lieu de craindre qu’un si chaud partisan de la liberté ne se fît pas grand scrupule de dire ou de faire à ce sujet la première chose qui pourrait ensuite lui passer par la tête. Cette idée l’effraya et la tourmenta tellement, qu’elle aurait presque désiré, quelle qu’en eût été la conséquence, n’avoir pas reçu les secours et les services de Lovel et d’Ochiltree dans la soirée précédente.

Pendant qu’elle était livrée à cette agitation d’esprit, elle vit tout-à-coup Oldbuck et Lovel entrer dans la cour. Elle se retira immédiatement de la fenêtre, assez pour n’être pas vue et pour pouvoir observer l’Antiquaire qui s’était arrêté en face du bâtiment, et qui, occupé à montrer les divers écussons de ses anciens propriétaires, semblait prodiguer à Lovel beaucoup de renseignemens, sans doute très curieux, et d’érudition, qu’au regard distrait de son auditeur Isabelle devina aisément devoir être perdus. La nécessité de prendre une résolution devenait pressante ; elle sonna donc un domestique, et lui ordonna de faire entrer les deux messieurs dans le salon, tandis que, par un autre escalier, elle regagna son appartement pour réfléchir, avant de paraître, à la ligne de conduite qu’elle allait adopter. Les visiteurs, suivant l’ordre qu’elle avait donné, furent introduits dans le salon où l’on recevait ordinairement la compagnie.


CHAPITRE XIII.

L’AMANT REPOUSSÉ.


Il fut un temps où je te haïssais, et ce n’est pas encore à présent que je t’aime. Je supporterai pourtant désormais ta présence, qui jadis m’était odieuse ; mais n’espère pas une autre récompense.
Shakspeare. Comme il vous plaira.


Le teint de miss Isabelle Wardour était extrêmement animé quand, après le délai nécessaire à l’arrangement de ses idées, elle se présenta dans le salon.

« Je suis bien aise que vous soyez venue, ma belle ennemie, lui dit l’Antiquaire en la saluant avec un air plein d’affection, car j’avais ici dans mon jeune ami un auditeur des plus réfractaires, ou du moins des moins attentifs, tandis que j’essayais de lui faire connaître l’histoire du château de Knockwinnock. Je crois que les dangers de la nuit dernière ont troublé la tête du pauvre garçon. Mais quant à vous, miss Isabelle, on dirait à vous voir que vous fussiez là dans votre élément naturel. Votre teint est même meilleur que lorsque vous honorâtes mon hospitium hier. Et sir Arthur ? comment se porte mon bon vieil ami ?

— Bien doucement, monsieur Oldbuck, et pas assez bien, je crains, pour recevoir vos félicitations, et offrir à M. Lovel les remercîmens qui lui sont dus pour ses incroyables efforts.

— Je le crois bien ; il a besoin d’un bon coussin de plume pour reposer sa tête après avoir été si rudement couché sur le maudit Tablier de Bessy.

— Je n’avais pas l’intention, dit Lovel (les yeux fixés sur la terre, tandis qu’il parlait en hésitant et avec une émotion contenue), je n’avais pas l’intention d’importuner sir Arthur ou miss Wardour par ma présence qui, je le sens, ne peut que leur être pénible ; je veux dire, que leur rappeler de fâcheux souvenirs.

— Ne croyez pas mon père si ingrat et si injuste, dit miss Wardour. Je ne doute pas, continua-t-elle, partageant l’embarras de Lovel, qu’il ne se trouve heureux de vous témoigner sa reconnaissance par tous les moyens possibles, c’est-à-dire par tous les moyens que M. Lovel jugera à propos de lui indiquer.

— Comment diable ! s’écria Oldbuck en l’interrompant, quelle espèce de réticence est-ce là ? Par ma foi, vous me rappelez notre ministre qui, comme un vieux fat cérémonieux qu’il est, ayant voulu boire un jour à l’accomplissement des désirs de ma sœur, crut nécessaire d’ajouter cette clause restrictive : pourvu, madame, qu’ils soient vertueux. Allons, laissons tous ces complimens. J’aime à croire qu’un de ces jours sir Arthur nous recevra lui-même ; en attendant, quelles nouvelles avons-nous des royaumes des ténèbres souterraines et des espérances fugitives ? Quel oracle a rendu l’esprit ténébreux des mines ? Sir Arthur a-t-il eu quelque bonne nouvelle des dernières recherches dans le Glen-Withershins[131] ? »

Miss Wardour secoua la tête. « D’assez mauvaises, je crains, monsieur Oldbuck, mais voici là quelques échantillons qui ont été envoyés.

— Ah ! mes pauvres cent livres sterlings que sir Arthur me persuada d’échanger contre une action dans cette séduisante entreprise ! il y aurait eu de quoi acheter avec elles la charge d’un homme en échantillons minéralogiques. »

En parlant ainsi, il s’assit, dans l’enfoncement du salon, devant une table où les productions minérales étaient posées, et se mit à les examiner, murmurant et faisant des exclamations de mépris toutes les fois qu’il en prenait une et la remettait à sa place.

Pendant ce temps, Lovel que cette occupation d’Oldbuck laissait dans une espèce de tête-à-tête avec miss Wardour, saisit cette occasion de lui adresser ces paroles d’une voix basse et interrompue : « J’espère que miss Wardour voudra bien attribuer à des circonstances presque irrésistibles la présence d’une personne qui a lieu de croire que sa visite est si peu agréable ici.

— Monsieur Lovel, répondit miss Wardour sur le même ton de précaution, j’espère que vous n’abuserez pas,… je vous crois même incapable d’abuser des avantages que vous donnent les services que vous venez de nous rendre, services qui, en ce qu’ils concernent mon père, ne peuvent jamais être assez reconnus, assez payés… Si monsieur Lovel pouvait me voir sans que le repos de sa vie en fût troublé, s’il pouvait me regarder comme une amie, comme une sœur, personne ne serait et, d’après tout ce que j’ai entendu dire de monsieur Lovel, n’aurait droit à être reçu avec plus de plaisir ici. Mais… »

Lovel répéta intérieurement les anathèmes d’Oldbuck contre la maudite conjonction mais. « Pardonnez-moi si je vous interromps, miss Wardour ; vous ne devez pas craindre que je vous importune de nouveau en vous parlant d’un sujet sur lequel j’ai déjà été si sévèrement rebuté ; mais contentez-vous de repousser mes sentimens sans vouloir ajouter à tant de rigueur en exigeant que je les désavoue…

— Vous m’embarrassez cruellement, monsieur Lovel, par votre… comment dirai-je ? je ne voudrais pas employer un mot qui vous blessât… par votre persévérance romanesque et sans espoir… C’est pour vous-même que je plaide en ce moment, pour que, réfléchissant que votre pays réclame vos services et vos talens, vous cessiez d’abandonner votre imagination aux illusions dangereuses d’un attachement mal placé, et de perdre un temps qui, désormais mieux employé, doit vous conduire à l’avancement et à des distinctions prochaines. Permettez-moi d’ajouter que vous prendriez une digne résolution…

— C’est assez, miss Wardour ; je ne vous entends que trop.

— M. Lovel, vous êtes blessé ; et croyez que je souffre de la peine que je vous cause. Mais puis-je donc pour moi, pour vous-même, en agir autrement ? Sans le consentement de mon père je n’encouragerai jamais les espérances de personne, et vous comprenez vous-même à quel point il est impossible qu’il approuve jamais les sentimens dont vous m’honorez, et même…

— Non, miss Wardour, dit Lovel en l’interrompant avec un ton suppliant et passionné, n’en dites pas davantage ; ne vous suffit-il pas d’anéantir toute espérance dans notre position actuelle ? ne portez pas plus loin la cruauté ; à quoi bon me dire quelle serait votre conduite dans le cas où les obstacles seraient levés du côté de sir Arthur ?

— C’est en effet inutile, dit miss Wardour, puisqu’il est impossible qu’ils le soient jamais : je dois seulement, comme votre amie, et comme une personne qui vous doit la vie et celle de son père, vous supplier de vaincre ce malheureux attachement, de quitter un pays qui n’offre pas d’espace assez vaste à vos talens, et de rentrer dans la carrière honorable que vous semblez avoir abandonnée,

— Eh bien, miss Wardour, vos vœux seront exaucés. Ayez patience seulement encore un mois, et si pendant ce court espace je ne puis parvenir à vous faire approuver les motifs de ma prolongation de séjour à Fairport, je dirai adieu à ce pays ainsi qu’à toutes mes espérances de bonheur.

— Non, M. Lovel, il n’en sera pas ainsi. Un grand nombre d’années d’un bonheur mérité, et fondé sur des bases plus raisonnables que celles sur lesquelles reposent maintenant vos vœux, vous sont réservées, je l’espère. Mais cette conversation n’a déjà que trop duré. Je ne puis interdire l’entrée de la maison de mon père à celui qui sauva sa vie et la mienne. Cependant, plus monsieur Lovel pourra se résigner promptement à la perte d’espérances si légèrement formées, plus il gagnera dans mon estime. En attendant, et dans son intérêt comme dans le mien, il ne m’en voudra pas de lui interdire dorénavant un sujet de conversation aussi pénible. »

Un domestique vint alors annoncer que sir Arthur désirait parler à M. Oldbuck dans son appartement.

« Permettez-moi de vous y conduire, » dit miss Wardour qui semblait craindre la continuation de son tête-à-tête avec Lovel. Elle accompagna donc l’Antiquaire à l’appartement de son père.

Sir Arthur était étendu sur un canapé, ses jambes enveloppées dans de la flanelle. « Bonjour, monsieur Oldbuck, dit-il ; j’espère que vous vous êtes mieux tiré que moi de ce terrible temps d’hier soir.

— Mais aussi, sir Arthur, je n’y ai pas été autant exposé. Je me mis en terrâ firmâ[132], tandis que vous avez été livré à l’air humide et froid de la nuit de la manière la plus complète. Mais de telles aventures conviennent mieux à un brave chevalier comme vous qu’à un humble écuyer comme moi. S’élever dans les régions de l’air ! pénétrer dans les entrailles de la terre ! Mais à propos, quelles nouvelles de nos espérances souterraines de la terra incognita[133], de Withershins ?

— Encore rien de bon, dit le baron en se retournant brusquement comme s’il eût ressenti l’aiguillon d’une douleur de goutte. Mais Dousterswivel ne désespère pas.

— Il n’en désespère pas ? dit Oldbuck. Eh bien ! moi, sous son bon plaisir, j’en désespère ; savez-vous que le docteur H… m’a dit lorsque j’ai été à Édimbourg, que, d’après les échantillons que je lui montrais, nous ne trouverions jamais assez de cuivre pour une paire de boucles de six sous ; et je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de différence dans la qualité de ceux que j’ai vus sur la table en bas.

— Le savant docteur n’est pas infaillible peut-être.

— Non, mais c’est un de nos premiers chimistes, et j’ai une idée que votre philosophe, ce Dousterswivel, est un de ces habiles aventuriers dont Kircher dit : Artem habent sine arte, partent sine parte y quorum medium est mentiri, vita eorum mendicatum ire ; c’est-à-dire[134], miss Wardour…

— Il est inutile de traduire ces paroles, reprit miss Wardour, je comprends parfaitement ce que vous voulez dire ; mais j’espère que M. Dousterswivel ce montrera moins indigne de notre confiance.

— J’en doute fort, dit l’Antiquaire, et nous sommes en mauvais chemin s’il ne découvre enfin cet infernal filon qu’il nous prédit depuis deux ans.

— Vous n’avez qu’un fort petit intérêt dans cette affaire, M. Oldbuck, dit le baronnet.

— C’est déjà beaucoup trop, sir Arthur. Cependant, pour l’amour de ma belle ennemie que voilà, je consentirais volontiers à tout perdre, pourvu que vous n’y en eussiez pas un plus considérable. «

Il y eut un moment de silence pénible, car sir Arthur avait trop d’amour-propre pour convenir qu’il voyait se dissiper ses songes dorés, quoiqu’il ne lui fût plus possible de se cacher à lui-même que tel devait être le dénoûment de l’aventure. « J’ai appris, dit-il à la fin, que le jeune homme au courage et à la présence d’esprit duquel nous avons été si redevables hier au soir, m’a favorisé d’une visite. Je regrette de n’être pas en état de recevoir en ce moment toute autre personne qu’un vieil ami comme M. Oldbuck. »

— Un mouvement de côté de la roide épine dorsale de l’Antiquaire servit de remercîment à cette marque de distinction.

« Vous avez sans doute fait la connaissance de ce jeune homme à Édimbourg ? »

Oldbuck raconta de quelle manière ils s’étaient rencontrés.

« Alors, dit le baronnet, ma fille est une plus ancienne connaissance que vous de M. Lovel.

— Vraiment ? je ne savais pas cela, répondit l’Antiquaire un peu surpris.

— J’ai rencontré M. Lovel, dit Isabelle en rougissant un peu, chez ma tante mistriss Wilmot, où j’ai passé quelques jours le printemps dernier.

— Dans le comté d’York ? Et quelle était sa réputation ? quelle profession suivait-il ? dit Oldbuck, et comment se fait-il que vous ne l’ayez pas reconnu lorsque je vous l’ai présenté ?

Isabelle se contenta de répondre à ce qu’il y avait de moins embarrassant dans ces questions. « Il avait un grade dans l’armée, et il servait, je crois, avec distinction ; il était généralement estimé comme un jeune homme bien élevé et qui donnait les meilleures espérances.

— Et cela étant, reprit l’Antiquaire qui n’était pas disposé à se contenter d’une seule réponse pour ses deux différentes questions, dites-moi, je vous prie, pourquoi vous ne lui avez pas parlé quand vous l’avez retrouvé chez moi ; en vérité, miss Wardour, je vous croyais au dessus de ce misérable orgueil féminin.

— Ma fille avait une raison pour cela, dit sir Arthur avec dignité ; vous connaissez les opinions, selon vous peut-être les préjugés, de notre maison sur la pureté de la naissance ; le jeune homme est, à ce qu’il paraît, le fils illégitime d’un homme riche, et ma fille n’a pas jugé à propos de renouveler connaissance avec lui avant de savoir si j’approuverais une telle liaison.

— S’il eût été question de sa mère, dit Oldbuck avec la liberté caustique qui lui était habituelle, j’aurais pu trouver vos motifs excellens. Ah, pauvre garçon ! voilà donc pourquoi il avait l’air si distrait et si troublé pendant que je lui expliquais la cause de la barre de bâtardise qui se trouve sur l’écusson d’une des tourelles du château.

— Il est vrai, dit le baronnet avec complaisance ; c’est l’écusson de Malcolm, surnommé l’Usurpateur. La tour qu’il bâtit est appelée, d’après lui, la tour de Malcolm, et plus fréquemment la tour de Misticot, qui n’est sans doute qu’une corruption de Misbegot[135]. Dans la généalogie latine de notre famille il a la dénomination de Milcolumbus Nothus ; et l’envahissement temporaire de nos biens, ainsi que ses injustes tentatives pour établir sa branche illégitime sur les terres de Knockwinnock, causèrent tant de divisions et de malheurs dans la famille, que de là sans doute naquirent cette antipathie et cette horreur que nous avons toujours eues pour l’illégitimité et les mésalliances, sentimens qui m’ont été transmis par mes ancêtres.

— Je connais cette histoire, dit Oldbuck, et je la racontais à Lovel il n’y a qu’un moment, en y ajoutant l’influence qu’elle avait eue sur les opinions de votre famille, et les sages maximes qui en étaient le résultat. Le pauvre garçon ! il doit avoir été bien blessé ; et moi qui avais pris son air distrait pour un manque d’attention, dont j’étais un peu piqué, tandis que c’était une preuve de trop de sensibilité ! J’espère cependant, sir Arthur, que vous n’attacherez pas moins de prix à la vie parce que c’est lui qui vous l’a conservée.

— Ne croyez pas non plus que mon libérateur en soit moins bien vu de moi ! Il aura désormais l’entrée de ma maison et la liberté de s’asseoir à ma table comme s’il fût descendu du plus pur lignage.

— Allons, j’en suis bien aise : il saura donc où trouver à dîner quand il en aura besoin. Mais quelles peuvent être ses vues dans ce voisinage ? Il faut que je l’entreprenne à ce sujet ; et s’il a besoin de mes conseils, ou même s’il n’en a pus besoin, je ne les lui épargnerai pas. » En faisant cette promesse libérale, l’Antiquaire prit congé de miss Wardour et de son père, impatient de commencer ses opérations sur Lovel. il l’informa brièvement que miss Wardour lui faisait ses complimens, et restait auprès de son père, et, le prenant par le bras, il l’emmena hors du château.

Knockwinnock conservait encore en grande partie les attributs extérieurs d’une résidence baroniale. Il avait ses ponts-levis, quoiqu’ils ne fussent jamais levés, et ses fossés, à sec il est vrai, mais dont les bords étaient plantés d’arbrisseaux toujours verts : au dessus deux s’élevait le vieux bâtiment, fondé en partie sur un rocher granitique dont la pente s’étendait jusqu’au rivage de la mer, et en partie sur un monticule de gazon qui servait de rebord aux fossés. Outre les arbres de l’avenue dont nous avons déjà parlé, il s’en élevait un grand nombre autour du château, dont la beauté et la grosseur semblaient réfuter ce préjugé que le voisinage de l’Océan nuit à la force de la végétation. Nos promeneurs s’arrêtèrent et se retournèrent pour regarder le château lorsqu’ils furent arrivés à la hauteur d’un monticule traversé par le chemin qui devait les conduire à Monkbarns ; car on supposera facilement qu’ils ne se hasardèrent pas à courir le risque de la marée en retournant par les sables. L’édifice projetait son ombre majestueuse sur le feuillage touffu des arbrisseaux dont il était entouré, tandis que les croisées étincelaient des rayons du soleil qui en frappaient la façade. Chacun d’eux contemplait ce spectacle avec des impressions bien différentes. Lovel, avec l’ardeur avide d’une passion qui s’alimente de bagatelles, de même que le caméléon vit, dit-on, de l’air ou des insectes invisibles qu’il contient ; Lovel s’efforçait de deviner laquelle de ces nombreuses croisées appartenait à l’appartement qu’embellissait alors la présence de miss Wardour. Les méditations de l’Antiquaire avaient une teinte plus sombre, et furent en partie indiquées par l’exclamation de cito peritura[136] ! qu’il fit en se retournant. Lovel, sortant de sa rêverie, le regarda comme pour lui demander l’explication de ces mots sinistres. Le vieux savant secoua la tête : « Oui, mon jeune ami, dit-il, je soupçonne, et mon cœur saigne à cette pensée, que cette ancienne famille est bien près de sa ruine.

— En vérité ! s’écria Lovel ; vous m’étonnez extrêmement.

— C’est en vain que nous cherchons à nous endurcir, dit l’Antiquaire poursuivant le cours de ses pensées et de ses sensations, pour contempler avec l’indifférence qu’elles méritent les vicissitudes de ce monde, où tout est précaire et changeant. Nous cherchons en vain à arriver à cet état d’invulnérabilité d’un être qui se suffit à lui-même, le teres atque rotundus[137] du poète : mais cette indifférence stoïque, avec laquelle la philosophie prétend nous enseigner à supporter les peines et les revers de la vie, est aussi imaginaire que cet état de quiétisme mystique et de perfection morale auquel d’extravagans enthousiastes ont visé.

— Que le ciel nous préserve d’un état semblable ! s’écria Lovel avec chaleur ; qu’il nous garantisse de cette froide philosophie dont l’effet serait de dessécher et d’endurcir nos cœurs au point de les rendre insensibles à tout ce qui ne toucherait pas directement nos intérêts personnels. Je ne puis pas plus envier le triste stoïcisme qui transformerait mon cœur en un morceau de marbre, que je ne voudrais voir se paralyser ma main afin d’éviter la coupure qui peut de temps à autre la blesser. »

L’Antiquaire regarda son jeune compagnon avec un mélange de compassion et d’intérêt, et haussa les épaules en lui répondant : « Attendez, jeune homme, que votre barque ait été battue pendant soixante années par les orages qui agitent la vie humaine, vous saurez alors diriger vos voiles et les faire obéir au gouvernail, ou, pour parler le langage du monde, vous aurez assez de vicissitudes et de chagrins pour exercer votre sensibilité sans vous mêler du sort des autres plus qu’il n’est absolument nécessaire.

— Eh bien, monsieur Oldbuck, cela est possible ; mais jusqu’à présent je vous ressemble encore plus en pratique qu’en théorie, car je ne puis m’empêcher de prendre le plus vif intérêt au sort de la famille que nous venons de quitter.

— Et elle y a droit en ce moment, répondit Oldbuck, car les embarras de sir Arthur sont devenus si nombreux et si pressans, que je m’étonne que vous n’en ayez pas entendu parler. Et puis, ces opérations absurdes et ruineuses que dirige cet aventurier allemand, ce Dousterswivel… !

— Je crois avoir vu ce personnage, lorsqu’une fois par hasard il m’est arrivé d’entrer dans le café de Fairport : c’est un homme grand, lourdement bâti, avec des sourcils épais et rapprochés, qui s’est mis à entamer des sujets scientifiques avec plus d’assurance que de savoir, du moins d’après ce que, moi ignorant, j’en ai pu juger ; il m’a paru présenter son opinion d’une manière tranchante et absolue, et mêler des termes de science à un jargon bizarre et mystique. Un jeune homme qui était là eut la simplicité de me dire à l’oreille que c’était un illuminé, et qu’il entretenait des relations avec le monde invisible.

— Oh ! c’est bien lui, c’est lui-même : il a assez de connaissances pratiques pour parler savamment et judicieusement à ceux dont il redoute la pénétration ; et, pour dire la vérité, cette faculté jointe à son extrême impudence m’a abusé moi-même quelque temps sur son compte lorsque je commençai à le connaître. Mais j’ai entendu dire depuis, que, quand il est au milieu d’ignorans et de femmes, il se montre un véritable charlatan, parle du magisterium, des sympathies et des antipathies, de la cabale, de la baguette divinatoire, enfin de toutes les niaiseries à l’aide desquelles les rose-croix ont abusé des siècles moins éclairés, et qui, à notre honte éternelle, ont repris quelque faveur dans le nôtre. Mon ami Heavy-Sterne a connu cet homme sur le continent ; et sans le vouloir, car il font que vous sachiez qu’il est lui-même une espèce de croyant, il m’a aidé à deviner une grande partie de ce caractère. Ah ! si j’étais calife pendant un seul jour, comme le souhaitait l’honnête Abou-Hassan, je ferais chasser ces jongleurs du royaume à coups de fouet. Ils séduisent l’esprit des gens ignorans et crédules par leurs billevesées mystiques, aussi réellement que s’ils avaient étourdi leurs cervelles avec du genièvre, et profitent de leur aveuglement pour les dépouiller avec la même facilité. Et c’est ainsi que ce charlatan vagabond vient de mettre la dernière main à la ruine d’une ancienne et noble famille.

— Mais comment a-t-il pu abuser sir Arthur assez long-temps pour le conduire à sa ruine ?

— Que sais-je ? sir Arthur est un brave et honorable gentilhomme ; mais, comme vous avez pu en juger d’après ses idées décousues au sujet du langage des Pictes, il n’est pas trop fort en facultés intellectuelles. Ses biens sont frappés de substitution ou mis en majorât, et il a toujours été fort embarrassé dans ses affaires. Cet intrigant lui a promis des monts d’or, et on a trouvé une compagnie anglaise qui a avancé de grosses sommes d’argent, et, je le crains, sur la garantie de sir Arthur ; quelques particuliers, et j’ai été assez sot pour me mettre du nombre, ont pris de petits intérêts dans cette affaire ; sir Arthur lui-même a fait de grandes dépenses. Nous avons été entraînés par des apparences plausibles, par des mensonges plus plausibles encore, et maintenant nous ouvrons les yeux, et, comme John Bunyan[138], nous croyons que ce n’est qu’un rêve.

— Je suis surpris que vous, monsieur Oldbuck, vous ayez encouragé sir Arthur par votre exemple.

— Que voulez-vous ? dit Oldbuck en baissant ses larges sourcils gris et touffus, vous m’en voyez surpris et presque honteux moi-même ; assurément ce n’était pas l’avidité du gain, car, quoique homme rangé, personne n’attache moins de prix que moi à l’argent : mais je croyais pouvoir risquer cette petite somme. On s’attend dans le monde, quoique en vérité je n’en sache pas la raison, que je donnerai quelque chose à celui qui voudra bien me débarrasser de cette petite fille, Marie Mac Intyre, ma nièce. Peut-être croit-on aussi que je doive faire quelque chose pour l’avancement de son mauvais sujet de frère qui est dans l’armée ; et si j’avais pu tripler la somme que je risquais, cela m’aurait aidé dans ces deux circonstances. D’ailleurs, j’avais quelque idée que les Phéniciens avaient autrefois exploité une mine de cuivre dans ce même lieu. Cet adroit coquin de Dousterswivel, que le ciel le confonde ! a trouvé mon côté faible, et a su fabriquer de si étranges histoires de débris de flèches trouvés, et de vestiges de fouilles faites d’une manière toute différente des temps modernes, que… enfin j’ai fait une sottise ; voilà le fait. Ma perte ne vaut guère la peine qu’on en parle, mais les engagemens de sir Arthur sont, dit-on, très considérables, et j’en ai l’âme réellement navrée pour lui, et surtout pour l’intéressante jeune personne qui doit partager son malheur. »

Ici la conversation fut interrompue, et nous en reprendrons la suite dans le chapitre suivant.


CHAPITRE XIV.

RETOUR À MONKBARNS.


Si j’ose en croire les images flatteuses du sommeil, mes rêves présagent l’approche de quelque joyeuse nouvelle. Mon cœur repose plus légèrement dans mon sein ; et tout le jour, animé par les transports d’une gaîté peu ordinaire, je bondis de joie, et touche à peine la terre en marchant.
Shakspeare. Roméo et Juliette


Le récit de la malheureuse entreprise de sir Arthur avait un peu détourné Oldbuck de questionner Lovel sur les motifs de sa résidence à Fairport. Il était cependant décidé à n’en pas laisser échapper l’occasion. « Miss Wardour vient de m’apprendre que vous la connaissiez déjà, monsieur Lovel. »

Lovel répondit « qu’il avait eu le plaisir de la voir chez madame Wilmot dans le comté d’York. »

— Vraiment ! vous ne m’aviez pas parlé de cela, et vous ne l’avez pas abordée chez moi comme une ancienne connaissance ?

— Jusqu’au moment où vous me présentâtes, dit Lovel fort embarrassé, j’ignorais que ce fût la même personne, et mon devoir, en ce cas, était d’attendre qu’elle me reconnût la première.

— Je conçois votre délicatesse. Le chevalier est un vieux fou pointilleux ; mais je vous assure que sa fille est au dessus de tous ces ridicules préjugés. Et maintenant que vous avez rencontré ici de nouveaux amis, puis-je vous demander si vous avez l’intention de quitter Fairport aussitôt que vous vous le proposiez ?

— Que diriez-vous, si je répondais à votre question par une autre, reprit Lovel, et si je vous demandais quelle est votre opinion sur les rêves ?

— Les rêves, jeune fou ! que voulez-vous que j’en pense, si ce n’est que ce sont les écarts de l’imagination, quand la raison a lâché les rênes ? Je ne connais d’autre différence entre eux et les aberrations de la folie. Dans les deux cas, les chevaux, abandonnés à eux-mêmes, emportent la voiture en fuyant ; seulement dans l’un le cocher est ivre, tandis que dans l’autre il ne fait que sommeiller. Si insanorum visis fides non est habenda, cur credatur somnientium visis quæ multo etiam perturbatiora sunt, non intelligo[139].

— Oui, monsieur ; mais Cicéron nous dit aussi que celui qui passe toute la journée à lancer ses dards doit quelquefois atteindre le but, de sorte qu’au milieu du brouillard des rêves nocturnes il s’en peut présenter un en rapport avec les événemens futurs.

— Ce qui veut dire que, dans votre sage opinion, vous avez atteint le but. Mon Dieu, mon Dieu ! qu’il y a de folie dans ce monde ! N’importe, pour une fois je reconnaîtrai la science onirocritique[140] ; je prêterai foi à l’explication des rêves, et je dirai qu’un autre Daniel est apparu pour les interpréter, si vous pouvez me prouver que ce rêve que vous avez fait vous indique une ligne de conduite sage et prudente.

— Dites-moi donc, poursuivit Lovel, pourquoi, au moment où j’hésitais si j’abandonnerais ou non une entreprise commencée, peut-être avec un peu de témérité, il m’arrive de rêver la nuit dernière que je voyais votre aïeul m’indiquer du doigt une devise m’encourageant à la pousser en avant ? Comment aurais-je songé à ces mots, que je ne me rappelle pas avoir entendus auparavant, qui sont dans une langue qui m’est inconnue, et dont la traduction renferme pourtant une leçon si applicable à la circonstance où je me trouve ? »

L’Antiquaire éclata de rire. « Excusez-moi, mon jeune ami, mais c’est ainsi que nous autres pauvres mortels nous aimons à nous abuser en cherchant au dehors des motifs qui ont leur origine dans notre volonté intérieure. Je crois que je puis vous aider à trouver la source de cette vision. Vous étiez si enfoncé dans vos méditations, hier après dîner, que vous ne vous occupâtes de la conversation qui avait lieu entre sir Arthur et moi qu’au moment où elle dégénéra en une dispute sur les Pictes, qui se termina si brusquement. Mais je me rappelle que j’avais montré à sir Arthur un livre imprimé par mon aïeul, et que je lui en avais fait remarquer la devise. Votre esprit était ailleurs, mais votre oreille, machinalement frappée de mes paroles, les avait retenues, et votre active imagination, fermentant par dessus la légende de Grizzel, a introduit dans votre rêve cette devise allemande. Quant à cette sagesse qui, à votre réveil, vous a fait saisir une circonstance si frivole comme une excuse pour persévérer dans un parti que vous ne pouvez justifier par une meilleure raison, c’est précisément un de ces tours de passe-passe que le plus éclairé parmi nous se permet quelquefois pour satisfaire son penchant aux dépens de sa raison.

— J’en conviens, dit Lovel en rougissant beaucoup ; je crois, monsieur Oldbuck, que vous avez raison, et je sens que je dois perdre dans votre estime pour avoir attaché un moment de l’importance à une telle absurdité. Mais je flottais entre des désirs et des résolutions contradictoires, et vous savez que la corde la plus légère peut diriger une barque lorsqu’elle est livrée aux vagues, tandis qu’un câble l’ébranle à peine lorsqu’elle est à sec sur le rivage.

— C’est vrai, c’est vrai, dit l’Antiquaire ; mais que parlez-vous de perdre dans mon opinion ? Il n’en est rien : je ne vous en aime que mieux, mon garçon. À présent nous avons chacun notre histoire, et je serai moins honteux en me rappelant celle de ce maudit prœtorium, quoique je n’en sois pas moins convaincu que le camp d’Agricola a dû être quelque part dans ce voisinage. Et maintenant, Lovel, mon bon ami, soyez franc avec moi : qui vous retient éloigné de Wittenberg ? Pourquoi avez-vous quitté votre pays et les devoirs de votre profession, pour une résidence oisive dans un lieu comme Fairport ? Vous aimez à courir le monde, je crains ?

— Peut-être bien, répondit Lovel se soumettant avec patience à un interrogatoire qu’il ne pouvait guère éviter. D’ailleurs je suis si isolé dans le monde, il y existe si peu d’êtres qui m’intéressent ou qui s’intéressent à moi, que cet état même d’abandon constitue mon indépendance. Celui dont la bonne ou la mauvaise destinée ne touche que lui seul, doit avoir le droit de disposer de sa personne comme il lui plaît.

— Pardonnez-moi, jeune homme, dit Oldbuck en lui posant affectueusement la main sur l’épaule, et en s’arrêtant tout-à-fait ; sufflamina[141], un peu de patience, s’il vous plaît. Je veux bien supposer que vous n’ayez pas d’amis pour partager vos succès dans le monde, et s’en réjouir ; que vous ne puissiez pas jeter un regard en arrière sur ceux à qui vous devez de la reconnaissance, et vers ceux qui auraient droit à votre appui ; en êtes-vous moins obligé de marcher d’un pas ferme dans le sentier du devoir ?… Car ce n’est pas seulement envers la société que vous êtes redevable de l’exercice actif de vos facultés, mais vous l’êtes encore par reconnaissance à l’Être suprême, qui vous en fit membre, et qui vous doua des moyens d’être utile à vous et aux autres.

— Mais je n’ai pas la conscience de posséder de telles facultés, dit Lovel avec un peu d’impatience. Je ne demande rien à la société que la permission de continuer paisiblement ma route dans la vie sans heurter les autres, et sans me laisser heurter moi-même ; je ne dois rien à personne. J’ai les moyens de vivre dans une indépendance complète, et mes désirs sont si modérés dans ce pays, que même ces moyens, tout limités qu’ils sont, les surpassent encore.

— Alors, dit Oldbuck en laissant retomber sa main, et en reprenant sa route, si vous êtes assez philosophe pour vous trouver assez riche, il n’y a rien à dire. Je ne me sens pas le droit de vous conseiller ; vous êtes arrivé au pinacle, au sommet de la perfection. Et comment se fait-il que Fairport ait été choisi pour l’asile d’une philosophie si austère ? C’est comme si un sectateur de la vraie religion avait planté son camp au milieu des hordes idolâtres de la terre d’Égypte. Il n’y a pas un homme à Fairport qui ne soit un adorateur dévoué du veau d’or, du Mammon d’iniquité, et moi-même, mon garçon, attrapant l’épidémie de ce maudit voisinage, je me sens quelquefois enclin à des accès d’idolâtrie.

— La littérature faisant mon amusement principal, dit Lovel, et des circonstances, dans le récit desquelles je ne puis entrer, m’ayant décidé à abandonner, au moins pendant quelque temps, le service militaire, j’ai choisi Fairport comme un lieu où je pouvais me livrer à mes occupations favorites, sans en être détourné par aucune de ces tentations qu’un cercle plus élégant de société aurait pu m’offrir.

— Ah, ah ! répondit Oldbuck d’un air de pénétration, je commence à comprendre l’application de la devise de mon aïeul ; vous êtes un candidat à la faveur publique, quoique d’une manière différente de ce que j’avais d’abord supposé ; vous aspirez à briller dans la carrière littéraire, et vous espérez arriver au succès par le travail et la persévérance. »

Lovel, qui se trouvait serré de près par les questions du vieux gentilhomme, conclut qu’il valait autant le laisser dans l’erreur où il venait de tomber.

« J’ai été quelquefois assez fou, dit-il, pour me livrer à des pensées de ce genre.

— Ah, pauvre garçon ! rien ne peut être plus triste que cela ; à moins pourtant, ce qui arrive quelquefois aux jeunes gens, que vous ne fussiez amoureux de quelque frivole femelle, ce qui vraiment, comme l’a dit si bien Shakspeare, est tout à la fois se servir du fouet et de l’éperon pour courir plus vite à sa perte. »

Il continua ensuite des questions auxquelles il avait quelquefois la complaisance de répondre lui-même ; car le bon vieux gentilhomme, par suite de ses recherches en antiquités, avait contracté le goût de bâtir des conjectures sur des bases qui souvent étaient loin d’offrir la surface nécessaire ; et étant, comme le lecteur a déjà pu le remarquer, passablement entêté, il ne supportait pas facilement d’être redressé, soit sur les faits, soit sur le jugement qu’il en portait, même par ceux qui étaient le plus intéressés aux sujets de ses réflexions. Il poursuivit donc, ébauchant lui-même la carrière littéraire de Lovel.

« Et par où comptez-vous commencer vos débuts d’homme de lettres ? Mais je devine, par la poésie… la poésie… cette aimable séductrice de la jeunesse. Oui, dans la modeste confusion de votre regard et de votre maintien, il y a quelque chose qui m’annonce que j’ai dit juste. Et quel est le genre de vos inspirations ? Êtes-vous disposé à prendre votre essor vers les hautes régions du Parnasse, ou à voltiger seulement autour de la base de la montagne sacrée ?

— Je n’ai encore essayé que quelques morceaux lyriques, dit Lovel.

— Comme je le disais à propos : effleurant les buissons d’un vol modeste. Mais je me flatte que vous prendrez un essor plus hardi. Remarquez cependant que ce n’est pas moi qui voudrais vous encourager à suivre une occupation aussi peu lucrative ; mais ne m’avez-vous pas dit que vous étiez entièrement indépendant des caprices du public ?

— Entièrement, répondit Lovel.

— Et que vous êtes résolu à ne pas adopter un genre de vie plus actif ?

— Telle est en ce moment ma résolution, répondit le jeune homme.

— Alors il ne me reste plus qu’à vous donner les meilleurs avis, et toute l’assistance que je pourrai, sur le genre auquel vous devrez vous livrer. J’ai publié moi-même deux essais dans le Réper'toire d’Antiquités[142], je suis donc auteur par expérience. L’un contenant mes remarques sur l’édition de Hearne, de Robert de Glocester, était signé le Scrutateur, et l’autre, signé l’Indicateur, roulait sur un passage de Tacite. Je pourrais parler aussi d’un article inséré dans le Gentleman’s Magazine[143], qui produisit dans le temps une grande sensation, sur l’inscription d’Ælia Lelia, et que j’avais signé Œdipe. Vous voyez donc que je ne suis pas novice dans le métier d’auteur, et que je dois par conséquent connaître le goût et l’humeur de notre temps. Et maintenant, encore une fois, par où voulez-vous commencer ?

— Je n’ai aucun projet de publication pour le moment.

— Ah ! ce n’est pas ce qu’il faut ! Vous devez, dans toutes vos entreprises, avoir présente à vos yeux la crainte du public. Voyons un peu : un recueil de poésies fugitives… mais non, il y aurait à craindre qu’elles ne restassent chez le libraire. Il faut, à la fois, quelque chose de solide et d’attrayant ; point de vos romans ou anti-classiques nouveautés. Il faut tout de suite choisir un champ vaste. Voyons ; que pensez-vous d’un poème épique ? le vrai, l’ancien poème historique qui embrasse douze ou vingt-quatre chants ? C’est cela ; je vous fournirai un sujet. La bataille entre les Calédoniens et les Romains ; vous lui donnerez le titre de La Calédonie ou l’Invasion repoussée. Il conviendra au goût présent, et vous pourrez y faire quelque allusion à notre siècle.

— Mais l’invasion d’Agricola ne fut pas repoussée.

— Non : mais vous êtes poète ; et comme tel, libre dans votre essor, et aussi peu l’esclave du vrai et du probable que Virgile lui-même ; vous pouvez vaincre les Romains en dépit de Tacite.

— Et placer le camp d’Agricola au Kaim de… comment l’appelez-vous ? dit Lovel, en dépit même d’Édie Ochiltree.

— Épargnez-moi là-dessus ;… et cependant il est possible que, dans ces deux circonstances, vous soyez plus près de la vérité que vous ne pensez, en dépit de la toge de l’historien et de la robe bleue du mendiant.

— Vous me donnez de bons conseils ; je ferai de mon mieux pour en profiter, mais il faudra que votre complaisance vienne à mon secours pour des renseignemens sur les localités.

— Comment donc, mon ami ? mais mon intention est d’écrire les notes historiques et critiques à la suite de chaque chant, et de vous tracer moi-même votre plan tout entier. J’ai aussi quelque prétention au génie poétique, monsieur Lovel ; seulement je n’ai jamais pu faire de vers.

— Il est bien dommage, monsieur, que vous manquiez d’une faculté qui est assez essentielle à cet art !

— Essentielle ! pas du tout : c’est la partie purement mécanique. Un homme peut être poète sans connaître, comme les anciens, la mesure des spondées et des dactyles, ou faire rimer la fin des lignes comme les modernes ; de même qu’on peut être architecte, quoique incapable de travailler comme un maçon. Pensez-vous que Vitruve et Palladio aient jamais porté la hotte ?

— En ce cas, il faudrait donc qu’il y eût deux auteurs pour faire un poème : l’un pour l’invention et le plan, l’autre pour l’exécuter.

— Cela n’irait pas mal ; dans tous les cas, nous en ferons l’épreuve. Ce n’est pas que je me soucie de livrer mon nom au public ; mais dans une préface, après toutes les belles choses que vous jugerez à propos d’y faire entrer, vous pourriez reconnaître qu’un savant ami vous a aidé dans vos travaux ; toutefois, je vous le répète, je suis entièrement étranger à la vanité d’auteur. »

Lovel s’amusa beaucoup intérieurement de cette profession de foi, qui s’accordait mal avec l’empressement que son vieil ami mettait à saisir toutes les occasions de se présenter au public, quoique de manière à ressembler plutôt à celui qui monte derrière un carrosse qu’à celui qui est dedans. L’Antiquaire était en ce moment au comble de la joie ; car, semblable à d’autres individus qui passent leur vie dans des occupations littéraires obscures et ignorées ; il éprouvait l’ambition secrète de se faire imprimer ; ambition que réprimaient de temps en temps des accès de méfiance, la crainte de la critique, et de vieilles habitudes d’indolence qui le faisaient toujours tout remettre au lendemain. « Mais, pensait-il alors, je puis, comme un second Teucer, lancer mes traits à l’ombre du bouclier de mon allié ; et, en supposant qu’il ne soit pas un poète de la première force, je ne suis en aucune façon responsable de la faiblesse de ses vers ; et de bonnes notes peuvent venir à l’appui d’un texte assez médiocre. Néanmoins, ce garçon-là doit faire un bon poète ; on trouve en lui toute la distraction commune aux enfans du Parnasse ; il répond rarement à une question, que vous ne la lui ayez répétée deux fois, avale son thé brûlant, et mange sans savoir ce qu’il a dans la bouche. C’est bien là le véritable œstus, le awen du barde gallois, le divinus afflatus[144], qui transporte le poète hors des limites des choses sublunaires ; ses visions aussi présentent tous les symptômes du délire poétique. Il ne faut pas que j’oublie d’envoyer ce soir Caxon voir s’il a éteint sa chandelle ; les poètes et les visionnaires sont sujets à négliger ces choses-là. » Puis, se tournant vers son compagnon, il continua de lui parler ainsi, mais tout haut :

« Oui, mon cher Lovel, vous ne manquerez pas de notes, et je crois même que nous pourrons introduire tout entier dans l’appendice mon essai sur l’art des anciens campemens. Cela donnera beaucoup de valeur à l’ouvrage. Puis nous ferons revivre ces anciennes et respectables formes si honteusement abandonnées de nos temps. Vous invoquerez la Muse, et certainement elle doit être propice à un auteur qui, dans un siècle d’apostasie, reste attaché, avec la foi d’Abdiel[145], aux antiques cérémonies du culte. Ensuite il nous faut une vision dans laquelle le génie de la Calédonie apparaîtra à Galgacus[146], et fera passer devant lui toute la postérité des véritables monarques écossais ; et dans les notes je décocherai un trait à Boëce. Mais non, il ne faut pas entamer ce sujet-là, à présent que le pauvre sir Arthur est menacé de tant d’autres tourmens et de chagrins ; mais j’anéantirai Ossian, Mac Pherson et Mac Crib.

— Mais il faut réfléchir à ce que coûteront les frais d’impression, dit Lovel, voulant essayer si ce mot ne refroidirait pas un peu la chaleur du zèle qui animait son futur collaborateur.

— Les frais ! dit M. Oldbuck s’arrêtant et mettant machinalement la main à la poche ; c’est vrai : je ferais bien quelque chose… mais votre intention ne serait-elle pas de publier par souscription ?

— Non, certainement !

— Non, non, reprit vivement l’Antiquaire, ce n’est pas honorable. Mais, je vais vous dire, je connais un libraire qui fait quelque cas de mon opinion, et qui ne craindra pas de risquer son impression et son papier ; et je vous en ferai vendre autant d’exemplaires que je pourrai.

— Oh ! je ne suis pas un auteur mercenaire, répondit Lovel ; je désire seulement n’y pas mettre du mien.

— Bon, bon ! nous pourvoirons à cela ; il faut que les éditeurs en courent toutes les chances. Il me tarde de vous voir commencer vos travaux ; vous choisirez sans doute le vers blanc ; c’est le plus noble, le plus majestueux pour un sujet historique, et par intérêt pour vous, mon ami, je crois qu’il est aussi le plus facile. »

Cette conversation les mena jusqu’à Monkbarns, où l’Antiquaire eut un sermon à supporter de sa sœur, qui, bien que n’étant pas philosophe, l’attendait sous le portique pour le haranguer. « Bon Dieu ! Monkbarns, tout n’est-il pas assez cher, sans que vous fassiez encore augmenter le poisson en donnant à cette effrontée Maggie tout ce qu’elle vous demande ?

— Comment donc, Grizzel ! dit le savant un peu déconcerté de cette attaque imprévue ; je croyais avoir fait un si bon marché.

— Un bon marché ! quand vous lui avez donné plus de la moitié de ce qu’elle en demandait ! Si vous voulez faire la ménagère et acheter le poisson vous-même, il ne faut jamais offrir plus d’un quart. Et puis l’impudente n’a-t-elle pas eu le front de venir me demander un petit verre d’eau-de-vie ! mais je vous assure que Jenny et moi l’avons arrangée !…

— Vraiment, dit Oldbuck, en jetant un regard de côté sur son compagnon, je crois que nous devons bénir le sort propice qui nous a fait échapper à l’inconvénient d’entendre cette dispute. Allons, Grizzel, j’ai eu tort une fois dans ma vie : Ultra crepidam[147], j’en conviens franchement ; mais nargue de la dépense. Les soucis tueraient un chat ; nous mangerons le poisson, quel que soit son prix. Et puis, Lovel, il faut que vous sachiez que je vous ai prié de rester aujourd’hui, parce que nous avons un peu meilleure chère que de coutume, hier ayant été un jour de gala. Je préfère le lendemain d’une fête à la fête elle-même. J’aime les analecta, les collectanea[148], si je puis les appeler ainsi, du dîner de la veille qu’on ressert dans ces occasions. Allons, vous voyez que voilà Jenny qui va sonner la cloche. »


CHAPITRE XV.

LES COMMÈRES ET L’EXPRESS.


Que cette lettre soit remise en toute hâte, avec toute la hâte dont la poste est capable. Cours, galope, drôle, comme s’il y allait de la vie, de ta vie, oui, de ta vie.
Ancienne suscription des lettres d’importance.


Nous laisserons M. Oldbuck et son ami en présence du poisson pour lequel ils avaient fait un si mauvais marché, et nous nous permettrons de nous transporter, avec le lecteur, dans l’arrière-boutique du maître de poste de Fairport, où sa femme (lui-même se trouvant absent) était occupée à classer les lettres arrivées par la poste d’Édimbourg, dans l’ordre où elles devaient être remises. C’est une heure du jour à laquelle il est souvent agréable aux commères d’une petite ville d’entrer chez l’homme ou la femme aux lettres, afin de pouvoir, d’après les enveloppes, et si elles n’en sont pas empêchées, souvent aussi d’après le contenu des épîtres, s’amuser à recueillir des renseignemens ou à former des conjectures sur la correspondance et les affaires de leurs voisins. Deux femmes de cette classe étaient, au moment dont nous parlons, en train d’aider, ou plutôt de retarder mistriss Mailsetter[149] dans son devoir officiel.

« Dieu nous conserve ! s’écria la femme du boucher ; voilà dix, onze, douze lettres pour la maison Tennaut et compagnie. Ces gens-là font plus d’affaires que tout le reste du bourg.

— Ah ! oui… mais voyez, ma fille, répondit la femme du boulanger, il y en a deux qui sont pliées bien carré et cachetées aux deux bouts. Je soupçonne qu’il y a dedans des billets protestés.

— Est-il arrivé des lettres pour Jenny Caxon ? demanda la femme aux gigots et aux rognons ; il y a trois semaines que le lieutenant est parti.

— Il y a eu mardi huit jours qu’il en est arrivé une, dit la femme aux lettres.

— Venait-elle par un vaisseau ? demanda la Fornarina[150].

— Oui, sur ma foi.

— C’était donc du lieutenant, répliqua la femme aux petits pains, un peu désappointée ; je n’aurais jamais cru qu’il eût songé à elle après son départ.

— Peste ! en voilà une autre, s’écria mistriss Mailsetter ; une lettre de vaisseau, timbrée de Sunderland[151]. » Les deux autres se levèrent pour s’en emparer… « Non, non, mesdames, dit mistriss Mailsetter en s’y opposant, j’ai eu assez de cela ici ; ne savez-vous donc pas que M. Mailsetter a été joliment tancé par le secrétaire à Édimbourg, à cause d’une plainte qui a été faite au sujet de cette lettre d’Aily Bisset, que vous avez ouverte, mistriss Shortcake[152] ?

— Que j’ai ouverte ! s’écria l’épouse du principal boulanger de Fairport ; vous savez vous-même, madame, qu’elle s’est ouverte toute seule entre mes mains. Qu’y pouvais-je faire, moi ? Les gens qui écrivent devraient se servir de meilleure cire…

— Eh bien ! je dois avouer que vous avez raison, dit mistriss Mailsetter qui tenait une boutique de marchandises mêlées, et nous en avons que je puis recommander en conscience, si vous connaissez quelqu’un qui en ait besoin. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que nous perdrons la place, s’il y a encore des plaintes de ce genre.

— Bah ! ma fille, le prévôt aura soin de l’empêcher.

— Non, non, je ne me fie ni au prévôt, ni au bailli, dit la maîtresse de poste ; cependant je ne demande pas mieux que d’être obligeante avec mes voisins, et je ne vous empêche pas non plus de regarder le dessus d’une lettre. Voyez… il y a une ancre sur le cachet de celle-ci : l’auteur s’est servi d’un de ses boutons, je gage.

— Voyons, voyons ! » s’écrièrent à la fois les femmes des principaux boucher et boulanger de la ville, et elles se jetèrent sur la lettre d’amour supposée, comme les trois sorcières de Macbeth sur le pouce du pilote, avec une curiosité aussi avide, et presque aussi maligne. Mistriss Heukbane[153] était une grande femme, elle tenait la précieuse épître tout près de ses yeux et du carreau. Mistriss Shortcake, qui était petite et toute ramassée, se haussait, et se tenait sur la pointe des pieds, pour avoir sa part de l’examen.

« Vraiment, c’est de lui, la chose est certaine, dit la femme du boucher ; je puis lire sa signature, Richard Taffril, là dans le coin, et le papier est rempli d’un bout à l’autre.

— Tenez-la plus bas, madame, s’écria mistriss Shortcake en chuchotant un peu plus haut que la prudence exigée par leur occupation n’aurait voulu, tenez-la donc plus bas ; croyez-vous qu’il n’y ait que vous qui puissiez lire l’écriture ?

— Chut ! chut ! mesdames, pour l’amour du bon Dieu, dit mistriss Mailsetter, il y a quelqu’un dans la boutique… » Puis plus haut : « Baby, faites attention aux pratiques. » Baby répondit d’une voix aigre : « Ce n’est que Jenny Caxon, madame, qui vient voir s’il y a des lettres pour elle.

— Dites-lui, reprit l’intègre maîtresse de poste faisant un signe à ses commères, de revenir demain matin à dix heures, et je lui répondrai ; nous n’avons pas encore eu le temps de reconnaître et distribuer les lettres. Elle est toujours aussi pressée que si ses lettres étaient plus importantes que celles du premier négociant de la ville.

La pauvre Jenny, jeune fille d’une beauté et d’une modestie remarquables, tira son manteau sur sa poitrine pour cacher sans doute le soupir de regret qui lui échappa, et s’achemina doucement vers son logis afin d’y endurer pendant tout une autre nuit cette tristesse et ce découragement qui s’emparent d’un cœur dont l’espérance vient d’être trompée.

« Il y a quelque chose au sujet d’une aiguille et d’un pieu, dit mistriss Shortcake à qui sa rivale en commérage, de taille plus élevée, avait enfin permis de jeter un coup d’œil sur l’objet de leur curiosité.

— Pour le coup, c’est une véritable honte, dit mistriss Heukbane, de se moquer de cette pauvre niaise après lui avoir fait la cour pendant si long-temps, et en avoir obtenu tout ce qu’il a voulu sans doute.

— Il ne faut pas en douter, répéta mistriss Shortcake. Aller lui reprocher que son père n’est qu’un barbier et qu’il a un pole[154] à sa porte, et qu’elle-même n’est qu’une couturière : fi, fi, s’il n’y a pas de honte !

— Pas du tout, mesdames, s’écria mistriss Mailsetter, vous n’y êtes pas ; c’est quelque chose qui est tiré d’une de ces chansons de marin où il est question d’être fidèle comme l’aiguille[155] l’est au pôle ; je me souviens de la lui avoir entendu chanter.

— Bon, bon, je souhaite que cela soit ainsi, mais vous conviendrez que cela n’est pas beau à une jeune fille comme elle d’être en correspondance avec un officier au service du roi.

— Je ne dis pas le contraire, répondit mistriss Mailsetter ; mais il faut convenir que les lettres d’amour sont d’un bon rapport à l’administration de la poste. Voyez, voilà cinq ou six lettres pour sir Arthur Wardour, la plupart fermées avec des pains à cacheter et non de la cire. Croyez-moi, il y aura bientôt du changement dans cette maison-là.

— Ce sont sans doute des lettres d’affaires, et nullement de ses amis les grands seigneurs, qui cachètent toujours avec leurs armoiries, comme ils les appellent, dit mistriss Heukbane. Cela finira mal ; l’orgueil de ces gens-là sera abaissé. Il n’a pas compté avec mon mari depuis un an, je soupçonne qu’il est coulé.

— Ni avec nous depuis six mois, dit mistriss Shortcake ; c’est un panier percé.

— Voilà une lettre, reprit la digne maîtresse de poste, qui vient de son fils le capitaine, à ce que je pense ; le cachet a les mêmes armes que celles qui sont sur la voiture des Knockwinnock : il va sans doute revenir pour voir ce qu’il pourra tirer du feu. »

Après avoir fini de s’occuper du baronnet, nos femelles entreprirent l’écuyer.

« Deux lettres pour Monkbarns ; elles viennent sans doute de quelques savans de ses amis : voyez comme l’écriture est serrée, il y en a jusqu’au cachet, et cela pour éviter un double port ; c’est bien comme Monkbarns lui-même ; quand il affranchit une lettre, il a soin qu’elle pèse toujours une once si exactement, qu’un grain de carvi ferait pencher la balance. Ah ! je serais obligée de faire banqueroute si je pesais aussi juste aux gens qui viennent m’acheter du poivre et du soufre, et autres douceurs.

— Le laird de Monkbarns n’est qu’un ladre, dit mistriss Heukbane ; il ne veut pas payer un quartier d’agneau plus cher en août que si c’était un morceau de bœuf. Si nous prenions une autre goutte de cette liqueur, ma chère mistriss Mailsetter ? Ah ! mes bonnes amies ! si vous aviez connu son frère comme moi ; combien de fois s’est-il glissé chez moi avec une couple de canards sauvages dans sa poche, tandis que mon premier mari était à la foire de Falkirk[156]… Eh, mon Dieu ! à quoi sert de parler de cela maintenant ?

— Je ne dirai pas de mal de Monkbarns, reprit mistriss Shortcake ; son frère ne m’a jamais apporté de canards sauvages, mais celui-ci est un brave et digne homme. C’est nous qui fournissons le pain à la famille, et il nous paie toutes les semaines. Seulement il s’est mis en colère quand nous lui avons envoyé un livre au lieu des tailles[157], qui, disait-il, étaient la véritable et ancienne coutume de faire les comptes entre les boulangers et leurs pratiques, et il n’avait pas tort en cela.

— Mais regardez ceci, mesdames, dit mistriss Mailsetter, voilà quelque chose qui en mérite la peine. Que ne donneriez-vous pas pour savoir ce qui est contenu dans cette lettre ? Voilà du nouveau ; je n’ai pas encore vu chose pareille : Pour William Lovel, écuyer, chez madame Hadoway, High-Street, Fairport, par Édimbourg. N. B. Voilà justement la seconde lettre qu’il a eue depuis qu’il est ici.

— Pour l’amour de Dieu, voyons, ma chère, voyons un peu, je vous prie : c’est celui dont toute la ville ne sait rien, et c’est un beau garçon encore. Laissez-nous voir ! laissez-nous voir ! s’écrièrent ces deux dignes filles de notre mère Ève.

— Non, non, mesdames, répondit mistriss Mailsetter, n’y touchez pas, je vous prie. Ce n’est pas là une de ces lettres de quatre sous dont nous pourrions entre nous remplacer la valeur à la poste si quelque accident arrivait : le port de celle-ci est de vingt schellings[158], et il y a un ordre du secrétaire de l’envoyer au jeune homme par un exprès, dans le cas où il ne serait pas chez lui. Ainsi donc n’y portez pas vos mains, je vous prie ; il ne faut pas qu’on y touche.

— Mais laissez-nous voir l’enveloppe seulement. »

L’enveloppe ne put fournir aucun renseignement, rien que des remarques sur les diverses qualités que les philosophes attribuent aux objets matériels, longueur, largeur, épaisseur et pesanteur. Le paquet était composé d’un papier fort épais, impénétrable aux yeux curieux des commères, quoiqu’elles les fixassent dessus de manière à les faire sortir de leur orbite ; le cachet portait une empreinte nette et profonde d’armes, et par sa solidité semblait défier toutes les démangeaisons de la curiosité.

« Mon Dieu, ma chère, dit la boulangère en pesant la lettre dans sa main tandis qu’elle eût désiré que la cire, hélas ! trop solide, pût fondre et se dissoudre, comme j’aimerais à savoir ce qu’il y a là dedans ; car ce Lovel fait le tourment de toute la ville de Fairport : personne ne sait vraiment qu’en penser.

— Eh bien, mesdames, dit la maîtresse de poste, asseyons-nous pour en causer un peu. Baby, apportez-nous l’eau pour le thé. Je vous suis bien obligée de vos gâteaux, mistriss Shortcake. Nous allons fermer la boutique et faire une partie de cartes jusqu’à ce que mon mari revienne, et puis nous goûterons des ris de veau que vous avez eu la bonté de m’envoyer, mistdss Heukbane.

— Mais n’allez-vous pas envoyer la lettre à M. Lovel ? dit la bouchère.

— Je ne sais par qui l’envoyer jusqu’à ce que mon mari revienne, car le vieux Caxon m’a dit que M. Lovel passait toute la journée à Monkbarns. Il a attrapé une bonne fièvre en tirant de la mer le laird et sir Arthur.

— Et quel besoin avaient ces deux vieilles têtes, dit la boulangère, d’aller se baigner dans une nuit comme celle d’hier ?

— On avait donné à entendre, dit mistriss Heukbane, que c’était le vieil Édie qui les avait sauvés, et qu’il les avait tirés tous trois du vieil étang où Monkbarns les avait menés pour voir les anciens ouvrages des moines.

— Bah, bah ! ce sont des fables, répondit la maîtresse de poste ; je vais vous raconter tout cela comme Caxon me l’a rapporté. Vous saurez que sir Arthur et miss Wardour et M. Lovel avaient dîné à Monkbarns.

— Mais mistriss Mailsetter, dit encore la bouchère en l’interrompant, n’allez-vous pas envoyer un exprès avec cette lettre ? voilà notre cheval et notre garçon tout prêts, et qui ont déjà servi d’exprès à la poste ; le cheval n’a pas fait plus de trente milles aujourd’hui : Jack le menait à l’écurie lorsque je suis sortie.

Quant à cela, mistriss Heukbane, dit la femme aux lettres, en se pinçant les lèvres, vous savez que mon mari aime à se charger des messages lui-même. Il faut penser à son monde avant de penser aux étrangers, et toutes les fois qu’il monte sa jument, il gagne une belle demi-guinée. Je suis bien sûre qu’il ne tardera pas à rentrer, et puis je suppose que c’est à peu près la même chose si le jeune homme ne reçoit sa lettre que ce soir ou demain matin.

— Sinon que M. Lovel, peut-être, sera revenu en ville avant le départ de l’exprès, dit mistriss Heukbane ; et alors, ma chère, où en serez-vous ? Mais, au surplus, vous savez ce que vous avez à faire.

— Eh bien, mistriss Heukbane, répondit mistriss Mailsetter avec un peu d’humeur et même un peu de confusion, vous savez bien que je suis bonne voisine et que j’aime à vivre et à laisser vivre tout le monde, comme on dit ; et puisque j’ai eu la sottise de vous montrer l’ordre de la poste, il n’y a pas de doute qu’il ne faille l’exécuter ; mais je vous suis bien obligée de votre garçon, je n’en aurai pas besoin, j’enverrai le petit David sur votre cheval, et cela sera cinq schellings et trois pences qui nous reviendront à chacune, comme vous savez.

— David ? que le Seigneur vous assiste ! l’enfant n’a pas dix ans, et pour vous parler franchement, notre cheval est un peu rétif, il est sujet à ruer sur la route, et personne ne peut le conduire que Jack.

— J’en suis fâchée, reprit la maîtresse de la poste d’un air grave ; en ce cas il faudra que nous attendions le retour de mon mari, car je ne voudrais pas être responsable d’avoir confié une lettre à votre garçon Jack. Notre David appartient en quelque sorte au bureau.

— Eh bien, en bien, mistriss Mailsetter, je vois où vous en voulez venir ; mais si vous risquez votre enfant, je consens à risquer ma bête. »

Ou donna des ordres en conséquence. Le cheval, qu’on ne consulta pas, fut retiré de son écurie où il reposait sur la paille, et harnaché pour le départ. David, avec le sac de cuir officiel suspendu sur son épaule, fut perché sur la selle, la larme à l’œil et la gaule à la main. Jack eut la complaisance de conduire l’animal hors de la ville, et par le claquement de son fouet et les encouragemens d’une voix trop bien connue, il l’obligea à prendre la route de Monkbarns.

Pendant ce temps les commères, semblables aux sibylles après avoir consulté leurs feuilles, arrangèrent et combinèrent les nouvelles de la soirée, qui se répandirent le lendemain matin dans le monde de Fairport par mille sources différentes, et avec mille variations. Des nouvelles et des conjectures étranges et sans nombre furent les conséquences de ces bruits. Les uns disaient que la maison Tennaut et compagnie était en faillite, et que tous ses billets revenaient protestés ; les autres qu’elle avait contracté avec le gouvernement pour un marché considérable, et qu’elle recevait des lettres des principaux négocians de Glasgow qui désiraient acheter des actions dans cette entreprise. D’une part, le bruit courait que le lieutenant Taffril avait reconnu définitivement son mariage secret avec Jenny Caxon ; d’une autre, qu’il lui avait écrit une lettre où il lui reprochait la bassesse de sa naissance et de son éducation, et lui disait un éternel adieu. On disait partout que les affaires de sir Arthur Wardour étaient perdues sans ressource ; et les gens prudens ne doutaient de ces rapports que parce qu’ils partaient de la boutique de mistriss Mallsetter, source plus célèbre pour la circulation des nouvelles que pour leur exactitude. Mais tout le monde s’accordait à dire qu’un paquet venant du ministère était arrivé à l’adresse de M. Lovel, porté par un dragon d’ordonnance qu’on lui avait dépêché du quartier général d’Édimbourg, et qui avait traversé Fairport au galop sans s’arrêter, si ce n’est pour demander la route de Monkbarns. Les motifs d’un message aussi extraordinaire pour un individu aussi tranquille et aussi retiré que M. Lovel, étaient diversement expliqués. Quelques uns disaient que Lovel était un noble émigré, sommé d’aller commander une insurrection qui venait d’éclater dans la Vendée, d’autres que c’était un espion, d’autres encore que c’était un officier général venu pour visiter secrètement la côte ; enfin il y avait des gens qui voulaient que ce fût un prince du sang voyageant incognito.

En attendant, le paquet qui donnait lieu à tant de réflexions avait éprouvé sur la route de Monkbarns plus d’un péril et d’un retard. Le porteur, David Mailsetter, qui avait aussi peu de ressemblance que possible avec un dragon d’ordonnance, fut porté en avant sur le droit chemin tant que le cheval eut présens à la mémoire le claquement de son instrument ordinaire de correction et la voix du garçon boucher. Mais quand il s’aperçut comment David, dont les petites jambes ne lui permettaient pas de garder l’équilibre, ballottait çà et là sur son dos, il dédaigna d’obéir plus long-temps aux ordres qu’il avait reçus. Il commença donc par ne plus aller qu’au pas. Ceci n’aurait pas été un sujet de querelle entre lui et son cavalier, qui avait été fort dérouté par la rapidité de ses premiers mouvemens et qui s’empressa de saisir le moment où il ralentissait son pas pour grignoter un morceau de pain d’épice que sa mère lui avait glissé dans la main, afin de disposer ce jeune employé de la poste à l’exécution de son devoir. Mais par degrés la maligne bête profita de ce relâchement de discipline pour se débarrasser de la bride, en la tirant peu à peu de la main de David, et se mit à brouter l’herbe sur le bord du chemin. Épouvanté par ces symptômes de rébellion obstinée, et étant aussi effrayé de rester assis que de descendre, le pauvre David éleva la voix en pleurant bien fort. Le cheval en entendant tout ce train par-dessus sa tête, commença apparemment à penser que le meilleur parti à prendre pour lui et son compagnon était de retourner d’où ils venaient ; en conséquence il fit un mouvemment rétrograde vers Fairport. Mais de même que toutes les retraites sont sujettes à finir par de complètes déroutes, ainsi le coursier, alarmé par les cris de l’enfant et par le battement des rênes qui étaient tombées sur ses jambes de devant, sentant aussi qu’il était dans la direction du logis, commença à partir avec une telle vélocité, qu’en supposant que David se fût maintenu en selle, chose qui paraît assez douteuse, il n’eût pas tardé à le déposer devant l’écurie du boucher, si un auxiliaire survenant fort à propos sous la forme du vieil Édie Ochiltree, ne se fût saisi des rênes et ne l’eût arrêté dans sa course en lui criant : « Qui es-tu, garçon ? et pourquoi galopes-tu ainsi ?

— Ce n’est pas ma faute, répondit l’exprès en sanglotant ; je suis le petit David.

— Et où allais-tu ?

— Je vais à Monkbarns porter une lettre.

— Mais, petit drôle, tu n’es pas sur la route de Monkbarns. »

David ne put répondre à cela que par des sanglots et des larmes. Le vieil Édie était très accessible à la compassion quand il s’agissait d’un enfant. Je n’allais pas par-là, pensa-t-il, mais ce qu’il y a de bon dans mon genre de vie, c’est que je ne suis jamais hors de mon chemin. On me donnera un gîte à Monkbarns aussi volontiers qu’ailleurs ; je vais donc m’y acheminer avec l’enfant, car s’il n’a personne pour guider son cheval, le pauvre petit se cassera la tête. « Ainsi vous dites donc que vous avez une lettre, mon garçon ? voulez-vous me la montrer ?

— Je ne dois montrer la lettre à personne, dit l’enfant toujours sanglotant, avant de la remettre à M. Lovel ; car je suis un fidèle serviteur de la poste : tout le reste, c’est la faute du cheval.

— C’est très bien, mon petit homme, dit Olchitree en tournant la tête du cheval, malgré la répugnance de la pauvre bête, du côté de Monkbarns ; mais tout rétif qu’il est, nous le ferons bien aller à nous deux. »

Sur l’éminence même de Kinprunes, où Oldbuck avait attiré Lovel après dîner, l’Antiquaire, réconcilié avec ce champ jadis dégradé, se livrait avec complaisance aux inspirations que lui offrait ce lieu pour la description du camp d’Agricola, à l’aube du jour, quand tout-à-coup son œil s’arrêta sur le mendiant et son protégé. « Comment diable ! voilà le vieil Édie, je crois, avec sac et bagage ! »

Le mendiant expliqua le but de son voyage, et David, qui tenait à remplir littéralement sa commission en allant jusqu’à Monkbarns, eut de la peine à se laisser persuader de remettre le paquet à son propriétaire, parce qu’il le rencontrait un mille plus près que l’endroit auquel on l’avait adressé. « Mais maman a dit qu’il ne fallait pas manquer de lui rapporter vingt-cinq schellings pour le port de la lettre et dix schellings et demi pour l’exprès. Voici le papier.

— Voyons, voyons, » dit Oldbuck en mettant ses lunettes et en examinant la feuille chiffonnée des réglemens que David appelait en témoignage… « Pour un exprès, l’homme et le cheval ne seront pas payés pour un jour plus de dix schellings et demi. Pour un jour ! il n’a pas été plus d’une heure. Un homme et un cheval, dit-on ! Parbleu, nous n’avons là qu’un singe sur un chat maigre.

— Mon père serait venu lui-même sur la jument rouge, si vous aviez seulement pu attendre jusqu’à demain matin.

— Vingt-quatre heures après la date régulière de la remise de la lettre ! s’écria l’Antiquaire. Enfant à peine sorti de la coque, œuf de basilic, as-tu déjà appris de si bonne heure à duper les autres ?

— Allons, Monkbarns, n’allez pas vous en prendre à ce petit, dit le vieux pauvre ; pensez que le boucher a risqué sa bête, et la bonne femme son enfant, et que dix schellings et demi ne sont vraiment pas trop pour cela. Vous n’y regardiez pas de si près avec John Howie quand… »

Lovel qui, assis sur le prétendu Prœtorium, avait jeté un coup d’œil sur le contenu du paquet, mit fin à cette altercation en payant à David ce qu’il demandait. Puis, se tournant vers Oldbuck d’un air tort agité, il s’excusa de ne pouvoir revenir avec lui à Monkbarns. « Il faut que je me rende sans délai à Fairport, que je puis être obligé de quitter d’un moment à l’autre. Je n’oublierai jamais, monsieur Oldbuck, les bontés que vous avez eues pour moi.

— Vous n’avez pas reçu de mauvaises nouvelles, j’espère, dit l’Antiquaire.

— Elles sont très mélangées ; adieu. Dans la bonne ou la mauvaise fortune, je conserverai toujours le souvenir de l’intérêt que vous m’avez témoigné.

— Mais… mais… arrêtez-vous donc un moment… si… si… (faisant un effort sur lui-même) si vous éprouviez quelque embarras pécuniaire, j’ai cinquante… cent guinées même à votre service, jusqu’à la Pentecôte, ou en vérité pour tout le temps que vous voudrez.

— Je vous suis bien reconnaissant, monsieur Oldbuck ; mais, us ce rapport, je suis amplement pourvu, dit son mystérieux ami. Veuillez m’excuser, je ne suis réellement pas en état de soutenir une plus longue conversation ; je vous écrirai ou vous verrai avant de quitter Fairport, dans le cas où je m’y trouverais forcé. » En finissant ces mots, il serra affectueusement la main de l’Antiquaire, et, sans écouter d’autre question, se mit à marcher rapidement vers la ville.

« Tout cela est fort extraordinaire, dit Oldbuck ; mais il y a dans ce garçon quelque chose que je n’ai jamais pu pénétrer, et cependant il m’est impossible de prendre mauvaise opinion de lui. Il faut que je rentre et que j’aille éteindre le feu dans la chambre verte, ajouta-t-il, car il est bien sûr qu’aucune de mes femelles n’oserait s’y risquer après le crépuscule.

— Et comment vais-je m’en retourner à la maison ? demanda en pleurant le désolé fils de la poste.

— La nuit est belle, dit le mendiant en regardant le ciel, autant vaut-il que je retourne à la ville pour prendre soin de l’enfant.

— Vous ferez bien, Édie. » Et fouillant dans la vaste poche de a veste jusqu’à ce qu’il eût trouvé ce qu’il cherchait : « Tenez, ajouta l’Antiquaire, voilà six pences pour vous acheter du tabac à priser. »


CHAPITRE XVI.

LA VISITE D’UN AMI.


Le fripon m’a ensorcelé avec sa compagnie. Je veux être pendu si le coquin ne m’a pas donné des drogues pour que je l’aimasse ainsi. Il n’en peut être autrement : il faut que j’aie pris des drogues.
Shakspeare. Henri IV


Pendant une quinzaine de jours Oldbuck s’informa régulièrement auprès du vétéran Caxon s’il avait entendu dire ce que devenait Lovel, et les réponses de Caxon furent aussi régulièrement les mêmes. La ville, disait-il, ne savait rien à son égard, sinon qu’il avait encore reçu une ou deux grosses lettres du sud et qu’on ne le voyait plus sortir du tout.

« Et de quelle manière vit-il, Caxon ?

— Mistriss Hadoway lui apprête un beafsteak ou une côtelette de mouton, ou une fricassée de poulet, enfin ce qu’elle juge convenable elle-même, et il mange dans le petit parloir rouge, à côté de sa chambre. Elle ne peut pas obtenir de lui qu’il choisisse une chose plutôt qu’une autre ; elle lui prépare son thé tous les matins, et il règle avec elle honorablement toutes les semaines.

— Mais ne sort-il jamais ?

— Il a tout-à-fait abandonné ses promenades, et il reste toute la journée dans sa chambre, à lire ou à écrire. Il a écrit plusieurs lettres ; mais il n’a pas voulu les mettre à la poste de la ville, quoique mistriss Hadoway lui ait offert de les y porter elle-même. Il a préféré les envoyer sous enveloppe au shérif, et l’opinion de mistriss Mailsetter est que le shérif les a fait mettre par son domestique à la poste à Tannonburg. J’ai l’idée qu’il a quelque soupçon qu’on a regardé dans ses lettres au bureau de Fairport, et il n’a pas tort en cela, car ma pauvre fille Jenny…

— Paix ! Caxon ; n’allez-vous pas m’ennuyer avec vos histoires de femmes ? Mais parlons de ce pauvre garçon ; n’écrit-il que des lettres ?

— Oh ! non, monsieur : mistriss Hadoway dit qu’il remplit des feuilles entières d’autres choses. Elle voudrait bien pouvoir le décider à se promener un peu ; elle lui trouve maintenant très mauvaise mine, et s’est aperçue qu’il avait tout-à-fait perdu l’appétit. Mais il ne veut pas seulement entendre parler de passer le seuil de la porte, lui qui était habitué à prendre tant d’exercice.

— Il a tort. Je me doute de ce qui l’occupe ; mais il ne faut pas non plus qu’il travaille trop. J’irai le voir aujourd’hui même. Nul doute qu’il ne soit enfoncé dans la Calédonie. »

Ayant pris cette mâle résolution, Oldbuck s’équipa pour son excursion ; il mit ses forts souliers de voyage et prit sa canne à pomme d’or, en répétant en même temps les paroles de Falstaff que nous avons mises en tête de ce chapitre ; car l’Antiquaire s’étonnait lui-même du degré d’attachement qu’il ne pouvait disconvenir d’éprouver pour ce jeune étranger. Il n’était pourtant pas bien difficile d’en expliquer la cause : Lovel, outre ses qualités attachantes, avait gagné le cœur de notre Antiquaire en se montrant généralement fort attentif à l’écouter.

Une promenade à Fairport était devenue un véritable événement dans la vie d’Oldbuck, qui ne se souciait pas de l’entreprendre souvent. Il haïssait les complimens qu’il lui fallait recevoir sur la place du marché, et puis les rues étaient généralement remplies d’oisifs qui ne manquaient pas de le persécuter au sujet des nouvelles du jour, ou à propos de petits intérêts publics. Dans cette occasion, il ne se fut pas plus tôt montré dans les rues de Fairport qu’il fut assailli de « Bonjour, monsieur Oldbuck ! En vérité, vous devenez bien rare ! Que pensez-vous des nouvelles que nous donne le journal d’aujourd’hui ? On dit que la grande entreprise commencera décidément dans quinze jours.

— Je voudrais qu’elle fût commencée et finie, afin de ne plus en entendre parler. »

« Monkbarns, dit un jardinier fleuriste, j’espère que Votre Honneur a été satisfait des plantes, et si vous avez besoin de belles graines de fleurs nouvellement arrivées de Hollande, et puis en baissant la voix, ou d’une ou deux caisses d’eau de Cologne, un de nos bâtimens est entré hier dans le port.

— Merci, merci, je n’ai besoin de rien pour le moment, monsieur Crabtree[159], » dit l’Antiquaire en continuant toujours bravement à s’avancer.

— Monsieur Oldbuck, dit le greffier de la ville, personnage plus important qui vint se présenter en face du vieux gentilhomme et se hasarda à l’arrêter, le prévôt, qui vient d’apprendre que vous êtes dans la ville, vous prie instamment de ne pas songer à la quitter sans le voir. Il veut vous parler au sujet de la source de Fairwel[160], parce qu’il faudra peut-être qu’elle traverse une partie de vos terres.

— Comment diable ! n’y a-t-il donc pas d’autres terres que les miennes pour y faire tout ce dégât ? Dites-leur bien que je n’y consentirai pas.

— Et le prévôt, ajouta le greffier sans faire attention à ce refus, le prévôt ainsi que le conseil consentent à ce que vous fassiez enlever les anciennes pierres de la chapelle de Saint-Donagild que vous avez paru désirer.

— Comment ! que dites-vous ? Ah ! ceci est une autre affaire. Eh bien, je passerai chez le prévôt, et nous en parlerons.

— Mais il faut que vous vous expliquiez sur-le-champ là-dessus, Monkbarns, si vous voulez avoir les pierres, car le diacre Harlwealls pense que ces statues, toutes mutilées qu’elles soient, feraient bon effet sur le fronton de notre nouvelle salle du conseil. On placerait les deux figures à jambes croisées, qu’on appelle vulgairement Robin et Bobbin, sur chaque côté de la porte, et la troisième, qu’on nomme Aille Dailie, au dessus. Le diacre dit que ce serait de bon goût et précisément dans le style gothique moderne.

— Que le bon Dieu me délivre de cette génération gothique ! s’écria l’Antiquaire, la statue d’un chevalier templier de chaque côté d’un portique grec et une Madone au dessus ! O crimini[161] ! Eh bien, dites au prévôt que je désire avoir ces pierres, que nous n’aurons pas de contestation au sujet de la source. Il est bien heureux que le hasard m’ait amené ici aujourd’hui. »

Ils se séparèrent mutuellement satisfaits ; mais le rusé greffier avait d’autant plus de motif de se féliciter de son adresse, que toute la proposition d’un échange entre les monumens (que le conseil avait décidé de faire enlever comme une entrave sur la voie publique où elles empiétaient de trois pieds) et le privilège de faire arriver l’eau jusqu’au bourg à travers le domaine de Monkbarns, était une idée que la circonstance lui avait soudainement inspirée.

À travers ces différens obstacles, Monkbarns, pour nous conformer au titre par lequel il était distingué dans le pays, finit par arriver chez mistriss Hadoway. Cette bonne femme, veuve d’un ecclésiastique de Fairport, était tombée par la mort de son mari dans cet état de gêne où les veuves des membres du clergé écossais sont trop souvent réduites. Le mobilier qu’elle avait conservé lui permettait de louer une partie de sa maison meublée, et comme elle avait trouvé dans Lovel un locataire paisible et rangé, dont le séjour chez elle lui avait été avantageux sous le rapport pécuniaire, et agréable par la douceur et la politesse qu’il avait toujours mises dans toutes leurs relations, elle s’y était véritablement attachée, et avait pour lui tous les petits soins et toutes les attentions personnelles que les circonstances lui permettaient. C’était un plaisir pour elle que d’apprêter un mets d’une manière un peu plus recherchée pour le dîner du pauvre jeune gentilhomme, ou de mettre à profit la bonne volonté de ceux qui étaient disposés à la servir par respect pour la mémoire de son mari, ou par bienveillance pour elle-même, afin de se procurer quelque légume rare, ou quelque délicatesse, que dans sa simplicité elle croyait devoir offrir au goût de son locataire ; mais autant elle se plaisait à lui rendre ces soins, autant elle cherchait à en cacher la connaissance à celui qui en était l’objet. Cependant, si elle gardait le secret de ces attentions bienveillantes, ce n’était pas pour éviter le souris moqueur de ceux qui auraient pu supposer qu’un ovale agréable, embelli par deux grands yeux noirs et un teint brun clair et animé, quoique appartenant à une femme de quarante-cinq ans et se montrant sous l’humble et modeste coiffe de veuve, pouvait encore aspirer à faire des conquêtes ; car, à parler franchement, une idée si ridicule n’étant jamais entrée dans sa tête, il lui aurait été difficile de la prêter aux autres. Mais elle cachait simplement les soins qu’elle prenait, par un motif de délicatesse relatif à son locataire, dont elle soupçonnait que les moyens de subvenir à ce petit surcroît de dépense n’étaient pas en rapport avec le désir qu’il en aurait eu, et auquel elle voulait éviter le chagrin d’avoir contracté des obligations qu’il lui aurait été impossible d’acquitter. Elle ouvrit la porte à Oldbuck, et la surprise et la joie qu’elle éprouva en le voyant furent telles, que les larmes lui en vinrent aux yeux involontairement.

« Je suis bien aise, vraiment bien aise de vous voir, monsieur dit-elle. Je crains que mon pauvre jeune homme ne soit malade. Croiriez-vous, monsieur Oidbuck, qu’il ne veut voir ni médecin, ni ministre, ni notaire ? Et pensez un peu à ce qui en arriverait, si, comme feu M. Hadoway disait, il venait à mourir sans l’aide des trois facultés savantes !

— Il s’en trouverait beaucoup mieux, grommela le cynique Antiquaire ; je vous dis, mistriss Hadoway, que le clergé vit de nos péchés, le médecin de nos maladies, et les gens de loi de nos malheurs.

— Oh fi, Monkbarns ! comment un homme comme vous peut-il tenir de tels propos ? Mais vous allez monter, et voir notre pauvre jeune homme. Ah, monsieur ! un si jeune et si joli garçon ! et tous les jours le voir manger un peu moins, si bien qu’à présent à peine s’il touche à quelque chose, mais seulement se sert un morceau sur son assiette pour la forme ; ses pauvres joues deviennent tous les jours plus pâles et plus maigres, de sorte qu’en ce moment il a l’air aussi vieux que moi qui pourrais être sa mère ; pas tout-à-fait pourtant, mais il ne s’en faut pas de beaucoup.

— Et pourquoi ne prend-il pas de l’exercice ? dit Oldbuck.

— Je crois que nous avons enfin réussi à le lui persuader, car il a acheté un cheval de Gibbie Golightly[162] le maquignon ; et Gibbie a dit à notre servante qu’il était connaisseur en chevaux, car il lui en avait d’abord présenté un qu’il jugeait devoir lui convenir assez pour un homme de cabinet ; mais M. Lovel n’a pas voulu le regarder une seconde fois, et en a acheté un autre qui pourrait servir au maître de Morphie. On le soigné aux écuries des Armes de Grœme, de l’autre côté de la rue, et hier et aujourd’hui il est allé se promener à cheval avant le déjeuner. Mais ne voulez-vous pas monter chez lui ?

— Tout à l’heure, tout à l’heure. Dites-moi, personne ne vient-il le voir ?

— Oh ! mon Dieu, monsieur Oldbuck, personne ! S’il ne voulait pas recevoir quand il était gai et bien portant, jugez si quelqu’un de Fairport qui se présenterait maintenant réussirait à être admis. »

La bonne hôtesse conduisit Oldbuck par un petit escalier étroit, l’avertissant à chaque tournant, et regrettant tout le temps d’être obligée de le faire monter si haut. À la fin elle frappa doucement à la porte du parloir de son locataire. « Entrez, » dit Lovel ; et mistriss Hadoway introduisit le laird de Monkbarns.

Le petit appartement était d’une propreté remarquable, décemment meublé, et orné de quelques ouvrages à l’aiguille de sa première jeunesse, que mistriss Hadoway avait conservés ; mais il était bas et étouffé, et Oldbuck craignait que l’exposition n’en fût pas saine pour un jeune homme d’une santé délicate, observation qui le confirma dans un projet qui s’était déjà offert à son esprit en faveur de Lovel. Celui-ci était assis sur un canapé, en robe de chambre et en pantoufles ; une table à écrire chargée de papiers et de livres était placée devant lui. L’Antiquaire fut effrayé du changement qui avait eu lieu dans sa personne. Une pâleur mortelle était répandue sur son front et sur ses joues, à l’exception des pommettes que couvrait une rougeur vive et tranchante, semblable à celle qui indique généralement la phtisie, et si différente de ce frais coloris de la santé, animé d’une légère nuance de hâle, qui si peu de temps auparavant était la teinte habituelle de son visage. Oldbuck remarqua à ses vêtemens, et à un habit noir placé sur une chaise à côté de lui, qu’il était en grand deuil. Lorsque l’Antiquaire était entré, Lovel s’était levé pour aller à sa rencontre.

« Voilà qui est bien aimable, dit-il en lui serrant la main, et en le remerciant cordialement de sa venue ; et vous me prévenez dans une visite que j’avais l’intention de vous faire. Il faut que vous sachiez que depuis peu j’ai fait l’acquisition d’un cheval.

— C’est ce que j’ai appris de mistriss Hadoway. J’espère seulement, mon cher ami, que votre choix sera tombé sur un cheval tranquille. Il m’est arrivé à moi-même imprudemment d’en acheter un une fois de ce même Gibbie Golightly : or ladite bête se mit à courir, moi sur son dos, l’espace de deux milles après une meute de chiens avec laquelle je n’avais pas plus à démêler qu’avec la neige de l’an dernier, et après avoir procuré un divertissement infini à tout une bande de chasseurs, il eut la bonté de me déposer dans un fossé sec. J’espère que le vôtre sera plus pacifique.

— J’espère du moins que nous nous entendrons mieux sur le choix de nos excursions.

— C’est-à-dire que vous vous croyez bon cavalier.

— Je ne conviendrais pas volontiers d’en être un mauvais.

— C’est cela : vous autres jeunes gens croyez tous qu’autant vaudrait vous comparer à des tailleurs. Mais avez-vous de l’expérience ? car, crede experto[163], un cheval en colère ne plaisante pas.

— Assurément je n’ai pas l’ambition de passer pour un excellent écuyer ; mais pendant que je servais en qualité d’aide-de-camp de sir…, dans l’affaire où la cavalerie donna l’an passé, Je vis démonter de meilleurs cavaliers que moi.

— Ah ! vous avez contemplé en face le terrible dieu des combats ? vous avez connu les fureurs de Mars ? Il ne vous manquait plus que cela pour achever de vous rendre digne de l’épopée. Vous vous rappellerez cependant que les Bretons combattaient sur des chariots ; covinarii[164] est la phrase de Tacite. Vous vous rappelez la belle description de la manière dont ils fondirent sur l’infanterie romaine, quoique l’historien nous dise combien la surface montueuse du pays était peu propre à un combat équestre ; et réellement je me suis toujours demandé avec étonnement quelle espèce de chariots on pouvait traîner en Écosse hors des grands chemins, Eh bien ! voyons, les Muses vous ont-elles visité ? avez-vous quelque chose à me montrer ?

— Mon temps, dit Lovel en jetant un regard sur ses vêtemens noirs, a été moins agréablement employé.

— Vous avez perdu un ami ? dit l’Antiquaire.

— Oui, monsieur Oldbuck, et presque le seul ami que je puisse m« vanter d’avoir possédé jamais.

— En vérité ! reprit alors le vieux gentilhomme d’un ton sérieux bien différent de la gravité ordinaire qu’il affectait. Jeune homme, ne rejetez pas les consolations qui vous restent. La mort, en vous enlevant un ami tandis que votre attachement mutuel était encore dans toute sa force, dans toute sa chaleur, et qu’aucun souvenir de froideur, de méfiance ou de trahison ne vient mêler son amertume aux larmes que vous donnez à sa perte, vous évite peut-être une épreuve plus cruelle encore. Regardez autour de vous : combien peu en voyez-vous vieillir dans ces raisons qui furent formées dès le premier âge de la vie. La source où nous puisions en commun nos plaisirs va se desséchant à mesure que nous avançons dans le voyage, et nous en formons de nouvelles, dont les premiers compagnons de notre route sont le plus souvent exclus ; la jalousie, l’envie, les rivalités, viennent successivement éloigner de nous ceux que nous croyions nos meilleurs amis. Nous restons donc seuls avec ceux que l’habitude nous conserve plus que le penchant, et qui ne tenant à nous par d’autre lien que par le sang, restent auprès du vieillard pendant sa vie pour n’en être pas oubliés à sa mort.

« Hœc data pœna diu viventibus[165]

« Ah ! monsieur Lovel, si votre sort est d’atteindre à cette sombre et mélancolique époque de l’existence, vous vous rappellerez les chagrins de votre jeunesse, comme les légers nuages qui interceptent un moment les rayons du soleil levant. Mais je fatigue vos oreilles de paroles qui n’apportent aucune conviction à votre esprit.

— Je suis sensible à votre bienveillant intérêt, dit le jeune homme ; mais une blessure si récente doit saigner douloureusement ; et dans mon malheur actuel, pardonnez-moi de vous parler ainsi, ce serait une idée peu consolante que celle qui me présenterait l’avenir comme ne me réservant qu’une suite de chagrins toujours plus cruels. Permettez-moi d’ajouter, monsieur Oldbuck, que vous avez moins de raison que tout autre d’envisager la vie sous un aspect aussi triste. Vous avez une fortune aisée, vous jouissez de l’estime publique, vous pouvez, suivant vos propres expressions, vacare Musis[166], vous livrer aux occupations vers lesquelles votre goût vous porte ; vous avez la faculté de choisir votre société au dehors, et vous trouvez dans votre intérieur les soins affectueux et assidus des plus proches parentes,

— Mais oui ; les femelles ! pour mes femelles, grâce à la manière dont je les ai dressées, elles sont fort civiles et fort traitables. Elles ont soin de ne pas me troubler dans mes études du matin, et de traverser doucement la chambre avec le pas léger d’un chat, quand après le dîner ou le thé il m’arrive de faire un somme dans mon fauteuil… Tout cela est fort bien, mais il me faudrait quelque chose de plus, quelqu’un avec qui je pusse échanger mes idées, avec qui je pusse parler enfin.

— Alors, pourquoi n’appelez-vous pas auprès de vous votre neveu, le capitaine Mac Intyre, dont tout le monde parle comme d’un jeune homme plein de vivacité et de feu ?

— Qui ? s’écria Monkbarns, mon neveu Hector ? le Hotspur du nord[167] ? que le ciel m’en préserve ! J’aimerais autant jeter un tison allumé dans mon grenier à foin. C’est un cerveau brûlé, un ferrailleur, avec une généalogie écossaise aussi longue que la grande rue de Fairport, et une claymore aussi longue que sa généalogie, et qu’il dégaina sur le docteur la dernière fois qu’il vint ici. Je l’attends bien ici un de ces jours, mais je le tiendrai en respect, je vous l’assure. Lui, devenir un membre de ma famille, pour mettre tout en désordre dans ma maison et y faire trembler jusqu’aux tables et aux chaises ! Non, non ; je ne veux pas d’Hector Mac Intyre. Mais, écoutez-moi, Lovel ; vous êtes un garçon doux et tranquille, ne feriez-vous pas mieux de venir vous établir à Monkbarns pendant un mois ou deux, puisque je vois que vous n’êtes pas décidé à quitter immédiatement le pays ? Je ferai ouvrir une porte dans votre chambre sur le jardin ; cela ne coûtera qu’une bagatelle ; il y en eut une autrefois qu’on avait murée depuis long-temps ; par ce moyen vous pourrez aller et venir de la chambre verte sans déranger votre vieil hôte et sans en être dérangé. Quant à la manière de vivre, mistriss Hadoway a dit que vous étiez fort réservé sur la nourriture, suivant son expression ; ainsi vous vous contenteriez de ma modeste table. Pour ce qui est du blanchissage…

— Permettez-moi de vous interrompre, mon cher monsieur Oldbuck, dit Lovel ne pouvant réprimer un sourire, et avant que votre obligeante hospitalité ait achevé des projets et des arrangemens qui me seraient si agréables, laissez-moi vous remercier sincèrement de cette offre amicale. Il n’est pas en ce moment en mon pouvoir de l’accepter ; mais avant de faire mes adieux à l’Écosse, j’espère trouver le moyen d’aller passer quelques jours avec vous. »

Le front d’Oldbuck se rembrunit. « Comment, lorsque je croyais avoir formé le plan qui pouvait le mieux nous convenir à tous deux ! Et qui sait ce qui aurait pu s’ensuivre avec le temps, et si nous nous fussions jamais quittés ? Je suis le maître de mes biens, mon cher ami, voilà l’avantage d’être descendu d’un homme qui avait plus de bon sens que d’orgueil. On ne peut pas m’obliger de transmettre mes propriétés mobilières et immobilières, et mon héritage, autrement que selon mon gré. Mes caprices ou mes prédilections ne seront pas gênés dans leur essor par une bande d’héritiers substitués, aussi inutiles que les morceaux de papier enfilés après la queue d’un cerf-volant. Mais je vois que vous ne voulez pas vous laisser tenter à présent. La Calédonie va cependant son train, j’espère.

— Oh ! certainement, dit Lovel ; je ne puis abandonner un plan de si belle espérance.

— C’est, dit l’Antiquaire en levant gravement les yeux au ciel (car avec toute sa pénétration et son jugement pour apprécier les différens plans formés par les autres, il avait tout naturellement une opinion fort exagérée de l’importance de ceux qu’il concevait lui-même) ; c’est vraiment une de ces entreprises qui, achevées avec le même esprit qui en dicta la conception, peut venger la littérature actuelle du reproche de frivolité qui lui est adressé. »

Ici il fut interrompu par un coup qui se fit entendre à la porte ; c’était mistriss Hadoway qui apportait une lettre pour M. Lovel, en disant qu’un domestique attendait la réponse.

« Vous êtes intéressé dans cette affaire, monsieur Oldbuck, dit Lovel après avoir jeté un coup d’œil sur le billet qu’il présenta à l’Antiquaire. »

C’était une lettre de sir Arthur Wardour, écrite dans des termes extrêmement polis. Il regrettait qu’un accès de goutte l’eût empêché jusqu’alors de témoigner à M. Lovel, d’une manière quelconque, les obligations qu’il avait à sa conduite courageuse ; il s’excusait de ne pas venir personnellement lui offrir ses complimens, mais espérait que M. Lovel voudrait bien mettre de côté toute cérémonie, et se joindre à sa société pour aller visiter les ruines de l’abbaye de Saint-Ruth et revenir ensuite dîner et passer la soirée au château de Knockwinnock. Sir Arthur terminait en disant qu’il avait envoyé à la famille de Monkbarns une invitation de se réunir à eux dans la partie de plaisir projetée. Le lieu du rendez-vous était fixé à une barrière placée à distance égale des différens points de départ de sa compagnie.

— Que ferons-nous ? dit Lovel en regardant l’Antiquaire, mais déjà tout résolu sur le parti qu’il prendrait.

— Nous irons, certainement. Voyons un peu : il en coûtera une chaise de poste tout entière qui nous contiendra très bien, vous et moi, avec Marie Mac Intyre ; mon autre femelle peut aller voir la sœur du ministre, et la chaise peut encore vous ramener à Monkbarns, puisque nous l’aurons à la journée.

— Mais il me semble que je ferais mieux d’aller à cheval.

— C’est vrai, j’oubliais déjà votre Bucéphale. Et à propos, vous êtes un jeune fou d’avoir acheté cette bête ; vous auriez mieux fait de louer un cheval, si vous aimez mieux vous fier à d’autres jambes qu’aux vôtres.

— Oui, comme les chevaux ont l’avantage de marcher beaucoup plus vite, et qu’ils en ont deux paires pour une, j’avoue que je préfère…

— C’est assez, c’est assez ; faites comme il vous plaira. Alors donc je mènerai Grizzel ou le ministre, car lorsque je loue des chevaux de poste, j’aime à en profiter pour mon argent. Ainsi nous nous trouverons vendredi, à midi précis, à la barrière de Tirlingen. Et en convenant de cela, les deux amis se séparèrent.


CHAPITRE XVII.

PROMENADE AUX RUINES DE SAINT-RUTH.


En ces lieux autrefois des prêtres entourés de sombres flambeaux exhalaient vers le ciel leurs ferventes prières ou entonnaient l’hymne nocturne. Là se réfugiait le malheur ; là venaient expirer la vengeance et la haine ; le remords, adouci par la pitié, y sentait se dissiper la moitié de ses terreurs, et l’orgueil fléchi y répandait les larmes de la pénitence.
Crabbe. Le Bourg.


La matinée du vendredi fut aussi belle, aussi calme que s’il n’y avait pas eu de projets de partie de plaisir, circonstance presque également rare dans la vie réelle et dans les romans. Lovel, ranimé par l’influence propice du temps et par la pensée de se trouver encore une fois avec miss Wardour, prit à cheval la route du rendez-vous, moins triste et mieux disposé qu’il ne l’avait été depuis longtemps. Sous plusieurs rapports, l’avenir paraissait s’éclaircir à ses yeux, et l’espérance, quoique semblable aux rayons du soleil matinal qui se montrent au milieu des ondées et des nuages, paraissait vouloir briller sur la route qu’il parcourait. Dans cette disposition d’esprit, il était tout naturel qu’il arrivât le premier au lieu du rendez-vous, et plus naturel encore que ses regards fussent si attentivement attachés sur la route de Knockwinnock, qu’il ne s’aperçut pas de l’arrivée de la division Monkbarns avant que le fouet du postillon et le roulement pesant de la chaise de poste qui suivait l’en eussent averti.

Dans cette lourde machine étaient renfermées d’abord la majestueuse figure d’Oldbuck lui-même, puis la non moins corpulente personne du révérend Blattergowl[168], ministre de Trotcosey, paroisse sur laquelle étaient situés Knockwinnock et Monkbarns. Ce révérend personnage était affublé d’une perruque crêpée, sur le haut de laquelle était posé un chapeau retroussé à trois cornes. C’était la sienne qui l’emportait parmi les trois dernières perruques qui restassent à la paroisse et qui différaient entre elles, suivant l’expression de Monkbarns, comme les trois degrés de comparaison ; la perruque plate de sir Arthur étant le positif, la sienne, d’une mode un peu plus ancienne, formant le comparatif, et l’incomparable perruque grisonnante et crêpée du digne ecclésiastique, offrant le superlatif. Le surintendant de ces antiques coiffures, jugeant ou feignant de juger qu’il ne pouvait guère être absent dans une circonstance qui les réunissait toutes trois, s’était assis sur la planche suspendue derrière la voiture, afin d’être là si ces messieurs avaient besoin qu’il leur donnât un petit coup avant dîner. Entre les deux lourdes personnes de l’Antiquaire et du ministre, était placée la mince et délicate forme de Marie Mac Intyre, sa tante ayant préféré une journée passée au presbytère en causant avec son amie miss Beckie Blattergowl, à l’examen des ruines de l’abbaye de Saint-Ruth.

Pendant que Lovel saluait la famille de Monkbarns, on aperçut le carrosse du baronnet qui arrivait grand train au lieu du rendez-vous. C’était une calèche découverte qui, par ses chevaux écumans, ses élégans postillons, ses panneaux chargés d’armoiries, et les deux domestiques à cheval qui la précédaient, formait un assez frappant contraste avec la machine délabrée et les deux haridelles qui avaient amené l’Antiquaire et sa société. Les places d’honneur de la voiture étaient occupées par sir Arthur et sa fille. Au premier regard que se jetèrent mutuellement miss Wardour et Lovel, le teint de la jeune personne s’anima d’une vive rougeur ; mais elle s’était apparemment formé le plan de le traiter comme un ami, car elle répondit avec autant d’aisance que de grâce au salut qu’il lui adressa et qui indiquait assez son agitation. Sir Arthur arrêta la calèche pour serrer cordialement la main de son jeune libérateur, et lui exprimer le plaisir qu’il éprouvait à saisir cette occasion de lui faire ses remercîmens personnels. Puis, d’un ton assez léger et comme n’y attachant pas beaucoup d’importance : « Monsieur Lovel, dit-il, je vous présente M. Dousterswivel. »

Lovel jeta un regard sur l’adepte allemand qui occupait, dans la calèche, le siège de devant, ordinairement accordé aux dépendans et aux inférieurs. Le sourire affecté et le salut obséquieux par lesquels l’étranger s’empressa de répondre à la légère inclination de tête de Lovel, augmentèrent l’espèce d’aversion que celui-ci avait déjà conçue intérieurement pour lui, et il était évident, au froncement de l’épais sourcil de l’Antiquaire, qu’il voyait aussi avec mécontentement cet individu faire nombre dans leur partie. Le reste de la compagnie se fit de loin quelques signes de complimens, et les voitures ayant recommencé à rouler pendant l’espace d’environ trois milles à compter de l’endroit où elles s’étaient rencontrées, elles s’arrêtèrent enfin devant une petite auberge sur le bord du chemin, à l’enseigne des Quatre Fers à cheval, où Caxon ouvrit humblement la portière et baissa le marchepied de la chaise de poste, tandis que les élégans domestiques de la calèche aidaient sir Arthur et sa fille à en sortir.

Ici les complimens recommencèrent. Les jeunes demoiselles se prirent la main, et Oldbuck, qui se trouvait là dans son élément, se mit à marcher en tête pour servir de guide et de cicérone à la compagnie, qui s’avançait vers le lieu qu’elle s’était proposé de voir. L’Antiquaire eut soin de retenir Lovel près de lui, comme le meilleur auditeur de la société, et de temps à autre il adressait un mot d’explication et d’instruction à miss Wardour et à Marie Mac Intyre qui suivaient immédiatement. Il évitait plutôt le baronnet et le ministre, parce qu’il savait que ces deux personnages prétendaient entendre aussi bien et même mieux que lui le sujet dont il allait être question ; et quant à Dousterswivel, outre qu’il le considérait comme un charlatan, sa vue lui rappelait tellement la perte qu’il craignait de faire dans la compagnie des mines, qu’il ne pouvait supporter sa présence. L’homme d’église et le chimiste étaient donc les deux satellites qui accompagnaient la planète de sir Arthur, auquel ils étaient d’ailleurs assez portés à s’attacher comme au personnage le plus important de la société.

Il arrive souvent en Écosse que les points de vue les plus beaux se trouvent cachés dans le fond de quelque vallée solitaire, et que vous traversez le pays dans tous les sens sans vous douter que vous êtes près d’un lieu digne d’exciter votre intérêt, à moins qu’un accident ou votre intention ne vous y conduise. Ceci s’applique surtout au pays qui environne Fairport, et qui est en général nu et découvert. Mais çà et là le cours d’un ruisseau ou d’une petite rivière va se jeter dans un vallon[169], sur les bords rocailleux et élevés duquel se sont réfugiés des arbres et des arbrisseaux de toute espèce, qui croissent avec une profusion d’autant plus agréable qu’elle forme un contraste inattendu avec la surface générale du pays. On rencontrait des sites de ce genre en approchant des ruines de Saint-Ruth par un petit chemin qui s’étendait le long d’une montagne escarpée et stérile, et qui d’abord ne semblait être qu’un sentier traversé par des bestiaux. Mais par degrés et à mesure qu’il allait en descendant, et s’enfonçait dans les détours de la montagne, on commençait à voir paraître des arbres d’abord écartés les uns des autres, rabougris et dépouillés, et dont les troncs, couverts en quelques endroits de flocons de laine, offraient dans l’intérieur des creux où les moutons aiment tant à se reposer : spectacle plus agréable aux yeux d’un admirateur du genre pittoresque qu’à ceux d’un cultivateur ou d’un propriétaire de forêts. Peu à peu les arbres se formèrent en groupes entourés d’épines et de broussailles, et à la fin ces groupes se rapprochèrent tellement que, quoiqu’ils s’ouvrissent çà et là pour former une large clairière, ombragée de leurs rameaux, et qu’on rencontrât de temps à autre un petit espace nu, de marais ou de bruyère stérile qui avait refusé de nourrir les jets que les arbres poussaient autour d’eux, l’aspect de ce lieu dans son ensemble était décidément celui d’une forêt. Les bords de la vallée commencèrent à se rapprocher, on entendit au dessous le bruit d’un ruisseau, et à travers les ouvertures du bois on put voir par intervalles ses claires eaux précipiter leur cours rapide sous le dais de verdure qui les couvrait.

Oldbuck s’arrogea alors toute l’autorité d’un véritable cicérone, et recommanda sérieusement à la compagnie de ne pas s’écarter d’un pas du chemin qu’il leur montrait, si elle voulait jouir dans toute sa perfection du spectacle qu’elle venait contempler. « Vous êtes heureuse de m’avoir pour guide, miss Wardour, dit le vieux savant en élevant la main, et, par le mouvement de sa tête, marquant la cadence de ces vers qu’il répéta avec emphase :

« J’ai, dans ma course tributaire,
Parcouru les détours rians

Et tous les sentiers verdoyans
De cette forêt solitaire ;
J’en connus chaque épais buisson
Et chaque ombrage tutélaire,
Lorsque ma jeunesse légère
Folâtrait sur l’épais gazon. »

— Ah ! que le diable l’emporte ! cette branche de ronce a entièrement dérangé tous les travaux de Caxon, et a manqué d’entraîner ma perruque dans le ruisseau. Voilà ce que c’est que de réciter ou déclamer hors de propos.

— Consolez-vous, mon cher monsieur, dit miss Wardour, vous avez votre fidèle perruquier tout prêt à réparer de semblables désastres ; et quand il aura rendu à votre perruque sa première splendeur, je pourrai faire à mon tour une citation.

« Ainsi l’astre resplendissant,
Lorsqu’il se couche et qu’il descend
Au lit de l’Océan immense,
Par intervalles, en silence,
Relève son front pâlissant,
D’un dernier rayon se colore,
Et vient sur l’horizon encore
Faire éclater un feu mourant. »

— Oh ! assez, assez, répondit Oldbuck ; j’aurais dû savoir ce que c’était que de vous donner prise sur moi. Mais voici qui arrêtera votre veine satirique, car vous êtes, je le sais, une admiratrice de la nature. » En effet, après l’avoir suivi à travers la brèche d’un vieux mur presque écroulé, une perspective aussi inattendue qu’intéressante frappa les spectateurs.

Ils se trouvaient placés à une hauteur assez considérable sur un des bords du vallon, qui tout-à-coup s’était élargi de manière à former une espèce d’amphithéâtre qui admettait dans son enceinte un lac limpide et profond dont l’étendue, de plusieurs acres, était entourée d’un espace de terrain uni et nivelé. Ses bords étaient environnés de hauteurs très escarpées, où le roc se montrait à nu dans quelques endroits, tandis que dans d’autres il était couvert d’un bois taillis, qui d’une manière irrégulière en tapissait légèrement la surface, et contrastait par ses teintes variées avec la verdure uniforme du gazon qui couvrait le terrain. Au dessous, le lac se déchargeait dans le ruisseau rapide et bruyant qui avait accompagné leur route depuis qu’ils étaient entrés dans le vallon, et tout près de l’endroit où il se séparait de la source qui alimentait son cours, étaient situées les ruines, objet de leur curiosité. Elles n’étaient pas d’une grande étendue, mais la beauté singulière, autant que l’empreinte solitaire et sauvage des lieux qui les entouraient, leur donnait une importance et surtout un intérêt bien supérieur à celui que peuvent inspirer des débris d’architecture bien plus considérables, mais placés au milieu de maisons ordinaires et privés d’accessoires aussi romantiques. La fenêtre de l’église qui regardait l’aurore était restée entière avec tous ses ornemens, et cette partie de l’édifice était soutenue par de légers arcs-boutans, qui, détachés du mur contre lequel ils étaient placés, et ornés de sculptures et de crénelures élégantes, donnaient au bâtiment, par leur support, pour ainsi dire aérien, une légèreté pleine de grâce. Le toit et la partie occidentale de l’église étaient complètement ruinés. Cependant elle semblait avoir occupé un côté d’un carré dont les ruines du couvent formaient deux autres côtés, et le jardin un quatrième. Les bâtimens ruinés de ce couvent qui dominaient le ruisseau avaient été en partie fondés sur un roc escarpé ou rapide ; ce lieu avait plus d’une fois servi de poste militaire, et ce ne fut pas sans beaucoup de sang qu’il avait été pris pendant les guerres de Montrose. Le terrain qu’avait anciennement occupé le jardin était encore indiqué par quelques arbres fruitiers. Un peu plus loin du bâtiment étaient des chênes, des ormes et des châtaigniers détachés qui étaient parvenus à une grosseur remarquable. Le reste de l’espace qui séparait les ruines du revers de la montagne était couvert d’un gazon fin et court que la visite journalière des troupeaux entretenait en meilleur état que si la faux y eût passé. Toute cette scène respirait un calme majestueux et touchant sans être monotone. Le large et profond bassin où le lac reposait ses eaux bleues et limpides dans lesquelles se réfléchissaient les lis aquatiques qui croissaient sur le rivage ; les arbres qui çà et là étendaient des bords sur ce lac leurs branches vigoureuses, offraient un beau contraste avec l’impétuosité et le fracas du ruisseau qui s’élançait hors de l’ouverture comme s’il fût sorti de captivité, et se précipitait à travers le vallon, tournoyant autour de la base du roc sur lequel les ruines étaient situées, redoublant de tumulte et se couvrant d’écume à chaque pierre ou morceau de roc qui obstruait son passage. Le vert pâturage qui bordait les ruines, les grands arbres qui y étaient dispersés, offraient la même opposition avec les bords escarpés qui l’entouraient, et qui, couverts tantôt d’une végétation légère, tantôt d’une bruyère rougeâtre, présentaient quelquefois brusquement des saillies rocailleuses et grisâtres, où s’attachaient le lichen et ces autres plantes robustes qui prennent racine dans les fentes les plus arides des rochers.

« Ici fut la retraite des sciences dans des temps d’obscurité, monsieur Lovel ; dit Oldbuck, autour duquel la compagnie s’était groupée et admirait le développement inattendu d’un spectacle aussi romantique. Ici se reposèrent des sages fatigués du monde, en se consacrant à celui qui est à venir, ou au service de la génération qui devait les suivre. Je vais vous montrer tout à l’heure la bibliothèque. Voyez cette étendue de mur, avec ses fenêtres en ogive. Là on avait recueilli cinq mille volumes, comme l’assure un vieux manuscrit que je possède, et j’aurais beau jeu de continuer ici les plaintes du savant Léland qui, regrettant la destruction des bibliothèques des couvens, s’écrie comme Rachel pleurant sur ses enfans, que si les lois papales, les décrets, les décrétales, les clémentines et d’autres drogues de ce genre, sans en excepter les Sophismes d’Heytesburg, la Logique d’Aristote, la Théologie de Dunse, avec d’autres fruits de l’enfer, étaient sautés de ces bibliothèques dans la boutique de l’épicier, nous aurions pu nous en consoler ; mais faire servir nos anciennes chroniques, nos nobles histoires, nos savans commentaires, nos monumens nationaux à un usage aussi vil, aussi dégradant, voilà de quoi nous déshonorer aux yeux de la postérité jusqu’aux temps les plus reculés. insouciance trop fatale à notre pays !

— John Knox ! s’écria le baronnet, sous l’influence et les auspices duquel cette tâche patriotique fut accomplie[170] ! »

L’Antiquaire, dont la situation ressemblait tant soit peu à celle d’une bécasse prise dans son propre piège, se retourna en toussant pour cacher une légère rougeur, pendant qu’il méditait sa réponse. « Quant à l’apôtre de la réformation… » Mais miss Wardour interrompit une conversation qu’elle jugea être dangereuse. « Quel était, je vous prie, l’auteur que vous citiez, monsieur Oldbuck ?

— Le savant Léland, miss Wardour, qui perdit la tête en voyant la destruction des bibliothèques des couvens en Angleterre.

— Il est possible, reprit la jeune demoiselle, que ce malheur ait conservé la raison à beaucoup d’antiquaires modernes, qui certainement l’auraient engloutie dans une si vaste mer de sciences, si elle n’avait été à propos diminuée.

— Eh bien ! grâce à Dieu, il n’y a pas de danger à présent pour le petit espace qui nous en reste. »

En parlant ainsi, Oldbuck les conduisit par un sentier escarpé qui les mena bientôt sur la place où les ruines étaient situées. C’est ici qu’ils vécurent, continua l’Antiquaire, consacrant entièrement leur temps à éclaircir des points de la plus haute antiquité, copiant des manuscrits, et composant de nouveaux ouvrages pour l’instruction de aà postérité.

— Et, ajouta le baronnet, à exercer les rites de la dévotion avec une pompe et des cérémonies dignes des ministres des autels.

— Et si son excellence feut le permettre, dit l’Allemand en s’inclinant humblement, les moines faisaient aussi des expériences très curieuses tans leurs laporatoires, soit de chimie, soit de magie naturelle.

— Il me semble, dit le ministre, qu’ils avaient assez affaire de recueillir les dimes et redevances de trois bonnes paroisses.

— Il est vrai, dit miss Wardour en jetant un regard malin sur l’Antiquaire, qu’ils n’étaient pas importunés par le sexe féminin.

— Vous avez raison, ma belle ennemie ; c’était un paradis où aucune Ève n’était admise ; ce qui doit redoubler notre étonnement que nos bons pères aient pu le perdre. »

Tout en faisant des réflexions de ce genre sur les occupations des anciens possesseurs de ces ruines, ils errèrent quelque temps d’une pierre moussue à une autre, sous la conduite d’Oldbuck, qui leur détaillait avec assez de vraisemblance le premier plan de l’édifice, leur lisant et leur expliquant les vieilles inscriptions dont on retrouvait encore les traces sur les tombes des morts ou au dessus des niches dans lesquelles avaient été jadis placées les images des saints.

« Par quelle raison, dit enfin miss Wardour, la tradition ne nous a-t-elle conservé que si peu de chose sur les anciens habitans de ces majestueux édifices élevés avec tant de frais et de soins, et dont les propriétaires furent dans leur temps des personnages si redoutables par leur pouvoir et leur importance ? La plus petite tourelle d’un baron ou d’un écuyer pillard, qui vivait de sa lance ou de son épée, est consacrée par le souvenir de quelque légende, et le moindre pâtre vous dira avec exactitude le nom et les faits de ses anciens possesseurs ; mais demandez à un paysan des renseignemens sur ces vastes et magnifiques débris, sur ces clochers, sur ces arcs-boutans, ces fenêtres en ogive, élevés à si grands frais, il vous répondra en trois mots : Les moines ont bâti cela il y a longtemps. »

La question était un peu embarrassante. Sir Arthur leva les yeux au ciel dans l’espoir d’y trouver une inspiration qui lui permît de répondre ; Oldbuck raccommodait sa perruque ; le ministre était d’avis que ses paroissiens étaient trop profondément pénétrés de la vraie doctrine presbytérienne, pour conserver aucun souvenir des prêtres papistes qui avaient encombré le pays, et qui n’étaient que des rejetons du grand arbre d’iniquité qui prend racine dans les entrailles des sept montagnes d’abomination. Lovel pensait qu’on pourrait mieux résoudre la question en examinant quels sont les événemens qui laissent les impressions les plus profondes dans l’esprit du peuple. « Ce ne sont pas, ajouta-t-il, ceux qui ressemblent aux progrès graduels d’une rivière, dont les eaux répandent la fertilité et l’abondance, mais plutôt ceux qu’on peut comparer au cours furieux d’un torrent dévastateur qui ravage tout sur son passage. Les époques par lesquelles le vulgaire a divisé le temps ont toujours rapport à l’apparition de quelque fléau, et il date son ère d’un déluge, d’un tremblement de terre ou d’une guerre civile. Si de tels faits sont ceux qui restent le plus long-temps gravés dans la mémoire du peuple, pouvons-nous nous étonner qu’il se souvienne du guerrier sanguinaire, tandis que les paisibles abbés sont tombés dans l’oubli ?

— Avec votre permission, messieurs, mesdames, et sous le pon blaisir de sir Arthur, de miss Wartour et du tigne ecclésiastique, de mon pon ami et combatriote M. Oltenpuck et du pon M. Lofel, je crois que tout cela fient te la main te gloire.

— La main de quoi ? s’écria Oldbuck.

— La main te gloire, mon bon meinherr Oltenpuck ; c’est un grand et derrible secret à l’aide duquel les moines cachèrent leurs trésors lorsqu’ils furent chassés te leurs cloîtres par ce que vous appelez la réforme.

— Diable ! dit Oldbuck ; apprenez-nous cela, car ce sont des secrets qui en valent la peine.

— Ah ! mon pon meinherr Oltenpuck, fous allez fous moquer de moi ; mais la main te gloire est pieu connue dans les pays qu’habitaient autrefois fos ancêtres ; c’est une main qui toit être coubée à un mort qui aura été pendu pour meurdre, et qu’on fait sécher à la fumée du genévrier, et si fous ajoutez un peu te pois de houx, la chose n’en ira bas mieux, c’est-à-dire n’en ira que mieux ; puis fous prenez un beu te graisse l’ours, te plaireau, te sanglier, et te betit envant à la mamelle, qui n’aura pas été babtisé (car c’est ein chose très essentielle), et fous en faites une chantelle que fous mettez tant la main te gloire, à une certaine heure et avec te certaines cérémonies ; et celui qui cherche tes drésors, il est sûr de n’en jamais troufer.

— Quant à cela, j’en ferais serment sur ma tête, dit l’Antiquaire. Et était-ce la coutume en Westphalie, monsieur Dousterswivel, de se servir de cet élégant candélabre ?

— Touchours, meinherr Oltenpuck, quand on ne foulait bas que personne découfrît ce que fous faisiez. Et les moines s’en serfaient touchours quand ils gageaient l’archenterie de l’éclise, leurs grands calices, leurs pagues précieuses et leurs pichoux.

— Ce qui n’empêche pas sans doute que vous autres, chevaliers rose-croix, vous n’ayez trouvé le moyen de rompre le charme, et de trouver ce que les pauvres moines ont pris tant de peine à cacher.

— Ah ! pon meinherr Oltenpuck, répliqua l’adepte en secouant mystérieusement la tête, fous êtes bien ingrétule ; mais si fous aviez fu les grantes pièces d’archenferie si massives, sir Arthur, si pien trafaillées, miss Wartour, et la croix t’argent que nous troufâmes, Shrœpfer et moi, pour le baron blunderhaus ; alors il fous aurait pieu fallu croire.

— On croit à ce qu’on voit en effet. Mais quel art, quel mystère employez-vous, monsieur Dousterswivel ?

— Ah, ah ! meinherr Oltenpuck, c’est là mon betit segret, mon pon monsir, et fous me partonnerez si je ne fous dis pas celui-là. Mais ensuite il y a t’autres moyens. Oui fraiment, si fous faites le même rêve trois fois de suite, bar exemble, c’est un très pon signe.

— Je suis bien aise de savoir cela, dit Oldbuck en jetant un coup d’œil de côté à Lovel ; j’ai un ami qui est souvent favorisé par les songes.

— Oui, il y a les symbathies et les andibathies, et les brobriétés singulières, et les fertus nadurelles et surnadurelies de certains herbes et te la baquette définatoire.

— Je trouverais plus curieux de voir ces miracles que d’en entendre parler, dit miss Wardour.

— Ah ! ma très honorée temoiselle, c’est que ceci n’est quère le lieu ni le demps Le técouvrir les trésors et l’archenterie de l’Éclise ; mais, pour vous oblicher, ainsi que mon honoraple batron, sir Ardhur, le révérend églésiastique, le pon monsié Oltenpuck, et le cheune monsié Lofel, qui est aussi un tigne chentilhomme, che fais fous mondrer qu’il est bossible et très bossible de drouver un zource d’eau ou un petit fontaine cachée sous terre, sans le segours de la bioche ou de la pêche.

— Peste ! dit l’Antiquaire ; j’ai déjà entendu parler de ce sortilège ; mais ce ne sera pas un art très productif dans notre pays. Vous feriez mieux d’aller exploiter ce secret en Espagne ou en Portugal.

— Ah ! mon pon monsir Oltenpuck, c’est qu’il y a l’inquisition et l’auto-da-fé. Moi, simble philosophe, je serais prûlé comme sorcier.

— Et ce serait perdre leurs fagots, dit tout bas Oldbuck à Lovel ; mais si on le flétrissait publiquement comme le plus impudent coquin qui ait jamais existé, il n’aurait que le châtiment qu’il mérite. Voyons, je crois qu’il est sur le point de nous montrer quelques uns de ses tours de passe-passe. »

En effet, l’Allemand s’était avancé vers un petit bois taillis, à quelque distance des ruines, où il affectait d’être très occupé à chercher une baguette qui pût convenir à son opération mystérieuse. Après en avoir coupé, examiné et rejeté plusieurs, il s’arrêta enfin à une petite branche de coudrier terminée en fourche, et qu’il déclara posséder la vertu nécessaire pour l’épreuve qu’il allait tenter. Tenant les deux bouts fourchus de la baguette entre les doigts et le pouce, et l’élevant ainsi toute droite, il se mit à parcourir les ailes ruinées du cloître, suivi du reste de la compagnie qui formait derrière une procession attentive. « Moi croire y pas avoir t’eau ici, dit l’adepte après avoir fait le tour des bâtimens sans avoir remarqué aucune de ces indications qu’il feignait d’y chercher. Il vaut groire que ces moines écossais droufaient l’eau trop froite bour le climat, et qu’ils se condendaient de poire le pon et le confortable fin du Rhin. Mais, ah ! foyez donc ! » En conséquence, tout le monde fixa les yeux sur la baguette qui sembla tourner dans sa main, quoiqu’il prétendit la tenir fortement serrée. « Il y avoir te l’eau ici, c’être certain, » ajouta-t-il ; et se tournant d’un côté et de l’autre, suivant que l’agitation de la baguette divinatoire semblait augmenter ou diminuer, il arriva enfin au milieu d’un enclos vide et découvert, qui avait été jadis la cuisine de l’abbaye, où la baguette se ploya de manière à indiquer presque directement l’endroit qui était au dessous. « C’être ici, dit l’adepte ; et si fous ne drouvez bas un zource au milieu, je conzens à ce que fous m’abbeliez dous un imbudent coquin. "

« C’est une liberté que je prendrai dans tous les cas, » dit à voix basse l’Antiquaire à Lovel.

Un domestique qui avait suivi la compagnie avec un panier rempli de viandes froides, fut alors envoyé à la cabane d’un bûcheron voisin pour en rapporter une pioche et une bêche. Les décombres et les pierres ayant été enlevés de l’endroit indiqué par l’Allemand, on trouva bientôt les côtés d’un puits régulièrement bâti ; et le bûcheron, aidé de ses fils, l’ayant débarrassé des moellons qui l’encombraient à la profondeur de plusieurs pieds, l’eau commença à jaillir à la grande satisfaction du philosophe, à la surprise des dames, de sir Arthur, du ministre, et même un peu de Lovel, et à la confusion de l’incrédule Antiquaire, qui ne manqua pourtant pas de protester à l’oreille de Lovel contre ce miracle. « Ceci n’est qu’un tour, dit-il ; le drôle, par un moyen quelconque, avait eu soin de s’assurer de l’existence de ce vieux puits avant de nous aveugler par cette jonglerie ; mais remarquez ce qui va suivre maintenant ; je suis bien trompé si ce n’est pas là le prélude de quelque fraude plus sérieuse. Voyez l’air important que se donne le coquin ! comme il triomphe du succès de son expérience, et comme le pauvre sir Arthur écoute le déluge de sottises qu’il lui débite, et qu’il lui fait prendre pour les principes des sciences occultes !

— Fous foyez, mon pon badron, fous foyez, mes pounes temoiselles, fous foyez, digne meinherr Bladdergowl, et monsié Oltenpuck et monsié Lofel peufent foir aussi s’ils le feulent, que l’art n’a d’autre ennemi que l’ignorance. Recartez ce petit paquette de noisetier, elle ne baraît ponne qu’à fouetter les betits enfans. (C’est un bon nerf de bœuf qu’il te faudrait, grommela tout bas l’Antiquaire.) Eh pien, mettez-la entre les mains t’un philosophe, et paf ! il la fait serfir à te crantes técouverdes. Mais tout ceci n’être rien, sir Arthur, rien ti dont, digne monsié Bladdergowl, moins que rien, mes cheunes tames, un micère, messiés Oltenpuck et Lofel, en combaraison de ce que l’art peut faire encore. Ah ! si che rencontrais un homme te cœur et te courage, je lui ferais foir bien autre chose que te l’eau tans un puits ! Che lui montrerais…

— Et quelque argent serait sans doute préalablement nécessaire, n’est-ce pas ? dit Oldbuck.

— Bah ! un pacatelle ! Il pourrait falloir un petite somme dont il ne faut pas la beine de barler.

— C’est ce que je croyais, dit sèchement Oldbuck ; et moi, en attendant, sans le secours de la baguette magique, je vous montrerai un excellent pâté de gibier avec une bouteille d’un certain madère égal à tout ce que l’art de M. Dousterswivel peut nous faire voir. »

Le repas fut étalé fronde super viridi[171], comme Oldbuck le dit lui-même, sous un vieux arbre d’une dimension énorme appelé le Chêne du Prieur, et la compagnie s’asseyant autour, se mit à faire honneur au contenu du panier.


CHAPITRE XVIII.

UN CONTE ALLEMAND.


Semblable au griffon qui d’une course aisée traverse le désert, franchit les montagnes, les vallées et les torrens, à la poursuite de l’Arimaspe qui déroba le fruit d’or confié à sa garde vigilante ; avec la même ardeur le démon…
Milton. Le paradis perdu.


Lorsque la collation fut terminée, sir Arthur reprit le sujet des mystères de la baguette divinatoire dont il s’entretenait auparavant avec Dousterswivel. « Mon ami M. Oldbuck, dit le baronnet, sera maintenant disposé, monsieur Dousterswivel, à écouter avec plus d’attention l’histoire que vous avez rapportée des découvertes faites dernièrement en Allemagne par les membres de votre association.

— Ah ! sir Arthur, ce n’être pas une chose dont il faille parler défant ces messieurs ; car c’est le manque de crédulité, de ce que vous appelez foi, qui gâte les pelles entrebrises.

— Au moins, ma fille nous lira la narration que lui a fournie l’histoire de Martin Waldeck.

— Ah ! c’être une très féritable histoire ; mais miss Wardour a tant d’esprit et de malice, qu’elle lui a tonné tout l’air t’un roman. Non, sur ma barole d’honnête homme, Wieland et Goëthe n’auraient bas fait mieux.

— À parler franchement, monsieur Dousterswivel, répondit la demoiselle, le merveilleux dans cette légende l’emportait tant sur le probable, qu’il était impossible à un amateur du royaume des fées, comme moi, de ne pas y ajouter quelques traits pour la rendre parfaite dans ce genre. Mais la voici ; et si vous n’êtes pas disposés à quitter cet ombrage que la chaleur du jour ne soit un peu calmée, et que vous promettiez votre indulgence à ma mauvaise composition, peut-être sir Arthur ou M. Oldbuck voudra-t-il se charger de la lire.

— Non pas moi, dit sir Arthur ; je n’ai jamais aimé à lire tout haut.

— Ni moi non plus, dit Oldbuck, car j’ai oublié mes lunettes ; mais voilà Lovel qui a de bons yeux et une bonne poitrine, car je sais que M. Blattergowl ne lit jamais rien, de crainte qu’on ne suppose qu’il ne lise aussi ses sermons. »

La tâche de lecteur fut donc imposée à Lovel, qui reçut avec un peu d’agitation, des mains de miss Wardour, le manuscrit qu’elle lui remit elle-même avec quelque embarras, et qui était tracé par cette main dont il enviait la possession comme le bien le plus précieux que le monde pût lui offrir ; mais forcé de contenir son émotion, il jeta un moment les yeux sur le cahier comme pour se familiariser avec les caractères, se recueillit, et lut à la compagnie le conte suivant :

les aventures de martin waldeck[172].

C’est dans la solitude de la forêt de Hartz, en Allemagne, et surtout dans les montagnes appelées Blockberg ou plutôt Brockenberg, qu’on place ordinairement la scène des apparitions, des contes de sorciers et de démons. Les occupations des habitans, qui sont la plupart ouvriers mineurs ou bûcherons, sont d’un genre qui semble les rendre plus accessibles à la superstition, et les phénomènes de la nature dont ils sont quelquefois témoins dans l’exercice de leur métier solitaire ou souterrain, sont souvent attribués par eux à l’intervention des esprits ou au pouvoir de la magie. Parmi les contes divers répandus dans ce pays sauvage, il y en a un auquel il est particulièrement attaché, et qui suppose que le Hartz a son démon tutélaire qui s’y montre sous la forme d’un homme des bois d’une stature gigantesque, la tête aussi bien que la taille ceinte de feuilles de chêne, et portant à la main un pin déraciné. Il est certain que plusieurs personnes affirment avoir vu une figure répondant à cette description traversant à grandes enjambées, et dans une ligne parallèle à leur propre route, le sommet opposé de la montagne dont elles se trouvaient séparées par une vallée étroite ; et le fait de cette apparition est si généralement admis, que l’incrédulité moderne n’a trouvé d’autre ressource que de l’attribuer à une illusion d’optique[173].

En des temps plus anciens, le démon entretenait avec les habitans des relations plus fréquentes ; et, suivant les traditions de Hartz, il avait coutume de se mêler des affaires des mortels, avec le caprice attribué à ces démons nés de la terre, quelquefois pour leur bien, quelquefois pour leur mal. Mais on avait remarqué que même ses dons devenaient, avec le temps, funestes à ceux qui les avaient reçus ; et c’était une chose commune que les pasteurs, dans le zèle de leur sollicitude pour leurs troupeaux, composassent des sermons dont le refrain tendait toujours à les avertir de se préserver de toute relation directe ou indirecte avec le démon de Hartz. Les aventures de Martin Waldeck ont été souvent citées par les vieillards à la jeunesse imprévoyante, quand ils l’entendaient se moquer d’un danger qui lui paraissait imaginaire.

Un capucin voyageur s’était emparé de la chaire de l’humble église couverte de chaume d’un petit hameau appelé Morgenbrodt, situé dans le district de Hartz. Là, il déclamait contre la perversité des habitans, leurs liaisons avec des démons, des sorcières et des fées, et surtout avec l’esprit de la forêt de Hartz. La doctrine de Luther commençait déjà à se répandre parmi les paysans, car cet événement est placé sous le règne de Charles-Quint, et ils se moquaient du zèle avec lequel le vénérable moine insistait sur ce sujet. Par degrés sa violence augmenta en voyant leur obstination, et leur obstination s’accrut de sa violence. Les habitans n’aimaient pas à entendre comparer un démon familier et paisible qui fréquentait le Brockenberg depuis tant de siècles, à Belphégor, Astaroth, et Belzébuth lui-même, et à le voir condamné sans merci à l’éternité de l’enfer. La crainte que l’esprit ne cherchât à se venger d’eux pour avoir écouté des discours semblables, vint se joindre encore à l’intérêt national qu’il inspirait. Un moine voyageur, se disaient-ils, qui aujourd’hui est ici, et n’y sera plus demain, peut dire ce qui lui plaît ; mais c’est nous, habitans anciens et sédentaires du pays, qui restons exposés à la merci du démon offensé, et qui devons payer pour tous. Dans l’irritation que ces réflexions occasionnèrent, les paysans, après les injures, en vinrent aux coups de pierres ; et après avoir presque lapidé le pauvre prêtre, ils le chassèrent de la paroisse, afin qu’il allât prêcher ailleurs contre les démons. Trois jeunes gens qui avaient été présens dans cette occasion et y avaient même pris part, s’en retournaient dans leur cabane, où ils s’adonnaient à la pénible et vile occupation de faire du charbon pour le service des forges. En chemin la conversation tomba naturellement sur le démon de Hartz et sur les sermons du capucin. Max et George Waldeck, les deux frères aînés, tout en convenant que les paroles du moine avaient été indiscrètes et dignes de blâme, comme portant un jugement téméraire sur la nature du démon et le séjour qu’il habitait, soutenaient pourtant qu’il était dangereux d’accepter ses dons ou d’entretenir aucune relation avec lui. Il était puissant, il est vrai, mais fantasque et capricieux, et ceux qui avaient eu des rapports avec lui avaient rarement fait une bonne fin. C’était lui qui avait donné au brave chevalier Ecbert de Rabeuwald ce fameux cheval noir qui l’avait rendu vainqueur de tous les champions au tournoi de Bremen ; mais ce même coursier ne s’était-il pas précipité avec son cavalier dans un abîme si terrible et si profond, que l’homme ni le cheval n’avaient jamais reparu depuis ? Si la dame Gertrude en avait obtenu un merveilleux secret pour faire venir le beurre, n’avait-elle pas fini par être brûlée comme sorcière, par le grand-juge criminel de l’électorat, pour s’être servie de ce don ? À ces exemples ils en joignirent encore d’autres des malheurs et de la fatalité qui avaient fini par suivre les bienfaits apparens du démon de Hartz. Mais ils eurent beau dire, rien de tout cela ne produisit d’impression sur l’esprit de Martin Waldeck, leur plus jeune frère.

Martin était jeune, impétueux et téméraire ; il excellait dans tous les exercices qui distinguent un montagnard, et les dangers qui les accompagnent l’avaient rendu brave et intrépide. Il rit de la timidité de ses frères. « Ne me contez pas de pareilles sottises, dit-il, le démon est un bon démon ; il vit parmi nous comme s’il était un de nos paysans ; il fréquente les rochers solitaires et les cavernes des montagnes, comme un pâtre et comme un chasseur ; et celui qui se plaît dans la forêt de Hartz et au milieu de ses sites sauvages, ne peut pas être indifférent au sort des robustes enfans du sol. Mais quand le démon serait aussi malicieux que vous le dites, comment acquerrait-il du pouvoir sur les mortels qui se bornent à accepter ses dons sans s’engager à se soumettre à ses volontés ? Quand vous portez votre charbon au fourneau, l’argent qui vous est payé par le blasphémateur Blaise, ce vieux réprouvé d’intendant, n’est-il pas aussi bon que si vous le receviez des mains du pasteur lui-même ? Ce ne sont donc pas les présens du démon qui peuvent devenir dangereux, mais l’usage que vous en faites. Et s’il venait m’apparaître en ce moment et m’indiquer une mine d’or ou d’argent, je commencerais à fouiller avant même qu’il eût tourné le dos, et je me regarderais toujours comme sous la protection d’un être bien plus grand que lui, tant que je ferais un bon emploi des richesses qu’il me ferait découvrir.

À ceci le frère aîné répondait « qu’un bien mal acquis était presque toujours mal dépensé ; » tandis que le présomptueux Martin ne craignait pas d’affirmer « que tous les trésors de Hartz n’apporteraient pas le plus petit changement dans ses habitudes, ses mœurs et son caractère. »

Le frère de Martin le pria de ne pas parler si hardiment de ce sujet, et réussit quoique avec peine à l’en détourner en appelant son attention sur la prochaine chasse au sanglier. Cette conversation les mena jusqu’auprès de leur cabane, qui n’était qu’une misérable hutte située sur le bord d’une vallée étroite, pittoresque et sauvage, dans les gorges du Brockenberg. Ils soulagèrent leur sœur de l’opération pénible de carboniser le bois, qui demande une attention constante, et se partagèrent entre eux le soin de la surveiller pendant la nuit, les deux autres devant dormir pendant qu’un d’eux resterait debout, suivant leur coutume ordinaire.

Max Waldeck, l’aîné, veilla pendant les deux premières heures, et fut fort alarmé en remarquant, sur le bord opposé de la vallée, un grand feu entouré de plusieurs figures qui paraissaient tourner autour avec des gestes effrayans. Max eut d’abord envie d’appeler ses deux frères ; mais songeant au caractère entreprenant du plus jeune, et regardant comme impossible d’appeler l’autre sans aussi réveiller Martin ; imaginant aussi que ce qu’il voyait pouvait être une illusion du démon, et la conséquence des expressions hardies employées par Martin dans la soirée précédente, il jugea qu’il valait mieux se mettre sous la sauve-garde des prières que la peur lui permit de murmurer, et continua de regarder avec une terreur curieuse cette étrange et effrayante apparition. Après avoir brillé pendant quelque temps, les feux s’éteignirent par degrés et firent place à l’obscurité, et le reste du temps que Max passa à veiller ne fut troublé que par le souvenir de son effroi.

George prit ensuite la place de Max qui alla se coucher, et l’apparition du grand feu flamboyant sur le côté opposé de la vallée se présenta également à ses yeux. De même qu’auparavant, il était entouré de figures dont les formes opaques se dessinant aux regards du spectateur, sur la flamme rougeâtre du feu, agissaient et gesticulaient autour, comme si elles se fussent occupées de quelque cérémonie mystique. George, quoique aussi prudent que son frère, était d’un caractère plus hardi. Il résolut d’examiner de plus près l’objet de son étonnement, et ayant en conséquence traversé la petite rivière qui séparait les deux côtés de la vallée, il gravit le bord opposé, et approcha, à la distance du vol d’une flèche, du feu qui brûlait avec autant de vivacité que lorsqu’il lui avait d’abord apparu.

Ceux qui l’entouraient ressemblaient à ces fantômes que nous présente un rêve effrayant, et il se confirma dans l’idée qu’il avait d’abord conçue que ce n’étaient pas des êtres appartenant à l’espèce humaine. Au milieu de ces formes surnaturelles et bizarres, George Waldeck remarqua celle d’un géant tout couvert de poils, tenant à la main un sapin déraciné avec lequel il semblait de temps en temps attiser le feu flamboyant, et n’ayant d’autre vêtement qu’une guirlande de feuilles de chêne autour de la ceinture et de la tête. George sentit le cœur lui manquer en reconnaissant en lui l’apparition bien connue du démon de Hartz, telle qu’il l’avait souvent entendu décrire par le vieux prêtre et les chasseurs qui avaient vu sa forme gigantesque traverser la montagne. Il fit un mouvement pour fuir, mais la réflexion lui vint, et se reprochant sa lâcheté, il récita intérieurement le verset du psaume : Que tous les bons anges louent le Seigneur ! que dans ce pays on regarde comme un puissant exorcisme ; puis il se retourna encore une fois vers le lieu où il avait vu le feu, mais tout avait disparu.

La pâle lune éclairait alors seule le bord de la vallée, et lorsque George, d’un pas tremblant, le front couvert de sueur et ses cheveux dressés sous le bonnet de charbonnier qui le couvrait, arriva à l’endroit où le feu quelques momens auparavant avait été visible, et qui était distingué par un chêne renversé, il n’y put trouver aucun vestige du spectacle qui venait de lui apparaître. La mousse et les fleurs sauvages étaient dans toute leur fraîcheur, et les branches de l’arbre qui un moment auparavant lui avaient paru enveloppées dans des tourbillons de flammes et de fumée, étaient humides de la rosée de la nuit.

George retourna dans sa cabane en frissonnant de crainte, et, de même que son frère aîné, résolut de ne rien dire de ce qu’il avait vu, de peur d’exciter dans Martin cette curiosité téméraire qu’il regardait comme frisant l’impiété.

C’était ensuite le tour de Martin de veiller. Le coq de la famille avait déjà donné le premier signal, et la nuit était presque écoulée. En examinant l’état du fourneau où l’on déposait le bois pour être carbonisé, il fut surpris de voir que le feu n’y avait pas été bien entretenu ; car dans son excursion, et l’agitation qui en avait été la suite, George avait oublié le principal objet qui le faisait veiller. La première pensée de Martin fut d’appeler ses deux frères endormis ; mais remarquant que leur sommeil était plus fort et plus profond que de coutume, il respecta leur repos, et se mit à charger le fourneau sans avoir recours à leur aide. Le bois qu’il y entassa était apparemment humide, car le feu parut plutôt s’éteindre que se rallumer. Martin alla ensuite chercher quelques fagots à une pile de bois qui avait été soigneusement coupé et séché pour cet usage ; mais à son retour il retrouva le feu complètement éteint. C’était là un accident sérieux, et qui les menaçait de la perte de plus d’un jour de travail. Inquiet et tourmenté, le pauvre garçon voulut battre le briquet pour rallumer le feu, mais l’amadou était mouillé, et tous ses efforts furent sans succès. Il allait donc se décider à appeler ses frères, car les circonstances devenaient pressantes, quand, à travers les croisées et les crevasses de leur chétive chaumière, il aperçut des jets de lumière, et fut frappé de la même apparition qui avait successivement alarmé ses deux frères pendant leur garde nocturne. Sa première idée fut que les Muhlerhaussers[174], avec lesquels ils étaient en rivalité de métier et avaient déjà eu plusieurs querelles, pouvaient être venus de nuit empiéter sur leurs limites, afin de piller leur bois. Il résolut donc d’éveiller ses frères, et de se venger de leur audace. Mais un moment de réflexion, et l’examen qu’il fit des gestes et des manières de ceux qui lui paraissaient ainsi travailler au milieu du feu, eurent bientôt dissipé cette pensée, et quoique assez incrédule sur de tels sujets, il conclut que ce qu’il voyait était un phénomène hors des lois de la nature. « Que ce soient des hommes ou des démons, dit l’intrépide bûcheron, que je vois se livrer là-bas à ces cérémonies et à ces gestes bizarres, je vais aller leur demander une lumière pour allumer mon feu. » En même temps il abandonna le projet d’éveiller ses frères, car on croyait généralement qu’il fallait être seul pour entreprendre des aventures du genre de celle qu’il était sur le point de tenter. Il craignait aussi que la timidité scrupuleuse de ses frères ne s’opposât à la poursuite de l’examen qu’il avait résolu de faire ; ainsi donc, détachant sa pique du mur, l’intrépide Martin Waldeck partit tout seul pour cette entreprise.

Avec le même bonheur que son frère George, mais animé d’un courage bien supérieur, Martin traversa le torrent, gravit la montagne, et s’approcha assez près de l’assemblée des esprits pour pouvoir reconnaître dans la figure principale les attributs du démon de Hartz. Pour la première fois de sa vie, un frisson parcourut ses veines ; mais en se rappelant qu’il avait défié, et même désiré de loin la circonstance qui se présentait alors, il sentit se fortifier son courage, et l’orgueil suppléant à la fermeté qui pouvait lui manquer, il s’avança avec assez de résolution vers le feu ; les figures qui l’environnaient lui paraissaient de plus en plus sauvages, fantastiques et surnaturelles, à mesure qu’il s’en approchait. Il fut accueilli par des éclats de rire rauques et bizarres qui parurent plus effrayans à ses oreilles étourdies que la réunion des sons les plus funestes et les plus lugubres qu’on pût imaginer. « Qui es-tu ? dit le géant en s’efforçant de donner à ses traits farouches et disproportionnés une sorte de gravité, tandis qu’ils étaient agités par les grimaces d’un rire qu’il cherchait en vain à réprimer.

— Martin Waldeck le bûcheron, répondit l’intrépide jeune homme. Et vous, qui êtes-vous ?

— Le roi de la forêt et de la mine, répondit le spectre. Et qui te donne l’audace de venir troubler mes mystères ?

— Je suis venu chercher une lumière pour allumer mon feu, » répondit Martin hardiment ; et puis sans s’intimider il demanda à son tour : « Quels mystères sont ceux que vous célébrez ici ?

— Nous célébrons, répondit le démon complaisant, les noces d’Hermès avec le dragon noir. Mais prends le feu que tu es venu chercher, et pars : nul mortel ne peut nous regarder long-temps et vivre. »

Le paysan enfonça la pointe de sa pique au milieu d’une large bûche enflammée qu’il souleva avec quelque peine, et avec laquelle il reprit son chemin vers la cabane ; les éclats de rire recommencèrent derrière lui avec une triple violence, et retentirent bien loin dans l’étroite vallée. Tout étonné qu’il fût de ce qu’il venait de voir, le premier soin de Martin en arrivant fut d’arranger au milieu de son bois le feu qu’il portait, de manière à rallumer le plus promptement possible son fourneau ; mais après bien des efforts, et après avoir vainement employé les secours du soufflet et des pincettes, le tison qu’il avait apporté du feu du démon s’éteignit entièrement sans avoir pu faire prendre le reste. Il se retourna, et vit les flammes continuer à briller sur la montagne, quoique les figures qui avaient gesticulé autour eussent disparu. Comme il pensa que le spectre s’était moqué de lui, il s’abandonna à la témérité naturelle à son caractère, et résolut de pousser l’aventure jusqu’au bout ; il reprit sa route vers l’endroit où était le feu, dont, sans aucune opposition de la part du démon, il rapporta de la même manière un morceau de bois embrasé, mais qui ne réussit pas mieux à allumer son feu que le précédent. L’impunité ayant mis le comble à son audace, il se détermina à faire une troisième tentative, et à approcher du feu comme les autres fois ; mais comme il s’en retournait après avoir pris un nouveau morceau de braise, il entendit la voix rauque et bizarre qui l’avait d’abord interrogé prononcer ces mots : « Garde-toi de revenir ici une quatrième fois. »

N’ayant pas mieux réussi à rallumer son feu cette fois que les autres, Martin renonça à cette inutile entreprise, et se jeta sur son lit de feuilles, résolu à remettre au lendemain matin la communication de cette aventure à ses frères. Il fut tiré du sommeil lourd où l’avaient jeté la fatigue du corps et l’agitation d’esprit qu’il avait éprouvées, par de violentes exclamations de surprise et de joie. Ses frères, étonnés de trouver le feu éteint en se levant, s’étaient mis à arranger le bois de manière à le renouveler, et avaient trouvé dans les cendres trois grosses masses de métal que leur savoir en ce genre (car les paysans de Hartz sont presque tous des minéralogistes praticiens) leur avait fait reconnaître pour de l’or pur.

Leur joie fut un peu troublée quand ils apprirent de Martin de quelle manière lui était venu ce trésor, d’autant plus que leur propre expérience de la nuit ne leur permettait pas de concevoir le moindre doute sur son récit ; mais ils n’eurent pas la force de résister à la tentation de partager les richesses de leur frère. Se mettant donc à la tête de la maison, Martin Waldeck acheta des terres et des bois, éleva un château, obtint des lettres de noblesse, et, à l’indignation de l’ancienne aristocratie du pays, fut investi de tous les privilèges d’une illustre naissance. Son courage dans les guerres publiques, aussi bien que dans les querelles particulières, et le nombre de dépendans qu’il payait autour de sa personne, le soutinrent quelque temps contre le ressentiment et la haine qu’avaient excités son élévation subite et l’arrogance de ses manières.

L’exemple de Martin Waldeck vint alors se joindre à beaucoup d’autres pour prouver qu’il n’existe pas d’homme qui puisse prévoir l’effet qu’une prospérité inattendue aura sur son caractère. Ses mauvais penchans naturels, que la pauvreté avait contenus et réprimés, se développèrent sous l’influence fatale de la tentation, et les moyens de s’y livrer produisirent les plus tristes résultats. Comme il est rare qu’on ne s’enfonce pas de plus en plus dans le mal, une passion criminelle en amena une autre. Le démon de l’avarice évoqua celui de l’orgueil, et cet orgueil ne pouvait se soutenir que par l’oppression et la cruauté. Le caractère de Waldeck, toujours hardi et entreprenant, mais devenu arrogant et cruel par la prospérité, le rendit bientôt odieux non seulement aux nobles, mais encore aux rangs inférieurs, qui virent avec un double ressentiment les droits oppressifs de la noblesse de l’Empire exercés d’une manière aussi absolue par un homme sorti de la lie du peuple ; son aventure, quoique soigneusement cachée, commença aussi à s’ébruiter, et le clergé ne fut pas lent à désigner et à couvrir de honte, comme un sorcier et un complice des démons, celui qui, après avoir acquis d’une telle manière un si immense trésor, n’avait pas cherché à en sanctifier l’acquisition en en consacrant une partie considérable aux besoins de l’Église. Entouré d’ennemis publics et privés, environné de mille haines et menacé de l’excommunication de l’Église, Martin Waldeck, ou plutôt, comme on l’appelait alors, le baron Von Waldeck, regretta plus d’une fois avec amertume les travaux et les délassemens de son obscure pauvreté. Cependant au milieu de tant d’écueils son courage ne l’abandonna pas, et sembla plutôt augmenter en proportion que ces dangers s’accumulaient autour de lui. Mais un accident vint accélérer sa ruine.

Une proclamation du duc de Brunswick alors régnant avait invité à un tournoi solennel tous les nobles allemands d’une naissance honorable et sans tache, et Martin Waldeck, armé avec magnificence et accompagné de ses deux frères et d’une suite nombreuse et brillante, eut l’insolence de paraître parmi les chevaliers de la province, et de demander la permission d’entrer en lice. Ceci fut regardé comme mettant le comble à son audace. Mille voix s’écrièrent à la fois : « Nous ne voulons pas de charbonnier dans nos jeux de chevalerie ! » Irrité jusqu’à la frénésie, Martin tira son épée, et renversa le héraut qui, pour obéir au cri général, s’était opposé à son entrée. Un millier d’épées sortirent du fourreau pour venger un crime qui, dans ces temps, ne pouvait être surpassé que par le sacrilège ou le régicide. Waldeck, après s’être défendu comme un lion, fut saisi, jugé, et condamné sur l’heure, par les juges de la lice, au châtiment décrété contre celui qui a violé la paix de son souverain et attenté à la personne sacrée d’un héraut d’armes, c’est-à-dire à avoir la main droite coupée, à être honteusement privé des honneurs de la noblesse, dont il se montrait indigne, et chassé de la ville. Après avoir été dépouillé de ses armes et avoir subi la mutilation imposée par la rigoureuse sentence, cette malheureuse victime de l’ambition fut abandonnée à la populace qui, le traitant alternativement de tyran et de magicien, le suivit avec des cris et des menaces qui finirent par des actes de violence. Ses frères (car son cortège s’était dispersé par la fuite) ne réussirent à l’arracher des mains de cette multitude furieuse, que lorsque, rassasiée de cruauté, elle l’eut laissé à moitié mort par suite de la perte de son sang et des coups qu’il avait reçus. Mais la barbarie ingénieuse de ses ennemis ne leur permit pas de se servir d’autre moyen de transport pour l’enlever, que d’une charrette à charbon, semblable à celle dont il avait anciennement fait usage, et dans laquelle ses frères le déposèrent sur une botte de paille, espérant à peine arriver avec lui dans un lieu de refuge, avant que la mort vînt mettre un terme à ses souffrances.

Lorsque les Waldeck, qui poursuivirent leur route de cette déplorable manière, furent près des limites de leur pays natal, ils aperçurent dans un chemin creux, entre deux montagnes, une figure qui s’avançait vers eux, et qui d’abord leur parut celle d’un homme âgé. Mais à mesure qu’ils approchaient, ses membres et sa taille s’agrandirent, son bâton de pèlerin se changea en un sapin déraciné, et la figure gigantesque du démon de Hartz leur apparut encore, avec toutes ses terreurs. Quand il se trouva en face de la charrette sur laquelle gisait le misérable Waldeck, ses traits monstrueux se détendirent, et laissèrent éclater un rire infernal, peignant à la fois le mépris et une inexprimable malignité, tandis qu’il adressait cette question au patient : « Comment te trouves-tu du feu que mes bûches ont allumé ? » La faculté de se mouvoir suspendue par l’effroi qui glaçait ses frères, sembla se ranimer dans Martin avec l’énergie de son courage. Il se souleva sur la charrette, et menaçant le spectre de son poing fermé avec violence lui jeta un regard plein de haine, et qui semblait le défier encore. Le démon disparut comme de coutume, en faisant entendre les rauques éclats de son effroyable rire, et laissa Waldeck épuisé du dernier effort de la nature expirante.

Ses frères, terrifiés, dirigèrent la charrette vers les tours d’un couvent qui s’élevait au milieu d’un bois de sapins, auprès de la route. Ils furent charitablement accueillis par un capucin aux pieds nus, à la longue barbe, et Martin ne survécut que le temps nécessaire pour achever la première confession qu’il eût faite depuis l’époque de son élévation soudaine, et pour recevoir l’absolution de ce même prêtre que trois ans auparavant, jour pour jour, il avait aidé à chasser du hameau de Morgenbrodt. On supposa que ces trois années d’une prospérité précaire avaient un rapport mystérieux avec le nombre des visites qu’il avait faites au feu du spectre sur la montagne.

Le corps de Martin Waldeck fut enterré dans le couvent où il expira, et au sein duquel ses frères, ayant pris l’habit de l’ordre, vécurent et moururent dans l’accomplissement d’actes de dévotion et de charité. Ses terres, sur lesquelles personne ne réclama aucun droit, restèrent incultes jusqu’à ce qu’elles retournassent au domaine de l’empereur ; et les ruines du château auquel Waldeck avait donné son nom, sont encore évitées par les mineurs et les bûcherons, comme le repaire des esprits malins. Ainsi les aventures de Martin Waldeck étaient destinées à fournir un nouvel exemple des malheurs qui accompagnent toujours le mauvais emploi des biens trop rapidement acquis.


CHAPITRE XIX.

UN RIVAL.


Il y a eu une altercation si dangereuse entre mon cousin le capitaine et ce militaire, je ne sais à propos de quoi ! C’était vraiment pour un rien. Il s’agissait de rivalités, de grades, et de distinctions militaires.
La douce Querelle.


Après avoir écouté attentivement le conte que l’on vient de lire, l’auditoire fit à son aimable auteur tous les complimens voulus par la politesse. Oldbuck seul pinça la lèvre, et remarqua qu’on pouvait comparer le talent de miss Wardour à celui des alchimistes, puisqu’elle avait trouvé le moyen d’extraire une saine et solide morale d’un conte frivole et ridicule. « J’entends dire, ajouta-t-il, qu’il est de mode d’admirer ces compositions extravagantes ; quant à moi,


« Je porte un cœur anglais, peu propre à l’épouvante
Que l’aspect d’un fantôme ou d’os brisés enfante. »


« Avec fotre permission, mon pon monsir Oltenpuck, miss Wardour a fait de cette histoire comme te tout ce qu’elle touche, quelque chose de fort choli, en férité : mais quant à l’apparition tu témon de Hartz et sa course au milieu tes montagnes désertes, avec un crand sabin au lieu de carme, et une cuirlande te feuilles autour te la tête et te la taille, tout cela est aussi vrai que je suis ein honnête homme.

— Il n’y a pas moyen de contester une chose dont la vérité est si bien garantie, » répondit l’Antiquaire sèchement. Mais en ce moment l’approche d’un étranger vint interrompre la conversation.

Le nouveau venu était un beau cavalier d’environ vingt-cinq ans, en uniforme d’officier, et dont l’air et le ton avaient une assurance militaire qui surpassait peut-être un peu l’aisance d’un homme bien élevé dont les manières ne doivent pas ordinairement laisser soupçonner la profession. La plus grande partie de la compagnie s’empressa de le complimenter. « Mon cher Hector ! » s’écria miss Mac Intyre, qui courut lui prendre la main.

— Hector, fils de Priam, d’où viens-tu ? dit l’Antiquaire.

— Du comté de Fife, seigneur, » répondit le jeune militaire ; et après avoir salué poliment le reste de la compagnie, et d’une manière plus particulière sir Arthur et sa fille, il continua : « Pendant que j’étais en route pour Monkbarns, où j’avais l’intention d’aller vous présenter mes respects, j’ai appris, d’un domestique que j’ai rencontré, que vous étiez tous ici, et j’ai saisi avec empressement cette occasion de venir offrir mes hommages à plusieurs de mes amis à la fois.

— Et d’en faire aussi de nouveaux, mon brave Troyen, dit Oldbuck. Monsieur Lovel, je vous présente mon neveu, le capitaine Mac Intyre. Hector, je serai bien aise de vous voir cultiver la connaissance de M. Lovel. »

Le jeune militaire regarda Lovel d’un œil pénétrant, et le salua avec plus de froideur que de cordialité ; et comme notre héros crut trouver dans cette réserve quelque chose de dédaigneux, il lui rendit son salut avec la même hauteur. Ainsi, dès le premier moment de leur connaissance, une prévention secrète sembla s’élever entre eux.

Les remarques de Lovel pendant le reste de la journée ne furent pas de nature à lui faire regarder plus favorablement le nouveau venu. Le capitaine Mac Intyre, avec la galanterie ordinaire à son âge et à sa profession, devint assidu auprès de miss Wardour, s’empressa à lui rendre tous les petits soins que Lovel, retenu par la crainte de lui déplaire, aurait donné tout au monde pour oser lui offrir. C’était avec un sentiment tantôt d’irritation, tantôt de sombre abattement, qu’il voyait ce jeune officier s’arroger auprès d’elle tous les privilèges d’un sigisbé. Il présentait les gants de miss Wardour, l’aidait à mettre son châle, marchait à côté d’elle pendant la promenade, prêt à écarter tous les obstacles qui pouvaient arrêter ses pas, et à lui offrir son bras pour la soutenir quand le chemin devenait raboteux ou difficile. C’était à elle qu’il adressait le plus souvent la parole, et quand les circonstances le permettaient, il lui parlait exclusivement. Lovel savait parfaitement que tout ceci pouvait fort bien n’être que cette espèce de galanterie née de l’amour-propre, qui porte tant de jeunes gens de nos jours à se donner les airs d’occuper l’attention tout entière de la plus jolie femme d’une société, comme si les autres étaient indignes de leurs attentions. Mais il croyait voir dans les manières du capitaine Mac Intyre une expression marquée de tendresse, bien faite pour éveiller toutes les jalousies d’un amant. Miss Wardour aussi recevait ses soins ; et quoiqu’il fût obligé de s’avouer qu’ils étaient d’un genre à ne pouvoir être repoussés sans quelque affectation, cependant les lui voir accepter remplissait son cœur d’une amertume inexprimable.

Les angoisses que ces réflexions lui occasionnèrent le disposèrent assez mal à entendre les discussions arides dont Oldbuck, qui continuait d’exiger son attention exclusive, ne cessait de le persécuter ; et il subit, avec des accès d’impatience qui se tournaient presque en désespoir, un cours de leçons sur l’architecture monastique, dans ses différens styles, depuis le lourd saxon jusqu’à l’élégant gothique, et de là encore au genre mixte et composé du temps de Jacques Ier, où, suivant Oldbuck, tous les ordres étaient confondus, et des colonnes de divers ordres s’élevaient à côté ou au dessus les unes des autres, comme si la symétrie eût été oubliée, et que les principes élémentaires de l’art fussent retombés dans le chaos. « Quel spectacle peut être plus déchirant, s’écria Oldbuck dans un transport de véhémence, que celui des maux dont nous sommes forcés d’être témoins, et auxquels nous n’avons pas le moyen de remédier ! » Lovel répondit par un gémissement involontaire. « Je vois, mon jeune ami, que nos esprits s’entendent, et que ces monstruosités vous choquent autant que moi. Vous en êtes-vous jamais approché, sans éprouver le désir de défigurer, de mutiler, d’anéantir de telles infamies ?

— Des infamies ! répéta Lovel ; sous quel rapport ?

— Je veux dire pour la honte qui en rejaillit sur les arts.

— Mais où ?… comment ?…

— Pour le portique des écoles d’Oxford, par exemple, où, à frais immenses, un architecte ignorant, fantasque et barbare, a voulu que la façade du bâtiment représentât à la fois les cinq ordres d’architecture. »

Par des attaques de ce genre, Oldbuck, loin de se douter qu’il mettait Lovel à la torture, le forçait à lui accorder une portion de son attention ; tel qu’un habile pêcheur, au moyen de sa ligne, conserve son influence sur les débattemens convulsifs de sa proie infortunée.

Ils retournèrent alors vers le lieu où les voitures les attendaient ; et pendant l’espace de cette courte promenade, Lovel, harassé par les continuelles narrations et déclamations de son compagnon, avait envoyé plus d’une fois au diable, ou à quiconque aurait voulu l’en débarrasser, les ordres ou les désordres d’architecture, inventés ou combinés depuis la construction du temple de Salomon jusqu’à nos jours. Un léger incident fournit cependant l’occasion de modérer les accès d’impatience de notre Antiquaire.

Miss Wardour et son chevalier servant précédaient un peu les autres dans l’étroit sentier, lorsque la jeune personne, désirant sans doute rompre son tête-à-tête avec le jeune officier, s’arrêta tout-à-coup jusqu’à ce que M. Oldbuck les eût rejoints, et s’adressant à lui : « Je voudrais, monsieur Oldbuck, vous faire une question sur la date de ces ruines intéressantes. »

Ce ne serait pas rendre justice à l’adresse de miss Wardour que de supposer qu’elle n’eût pas prévu l’étendue peu ordinaire de la réponse qu’elle provoquait. L’Antiquaire, se redressant comme un cheval de bataille au son de la trompette, se plongea tout à la fois dans les divers argumens pour ou contre la date de 1273, qui avait été attribuée à l’abbaye de Saint-Ruth, par une publication nouvelle sur les antiquités d’architecture écossaise. Il déroula les noms de tous les abbés qui avaient gouverné cette institution, de tous les nobles qui lui avaient fait des dons de terres, et de tous les monarques dont cette vaste église avait été le dernier lieu de repos. De même qu’une traînée de poudre qui prend feu ne peut manquer d’allumer celle qui se trouve dans son voisinage, le baronnet, saisissant le nom d’un de ses ancêtres qui figurait dans la dissertation d’Oldbuck, se lança dans le récit de ses guerres, de ses hauts faits et de ses trophées, et le digne docteur Blattergowl, entendant parler d’une donation de terres, cum decimis inclusis tam vicariis quam garbalibus et numquam antea separatis[175], entra dans une longue explication concernant l’interprétation que la cour des dîmes[176] avait donnée à une clause de ce genre qui s’était présentée dans un procès qu’il avait eu dernièrement pour faire annexer à sa cure une augmentation de revenu. Les orateurs, comme trois coureurs de race, se pressaient séparément vers le but, sans s’inquiéter s’ils entravaient ou arrêtaient la carrière de leurs rivaux. Oldbuck haranguait, le baronnet déclamait, Blattergowl narrait et citait la loi, et ils faisaient à eux trois un mélange impitoyable des formes latines des donations féodales, des termes techniques du blason, et du jargon plus barbare encore de la cour des dîmes d’Écosse.

« C’était, s’écria Oldbuck, qui parlait de l’abbé Adhémar ; c’était en effet un prélat exemplaire, et par la sévérité de ses mœurs, le strict accomplissement de la pénitence, ainsi que la charité naturelle de son âme, et les infirmités causées par son grand âge et ses habitudes ascétiques. »

Ici, il lui arriva par malheur de tousser, et sir Arthur reprit ou plutôt continua : « Il était populairement appelé l’Enfer harnaché ; il portait un champ de gueules avec une face de sable, que nous avons depuis cessé d’admettre, et périt à la bataille de Verneuil, en France, après avoir tué six anglais de sa propre… »

« Un arrêt de certification, » continua le ministre de ce ton égal et lent, qui, d’abord couvert par la véhémence de ses adversaires, menaçait pourtant d’obtenir le dessus, et de se soutenir bien plus long-temps dans cette lutte de paroles ; « un arrêt de certification ayant été rendu, et les parties s’étant tenues comme convaincues, on croyait qu’on allait conclure à la preuve, quand l’avocat fit une motion pour que la cause fût exposée de nouveau, ayant des témoins à produire comme quoi on était dans l’habitude de transporter les brebis prêtes à agneler sur la terre franche de dîmes, ce qui n’était qu’un moyen évasif pour… »

Mais ici le baronnet et Oldbuck ayant repris haleine, et continué leurs harangues respectives, les trois fils de la conversation furent renoués et entrelacés de nouveau avec une inextricable confusion.

Cependant, tout insipide que fût ce triple jargon, il était évident que miss Wardour préférait l’écouter que de donner au capitaine Mac Intyre l’occasion de reprendre leur entretien. Aussi, après avoir attendu quelques momens avec un mécontentement que déguisaient mal ses traits hautains, il l’abandonna à son mauvais goût ; et, prenant le bras de sa sœur, la retint un peu en arrière du reste de la compagnie.

« Je vois, Marie, que, pendant mon absence, votre entourage n’est devenu ni plus gai ni moins savant.

— Il ne nous manquait que votre patience et votre sagesse, Hector.

— Grand merci, ma chère sœur ! mais, en fait de sagesse, votre société s’est augmentée d’un membre qui l’emporte sur votre frère indigne, s’il n’est pas tout-à-fait aussi gai que lui. Quel est, je vous prie, ce monsieur Lovel, qui est placé si avant dans les bonnes grâces de notre vieil oncle ? Il n’est pas en général si accessible aux étrangers.

— M. Lovel, mon frère, est un jeune homme fort bien élevé.

— Oui, c’est-à-dire qu’il salue en entrant dans une chambre, et porte un habit qui n’est pas percé aux coudes.

— Non, mon frère, c’est-à-dire que ses manières et son langage annoncent les sentimens et l’éducation de la meilleure classe.

— Mais je voudrais savoir quelle est sa naissance et son rang dans la société, et quel titre il a pour être admis dans le cercle où je le trouve si familièrement reçu.

— Si vous voulez savoir comment il a été admis à Monkbarns, vous pouvez demander à mon oncle, qui vous répondra sans doute qu’il reçoit chez lui la compagnie qui lui plaît ; et si vous voulez aussi en demander compte à sir Arthur, vous saurez que M. Lovel lui a rendu, ainsi qu’à miss Wardour, un service du genre le plus important.

— Comment ! cette histoire romanesque est donc vraie ? Et, je vous prie, ce vaillant chevalier aspire-t-il, comme cela se voit dans de pareils cas, à la main de la dame qu’il a tirée de péril ? C’est la règle dans les romans, je le sais ; et il m’a semblé lui trouver un ton fort sec avec moi tout le temps que nous nous sommes promenés ensemble. Elle avait même l’air de s’inquiéter de temps en temps si elle n’allait pas offenser son galant chevalier.

— Mon cher Hector, lui dit sa sœur, si réellement vous nourrissez encore de l’attachement pour miss Wardour…

— Si ! Marie ? pourquoi ce si ?

— J’avoue que je regarde votre persévérance comme sans espoir.

— Et pourquoi sans espoir, ma cher sœur ? Miss Wardour, dans l’état où sont les affaires de son père, ne peut pas prétendre à une grande fortune ; et, quant à la famille, je crois que les Mac Intyre ne sont pas inférieurs…

— Mais, Hector, continua sa sœur, sir Arthur ne nous regarde que comme des membres de la famille Monkbarns.

— Sir Arthur peut nous regarder comme il lui plaît, répondit le jeune Écossais d’un ton de hauteur, mais tous ceux qui ont le sens commun savent que la femme prend le rang de son mari, et que mon père, descendant de quinze aïeux sans tache, pouvait bien ennoblir ma mère, toute l’encre de l’imprimeur Aldobrand eût-elle coulé dans ses veines.

— Pour l’amour de Dieu, Hector, reprit sa sœur avec inquiétude, prenez garde à vos paroles ; une seule expression de ce genre, répétée à mon oncle par quelque écouteur officieux, indiscret, ou intéressé à vous nuire, vous ferait perdre à jamais son amitié et tout espoir à la succession de ses biens.

— Ainsi soit-il ! répondit l’impatient jeune homme. J’appartiens à une profession dont le monde n’a jamais pu se passer, et dont il aura plus besoin que jamais d’ici à un demi-siècle ; et mon oncle peut, s’il lui plaît, Marie, vous donner son domaine et son nom plébéien en présent de noces ; et vous pouvez, s’il vous plaît à vous-même, épouser son favori, et vivre en paix avec lui, s’il plaît encore au ciel : quant à moi, mon parti est pris ; je n’irai pas mendier, par la flatterie, un héritage qui m’appartient par droit de naissance. »

Miss Mac Intyre posant la main sur le bras de son frère, le supplia de réprimer cette chaleur. « Qui vous fait du tort, dit-elle, ou cherche à vous en faire, si ce n’est votre propre impétuosité ? Vous vous irritez de dangers qui n’existent que dans votre imagination. Notre oncle, jusqu’à présent, n’a cessé de nous témoigner une bonté toute paternelle, et pourquoi supposez-vous qu’il se montre dans l’avenir si différent de ce qu’il a été pour nous depuis que nous sommes orphelins ?

— J’avoue que c’est un excellent homme, répondit Mac Intyre, et je suis furieux contre moi-même quand il m’arrive de l’offenser ; mais, vraiment, ses éternelles harangues sur la pointe d’une épingle, et qui ne valent pas l’étincelle d’une pierre à feu ; ses recherches sur de vieux pots et de vieilles marmites, me font perdre patience. J’ai quelque chose d’Hotspur, ma sœur, j’en conviens.

— Un peu trop, mon très cher frère. Hélas ! dans combien de dangers, dont la plupart, pardonnez-moi de vous le dire, n’avaient rien d’honorable, ce caractère violent et absolu vous a-t-il entraîné ! De grâce, que le temps que vous allez passer au milieu de nous ne soit pas troublé par des emportemens de ce genre ; que notre vieux bienfaiteur ait la satisfaction de voir son neveu tel qu’il est : franc, vif et généreux ; sans mélange de brusquerie, d’obstination et de violence.

— Eh bien ! dit le capitaine Mac Intyre, me voilà sermonné ; Dieu veuille que j’en profite. Et, pour commencer, je vais me montrer poli avec votre nouvel ami. Il faut que j’entre en conversation avec ce M. Lovel.

Dans cette résolution, qui était pour le moment très sincère, il rejoignit la compagnie, qui marchait en avant. La triple dissertation était enfin terminée, et sir Arthur parlait des nouvelles étrangères et de la situation politique et militaire du pays, sujet sur lequel il n’y a pas d’homme qui ne se croie capable de donner son opinion. La conversation étant tombée sur une action qui avait eu lieu l’année précédente, Lovel, qui s’y était mêlé par hasard, vint à affirmer à ce sujet quelque circonstance de l’exactitude de laquelle le capitaine Mac Intyre ne parut pas entièrement convaincu, quoique ses doutes fussent poliment exprimés.

« Vous devez avouer que vous vous trompez dans ce cas, Hector, dit son oncle, quoique personne ne soit moins disposé que vous à faire un tel aveu, mais vous étiez en Angleterre à cette époque, et M. Lovel était probablement présent à cette affaire.

— Je parle donc à un militaire ? dit Mac Intyre ; puis-je demander à quel régiment monsieur Lovel appartient ? » Lovel lui donna le numéro de son régiment. « Il est singulier que nous ne nous soyons pas rencontrés auparavant, monsieur Lovel ; je connais parfaitement votre régiment, et j’ai servi avec lui à différentes reprises.

Une légère rougeur anima la figure de Lovel. « Je n’ai pas, depuis long-temps, suivi mon régiment, dit-il, j’ai servi dans la dernière campagne, sous les ordres du général***.

— En vérité, ceci devient encore plus étrange ; car, quoique je n’aie pas servi sous le général***, j’ai eu cependant l’occasion de connaître les officiers qui l’entouraient, et je ne puis me rappeler qu’il y en eût un du nom de Lovel. »

À cette observation, la rougeur de Lovel devint si vive qu’elle attira l’attention de toute la compagnie, tandis qu’un sourire dédaigneux indiquait dans Mac Intyre une espèce de triomphe. « Il y a quelque chose d’extraordinaire là dedans, dit Oldbuck en lui-même ; mais je ne puis me résoudre à juger si légèrement le phénix des compagnons de voyage ; ses actions, sa conduite et son langage appartiennent à un véritable gentilhomme. »

Lovel, pendant ce temps, avait tiré de son portefeuille une lettre dont il déchira l’enveloppe, et qu’il présenta à Mac Intyre. « Vous connaissez probablement la main du général ? peut-être ne devrais-je pas montrer ces expressions exagérées de l’estime et de l’intérêt qu’il me porte. » Cette lettre contenait des complimens très flatteurs de la part de cet officier, relativement à une occasion où notre jeune homme s’était distingué militairement. Mac Intyre, au premier coup d’œil qu’il y jeta, ne put nier qu’il reconnût l’écriture du général, mais il observa sèchement qu’il n’y avait pas d’adresse. « L’adresse, capitaine Mac Intyre, répondit Lovel du même ton, sera à votre service quand vous voudrez vous en informer.

— C’est ce que je ne manquerai pas de faire, reprit le jeune militaire.

— Allons ! allons ! s’écria Oldbuck, qu’est-ce que tout cela veut dire ? nous amenez-vous la discorde ? Nous ne voulons pas ici de rodomont et de jeune fou. Venez-vous du théâtre de la guerre pour exciter des querelles domestiques dans nos paisibles foyers ? êtes-vous donc comme des jeunes dogues, qui, lorsque le taureau est hors de l’arène, se cherchent querelle entre eux, s’entre-déchirent ou mordent aux jambes des honnêtes gens qui sont autour ? »

Sir Arthur dit qu’il espérait qu’ils ne s’oublieraient pas au point de s’échauffer sur une chose aussi insignifiante que le dos d’une lettre.

Les deux agresseurs protestèrent contre aucune intention de ce genre, et les joues enflammées et les yeux étincelans, ils jurèrent qu’ils n’avaient jamais été plus calmes de leur vie. Cependant un embarras évident sembla gagner toute la compagnie ; chacun était trop occupé de ses propres réflexions pour cherchera être aimable, et Lovel, se croyant l’objet des regards froids et soupçonneux du reste de la société, s’avouant aussi que ses réponses indirectes pouvaient avoir donné lieu à d’étranges opinions sur son compte, prit la résolution courageuse de sacrifier le plaisir qu’il s’était promis de passer le reste du jour à Knockwinnock.

Il feignit donc de se plaindre d’un violent mal de tête occasionné par la chaleur du jour à laquelle il ne s’était pas exposé depuis sa maladie, et présenta des excuses très polies à sir Arthur, qui, écoutant déjà plus un soupçon récent que la reconnaissance due à des services passés, ne le pressa pas de rester, au delà de ce qu’exigeait absolument la plus stricte politesse.

Lorsque Lovel s’approcha pour prendre congé des dames, il remarqua dans les manières de miss Wardour une espèce d’intérêt qu’il n’y avait pas encore trouvé. Elle exprima par un coup d’œil rapide jeté sur le capitaine Mac Intyre, et dont Lovel seul put s’apercevoir, le sujet de son alarme, et dit d’une voix moins assurée qu’à l’ordinaire, qu’elle espérait que ce n’était pas un engagement plus grave qui les privait de la compagnie de monsieur Lovel. il lui assura qu’aucun engagement n’était survenu, que c’était seulement le retour d’un mal auquel il était depuis long-temps assez sujet.

« Le meilleur remède en pareil cas est la prudence, et j’espère… et tous les amis de monsieur Lovel espèrent qu’il ne manquera pas de l’employer. »

Lovel s’inclina profondément en rougissant beaucoup, et miss Wardour, comme si elle eût craint d’en avoir trop dit, se retourna et monta dans la voiture. Lovel avait encore à prendre congé d’Oldbuck, qui, pendant cet intervalle, avait, avec l’aide de Caxon, réparé le désordre de sa perruque, et brossé son habit qui se ressentait en quelques endroits de son passage dans les sentiers difficiles qu’ils avaient suivis. « Comment, jeune homme ! vous ne nous quittez pas, j’espère, à cause de l’indiscrète curiosité et de la véhémence de ce fou d’Hector ? C’est un garçon inconsidéré, un enfant gâté depuis l’époque qu’il était entre les bras de sa nourrice ; il me jeta un jour son hochet et son grelot à la tête pour lui avoir refusé un morceau de sucre ; mais vous avez trop de bon sens pour faire attention aux paroles de cet écervelé ; œquam servare mentem, c’est la devise de notre ami Horace[177]. Je ferai tout à l’heure une mercuriale à Hector, et j’arrangerai tout cela. » Mais Lovel persista à retourner à Fairport.

L’Antiquaire affecta alors un ton plus grave. « Prenez garde, jeune homme, aux sentimens qui vous agitent en ce moment. La vie vous a été donnée dans un but noble et utile, et vous devez la conserver pour illustrer la littérature de votre pays, quand vous n’êtes pas appelé à l’exposer pour sa défense, ou pour servir d’appui à l’innocent. Les combats particuliers, continua-t-il, inconnus à la civilisation ancienne, sont de toutes les absurdités introduites par les tribus gothiques, la plus grossière, la plus impie et la plus barbare. Que je n’entende plus parler de ces querelles absurdes, et je vous montrerai le traité sur le duel que j’ai composé, quand le greffier de la ville et le prévôt Mucklewhame voulurent se donner des airs de gentilshommes en s’appelant en duel. J’avais l’intention de faire imprimer mon essai, que j’ai signé, Pacificateur ; mais la chose est devenue inutile, le conseil de la ville ayant arrangé cette affaire.

— Mais je vous assure, mon cher monsieur, qu’il n’y a rien entre le capitaine Mac Intyre et moi qui puisse nécessiter une intervention aussi respectable.

— Ainsi soit-il ! car autrement je servirais de second aux deux parties. »

Là dessus le vieux Gentilhomme entra dans la chaise, auprès de laquelle miss Mac Intyre avait jusque-là retenu son frère, d’après le même motif peut-être qui fait que le propriétaire d’un chien querelleur le tient à ses côtés pour l’empêcher d’en aller attaquer un autre. Mais Hector réussit à éluder sa précaution, car, étant à cheval, il suivit quelque temps les voitures jusqu’à ce qu’elles eussent tourné le coin de l’avenue de Knockwinnock, puis, retournant alors la tête de son cheval, il lui donna de l’éperon et se mit à galoper en arrière.

Quelques minutes lui suffirent pour rejoindre Lovel, qui, devinant sans doute son intention, avait mis son cheval au petit pas, lorsqu’un galop précipité lui annonça le capitaine Mac Intyre. Ce jeune militaire, dont la véhémence était encore augmentée par la rapidité de sa course, arrêta subitement son cheval à côté de celui de Lovel, et touchant légèrement son chapeau, il lui demanda du ton le plus altier : « Qu’avez-vous prétendu me faire entendre, monsieur, en me disant que votre adresse était à mon service ?

— Simplement, monsieur, que mon nom est Lovel, et que ma résidence est en ce moment à Fairport, comme vous pouvez le voir par cette carte.

— Et voilà tous les renseignemens que vous êtes disposé à me donner ?

— Je ne sache pas que vous ayez le droit de m’en demander d’autres.

— Je vous ai trouvé, monsieur, dans la société de ma sœur, et j’ai le droit de chercher à connaître ceux que j’y vois admis.

— Je prendrai la liberté de contester ce droit, répondit Lovel d’un ton aussi hautain que celui du jeune militaire ; vous m’avez trouvé dans une société qui s’est contentée du degré de confiance que j’ai jugé à propos de lui accorder sur mes affaires, et vous, qui m’êtes étranger, n’avez pas le droit d’aller au delà.

— Monsieur Lovel, si vous avez servi, comme vous le dites…

— Si ! interrompit Lovel, si j’ai servi, comme je le dis ?

— Oui, monsieur, telle est mon expression ; si vous avez servi comme vous le dites, vous devez savoir que vous me devez ici une satisfaction quelconque.

— Si telle est votre opinion, je serai charmé de vous la donner. capitaine Mac Intyre, de la manière dont l’entendent ordinairement des gens bien élevés.

— Fort bien, monsieur, » répondit Hector, et retournant son cheval, il se mit au galop pour aller rejoindre la société.

Son absence l’avait déjà alarmée, et sa sœur, ayant fait arrêter la voiture, avait allongé la tête hors de la portière pour voir où il était.

« Qu’y a-t-il donc encore ? dit l’Antiquaire, et qu’avez-vous à courir ainsi en avant et en arrière, comme s’il s’agissait de votre cou dans un enjeu ? Pourquoi ne vous tenez-vous pas à côté de la voiture ?

— J’étais allé chercher mon gant que j’avais laissé tomber, monsieur.

— Chercher votre gant ! je présume que vous voulez dire que vous êtes allé le jeter ; mais j’aurai soin de vous, mon jeune homme ; vous aurez la bonté de revenir ce soir avec moi à Monkbarns. » En achevant ces mots il ordonna au postillon de continuer.


CHAPITRE XX.

LE DUEL.


Si dans une telle occasion vous manquez à l’honneur, il vous faut renoncer à le servir jamais, il faut dire adieu au noble métier des armes, et le nom glorieux de soldat vous est arraché, comme la couronne de laurier mutilée par la foudre tombe du front qui fut indigne de la porter.
La douce Querelle..


Le lendemain de bonne heure un gentilhomme se présenta chez M. Lovel, qui était levé et prêt à le recevoir. C’était un officier, ami du capitaine Mac Intyre, et alors à Fairport en service de recrutement. Lovel et lui se connaissaient légèrement. « Je présume, monsieur, dit M. Lesley (c’était le nom de cet officier), que vous devinez pour quel motif je viens vous déranger si matin.

— Vous venez sans doute de la part du capitaine Mac Intyre ?

— Précisément : il se tient offensé de la manière dont vous refusâtes hier de répondre à certaines questions qu’il se croyait avoir le droit de faire à un gentilhomme qu’il trouvait aussi intimement lié avec sa famille.

— Oserai-je vous demander si vous, monsieur Lesley, auriez été disposé à satisfaire à des demandes faites d’une manière aussi brusque et aussi hautaine ?

— Peut-être non ; et c’est parce que je connais la chaleur de mon ami Mac Intyre en de telles occasions, que je désire vivement servir ici de conciliateur… D’après les manières nobles et distinguées de monsieur Lovel, chacun doit ardemment souhaiter de le voir repousser tous les soupçons que la malveillance peut faire planer sur une situation qui reste enveloppée dans le mystère ; s’il veut me permettre, par voie d’arrangement amical, de communiquer au capitaine Mac Intyre son véritable nom, car nous avons lieu de conclure que celui de Lovel est supposé…

— Je vous demande pardon, monsieur ; mais je ne puis admettre cette conclusion.

— Ou du moins, poursuivit Lesley, que ce n’est pas celui que monsieur Lovel a porté de tout temps. Si monsieur Lovel veut bien expliquer cette circonstance, ce que, dans mon opinion, il devrait faite par rapport à lui-même, je réponds d’arranger à l’amiable cette désagréable affaire.

— C’est-à-dire, monsieur Lesley, que si je veux bien répondre à des questions que personne n’a le droit de me faire, et qui me sont maintenant adressées, sous peine d’encourir le ressentiment du capitaine Mac Intyre en refusant d’y répondre, le capitaine Mac Intyre voudra bien condescendre à s’en tenir satisfait. Monsieur Lesley, je n’ai qu’un mot à vous dire à ce sujet : je n’ai aucun doute que mon secret, dans le cas où j’en aurais un, ne pût être en toute sûreté confié à votre honneur, mais je ne me crois obligé de céder à la curiosité de personne. Le capitaine Mac Intyre m’a rencontré dans une société qui était par elle-même une garantie suffisante pour tout le monde, et qui devait l’être surtout pour lui, que j’étais un gentilhomme. Il n’a, dans mon opinion, aucun droit d’aller plus loin, ou de s’enquérir de la naissance, du rang et des affaires d’un étranger qui, sans rechercher une liaison particulière avec lui ou avec les siens, se trouve dîner par hasard avec son oncle, ou se promener avec la même société que sa sœur.

— Dans ce cas, le capitaine Mac Intyre me charge de vous informer que vous devez renoncer désormais à faire des visites à Monkbarns, et abandonner toute relation avec miss Mac Intyre comme lui étant désagréable.

— Très certainement, répondit Lovel, j’irai faire visite à M. Oldbuck quand cela me conviendra, sans aucun égard pour les menaces de son neveu et pour son mécontentement. Quant à la jeune demoiselle, j’ai trop de respect pour elle, quoique rien ne puisse être plus léger que notre connaissance, pour vouloir mêler son nom à une discussion de ce genre.

— Puisque telle est votre résolution, monsieur, reprit Lesley, le capitaine Mac Intyre attend de M. Lovel, à moins qu’il ne veuille s’exposer à passer pour un homme d’un caractère fort équivoque, qu’il lui accorde la faveur d’une entrevue, ce soir à sept heures, au buisson d’épines, dans la petite vallée qui est auprès des ruines de Saint-Ruth.

— Vous pouvez l’assurer que je m’y rendrai. Il n’y a qu’une difficulté : il faut que je trouve un ami qui m’y accompagne ; et où en chercher un dans un délai aussi court, moi qui ne connais personne à Fairport ? Cependant je serai sur les lieux ; le capitaine Mac Intyre peut être certain de cela. »

Lesley avait pris son chapeau et s’était avancé jusqu’à la porte de l’appartement, quand, tout-à-coup, et comme touché de la situation particulière de Lovel, il se retourna, et lui dit : « Monsieur Lovel, il y a quelque chose de si singulier dans tout ceci, que je ne puis m’empêcher de revenir sur ce sujet : vous devez vous-même sentir, en ce moment, l’inconvénient de garder un semblable incognito. Quoique je sois bien convaincu que vous n’avez pour cela que des motifs dont la cause ne peut être déshonorante, cependant ce mystère, dans une situation aussi délicate, met obstacle à ce que vous vous procuriez facilement l’assistance d’un ami. Permettez-moi d’ajouter même que bien des gens verront, dans la conduite de Mac Intyre, une espèce de don-quichottisme à se mesurer avec un homme dont le caractère et la situation restent enveloppés d’une telle obscurité.

— Je vous comprends, monsieur, répondit Lovel ; et quoiqu’il y ait dans vos paroles des choses faites pour paraître dures, je ne m’en offenserai pas pourtant, parce que je crois que vos intentions sont bonnes ; mais, à mon avis, celui à qui la société dans laquelle il vit ne peut reprocher aucune action peu honorable, et qui s’est constamment conduit comme un gentilhomme, a le droit d’en réclamer les privilèges. Quant à un second, je me flatte que je trouverai bien quelqu’un qui voudra m’en servir ; et s’il a dans ce genre moins d’expérience que je ne pourrais lui en désirer, je suis certain de ne pas en souffrir, puisque c’est vous, monsieur, qui servez de témoin à mon adversaire.

— Votre opinion ne serait pas erronée ; mais je désire moi-même partager le poids d’une pareille responsabilité avec quelqu’un qui soit capable de me seconder. Le brick du lieutenant Taffril est entré hier dans le port ; lui-même est en ce moment dans la ville, où il loge chez le vieux Caxon. Il vous est, je crois, aussi connu que moi ; et par la raison que je n’aurais pas hésité à vous rendre un pareil service, si je ne me fusse trouvé engagé d’un autre côté, je suis convaincu que vous l’y trouverez disposé à votre première demande…

— Ainsi donc, au buisson d’épines, monsieur Lesley, à sept heures du soir. Quelles sont les armes ? le pistolet, je présume.

— Précisément ; Mac Intyre a choisi l’heure à laquelle il lui sera le plus facile de s’échapper de Monkbarns : il était ce matin chez moi à cinq heures, afin de pouvoir être de retour avant le lever de son oncle. Bonjour, monsieur Lovel. » Et Lesley quitta l’appartement.

Lovel était aussi brave qu’un homme peut l’être ; mais il n’y en a aucun qui puisse envisager une catastrophe semblable à celle qui s’approchait, sans être agité d’un sentiment de terreur et de doute. Dans quelques heures, il pouvait avoir à répondre, en un autre monde, d’une action que son jugement, plus calme, lui disait être injustifiable aux yeux de la religion ; ou peut-être, errant comme Caïn, le sang d’un frère retomberait-il sur sa tête ? Tout ceci pouvait être évité par un seul mot ! Mais l’orgueil lui disait que prononcer ce mot maintenant serait attribué à un motif qui le flétrirait encore plus que les motifs les plus injurieux qu’on pût donner à son silence. Tout le monde, miss Wardour elle-même, le regarderait alors comme un lâche et un homme sans cœur, auquel la crainte de se mesurer avec le capitaine Mac Intyre avait arraché une explication qu’il avait refusée aux représentations calmes et polies de M. Lesley. D’ailleurs, la conduite insolente de Mac Intyre à son égard, les prétentions qu’il paraissait avoir sur miss Wardour, et l’arrogance, l’impolitesse et l’extrême injustice de ses questions envers un étranger, semblaient l’autoriser entièrement à repousser un interrogatoire aussi cavalier. Enfin, il forma la résolution qu’on pouvait attendre d’un homme aussi jeune, c’est-à-dire d’étouffer la voix de la froide raison pour n’écouter que celle de l’orgueil offensé. Ce fut dans ce dessein qu’il se rendit chez le lieutenant Taffril.

Le lieutenant le reçut avec la politesse d’un homme du monde et la franchise d’un marin, et n’écouta pas sans surprise les détails dont il fit précéder sa demande de lui servir de second dans sa rencontre avec le capitaine Mac Intyre. Quand il eut fini, Taffril se leva, et faisant deux ou trois tours dans l’appartement, il lui dit : « Voilà une affaire bien singulière, vraiment.

— Je sens, monsieur Taffril, le peu de droit que j’ai au service que je vous demande ; mais l’urgence de ma position ne me permet guère le choix.

— Permettez-moi de vous faire une seule question, dit le marin : Y a-t-il rien dont vous ayez à rougir dans les circonstances que vous avez refusé de communiquer ?

— Non, sur mon honneur, il n’y a rien que je ne puisse, dans très peu de temps, publier à la face du monde.

— J’espère que ce mystère ne provient d’aucune mauvaise honte sur l’obscurité de vos parens, ou peut-être de vos liaisons ?

— Non, sur ma parole.

— J’aurais peu de compassion pour cette faiblesse, et on ne peut réellement pas m’en supposer beaucoup, à moi dont on serait assez embarrassé de trouver l’origine, sinon que je suis descendu du grand mât, et qui vais bientôt, je pense, former une union dont le monde ne manquera pas de blâmer la bassesse, quoique j’épouse une jeune fille très intéressante, et à laquelle je suis attaché depuis ma tendre jeunesse lorsque nous demeurions porte à porte, et que j’étais loin de prévoir avec quel bonheur j’avancerais dans le service de mer.

— Je vous assure, monsieur Taffril, que, quel que fût le rang de mes parens, je ne songerais jamais à le cacher par un sentiment aussi étroit. Mais ma situation est telle dans ce moment, que des devoirs de convenance ne me permettent pas de m’expliquer au sujet de ma famille.

— C’est assez, répondit l’honnête marin ; donnez-moi votre main, je vous servirai de mon mieux dans cette affaire, quoiqu’elle soit assez désagréable pourtant ; mais qu’importe ? Après la patrie, nous devons tout à l’honneur. Vous êtes un garçon de cœur ; et j’avoue que M. Hector Mac Intyre, avec sa longue généalogie et ses airs de hauteur, m’a tout l’air d’un impertinent. Son père était comme moi un officier de fortune. Lui-même, qu’est-il de plus ? Il tient tout des bontés de son oncle : la seule différence qu’il y ait entre nous, c’est que l’un cherche la fortune par terre, et l’autre par mer, ce qui revient, je crois, à peu près au même.

— Absolument, répondit Lovel.

— Eh bien donc, dit son nouvel allié, nous dînerons ensemble et nous conviendrons de tous nos arrangemens. J’espère que vous connaissez le maniement de l’arme ?

— Non pas précisément, reprit Lovel.

— J’en suis fâché, car on dit que Mac Intyre est un bon tireur.

— J’en suis fâché aussi et pour lui et pour moi. Il faut que je tâche alors, pour ma propre défense, de viser de mon mieux.

— Et moi, je vais avertir notre aide-chirurgien qu’il se rende à l’endroit indiqué ; c’est un bon garçon, et habile à réparer le dommage causé par une balle : je préviendrai aussi Lesley qu’il sera là tout prêt à la disposition des deux parties en cas d’accident. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ?

— J’ai peu de chose à vous demander, dit Lovel ; ce petit paquet contient la clef de mon secrétaire, qui renferme mes papiers secrets. Il y a une lettre dans le secrétaire (ici sa voix trahit le gonflement involontaire de son cœur) que je vous demande comme une grâce de vouloir bien remettre vous-même…

— Je vous entends, dit le marin ; non, mon ami, ne rougissez pas de cela : une larme donnée au souvenir d’un tendre attachement, fût-ce même au moment d’une action, ne déshonore pas un homme sensible. Croyez-moi, quelles que soient vos injonctions, Daniel Taffril les respectera comme les dernières volontés d’un frère mourant. Mais quelles sottises ! Allons, il faut s’occuper de tout mettre en état pour le combat, et vous dînerez avec moi et mon petit chirurgien aux Armes de Grœme, de l’autre côté de la rue, à quatre heures.

— Je le veux bien, dit Lovel.

— C’est convenu, dit Taffril ; et ils se séparèrent, l’affaire ainsi réglée.

C’était une belle soirée d’été, et l’ombre du solitaire buisson d’épines s’étendait insensiblement sur la verte pelouse de l’étroite vallée bordée par les bois qui entouraient l’abbaye de Saint-Ruth.

Lovel et le lieutenant Taffril, accompagnés du chirurgien, se rendirent sur le pré avec des intentions bien opposées au caractère calme, touchant et paisible que respiraient l’heure et le lieu. Les moutons qui, pendant la chaleur brûlante du jour, s’étaient retirés dans les cavités que leur offraient les rochers où sont les racines des vieux arbres dépouillés, s’étaient alors répandus sur la surface de la montagne pour prendre le repas du soir, s’appelant l’un l’autre par ce bêlement plaintif qui anime le paysage, et y répand en même temps une empreinte de solitude. Taffril et Lovel arrivèrent engagés dans une conversation sérieuse. Dans la crainte que leurs chevaux ne les fissent découvrir, ils les avaient renvoyés à la ville par le domestique du lieutenant. Leurs antagonistes n’étaient pas encore arrivés ; mais, en s’approchant du terrain, ils virent, assis sur les racines du vieux buisson d’épines, une figure aussi vigoureuse dans son déclin que les branches noueuses et couvertes de mousse qui ombrageaient sa tête. C’était le vieil Ochiltree. « Ceci est assez embarrassant, dit Lovel ; comment nous délivrerons-nous de ce vieux bonhomme ?

— Ici, père Édie, lui cria Taffril, qui connaissait le mendiant depuis long-temps. Voici une demi-couronne, il faut que vous alliez aux Quatre Fers à cheval, la petite auberge que vous connaissez là-bas ; vous demanderez si un domestique en livrée bleue et jaune n’y est pas arrivé ; s’il n’y est pas encore, vous l’attendrez, et vous lui direz que nous rejoindrons son maître dans à peu près une heure. Dans tous les cas, restez à l’auberge jusqu’à ce que nous revenions. Allons, allons, partez, levez l’ancre.

— Je vous remercie de votre aumône, dit Ochiltree mettant l’argent dans sa poche ; mais je vous prie de m’excuser, monsieur Taffril ; je ne puis faire votre commission en ce moment.

— Et pourquoi cela, bonhomme ? qui vous en empêche ?

— J’aurais un mot à dire au jeune M. Lovel.

— À moi ? demanda Lovel ; que voulez-vous me dire ? voyons, parlez, et soyez bref. »

Le mendiant, l’ayant conduit quelques pas à l’écart, lui dit : « Devez-vous quelque chose au laird de Monkbarns ?

— Si je lui dois ! Non vraiment. Pourquoi cela ? qui a pu vous le faire croire ?

— Il faut que vous sachiez que j’ai été aujourd’hui chez le shérif, car, Dieu merci, j’erre de tous côtés comme une âme en peine ; et qui ai-je vu arriver là tout affairé en chaise de poste, si ce n’est Monkbarns lui-même ; et l’on sait que cela n’est pas pour peu de chose que Son Honneur prendra une chaise de poste deux jours de suite.

— Eh bien, qu’est-ce que tout cela me fait ?

— Oh ! vous allez l’entendre. Eh bien donc, Monkbarns s’est enfermé avec le shérif, quoique les autres pauvres gens soient restés à la porte : vous ne doutez pas de cela ; ces gentilshommes sont toujours si polis les uns pour les autres !

— Pour l’amour de Dieu, mon vieil ami…

— Pourquoi ne m’envoyez-vous pas tout de suite au diable, monsieur Lovel ? cela vaudrait mieux que de prononcer le nom de Dieu avec une telle impatience.

— Mais j’ai ici une affaire pressante avec le lieutenant Taffril.

— Bon, bon ! il n’y a pas de temps de perdu, dit le mendiant ; je puis prendre quelque liberté avec M. Daniel Taffril ; j’ai travaillé plus d’une fois pour lui ; car j’ai fait le métier de menuisier aussi bien que celui de chaudronnier.

— Vous êtes fou, Édie, ou vous voulez que je le devienne.

— Ni l’un ni l’autre, reprit Édie changeant soudain son accent traînant de mendiant contre un ton bref et décidé. Le shérif avait envoyé cherché son clerc, qui est un garçon qui a la langue un peu trop longue, et j’ai découvert qu’il faisait dresser un mandat d’arrêt contre vous. J’avais cru que c’était une saisie pour dettes, car tout le monde sait que le laird n’aime à laisser personne fouiller dans sa poche. Mais je n’ai plus qu’à me taire ; car j’aperçois là-bas le jeune Mac Intyre et M. Lesley, et je devine à présent que l’intention de Monkbarns était meilleure que celle qui vous amène ici en ce moment. »

Les antagonistes s’approchèrent alors, et se saluèrent avec la froide civilité convenable en cette circonstance. « Que fait ici ce vieux pauvre ? dit Mac Intyre.

— Je suis un vieux pauvre, répondit Édie ; mais je suis aussi un vieux soldat de votre père, et j’ai servi avec lui dans le 42e.

— Que vous ayez servi où il vous plaira, cela ne vous autorise pas à venir nous troubler ici, dit Mac Intyre ; laissez-nous donc, ou… » et il leva sa canne pour effrayer le vieillard, quoique sans aucune idée de le frapper. Mais le courage d’Ochiltree s’irrita de cette insulte : « À bas votre baguette, capitaine Mac Intyre ; je suis un vieux soldat, comme je vous l’ai déjà dit, et j’en supporterais beaucoup du fils de votre père, mais je ne m’en laisserai pas toucher, tant que mon bâton ferré me défendra.

— Allons, allons, j’ai eu tort, j’en conviens, dit Mac Intyre ; prenez cette couronne, et passez votre chemin. Eh bien, que voulez-vous encore ? »

Le vieillard se redressa de manière à déployer sa taille dans tout son avantage ; et malgré ses habits qui, toutefois, ressemblaient plus à ceux d’un pèlerin qu’à ceux d’un mendiant ordinaire, chacun, à sa grandeur peu commune, à l’énergie de sa voix et de ses gestes, l’eût pris pour un voyageur des saints lieux, ou pour un ermite prédicateur donnant des conseils spirituels aux jeunes gens qui l’entouraient, plutôt que pour un objet de leur charité. Ses paroles étaient à la vérité aussi simples que ses habits, mais aussi hardies, aussi énergiques que son maintien était fier et imposant. « Que venez-vous faire ici, jeunes gens ? dit-il en s’adressant à ses auditeurs surpris ; venez-vous au milieu des plus beaux ouvrages de Dieu pour manquer à ses lois ? Avez-vous quitté les ouvrages des hommes, leurs villes et leurs maisons, qui ne sont comme eux que boue et que poussière, pour venir sur ces montagnes paisibles, à côté de ces eaux tranquilles qui dureront tant que le monde sera monde, et cela pour vous détruire l’un l’autre et vous arracher une vie dont le terme est déjà assez court suivant les lois de la nature, et dont vous aurez à rendre un long et terrible compte ? mes enfans ! n’avez-vous pas des pères, des frères, des sœurs qui vous ont soignés, des mères qui ont tant souffert en vous mettant au monde, et des amis qui vous considèrent comme une partie de leur chair et de leurs os ? et voulez-vous les priver ainsi de leurs fils, de leurs frères et de leurs amis ? Hélas ! c’est un triste combat que celui où le vainqueur est le plus malheureux ! Pensez-y, mes enfans. Je ne suis qu’un pauvre homme, mais je suis aussi un vieillard ; et mes cheveux gris, et surtout la sincère conviction qui dicte mes paroles, doivent, je crois, leur donner vingt fois plus de force que le poids de ma pauvreté ne peut leur en ôter. Retournez chez vous, rentrez dans vos logis comme de bons enfans. Les Français un de ces jours vont venir nous attaquer[178] ; vous ne manquerez pas de combats alors ; et peut-être le vieil Édie se trahira-t-il lui-même après vous, s’il peut trouver un fossé propice pour y reposer avec son fusil ; et il peut vivre encore assez long-temps pour vous dire lequel des deux sait mieux se battre quand il s’agit d’une bonne cause. »

Il y avait dans le ton intrépide et indépendant du vieillard, dans l’énergie de ses sentimens et dans sa mâle et grossière éloquence, quelque chose qui produisit son effet sur les jeunes gens, surtout sur les seconds, dont l’orgueil ne se trouvait pas intéressé à ce que la dispute eût une fin sanglante, et qui, au contraire, épiaient le moment d’offrir une conciliation.

« Sur mon honneur, monsieur Lesley, dit Taffril, le vieil Édie a parlé comme un oracle ; nos amis présens étaient hier fort irrités et par conséquent fort déraisonnables. Je crois que, d’un côté comme de l’autre, le mot de ralliement devrait être oubli et pardon, que nous devrions tous nous serrer la main, tirer en l’air ces armes maudites, et revenir souper ensemble aux Armes de Grœme.

— Je suis sincèrement de cet avis, dit Lesley ; car au milieu de beaucoup de chaleur et d’irritation de part et d’autre, j’avoue que je suis incapable de découvrir aucun motif raisonnable de se battre.

— Messieurs, dit froidement Mac Intyre, c’était d’avance qu’il fallait peser tout cela. Dans mon opinion, des personnes qui, après avoir poussé une affaire aussi loin, se sépareraient ensuite sans l’avoir terminée, pourraient aller souper fort gaiement aux Armes de Grœme, mais se relèveraient le lendemain avec une réputation aussi déchirée que les habits de notre ami l’orateur qui est venu nous étaler une éloquence dont nous nous serions fort bien passés. Je parle ici pour moi, je me vois contraint de vous prier d’en finir sans délai.

— Et comme je n’en ai jamais non plus désiré aucun, dit Lovel, je prierai ces messieurs de vouloir bien régler les préliminaires aussi promptement que possible.

— Enfans ! enfans ! » s’écria le vieil Ochiltree ; mais voyant qu’on ne l’écoutait plus : « Insensés ! devrais-je dire ; mais que votre sang retombe sur vos têtes ! »

Le vieillard se retira alors du terrain, qui fut mesuré par les seconds, tandis qu’il continuait de se parler à lui-même et de murmurer avec une sombre indignation, mêlée cependant d’un vif sentiment d’inquiétude et de pénible curiosité. Sans s’occuper davantage de sa présence ou de sa réprimande, Lesley et le lieutenant firent les arrangemens nécessaires au duel, et il fut convenu que les deux parties tireraient au même moment où Lesley laisserait tomber son mouchoir.

Le fatal signal fut donné, et les deux coups partirent presque en même temps. La balle du capitaine Mac Intyre effleura le côté de son adversaire, mais ne lui tira pas de sang ; celle de Lovel fut plus fidèle au but. Mac Intyre chancela et tomba ; mais se relevant sur son bras, sa première exclamation fut : « Ce n’est rien, ce n’est rien ; donnez-nous les autres pistolets. » Cependant il ajouta un moment après, d’une voix plus faible : « Je crois que j’en ai assez ; et, ce qu’il y a de pire, je crains de n’avoir que ce que je mérite. Monsieur Lovel, ou quel que soit votre nom, fuyez, sauvez-vous… ; soyez tous témoins que c’est moi qui ai provoqué cette affaire. » Puis se soulevant encore sur son bras, il ajouta : « Lovel, donnez-moi la main ; je suis convaincu que vous êtes un gentilhomme : pardonnez-moi mon impertinence comme je vous pardonne ma mort… Ma pauvre sœur ! »

Le chirurgien arriva pour jouer son rôle dans cette tragédie ; Lovel restait immobile à contempler le mal dont il était la cause active, quoique involontaire, avec des yeux troublés et égarés. Il fut tiré de sa stupeur par le mendiant. « Pourquoi restez-vous là à regarder vos œuvres ? ce qui est ordonné doit s’accomplir ; ce qui est fait ne peut plus se réparer. Mais fuyez, si vous voulez sauver votre jeune tête d’une mort honteuse. Je vois venir là-bas des hommes qui arrivent trop tard pour vous séparer, mais, hélas ! assez et trop tôt pour vous entraîner en prison.

— Il a raison ! il a raison ! s’écria Taffril ; il ne faut pas vous exposer à suivre la grande route ; enfoncez-vous dans les bois jusqu’à la nuit ; mon brick sera sous voiles alors, et à trois heures du matin, si la marée nous sert, j’enverrai une barque vous attendre au Mussel-Crag. Mais partez, partez, pour l’amour de Dieu.

— Ah ! oui, fuyez, fuyez, répéta le blessé, dont la voix était entrecoupée de mouvemens convulsifs.

— Venez avec moi, dit le mendiant en l’entraînant presque par force ; le conseil du lieutenant est le meilleur. Je vous mènerai dans un endroit où vous pourriez rester caché, quand même ils mettraient des limiers à votre poursuite.

— Allez, allez, dit le lieutenant ; rester ici est une véritable démence.

— C’en était une plus grande d’y venir, dit Lovel en lui prenant la main ; mais adieu. » Et il suivit Ochiltree dans les profondeurs des bois.


CHAPITRE XXI.

LA CAVERNE DE SAINT-RUTH.


Le seigneur abbé avait une âme de feu et qui en réunissait aussi toutes les propriétés, ardente, subtile et pénétrante. Il descendait par des escaliers magiques dans des profondeurs souterraines semblables à l’enfer, comme si l’or était commis à la garde des démons ; car il est certain qu’il en rapportait de là. — Cet or était caché dans des caves qui ne sont connues que de moi seul.
La Merveille d’un royaume.


Lovel suivait presque machinalement le vieillard, qui le conduisait d’un pas ferme et rapide à travers des taillis et des buissons, évitant le sentier battu et se retournant souvent pour écouter si personne ne les poursuivait. Quelquefois ils descendaient dans le lit même du torrent, quelquefois ils suivaient un sentier étroit et peu sûr, que les moutons, qui devaient à la négligence qu’on remarque généralement en Écosse pour les propriétés de ce genre, la liberté de paître dans les bois, avaient tracé eux-mêmes sur sa lisière. De temps en temps Lovel pouvait apercevoir le sentier qu’il avait parcouru la veille, dans la société de sir Arthur, de l’Antiquaire et des deux jeunes demoiselles. Abattu, embarrassé, agité de mille inquiétudes comme il l’était alors, que n’aurait-il pas donné cependant pour retrouver ce sentiment intérieur d’innocence qui, lui seul, peut balancer tant de maux ! « Et si, comme j’étais alors, pensait-il involontairement dans son trouble, si, exempt de reproches et estimé de ceux qui m’entouraient, je me trouvais encore à plaindre, que dirai-je donc maintenant que mes mains sont teintes du sang de ce jeune homme ? maintenant que le sentiment d’orgueil qui me poussa à cette action m’abandonne, comme le démon lui-même abandonne, dit-on, le mortel qu’il vient d’entraîner au crime. » Tout, jusqu’à son affection pour miss Wardour, fut un moment oublié devant les premières angoisses du remords, et il pensait qu’il consentirait avec joie à supporter les tourmens d’un amour dédaigné, pour pouvoir se retrouver comme il était le matin, avec une conscience pure et dégagée du poids accablant d’avoir versé le sang d’autrui.

Ces pénibles réflexions ne furent pas interrompues par la conversation de son guide, qui, le précédant à travers le taillis, tantôt en écartait les branches pour lui rendre le passage plus facile, tantôt l’exhortait à se hâter, et murmurait entre ses dents, selon la coutume d’un âge souvent solitaire et négligé, des mots qui auraient échappé à l’oreille de Lovel, eût-elle été plus attentive, et qui même, lorsqu’il les aurait entendus, étaient trop séparés et trop décousus pour présenter un sens bien lié. Cette habitude de se parler à soi-même se fait souvent remarquer chez des gens de l’âge et de la profession du mendiant.

À la fin Lovel, affaibli par son indisposition récente, par les sensations pénibles qui l’agitaient et les efforts qu’il avait dû faire pour suivre son guide dans un sentier si escarpé, commençait à se ralentir et à rester en arrière, lorsque deux ou trois pas dangereux l’amenèrent tout à coup en face d’un précipice presque entièrement couvert de broussailles. Là une caverne, dont l’entrée était aussi étroite qu’une tanière de renard, était indiquée par une petite fente dans le rocher, recouverte par les rameaux d’un vieux chêne qui, tenant solidement à la partie supérieure du rocher par ses racines épaisses et tortueuses, jetait en avant ses longues branches, assez pendantes pour cacher parfaitement l’entrée du souterrain. Elle pouvait même échapper à l’attention de ceux qui se seraient tenus tout près, tant la fente par laquelle le mendiant se glissa semblait inaccessible ; mais dans l’intérieur la caverne était plus haute et plus spacieuse qu’on ne l’aurait pensé. Deux branches opposées, qui se réunissaient au milieu, formaient un emblème de la croix et indiquaient que ce lieu avait servi jadis de retraite à quelque anachorète. Il y a beaucoup de grottes de cette espèce dans les différentes parties de l’Écosse. Je ne citerai que celle de Gorton, près de Roslyn, site bien connu des admirateurs d’une nature pittoresque.

Le jour qu’admettait celle-ci n’était qu’un crépuscule incertain qui cessait tout-à-fait quand on s’enfonçait dans ses profondeurs. « Peu de gens connaissent ce lieu, dit le vieillard ; autant que je m’en souviens, il n’existe plus maintenant que deux personnes, sans me compter, et c’est Jack Jingling et Lang Linker… J’ai pensé plus d’une fois, que quand je serais trop vieux, abandonné, et incapable de jouir plus longtemps des bienfaits de l’air, je me traînerais ici avec une petite provision de farine d’avoine, et voyez, il y a là une source qui coule toujours, hiver comme été, et je n’aurais rien de mieux à faire que de m’établir ici en attendant ma fin, comme un vieux chien qui va traîner au coin d’un buisson ou dans quelque fosse, sa laide et mutilée carcasse, pour en épargner la vue aux vivans quand il sera mort ; et puis quand les chiens aboieront à la porte de la ferme isolée, la ménagère s’écriera : Paix ! paix ! vous autres, c’est le vieil Édie ! et les petits enfans viendront en chancelant à la porte pour ouvrir à la vieille robe bleue qui leur raccommodait leurs joujoux. Mais n’y aura plus d’Édie alors. »

Il conduisit ensuite Lovel, qui le suivait sans résistance, dans une des cavités intérieures de la caverne. « Ici, dit-il, est un petit escalier tournant qui communique à la vieille église. Il y a des gens qui disent que ce lieu fut creusé par les moines, il y a bien longtemps, pour y cacher leurs trésors ; d’autres ajoutent qu’ils avaient coutume d’introduire par là de nuit, dans l’abbaye, des choses qu’ils ne se souciaient pas d’y apporter ouvertement et en plein jour ; il y en a qui racontent aussi qu’un des leurs devint un saint (ou voulut peut-être le faire accroire), et qu’il s’établit dans cette cellule de Saint-Ruth (ainsi que les gens d’autrefois appelaient ce lieu), et que c’est lui qui fit construire cet escalier afin de pouvoir monter à l’église quand on y célébrait le service divin. Le laird de Monkbarns aurait de quoi parler sur ce sujet (comme il fait souvent pour de moindres) s’il connaissait seulement ce lieu. Mais qui peut décider s’il fut fait pour servir aux desseins de l’homme ou au service de Dieu ? J’ai vu bien des choses s’y passer de mon temps, et j’ai moi-même pris part à bien d’autres, oui, dans cette même caverne sombre. Plus d’une ménagère s’étonnait de n’avoir pas entendu chanter le matin le coq du logis, tandis que nous l’avions fait rôtir dans ce trou noir, la pauvre bête !… Hélas ! je voudrais n’avoir jamais fait pire que cela ! Quel bruit nous faisions ici, au milieu même des entrailles de la terre, et quelles frayeurs nous avons causées à Saunders Ackwood, qui était garde forestier dans ce temps-là, et qui est le père de Rigan, lequel vit encore, quand il s’en allait le soir battant le bois et veillant sur le gibier du laird, et qu’il apercevait la lueur des torches qui perçaient l’ouverture de la caverne, et jetaient çà et là leur éclat sur les noisetiers qui sont en face ! Il fallait entendre ensuite raconter à Saunders ses histoires des esprits et des sorciers qui hantaient le bois le soir, et des feux qu’il y avait vus, et des cris qui avaient frappé ses oreilles, quand il n’y avait d’autres yeux ouverts que les siens ! Et c’était à moi et à mes compagnons qu’il venait répéter ces histoires d’apparitions, et il fallait voir comme je lui rendais la pareille et comme j’avais toujours un conte tout prêt pour chacun des siens, quoique au fond je susse un peu mieux que lui à quoi m’en tenir ! Oui, oui, nous avons joué plus d’un bon tour alors ; mais, hélas ! tout cela n’était que vanité et que folie, et il est juste que ceux qui ont mené une vie dissipée et légère, et qui abusèrent de leurs moyens pendant leur jeunesse, viennent à en manquer alors qu’ils sont vieux. »

Tandis qu’Ochiltree racontait ainsi les ruses et les exploits de ses premières années, d’un ton où la gaillardise et le repentir dominaient chacun à leur tour, son triste compagnon s’était assis sur le siège de l’ermite, creusé dans le roc même, et s’abandonnait à cette lassitude d’esprit et de corps qui suit ordinairement les agitations qu’ils ont éprouvées tous deux. Sa maladie récente, qui avait fort affaibli sa constitution, contribuait beaucoup à cet abattement léthargique. « Le pauvre enfant ! dit le vieil Édie, s’il passe la nuit dans cette cave humide, peut-être ne se réveillera-t-il plus, ou peut-être gagnera-t-il quelque maladie dangereuse. Il n’en est pas de lui comme de nous, qui pouvons dormir partout quand nous avons l’estomac plein. Levez-vous monsieur Lovel, mon garçon ; allez, après tout, je parierais que le jeune capitaine s’en tirera bien, et puis vous n’êtes pas le premier à qui il soit arrivé un pareil malheur. J’ai vu tuer plus d’un homme, et j’ai aidé à en tuer plus d’un moi-même, quoiqu’il n’y eût pas de querelles entre nous ; et si ce n’est pas un crime de tuer des gens avec qui nous ne nous sommes pas querellés, mais seulement parce qu’ils portent une autre cocarde, je ne vois pas pourquoi il n’y aurait pas d’excuse pour celui qui tue son ennemi mortel, venu sur le pré tout armé contre sa vie. Je ne dis pas que cela soit bien, Dieu m’en préserve ! et que ce ne soit pas un grand péché d’enlever à un homme le souffle que Dieu lui a donné et que personne ne peut lui rendre ; mais je dis que c’est un péché que le repentir doit faire pardonner. Nous ne sommes tous que des pécheurs ; mais, si vous voulez écouter une vieille tête grise qui a reconnu ses anciennes erreurs, il y a dans les promesses du vieux Testament de quoi sauver le plus pervers d’entre nous, pourvu seulement qu’il veuille y croire. »

Ce fut avec de semblables encouragemens et les fragmens de dévotion que sa mémoire put lui fournir, que le mendiant s’efforça d’attirer et de forcer l’attention de Lovel, jusqu’à ce que la nuit eût succédé au crépuscule. « À présent, dit Ochiltree, je vais vous mener dans un lieu plus commode, où moi-même je me suis arrêté plus d’une fois à entendre le cri de la chouette sur le lierre touffu, et à regarder la lune sortir des vieilles croisées de ces ruines. Personne ne vient ici à cette heure de la nuit, et ces coquins d’officiers du shérif et de constables ont dû cesser leurs recherches. Je vous réponds que, malgré leurs mandats et leurs clefs du roi[179], ce sont d’aussi grands poltrons qu’il en puisse exister. Je les ai attrapés plus d’une fois, de mon temps, quand ils n’étaient pas bien loin de moi ; mais, grâces à Dieu, maintenant ils n’ont de droit sur moi que comme sur un vieillard et un mendiant, et ma plaque est une bonne protection ; et puis miss Isabelle Wardour est encore pour moi un appui plus solide, vous savez. » Lovel soupira. « Bon, bon ! ne vous laissez pas abattre… la partie n’est pas encore perdue… donnez-lui le temps de savoir ce qu’elle veut. C’est la fleur du pays pour la beauté, et c’est aussi pour moi une bonne amie et une protectrice. Je passe à côté de la maison de correction, à présent, avec autant de sécurité qu’auprès de l’église le jour du dimanche. Du diable, si aucun d’eux oserait toucher à un cheveu de la tête du vieil Édie, maintenant ! je tiens le haut du pavé, quand je vais à la ville, et je froisse la manche du bailli lui-même, avec autant de tranquillité que si je passais auprès d’un vieux pot. »

En parlant ainsi, le mendiant s’occupait, dans un coin de la caverne, à détacher quelques pierres qui tombaient presque d’elles-mêmes, et qui obstruaient l’entrée de l’escalier dont il avait déjà parlé ; cela fait, il y monta le premier, et Lovel l’y suivit dans un silence passif.

« L’air circule assez bien ici, dit le vieillard ; les moines ont eu soin de cela, car c’était une génération qui n’avait pas l’haleine longue ; ils ont fait pratiquer de petites ouvertures qui donnent accès au grand air, et tiennent l’escalier aussi frais qu’une tige de chou. »

Lovel trouva en effet l’escalier bien aéré ; quoique peu large, il n’était ni ruiné, ni bien long, et les conduisit promptement dans une galerie étroite qui longeait, en dedans, le mur qui entourait l’église, et recevait de l’air au moyen de petites ouvertures que masquaient ingénieusement les riches ornemens de l’architecture gothique.

« Ce passage secret circule autour d’une grande partie du bâtiment, dit le mendiant, et le long du mur de l’endroit que Monkbarns appelle le réfractoire (il voulait probablement dire réfectoire) ; il s’étend ensuite jusqu’à l’habitation de l’abbé. Il est probable qu’il s’en servait pour écouter ce que les moines disaient pendant le repas ; après quoi il pouvait revenir ici et s’assurer qu’ils étaient occupés à chanter les Psaumes. Puis, quand il était sûr que tout allait dans l’ordre, il pouvait descendre par ici, et faire entrer une jolie fille par le souterrain, car c’étaient de fameux gaillards que ces moines ! à moins qu’on n’en ait dit bien des mensonges. Mais depuis, ceux qui ont eu connaissance de ces lieux se sont donné bien de la peine pour murer ce passage en quelques endroits et l’abattre dans d’autres, de crainte que quelque importun ne s’y glissât et ne découvrit les tours qu’ils venaient y jouer. En vérité, c’eût été pour nous une mauvaise affaire ! Certes, quelques uns de nos cous s’en seraient ressentis. »

Ils arrivèrent ensuite à un endroit où la galerie s’élargissait et formait un petit cercle suffisant pour contenir un banc de pierre. Une niche, construite absolument en face, s’avançait en saillie dans l’église, et comme ses ornemens à jour, dont les côtés étaient couverts, formaient une espèce de treillage, on découvrait facilement de là tout ce qui se passait dans l’intérieur de la nef. Cet endroit, comme le disait Édie, avait vraisemblablement été imaginé comme une espèce de poste secret d’où le supérieur de l’ordre pouvait surveiller la conduite de ses moines, et s’assurer, par son inspection personnelle, qu’ils étaient exacts à remplir ces rites de dévotion auxquels son rang le dispensait de prendre part. Comme cette niche faisait partie d’une suite de niches semblables qui s’étendaient le long du mur de l’église, et n’en différait même d’aucune manière à l’extérieur, masquée comme elle l’était par la statue de saint Michel et du dragon, et les ornemens à jour qui l’entouraient, il était impossible d’en remarquer l’existence. La galerie secrète, reprenant sa première largeur, s’était étendue, dans l’origine, au delà de ce siège ; mais les précautions inquiètes des vagabonds qui avaient précédemment fréquenté la caverne de Saint-Ruth, leur avaient inspiré de la murer soigneusement à cet endroit avec des pierres de taille qu’ils avaient prises aux ruines.

« Nous serons mieux ici, dit Édie s’asseyant sur le banc de pierre, et étendant dessus le pan de sa robe bleue en faisant signe à Lovel de s’y asseoir. Nous serons mieux ici qu’en bas, l’air y est plus vif et plus léger, et l’odeur des giroflées et des autres plantes qui croissent sur ce mur ruiné est bien plus salutaire que les exhalaisons humides qu’on respire là-bas. Elles sentent bien meilleur de nuit, ces fleurs-là, et on les trouve presque toujours au milieu des bâtimens ruinés ; vous qui êtes un savant, monsieur Lovel, ne pourriez-vous pas me donner une raison de cela ?

Lovel répondit négativement.

" Elles me font penser, reprit le mendiant, aux bonnes qualités de bien des gens qui paraissent plus frappantes dans l’adversité ; peut-être aussi est-ce une parabole pour nous apprendre à ne pas mépriser ceux qui sont plongés dans les ténèbres du péché, ou qui sont accablés de tribulations, en nous montrant que Dieu envoie des parfums pour rafraîchir les lieux les plus sombres, et qu’il fait croître des fleurs et des plantes odorantes sur les vieux bâtimens ruinés. Je voudrais bien qu’un sage pût me dire si le ciel regarde avec plus de plaisir le spectacle que nous avons maintenant sous les yeux, de ce beau clair de lune qui étend si paisiblement ses grands rayons sur le pavé de cette vieille église, et dont le reflet frappe aussi au milieu des piliers et des supports de ces gothiques fenêtres sculptées, tandis qu’à chaque souffle de vent qui agite là-bas ce sombre lierre, il jette sur lui une lueur tremblotante ; je voudrais savoir, dis-je, si ce spectacle n’est pas plus agréable aux yeux de Dieu que lorsque l’église était éclairée de cierges, de lampes et de torches, et qu’on y brûlait sans doute l’encens et la myrrhe dont parle l’Écriture ; lorsque sans doute aussi elle résonnait de la voix des chanteurs et des chanteuses, des sons de l’orgue, du tympanon et autres instrumens dont il est question. Je me demande s’il prenait plaisir à cette vue, ou si ce n’était que comme aux cérémonies de l’idolâtrie, dont l’Écriture dit : Elles me sont en abomination. Mais je pense, monsieur Lovel, que si les prières de deux pauvres pécheurs repentans, comme vous et moi, peuvent trouver grâce devant…

— Chut ! dit Lovel en posant vivement la main sur le bras du mendiant, chut ! j’ai entendu quelqu’un parler.

— J’ai l’oreille un peu dure, répondit Édie à voix basse ; mais nous devons être ici en sûreté… D’où venait le son ? »

Lovel indiqua la porte de la nef située du côté de l’ouest du bâtiment ; cette porte, couverte d’ornemens d’architecture, était surmontée d’une croisée en ogive d’une sculpture non moins remarquable, et qui admettait en ce moment des flots de lumière argentée.

« Ce ne peut être aucun de mes gens : d’ailleurs, dit Édie avec le même ton de précaution, il n’y a que deux personnes qui connaissent ce lieu, et elles sont à plus d’un mille d’ici, si toutefois elles n’ont pas fini leur triste pèlerinage. Je ne croirai jamais que ce puisse être les officiers à cette heure de la nuit, et je ne crois pas aux contes de revenans que font les bonnes femmes, quoique ceci soit un lieu assez convenable. Mais qu’ils viennent de ce monde ou de l’autre, les voici ! Ils sont deux hommes avec une lanterne. »

Effectivement, pendant que le mendiant parlait, l’ombre de deux figures humaines se dessinait à l’entrée de la nef, dont ils avaient ouvert la porte qui donnait sur la prairie, éclairée en plein par la lune, et la petite lanterne portée par l’un d’eux jetait une lueur aussi faible à côté des éclatans rayons de cet astre, que l’étoile du soir quand elle se montre au milieu des dernières clartés du jour. La première idée et la plus naturelle était qu’en dépit des assurances d’Édie les personnes qui s’approchaient des ruines à une heure aussi extraordinaire, devaient être des officiers de justice à la poursuite de Lovel. Cependant rien dans leur conduite ne justifiait cette opinion : un signe du vieux pauvre et quelques mots prononcés à l’oreille avertirent donc le jeune homme que le meilleur parti qu’il eût à prendre était de rester tranquille, et de surveiller leurs mouvemens du lieu où ils étaient cachés. S’il survenait quelque incident qui rendît leur retraite nécessaire, ils avaient derrière eux le petit escalier secret qui les conduirait à la caverne, par laquelle ils pouvaient s’enfuir dans les bois long-temps avant de courir le risque d’y être poursuivis de près. Ils se tinrent donc aussi tranquilles que possible, examinant avec une avide et inquiète curiosité tous les mouvemens de ces promeneurs nocturnes.

Après avoir conversé quelques momens à voix basse, les deux figures s’avancèrent au milieu de la nef, et une voix que Lovel reconnut tout d’un coup au son et à l’accent pour celle de Dousterswivel dit, d’un ton un peu plus élevé, quoique craintif encore ; « En férité, mon pon monsir, il ne peut y afoir t’heure et te saison blus brobice pour ce grand tessein. Vous ferrez tout à l’heure que ce monsir Oldenpuck radote, et ne gonnait bas blus le suchet dont il parle qu’un betit enfant. Sur mon âme, il s’attentait à tevenir aussi riche qu’un chuif pour la bitoyable somme de cent livres sterling, dont je ne me soucie bas blus, sur ma parole d’honnête homme, que décent miséraples teniers. Mais c’est à vous, mon très généreux et resbectaple batron, que je veux montrer tous les secrets que l’art peut tébloyer, oui, même le secret du grand Pymander. »

« L’autre, dit tout bas Édie, ne peut être que sir Arthur Wardour ; je ne connais que lui qui puisse venir ici à cette heure avec ce fripon d’Allemand. On dirait qu’il l’a ensorcelé ; vraiment il lui ferait prendre de la craie pour du fromage… Voyons un peu ce qu’ils vont faire. »

Cette interruption fit perdre à Lovel la réponse de sir Arthur, d’autant qu’il parlait à voix basse ; il n’entendit donc que ces trois mots sur lesquels le baronnet appuya : « beaucoup de dépense ; » à quoi Dousterswivel répondit promptement : « Te la tépense… certainement… cela temante te grantes tépenses… vous ne pouvez pas vous attendre à recueillir afant t’avoir semé… la semence est la tépense… Les richesses et les métaux que rabbortent les bonnes mines, et aussi les grantes et lourtes gaisses pleines d’archenterie, sont la moisson, et une ponne moisson même, sur ma parole… Or, les dix guinées que vous avez semées ce soir, sir Ardhur, sont une betite pincée de graine à peu près semblable à une prise de tapac ; et si vous ne regueillez pas tout à l’heure une abondante moisson, c’est-à-dire abondante relativement à la semence, car vous savez que tout doit être en proportion, Herman Dousterswivel ne s’est jamais appelé ein honnête homme. Fous foyez maintenant, mon pon batron, car je ne veux plus vous cacher aucun segret, vous voyez ce betit catran t’archent… vous safez que la lune parcourt tout le zodiaque, et tans l’espace de vingt-huit chours… il n’y a pas t’enfant qui ne sache cela ; eh pien, je prends ce catran t’archent quand elle est dans sa quinzième station, et je crafe t’un côté les mots schedharschemoth schartachan ; c’est l’emplème de l’intelligence de la lune… puis je trace sa figure sous la forme d’un serpent-folant avec une tête de tinton ;… pien ;… puis de l’autre côté je fais une taple te la lune, qui est un carré te neuf qui se multiplie lui-même par quatre-vingts numéros de chaque côté, et neuf en tiamètre ; or, ceci me sertira à chaque changement de quartier de la lune, afin que je puisse troufer le produit te la tépense que je ferai en suffumigations, et qui doit être ce que neuf est à neuf multiplié par lui-même ;… mais je ne trouferai peut-être pas cette nuit plus de deux ou trois fois neuf, parce qu’il y a dans les astres une influence gontraire.

— Mais, Dousterswivel, dit le simple baronnet, ceci ne ressemble-t-il pas à de la magie ? je suis un serviteur fidèle, quoique indigne, de l’église épiscopale, et je ne veux rien avoir à démêler avec l’esprit immonde.

— Pah, pah, il n’y a bas tu tout te magie là tetans, bas la mointre ; tout est fonté sur l’influence blanétaire, sur la symbathie et la force des nompres… Je fous montrerai pien mieux que cela… Je ne tis bas cebentant que les suffumigations n’évoqueront bas un esbrit, mais si vous en êtes effrayé, il restera invisiple.

— Je n’ai aucune envie de le voir, dit le baronnet, dont l’accent avait un certain tremblement qui semblait annoncer que son courage avait attrapé un accès de fièvre.

— C’est pien tommage, dit Dousterswivel, car j’aurais aimé à vous montrer l’esbrit qui est semplaple à un chien véroce, bour la garte de ce drésor. Mais je gonnais le moyen de l’abbrivoiser. Vous ne vous soucieriez pas te le foir ?

— Pas du tout, dit le baronnet en affectant un air d’indifférence ; je crois d’ailleurs que nous n’avons pas de temps à perdre.

— Partonnez-moi, mon badron, il n’est bas encore minuit, et minuit précis est notre heure blanétaire. Je bourrais donc très pien fous montrer l’esprit, en attendant seulement, bour fous amuser. Fous foyez, je tracerais une pentacone tans l’intérieur t’un cercle, ce qui être très facile, et là nous serions comme tans un château fort, et fous y tiendriez l’épée bendant que je répéterais les baroles nécessaires… Alors fous ferriez le mur solide s’oufrir tout-à-coup comme la porte d’un fille… et puis… foyons… ah oui ! vous ferriez t’apord un cerf poursuivi par trois lévriers noirs qui l’apattraient comme ils font à la chasse du crand-électeur… et puis un vilain petit nègre baraîtrait et leur rebrendrait le cerf, et paf, tout disbaraîtrait… Ensuite fous entendriez tes cors te chasse résonner t’un manière à faire retentir les ruines… Sur ma foi ils choueraient tes airs te chasse aussi beaux que Fischer sur son hautpois. Très pien. Ensuite fiendrait un héraut avec son cor ; puis paraîtrait le crand Peolphan, appelé le crand chasseur tu Nord, monté sur son chival noir. Mais fous ne fous soucieriez pas te voir tout cela[180].

— Vous pensez bien que je n’en ai pas peur, répondit le baron net, si… c’est-à-dire… ne peut-il pas arriver de grands malheurs dans de semblables occasions ?

— Pah, des malheurs, pas ti tout. Quelquefois bourtant, si le cercle n’est pas tout-à-fait chuste, ou que celui qui recarte soit un poltron qui se laisse effrayer et qu’il ne tienne pas l’épée ferme et troite tevant lui, alors le crand chasseur en profite pour l’attirer hors du cercle et l’étrancler : cela s’est vu quelquefois,

— Eh bien donc, Dousterswivel, avec toute espèce de confiance dans votre adresse et dans mon courage, nous laisserons ce soir l’apparition de côté, et nous nous occuperons de l’affaire qui nous amène.

— De tout mon cœur, cela m’est absolument égal ; foilà l’heure arrivée, tenez l’épée pendant que je fais allumer un peu de pois. »

Dousterswivel mit en conséquence le feu à une botte de petits morceaux de bois préparés avec une substance bitumineuse qui les fit brûler très vite, et quand la flamme se fut élevée à son plus grand éclat, couvrant les ruines de sa lueur passagère, l’Allemand y jeta une poignée de parfums qui répandit une odeur forte et pénétrante. L’exorciste et son élève en furent affectés au point de tousser et d’éternuer violemment ; et comme la vapeur s’éleva autour des piliers du bâtiment et pénétra à travers chacune de ses ouvertures, elle produisit le même effet sur Lovel et le mendiant.

« Est-ce là un écho ? » demanda le baronnet, étonné de l’éternument qui venait de résonner au dessus de lui, « ou, » se rapprochant de l’adepte, « serait-ce l’esprit dont vous parliez qui se moquerait de nos efforts pour découvrir ses trésors cachés ?

— Non, non, » balbutia l’Allemand qui commençait à partager les terreurs de son élève.

Ici une violente explosion d’éternument que le mendiant ne put réussir à retenir, et qui ne pouvait passer en aucune manière pour le son mourant d’un écho, accompagné d’un bruit étouffé ressemblant à une toux long-temps contenue, vint consterner nos deux chercheurs de trésors.

« Que le Seigneur ait pitié de nous, dit le baronnet.

Alle gute Geister loben den Herrn[181], s’écria le chimiste terrifié. Che commence à benser, ajouta-t-il, que ceci se faire mieux : en blein chour… et que bour le moment, il être plus sûr de nous de nous retirer.

— Misérable imposteur ! » s’écria le baronnet dans lequel ces mots réveillèrent tout-à-coup un soupçon qui, se rattachant au sentiment de désespoir que lui causait la perspective de sa ruine prochaine, l’emporta sur tout son effroi. « Vil charlatan ! c’est encore là de vos jongleries pour vous dispenser de l’exécution de vos promesses, comme cela vous est arrivé si souvent ; mais, par le ciel, cette nuit même, j’apprendrai à qui je me suis confié quand je me laissais aveuglément conduire par vous à ma ruine. Continuez, je le veux ; démon ou magicien, vous me montrerez ce trésor, ou vous vous reconnaîtrez pour un fripon et un imposteur, et, sur la foi d’un homme perdu et réduit au désespoir, je vous enverrai dans un lieu où vous trouverez assez d’esprits. »

Le chercheur de trésors, tremblant de la double terreur que lui causaient les esprits surnaturels dont il se croyait entouré et la fureur d’un homme au désespoir à la merci duquel sa vie était en ce moment, ne put que balbutier, « Mon badron, ceci n’est pas la manière… gonsidérez, mon très honoré monsir, que les esbrits… »

Ici Édie, qui commençait à s’amuser de cette scène, proféra un gémissement extraordinaire, espèce d’exagération prolongée de l’accent traînant et plaintif avec lequel il demandait ordinairement la charité. Dousterswivel tomba sur ses genoux ; « Mon cher monsir Ardhur, bartons, ou laissez-moi bartir.

— Non, vil escroc, dit le chevalier en tirant du fourreau l’épée qu’il avait apportée pour servir à l’exorcisme, ce nouveau tour ne vous réussira pas. Il y a long-temps que Monkbarns m’avait averti que vous n’étiez qu’un misérable jongleur. Je veux voir ce trésor avant de quitter ce lieu, ou, par le ciel, vous confesserez que vous êtes un imposteur ; sans quoi je vous passe cette épée au travers du corps quand les ombres de tous les morts viendraient vous entourer.

— Pour l’amour tu ciel, ayez patience, mon très honoré batron, et vous aurez le trésor en guestion. Mais ne parlez pas ainsi des esprits, te crainte te les irriter. »

Édie Ochiltree se préparait ici à faire entendre un autre gémissement, mais il en fut empêché par Lovel qui commençait à prendre un plus vif intérêt à cette scène, en remarquant l’air résolu et presque désespéré de sir Arthur. Dousterswivel, qui avait à la fois devant les yeux la peur de l’esprit malin et celle de la violence de sir Arthur, joua fort mal son rôle de magicien, n’osant pas se donner le degré d’assurance propre à abuser le baronnet, dans la crainte d’offenser l’invisible auteur de ses alarmes. Cependant, après avoir roulé les yeux et marmotté quelques formules d’exorcisme en allemand, accompagnées de gestes et de contorsions qui étaient plutôt l’effet de la terreur dont il était la proie, que le résultat d’une fraude préméditée, il s’avança enfin vers un coin du bâtiment où une pierre plate posée à terre représentait sculptée en relief l’effigie d’un guerrier armé dans une posture penchée. Il balbutia à sir Arthur : « Mon batron, c’est ici… Dieu ait pitié de nous tous ! »

Sir Arthur qui, après avoir surmonté le premier mouvement de ses craintes superstitieuses, semblait alors rassembler toute la fermeté dont son âme était capable pour pousser jusqu’au bout cette aventure, prêta son secours au chimiste pour retourner la pierre au moyen d’un levier dont l’Allemand s’était pourvu, et malgré lequel, en joignant leurs forces, ils ne réussirent qu’avec peine dans cette opération. Aucune lumière surnaturelle ne vint éclater d’en bas pour indiquer l’existence du trésor souterrain, il n’y eut aucune apparition d’esprits terrestres ou infernaux. Mais, après que Dousterswivel eut, en tremblant beaucoup, donné quelques coups de pioche, et, avec une égale précipitation, enlevé une ou deux pelletées de terre (car ils avaient apporté avec eux les instrumens nécessaires), on entendit résonner quelque chose qui ressemblait au son que fait en tombant une pièce de métal, et Dousterwivel, s’emparant à la hâte de ce qui l’avait produit, et que sa bêche avait fait tomber avec la terre, s’écria : Sur ma barole, mon batron, voilà tout… oui, réellement tout… je veux tire tout ce que nous pouvons faire ce soir… » et il jeta autour de lui des regards inquiets et craintifs, comme cherchant de quel coin de l’église allait s’élancer le vengeur de son imposture.

— Voyons, dit sir Arthur, et il répéta d’un ton encore plus sévère : Je veux cette fois juger par mes propres yeux. » Il approcha donc l’objet trouvé auprès de la lumière de la lanterne. C’était une petite boîte ou cassette (car Lovel était trop éloigné pour en distinguer la forme), mais qui, à ce qu’il put conclure par l’exclamation du baronnet, était remplie de pièces de métal. « À la bonne heure, dit le baronnet, voilà enfin un heureux succès ; et s’il est le présage d’un autre proportionné à une avance plus considérable, cette avance sera faite. Ces dernières 600 livres de Goldieword ajoutées aux autres réclamations pressantes auraient infailliblement amené ma ruine ; mais si vous croyez que nous puissions y subvenir en répétant cette expérience, par exemple, au premier changement de lune, je risquerai les avances nécessaires, n’importe comment je pourrai me les procurer.

— Oh ! mon pon badron, ne me barlez pas maintenant de cela, dit Dousterswivel ; mais aitez-moi seulement à remettre les pierres, et rebrenons notre chemin. » Effectivement, aussitôt que les pierres eurent été replacées, il entraîna sir Arthur, qui s’abandonna de nouveau à son guide, hors d’un lieu où la mauvaise conscience de ce dernier et ses terreurs superstitieuses représentaient un esprit ou un démon caché derrière chaque pilier, prêt à le punir de son imposture.

« A-t-on jamais rien vu de semblable ? dit Édie après qu’ils eurent disparu comme des ombres à travers la porte par laquelle ils étaient entrés. Aucune créature vivante a-t-elle jamais vu la pareille ?… Mais que pouvons-nous faire pour ce pauvre diable de chevalier baronnet ?… Peste ! il a montré bien plus de courage que je ne lui en aurais jamais soupçonné ; j’ai vraiment cru qu’il allait percer ce misérable de son épée… Sir Arthur n’était pas la moitié si téméraire, certaine nuit, sur le Tablier de Bessy ; mais ici le sang lui montait à la tête, et cela fait une grande différence. J’ai vu bien des hommes capables d’en tuer d’autres quand ils étaient en colère, et qui auraient fait une triste figure sur la pointe de Crummie ce jour-là… Mais qu’y a-t-il à faire ?

— Je crains, dit Lovel, que ce fripon n’ait entièrement regagné sa confiance par cette découverte, qui sans aucun doute était préparée d’avance.

— Quoi ! de cet argent… oui, oui ; rapportez-vous-en à lui pour cela… Personne ne sait mieux trouver que celui qui cache… Il ne veut que lui attraper sa dernière guinée, et puis il s’enfuira dans son pays, le fourbe qu’il est !… J’aurais eu du plaisir à m’aller mettre derrière lui pendant qu’il était à piocher, et à lui lancer un coup de mon bâton ferré ; il l’aurait pris pour une bénédiction de quelqu’un des vieux abbés qui sont enterrés là… Mais il vaut mieux être prudent ; la ruse ici vaudra mieux que la force ; je lui rendrai cela quelque jour.

— Si vous en informiez M. Oldbuck, dit Lovel.

— Oh ! je ne sais ! Monkbarns et sir Arthur sont tantôt amis, tantôt ils ne le sont pas… Il y a des momens où Monkbarns a de l’influence sur sir Arthur, et d’autres où sir Arthur ne se soucie pas plus de lui que de moi. Monkbarns, sur certains sujets, n’est pas toujours trop sage lui-même. Il vous prendra une obole pour une vieille médaille romaine, et un fossé pour un camp, si quelqu’un se met en peine de le lui faire accroire. Je lui ai fait avaler plus d’un fameux conte ; moi-même, que Dieu me pardonne… Mais tout cela n’empêche pas qu’il n’ait très peu de charité pour les autres, et qu’il ne se montre aussi impitoyable pour leurs faiblesses que si lui-même il n’avait pas les siennes. Il vous écoutera tout une journée si vous voulez lui raconter des histoires sur Wallace, Henri l’aveugle et David Lindsay ; mais il ne faut pas lui parler de fées, de spectres, d’esprits ou d’apparitions semblables… Il a manqué de jeter par la croisée le vieux Caxon, il aurait aussi bien fait d’y jeter ensuite sa plus belle perruque, pour lui avoir dit qu’il avait vu un revenant à Humlock Knowe. Or, s’il le prenait sur ce ton-là, il mortifierait l’orgueil du baronnet, et il s’ensuivrait plus de mal que de bien ; il en est déjà arrivé autant deux ou trois fois au sujet de ces ouvrages dans les mines, et vous auriez dit qu’à proportion que Monkbarns avertissait sir Arthur, celui-ci prenait plaisir à s’enfoncer de plus en plus.

— Que pensez-vous alors, dit Lovel, d’instruire de cette circonstance miss Wardour !

— Oh ! la pauvre enfant ! comment pourrait-elle empêcher son père de faire sa volonté ? Et d’ailleurs à quoi cela servirait-il ? Il y a un arrêt rendu dans le pays pour ces six cents livres sterling, et un procureur d’Édimbourg poursuit sir Arthur avec toutes les rigueurs de la loi, et lui met l’épée dans les reins pour le faire payer, de telle sorte que, s’il ne le peut pas, il faudra qu’il aille en prison ou qu’il fuie du pays. C’est un homme au désespoir et qui s’accroche à la dernière chance qu’il croit avoir d’échapper à une ruine totale. Ainsi, à quoi bon tourmenter la pauvre enfant d’un malheur qui est sans remède ? et d’ailleurs, pour vous dire la vérité, je ne me soucie pas de découvrir le secret de cet endroit. C’est une cachette assez commode, vous le voyez vous-même, et quoique je ne sois plus dans le cas d’en avoir besoin maintenant, et que j’espère, par la puissance de la grâce, ne jamais rien faire qui puisse me la rendre nécessaire, cependant on ne sait pas à quelle tentation on peut se trouver exposé ; et bref je ne pourrais supporter la pensée que quelque autre que moi connût ce lieu. On dit : Gardez une chose pendant sept ans, et vous trouverez moyen de vous en servir ; et il se pourrait faire que j’eusse besoin de la caverne, si ce n’est pour moi, peut-être pour quelque autre. »

Cet argument auquel le vieil Édie, malgré ses maximes divines et morales, semblait, peut-être par ancienne habitude, personnellement intéressé, ne pouvait être convenablement combattu par Lovel, dans un moment où il recueillait lui-même l’avantage d’un secret dont le vieillard semblait si jaloux.

La scène qui venait d’avoir lieu avait réellement rendu service à Lovel en distrayant son esprit du malheureux événement de la soirée, et en ranimant l’énergie que le premier sentiment de son malheur avait pour ainsi dire paralysée. Il réfléchit qu’une blessure pouvait être dangereuse sans qu’elle fût nécessairement mortelle ; que même à cet égard il était encore dans l’incertitude, ayant été entraîné hors du pré avant que le chirurgien eût exprimé son opinion sur l’état du capitaine Mac Intyre ; et en supposant que les choses en vinssent au pis, il se dit qu’il avait dans le monde des devoirs à remplir, qui, s’ils ne pouvaient lui rendre la paix de l’âme et le premier sentiment de son innocence, lui faisaient du moins une loi de supporter la vie et de la consacrer désormais activement à des actions inspirées par l’amour de l’humanité.

Telles étaient les pensées de Lovel, lorsque d’après le calcul d’Édie qui, par quelque procédé à lui, comme par exemple l’observation des corps célestes, savait se passer de montre et d’horloge, l’heure arriva de quitter leur asile secret, et de se rendre sur le rivage de la mer pour y attendre la barque que le lieutenant Taffril devait y envoyer d’après leur convention.

Ils se retirèrent par le même passage qui les avait conduits au siège secret de l’abbé, et quand ils sortirent de la grotte, les oiseaux qui commençaient à préluder et même à chanter, leur annoncèrent l’approche du jour. Ils s’en convainquirent tout-à-fait, lorsqu’en sortant du taillis ils purent découvrir l’horizon, et qu’ils le virent chargé de légers nuages dorés qui s’élevaient au dessus de la mer. Quand on a dit que le matin était favorable aux muses, c’était sans doute à cause de l’effet qu’il produit sur l’imagination et les facultés de l’homme. Même pour celui qui comme Lovel avait passé une nuit sans sommeil et pleine d’inquiétudes, la brise du crépuscule rafraîchit l’esprit et le corps, et leur rend la vivacité et la force. C’était donc avec un renouvellement de santé et de vigueur que Lovel, guidé par le fidèle mendiant, foulait aux pieds la rosée en traversant les dunes qui séparaient du rivage de la mer la solitude de Saint-Ruth, nom qu’on donnait aux bois qui environnent les ruines.

Le premier rayon du soleil levant, au moment où son disque éclatant commença à sortir du sein de l’Océan, vint tomber sur le petit brick qui était à l’ancre dans la baie. La chaloupe attendait déjà près du rivage, et Taffril lui-même, enveloppé de son manteau de marin, était assis à la poupe. Il sauta à terre lorsqu’il aperçut le mendiant et Lovel, et serrant cordialement la main à ce dernier, l’exhorta à ne pas se laisser abattre. La blessure de Mac Intyre, lui dit-il, était assez grave, mais nullement désespérée. Il avait eu l’attention de faire transporter le bagage de Lovel à bord de son brick, et il ajouta que si Lovel voulait rester sur le vaisseau, il ne doutait pas que la seule conséquence désagréable de cette affaire serait de se voir condamné à une courte croisière. Quant à lui, il était assez libre de son temps et de ses mouvemens, excepté l’obligation nécessaire de rester dans cette station.

« Nous parlerons de nos mouvemens ultérieurs, dit Lovel, quand je serai à votre bord. »

Puis se retournant vers Édie, il essaya de lui remettre de l’argent dans la main. « Je crois, dit Édie en le lui rendant, que les gens sont devenus fous, ou qu’ils ont fait le vœu de ruiner ma profession, comme on dit que trop d’eau noie le meunier. On m’a offert plus d’or depuis deux ou trois semaines que je n’en avais vu dans toute ma vie. Gardez votre argent, mon garçon, vous en aurez besoin, je vous le garantis, et moi je n’en ai que faire. Mes habits ne sont pas grand’chose, et je reçois tous les ans une robe bleue, neuve, avec autant de schellings que le roi (que Dieu protège) a d’années. Vous et moi servons le même maître, comme vous savez, capitaine Taffril. Me voilà donc pourvu de vêtemens ; et quant à la nourriture et à la boisson, je me la procure en la demandant dans mes tournées, ou quelquefois il m’arrive de m’en passer un jour ; car je me suis fait une loi de ne jamais me payer un repas moi-même. De sorte donc que tout l’argent dont j’ai besoin est pour acheter du tabac à priser, et parfois un verre d’eau-de-vie, par un jour froid, car je ne suis pas un grand buveur pour un mendiant. Reprenez donc votre or, et donnez-moi seulement un beau schelling bien brillant. »

Comme il n’y avait ni éloquence ni prières qui pussent l’emporter avec Édie sur ces fantaisies qu’il regardait comme attachées à l’honneur de sa profession vagabonde, et que sur ce sujet il était aussi inébranlable qu’un rocher, Lovel se vit obligé de reprendre l’argent qu’il lui destinait, et prenant amicalement congé du mendiant en lui serrant la main avec cordialité, il l’assura qu’il était sincèrement reconnaissant des services essentiels qu’il avait reçus de lui, et lui recommanda en même temps le secret sur les circonstances dont ils avaient été témoins pendant la nuit. « N’ayez pas peur, dit Édie, je ne raconte jamais aucune histoire de cette caverne, quoique j’y aie vu de drôles de choses dans ma vie. »

La chaloupe s’éloigna. Le vieillard resta à la regarder pendant qu’à l’aide des efforts vigoureux de six rameurs elle s’approchait rapidement du brick, et Lovel le vit agiter encore une fois son bonnet bleu en signe d’adieu avant de changer d’attitude, après quoi il se remit à marcher lentement le long des sables et à reprendre sa course journalière selon l’habitude de sa vie errante.


CHAPITRE XXII.

LA CONFIDENCE.


Raymond se croit le plus sage lorsqu’enfermé dans son cabinet il se moque de ceux qui courent de tels dangers et de semblables aventures, lui qui à la recherche de l’or a déjà vu s’évaporer en fumée la moitié de ses terres, et dont le creuset, objet de ses espérances, vient de se briser une seconde fois. Mais n’importe : si le troisième vient à résister, tout chez lui, oui, jusqu’à ses marmites et ses poêles, sera consacré à faire de l’or.


Une semaine environ après les aventures dont notre dernier chapitre a rendu compte, M. Oldbuck étant descendu dans le parloir où l’on déjeunait, ne trouva pas, comme à l’ordinaire, ses femelles rendues à leur devoir, ses rôties n’étaient pas faites, et le pot d’argent qui contenait habituellement cette espèce de bière appelée mum, dont nous avons déjà parlé, n’était pas même auprès du feu, comme on avait coutume de l’y mettre avant d’y verser cette liqueur.

« Maudit soit l’écervelé ! se dit-il en lui-même ; maintenant qu’il commence à être hors de danger, je ne puis plus supporter cette vie-là… Tout est ici sens dessus dessous… Une saturnale universelle semble avoir succédé au bon ordre et à l’exactitude qui règnent ordinairement dans ma paisible maison. Je demande ma sœur, pas de réponse… J’appelle, je crie, j’invoque mes dieux pénates par plus de noms que les Romains n’en donnèrent jamais aux leurs… À la fin Jenny, dont j’entends depuis une demi-heure la voix glapissante percer les régions souterraines de la cuisine, veut bien condescendre à m’écouter et à me répondre, mais sans daigner monter l’escalier, de sorte que la conversation doit avoir lieu aux dépens de mes poumons. » Ici il commença de nouveau à crier : « Jenny, où est miss Oldbuck ?

— Miss Grizzel est dans la chambre du capitaine.

— C’est cela, j’en étais sûr… Et où est ma nièce ?

— Miss Marie fait le thé du capitaine.

— Je l’aurais parié… Et où est Caxon ?

— Il est allé à la ville chercher le fusil du capitaine et son chien d’arrêt.

— Et qui diable arrangera ma perruque, imbécile que vous êtes ? Comment avez-vous pu laisser partir Caxon pour une telle niaiserie, quand vous saviez que miss Wardour et sir Arthur devaient être ici à l’issue du déjeuner ?

— Et comment pouvais-je l’en empêcher, monsieur ? Votre Honneur ne voudrait pas sûrement qu’on s’avisât de contrarier le capitaine en ce moment, et tandis qu’il est mourant.

— Mourant ! s’écria l’Antiquaire alarmé. Comment ? quoi ? est-ce qu’il est plus mal ?

— Non, il n’est pas plus mal, que je sache[182].

— Alors il est donc mieux… Et qu’avons-nous besoin ici d’un chien et d’un fusil ? l’un pour gâter les meubles, voler les provisions, étrangler le chat peut-être ; l’autre pour qu’il s’en serve à envoyer du plomb dans la cervelle de quelqu’un. Il me semble qu’il doit avoir assez, pour quelque temps, de pistolets et de fusils. »

En ce moment miss Oldbuck entra dans le parloir, à la porte duquel son frère était engagé dans cette conversation avec Jenny, lui, criant du haut de l’escalier, elle, s’égosillant d’en bas à lui répondre.

« Mon cher frère, lui dit la vieille demoiselle, vous allez vous enrouer à force de crier. Fait-on tant de train quand il y a quelqu’un de malade dans la maison ?

— Par ma foi, il n’y a plus que le malade dans toute la maison ! Je suis encore à jeun, et probablement aussi il faudra que je me passe de ma perruque ; et cependant je ne dois pas même oser me plaindre de la faim ou du froid, dans la crainte de troubler mon gentilhomme alité, qui est séparé d’ici par plus de six chambres ; et qui se trouve assez bien pour envoyer chercher son fusil et son chien, quoiqu’il sache à quel point je hais de tels objets depuis que notre frère aîné, le pauvre Williewald, a quitté ce monde pour s’être mouillé les pieds en chassant dans les marais de Kittlefitting. Mais tout cela n’est rien… Je suppose qu’on s’attend sans doute à me voir aider moi-même à tenir un coin de la litière de M. l’écuyer Hector, s’il lui plaît d’aller se livrer à ses fantaisies de chasse, et faire l’essai de ses forces en tirant sur mes pigeons ou mes canards… car je crois qu’une partie des ferœ naturœ[183] du moins n’ont rien à redouter de lui pendant quelque temps. »

Miss Mac Intyre entra alors, et se mit à remplir ses fonctions journalières en préparant le déjeuner de son oncle avec l’empressement de quelqu’un qui est en retard et veut regagner le temps perdu ; mais cela ne lui servit pas à grand’chose. « Prenez garde, petite sotte, lui dit son oncle… ce mum est trop près du feu ; la bouteille va éclater… et je présume aussi que vous avez l’intention de réduire en cendre cette rôtie, afin de pouvoir en faire une offrande à Junon. N’est-ce pas ainsi, ou c’est au moins par quelque nom mythologique de ce genre, que vous appelez cette chienne que je vois là, et que votre frère, avec sa sagacité ordinaire, a jugée digne de devenir commensale de ma maison, de quoi je le remercie, et d’augmenter le nombre de toutes les femelles dont il est déjà entouré ?

— Mon cher oncle, je vous supplie de ne pas en vouloir à cette pauvre bête ; on l’avait attachée dans l’appartement de mon frère à Fairport, mais elle a rompu deux fois sa chaîne pour accourir le joindre ici : vous ne voudriez pas, j’en suis sûre, qu’on battît ce fidèle animal pour le chasser. Il hurle à la porte de son maître comme s’il avait quelque instinct du malheur arrivé au pauvre Hector, et on a toutes les peines du monde à l’en faire bouger.

— Comment ! reprit l’oncle, on disait que Caxon était allé à Fairport chercher son fusil et son chien !

— mon Dieu non, mon cher monsieur, reprit miss Mac Intyre ; c’est pour y chercher les objets nécessaires au pansement de sa blessure ; et puisqu’il allait à Fairport, Hector a demandé en même temps qu’il en rapportât son fusil.

— Allons, la chose n’est pas tout-à-fait si absurde que je le croyais en réfléchissant que tant de femelles s’en sont mêlées… Qu’on s’occupe de son pansement, c’est juste ; mais qui accommodera ma perruque ? Allons, pour aujourd’hui, ajouta le vieux garçon en se regardant dans la glace, il faudra que Jenny essaie de la rendre présentable… et maintenant mettons-nous à déjeuner comme nous pourrons. Ce serait bien le cas de dire à Hector ce que sir Isaac Newton dit à son chien Diamant (je déteste ces animaux-là !), lorsqu’il eut renversé une bougie allumée sur des calculs qui occupaient le philosophe depuis vingt ans, et qu’il les eut réduits en cendre : « Diamant, Diamant, tu ne te doutes guères du mal que tu as fait ! »

— Je vous assure, monsieur, répondit sa nièce, que mon frère regrette l’emportement de sa conduite, et reconnaît que M. Lovel s’est très bien comporté.

— Cela raccommode bien les choses, après que le pauvre garçon s’est vu obligé de fuir le pays. Je vous dis, Marie, que ce n’est pas à la portée de l’intelligence d’Hector, et à plus forte raison de celle d’une femelle, de comprendre toute l’étendue de la perte qu’il a occasionnée à notre siècle et à la postérité… Aureum quidem opus[184]. Un poème sur un si beau sujet, avec des notes relatives tant aux passages obscurs qu’aux passages qui ne le sont pas ; même à ceux qui n’étant ni clairs ni obscurs, flottent encore dans le crépuscule douteux des antiquités calédoniennes ! J’aurais donné de la tablature aux panégyristes celtes par mes recherches. Fingal, comme ils se sont imaginé d’appeler Fin-Mac-Coul, s’enveloppant de nouveau dans son nuage, aurait disparu comme l’esprit de Loda… Un homme déjà vieux et dont les cheveux blanchissent peut-il jamais espérer de retrouver une occasion semblable à celle-là ? Et se la voir enlever par le sot emportement d’une tête chaude !… Mais il faut se résigner ; que la volonté de Dieu soit faite. »

Pendant tout le déjeuner, l’Antiquaire ne cessa de rabâcher de la sorte, suivant l’expression de sa sœur ; et en dépit du miel, du sucre et de toutes les douceurs qu’offre ordinairement en Écosse la table du déjeuner, ce repas, pour celles qui le partageaient avec lui, se ressentait de l’amertume de ses réflexions et de son humeur. Mais elles connaissaient le naturel de l’homme, et, comme le disait tout bas miss Grizzel Oldbuck à son amie miss Rebecca Blattergowl, Monkbarns aboyait plus qu’il ne mordait.

Le fait est que M. Oldbuck, qui avait éprouvé les plus vives inquiétudes tant que son neveu avait été véritablement en danger, se croyait autorisé, en le voyant entrer en convalescence, à donner essor à ses plaintes sur l’embarras qu’il avait eu et l’interruption apportée dans ses occupations savantes. Encouragé par le respectueux silence dans lequel sa sœur et sa nièce l’écoutaient, il exhala son mécontentement en murmures semblables à ceux que nous avons rapportés, dirigeant à la fois ses sarcasmes contre la race féminine, les militaires, les chiens et les fusils, qu’il regardait tous comme des causes plus ou moins directes de bruit, de discorde et de désordre, et qu’il déclarait avoir en abomination.

Cet épanchement de bile ou cette éruption de spleen fut tout-à-coup interrompu par le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte. Cet incident dissipa au même instant la mauvaise humeur d’Oldbuck, qui se hâta de monter chez lui et d’en redescendre bien vite, chose de nécessité absolue, pour recevoir convenablement miss Wardour et son père à la porte de sa maison.

Après s’être de part et d’autre salués avec cordialité, sir Arthur, qui avait envoyé plusieurs fois s’informer de l’état du capitaine Mac Intyre, en demanda plus particulièrement des nouvelles.

La réponse fut : « Il va mieux qu’il ne mérite, après nous avoir tous tourmentés de ses folles querelles et violé la paix de Dieu et du roi.

— Le jeune gentilhomme, dit sir Arthur, avait été un peu imprudent ; mais il avait appris qu’on lui avait l’obligation d’avoir signalé un caractère suspect dans la personne du jeune Lovel.

— Pas plus suspect que le sien, répondit l’Antiquaire, ardent à défendre son favori. Il s’est assez follement entêté à ne pas répondre aux impertinentes questions d’Hector, voilà tout. Mais Lovel, sir Arthur, sait mieux choisir ses confidens. — Oui, miss Wardour, vous avez beau me regarder, la chose est réelle ; c’est à moi qu’il a confié les motifs secrets de sa résidence à Fairport, et il n’y a pas d’efforts que je n’aie faits pour l’aider à atteindre le but qu’il s’était proposé. »

En écoutant cette déclaration magnanime du vieil Antiquaire, miss Wardour avait changé plusieurs fois de couleur, et pouvait à peine en croire ses oreilles ; car en affaires d’amour (et il était naturel qu’elle supposât que c’était là le sujet en question), de tous les confidens qu’on pût choisir, après Édie Ochiltree pourtant, Oldbuck lui semblait le plus étrange et le plus bizarre, et elle ne pouvait revenir de l’étonnement et du déplaisir que lui causait une combinaison de circonstances aussi singulières que celles qui mettaient un secret d’une nature si délicate dans la possession des individus les moins faits pour en être dépositaires. Elle pensait aussi avec crainte à la manière dont Oldbuck ferait l’ouverture de cette affaire à son père, car elle ne doutait pas que ce ne fût son intention. Elle savait bien que le vieux gentilhomme, quoique très violent dans ses préjugés, avait très peu d’égards pour ceux des autres, et elle redoutait une vive explosion lorsqu’un éclaircissement aurait lieu entre eux. Ce fut donc avec une grande inquiétude qu’elle entendit son père demander un entretien particulier, et qu’elle vit Oldbuck se lever promptement et le conduire à sa bibliothèque. Elle resta cependant à sa place, essayant de causer avec les dames de Monkbarns, mais avec le trouble et l’effroi qui agitent Macbeth forcé de dissimuler les agitations d’une conscience coupable pour prêter l’oreille et répondre aux réflexions des chefs dont il est entouré, sur l’orage de la nuit précédente, tandis que toutes les facultés de son âme sont recueillies pour écouter la première alarme de meurtre qui ne peut manquer d’être répandue par ceux qui viennent d’entrer dans la chambre où dormait le roi Duncan[185]. Cependant la conversation des deux savans s’était tournée sur un sujet bien différent de celui que redoutait miss Wardour.

— Monsieur Oldbuck, dit sir Arthur après les politesses d’usage et lorsqu’ils furent bien établis dans le sanctum sanctorum[186] de l’Antiquaire, vous qui êtes si bien instruit de mes affaires de famille, vous allez sans doute vous étonner de la question que je suis sur le point de vous faire.

— Ma foi, sir Arthur, si elle est relative à de l’argent, j’en suis bien fâché, mais…

— Oui, monsieur Oldbuck, elle est relative à de l’argent.

— Réellement alors, sir Arthur, continua l’Antiquaire, dans l’état actuel des affaires et vu la baisse des fonds…

— Vous vous méprenez sur mon intention, monsieur Oldbuck, dit le baronnet ; je veux vous demander votre opinion sur le placement d’une grosse somme d’argent.

— Diable ! s’écria l’Antiquaire ; » et sentant que cette expression involontaire de surprise était tout au plus polie, il chercha à la justifier en exprimant sa joie de voir à la disposition de sir Arthur une grosse somme d’argent lorsque cette marchandise était si rare. « Et quant à la manière de l’employer, dit-il après une pause, les fonds sont bas en ce moment, comme je l’ai déjà dit, et il y a de bonnes acquisitions à faire en pièces de terre. Mais ne feriez-vous pas mieux, sir Arthur, de commencer par liquider les dettes ? Il y a d’abord la somme portée dans l’obligation personnelle, puis trois autres signatures, continua-t-il (en prenant dans le tiroir à droite de son armoire un certain memorandum relié en rouge dont sir Arthur, par expérience des appels fréquens qui y avaient été faits précédemment, abhorrait jusqu’à la vue), avec l’intérêt de ladite somme, montant tout ensemble à… voyons…

— À environ mille livres sterling, répondit vivement sir Arthur, vous m’en avez dit le montant l’autre jour.

— Mais il y a un autre terme d’intérêts échu depuis, sir Arthur, et cela monte maintenant (sauf erreur) à onze cent treize livres sterling sept schellings cinq pences et trois quarts d’un penny sterling. Mais faites l’addition vous-même.

— Non, non, je ne doute pas qu’elle ne soit juste, mon cher monsieur, » dit le baronnet repoussant le livre de la main, à peu près de la même manière qu’on cherche à se soustraire à cette politesse de l’ancien temps qui vous présente avec importunité des mets dont vous avez déjà mangé jusqu’à en être plus que rassasié… « Elle est parfaitement juste, j’en suis certain ; et dans l’espace de trois jours au plus, vous en recevrez toute la valeur… c’est-à-dire s’il vous plaît de l’accepter en lingots.

— En lingots : j’imagine que vous voulez parler de plomb ? Diable, avons-nous enfin trouvé la fameuse veine ? Mais que pourrai-je faire de mille livres sterling et plus de plomb ?… Les anciens abbés de Trocotsey auraient bien pu en faire couvrir leur église et leur monastère, mais moi…

— Quand je dis lingots, reprit le baronnet, je veux parler des métaux précieux… de l’or, de l’argent.

— Bah ! vraiment ? Et de quel Eldorado ce trésor doit-il être importé ?

— Pas loin d’ici, dit sir Arthur d’un ton significatif ; et maintenant que j’y pense, vous pourrez voir le procédé tout entier, à une seule petite condition.

— Et quelle est-elle ? demanda l’Antiquaire.

— C’est qu’il faudra que votre amitié vienne à mon aide en m’avançant une centaine de livres sterling ou environ. »

M. Oldbuck, qui en imagination tenait déjà en principal et intérêts le montant d’une dette qu’il regardait presque comme désespérée, fut si étourdi de se voir présenter aussi inopinément le revers de la médaille, qu’il ne put que répéter avec un accent plein de douleur et de surprise : « Vous avancer cent livres sterling !

— Oui, mon bon monsieur, continua sir Arthur, mais sur la meilleure sécurité possible d’être remboursé dans deux ou trois jours. »

Il y eut ici une courte pause : ou les muscles de la mâchoire inférieure d’Oldbuck n’avaient pas repris leur élasticité de manière à lui permettre de proférer une négation, ou sa curiosité lui faisait garder le silence.

« Je ne vous demanderais pas de me rendre ce service, continua sir Arthur, si je ne possédais pas des preuves certaines de la réalité des espérances dont je viens de vous parler. Et je vous assure, monsieur Oldbuck, qu’en m’ouvrant à vous comme je le fais sur ce sujet, mon intention est de vous prouver ma confiance et le souvenir reconnaissant que je conserve des services que j’ai reçus plusieurs fois de votre amitié. »

M. Oldbuck le remercia, mais en évitant soigneusement de s’avancer jusqu’à promettre de nouveaux secours.

« M. Dousterswivel, dit sir Arthur, ayant découvert… »

Ici l’Antiquaire l’interrompit, les yeux étincelans d’indignation.

« Sir Arthur, je vous ai si souvent averti de la friponnerie de ce coquin de charlatan, que je suis vraiment étonné que vous veniez m’en parler.

— Mais, écoutez, écoutez au moins, dit sir Arthur à son tour, cela ne peut vous faire aucun mal ; bref, Dousterswivel m’a persuadé d’être présent à une expérience qu’il a faite dans les ruines de Saint- Ruth ;…. et que croyez-vous que nous y ayons trouvé ?

— Une autre source, sans doute, de l’existence de laquelle le fripon n’avait pas manqué de s’assurer auparavant.

— Non vraiment… une boîte pleine de pièces d’or et d’argent… les voici. »

Là-dessus sir Arthur tira de sa poche une large corne de bélier, fermée par un couvercle de cuivre, et contenant une quantité considérable de monnaies, dont la plupart étaient d’argent, mais où quelques pièces d’or se trouvaient mêlées. Les yeux de l’Antiquaire s’animèrent en les étalant sur la table.

« Voilà, ma foi ! des pièces de monnaie écossaises, anglaises et étrangères des XVe et XVIe siècles, et quelques uns de ces articles rari et rariores’, etiam rarissimi[187]. Voici le bonnet de Jacques V ; la licorne de Jacques II ; le vieux teston d’or de la reine Marie, avec son effigie et celle du dauphin… Et tout cela a-t-il été trouvé réellement dans les ruines de Saint-Ruth ?

— Sans aucun doute… J’en ai été témoin oculaire.

— Eh bien, reprit Oldbuck, il faut maintenant m’expliquer où, quand et comment cela s’est passé.

— Quand ? répondit sir Arthur : c’était à minuit, lorsque la lune était dans son plein ; le lieu, comme je vous l’ai déjà dit, est les ruines de l’abbaye de Saint-Ruth ; et quant à la manière, c’est une expérience nocturne faite par Dousterswivel, accompagné de moi seul.

— En vérité ! dit Oldbuck, et quels moyens de découverte a-t-il donc employés ?

— Seulement une simple fumigation, dit le baronnet ; ajoutez-y que nous l’avons faite à l’heure planétaire favorable.

— Une simple fumigation ! une simple mystification ! L’heure planétaire ! un archet planétaire[188] !… Comment vous a-t-il persuadé ces impertinentes sornettes ?… sapiens dominabitur astris[189]. Mon cher sir Arthur, cet homme vous a complètement dupé sur terre et sous terre, et il vous eût également dupé dans l’air, s’il avait été là quand vous avez été hissé au sommet du sentier du diable à Halket-Head ; assurément la métamorphose eût été à propos[190].

— Je vous suis certainement fort obligé, monsieur Oldbuck, de l’opinion avantageuse que vous avez de mon discernement ; j’espère cependant que vous voudrez bien croire que j’ai vu ce que j’ai vu.

— Assurément, sir Arthur, jusqu’à un certain point cependant ; c’est que je sais que sir Arthur ne dira avoir vu que ce qu’il a cru voir.

— Eh bien donc ! répliqua le baronnet, aussi vrai qu’il y a un ciel au dessus de nos têtes, j’ai de mes propres yeux vu trouver ces pièces de monnaie, à la suite d’une fouille faite dans le chœur de l’église de Saint-Ruth à minuit. Et quant à Dousterswivel, quoique cette découverte soit le fruit de son art, cependant, à parler franchement, je ne crois pas qu’il aurait eu la fermeté d’esprit de continuer l’épreuve si je n’avais pas été auprès de lui.

— Bah, vraiment ! dit Oldbuck du ton de quelqu’un qui désire entendre la fin d’un récit avant de se livrer à ses commentaires.

— Oui, en vérité, continua sir Arthur, je vous certifie que j’étais sur mes gardes ; nous, entendîmes des sons fort étranges, cela est certain, et qui semblaient venir des ruines.

— Oh, oh ! dit Oldbuck, c’était un compère qui s’y était caché, je gage.

— Pas du tout, dit le baronnet ; le bruit, quoique d’un caractère effrayant et surnaturel, ressemblait plutôt à celui d’un homme qui éternue violemment qu’à tout autre. Outre cela, j’ai certainement entendu un profond gémissement, et Dousterswivel m’a assuré que c’était l’esprit Peolphan, ce grand chasseur du Nord (cherchez-le dans votre Nicolaus Remigius ou dans votre Petrus Thyracus, monsieur Oldbuck), qui contrefait l’action de prendre du tabac et les effets qu’il produit.

— Tout singulier que soit cela, comme provenant d’un tel personnage, on ne peut nier du moins qu’il n’y eût de l’à-propos là dedans ; car vous voyez que la boîte qui contient ces pièces ressemble pour la forme à ces vieux moulins à tabac dont on se servait en Écosse. Mais vous eûtes le courage de continuer en dépit des éternumens de l’esprit ?

— J’avoue qu’il est possible qu’un homme ordinaire eût pu céder à l’effroi ; mais je soupçonnais une imposture, et d’ailleurs, sentant que mon nom me fait un devoir de montrer un courage supérieur à toutes les circonstances, je forçai Dousterswivel, par des menaces sérieuses et violentes, à continuer son opération ; et vous voyez, monsieur, la preuve de son savoir et de sa probité dans cet amas de monnaies qui est devant vous, et parmi lesquelles je vous prie de choisir les pièces et les médailles qu’il vous conviendra de joindre à votre collection.

— En ce cas, sir Arthur, puisque vous avez cette bonté, et à la condition que vous me permettrez d’en marquer la valeur suivant l’appréciation faite dans le catalogue de Pinkerton, et de la porter en déduction de votre compte sur mon livre rouge, je choisirai avec plaisir.

— Non, non, dit sir Arthur Wardour ; je ne veux pas que vous les regardiez autrement que comme un don d’amitié, et encore moins voudrais-je m’en rapporter à l’évaluation de votre ami Pinkerton, qui a attaqué les anciennes et respectables autorités, piliers vénérables sur lesquels repose l’honneur des antiquités écossaises.

— Oui, oui, reprit Oldbuck, vous voulez parler, je présume, de Mair et de Boëce, les apôtres de la fraude et du mensonge. Eh bien ! malgré tout ce que vous m’en avez dit, je regarde votre ami Dousterswivel comme aussi apocryphe qu’aucun d’eux.

— Alors, monsieur Oldbuck, dit sir Arthur, sans réveiller d’anciennes disputes ; je dois supposer que vous jugez que, parce que je crois à l’histoire ancienne de mon pays, je n’ai ni yeux ni oreilles pour m’assurer des événemens dont je suis témoin.

— Pardonnez-moi, sir Arthur, répliqua l’Antiquaire ; mais je regarde l’affectation de terreur que votre collaborateur, ce digne gentilhomme, a voulu feindre, comme faisant partie de la farce et du mystère qu’il jouait alors. Ensuite, quant aux pièces d’or et d’argent, elles sont si mélangées et si différentes de pays et de dates, que je ne puis croire qu’elles aient été réellement amassées et enfouies dans le but ordinaire ; je penserais plutôt que, semblables aux bourses placées sur la table du procureur d’Hudibras,


C’est de l’argent placé là pour la montre,

Comme des nids trompeurs où la poule rencontre

Des œufs qu’on l’invite à couver ;

Client auquel on voudrait enlever

Le prix de vils conseils prodigués pour ou contre[191].


C’est une ruse commune à toutes les professions, mon cher sir Arthur ; mais puis-je vous demander combien cette découverte vous a coûté ?

— Environ dix guinées.

— Pour lesquelles vous avez gagné l’équivalent de vingt guinées peut-être en poids réel, et à peu près le double de cette valeur aux yeux de fous comme nous qui voulons bien payer la rareté. Allons, je dois convenir que pour la première chance il vous a offert un profit assez tentant. Et que propose-t-il de risquer sur la seconde ?

— Cent cinquante livres sterling, dont je lui ai donné le tiers, ayant pensé que vous voudriez bien me fournir le reste.

— Je ne pense pas que ceci soit son dernier coup ; la chose ne me paraît pas d’une assez grande importance. Il est probable qu’il nous laissera encore gagner cette partie : c’est ainsi que les escrocs s’y prennent pour amorcer ceux qui commencent à jouer. Sir Arthur, vous ne doutez pas, j’espère, de mon désir de vous obliger ?

— Certainement, monsieur Oldbuck, et je crois vous l’avoir assez prouvé par ma confiance.

— Eh bien donc, laissez-moi parler à ce Dousterswivel. Si l’argent peut être avancé dans un but utile à votre intérêt, par égard pour l’ancien voisinage je ne vous le refuserai pas ; mais si, comme je le crois, je puis vous découvrir ce trésor sans faire aucune avance, je présume que vous ne vous y opposerez pas non plus ?

— Je ne puis m’y opposer en aucune façon.

— Alors, où trouverai-je Dousterswivel ? demanda l’Antiquaire.

— Pour vous dire la vérité, il est dans ma voiture, à la porte ; mais connaissant vos préventions contre lui…

— Grâce à Dieu, je n’ai de préventions contre personne, sir Arthur ; ce sont les systèmes et non les individus qui encourent ma réprobation. » Il sonna. « Jenny, dit-il à la servante qui se présenta, allez informer le monsieur qui attend en bas dans la voiture, que sir Arthur et moi lui faisons nos complimens et le prions de monter. »

Jenny alla faire sa commission. Il n’était entré nullement dans les projets de Dousterswivel d’admettre M. Oldbuck dans ce prétendu mystère. Il avait compté que sir Arthur obtiendrait l’argent qui lui était nécessaire, sans aucune discussion sur la manière dont il se proposait de l’employer, et attendait en bas dans le but de s’emparer le plus tôt possible de ce dépôt, car il prévoyait qu’il était au bout de sa carrière. Cependant, lorsqu’il fut prié de se rendre devant sir Arthur et M. Oldbuck, il résolut bravement de s’en fier aux ressources de cette impudence naturelle dont le lecteur aura pu remarquer que le ciel l’avait libéralement pourvu.


CHAPITRE XXIII.

LE TRÉSOR.


Votre compère, ce docteur à la barbe sale et enfumée, est capable de renfermer tout cet or dans la tête d’un verrou, puis d’en substituer un autre de mercure sublimé qui se dissoudra à la chaleur et s’évaporera tout en fumée.
L’Alchimiste.


« Comment fous portez-fous, mon pon monsier Oltenpuck ? J’espère que le capitaine Mac Intyre, cet aimaple chentilhomme, il est enfin mieux. Hélas ! il être une maufaise affaire quand les cheunes chens ils s’envoient ainsi du blomb dans le corps.

— Je crois, en effet, monsieur Dousterswivel, que toutes les aventures où il est question de plomb sont assez précaires ; mais j’ai appris avec plaisir de sir Arthur, continua l’Antiquaire, que vous avez choisi un meilleur genre d’industrie, et que vous êtes maintenant à la découverte de l’or.

— Oh ! monsier Oltenpuck, mon pon et honoré badron n’aurait pas tû fous tire un mot de ce petite affaire ; car, pien que j’aie assurément pleine et entière confiance dans la prudence et la discrétion du pon monsieur Oltenpuck, et tans la grante amitié qu’il borte à sir Ardhur Wartour, c’est là, pon Tieu, un secret d’un grand poids.

— Oui, d’un plus grand poids, je crois, qu’aucun des métaux dont nous lui devrons la découverte, répondit Oldbuck.

— Cela tépend te la foi et te la patience que vous apporterez à la grante épreuve. Si vous vous joignez à sir Ardhur qui doit y mettre 150 l. st. (foyez, en foilà déjà 50 en un de ces méchans pillets de fotre panque de Fairport) ; en bien ! si vous ajoutez 150 livres en méchans billets de ce genre, vous recueillerez, en or et en archent bur, je ne sais compien.

— Et personne ne le sait davantage, ’e crois, dit l’Antiquaire. Mais écoutez, monsieur Dousterswivel : supposons, que, sans importuner par de nouvelles fumigations l’esprit aux éternumens, nous allions en corps, de plein jour, avec le soutien d’une bonne conscience, et sans employer d’autres instrumens de magie que des pioches et des bêches bien solides, fouiller d’un bout à l’autre le sol de l’église de Saint-Ruth, et sans risquer aucune dépense, nous assurer ainsi de l’existence de ce trésor supposé (les ruines appartenant à sir Arthur, il ne peut y avoir d’obstacle), croyez-vous que nous réussissions en nous y prenant de cette manière ?

— Pah ! fous ne troufer seulement pas un té te cuivre…, mais sir Arthur en fera à sa folonté… Je lui ai montré de quelle manière il est bossible, très bossible même de se procurer de grosses sommes t’argent pour ses besoins… Je lui ai montré la féritable exbérience… s’il n’y feut pas croire, mon pon monsier Oltenpuck, cela ne fait rien à Herman Dousterswivel ; il perd seulement par là ses frais et tout l’archent, tout l’or qu’il aurait trouvé foilà tout. »

Sir Arthur Wardour jeta un regard timide sur Oldbuck, qui, malgré leur fréquente différence d’opinions, avait, surtout quand il était présent, une véritable influence sur lui. Dans le fait, le baronnet avait un sentiment secret, qu’il s’avouait à peine lui-même, que le génie de l’Antiquaire intimidait le sien. Il l’estimait intérieurement comme un caractère pénétrant, observateur et caustique ; mais il craignait son humeur piquante, et n’était pas sans confiance dans la sagacité de ses opinions en général. Dousterswivel sentit donc qu’il courait le danger de voir lui échapper sa dupe, à moins qu’il ne réussît à faire quelque impression favorable sur son conseiller.

« Je sais, mon pon monsier Oldenpuck, qu’il y a de la brésomption à fous barler t’esprits et te démons. Mais recardez cette corne curieuse ; je n’ignore pas que fous connaissez les curiosités de tous les bays, et que vous savez comment la grande corne d’Oldenburgh, qu’on montre encore tans le muséum te Copenhague, fut tonnée au tuc d’Oldenburgh par un esprit femelle des pois… Fous voyez donc que si je foulais, je ne bourrais pas vous abuser, puisque fous connaissez au premier coup d’œil ce qui est curieux… Examinez tonc cette corne pleine de monnaies… si c’eût été une poîte ou une cassette, je ne vous en tirais rien.

— Cette corne, à la vérité, dit Oldbuck, prête quelque force à votre argument. C’était un ustensile façonné des mains de la nature, et dont, en conséquence, les nations barbares se servaient beaucoup, quoique probablement les cornes, dans le sens donné à cette métaphore, soient devenues plus communes en raison des progrès de la civilisation. Quant à cette corne que voici, ajouta-t-il en la frottant sur sa manche, c’est une précieuse et respectable relique, qui sans doute fut destinée à devenir pour quelqu’un une cornu copiœ, corne d’abondance, mais il est permis de douter si c’est pour l’adepte ou pour son patron.

— Allons, monsier Oldenpuck, je fois que fous êtes toujours ingrédule… mais permettez-moi bourtant de fous assurer que les moines entendaient le magisterium.

— Laissons le magisterium de côté, monsieur Dousterswivel, et occupez-vous un peu plus du magistrat. Savez-vous bien que cette occupation à laquelle vous vous livrez est contre les lois de l’Écosse, et que sir Arthur et moi-même sommes de la commission des juges de paix ?

— Mon Tieu ! quel rapport cela peut-il afoir avec moi qui fous fois tout le pien que je peux ?

— Il faut que vous sachiez que lorsqu’on abolit les lois cruelles contre la sorcellerie, comme on n’avait pas l’espoir de détruire chez les hommes ce penchant à la superstition qui lui sert de base, on voulut du moins prévenir autant que possible l’abus qu’en pouvaient faire des gens malintentionnés et artificieux. En conséquence, il est arrêté par le 29e statut de George II, 5e chapitre, que quiconque prétendra, au moyen de sa soi-disant connaissance des sciences occultes, découvrir tels objets qui auraient été perdus, volés ou cachés, souffrira la peine du pilori et de la prison, comme escroc et comme imposteur.

— Est-ce là la loi ? demanda Dousterswivel avec quelque agitation.

— Vous pourrez vous en assurer vous-même, répondit l’Antiquaire.

— Alors, messiers, je prentrai conché de fous, foilà tout. Che n’aimerais pas tu tout me foir sur ce que vous appelez fotre pilori ; c’est un très mauvais moyen te prendre l’air, et che n’aime pas tavanlage vos brisons où l’on ne peut respirer tu tout.

— Si tel est votre goût, monsieur Dousterswivel, je vous conseille de rester où vous êtes, car je ne puis vous laisser aller, à moins que ce ne soit accompagné d’un constable ; et d’ailleurs, j’attends de vous que vous nous accompagnerez sur l’heure aux ruines de Saint-Ruth, et que vous nous désignerez l’endroit où vous vous proposiez de trouver ce trésor.

— Pon lieu ! monsier Oldenpuck, est-ce ainsi qu’on traite un ancien ami ? quand je fous ai dit aussi clairement que ch’ai pu que si fous y allez à présent, vous n’y trouferez pas la faleur d’une malheureuse pièce de six pences.

— J’en ferai pourtant l’expérience, et vous serez traité selon le succès qu’elle aura,… toujours avec la permission de sir Arthur. »

Sir Arthur, pendant cette conversation, paraissait fort embarrassé, et, pour me servir d’une phrase triviale mais énergique, avait réellement l’oreille basse. L’opiniâtre incrédulité d’Oldbuck le portait à soupçonner fortement l’imposture de Dousterswivel, et la manière dont le chimiste défendait son terrain n’était pas aussi résolue qu’il l’aurait désiré ; cependant il ne l’abandonna pas entièrement.

« Monsieur Oldbuck, dit-il, vous ne rendez pas justice à M. Dousterswivel. C’est par l’usage de son art qu’il a entrepris de faire cette découverte, et par l’application de caractères représentant les intelligences qui président à l’heure planétaire où l’expérience doit être faite. Et vous le sommez d’y procéder sous peine de châtiment, et sans lui laisser l’usage des moyens préliminaires qui doivent lui assurer le succès.

— Je n’ai pas dit cela absolument. Je le requiers d’être présent à la fouille, et de ne pas nous quitter pendant cette opération… Je crains qu’il ne soit d’intelligence avec les intelligences dont vous parlez, et que ce qui pourrait se trouver caché à Saint-Ruth ne vienne à disparaître avant que nous y arrivions.

— Eh pien, messieurs, dit Dousterswivel d’un air résolu mais sombre, che ne ferai pas te tifficulté te fous suifre, mais je vous téclare t’avance que fous ne trouferez rien qui faille seulement la peine de pouger de chez fous de vingt pas.

— Nous allons en faire l’épreuve, » dit l’Antiquaire. En conséquence, ils montèrent dans la voiture du baronnet, et miss Wardour fut avertie que son père désirait qu’elle restât à Monkbarns jusqu’à son retour d’une promenade qu’il allait faire. La jeune personne eut quelque peine à concilier cette injonction avec le sujet qu’elle supposait avoir dû occuper sir Arthur et l’Antiquaire, mais elle se vit forcée de rester encore quelque temps dans ce pénible état d’incertitude.

Le trajet fut assez triste pour nos chercheurs de trésors. Dousterswivel garda un sombre silence, méditant à la fois sur la perte de ses espérances et la crainte d’un châtiment. Sir Arthur, dont les songes dorés venaient par degrés de s’évanouir, contemplait la triste perspective de tous les maux qui le menaçaient, et Oldbuck, qui sentait qu’en s’avançant autant dans les affaires de son voisin, il lui donnait le droit d’attendre de lui quelque secours efficace, réfléchissait tristement jusqu’à quel point il serait obligé de délier les cordons de sa bourse. Ainsi, chacun de son côté s’enfonçant dans des réflexions assez désagréables, personne ne songea à prononcer un mot jusqu’à ce qu’on eût atteint la petite auberge des Quatre Fers à cheval, enseigne sous laquelle elle était connue. Là, ils se procurèrent des hommes et les outils nécessaires à la fouille, et tandis qu’ils s’occupaient de ces préparatifs, ils furent tout à coup abordés par le vieux mendiant Édie Ochiltree.

« Que Dieu bénisse Votre Honneur, commença la robe bleue sur le véritable ton traînard et plaintif du mendiant, et qu’il lui accorde une longue vie… J’ai bien de la joie d’apprendre que le jeune capitaine Mac Intyre soit encore une fois sur ses jambes… N’oubliez pas votre pauvre Bedesman aujourd’hui.

— Ah, ah ! te voilà, mon vieux brave ! Comment, diable, tu n’es pas venu à Monkbarns depuis les dangers que tu as courus sur terre et sur mer… ? Tiens, voilà quelque chose pour acheter du tabac… » Et fouillant dans sa poche pour y chercher sa bourse, il en tira en même temps la corne qui contenait les monnaies.

« Oui, et voilà quelque chose pour l’y mettre, dit le mendiant en jetant un regard sur la corne ; ce que vous tenez là est une de mes vieilles connaissances… Je pourrais faire serment que je reconnaîtrais cette corne à tabac parmi un millier d’autres. Je l’ai portée pendant bien des années, jusqu’au moment où je la troquai contre cette boîte de fer-blanc, avec le vieux George Glen, le serrurier-mineur, quand il lui prit fantaisie d’aller travailler à la mine de Glen Withershins, là-bas.

— Ah, vraiment ! dit Oldbuck : ainsi vous l’avez donnée en troc à un mineur ? Mais je suppose que vous ne l’aviez jamais vue si bien remplie. » Et en parlant ainsi, il l’ouvrit et montra les médailles.

« Sur ma foi, vous en pouvez jurer, Monkbarns ; quand cette corne m’appartenait, il n’y avait jamais dedans pour plus de six sous de râpé noir à la fois. Mais n’allez-vous pas en faire un antique, maintenant, comme vous avez fait de plus d’une chose déjà ? Diable ! je voudrais bien que quelqu’un s’avisât de faire de moi un antique aussi ; mais les gens qui trouvent de la valeur dans de semblables brimborions de cuivre, de fer et de corne, ne se soucient guère d’un vieux rustre de leur espèce et de leur pays.

— Vous pouvez maintenant deviner, dit Oldbuck en se tournant vers sir Arthur, aux bons offices de qui vous devez la découverte de cette mémorable nuit. En apprenant que cette corne a appartenu à un de vos mineurs, c’est lui découvrir un rapport assez direct avec quelqu’un de notre connaissance. J’espère que nous ne réussirons pas moins ce matin, et sans qu’il nous en coûte rien.

— Et où Vos Honneurs ont-ils dessein d’aller, dit le mendiant, avec toutes ces pioches et ces bêches ? C’est sans doute encore un de vos tours, Monkbarns. Vous allez consulter quelques uns de ces vieux moines là-bas dans leurs tombes, et les en faire sortir avant le jour du jugement. Mais, avec votre permission, j’ai envie de vous suivre, moi, et de voir ce que vous allez faire. »

La troupe arriva bientôt aux ruines de l’abbaye, et quand on eut atteint le chœur, on s’arrêta pour réfléchir au parti qu’on allait adopter. En même temps, l’Antiquaire s’adressa ainsi à l’adepte :

" Je vous prie de me dire, monsieur Dousterswivel, quelle est votre opinion dans cette affaire ? Y a-t-il plus de probabilité de succès à fouiller de l’est à l’ouest, ou de l’ouest à l’est ? Nous assisterez-vous avec votre fiole remplie de la rosée de mai, ou avec la baguette divinatoire du coudrier dédié aux sorcières ? ou peut-être aurez-vous la bonté de venir à notre aide en nous fournissant quelques termes bien ronflans, bien sonores du métier, qui, dans le cas où ils manqueraient ici leur effet, pourraient être utiles à ceux qui n’ont pas le bonheur d’être garçons, pour faire taire leurs enfans quand ils sont méchans.

— Monsieur Oldenpuck, dit Dousterswivel avec humeur, je fous ai téjà tit que fous ne feriez rien tu tout ici, et je trouferai peut-être quelque moyen de fous remercier pientôt de vos politesses à mon égard.

— Si Vos Honneurs ont dessein de creuser le sol, dit le vieil Édie, et qu’ils veuillent suivre l’avis d’un pauvre homme, je commencerais là-bas au dessous de cette grande pierre, au milieu de laquelle on voit un homme étendu sur le dos.

— J’ai quelque raison moi-même de croire que nous ferons bien, dit le baronnet.

— Et moi, dit Oldbuck, je n’en ai aucune pour m’y opposer. Il n’était pas très rare qu’on cachât des trésors dans les tombeaux des morts… on en peut citer plusieurs exemples d’après Bartholinus et autres. »

Cette tombe, la même sous laquelle sir Arthur et l’Allemand avaient trouvé les pièces de métal, fut encore une fois ouverte, et la terre céda facilement à la bêche.

« C’est de la terre fraîchement remuée, dit Édie, elle ne résiste pas… Je me connais à cela, moi, car j’ai travaillé tout un été avec le vieux Will Winnet, le fossoyeur, et j’ai creusé plus d’une tombe dans ma vie ; mais je l’ai quitté pendant l’hiver, car il faisait trop froid à ce travail-là ; puis il vint une fête de Noël[192], et les gens mouraient comme des mouches, car on dit qu’une fête de Noël emplit les cimetières. Mais moi qui n’ai jamais aimé à travailler dur de ma vie, je m’en fus, et laissai Will creuser tout seul ces dernières demeures pour lui et pour Édie. »

Les travailleurs arrivèrent alors à un point qui permit de distinguer que les côtés de la tombe qu’ils fouillaient avaient été dans l’origine entourés de quatre murs de pierre de taille, formant un parallélogramme destiné probablement à recevoir le cercueil.

« Ne fût-ce que par curiosité, dit l’Antiquaire, ces travaux vaudraient la peine d’être continués… Je voudrais savoir quel est celui dont la tombe a coûté tant de soins et de peines.

— Les armes du bouclier, dit sir Arthur en soupirant, sont les mêmes que celles qu’on voit sur la tour de Misticot[193] qu’on suppose avoir été construite par Malcolm l’usurpateur. Personne ne sut où il avait été enterré, et il y a une vieille prophétie dans notre famille qui ne nous présage rien de bon quand son tombeau sera découvert.

— Je me souviens, dit le mendiant, de l’avoir entendu citer bien souvent quand je n’étais qu’un enfant ; la voici :

« Du tombeau de Malcolm quand on sera certain,
Les biens de Knockwinnock seront tous perte ou gain. »

Oldbuck avec ses lunettes sur le nez s’était déjà mis à genoux sur le monument, et suivait, moitié des yeux, moitié du doigt, les restes effacés de l’effigie du défunt guerrier. « Ce sont très certainement les armes de Knockwinnock, s’écria-t-il, écartelées avec celles des Wardour.

— Richard, appelé Wardour Main-Sanglante, avait épousé Sibylle de Knockwinnock, héritière de cette famille saxonne, et par cette alliance, dit sir Arthur, donna au château et à la terre le nom de Wardour, en l’année de Jésus-Christ 1150.

— C’est très vrai, sir Arthur, et voici la barre fatale, signe d’illégitimité, qui s’étend diagonalement sur les deux côtés représentés sur le bouclier. Où avions-nous donc les yeux pour ne pas avoir remarqué plus tôt ce monument curieux ?

— Et où était donc la pierre qui le couvrait ? dit Édie Ochiltree, et comment n’a-t-elle attiré nos yeux qu’à présent ? car, homme ou enfant, je connais cette vieille église depuis soixante longues années, et je ne l’ai jamais remarquée auparavant… Cependant elle n’est pas de si petite taille que quelqu’un ne pût y prendre garde dans sa paroisse. »

Chacun interrogea alors sa mémoire sur l’état où il avait toujours vu les ruines dans cette partie de l’église, et tout le monde fut d’accord pour se souvenir que ce coin avait été obstrué par un amas considérable de décombres qu’on avait dû nécessairement enlever pour que cette tombe fût devenue visible. Sir Arthur seul aurait pu se rappeler qu’il avait vu ce monument à la dernière occasion qui l’y avait amené, mais son esprit avait été trop agité alors pour remarquer ce qu’il y avait de nouveau dans cette circonstance.

Pendant que la compagnie s’occupait de ces souvenirs et de ces discussions, les ouvriers continuaient leur travail. Ils avaient déjà creusé à cinq ou six pieds de profondeur, lorsque le sol devenant de plus en plus dur, ils commencèrent à se fatiguer de leurs efforts.

« Nous sommes au fond maintenant, dit l’un d’eux, et il n’y a ici ni bière ni autre chose… de plus malins que nous y ont passé les premiers, sans doute : » et en disant ainsi, il sortit de la fosse.

— Hors de là, garçon ! dit Édie s’y mettant à sa place ; laissez-moi essayer mon vieux métier de fossoyeur. Vous cherchez bien, mes enfans, mais vous trouvez mal. »

Aussitôt qu’il fut dans la fosse il donna vigoureusement de son bâton ferré dans la terre, et sentant une forte résistance, il s’écria comme un écolier lorsqu’il a trouvé quelque chose : « Il n’y a personne de moitié ni de quart ; le tout est bien à moi tout entier, et rien à mes voisins. »

Tout le monde, depuis le baronnet abattu et découragé, jusqu’au sombre et taciturne Allemand, animé d’un mouvement de curiosité, s’attroupa autour du tombeau et aurait sauté dedans si l’espace l’eût permis. Les travailleurs, qui avaient commencé à se fatiguer de leur tâche monotone et en apparence désespérée, reprirent aussitôt leurs outils et se mirent à piocher avec toute l’ardeur de l’attente. Leurs pioches rencontrèrent bientôt une surface dure comme celle du bois, et qui, à mesure que la terre fut enlevée, prit la forme distincte d’une caisse, mais beaucoup plus petite qu’une bière ordinaire. Toutes les mains s’empressèrent de la soulever de terre, et toutes les voix proclamèrent son poids et augurèrent bien de sa valeur. On ne se trompait pas.

Lorsque la boîte ou cassette eut été posée sur le sol, et qu’on eut enlevé le couvercle d’un coup de pioche, on y trouva d’abord une couverture de gros canevas ou de serpillière, puis une grande quantité d’étoupes, et par dessous plusieurs lingots d’argent. Une acclamation générale accueillit une découverte si étonnante et si inattendue. Le baronnet leva les yeux et les mains vers le ciel, dans l’extase silencieuse d’un homme qui se voit délivré d’une inexprimable angoisse morale. Oldbuck, qui pouvait à peine en croire ses yeux, touchait les lingots d’argent l’un après l’autre. Il n’y avait dessus ni inscription, ni gravure, excepté sur un seul qui paraissait espagnol. Cependant, ne se lassant pas de tout examiner pièce par pièce, rang par rang, il s’attendait à trouver ceux de dessous d’une moindre valeur. Mais il ne put s’apercevoir d’aucune différence, et fut forcé d’admettre que sir Arthur Wardour était devenu possesseur d’un poids de métal qui pouvait valoir un millier de livres sterling. Sir Arthur promit alors à tous les assistans qu’ils seraient largement récompensés de leur peine, et commença à s’occuper de la manière dont on transporterait cette brillante capture à Knockwinnock. L’adepte alors, se remettant de sa surprise qui avait égalé pour le moins celle de tous les autres individus présens, le tira par la manche, et lui ayant offert ses très humbles félicitations, se tourna ensuite vers Oldbuck d’un air de triomphe :

« Je fous tisais pien, mon pon monsieur Oldenpuck, que che trouferais une occasion de fous remercier de fos bolitesses. Or, ne trouvez-fous pas maintenant que che me suis afisé d’un très pon moyen de fous faire mes remercîmens ?

— Comment, monsieur Dousterswivel, est-ce que vous prétendriez avoir quelque part à notre heureux succès ? Vous oubliez que vous nous avez refusé les secours de votre art. Et vous êtes ici dénué des armes avec lesquelles vous auriez dû livrer le combat où vous prétendez maintenant avoir vaincu en notre faveur. Vous ne vous êtes servi ni des charmes, ni des talismans, ni de la baguette, ni de miroir magique, ni de figure de géomancie[194]. Où est donc tout votre appareil, mon sorcier, votre Abracadabra[195], votre fougère de mai, votre verveine,


« Vos crapauds, vos corbeaux, vos dragons, vos panthères,
Votre lune ou soleil et votre firmament,
Votre Latone, Azoch, vos Zernichs ou mégères,
Vos philtres, vos bouillons, et vos autres matières
Qui feraient bien crever un homme en les nommant ?


Ah ! impayable Ben Jonhson[196], paix éternelle à tes cendres, toi qui fus le fléau des charlatans de ton siècle ! qui se serait attendu à les voir revivre dans le nôtre ? »

La réponse que fit l’adepte à cette tirade se trouve dans le chapitre suivant.


CHAPITRE XXIV.

LE PIÉGE.


Clause
Vous connaîtrez alors la perle des mendians du roi. Oui, avant demain vous serez logé ici, je vous le promets ; et vous pouvez m’en croire ; car, si j’existe, je vous jouerai un tour auquel vous ne vous attendez pas.
Le Buisson du mendiant.


L’Allemand, déterminé à profiter de l’avantage qu’il venait de recouvrer par cette découverte inattendue, prit un air imposant et majestueux pour repousser les attaques de l’Antiquaire.

« Meister Oldenpuck, dit-il, tout ceci beut être fort comique et fort sbirituel, mais che n’ai rien à répondre, rien tu tout, à des chens qui ne feulent bas en croire l’évitence de leurs brobres yeux. Seulement je fondrais fous prier, mon pon, généreux et honoré batron, de fouloir pien mettre la main dans la boche troite de fotre feste, et de montrer ce que vous y trouverez. »

Sir Arthur mit effectivement la main dans sa poche, et en tira la petite plaque d’argent dont il s’était servi la fois précédente sous les auspices de l’adepte.

« Ceci est très vrai, dit sir Arthur regardant bravement l’Antiquaire ; voici les calculs planétaires gradués, à l’aide desquels M. Dousterswivel et moi avons dirigé notre première entreprise.

— Bah, bah ! mon cher ami, dit Oldbuck, vous êtes trop sage pour croire à l’influence d’un misérable écu qu’on a battu pour l’aplatir, et sur lequel on a gravé quelques figures. Je vous dis, sir Arthur, que si Dousterswivel avait su lui-même où était caché ce trésor, vous n’en posséderiez pas à présent la plus petite partie.

— Sur ma foi ! n’en déplaise à Votre Honneur, dit Édie, qui plaçait son mot dans toutes les occasions, je pense que, puisque M. Dousterswivel a eu tout le mérite de découvrir ici ces richesses, le moins que vous puissiez faire est de lui donner pour sa peine celles qu’il a laissées derrière ; car, sans doute, celui qui a su en trouver autant, ne sera pas embarrassé d’en trouver encore davantage. »

Le front de Dousterswivel se rembrunit extrêmement à cette proposition de se livrer à la chance d’une autre découverte, suivant l’avis d’Édie ; mais le mendiant, l’ayant pris à part, lui dit à l’oreille deux ou trois mots qui parurent faire sur lui une impression sérieuse.

En attendant, sir Arthur, à qui cette bonne fortune avait réchauffé le cœur, dit tout haut : « Ne vous inquiétez pas de notre ami Monkbarns, monsieur Dousterswivel, mais venez demain au château, et je vous prouverai que je sais reconnaître les conseils que vous m’avez donnés dans cette affaire. En attendant, le méchant billet de la banque de Fairport, comme vous l’appeliez tout à l’heure, est cordialement à votre service. Allons, mes enfans, occupez-vous de rattacher le couvercle de cette précieuse cassette. »

Mais, dans la confusion, le couvercle était probablement tombé au milieu des décombres ou de la terre qu’on avait enlevée de la fosse ; bref, on ne le trouva nulle part.

« C’est égal, mes braves garçons, couvrez la boîte avec le morceau de canevas que vous attacherez autour, et portez-la dans la voiture. Monkbarns, voulez-vous que nous allions à pied ? il faut que je passe chez vous pour y reprendre miss Wardour.

— Et j’espère bien aussi vous y garder à dîner, sir Arthur, et que nous boirons ensemble un verre de vin en réjouissance de cette heureuse aventure. D’ailleurs, il vous faudra écrire sur-le-champ au trésorier de l’Échiquier pour prévenir toute réclamation de la part de la couronne. Comme vous êtes seigneur de l’abbaye, on pourra facilement supposer un acte de donation, dans le cas où cela deviendrait nécessaire. Il faudra nous consulter là-dessus pourtant.

— Et je recommande le plus profond silence à tous ceux qui sont présens, » dit le baronnet en regardant autour de lui. Tout le monde s’inclina, et protesta de sa discrétion.

« Quant à cela, dit Monkbarns, recommander le secret à une douzaine de personnes au fait des circonstances qu’on veut cacher, c’est seulement mettre l’histoire en circulation sous vingt formes différentes ; mais n’importe, nous en ferons un rapport fidèle aux barons, et c’est tout ce qu’il faut.

— J’aurais envie d’envoyer un exprès ce soir même, dit le baronnet.

— J’en ai un fameux à recommander à Votre Honneur, dit Ochiltree ; le petit David Mailsetter avec le bidet rétif du boucher…

— Nous parlerons de cela en nous rendant à Monkbarns, dit le baronnet. Mes enfans, continua-t-il en s’adressant aux ouvriers, venez avec moi aux Quatre Fers à cheval, afin que je prenne vos noms à tous. Dousterswivel, je ne vous invite pas à vous réunir à nous à Monkbarns, dont le maître diffère trop évidemment d’opinion avec vous ; mais ne manquez pas de venir me voir demain. »

Dousterswivel[197] murmura une réponse où les mots de « tefoirs, ch’aurai l’honneur, très honoré batron, » furent les seuls qu’on put distinguer. Et après que le baronnet et son ami eurent quitté les ruines, suivis des domestiques et des ouvriers qui, dans l’espoir d’une récompense, les accompagnèrent gaiment, l’adepte resta absorbé dans une sombre rêverie, à côté de la fosse ouverte.

« Qui aurait pu tefiner cela ? s’écria-t-il inconsidérément, mon pon Tieu ! Ch’ai pien soufent entendu barler te bareilles choses, et ch’en ai soufent barlé moi-même ; mais, par le ciel, che n’aurais jamais cru les foir ! Et si ch’avais fouillé la derre à teux ou trois bieds de blus, dont cela aurait été à moi bourtant. Et moi qui me suis tonné tant de beines bour en attraper pien moins à ce vieux fou. »

Ici l’Allemand cessa son soliloque étrange ; car en levant les yeux il rencontra ceux d’Édie Ochiltree qui n’avait pas suivi le reste de la compagnie, mais qui, s’appuyant comme à l’ordinaire sur son bâton ferré, s’était planté de l’autre côté du tombeau. La physionomie du vieillard, qui avait naturellement un caractère remarquable d’intelligence et de finesse, presque même de ruse, prit alors une expression si pénétrante et si subtile, que Dousterswivel, quoique aventurier de profession, ne put soutenir ses regards. Mais il sentit la nécessité d’un éclaircissement, et, rappelant sa présence d’esprit, il se mit à sonder le mendiant sur les événemens de la journée.

« Pon monsir Édie Ochiltree…

— Édie Ochiltree n’est pas un monsieur ; c’est un pauvre mendiant et un Bedesman du roi, répondit la robe bleue[198].

— Eh pien tonc, pon Édie ! que bensez-fous de tout ceci ?

— Je pensais que Votre Honneur était bien bon (car je n’oserais pas dire bien simple) de donner à ces deux riches gentilshommes qui ont des terres et des seigneuries, et de l’or tant qu’ils en veulent, un aussi grand trésor d’argent (trois fois éprouvé au feu, comme le dit l’Écriture) et qui aurait pu faire votre fortune et votre bonheur, à vous et à deux ou trois honnêtes gens comme vous.

— En effet, Édie, mon prave ami, c’est pien frai. Seulement che ne safais bas, c’est-à-dire que che n’étais bas pien sûr où je trouferais ce trésor moi-même.

— Comment ! n’est-ce pas d’après le conseil de Votre Honneur que Monkbarns et le chevalier de Knockwinnock sont venus ici tantôt ?

— Ah, oui ! mais c’est bar l’effet t’une autre circonstance. Che ne safais bas qu’ils auraient troufé le drésor, quoique le dindamarre, les éternumens, la doux et les chémissemens de l’esbrit que chai entendu une nuit tans ces ruines, m’eussent pien fait bressentir qu’il y avait des drésors et des lingots cachés. Ah, pon Tieu ! cet esbrit gémit et soubire sur ses richesses comme un pourgmestre hollandais qui compte ses tollars, abrès un grand tîner donné à la maison de fille[199].

— Et croyez-vous réellement à cela, monsieur Doustersdiable[200] ; un homme aussi savant que vous, n’êtes-vous pas honteux ?

— Mon pon ami, répondit le chimiste, contraint par les circonstances de parler avec un peu plus de vérité qu’il n’en avait l’habitude, che ne le croyais bas blus que fous et que dout autre, jusqu’à cette nuit dont je fous barle, et où ch’ai entendu moi-même les esbrits réunis se blaindre et soubirer, et jusqu’à l’exblication qui m’en a été donnée auchourd’hui par la técouverte de ce grand caisse t’argent pur du Mexique. Que foulez-fous tonc que che bense de tout cela ?

— Et que donneriez-vous à quelqu’un, dit Édie, qui vous aiderait à trouver une autre cassette comme celle-là ?

— Ce que che lui tonnerais ! mon pon Tieu !… un grand quart du contenu.

— Pour moi, dit le mendiant, si le secret m’appartenait, j’en voudrais la moitié ; car, quoique je ne sois, comme vous voyez, qu’un pauvre homme en guenilles, et que je ne puisse aller vendre des lingots d’or et d’argent, dans la crainte d’être arrêté, cependant je ne manquerais pas de gens qui se chargeraient de m’en débarrasser avec plus de facilité que vous ne pensez peut-être.

— Mon Tieu, mon pon ami, qu’est-ce que ch’ai dit ? c’étaient les trois quarts pour fotre bortion tont je foulais barler, et un seul quart pour la mienne.

— Non, non, monsieur Dousterdiable, nous partagerons également ce que nous trouverons, comme deux frères ;… or, regardez cette planche que j’ai eu soin de jeter dans ce coin obscur, hors de tous les yeux, pendant que Monkbarns s’épanouissait en comptant les tas d’argent ; car, voyez-vous, il est fin Monkbarns, et j’étais bien aise que ceci ne lui tombât pas sous la main… Vous en lirez sans doute le caractère mieux que moi, car moi je ne suis pas bien savant, et puis je n’en ai pas beaucoup l’habitude. »

Avec cette modeste déclaration de son ignorance, Ochiltree tira de derrière un pilier le couvercle de la cassette au trésor, qui, après avoir été enlevé de ses gonds, avait été jeté de côté avec indifférence, pendant que chacun brûlait de s’assurer du contenu de la boîte, et, à ce qu’il paraît, recueilli par le mendiant. Il y avait un mot et un numéro sur la planche, et le mendiant les rendit plus distincts en crachant sur son mauvais mouchoir bleu et frottant la terre dont l’inscription était couverte. Elle était en grosses lettres noires.

« Y comprenez-vous quelque chose ? pouvez-vous la déchiffrer ? dit Édie à l’adepte.

— C, dit le philosophe comme un enfant qui épèle sa leçon dans l’alphabet ou abécédaire, C, H, E, R ; C, H, E, cherche ; le foilà ! c’est Cherche, numéro 1er : c’est pien cela, mon pon ami ; bar chercher on entend[201] fouiller, et ceci n’est que le numéro ler. Mon pon Tieu ! il y a certainement quelque gros lot pour nous tans la roue, mon pon monsier Ochiltree.

— Eh bien, c’est possible… mais nous ne pouvons pas fouiller maintenant, car ils ont emporté tous les outils avec eux, et sans doute que l’on renverra quelqu’un pour combler la fosse, et tout remettre en place mais si vous voulez venir en attendant avec moi dans le bois, je prouverai à Votre Honneur que vous êtes justement tombé sur le seul homme du pays qui pût vous conter l’histoire de Malcolm Misticot, et de ses trésors cachés… Mais d’abord nous ferons bien, par prudence, d’effacer les caractères qui sont sur cette planche, et qui pourraient nous trahir. »

Et à l’aide de son couteau, le mendiant se mit à gratter et à mutiler les caractères de manière à les rendre indéchiffrables, puis il couvrit la planche de terre pour faire disparaître les marques qu’il venait d’y faire.

Dousterswivel le regardait en silence, et dans le doute. Il y avait dans les mouvemens du vieillard une intelligence et une promptitude qui indiquaient qu’il ne se laisserait pas facilement attraper, et toutefois (car les fripons eux-mêmes reconnaissent en quelque sorte le droit de priorité) notre adepte se sentait humilié de ne jouer que le rôle secondaire, et de partager ses découvertes avec un si vil associé. Cependant son avidité pour le gain fut assez puissante pour l’emporter sur la susceptibilité de son orgueil ; et quoique plus habitué à être imposteur que dupe, il n’était pas sans un degré de crédulité personnelle qui lui faisait ajouter foi aux grossières superstitions à l’aide desquelles il abusait les autres. Mais accoutumé à agir comme chef dans ces sortes d’occasions, il se sentait humilié de se trouver dans la position d’un vautour qu’un corbeau dirige vers sa proie. « Mais voyons, écoutons cette histoire jusqu’au bout, pensa Dousterswivel, et il y aura bien du malheur si je n’y trouve pas mieux mon compte que maître Édie Ochiltree ne le pense. »

L’adepte, ainsi transformé en disciple d’un professeur de l’art occulte, suivit passivement Ochiltree au chêne du prieur, lieu que le lecteur peut se rappeler n’être pas éloigné des ruines, et où l’Allemand s’assit et attendit en silence les communications d’Ochiltree.

« Monsieur Dustandsnivel[202], dit le narrateur, il y a bien du temps que j’ai entendu raconter cette histoire ; car vous saurez que les seigneurs de Knockwinnock, non plus que sir Arthur, son père et même son grand-père, je me les rappelle tous un peu, n’aimèrent jamais à en entendre parler. Ils ne l’aiment pas mieux aujourd’hui, mais n’importe ; cela n’empêche pas qu’il n’en ait été question à la cuisine comme de bien d’autres choses qui, dans une grande maison, sont des sujets défendus dans le salon. J’en ai appris les circonstances de vieux serviteurs de la famille ; et aux jours où nous vivons, quand on cesse de se rappeler ces vieilles histoires de l’ancien temps autour du foyer à la veillée, la mémoire en est bientôt effacée, tellement que je ne crois pas maintenant qu’il y ait un individu dans le pays capable de vous raconter celle-là, excepté le laird lui-même pourtant, car il y a dans la bibliothèque du château de Knockwinnock un livre en parchemin qui en contient le récit.

— Tout cela est très pien… mais continuez fotre histoire, mon pon ami, dit Dousterswivel.

— Or vous voyez, continua le mendiant, c’est une affaire qui s’est passée dans ces vieux temps où le pays était plein de discordes et de querelles, quand chacun vivait pour soi et Dieu pour tous, et qu’un homme ne manquait pas de biens s’il avait la force de s’en emparer, et ne les conservait qu’autant qu’il avait assez de puissance pour s’y maintenir. C’était alors à qui l’emporterait sur son voisin par la violence dans tout ce côté de l’est, et les choses se passaient probablement de même dans le reste de l’Écosse.

« Or donc, dans ce temps, sir Richard Wardour arriva dans le pays, et c’était le premier de ce nom qui y fût jamais venu. Il y en a eu bien d’autres depuis, et la plupart, en comptant celui qu’on surnomma l’Enfer harnaché[203] ; dorment maintenant sous ces ruines. C’était une race d’hommes fière et cruelle, mais brave pourtant, et qui s’est toujours montrée prompte à soutenir les intérêts du pays. Que Dieu les sauve tous !… c’est un souhait où il n’entre pas beaucoup de papisme… On les appelait les Wardour normands, quoiqu’ils fussent venus du sud dans ce pays. Or donc ce sir Richard, qu’on appelait Main-Rouge ou Main-Sanglante, s’accorda avec le vieux Knockwinnock d’alors, car il y avait déjà du Knockwinnock dans le pays, et voulut à toute force épouser sa fille unique qui devait hériter du château et des terres ; la pauvre fille, Sibylle Knockwinnock (c’est le nom que lui donnent ceux qui m’ont raconté cette histoire) avait une grande aversion pour ce mariage, car elle était attachée de tout son cœur à un de ses cousins à qui son père en voulait. Il arriva donc qu’après quatre mois de mariage, car il paraît qu’elle fut bien obligée de l’épouser, et quoiqu’il n’y eût que quatre mois tout juste, cela ne l’empêcha pas de lui faire présent d’un beau petit garçon… Il y eut alors dans la famille un fracas dont on ne se fait pas d’idée. À les entendre, elle n’était bonne qu’à brûler, et lui à pendre. Cependant tout cela s’arrangea je ne sais comment, et l’enfant fut envoyé hors du pays pour être élevé dans les Highlands, et grandit pour devenir un beau garçon comme tant d’autres qui sont venus du côté gauche. Ensuite sir Richard eut une lignée de son chef, et tout se passa paisiblement jusqu’à ce qu’il eût été déposé dans le tombeau. Mais alors arriva Malcolm Misticot. Sir Arthur prétend qu’on doit dire Misbegot, mais on l’a toujours appelé Misticot dans l’ancien temps. Il vint donc, ce Malcolm, de Glen-Isla avec une bande de montagnards à ses trousses, toujours prêts à chercher querelle aux autres ; il s’empara du château et des terres, comme fils aîné de sa mère, et mit tous les Wardour à la porte… Il y eut à cette occasion des combats et du carnage, car les gentilshommes se rangèrent de différens côtés ; cependant Malcolm eut long-temps le dessus, il fortifia le château, et bâtit cette grande tour qu’on appelle encore aujourd’hui la tour de Misticot.

— Mon fieux et pon ami meister Étie Ochiltree, dit l’adepte en l’interrompant, foilà une histoire qui faut celle d’un paron à seize quartiers de mon bays, et qui est tout aussi longue ; mais ch’aimerais mieux entendre barler te l’or et te l’archent.

— Attendez, continua le mendiant. Ce Malcolm était bien appuyé par un oncle, frère de son père, qui était abbé de Saint-Ruth ici, et ils réunirent beaucoup de trésors entre eux pour assurer à leur maison la succession des terres de Knockwinnock. Il y a des gens qui disent que les moines, dans ce temps-là, connaissaient l’art de multiplier les métaux ; quoi qu’il en soit, ils étaient fort riches. À la fin il arriva que le jeune Wardour, qui était fils aîné de Main-Sanglante, défia Misticot au combat en champ clos, comme ils disaient alors, par quoi ils entendaient un endroit qu’on entourait de palissades comme on fait pour les combats de coqs. Eh bien, Misticot fut vaincu et à la merci de son frère ; mais celui-ci ne voulut pas s’en prendre à sa vie, à cause du sang de Knockwinnock qui coulait dans les veines de tous deux. Malcolm fut donc obligé de se faire moine, et il mourut bientôt dans l’abbaye, de chagrin et de dépit. Personne ne sut jamais où son oncle l’abbé l’avait enterré, ni ce qu’il fit de son or et de son argent, car il soutenait les droits de la sainte Église, et n’en voulait rendre compte à personne. Mais il se répandit une prophétie dans le pays, que, quand on trouverait la tombe de Misticot, les terres de Knockwinnock seraient perdues et regagnées.

— Ah ! mon pon ami Edie, cela n’est bas très imbropable non blus, si sir Ardhur feut se prouiller avec ses pons amis bour blaire à M. Oldenpuck. Et comme cela, fous croyez que ce sont là les trésors t’or et t’archent abbartenant à ce pon meister Misticot ?

— Sur ma foi, je le crois, monsieur Dousterdiable.

— Et fous croyez qu’il y en a encore t’autres de cette sorte de cachés ?

— Certes que je le crois : comment serait-il possible autrement ? Cherche, n° Ier c’est comme si on disait : Cherche, et tu trouveras le n° II. D’ailleurs il n’y a que de l’argent dans cette cassette, et j’ai entendu dire que dans le trésor de Misticot il y avait beaucoup de bel or.

— Alors, mon pon ami, dit l’adepte en se levant brusquement, bourquoi ne nous medrions-nous pas tout de suite à cette betite affaire ?

— Pour deux bonnes raisons, répondit le mendiant, qui continuait de rester tranquillement assis ; d’abord, parce que, comme je l’ai déjà dit, nous n’avons rien pour creuser, puisqu’ils ont emporté les pioches et les bêches, et secondement, parce qu’il y aura une troupe de badauds et de curieux qui viendront nous regarder faire, tant qu’il sera jour, et que le laird aussi peut bien envoyer quelqu’un pour combler la fosse : ainsi, de toutes façons, nous serions pris. Mais si voulez me joindre ici à minuit avec une lanterne sourde, j’aurai les outils tout prêts, et nous pourrons tous deux nous mettre tranquillement après notre affaire sans que personne en sache rien.

— Mais… mais, mon pon ami, dit Dousterswivel, chez qui le souvenir de sa dernière aventure nocturne n’était pas encore effacé, même par les brillantes espérances que lui présentait Édie, il n’est ni si pon ni si sur t’aller aubrès tu tompeau de meister Misdigot, à cette heure de la nuit : fous afez oublié ce que je fous ai raconté des esbrits que j’y ai entendus soubirer et chémir. Je vous assure que ce lieu n’est bas tranquille.

— Si vous avez peur des fantômes, dit froidement le mendiant, je ferai la chose moi-même, et vous apporterai votre part de l’argent, à l’endroit que vous m’indiquerez.

— Non, non, mon prave monsir Édie, cela fous tonnerait trop de beine, je ne feux bas de cela. Je fiendrai moi-même, et cela sera mieux ; car, mon fieil ami, vous saurez que c’est moi, Herman Dousterswivel, qui ai découfert le tombeau de M. Misdicot le pâtard, en cherchant un endroit où je bourrais cacher quelques bièces de monnaie, pour jouer un tour à mon ami sir Arthur ; seulement pour rire, et bar bure blaisanterie : oui, c’est moi qui ai enlevé les décompres qui étaient là sur la bière monumendale, et qui l’ai trouvée ; c’est donc moi qui dois être ainsi son héritier, et il ne serait pas honnête à moi ne pas venir chercher moi-même mon héridage.

— À minuit donc, dit le mendiant, nous nous trouverons sous cet arbre. Je vais faire le guet un moment, et prendre garde à ce que personne ne vienne près du tombeau. Je n’aurai qu’à dire que le laird l’a défendu. Puis j’irai manger un morceau pour souper chez Ringan le charpentier, qui est tout près d’ici, et lui demanderai de coucher dans sa grange, et j’en sortirai tout doucement la nuit, sans qu’on s’en aperçoive.

— C’est cela, mon pon monsir Édie, et je fiendrai vous adendre tans ce lieu même, quand tous les esbrits de l’autre monde devraient éternuer et chémir. »

En parlant ainsi, il secoua la main au vieil Édie, et après s’être promis réciproquement d’être exacts au rendez-vous, ils se séparèrent pour le moment.


CHAPITRE XXV.

LA FOUILLE NOCTURNE.


Montre-moi les sacs enfouis par la cupidité des abbés ; rends la liberté aux anges[204] emprisonnés, et tu verras que les cloches, les livres et les cierges ne me repousseront pas, quand l’or et l’argent m’inviteront à m’approcher[205].
Le roi Jean.


La nuit s’annonça d’une manière orageuse, par du vent et des averses qui tombèrent à plusieurs reprises : « Il faut avouer, dit le vieux mendiant en venant se placer sous le vieux chêne pour y attendre son compagnon, il faut avouer que la nature humaine est maligne et entêtée. N’est-ce pas une grande avidité de gain qui peut conduire ce Dousterswivel dans un lieu aussi sauvage que celui-ci à l’heure de minuit, et par des coups de vent semblables, pour se livrer à des recherches sons des murs poudreux comme ceux-ci ? Et moi, de mon côté, ne suis-je pas encore plus fou de venir l’y attendre ? »

Tout en faisant ces sages réflexions il s’enveloppa bien dans son manteau, et se mit à contempler la lune qui se montrait et disparaissait tour à tour sous les nuages sombres et pluvieux que le vent chassait sur sa surface. Les rayons pâles et incertains qu’elle lançait chaque fois qu’elle parvenait à se dégager de l’ombre qui venait de l’obscurcir, tombaient en plein sur les voûtes lézardées et sur les croisées gothiques du vieux bâtiment, qui, à l’aide de cette clarté passagère, se montrait un instant visible dans son état de ruine, tandis que le moment d’après il n’offrait plus qu’une masse d’ombre noire et confuse. Le petit lac recevait aussi sa part de ses fugitifs rayons de lumière, et ses eaux tantôt blanchies par leur reflet, tantôt soulevées par le vent orageux, n’indiquaient plus leur existence lorsque les nuages revenaient envahir la lune, que par le bruit monotone qu’elles faisaient en venant mouiller la plage. Le petit vallon boisé, à chaque coup de vent qui venait s’engouffrer dans son étroite enceinte, répétait les différens gémissemens des arbres agités par la tempête, et qui, s’affaiblissant avec le tourbillon, dégénéraient en un murmure sourd et interrompu, semblable aux soupirs d’un criminel dont les forces viennent de s’épuiser dans les angoisses de la torture. Ces sons mélancoliques étaient de nature à servir d’aliment à la superstition, en excitant en elle les terreurs qu’elle redoute, et auxquelles pourtant elle se plaît. Mais le vieil Ochiltree n’était pas sujet à des sensations de ce genre, et son esprit lui retraçait en ce moment divers souvenirs de sa jeunesse.

« J’ai été de garde aux avant-postes tant en Allemagne qu’en Amérique, se disait-il, par des nuits pires que celle-ci, et quand je savais qu’il y avait peut-être dans le fourré devant moi une douzaine de leurs tirailleurs. Mais j’ai toujours été solide au poste ; personne n’a jamais pu dire qu’il eût attrapé Édie endormi. »

En se parlant ainsi à lui-même, il mit presque machinalement son fidèle bâton ferré sur son épaule, prit le maintien d’une sentinelle, et ayant entendu les pas d’un homme qui s’avançait vers l’arbre, il s’écria d’un ton plus en rapport avec ses souvenirs militaires qu’avec sa situation actuelle :

« Arrêtez ! qui va là ?

— Comment tiable, mon pon Édie, d’où fient que fous parlez aussi haut qu’un baurenhanter[206], ou ce que fous appelez un factionnaire ?

— C’est que je croyais l’être dans ce moment, répondit le mendiant. Voilà une nuit terrible : avez-vous apporté la lanterne, et un sac pour mettre l’argent ?

— Oui, oui, mon pon ami, dit l’Allemand, la foilà ; et buis foilà aussi une paire te pesaces, dont une sera pour fous et l’autre pour moi ; je les mettrai sur mon chefal bour fous ébargner la beine de borter la fôtre à cause de fotre âge avancé.

— Vous avez donc là un cheval ? demanda Édie Ochiltree.

— Oh oui, mon pon ami ! répondit l’adepte ; il est là attaché à la haie.

— En ce cas, j’ai un mot à vous dire avant de conclure notre marché ; c’est que ma part d’argent n’ira pas sur le dos de votre bête.

— Et te quoi auriez-fous peur ? dit l’étranger.

— Seulement de perdre de vue le cheval, l’homme et l’argent, répondit le vieux pauvre.

— Safez-fous que fous prenez un chentilhomme pour un grand coquin !

— Ce ne serait pas le premier gentilhomme qui se serait montré tel, répondit Ochiltree. Mais à quoi bon se quereller ? si vous avez envie de continuer, marchons ; sinon je m’en vais retourner dans la grange de Ringan, sur cette bonne paille d’avoine que j’ai eu tant de peine à quitter, et je remettrai la pioche et la bêche où je les ai prises. »

Dousterswivel réfléchit un moment s’il ne ferait pas mieux de laisser partir Édie, afin de s’assurer exclusivement la totalité des richesses qu’il s’attendait à trouver : mais le manque d’outils pour creuser la terre, et l’incertitude de savoir s’il pourrait fouiller la tombe sans aide à la profondeur nécessaire, surtout la répugnance qu’il éprouvait à braver tout seul la terreur que lui inspirait la tombe de Misticot, depuis la nuit affreuse qu’il y avait passée ; toutes ces considérations, dis-je, le convainquirent qu’il serait hasardeux de risquer seul cette entreprise. Cherchant donc à reprendre le ton de cajolerie qui lui était ordinaire, quoique fort irrité en secret contre le mendiant, il pria son bon ami Édie Ochiltree de marcher devant, et l’assura de son adhésion à tout ce qu’un aussi excellent ami pourrait proposer.

« Allons, c’est bon, dit Édie, marchons, et prenez garde à vos pieds au milieu de l’herbe qui est si haute et de tous ces décombres. Je souhaite que nous puissions conserver notre lumière par ce terrible vent… heureusement que nous avons de temps en temps quelques rayons de lune. »

En parlant ainsi, le vieil Édie, suivi de près par l’adepte, marchait du côté des ruines. Cependant il s’arrêta tout d’un coup, quand il fut arrivé devant.

« Vous qui êtes un savant, monsieur Dousterswivel, et qui savez tant de choses sur les œuvres merveilleuses de la nature, pourriez-vous me répondre sur une question ? Croyez-vous aux revenans et aux apparitions des esprits qui marchent sur la terre ? Voyons, y croyez-vous, oui ou non ?

— Mon bon monsir Édien dit à voix basse et d’un ton suppliant Dousterswivel, est-ce, je vous prie, le lieu et l’heure de faire de pareilles questions ?

— Sans doute que c’est l’un et l’autre, monsieur Dousterswivel ; car je me crois obligé de vous dire qu’il court le bruit que le vieux Misticot revient. Or, ce serait une mauvaise rencontre pour nous cette nuit ; et qui sait à quel point il serait content de notre intention de visiter ses trésors ?

Alle gute geister[207], murmura l’adepte, le reste de l’exorcisme étant rendu indistinct par le tremblement de sa voix… Je tois fous brier, monsier Édie, de ne bas barler ainsi, car d’abrès tout ce que ch’ai entendu l’autre nuit, j’ai raison de croire…

— Quant à moi, dit Édie en entrant dans la nef et agitant son bras en signe de défi et faisant claquer ses doigts, je ne me soucierais pas plus que de cela, de le voir paraître en ce moment ; car, après tout, c’est un esprit sans corps, tandis que nous sommes des esprits qui en avons un.

— Pour l’amour du ciel ! dit Doustesrwivel, ne barlez ainsi ni des esbrits ni des corps.

— Eh bien, dit le mendiant, voilà toujours la pierre ; et qu’il y ait un esprit ou non, je ne m’en mettrai pas moins à creuser un peu plus cette tombe. » Il sauta alors dans la fosse d’où l’on avait retiré le matin la précieuse cassette. Après avoir donné quelques coups de pioche, il feignit d’être fatigué, et dit à son compagnon : « Je suis vieux et faible maintenant, et je ne puis travailler long-temps de suite ; d’ailleurs il est juste que chacun ait son tour ; il faut que vous vous mettiez à ma place et que vous preniez la bêche pour enlever toute cette terre ; puis je reprendrai après vous. »

Dousterswivel prit donc la place du mendiant, et travailla avec le zèle que pouvait exciter dans une âme cupide, soupçonneuse et lâche comme la sienne, le puissant intérêt de l’avarice joint au désir ardent de terminer son entreprise, pour quitter le plus tôt possible un lieu qui lui inspirait tant d’effroi.

Édie, fort à son aise à côté du trou, se contentait d’exhorter son associé à travailler ferme. « Ma foi, peu de gens ont travaillé pour un si bon gage ; la boîte que nous espérons de trouver ne fût-elle que la dixième partie de la cassette n° 1, elle vaudrait encore le double, étant remplie d’or au lieu d’argent. Diable ! vous travaillez comme si vous aviez été élevé pour la pioche et la bêche ! savez-vous qui vous pourriez gagner par jour votre demi-couronne[208] toute ronde ! Prenez, garde à cette pierre, rangez vos pieds, » dit-il en poussant du pied une large pierre que l’adepte avait eu de la peine à soulever, et qu’Édie repoussa dans le trou sans pitié pour les jambes de son associé.

Ainsi exhorté par le mendiant, Dousterswivel suait et piochait au milieu des pierres et de la terre glaise, travaillant comme un cheval et blasphémant intérieurement en allemand. Lorsque quelqu’une de ces exclamations sacrilèges s’échappait de ses lèvres, Édie changeant de batterie, s’écriait :

« Oh ! ne jurez pas, ne jurez pas, on ne peut savoir qui nous écoute… Eh ! Dieu nous assiste ! que vois-je là-bas ? ah ! ce n’est rien qu’une branche de lierre qui s’agite contre le mur. Lorsque la lune donnait dessus, on aurait dit le bras d’un mort qui tenait un flambeau. J’ai cru que c’était Misticot lui-même. Mais que cela ne vous inquiète pas, continuez de travailler, jetez bien la terre hors du chemin, là… Du diable si vous n’entendez pas le métier de fossoyeur aussi bien que Will Winnet lui-même. Eh bien, pourquoi vous arrêtez-vous donc ? vous êtes justement au bon moment maintenant.

— Pourquoi je m’arrête ? dit l’Allemand d’un ton de colère et de désappointement. Parbleu, che suis arrivé au roc sur lequel ces maudites ruines (que Dieu me pardonne) sont bâties.

— Eh bien, dit le mendiant, c’est là justement l’endroit le plus probable ce n’est sans doute qu’une grosse pierre qui a été posée là pour couvrir l’or. Redoublez de force, mon camarade ; allons, ferme, un bon coup de pioche vous la fendra, je vous en réponds… Bon, c’est cela : parbleu, vous avez le bras aussi vigoureux que Wallace. »

En effet l’adepte, animé par les exhortations d’Édie, avait porté deux ou trois coups désespérés qui réussirent non pas à fendre l’objet sur lequel ils étaient dirigés, et qui était bien réellement le roc vif comme il l’avait conjecturé d’abord, mais à briser son outil en lui faisant éprouver aux deux bras une secousse qui retentit jusqu’à l’épaule.

« Bravo ! mon garçon ! voilà la pioche de Ringan cassée ; c’est une honte à ces gens de Fairport de fabriquer des outils si faibles ; essayez la bêche, ne vous rebutez pas, monsieur Dousterswivel. »

L’adepte, sans faire de réponse, remonta hors du fossé, qui pouvait avoir six pieds de profondeur, et s’adressant à son compagnon d’une voix tremblante de colère : « Safez-vous, monsier Édie Ochiltree, de qui vous vous chouez, et connaissez-vous celui à qui fous adressez ces mauvaises blaisanteries ?

— Oui, je vous connais bien, monsieur Dousterswivel, et ce n’est pas d’aujourd’hui encore ; mais il n’y a aucune plaisanterie de ma part. Je suis là à attendre impatiemment nos trésors ; nous devrions déjà en avoir rempli les deux besaces ; j’espère qu’elles sont assez grandes pour contenir toutes nos richesses ?

— Brenez garte, vieux rustre, dit le philosophe irrité ; si fous osez fous permettre encore une raillerie, brenez garte que je ne vous fende le crâne avec cette pêche !

— Et où seraient alors mes mains et mon bâton ferré ? répliqua Édie d’un ton qui n’indiquait aucune crainte. Non, non, monsieur Dousterswivel, je n’ai pas vécu si long-temps dans ce monde pour m’en laisser mettre à la porte de cette manière. Mais qui diable, mon camarade, vous met ainsi en colère contre vos amis ? Je gage que je vais trouver le trésor dans une minute, moi. » Et sautant dans la fosse, il reprit la bêche.

« Je fous chure, dit l’adepte, dont les soupçons étaient tout-à-fait éveillés, que, si fous afez eu l’audace de me chouer un bareil dour, vous me le baierez d’un manière terrible.

— Écoutez-le donc, dit Ochiltree ; il sait comment s’y prendre au moins pour faire trouver aux gens des trésors ! Parbleu ! cela me ferait croire que quelqu’un a déjà employé ce moyen-là avec lui. »

En entendant cette allusion très claire à la scène qui s’était passée entre sir Arthur et lui, le philosophe acheva de perdre toute patience, et, s’abandonnant à la violence naturelle de ses passions, leva le manche de la pioche cassée pour le faire retomber sur la tête du vieillard. Le coup, selon toute apparence, aurait été fatal si celui qu’il menaçait ne s’était écrié d’une voix mâle et ferme : « Honte à vous, méchant homme ! croyez-vous que le ciel et la terre vous laisseront assassiner un vieillard qui pourrait être votre père ? Regardez derrière vous. «

Dousterswivel se retourna machinalement, et vit, à son extrême surprise, une haute et sombre figure qui se tenait debout derrière lui. L’apparition, sans lui donner le temps d’avoir recours à l’exorcisme ou à la fuite, employa immédiatement les voies de fait et prit deux ou trois fois la mesure des épaules de l’adepte avec des coups si substantiels qu’il tomba et resta quelques minutes privé de sentiment, par suite de sa consternation et de sa terreur. Quand il revint à lui, il se trouva seul dans l’église ruinée, couché sur la terre molle et humide qui avait été retirée du tombeau de Misticol. Il se releva à demi avec une sensation confuse de colère, de douleur et d’effroi ; et ce ne fut qu’au bout de quelques minutes qu’il put arranger assez clairement ses idées pour se rappeler comment il était tenu là, et dans quel but. À mesure que la mémoire lui revint, il ne put concevoir de doute que l’appât que lui avait présenté Ochiltree pour l’attirer dans un lieu aussi solitaire, les sarcasmes par lesquels il l’avait provoqué à une querelle, et le prompt secours qui s’était trouvé là si à propos pour la terminer, ne fussent autant de combinaisons d’un plan concerté pour attirer honte et dommage sur la personne d’Herman Dousterswivel. Il lui parut peu probable qu’il eût l’obligation de la fatigue, de la peur et des coups qu’il lui avait fallu endurer, à la malice du seul Ochiltree, et conclut que le mendiant n’avait joué que le rôle qui lui avait été assigné par un personnage plus important. Il balançait dans ses soupçons entre Oldbuck et sir Arthur Wardour. Le premier n’avait jamais cherché à cacher l’aversion qu’il avait pour lui ; mais il avait fait tant de mal au dernier, que, quoiqu’il ne pensât pas que toute l’étendue lui en fût encore connue, il pouvait facilement supposer qu’il en avait appris assez pour être animé du désir de vengeance. Ochiltree aussi avait fait allusion à une circonstance que l’adepte avait lieu de croire particulière à sir Arthur et à lui, et que le mendiant n’avait pu apprendre que du premier. Il se rappelait aussi que le langage qu’Oldbuck lui avait tenu annonçait une conviction de sa friponnerie, et que sir Arthur l’avait entendu sans mettre aucune vivacité à le défendre. Enfin, la manière dont Dousterswivel supposait que le baronnet avait exercé sa vengeance, n’était nullement incompatible avec les usages des pays étrangers, que l’adepte connaissait mieux que ceux du nord de la Grande-Bretagne. Chez lui, comme chez la plupart des méchans, le soupçon d’une injure était toujours accompagné de projets de vengeance ; et Dousterswivel n’eut pas plus tôt recouvré l’usage de ses jambes, qu’il jura la ruine de son bienfaiteur, événement que malheureusement il n’avait que trop le moyen d’accélérer.

Mais, quoique le dessein de se venger se fût présenté à son esprit, ce n’était pas le moment de se livrer à de semblables réflexions. L’heure, le lieu, l’état où il se trouvait, et peut-être la présence et le voisinage de ses assaillans, exigeaient d’abord qu’il s’occupât de sa propre sûreté. La lanterne avait été renversée et éteinte dans la bagarre. Le vent, qui gémissait auparavant avec tant de violence à travers les ailes du bâtiment ruiné, apaisé par la pluie, était presque entièrement tombé. La lune aussi, par la même cause, était complètement obscurcie ; et quoique Dousterswivel connût assez les ruines, et qu’il sût qu’il devait chercher à gagner la porte de l’est, ses idées étaient encore si confuses qu’il hésita quelque temps avant de s’assurer du côté où il devait se tourner pour la trouver. Dans cette perplexité, les terreurs de la superstition, auxquelles les ténèbres et une conscience coupable donnaient une nouvelle force, vinrent effrayer derechef son imagination troublée. « Bah ! se dit-il bravement à lui-même, ce ne sont que des sottises ; tout cela vient de cette maudite imposture. Comment diable ce baronnet écossais, à la tête épaisse, que je mène par le nez depuis cinq ans, a-t-il pu se jouer ainsi d’Herman Dousterswivel ? »

Il achevait cette réflexion, lorsque arriva un incident fait pour ébranler de nouveau son courage. Au milieu des derniers gémissemens du vent et du bruit mélancolique produit par la pluie qui tombait sur les feuilles et sur les ruines, il lui sembla entendre tout-à-coup, et non loin de lui, le chœur d’une musique vocale, si triste et si solennelle, qu’il paraissait être celui des plaintes des esprits qui avaient appartenu aux anciens propriétaires de ces ruines désertes, et qui pleuraient maintenant la solitude et l’abandon de leur enceinte sacrée. Dousterswivel, qui se trouvait encore une fois sur ses jambes et qui tâtonnait le long du mur de l’église, sentit ses pieds s’attacher à la terre par l’effroi que lui causa ce nouveau phénomène. Toutes les facultés de son âme semblèrent, pour un moment, concentrées dans le sens de l’ouïe, et toutes s’accordaient pour le convaincre que le chant lugubre et prolongé qu’il entendait était la musique consacrée à une des hymnes funèbres les plus solennelles de l’église de Rome. Mais pourquoi et par qui était-elle chantée au sein d’une telle solitude ? C’était une question que l’imagination frappée de l’adepte, en proie à mille terreurs et remplie de toutes les superstitions allemandes, n’osait pas même se faire.

Un autre de ses sens vint bientôt prendre part à cet examen. À l’une des extrémités de l’église, au bas d’un escalier de quelques marches, était une petite porte de fer grillée, qui ouvrait, autant qu’il pouvait s’en souvenir, sur une espèce de salle voûtée ou de sacristie. En portant les yeux du côté d’où partaient les chants, il remarqua le relief d’une lueur rougeâtre à travers la grille et sur les degrés qui y descendaient. Dousterswivel resta un moment incertain sur ce qu’il devait faire ; puis tout-à-coup, prenant une résolution désespérée, il se mit à marcher vers le lieu d’où venait la lumière.

Fortifié par un signe de croix, et par autant d’exorcismes que put lui en fournir sa mémoire, il s’avança vers la grille, à travers laquelle il pouvait sans être vu, regarder tout ce qui se passait dans l’intérieur de la salle basse. Pendant qu’il s’approchait à pas incertains et tremblans, le chant, après deux ou trois cadences bizarres et prolongées, cessa, et fut tout-à-coup remplacé par un profond silence. En s’approchant de la grille, l’intérieur de la sacristie lui offrit un singulier spectacle : il vit un tombeau ouvert, aux quatre coins duquel étaient quatre flambeaux d’environ six pieds de hauteur, un cercueil dans lequel était un mort enveloppé du linceul, et les bras croisés sur sa poitrine, posé sur des tréteaux, à côté de la tombe, comme s’il eût été près d’y être enseveli. Un prêtre, revêtu de la chape et de l’étole, tenait un livre d’office ouvert ; un autre ecclésiastique en habits sacerdotaux portait un bénitier, et deux enfans en surplis blancs tenaient des encensoirs avec de l’encens. Un homme en grand deuil, d’une taille haute et imposante jadis, mais à présent courbée par l’âge ou les infirmités, était seul auprès de la bière. Telles étaient les figures les plus remarquables de ce groupe. À quelque distance étaient deux ou trois personnes des deux sexes, couvertes de manteaux et de grands capuchons noirs, et cinq ou six autres dans le même costume funèbre, encore plus éloignées du corps, étaient rangées immobiles le long du mur de la salle voûtée, portant chacune à la main une grande torche de cire noire. La lumière et la fumée qui s’échappaient de tant de flambeaux remplissaient l’atmosphère d’une vapeur rougeâtre qui donnait un aspect incertain, mystérieux et fantastique à cette singulière apparition. La voix du prêtre, haute, claire et sonore, commença alors à lire, dans le bréviaire qu’il tenait à la main, ces paroles solennelles que le rite de l’Église catholique a voulu consacrer au moment où la poussière est rendue à la poussière. Pendant ce temps, Dousterswivel restait encore incertain (et on peut à peine s’en étonner en se rappelant l’heure, le lieu et la soudaineté de ce spectacle) si ce qu’il voyait était une représentation véritable ou surnaturelle de ces cérémonies autrefois si familières à ces murs, mais qui sont maintenant devenues fort rares dans les pays protestans, et qu’on ne voyait presque plus en Écosse. Il hésitait s’il devait attendre la fin de celle-ci, ou s’il chercherait à regagner la nef, quand un changement de position le fit apercevoir à travers la grille par une des personnes en deuil. Celle-ci indiqua par un signe cette découverte à l’individu qui se tenait à part tout près de la bière, et qui répondit par un autre signe auquel deux personnes, se détachant du groupe et se glissant dehors sans bruit et comme craignant d’interrompre le service, vinrent ouvrir la grille qui les séparait de l’adepte ; chacune le prit par un bras, et, exerçant un degré de force auquel il aurait été incapable de résister, quand bien même la peur lui eût permis de l’essayer, le mirent sur le pavé de l’église, et s’assirent chacune à côté de lui comme pour le retenir. Convaincu qu’il était entre les mains de mortels semblables à lui, l’adepte aurait bien voulu leur faire quelques questions ; mais tandis que l’un étendait la main vers la voûte, d’où la voix du prêtre se faisait distinctement entendre, l’autre plaçait son doigt sur ses lèvres, en signe de silence, recommandation à laquelle l’Allemand jugea que le plus prudent était d’obéir. Ils le retinrent ainsi jusqu’à ce qu’un sonore alléluia, résonnant sous les arceaux déserts de Saint-Ruth, fût venu terminer la singulière cérémonie dont le hasard avait voulu qu’il fût témoin.

Quand l’hymne eut cessé de retentir, un de ses noirs gardiens lui dit d’une voix et dans un dialecte qui lui étaient familiers : « Eh ! bon Dieu, monsieur Dousterswivel, est-ce vous ? ne pouviez-vous pas nous faire savoir que vous désiriez assister à la cérémonie ? Milord n’a pas pu être content que vous y soyez venu en cachette de cette manière.

— Au nom du ciel, je fous en conjure ! dites-moi qui fous êtes ? demanda l’Allemand à son tour.

— Qui je suis ? et qui voulez-vous que je sois, si ce n’est Ringan Aikwood, le fermier de Knocwkinnock. Et que pouvez-vous faire ici, à cette heure de la nuit ? à moins que vous n’y soyez venu pour assister aux funérailles de la dame.

— Je fous déclare, mon pon monsier le fermier Aikwood, dit l’Allemand en se levant, que cette même nuit ch’ai été assassiné, folé et mis en béril de ma fie.

— Pour un homme assassiné, vous avez passablement l’usage de la parole ; et qui diable aurait pu vous voler ici, et mettre votre vie en péril, monsieur Dousterswivel ?

— Je fais fous le tire, monsier le fermier Aikwood Ringan ; ce n’est autre chose que ce fieux miséraple gueux de robe bleue, que vous abbelez Édie Ochiltree.

— Je ne puis croire cela, répondit Ringan ; Édie m’est connu, et il l’était de mon père avant moi, pour un homme franc, loyal, et incapable d’une action lâche. Tenez, précisément, il est à présent couché dans, notre grange, où il dort depuis dix heures du soir. Ainsi vous aura touché qui voudra, monsieur Dousterswivel, mais si tant est que quelqu’un vous ait touché, je garantis qu’Édie en est innocent.

— Monsier Ringan Aikwood le fermier, che ne sais ce que fous foulez dire bar innocent, mais che fous déclare, moi, que fotre franc et loyal ami Édie Ochiltree m’a folé 50 livres sterling, et qu’il n’est bas blus dans votre grange à présent que je ne suis dans le royaume du ciel.

— Eh bien ! monsieur, si vous voulez venir avec moi, comme les gens de l’enterrement se sont dispersés, nous vous ferons un lit à la maison, et nous verrons si Édie est dans la grange. Il y avait deux drôles de mauvaise mine qui quittaient la vieille église quand nous y arrivâmes avec le corps, c’est bien sûr ; et le prêtre, qui n’aime guère qu’aucun hérétique soit témoin de nos cérémonies religieuses, a envoyé après eux deux des gens à cheval ; ainsi nous en entendrons parler. »

Et parlant ainsi, l’obligeant fermier, aidé du personnage muet, qui était son fils, se débarrassa de son manteau noir, et se prépara à escorter Dousterswivel en un lieu où l’adepte pût trouver le repos dont il avait tant besoin.

« Che m’atresserai temain aux magistrats, dit l’adepte, et che ferai mettre la loi à exécution contre tous ces queux-là. »

Tout en jurant ainsi vengeance aux auteurs de sa disgrâce, il traversait les ruines d’un pas chancelant, appuyé sur Ringan et son fils, dont son état de faiblesse lui rendait le secours nécessaire.

Quand ils furent hors de l’abbaye et qu’ils eurent gagné la pelouse qui l’entourait, Dousterswivel put voir les torches qui lui avaient causé tant d’alarmes, sortir des ruines en procession irrégulière, et jeter leur clarté comme celle de l’ignis fatuus[209] sur les bords du lac. Après avoir éclairé le sentier pendant quelque temps d’une manière vacillante, les lumières s’éteignirent tout-à-coup.

« Nous éteignons toujours nos torches au puits de la Sainte-Croix dans ces sortes d’occasions, dit le fermier à l’alchimiste. Effectivement, aucune trace visible de la procession ne s’offrit plus aux yeux de Dousterswivel, quoique de temps en temps il pût entendre encore l’écho répéter le bruit éloigné et toujours décroissant des pieds des chevaux du côté où le cortège funèbre avait repris sa route.


CHAPITRE XXVI.

LA FAMILLE DU PÊCHEUR.


Allons ! que le petit canot vogue bien, et qu’il obtienne une meilleure pêche ! qu’il aille bien le canot ! c’est le gagne-pain des enfans. Le canot vogue, le canot vogue… et qu’elle soit toute joyeuse, la vie de ceux qui portent le poisson et le panier.
Vieille Ballade.


Nous allons maintenant introduire le lecteur dans l’intérieur de la chaumière du pêcheur dont il a été question dans le chapitre XIe de cette histoire édifiante. Je voudrais pouvoir dire que l’ordre et la propreté régnaient dans l’intérieur et qu’elle était décemment meublée, mais je suis au contraire forcé d’avouer que tout y était confusion, désordre et saleté, ce qui n’empêchait pas que ses habitans, c’est-à-dire Luckie Mucklebackit et sa famille, n’eussent un air d’aisance et même d’opulence qui semblait justifier un vieux proverbe écossais vulgaire dont le sens est : qu’on engraisse dans la fange. Quoiqu’on fût dans l’été, un grand feu brûlait dans le foyer et servait à la fois à éclairer, à chauffer et à préparer le repas. La pêche avait été bonne, et la famille, avec son imprévoyance ordinaire, ne cessait, depuis qu’elle avait déchargé la cargaison, de griller et de frire une assez grande quantité de poisson réservée pour la consommation du ménage, tandis que les arêtes et les écailles étaient restées amassées sur des assiettes en bois avec des morceaux de bannocks[210] au milieu de pots ébréchés à demi remplis de bière. La forme haute et athlétique de Maggie elle-même, se trémoussant parmi une bande de jeunes filles et d’enfans plus petits dont elle repoussait tantôt l’un, tantôt l’autre, avec cette exclamation caressante : « Débarrassez le plancher, vous autres petits mauvais sujets ! » formait un frappant contraste avec le regard fixe et l’air à moitié stupide de la mère de son mari. C’était une femme arrivée au dernier période de la vie humaine. Elle était assise sur sa chaise accoutumée, tout près du feu, dont elle recherchait la chaleur et à laquelle pourtant elle restait presque insensible. Tantôt elle semblait marmotter quelque chose entre les dents, tantôt elle souriait vaguement aux enfans qui tiraient en jouant les cordons de son bonnet ou les pans de son tablier à carreaux bleus. Sa quenouille dans son sein et son fuseau à la main, elle filait nonchalamment et comme par un mouvement machinal, suivant l’ancienne mode écossaise. Les plus jeunes enfans, marchant entre les jambes de leurs aînés, guettaient les mouvemens du fuseau de la grand’mère à mesure qu’il tournait, et de temps à autre s’aventuraient à interrompre sa marche, quand il lui arrivait de rouler sur le plancher, accident auquel les fileuses ne sont plus exposées depuis que l’usage du rouet a été si universellement adopté en Écosse, que la belle Princesse au bois dormant elle-même pourrait parcourir tout le pays sans courir le risque d’y trouver un fuseau pour se percer la main. Quoiqu’il fût plus de minuit, toute la famille était encore sur pied, et ne semblait pas disposée à se coucher. La ménagère était fort occupée à faire griller des gâteaux d’avoine ; et la fille aînée, cette naïade à moitié nue dont nous avons déjà parlé quelque part, préparait une pile de merluches séchées à la fumée du bois vert, pour être mangées avec ces galettes savoureuses.

Au milieu de ces occupations on entendit un petit coup à la porte, accompagné de cette question : « Êtes-vous encore debout ? » La réponse fut : « Sans doute, sans doute ; entrez, ma chère, » et, le loquet s’étant levé, on vit paraître Jenny Rintherout, servante de notre Antiquaire.

« Ah, bon Dieu ! s’écria la ménagère, est-ce bien vous, Jenny ? vous devenez bien rare, ma fille.

— Vraiment, nous avons été si occupés de la blessure du capitaine Hector chez nous, que je n’ai pas seulement pu mettre le nez dehors depuis quinze jours ; mais le voilà mieux maintenant, et le vieux Caxon couche dans sa chambre en cas qu’il ait besoin de quelque chose : si bien qu’aussitôt que nos gens ont été au lit, je n’ai fait que mettre ma coiffe, et laissant la porte fermée au loquet, en cas que quelqu’un voulût aller et venir pendant que je suis sortie, je m’en suis venu voir un peu s’il n’y avait pas du nouveau chez vous.

— Oui, oui, répondit Luckie Mucklebackit. Je vois que vous êtes dans vos atours ; c’est Steenie que vous venez chercher, mais il n’est pas à la maison cette nuit ; et d’ailleurs vous n’êtes pas ce qu’il faut à Steenie, mon enfant ; une fille comme vous n’est pas dans le cas de maintenir un homme.

— Steenie n’est pas ce qu’il me faut non plus, répondit Jenny avec un tour de tête qui n’aurait pas été mal à une demoiselle d’une plus haute naissance ; je veux un mari qui puisse maintenir sa femme.

— Laissez donc, ma mie, ce sont là des idées que vous prenez dans vos villes et vos villages. Mais certes les femmes de pêcheurs ne sont pas si bêtes, elles sont maîtresses de l’homme, de la maison, et de la bourse par dessus le marché.

— Cela ne vous empêche pas de travailler comme des bêtes de somme, dit la nymphe de la terre à la nymphe des eaux. Dès que la barque a touché le rivage, votre fainéant de pêcheur n’est plus bon à rien, et c’est la femme qui doit aller barboter dans l’eau pour chercher le poisson et l’apporter à terre. Quant à l’homme, il ôte ses habits mouillés pour en mettre de secs, et s’assied auprès du feu, sa pipe à la bouche, sa pinte d’eau-de-vie à côté de lui, aussi tranquille qu’un vieux bourgeois, et ne s’inquiète de rien que la barque ne soit remise à flot. Mais la pauvre femme, il faut qu’elle rapporte les rames sur son dos à la maison, ensuite qu’elle s’en aille porter le poisson à la ville voisine, et qu’elle le crie, et se dispute avec chaque ménagère qui viendra le marchander, jusqu’à ce qu’elle ait réussi à le vendre. Et voilà la vie des femmes de pêcheurs, elles ne sont que de pauvres esclaves.

— Des esclaves ! laissez-nous donc, ma mie ; on voit bien que vous ne savez guère ce que vous dites, quand vous appelez esclaves les maîtresses de la maison. Citez-moi donc un seul mot que mon Saunders ose dire, un seul pas qu’il ose faire dans la maison, si ce n’est pour boire et manger et se divertir un peu comme nos enfans. Il a bien trop de bon sens pour croire qu’il soit le maître de quelque chose ici, à compter du toit jusqu’à la petite assiette cassée sur ce banc là-bas. Il sait trop bien qui le nourrit, qui l’habille, qui tient tout en bon état et en bon ordre dans la maison, pendant que sa barque est ballottée dans le détroit. Le pauvre garçon ! Non, non, ma fille, celle qui vend la marchandise tient la bourse, et celle qui tient la bourse gouverne la maison. Montrez-moi un de vos fermiers qui veuille laisser aller sa femme conduire le bétail au marché et en recevoir l’argent. Non, non, pas de ça[211].

— Eh bien ! Masgie, chaque endroit a ses habitudes. Mais qu’est donc devenu Steenie cette nuit à l’heure où tout le monde est rentré et couché ? et où est aussi votre homme ?

— J’ai mis mon homme au lit, car il n’en pouvait plus, et Steenie est allé faire quelque expédition nocturne avec le vieux mendiant Édie. Ils ne tarderont pas à rentrer, vous pouvez vous asseoir.

— Ma foi, bonne mère, je n’ai guère le temps de m’arrêter : mais il faut que je vous raconte les nouvelles : vous avez sans doute entendu dire que sir Arthur avait trouvé une grande cassette remplie d’or là-bas à Saint-Ruth ; il sera plus fier que jamais maintenant ; il n’osera plus éternuer, de peur d’apercevoir ses souliers.

— Bon, bon, cela a couru tout le pays ; mais le vieil Édie prétend qu’on en met vingt fois plus qu’il n’y en a, et il l’a vu déterrer lui-même. Pardine, ce ne seraient pas de pauvres gens comme nous qui feraient une semblable trouvaille.

— Ah ! c’est bien vrai. Et vous avez sans doute su la mort de la comtesse de Glenallan, et comment elle a été exposée sur un lit de parade, et comme on doit l’enterrer cette nuit même à Saint-Ruth, à la clarté des torches ; et les domestiques papistes, et Ringan Aikwood, qui est papiste aussi, doivent tous y être. Cela fera le plus beau coup d’œil qu’on ait jamais vu.

— Ma fille, mon enfant, répondit la néréide, s’il n’y va que des papistes, il n’y aura pas foule dans ce pays ; car, comme le dit l’honnête M. Blattergowl en parlant de l’église catholique, la vieille prostituée n’a pas grand monde qui boive à sa coupe d’enchantement sur ce coin de terre d’élus. Mais quelle idée ont-ils donc d’enterrer la vieille dame (et c’était une rude maîtresse) ainsi de nuit ? Il y a à parier que la grand’mère saura cela. »

Ici, élevant la voix, elle appela deux ou trois fois : « Grand’mère ! grand’mère ! » mais, plongée dans l’apathie de la vieillesse et affligée de surdité, la vieille sibylle à laquelle elle s’adressait continuait de tourner son fuseau, sans entendre l’appel qui lui était fait.

« Parlez à votre grand’mère, Jenny. Quant à moi, j’aimerais mieux héler la barque à un demi-mille d’ici avec un vent nord-ouest qui me soufflerait dans la figure.

— Bonne maman, dit la petite naïade d’une voix plus familière à la vieille femme, ma mère demande pourquoi les Glenallan enterrent toujours les leurs à la lueur des torches dans les ruines de Saint-Ruth. »

La vieille femme s’arrêta au moment où elle tournait son fuseau ; elle se retourna vers le reste de la famille, leva sa main jaune, tremblante et desséchée, et montra un visage terreux et ridé, qui ne différait de celui d’un cadavre que par le mouvement assez vif de deux yeux d’un bleu clair ; et comme si un point de contact l’eût associée de nouveau au monde des vivans, elle répondit : « L’enfant ne demande-t-elle pas pourquoi les Glenallan enterrent leurs morts à la lueur des torches ? est-il donc mort depuis peu un Glenallan ?

— Nous pourrions tous mourir et être enterrés, dit Maggie, que je crois que vous ne vous en apercevriez pas. » Puis, élevant la voix de manière à se faire entendre de sa belle-mère, elle ajouta : « C’est la vieille comtesse, bonne mère.

— Et a-t-elle enfin quitté ce monde ? » dit la vieille femme d’une voix qui indiquait plus d’agitation que son extrême vieillesse et l’apathie générale de son caractère n’en semblaient susceptibles. « Est-elle enfin appelée à rendre son dernier compte, après un si long cours d’orgueil et de tyrannie ? Dieu, daigne lui pardonner !

— Mais maman demandait, reprit la jeune fille, pourquoi la famille des Glenallan enterre toujours ses morts à la lueur des torches ?

— C’est leur coutume, dit la Grand’mère, depuis le temps où le puissant comte tomba dans la terrible bataille de Harlaw, où l’on dit que le coronach[212] fut entonné depuis l’embouchure du Tay jusqu’à celle du Cabrach, et où l’on n’entendait d’autre son que celui des plaintes et des lamentations sur la mort de tant d’illustres guerriers qui étaient tombés en combattant contre Donald des Îles. Mais la mère du grand comte vivait encore. Les femmes de la maison des Glenallan ont toujours été une race dure et orgueilleuse. Elle ne voulut pas qu’on chantât le coronach pour son fils ; mais dans le silence de la nuit, elle le fit déposer au lieu de repos sans aucun chant ou hymne funèbre, et sans la cérémonie du festin. Elle dit que le jour de sa mort il avait tué assez de monde pour que les veuves et les filles de ceux qui étaient tombés sous ses coups, en chantant le coronach en l’honneur de ceux qu’elles avaient perdus, le chantassent aussi pour son fils. C’est un mot dont la famille fut glorieuse, et depuis elle tint à honneur de s’y conformer, mais surtout dans les derniers temps, parce que de nuit ils célèbrent plus librement leurs cérémonies papistes et plus secrètement que dans le jour. Au moins cela était ainsi de mon temps. Ils auraient alors été troublés pendant le jour par les autorités de Fairport. Il peut se faire maintenant, comme je l’ai entendu dire, qu’on les laisse tranquilles ; le monde est bien changé ; souvent je sais à peine moi-même si je suis assise ou debout, morte ou vivante. »

Et regardant autour du feu avec cet air vague et confus qui semblait indiquer l’incertitude dont elle se plaignait, la vieille Elspeth recommença, suivant son habitude, à tourner machinalement son fuseau.

« Bon Dieu, dit à demi-voix Jenny Rintherout à sa voisine, c’est effrayant de voir votre vieille mère quand elle se met à déclamer de la sorte : c’est comme un mort qui parlerait à des vivans.

— Vous ne vous trompez guère ; elle ne sait rien du tout de ce qui se passe autour d’elle ; mais mettez-la sur ses vieilles histoires, elle ne se fait pas prier pour parler. Elle en sait plus que bien d’autres sur cette famille Glenallan. Le père de mon homme était leur pêcheur il y a bien long-temps. Il faut que vous sachiez que les papistes tiennent beaucoup à manger du poisson ; il y a cela de bon au moins dans leur religion, quelle qu’elle soit du reste. J’étais toujours sûre de vendre le plus beau poisson, et au plus haut prix, pour la table de la comtesse, le vendredi surtout. Mais regardez comme la vieille mère remue les mains et les lèvres : sa tête fermente à présent comme du levain ; elle parlera peut-être toute la nuit, tandis qu’elle est quelquefois tout une semaine sans dire un mot, à moins que ce ne soit aux enfans.

— Sur ma foi, mistriss Mucklebackit, répliqua Jenny, c’est une femme qui a quelque chose d’extraordinaire ; elle me fait peur. Pensez-vous qu’elle soit ce qu’elle devrait être ? Il y a des gens qui disent qu’elle ne va pas à l’église et n’approche jamais du ministre, et que c’était autrefois une papiste, mais que depuis que son mari est mort, personne ne sait plus ce qu’elle est. Croyez-vous vous-même qu’elle ne soit pas un peu sorcière ?

— Sorcière ? folle que vous êtes ! Pour être une vieille femme ; est-on une sorcière ? Si vous vouliez parler d’Alison Breck pourtant, en conscience, je ne pourrais pas répondre pour celle-là ; je lui ai vu ses paniers remplis de poissons lorsque…

— Chut, chut, Maggie ! dit tout bas Jenny ; je crois que votre vieille mère va encore parler.

— Quelqu’un de vous n’a-t-il pas dit, demanda la vieille sibylle, à moins que je ne l’aie rêvé, ou que cela m’ait été révélé d’en haut, que Joscelinde, dame de Glenallan, est décédée et a été enterrée cette nuit ?

— Oui, bonne mère ! s’écria sa belle-fille, c’est la vérité.

— Que la volonté de Dieu soit faite ! dit la vieille Elspeth ; elle a fait plus d’un malheureux de son temps ! oui, jusqu’à son propre fils même… Vit-il encore ?

— Oui, il vit encore ; mais qui peut dire s’il en a pour long-temps ? Ne vous rappelez-vous pas qu’il est venu vous demander ce printemps, et qu’il vous a laissé de l’argent ?

— Cela peut être, Maggie, je l’avais oublié. C’était un bel homme autrefois, et son père l’avait été avant lui ; et s’il eût vécu plus long-temps, ils auraient pu être tous heureux. Mais il mourut, et la comtesse s’empara de l’esprit de son fils, et lui fit croire ce qu’il n’aurait jamais dû croire, et faire une action dont il n’a cessé de se repentir, et qu’il ne cessera de regretter, dût sa vie être aussi longue, aussi fatigante que la mienne.

— Oh ! qu’est-ce que c’est, grand’mère ? — qu’est-ce que c’est, bonne mère ? — qu’est-ce que c’est, Luckie Elspeth ? s’écrièrent à la fois les enfans, la mère et Jenny Rintherout.

— Ne me le demandez pas, et priez Dieu qu’il ne vous abandonne jamais à l’orgueil et à l’obstination de vos cœurs. Il y a des passions aussi puissantes dans la chaumière que dans le château ; j’en puis rendre un triste témoignage. Oh ! cette triste et effrayante nuit ne sortira-t-elle donc jamais de ma vieille tête ? La verrai-je toujours étendue sur le plancher, avec ses longs cheveux tout dégouttans d’eau salée. Le ciel en tirera vengeance quelque jour sur tous ceux qui y prirent part. Mon Dieu ! mon fils serait-il en mer par cette nuit orageuse ?

— Non, non, ma mère, il n’y a pas de barque qui puisse tenir par le vent qu’il fait. Il est là qui dort dans son lit.

— Et Steenie est-il en mer donc ?

— Non, grand’mère ; Steenie est avec le vieil Édie Ochiltree le mendiant. Peut-être sont-ils allés voir les funérailles.

— Cela ne peut être, dit la ménagère, car nous n’en savions rien quand Jock Rand est entré et nous a dit que les Aikwood avaient reçu l’ordre de s’y rendre ; ils ont eu soin de tenir ces choses-là secrètes, et le corps a dû être amené du château, qui est à dix milles d’ici, au milieu des ténèbres de la nuit. Elle a été exposée en parade pendant dix jours dans une grande chambre tendue de noir, et éclairée par des bougies.

— Dieu veuille l’absoudre ! s’écria la vieille Elspeth, dont la tête semblait tout occupée de la mort de la comtesse ; c’était un cœur de femme bien dur ; mais elle est allée rendre compte de ses actions à celui dont la miséricorde est infinie… Dieu permette qu’elle l’éprouve aussi ! » Et elle retomba dans un silence qu’elle ne rompit plus du reste de la nuit.

« Je voudrais bien savoir ce que ce vieux fou de mendiant et notre fils Steenie peuvent faire à cette heure de nuit, dit Maggie Mucklebackit, dont l’exclamation de surprise fut répétée par Jenny. Qu’une de vous, petites filles, ajouta-t-elle, aille grimper sur le haut du rocher, et se mette à crier après eux, dans le cas où ils seraient à portée d’entendre : « Les gâteaux vont être réduits en cendres ! »

La petite fille partit ; mais quelques minutes après, elle revint en criant : « Ah, ma mère ! ah, grand’maman ! voilà un revenant blanc qui en précipite deux noirs du haut des rochers !… »

Cette singulière nouvelle n’était pas plus tôt annoncée, qu’on entendit le bruit de quelques pas, et le jeune Steenie Mucklebackit, suivi de très près par Édie Ochiltree, s’élança précipitamment dans la cabane. Tous deux étaient hors d’haleine. La première chose que fit Steenie fut de chercher la barre qui fermait la porte, et que sa mère lui rappela avoir été brûlée dans un hiver très dur, trois ans auparavant. » Et quel besoin, dit-elle, des gens comme nous ont-ils de barre ?

— Personne n’est après nous, dit le mendiant après avoir repris haleine : nous sommes précisément comme les méchans, qui fuient quand on ne songe pas à les poursuivre.

— Mais sur ma foi, quelqu’un était à nos trousses, dit Steenie ; c’était un esprit, où il ne valait guère mieux.

— C’était un homme en blanc, à cheval, dit Édie, et dont le cheval s’enfonçant dans la terre, trop molle pour le porter, jeta son cavalier de côté ; je me suis bien aperçu de cela. Vraiment, je n’aurais pas cru que mes vieilles jambes m’eussent porté si vite… J’ai couru presque aussi fort que si j’avais été à Preston-Pans[213].

— Pardi ! reprit Maggie Mucklebackit, vous êtes tous deux bien avisés, c’est sans doute un des cavaliers qui escortaient l’enterrement de la comtesse.

— Quoi ! dit Édie, la vieille comtesse a-t-elle été enterrée cette nuit à Saint-Ruth ? Parbleu ! c’est là le bruit et les lumières qui nous ont fait partir ; j’aurais voulu savoir cela, je les aurais attendus, et je n’aurais pas laissé cet homme là-bas ; mais ils en auront eu soin. Vous avez frappé trop fort, Steenie ; j’ai peur que vous ne l’ayez assommé.

— Pas du tout, dit Steenie en riant ; il a de bonnes épaules, bien larges, et je n’ai fait qu’en prendre la mesure avec le bâton. Diable ! si je n’étais pas arrivé à temps, il allait vous faire sauter la cervelle, mon vieux garçon.

— Eh bien ! puisque je me suis tiré sain et sauf de cette affaire, j’ai résolu de ne plus tenter la Providence ; mais je ne puis croire qu’il y ait du mal à jouer un tour de cette espèce à un fripon fieffé qui ne vit qu’en trompant les honnêtes gens.

— Mais qu’allons-nous faire de cela ? dit Steenie en montrant un petit portefeuille.

— Que Dieu nous protège ! dit Édie fort alarmé ; pourquoi donc avez-vous touché à cela ? Savez-vous qu’il suffit d’une seule feuille de ce livret pour nous faire pendre tous deux ?

— Je ne savais pas, répondit Steenie ; le petit livret sera sans doute tombé de sa poche, car je l’ai trouvé sous mes pieds, tandis que j’essayais de le remettre sur ses jambes, et je le serrai dans ma poche pour qu’il ne fût pas perdu ; puis nous entendîmes les pas des chevaux, et vous me criâtes de courir, de sorte que je ne pensai plus au portefeuille.

— Il faut trouver le moyen de le lui faire remettre d’une manière ou de l’autre ; peut-être sera-t-il mieux que vous le reportiez vous-même chez Ringan Aikwood, à la petite pointe du jour. Je ne voudrais pas pour 100 livres sterling qu’on le trouvât entre nos mains. »

Steenie promit de suivre ce conseil.

« Voilà une jolie nuit que vous venez de passer, monsieur Steenie, dit Jenny Rintherout, qui, ennuyée de n’avoir pas été plus tôt remarquée, vint se présenter devant le jeune pêcheur ; une jolie nuit, vraiment ! à courir avec des vagabonds et à vous faire poursuivre par les loups-garous, quand vous devriez être dans votre lit à dormir, comme votre honnête homme de père. »

Cette sortie lui attira une réponse du jeune pêcheur sur le même ton de raillerie ; après quoi on se mit à attaquer les gâteaux d’avoine et le poisson fumé, qui se trouvèrent fortifiés d’une ou deux pintes d’ale et d’une bouteille de genièvre. Le mendiant se retira ensuite sous un hangar voisin, où il s’étendit sur de la paille fraîche ; les enfans, l’un après l’autre, se glissèrent dans leur nid ; la vieille mère fut déposée dans son lit de bourre ; Steenie, malgré ses fatigues précédentes, eut la galanterie d’accompagner chez elle miss Jenny Rintherout, et l’histoire ne dit pas à quelle heure il rentra. Enfin la mère de famille, ayant couvert le feu et mis une espèce d’ordre dans la chambre, fut la dernière à s’aller coucher.


CHAPITRE XXVII.

LE MESSAGE MYSTÉRIEUX.


Il y a beaucoup de grands qui donneraient la moitié de leurs biens pour connaître la manière et avoir l’honneur de mendier dans le grand genre.
Le Buisson du mendiant.


Le vieil Édie se leva avec l’alouette, et son premier soin fut de s’informer de Steenie et du portefeuille. Le jeune pêcheur avait été contraint d’accompagner son père avant le jour, afin de profiter de la marée ; mais il avait promis qu’aussitôt son retour, le portefeuille, avec son contenu soigneusement enveloppé dans un morceau de toile à voile, serait remis par lui à Ringan Aikwood pour être rendu à Dousterswivel, son propriétaire.

La ménagère avait préparé le repas du matin pour la famille, et chargeant son panier de poisson sur ses épaules, elle marcha d’un pas ferme vers Fairport. Les enfans étaient à jouer auprès de la porte, car il faisait beau temps et soleil. La vieille grand’mère, assise de nouveau sur sa chaise d’osier auprès du feu, avait repris son éternel fuseau, entièrement impassible aux cris et aux pleurs des enfans, ainsi qu’aux criailleries de la mère, qui avaient précédé la dispersion de la famille. Édie avait arrangé ses différens sacs, et se préparait à commencer de nouveau ses tournées, suivant l’usage de sa vie vagabonde ; mais avant de partir il s’avança, comme il pensa que la civilité le voulait, pour prendre congé de la vieille matrone.

« Je vous souhaite le bonjour, commère, et plus d’un encore avec celui-ci ; je reviendrai vers la fin de la moisson, et j’espère vous trouver alors saine et bien portante.

— Priez pour que vous me trouviez dans la paix de la tombe, dit la vieille femme d’une voix creuse et sépulcrale, mais sans que ses traits indiquassent la moindre agitation.

— Vous êtes vieille, commère, et je suis vieux aussi, mais il nous faut attendre la volonté du Tout-Puissant ; il ne nous oubliera pas à notre tour.

— Il n’oubliera pas nos actions non plus, dit la vieille femme ; l’esprit répondra des erreurs de la chair.

— Ce n’est que trop vrai ; et je puis m’appliquer cette parole plus que tout autre, moi qui mène une vie errante et désordonnée. Mais vous, vous avez été toujours une honnête femme ; nous sommes tous pécheurs, mais sûrement vous ne l’avez pas été de manière à désespérer.

— Le poids eût pu être plus lourd ; mais tel qu’il est, oui, tel qu’il est encore, il n’en faudrait pas tant pour submerger le plus superbe brick qui soit jamais sorti de la rade de Fairport. Quelqu’un ne m’a-t-il pas dit, du moins l’impression en est restée dans mon esprit, mais les vieilles gens ont souvent la tête faible ; quelqu’un ne m’a-t-il pas dit que Joscelinde, comtesse de Glenallan, avait quitté ce monde ?

— Qui l’a dit a parlé vrai, répondit le vieil Édie ; elle a été enterrée hier à Saint-Ruth ; et moi, comme un vieux fou, je me suis enfui en voyant les torches et les cavaliers.

— Telle a été leur coutume depuis la mort du grand comte qui fut tué à Harlaw : ils l’ont fait pour montrer qu’ils dédaignaient de mourir et d’être enterrés comme les autres hommes. Les femmes de la maison de Glenallan ne pleurent pas sur leurs maris, ni les sœurs sur leurs frères. Mais est-il vrai qu’elle soit enfin appelée à rendre ses derniers comptes ?

— Aussi vrai que vous et moi le serons un jour, répondit Édie.

— Alors donc je soulagerai mon esprit du poids qui l’accable, quoi qu’il en puisse arriver. »

Elle prononça ces mots avec plus de vivacité qu’elle ne parlait ordinairement, et les accompagna d’un geste de la main comme si elle rejetait quelque chose loin d’elle. Elle se leva alors, et déployant sa taille qui jadis avait été majestueuse et qui le paraissait encore quoique courbée par l’âge et les infirmités, elle se tint devant le vieillard, offrant l’image d’une momie qui, animée par un esprit surnaturel, vient d’éprouver une résurrection temporaire. Ses yeux d’un bleu clair erraient çà et là, comme si tantôt elle eût oublié et tantôt se fût rappelé ce que sa main sèche et ridée cherchait à trouver parmi divers objets au fond d’une ample poche, suivant la mode ancienne : à la fin elle en tira une petite boîte de paille, et l’ouvrant, elle y prit une bague précieuse dans laquelle était enchâssée une mèche de cheveux de deux couleurs, les uns noirs, les autres d’un brun clair, entrelacés ensemble et entourés de diamans d’une valeur considérable.

« Bonhomme, dit-elle à Ochiltree, si vous voulez mériter la miséricorde divine, allez porter ce message de ma part au château de Glenallan, et demandez à parler au comte.

— Le comte de Glenallan, commère ! quelle apparence qu’il reçoive un pauvre vagabond comme moi, lui qui ne veut voir aucun des gentilshommes du pays ?

— Allez toujours, et essayez ; vous lui direz qu’Elspeth de Craigburnsfoot (il se souviendra mieux de moi par ce nom) demande à le voir avant d’être délivrée de son long pèlerinage, et qu’elle lui envoie cette bague en témoignage de l’affaire dont elle voudrait lui parler. »

Ochiltree regarda la bague et admira sa valeur apparente ; puis la replaçant soigneusement dans la boîte qu’il enveloppa d’un vieux mouchoir déchiré, il mit le paquet dans son sein.

« Eh bien, bonne mère, dit-il, je ferai votre commission, ou il n’y aura pas de ma faute ; mais sûrement jamais présent si précieux ne fut envoyé à un comte de la part d’une vieille femme de pêcheur, et par l’entremise d’un vieux mendiant comme moi. »

Après cette réflexion, Édie prit son bâton ferré, mit son chapeau à larges bords, et partit pour sa destination ; la vieille femme resta quelque temps debout dans une attitude immobile, les yeux tournés vers la porte par laquelle son messager venait de sortir. Peu à peu l’apparence de vivacité que cette conversation avait excitée en elle abandonna ses traits ; elle retomba sur son siège accoutumé, et reprit son fuseau et sa quenouille avec son air habituel d’apathie.

Cependant Édie Ochiltree avançait dans son voyage. La distance jusqu’à Glenallan était de dix milles, et le vieux soldat en mit environ douze à accomplir cette marche avec la curiosité naturelle aux habitudes oisives de son état et à l’activité de son imagination. Il se tourmenta tout le long du chemin pour deviner quel pouvait être le but du mystérieux message dont il était chargé, et quel rapport l’orgueilleux, le riche et puissant comte de Glenallan pouvait avoir avec les crimes ou le repentir d’une vieille femme presque en enfance, dont le rang dans la société était fort peu supérieur à celui de son messager. Il essaya de se rappeler tout ce qu’il avait jamais su ou entendu dire de la famille Glenallan, et après l’avoir fait, il n’en fut pas plus habile à former aucune conjecture sur ce sujet. Il savait que les grands biens et les riches domaines de cette ancienne et puissante famille étaient dévolus à la comtesse qui venait de mourir, et qui avait hérité de la manière la plus remarquable du caractère sévère, hautain et inflexible, qui avait distingué la maison de Glenallan depuis qu’elle avait commencé à figurer dans les annales de l’Écosse. Comme le reste de ses ancêtres, elle était restée attachée avec zèle à la foi catholique romaine, et avait épousé un gentilhomme anglais de la même communion et d’une grande fortune, qui n’avait survécu que deux ans à ce mariage. La comtesse s’était donc trouvée fort jeune avec l’administration absolue des grands biens de ses deux fils. L’aîné, lord Geraldin, qui devait succéder au titre et à la fortune de Glenallan, avait été totalement dépendant de sa mère tant qu’elle vécut. Le second, à sa majorité, prit le nom et les armes de son père, et se mit en possession de ses domaines, suivant les conditions du contrat de mariage de la comtesse. À compter de cette époque, il avait presque toujours habité l’Angleterre, et n’avait fait à sa mère et à son frère que des visites fort rares et fort courtes, dont il finit même par se dispenser tout-à-fait, en conséquence de sa conversion à la religion réformée.

Mais avant même d’avoir aussi mortellement offensé sa mère, la résidence de Glenallan n’offrait que peu de charmes à un jeune homme aussi vif et aussi gai qu’Édouard Geraldin Neville, quoique l’austérité et la tristesse de cette retraite semblassent mieux convenir aux habitudes mélancoliques et au caractère froid et réservé de son frère aîné. Lord Geraldin, à son entrée dans la vie, était un jeune homme dont les talens donnaient les plus belles espérances ; ceux qui l’avaient connu lors de ses voyages avaient conçu la plus haute opinion de sa carrière future. Mais d’aussi brillans présages viennent souvent à s’obscurcir d’une manière étrange. Le jeune lord retourna en Écosse, et après avoir vécu environ un an dans la société de sa mère au château de Glenallan, il parut avoir adopté toute l’austérité et la sombre mélancolie de son caractère. Exclu des fonctions publiques par la religion qu’il professait, et, par son propre choix, de toute autre distraction moins sérieuse, lord Geraldin vivait dans la plus profonde retraite. Sa société ordinaire se composait d’un ecclésiastique de sa communion qui venait de temps en temps au château ; et très rarement, c’est-à-dire à des jours marqués de grandes fêtes, on y recevait en cérémonie une ou deux familles qui professaient aussi la religion catholique. Là se bornait le cercle de leurs relations, d’où leurs voisins hérétiques étaient entièrement exclus. Les catholiques même qu’on recevait à Glenallan dans les grandes occasions dont on vient de parler, ne voyaient rien au delà du faste et de la pompe déployés dans ces repas d’apparat, et ils en revenaient toujours également frappés des manières imposantes et sévères de la comtesse, et du sombre abattement qui ne cessait un moment d’obscurcir les traits de son fils. La mort de sa mère venait de le mettre en possession de sa fortune et de son titre, et l’on se demandait déjà parmi ses voisins si sa gaîté renaîtrait avec son indépendance ; mais ceux qui avaient eu occasion de pénétrer quelquefois dans l’intérieur de la famille, répandirent le bruit que la constitution du comte était minée par les austérités religieuses, et que probablement il ne tarderait pas à suivre sa mère au tombeau. Cet événement semblait d’autant plus probable, que son frère était mort d’une maladie de langueur qui, dans les dernières années de sa vie, avait affecté également ses facultés physiques et morales ; de sorte que les généalogistes cherchaient déjà dans leurs registres afin d’y découvrir l’héritier de cette malheureuse famille, tandis que les gens d’affaires parlaient avec une satisfaction prématurée, de la probabilité d’un procès au sujet de la succession Glenallan.

En approchant de la façade du château de Glenallan, ancien édifice d’une grande étendue et dont la partie la plus moderne était attribuée aux dessins du célèbre Inigo Jones, Édie Ochiltree commença à réfléchir de quelle manière il lui serait plus facile d’être admis pour remplir son message ; et après avoir été quelque temps indécis, il résolut enfin d’envoyer au comte le bijou dont il était chargé par un de ses domestiques. Dans ce dessein, il s’arrêta à une chaumière où il se procura les moyens de renfermer la bague dans un petit paquet cacheté, avec cette adresse : Pour être remis à Son Honneur le comte de Glenallan. Cependant, sachant que des missives de ce genre remises à la porte des grandes maisons par des gens de son espèce, ne vont pas toujours à leur adresse, Édie résolut, en vieux soldat, de reconnaître le terrain avant de commencer son attaque. En approchant de la loge du portier, il vit au nombre des pauvres qui étaient rangés devant, et dont quelques uns étaient des indigens du voisinage, et d’autres des mendians vagabonds de sa classe, qu’il allait y avoir une distribution générale d’aumônes.

« Une bonne action, se dit Édie, ne va jamais sans récompense. Il est possible que je reçoive ici quelque bonne aumône, que j’aurais manquée si je ne m’étais chargé de la commission de cette vieille femme. »

En conséquence, il alla se ranger en ligne avec la troupe déguenillée, cherchant autant que possible à se placer un des premiers, distinction qu’il croyait due tant à sa robe bleue et à sa plaque, qu’à son âge et à son expérience ; mais il s’aperçut bientôt qu’il y avait dans cette assemblée un autre principe de préséance dont il ne s’était pas douté.

« Avez-vous droit à la triple part, l’ami, pour vous pousser si hardiment en avant ? je ne le croirais pas pourtant, car il n’y a pas de catholiques qui portent cette plaque-là.

— Non, non, je ne suis pas un romain, dit Édie.

— Alors, allez vous ranger avec ceux de la double, ou de la simple ration, c’est-à-dire avec les épiscopaux, ou les presbytériens, qui sont là derrière : c’est une honte de voir un hérétique avec une barbe assez longue pour faire honneur à un ermite. »

Ainsi rejeté de la société des mendians catholiques, ou qui du moins se disaient tels, Ochiltree fut prendre place au milieu des pauvres de la communion de l’église d’Angleterre, auxquels le noble donataire accordait une double portion dans ses charités. Mais jamais il n’arriva à un pauvre non-conformiste d’être plus rudement rejeté par une assemblée de la haute église, même lorsque cette matière était agitée avec le plus de fureur du temps de la bonne reine Anne.

« Regardez-le donc avec sa plaque, dirent-ils ; il entend tous les ans, le jour anniversaire de la naissance du roi, un sermon prêché par un des ministres presbytériens de la cour, et il voudrait se faire passer pour un enfant de l’église épiscopale ! Non, non, nous y mettrons bon ordre. »

Édie, repoussé également par Rome et par l’épiscopat, fut donc obligé d’aller se mettre, à l’abri de la risée de ses confrères, parmi le petit groupe de presbytériens qui avaient dédaigné de cacher leurs opinions religieuses pour l’intérêt d’une augmentation d’aumône, ou qui peut-être savaient qu’une pareille tromperie n’aurait pas manqué d’être découverte.

Les mêmes distinctions furent observées dans la manière dont on distribua les aumônes, qui consistaient en une portion de pain, de bœuf, et en une pièce de monnaie pour chaque individu des trois classes. L’aumônier ecclésiastique, d’un extérieur grave et sévère, surveillait lui-même la distribution faite aux mendians catholiques, faisant à chacun une ou deux questions en lui remettant sa portion, et recommandant aux prières de tous l’âme de Joscelinde, comtesse de Glenallan, et mère de leur bienfaiteur. Le portier, distingué par sa haute canne à tête d’argent et par sa longue robe noire bordée d’un galon de même couleur, qu’il avait revêtue, conformément au deuil général de la famille, distribuait les aumônes parmi les épiscopaux ; et les enfans moins favorisés de l’église presbytérienne recevaient les leurs des mains d’un vieux domestique.

Comme ce dernier était en discussion avec le portier, son nom, qui fut prononcé par hasard, frappa Ochiltree, et réveilla en lui d’anciens souvenirs. Le reste de la troupe s’était retiré, quand ce domestique, s’approchant de l’endroit où Édie s’arrêtait encore, lui dit avec l’accent très prononcé du comté d’Aberdeen : « Que fait là le vieux bonhomme, et pourquoi ne s’en va-t-il pas à présent qu’il a reçu de la viande et de l’argent ?

— Francis Macraw, répondit Ochiltree, avez-vous oublié Fontenoy ? Gardez vos rangs ; en avant, marche !

— Oh ! oh ! s’écria Francis avec l’exclamation de surprise familière aux pays du nord, personne ne peut avoir dit ainsi ces mots-là que mon vieux chef de file Édie Ochiltree ; mais je suis fâché de vous retrouver dans un si misérable état, mon brave.

— Pas si misérable que vous pensez, Francis ; mais je ne voudrais pas quitter ce lieu sans causer un peu avec vous, car je ne sais si je vous reverrai de sitôt ; vos gens, dit-on, ne font guère d’accueil aux protestans ; c’est ce qui fait que je ne suis jamais venu par ici.

— Bah, bah ! reprit Francis, laissez dire les gens[214] et venez-vous-en avec moi, je vous donnerai quelque chose de mieux qu’un os de bœuf. »

Ayant ensuite dit un mot à l’oreille du portier (sans doute pour lui demander son agrément), et attendant que l’aumônier fût rentré dans la maison, ce qu’il fit d’un pas lent et solennel, Francis Macraw introduisit son vieux camarade dans la cour du château de Glenallan, dont le sombre portail était surmonté d’un large écusson où se trouvaient mêlés, comme de coutume, avec les ornemens de blason, signes fastueux de l’orgueil humain, les emblèmes funèbres du néant de la vie. La cotte d’armes héréditaire de la comtesse, avec ses nombreux quartiers disposés eu losanges et entourés des écussons de ses ancêtres paternels et maternels, était semée et entremêlée de faux, de sabliers, de crânes et de tous les autres symboles de cette mort qui nivelle tous les rangs. Faisant traverser à son ami la grande cour pavée, aussi rapidement que possible, Macraw le conduisit par une porte de côté dans un petit appartement, auprès de la salle des domestiques, dont il avait l’usage exclusif en raison de son service particulier auprès de la personne de lord Glenallan. Se procurer de la viande froide de diverses espèces, de la bière forte, et même un verre de cordial, n’était pas une chose difficile pour un personnage aussi important que Francis, et auquel le sentiment de sa dignité n’avait pas fait oublier l’adroite prévoyance de son pays qui recommande d’être en bonne intelligence avec le sommelier. Notre envoyé mendiant but de l’ale, et causa long-temps des histoires de l’ancien temps, jusqu’à ce que, la conversation venant à languir, il résolut d’entamer le sujet de son ambassade, qui pendant quelques momens s’était presque effacé de sa mémoire.

Il dit qu’il avait une pétition à présenter au comte, car il jugea prudent de ne pas parler de la bague, ne sachant pas, comme il l’avoua ensuite, jusqu’à quel point les mœurs d’un simple soldat avaient pu ne pas se corrompre dans le service d’une grande maison.

« Oh ! bien oui, dit Francis, le comte ne veut recevoir aucune pétition ; mais je puis la remettre à l’aumônier.

— Mais elle a rapport à quelque secret que le lord aimera mieux sans doute connaître tout seul.

— C’est justement la raison pour laquelle l’aumônier sera bien aise de l’apprendre le premier.

— Mais je ne suis venu ici que dans le but de la remettre, Francis ; et il faut réellement que vous m’aidiez un peu à sortir de cet embarras.

— Et ainsi ferai-je au mieux de mon pouvoir, répondit l’Écossais du nord ; d’ailleurs, si diables qu’ils soient, ils ne peuvent que me renvoyer, et je pensais justement à demander mon congé et à m’en retourner finir mes jours à Inverary. »

Dans cette généreuse résolution de servir son ami à tous périls, et d’autant plus qu’il n’y en avait aucun qui pût l’inquiéter beaucoup, Francis Macraw quitta l’appartement. Il ne revint que longtemps après, et en rentrant ses manières indiquaient la surprise et l’agitation.

« Je ne sais, dit-il, si vous êtes bien Édie Olchitree, de la compagnie de Carry, dans le 42e, ou si c’est le diable qui a pris votre ressemblance.

— Et d’où vient que vous parlez ainsi ? demanda le mendiant surpris.

— Parce que vous avez jeté milord dans un trouble et dans une surprise où de ma vie je n’ai jamais vu d’homme ; mais il vous verra, j’ai gagné cela du moins. Il a été pendant quelques minutes comme un homme hors de lui-même, et j’ai cru même qu’il allait s’évanouir, et quand il est revenu à lui, il m’a demandé qui avait apporté le paquet ;… et que croyez-vous que je lui aie répondu ?

— Que c’était un vieux soldat, répondit Édie, c’est ce qui sonne le mieux à la porte d’un gentilhomme ; à celle d’un fermier, il faut mieux dire que vous êtes un vieux chaudronnier, si vous ne voulez obtenir qu’un gîte, car il y a à parier que la ménagère aura toujours quelque raccommodage à vous faire faire.

— Mais je n’ai dit ni l’un ni l’autre, repris Francis, car milord ne s’en serait guère soucié ;… il fait plus de cas de ceux qui peuvent raccommoder nos consciences. Ainsi je lui ai donc dit que le papier avait été apporté par un vieillard à longue barbe blanche ; que ce pouvait être un frère capucin, autant que j’en pouvais juger, car il était vêtu comme un vieux pèlerin : de sorte qu’il vous enverra chercher aussitôt qu’il sera assez remis pour vous parler. »

« Je voudrais être quitte de cette affaire, pensa Édie en lui-même ; il y a bien des gens qui prétendent que le comte n’a pas la tête très saine ; et qui peut dire s’il ne sera pas offensé que j’aie osé me mêler de cela ? »

Mais la retraite devint bientôt impossible ; un coup de sonnette se fit entendre d’une partie éloignée du château, et Macraw dit d’une voix étouffée, comme s’il se fût déjà retrouvé en présence de son maître : « Voilà la sonnette de milord ; suivez-moi, et marchez légèrement et sans bruit. »

Édie suivit son guide, qui marchait comme s’il eût craint d’être entendu, et qui lui fit traverser un long passage et monter un arrière-escalier qui les conduisit aux appartemens de la famille. Ils étaient d’une vaste étendue, et meublés avec un faste qui indiquait l’ancienne importance et la splendeur de cette maison. Mais tous les ornemens en appartenaient à une époque très éloignée, et on aurait pu se croire au milieu des salons d’un seigneur écossais avant la réunion des deux couronnes. La dernière comtesse, tant par un mépris hautain du temps où elle vivait, que par un sentiment de respect orgueilleux envers sa famille, n’avait pas voulu permettre qu’on changeât rien à l’ameublement de Glenallan, tant qu’elle y avait résidé. La partie la plus magnifique de ses ornemens était une collection précieuse de tableaux des meilleurs maîtres, dont les cadres massifs étaient un peu ternis par le temps, et attestaient aussi les goûts sombres des propriétaires. Il y avait en outre quelques beaux portraits de famille, peints par Van-Dyck et d’autres maîtres célèbres. Mais ce qui dominait dans la collection, c’étaient les saints et les martyrs du Dominiquin, de Velasquez et de Murillo, et autres sujets du même genre, qu’on avait choisis de préférence à des paysages ou à des compositions historiques. La manière dont ces sujets effrayans et quelquefois même hideux étaient représentés, se trouvait en parfaite harmonie avec la sombre tristesse des appartements ; et cette circonstance ne laissa pas de frapper le vieillard tandis qu’il les traversait sous l’escorte de son ancien camarade. Il allait exprimer quelque sentiment de ce genre, lorsque Francis, lui imposant silence par un signe et ouvrant une porte située au bout de la longue galerie de tableaux, l’introduisit dans une petite antichambre tendue de noir. Là ils trouvèrent l’aumônier, dont l’oreille était appliquée sur une porte opposée à celle par laquelle ils venaient d’entrer, dans l’attitude de quelqu’un qui écoute avec attention et qui craint pourtant d’être surpris dans cette situation.

Le vieux domestique et le prêtre tressaillirent lorsqu’ils s’aperçurent réciproquement, mais l’aumônier se remettant le premier, et s’avançant vers Macraw, dit à voix basse, mais avec un ton d’autorité : « Comment osez-vous approcher de l’appartement de Sa Grâce sans frapper ? Quel est cet étranger qui vous accompagne ? que vient-il faire ici ? Retirez-vous dans la galarie, et attendez que j’aille vous y parler.

— Il nous est impossible d’obéir en ce moment à Votre Révérence, dit Macraw en élevant la voix de manière à être entendu de la chambre voisine (car il sentait que le prêtre ne soutiendrait pas cette discussion si près de l’oreille de son patron) ; la sonnette de M. le comte vient de m’appeler. «

À peine eut-il prononcé ces mots, qu’elle retentit de nouveau avec plus de violence que la première fois, et l’ecclésiastique, voyant que toute autre explication était impossible, leva le doigt vers Macraw avec une expression menaçante, et quitta l’appartement.

« Je vous l’avais bien dit, murmura tout bas à l’oreille d’Édie l’homme d’Aberdeen ; » puis il se hâta d’ouvrir la porte auprès de laquelle il avait surpris le chapelain en faction.


CHAPITRE XXVIII.

LA CONFÉRENCE.


Cette bague, cette petite bague douée d’une puissance magique, vient d’évoquer à mes yeux effrayés des fantômes de plaisir, d’horreur et d’amour, et me les présente sous de telles formes que ma raison se trouble d’effroi.
Le fatal Mariage.


Les anciennes formes du deuil étaient observées dans le château de Glenallan, malgré l’insensibilité avec laquelle le peuple supposait que les membres de cette famille refusaient aux morts le tribut de larmes accoutumé. On remarqua que lorsque la comtesse avait reçu la lettre fatale qui lui annonçait la mort de son fils cadet (et qu’on avait toujours supposé être son favori), sa main n’avait pas indiqué plus d’agitation, ses yeux étaient restés aussi secs qu’à la réception d’une lettre d’affaires ordinaire. Le ciel seul peut savoir si le sacrifice de sa douleur maternelle, qu’elle crut devoir faire à son orgueil, ne contribua pas secrètement à hâter sa mort. Au moins la supposition générale fut que l’attaque d’apoplexie qui, si peu de temps après, termina son existence, fut une espèce de vengeance de la nature outragée par la contrainte tyrannique qu’elle avait exercée sur elle. Cependant, quoique lady Glenallan se fût interdit de donner aucun signe apparent de chagrin, elle avait fait tendre une partie des appartemens, et particulièrement le sien et celui de son fils, de ces draperies funèbres dont s’entoure ordinairement la douleur.

Le comte de Glenallan était donc assis dans un appartement tendu de drap noir qui flottait en sombres plis le long de ses murs élevés. Un paravent couvert de la même étoffe, placé du côté de la haute fenêtre, interceptait encore une partie du jour décoloré qui pénétrait à travers des carreaux de verres peints représentant, avec tout l’art dont le XIVe siècle était capable, la vie et les chagrins du prophète Jérémie. La table devant laquelle le comte se tenait était éclairée par deux lampes d’argent ciselé, qui répandaient cette clarté douteuse et désagréable que produit le mélange de la lumière artificielle avec celle du jour. Sur la même table étaient posés un crucifix et deux ou trois livres couverts de parchemin et fermés par des agrafes. Un grand tableau de Spagnoletto, d’une peinture exquise, représentant le martyre de saint Étienne, constituait le seul ornement de l’appartement.

L’habitant et le maître de cette chambre lugubre était un homme encore dans la fleur de l’âge, mais tellement flétri par les maladies et les peines de l’âme, si maigre et si décharné, qu’il n’offrait déjà plus qu’un corps décrépit et ruiné ; et lorsqu’il se leva pour aller au devant de celui qui venait le visiter, cet effort parut avoir épuisé ce qui lui restait de forces. Rien de plus frappant que le contraste qu’offraient ces deux êtres s’avançant l’un vers l’autre au milieu de l’appartement. Les joues colorées, le pas ferme, la taille droite, l’air et le maintien assuré du vieux mendiant, indiquaient la patience et le contentement dans l’âge le plus avancé de la vie et dans l’état le plus bas où l’humanité pût tomber, tandis que les yeux enfoncés, les joues creuses et le pas chancelant du seigneur, démontraient l’insuffisance de la fortune, du pouvoir, et même des avantages de la jeunesse, pour assurer le repos de l’âme et la santé du corps.

Le comte s’avança à la rencontre du vieillard, jusqu’au milieu de la chambre, et ayant ordonné à son domestique de se retirer dans la galerie, et de ne laisser entrer personne dans l’antichambre à moins qu’il ne sonnât, il attendit avec un mélange d’impatience et d’inquiétude qu’on eût fermé, d’abord la porte de son appartement, ensuite celle de l’antichambre, sur laquelle un verrou fut tiré. Lorsqu’il se fut assuré qu’il ne courait plus le risque d’être entendu, lord Glenallan s’approcha du mendiant, qu’il prit probablement pour quelque individu déguisé appartenant à un ordre religieux, et d’un ton rapide, quoique entrecoupé, il lui dit : « Au nom de tout ce que notre religion a de plus sacré, dites-moi, révérend père, ce que je dois attendre d’une communication qui m’est annoncée par un bijou qui me rappelle de si horribles souvenirs. »

Le vieillard, interdit par des paroles si différentes de celles qu’il avait attendues du puissant et orgueilleux comte, éprouva de l’embarras pour lui répondre et pour le détromper. « Dites-moi, continua le comte avec une agitation et des angoisses toujours croissantes ; dites-moi, venez-vous m’annoncer que tout ce qui a été fait pour expier un attentat si affreux est trop au dessous d’un tel crime, et venez-vous m’indiquer des moyens nouveaux d’accomplir ma pénitence d’une manière plus efficace et plus rigoureuse ? Aucun ne me fera reculer, mon père ; que mon corps subisse le châtiment de mon crime dans ce monde, plutôt que mon âme dans l’éternité ! »

Édie recouvra alors assez de présence d’esprit pour s’apercevoir que s’il ne se hâtait pas d’interrompre les aveux auxquels se livrait lord Glenallan, il allait peut-être devenir le confident de secrets dont il n’était pas prudent pour sa sûreté qu’il obtînt ainsi la connaissance. Il se hâta donc de dire d’une voix tremblante : « Votre Honneur se méprend à mon égard ; je ne suis pas de votre communion, ni même un ecclésiastique ; mais, avec le respect qui est dû à Votre Seigneurie, je ne suis que le pauvre Édie, le bedesman du roi et de Votre Honneur. »

Il accompagna cette explication d’un profond salut à sa manière ; puis, se redressant, il appuya son bras sur son bâton, rejeta en arrière ses longs cheveux blancs, et fixa ses yeux sur le comte en attendant sa réponse.

« Ainsi donc, vous n’êtes pas, dit lord Glenallan après une pause causée par la surprise, vous n’êtes pas un prêtre catholique ?

— Dieu m’en préserve ! s’écria Édie oubliant dans sa confusion à qui il parlait ; je ne suis, ainsi que je l’ai dit, que le bedesman du roi et de Votre Honneur. »

Le comte se détourna brusquement, et traversa deux ou trois fois la chambre à grands pas, comme pour se remettre du trouble où l’avait jeté sa méprise ; puis, s’approchant du mendiant, il lui demanda d’un ton imposant et sévère quel était son but en pénétrant ainsi dans ses secrets, et de qui il tenait la bague qu’il avait jugé à propos de lui envoyer. Édie, naturellement doué de beaucoup de fermeté, fut moins troublé par ce mode d’interrogation qu’il ne l’avait été par le ton de confidence sur lequel le comte avait commencé la conversation ; et lorsque la question, de qui il avait reçu cette bague, lui fut répétée, il répondit avec calme : « De quelqu’un qui était mieux connu du comte que de lui-même.

— Mieux connu de moi ! dit lord Glenallan : que voulez-vous dire ? expliquez-vous immédiatement, ou vous éprouverez ce qu’il en coûte de venir troubler des momens consacrés à la douleur.

— C’est la vieille Elspeth Mucklebackit qui m’a envoyé ici, dit le mendiant, afin de dire…

— Vous radotez, vieillard, dit le comte ; je n’ai jamais entendu ce nom… mais la vue terrible de ce bijou me rappelle…

— Je me souviens maintenant, milord, dit Ochiltree, qu’elle m’a dit que Votre Seigneurie la connaîtrait mieux sous le nom d’Elspeth du Craigburnsfoot. On l’appelait ainsi quand elle vivait sur les terres de Votre Honneur, c’est-à-dire de feu la digne mère de Votre Honneur ; que miséricorde lui soit faite !

— En effet, dit le lord défaillant et dont le visage se couvrit d’une teinte encore plus livide ; en effet, ce nom est écrit dans la page la plus tragique d’une déplorable histoire ! Mais que peut-elle me vouloir ? est-elle morte ou vivante ?

— Elle vit, milord, et supplie Votre Seigneurie de l’aller voir avant sa mort, car elle a quelque chose qui pèse sur son âme, et elle dit qu’elle ne pourra s’endormir en paix qu’elle ne vous ait parlé.

— Qu’elle ne m’ait parlé ! que veut-elle me dire ? mais elle est tombée en enfance par suite de la vieillesse et des infirmités. Je te dis, l’ami, qu’ayant appris qu’elle était dans la détresse, je suis allé moi-même dans sa chaumière, il y a à peine un an, et elle n’a reconnu ni mon visage ni ma voix.

— Si Votre Honneur voulait me le permettre, dit Édie auquel la longueur de la conférence rendait une partie de l’audace de sa profession et de la liberté de langage qui lui était naturelle ; si Votre Honneur veut me le permettre, sauf le respect que je dois au jugement supérieur de Votre Seigneurie, la vieille Elspeth est semblable à ces anciennes ruines de châteaux et de forteresses que nous voyons au milieu des montagnes : il y a des parties de son esprit qui paraissent, si je puis m’exprimer ainsi, déchues et dévastées, tandis que les autres semblent d’autant plus grandes, d’autant plus fortes et d’autant plus imposantes, qu’elles s’élèvent comme des fragmens au milieu des débris du reste. C’est une femme qui a quelque chose d’effrayant.

— Elle fut toujours ainsi, dit le comte répétant presque machinalement la réflexion du mendiant ; elle fut toujours différente des autres femmes, ressemblant plus qu’à toute autre peut-être, pour le caractère et la trempe d’esprit, à celle qui maintenant n’est plus. Elle désire me voir, dites-vous ?

— Avant de mourir, reprit Édie, elle sollicite ardemment ce plaisir.

— Ce ne sera un plaisir pour aucun des deux, dit le comte d’un air sombre ; cependant elle sera satisfaite. Elle demeure, dites-vous, sur le rivage de la mer du côté sud de Fairport ?

— Entre Monkbarns et le château de Knockwinnock, mais plus près de Monkbarns. Votre Honneur connaît sans doute le laird et sir Arthur ? »

Un mouvement du comte, comme s’il n’eût pas compris la question, fut toute la réponse qu’il y fit. Édie vit que son esprit était ailleurs, et ne se hasarda plus à répéter une demande qui avait si peu de rapport avec l’affaire qui l’amenait là.

« Êtes-vous catholique, vieillard ? demanda le comte.

— Non, milord, répondit Ochiltree d’un ton ferme, car l’inégalité du partage des aumônes se présenta en ce moment à son esprit ; grâce à Dieu, je suis bon protestant.

— Celui qui peut du fond de sa conscience s’appeler bon, a effectivement raison de rendre des grâces au ciel, quelle que soit la forme de sa croyance ; mais quel est celui qui peut avoir cette présomption ?

— Ce n’est pas moi, dit Édie ; j’espère être exempt du péché de présomption.

— Quel métier avez-vous fait dans votre jeunesse ?

— J’ai été soldat, milord, et bien des jours de ma vie se sont passés dans les fatigues des camps et du bivouac. J’aurais dû être fait sergent ; mais…

— Soldat ! ainsi vous avez tué, brûlé, saccagé, pillé !

— Je ne prétends pas, reprit Édie, avoir mieux valu que mes voisins. C’est un rude métier que la guerre ; il n’y a que ceux qui l’ont faite qui puissent en parler.

— Et vous voilà maintenant vieux et misérable, demandant à une charité précaire le pain que dans votre jeunesse vous arrachâtes des mains du pauvre paysan !

— Je suis un mendiant, il est vrai, milord ; mais pourtant je ne suis pas encore tout-à-fait si misérable. Quant à mes péchés, Dieu m’a fait la grâce de m’en repentir et de me décharger de leur poids sur ceux qui sont mieux en état que moi de le supporter ; et, pour ma portion de nourriture, personne ne refuse à un pauvre homme un morceau à manger et un coup à boire. Je vis comme je puis, et je suis tout prêt à mourir quand je serai appelé à mon tour.

— Ainsi donc, avec une vie dont le passé ne vous offre presque aucun souvenir satisfaisant, et avec une perspective plus triste encore pour les jours qui vous restent à vivre, vous vous traînez content vers le terme de votre carrière ! Allez : que la vieillesse, la misère et la fatigue ne vous fassent jamais envier le sort du maître de ce château, ni dans son sommeil, ni dans ses veilles. Tenez, voici quelque chose pour vous. »

Le comte mit cinq ou six guinées dans la main du vieillard. Édie aurait peut-être exprimé des scrupules sur le montant de l’aumône, comme dans d’autres occasions ; mais le ton de lord Glenallan était trop absolu pour permettre une contestation ou même une réponse. Le comte appela alors son domestique. » Conduisez ce vieillard hors de la maison, et ne souffrez pas que personne lui parle. Et vous, l’ami, partez, et oubliez la route qui conduit à ma maison.

— Cela me serait difficile, dit Édie en regardant l’or qu’il tenait encore à la main ; cela me serait difficile après que Votre Honneur m’a donné une si bonne raison de m’en souvenir. »

Lord Glenallan le regarda d’un air étonné, comme pouvant à peine comprendre la hardiesse du vieillard qui osait lui répondre aussi familièrement ; puis, de la main, il lui fit un autre signe de départ, auquel le mendiant obéit sur-le-champ.


CHAPITRE XXIX.

L’ARRESTATION.


Il se mêlait à tous leurs divertissemens : c’était le monarque qui gouvernait cette petite cour ; c’était lui qui courbait l’arc, lui qui façonnait la toupie, la balle légère et le cerf-volant.
Crabbe. Le Village.


Francis Macraw, conformément aux ordres de son maître, accompagna le mendiant, afin de le voir hors de l’enceinte du château sans lui permettre d’échanger une parole avec aucun des domestiques ou des dépendans du comte. Mais, réfléchissant judicieusement que cet ordre ne s’étendait pas jusqu’à lui, qui se trouvait chargé de l’escorte, il employa tous les moyens possibles pour arracher à Édie quelques communications sur la nature de l’entrevue secrète et confidentielle qu’il avait eue avec lord Glenallan. Mais Édie, qui de son temps avait passé par plus d’un interrogatoire, éluda facilement la question de son ancien camarade. Les secrets des grands, pensait-il en lui-même, sont comme les bêtes féroces qu’on garde en cage ; tenez-les-y bien enfermées, et il n’y a pas de danger : mais si vous les laissez une fois sortir, elles se retourneront sur vous pour vous déchirer. Je n’ai pas oublié ce qui arriva à Dugald Dunn pour avoir donné carrière à sa langue au sujet de la femme du major et du capitaine Bandilier.

Francis fut donc sans succès dans ses attaques sur la discrétion du mendiant, et comme un mauvais joueur d’échecs, chaque fois qu’il échouait dans sa marche, il donnait plus de prise sur lui à son adversaire.

« Ainsi vous soutenez que vous n’aviez aucune affaire particulière à communiquer à milord ?

— C’était au sujet de ces brimborions que j’ai apportes du continent, dit Édie ; je sais que vos papistes sont amateurs de ces reliques de saints et d’église qui viennent de loin.

— Par ma foi ! il faudrait que mon maître fût devenu tout-à-fait fou, Édie, pour se mettre dans un émoi semblable à propos de quoi que vous eussiez pu lui apporter.

— Vous n’êtes peut-être pas très éloigné de la vérité, mon camarade ; il se peut faire que le laird ait eu de grands chagrins dans sa jeunesse, et parfois cela suffit pour troubler la raison aux gens.

— Ma foi, Édie, ce que vous dites là est la vérité ; et, puisqu’il est probable que vous ne reviendrez jamais par ici, ou que, si vous y revenez, je n’y serai plus, je vous dirai donc que dans son jeune temps il a eu des peines si violentes que je m’étonne qu’il y ait résisté si long-temps.

— Ah ! vraiment ? dit Ochiltree ; c’était sûrement au sujet d’une femme ?

— Vous l’avez deviné tout juste, répondit Macraw ; c’était une de ses cousines, miss Éveline Neville, comme on l’appelait. Cela fit du bruit alors dans le pays ; mais comme cette affaire regardait des grands, elle fut bientôt assoupie. Il y a plus de vingt ans de cela. Oh ! oui, il doit y avoir vingt-trois ans.

— J’étais en Amérique alors, dit le mendiant, et hors de portée de savoir les histoires du pays.

— On n’en parla pas long-temps, dit Macraw. Il aimait la jeune demoiselle et voulait l’épouser ; mais sa mère le découvrit, et ce fut alors le diable. À la fin la pauvre fille se jeta du haut du rocher de Craigburnsfoot dans la mer, et voilà comment cela finit.

— Oui, pour la pauvre demoiselle, dit le mendiant ; mais non pour le comte, à ce que je suppose.

— Il n’en verra la fin qu’avec celle de sa vie, reprit le naturel du comté d’Aberdeen.

— Mais pourquoi la vieille comtesse empêcha-t-elle ce mariage ? continua le persévérant questionneur.

— Pourquoi ? Elle ne le savait peut-être pas bien elle-même, car il fallait qu’on obéît à sa volonté sans s’informer si elle était juste ou non. Mais on répandit que la jeune demoiselle était notée pour quelqu’une des hérésies du pays ; et puis, je me le rappelle à présent, elle lui était plus proche parente que les règles de notre Église ne le permettent pour se marier. C’est ce qui poussa la demoiselle à cet acte de désespoir ; et depuis, le comte n’a jamais relevé la tête.

— Eh bien ! dit Édie, il est pourtant singulier que je n’aie jamais entendu parler de cette histoire.

— Il est plus singulier que vous l’appreniez à présent, car du diable si aucun des domestiques en eût osé parler pendant que la vieille comtesse était vivante. Ah, mon garçon ! c’était là une maîtresse femme ! Il aurait fallu un habile homme pour cadrer avec elle ; mais elle est dans la tombe, et l’on peut se délier la langue un moment quand on rencontre un ami. Adieu pourtant, Édie, il faut que je m’en retourne pour l’office du soir. Si vous allez à Inverary d’ici à six mois peut-être, n’oubliez pas de vous informer de Francis Macraw. »

Édie promit volontiers de se conformer à cette recommandation amicale, et les deux camarades s’étant ainsi séparés en se donnant les marques d’une bienveillance mutuelle, le domestique de lord Glenallan reprit la route du château de son maître, et laissa Ochiltree recommencer son pèlerinage habituel.

C’était une belle soirée d’été, et le monde, c’est-à-dire le petit cercle qui lui seul est le monde pour l’individu habitué à le parcourir, s’offrait tout entier devant Édie afin qu’il y choisît son gîte pour la nuit. Quand il eut dépassé les terres moins hospitalières de Glenallan, il se vit le maître d’opter pour la nuit entre tant de lieux de refuge différens, qu’il se trouva embarrassé et se montra même difficile sur le choix. L’auberge d’ Ailie Sim était sur le côté de la route environ à un mille de là, mais, à cause du samedi soir, il y trouverait une bande de jeunes gens qui mettraient obstacle à toute conversation raisonnable. D’autres bons hommes et bonnes femmes, suivant le nom qu’on donne en Écosse aux fermiers et aux fermières, s’offrirent aussi à son esprit. Mais l’un était sourd, l’autre sans dents, et il ne pouvait entendre le second, ni se faire entendre du premier ; celui-ci était d’une humeur grondeuse, celui-là avait un chien d’une humeur plus méchante encore. À Monkbarns et à Knockwinnock il pouvait compter sur une réception favorable et hospitalière, mais l’un et l’autre étaient trop éloignés pour qu’il pût commodément y arriver le soir même.

« Je ne sais pas comment cela se fait, dit le vieillard, mais je suis plus délicat sur un gîte pour la nuit que je ne l’ai jamais été de ma vie. Je crois que la vue de toutes ces belles choses là-bas, en reconnaissant qu’on peut être plus heureux sans elles, m’a rendu orgueilleux de mon propre sort. Mais Dieu veuille qu’il ne m’en arrive pas mal, car l’orgueil annonce toujours la ruine de l’homme. En tout cas, la plus mauvaise grange est encore un gîte plus agréable que le château de Glenallan avec toutes ses tentures de velours noir, ses tableaux et toutes les richesses qui lui appartiennent. Ainsi donc il faut en finir, et décidément j’irai demander à coucher à Ailie Sim. »

Au moment où le vieillard descendait la colline qui dominait le petit hameau vers lequel il dirigeait sa course, le coucher du soleil venait de mettre un terme aux travaux des habitans, et les jeunes gens, profitant de cette belle soirée, étaient occupés à jouer aux boules sur un terrain de la commune, tandis que les femmes et les anciens les regardaient. Les cris, les éclats de rire, les exclamations des perdans et des gagnans, formaient un chœur bruyant qui parvint jusqu’au sentier par lequel Ochiltree descendait le coteau, et rappela à sa mémoire ces jours où lui-même avait été compétiteur ardent, et souvent victorieux, dans tous les exercices qui demandent de la force et de l’agilité. Il est rare que des souvenirs de ce genre n’arrachent pas un soupir, même à celui qui, sur le soir de sa vie, contemple un horizon plus brillant que celui de notre vieux pauvre. À cette époque, réfléchissait-il naturellement, je n’aurais pas fait plus d’attention au pauvre vieux pèlerin descendant la colline de Kinblythemont que ces jeunes garçons si éveillés n’en font au vieil Édie.

Il fut pourtant réjoui en voyant que son arrivée était une circonstance plus importante que sa modestie ne l’avait prévu. Une discussion sur un coup s’était élevée parmi les deux troupes des joueurs ; et comme le jaugeur favorisait un parti, et que le maître d’école soutenait l’autre, on pouvait dire que la querelle avait été embrassée par les hautes puissances. Le meunier et le forgeron s’étaient aussi rangés de différens côtés, et en réfléchissant à la vivacité de deux disputeurs semblables, on pouvait craindre que la discussion ne se terminât pas à l’amiable. Mais le premier qui aperçut le mendiant, sécha : « Ah ! voilà le vieil Édie qui connaît les règles de tous les jeux du pays, mieux qu’aucun homme qui ait jamais jeté la boule ou le bâton ; ne nous querellons pas, mes enfans, mais rapportons-nous-en au jugement du vieil Édie. »

Édie fut donc accueilli et installé en qualité d’arbitre, aux acclamations générales ; avec toute la modestie d’un évêque auquel la mitre est offerte, ou d’un nouveau président appelé au fauteuil, le vieillard refusa sa charge et la responsabilité dont on se proposait de l’investir. En retour, pour cet acte de désintéressement et d’humilité, il eut le plaisir de se voir réitérer l’assurance par les jeunes, les vieux et ceux d’un âge mûr, que, dans tous les pays à la ronde, il était l’individu le plus capable de remplir l’emploi d’arbitre. Après de tels encouragemens, il s’occupa gravement de l’exécution de son devoir, et défendant sérieusement toute expression injurieuse de côté ou d’autre, il entendit d’une part le forgeron et le jaugeur, et de l’autre le meunier et le maître d’école, comme un conseil composé de jeunes et d’anciens : Édie cependant avait déjà jugé l’affaire avant qu’on commençât à la plaider, semblable en cela à plus d’un juge qui n’en doit pas moins passer par toutes les formes de la procédure, et qui se voit obligé d’endurer dans toute son étendue l’éloquence et les argumens du barreau. Après que tout eut été dit des deux côtés et même redit plus d’une fois, notre ancien, ayant mûrement et dûment considéré, prononça le jugement modéré et conciliatoire, que le coup contesté était un coup nul, et en conséquence ne compterait pour aucun des deux partis. Cette judicieuse décision rétablit la concorde parmi les joueurs ; ils recommencèrent de nouveau à arranger leurs parties et leurs gageures avec la gaîté bruyante ordinaire à tous les jeux du village, et les plus ardens se dépouillaient déjà de leurs vestes et les remettaient avec leurs mouchoirs de couleur au soin de leurs femmes, de leurs sœurs, ou de leurs maîtresses, quand tout-à-coup leur joie fut étrangement troublée.

En dehors du groupe des joueurs, une rumeur bien différente de celle qu’excitait la gaîté des jeux, commença à se faire entendre. Bientôt on put distinguer confusément cette espèce de soupirs et d’exclamations étouffés que profèrent ceux qui viennent d’apprendre la première nouvelle d’un désastre ou d’un malheur. Au milieu du bourdonnement des femmes on put remarquer ces mots : « Ah, Seigneur ! périr si jeune, et si soudainement ! « Bientôt ce bruit parvint jusqu’aux hommes, et fit taire à l’instant les accens de la gaîté. Chacun comprit que quelque calamité venait d’arriver dans le pays, et chacun en demandait la cause à son voisin, qui n’en était pas plus instruit. Ma fin, la nouvelle parvint plus clairement aux oreilles d’Édie Ochiltree, qui se tenait au centre de l’assemblée. La barque de Mucklebackit, ce pêcheur dont nous avons si souvent parlé, avait été submergée, et quatre hommes avaient péri, affirmait-on, en y comprenant Mucklebackit et son fils. Le bruit public cependant, dans ce cas comme dans tous les autres, allait au delà de la vérité. Le bateau avait effectivement chaviré, mais Stephen, ou, comme on l’appelait, Steenie, était le seul homme qui eût été noyé. Quoique le genre de vie de ce jeune homme et l’endroit qu’il habitait l’éloignassent de la société des autres paysans, ils ne manquèrent pas pourtant d’interrompre leurs jeux champêtres, et de payer à ce malheur inattendu le tribut de compassion et d’intérêt qu’on ne refuse presque jamais à des événemens aussi soudains et aussi rares. Ce fut au vieil Ochiltree surtout que cette nouvelle porta un coup vraiment sensible. Il en fut d’autant plus affligé, qu’il se reprochait d’avoir tout récemment employé l’aide de ce jeune homme pour jouer un tour qui ne pouvait être regardé comme sérieusement coupable, puisqu’ils n’avaient eu le dessein de faire éprouver au chimiste allemand aucune perte, ou même aucune injure grave, mais qui cependant n’était pas la manière la plus édifiante d’employer les dernières heures de sa vie. Un malheur ne vient jamais seul. Tandis qu’appuyé sur son bâton d’un air pensif, Ochiltree joignait ses regrets à ceux des paysans du hameau qui déploraient la mort soudaine du jeune homme, et s’accusait secrètement de l’avoir engagé dans une affaire peu louable, il fut saisi au collet par un officier de paix qui étendit sa baguette de la main droite, en s’écriant : « Au nom du roi[215] ! »

Le jaugeur et le maître d’école employèrent toute leur rhétorique pour prouver au constable et à son assistant qu’ils n’avaient pas le droit d’arrêter un bedesman du roi comme vagabond ; et la muette éloquence du meunier et du serrurier, laquelle se trouvait dans leurs poings fermés, se préparait à donner une caution écossaise à leur arbitre. « Sa robe bleue, disaient-ils, était sa garantie pour voyager dans tout le pays.

— Mais sa robe bleue, répondit l’officier de paix, ne l’autorise pas, je pense, à attaquer, voler et assassiner ; et le mandat que j’ai contre lui est en raison de ces crimes.

— Assassiner ! dit Édie, assassiner ! qui donc ai-je assassiné ?

— Monsieur l’Allemand Dousterswivel, l’agent des mines de Glenwithershins,

— Assassiner Dousterswivel ! laissez donc, il vit, et il se porte aussi bien que vous.

— Ce n’est pas votre faute, pourtant ; il a dû lutter péniblement pour défendre sa vie, si ce qu’il dit est vrai, et vous devez répondre à cette accusation conformément à la loi. »

Les défenseurs du mendiant reculèrent en entendant l’atrocité de l’accusation portée contre lui, mais plus d’une main bienfaisante tendit à Édie de la viande, du pain et des sous pour le soutenir dans la prison où les officiers de paix allaient le conduire.

« Merci, Dieu vous bénisse, mes enfans ; je suis sorti de plus d’un piège, quand je méritais moins qu’à présent ma délivrance ; j’échapperai encore à celui-ci, comme l’oiseau échappe à l’oiseleur. Continuez de jouer, et ne vous occupez pas de moi… J’ai plus de chagrin au sujet du pauvre garçon qui vient de périr, que pour tout ce qu’ils peuvent me faire. »

En conséquence le prisonnier se laissa emmener sans résistance, tandis qu’il acceptait machinalement et emplissait sa besace des aumônes qui lui pleuvaient de tous côtés ; et avant de quitter le hameau, il était aussi chargé qu’un pourvoyeur du gouvernement. Cependant il fut bientôt soulagé de la fatigue que lui causait cette accumulation de fardeau, par l’officier qui se procura une charrette avec un cheval pour transporter le vieillard devant le magistrat, afin d’y être interrogé et mis en prison.

Le malheur, de Steenie et l’arrestation d’Édie mirent un terme aux jeux du village, dont les habitans les plus graves commencèrent à méditer sur les vicissitudes des choses humaines, qui avaient si soudainement mis un de leurs camarades au tombeau, et qui plaçaient l’intendant de leurs jeux dans une position où il courait le risque d’être pendu. Le caractère de Dousterswivel étant assez généralement connu, ce qui veut dire assez généralement détesté, beaucoup de gens conjecturèrent que l’accusation pouvait bien être fausse et malicieuse ; mais tous convinrent que si Édie Ochiltree avait agi de manière à devoir supporter la peine dans cette occasion, il était bien dommage qu’il n’eût pas mieux mérité son son en tuant tout de bon Dousterswivel.


CHAPITRE XXX.

L’ONCLE ET LE NEVEU.


Qui est-il ? c’est un homme qui, si la terre lui manque, combattra sur l’eau ; il a défié autrefois la grande baleine elle-même, et par tous ses titres de léviathan, d’hippopotame, et ainsi de suite ; il a rompu une lance avec un requin ; et ma foi, monsieur, c’est le poisson qui a eu le dessus : il en cuit encore à notre champion de cette aventure.
Vieille comédie.


« Ainsi ce pauvre garçon Steenie Mucklebackit doit donc être enterré ce matin ? » dit notre vieil ami l’Antiquaire en changeant sa robe de chambre piquée contre un habit noir à l’ancienne mode, qu’il endossa au lieu de l’habillement couleur tabac qu’il portait ordinairement. « Et on s’attend, je présume, à ce que je suive ses funérailles ?

— Hélas, oui ! répondit le fidèle Caxon brossant officieusement les fils blancs et les taches qui se trouvaient sur l’habit de son patron ; le corps, dit-on, a été tellement mutilé contre les rochers, qu’ils sont obligés de hâter l’enterrement… La mer n’est pas sans dangers, comme je le dis à ma fille, la pauvre enfant, quand je veux relever son courage ; la mer, lui dis-je, Jenny, est une profession aussi incertaine…

— Que celle d’un vieux perruquier auquel la mode des cheveux courts et la taxe sur la poudre ont enlevé ses pratiques. Caxon, tes sujets de consolation sont aussi mal choisis qu’étrangers au sujet qui nous occupe. Quid mihi cum femina[216] ? Qu’ai-je affaire avec la race des femelles, moi qui en ai assez, et même à céder ; pour mon propre compte ? Je vous demande encore une fois, si ces pauvres gens comptent sur moi pour suivre les funérailles ?

— Oh ! sans doute, Votre Honneur est attendu, dit Caxon ; je le crois bien, que l’on compte sur Votre Honneur… Vous savez que dans ce pays, on regarde comme un honneur que les gentilshommes accompagnent le corps seulement sur leurs terres ;… vous n’avez pas besoin d’aller plus loin que le haut de l’avenue. On ne s’attend pas à ce que Votre Honneur dépasse les limites de son domaine, c’est seulement un convoi de Kelso, un pas ou deux au delà du seuil de la porte.

— Un convoi de Kelso, répéta le curieux Antiquaire ; et pourquoi un convoi de Kelso, plutôt que tout autre convoi ordinaire ?

— Mon Dieu, monsieur ! répondit Caxon, comment le saurais-je, moi ? c’est seulement un dicton du pays.

— Caxon, reprit Oldbuck, tu n’es bon qu’à peigner des perruques. Si j’avais fait cette question à Ochiltree, il aurait eu une légende toute prête à mon service.

— Je n’ai affaire, répondit Caxon avec plus de vivacité qu’à l’ordinaire, qu’à l’extérieur de la tête de Votre Honneur, comme vous avez l’habitude de le dire.

— C’est vrai, Caxon, c’est vrai, et il ne faut pas reprocher à un couvreur de ne pas être tapissier. »

Il prit ensuite son Souvenir et écrivit : « Convoi de Kelso[217] : s’avancer, il est dit, d’un pas et demi au delà du seuil de la porte ; autorité Caxon… Demander son origine. Pour mémoire, écrire au docteur Graystel à ce sujet. »

Ayant écrit cette note, il ajouta : « Quant à cette coutume observée par les propriétaires du pays, d’accompagner au tombeau le corps d’un paysan, je l’approuve, Caxon. Elle nous vient des anciens temps, et fut fondée sur les notions d’aide et de dépendance mutuelles qui existent entre le propriétaire et le cultivateur du sol… En ceci, je dois avouer que le système féodal (comme aussi en une courtoisie pour les femmes qui fut portée à l’excès) ; en ceci, dis-je, les usages féodaux mitigèrent et adoucirent la sévérité des temps antiques. Quel homme, Caxon, a jamais entendu parler d’un Spartiate accompagnant les funérailles d’un ilote ? Et cependant j’oserais affirmer que John de Girnell… vous en avez entendu parler, Caxon ?

— Oui, oui, monsieur ; personne ne peut avoir été long-temps dans la compagnie de Votre Honneur sans avoir entendu parler de ce gentilhomme.

— Eh bien ! continua l’Antiquaire, je gagerais une bagatelle qu’il n’y avait pas un kolb-kerl, ou serf ou paysan, adscriptus glebæ[218], qui mourût sur le territoire de Mearns, que John de Girnell ne le fît décemment et honnêtement enterrer.

— Oui, oui ; mais, n’en déplaise à Votre Honneur, on dit qu’il se mêlait davantage des naissances que des enterremens ; ah ! ah ! » Et cette réflexion fut accompagnée d’un éclat de rire de satisfaction.

« Bravo ! Caxon ; c’est très bon ; en vérité, vous vous distinguez ce matin.

— Et outre cela, dit Caxon d’un air fin, et encouragé par l’approbation de son maître, on dit aussi que les prêtres catholiques, en ce temps-là, recevaient quelque chose pour aller à l’enterrement.

— C’est juste, Caxon, juste comme mon gant[219] ; et soit dit en passant, je crois que cette expression vient de la coutume de jeter son gant en gage de l’inviolabilité de sa foi. Juste comme mon gant, disais-je, Caxon ; mais nous autres protestans avons d’autant plus de mérite à remplir ce devoir pour rien, qu’on y avait attaché un salaire sous l’empire de la foi catholique, cette reine de la superstition, que Spencer désigne ainsi dans sa phrase allégorique :


« La fille de l’aveugle, ainsi qu’on l’appela ;
Abessa, qui pour père avait eu Corecca. »


Mais où vais-je te conter de ces choses, à toi ?… Mon pauvre Lovel m’a gâté, et m’a accoutumé à parler tout haut quand je n’ai plus personne pour m’entendre… Où est mon neveu Hector Mac Intyre ?

— Il est dans le parloir, monsieur, avec ces dames.

— C’est bon, dit l’Antiquaire, je vais m’y rendre. »

« De grâce, Monkbarns, dit sa sœur lorsqu’elle le vit entrer, n’allez pas vous fâcher maintenant.

— Mon cher oncle… commença miss Mac Intyre.

— Que veut dire tout cela ? demanda Oldbuck alarmé de l’annonce de quelque mauvaise nouvelle, et augurant mal du ton suppliant des dames, de même qu’une forteresse appréhende une attaque au premier son de la trompette qui se fait entendre… Qu’est-ce que tout cela ? Pourquoi invoquez-vous ma patience ?

— Rien de bien particulier, monsieur, j’ose espérer, dit Hector, qui, avec son bras en écharpe, était assis à la table du déjeuner ; cependant, quelle qu’en puisse être l’importance, c’est moi qui en suis responsable, comme je le suis aussi de tout le dérangement que j’ai occasionné chez vous, et pour lequel je n’ai guère de moyens de m’acquitter que par des remerciemens.

— Non, non, vous êtes le bienvenu ici, dit l’Antiquaire ; ne parlons pas de cela… Seulement, que cela vous serve de leçon, et vous mette en garde contre vos accès de colère, qui ne sont autre chose qu’une courte aliénation, ira furor brevis,… Mais quel est ce nouveau désastre ?

— Mon chien a eu le malheur, monsieur, de renverser…

— Plaise au ciel que ce ne soit pas le lacrymatoire trouvé dans le Clochnaben ! s’écria Oldbuck.

— En vérité, mon oncle, dit la jeune personne, j’ai bien peur… c’était celui qui était sur le buffet… la pauvre bête ne voulait que manger le beurre frais…

— En quoi elle a complètement réussi, à ce que je vois, puisqu’il n’y a plus que du beurre salé sur la table ; cela ne serait encore rien, mais mon lacrymatoire, la colonne fondamentale sur laquelle, en dépit de l’ignorance obstinée de Mac Crib, je m’appuyais pour prouver que les Romains avaient traversé les défilés de ces montagnes, et laissé derrière eux des traces de leurs armes et de leurs arts ; ce monument précieux est brisé, anéanti, réduit en morceaux qui ne le distinguent plus d’un misérable pot de fleurs brisé…

« Hector, assurément je t’aime,

Mais de moi tu n’ess plus un officier toi-même. »

— En effet, monsieur, je crois que je figurerais mal dans un régiment que vous mettriez sur pied.

— Tout au moins, Hector, je mettrais bon ordre à votre suite, et je vous ferais voyager expeditus ou relictis impedimentis[220]. Vous ne pouvez concevoir combien je suis excédé de votre chienne. Elle vole avec effraction, à ce qu’il paraît, car je l’ai entendu accuser d’avoir forcé la cuisine après que toutes les portes en étaient fermées, et d’y avoir dérobé une épaule de mouton. » Si nos lecteurs se rappellent la précaution de Jenny Rintherout, de laisser la porte ouverte la nuit qu’elle alla à la cabane du pêcheur, ils acquitteront probablement la pauvre Junon de cette aggravation de crime, que les gens de loi appellent claustrum fregit[221] ; et qui constitue la distinction entre le vol avec effraction et le vol simple.

« Je suis vraiment fâché, monsieur, dit Hector, que Junon ait commis tant de désordres ; mais Jacques Muir-Head, qui se chargeait de dresser les chiens, n’a jamais pu la rompre ; elle a plus voyagé qu’aucune chienne que je connaisse : mais…

— Alors, Hector, je voudrais qu’elle allât voyager hors de chez moi.

— Nous ferons tous deux retraite demain ou aujourd’hui, mais je serais désolé de me retirer brouillé avec le frère de ma mère, au sujet d’un méchant pot cassé.

— mon frère ! mon frère ! s’écria miss Mac Intyre dans l’angoisse de l’effet qu’allait produire cette épithète injurieuse.

— Eh bien ! comment voudriez-vous que je l’appelasse ? continua Hector ; c’est précisément une chose de ce genre dont on se sert en Égypte pour faire rafraîchir le vin, le sorbet ou l’eau. J’en ai rapporté une paire, j’en aurais pu rapporter vingt.

— Quoi ! dit Oldbuck, de la forme de celui que votre chien a renversé ?

— Oui, monsieur, une espèce de vase de terre du genre de celui qui était sur le buffet. Ils sont dans mon logement à Fairport ; nous en avions rapporté quelques uns pour rafraîchir notre vin pendant la traversée ; ils remplirent très bien ce but. Si je pouvais croire qu’ils pussent tant soit peu réparer votre perte, ou vous être agréables, je me trouverais fort honoré que vous voulussiez bien les accepter.

— En vérité, mon cher enfant, je serai charmé de les posséder ; c’est depuis long-temps mon étude favorite de rechercher le rapport des nations entre elles par leurs usages et la similitude des ustensiles dont elles se servaient ; et tout ce qui peut me présenter quelque rapport de ce genre me devient précieux.

— Eh bien donc, monsieur, vous me ferez le plus grand plaisir en les acceptant avec quelques bagatelles du même genre. Et puis-je espérer maintenant que vous m’ayez pardonné ?

— Ô mon cher enfant ! vous n’êtes qu’un peu étourdi et un peu trop fou.

— Mais Junon, je vous assure, n’est qu’étourdie non plus. Le dresseur des chiens m’a dit qu’elle n’avait aucun vice et aucune obstination.

— Eh bien ! je comprends aussi Junon dans l’amnistie, à la condition que vous l’imiterez en évitant comme elle le vice et l’obstination, et que dorénavant elle sera bannie du parloir de Monkbarns.

— Mon oncle, dit le jeune militaire, j’aurais été très fâché, et même je n’aurais jamais osé vous offrir en expiation de mes péchés et de ceux de ma chienne, un objet que je n’aurais pas jugé réellement digne d’être accepté de vous ; mais à présent que tout est pardonné, voulez-vous permettre au neveu orphelin, auquel vous voulez bien servir de père, de vous faire présent d’une bagatelle qu’on m’a assuré être vraiment curieuse, et que le contre-temps de ma blessure m’a seul empêché de vous remettre. C’est un présent d’un savant français auquel j’ai rendu quelque service dans l’affaire d’Alexandrie. »

Le capitaine mit dans les mains de l’Antiquaire une petite boîte qu’il ouvrit, et dans laquelle il trouva une bague antique d’or massif, avec un camée d’une très belle exécution, et représentant la tête de Cléopâtre. L’Antiquaire tomba dans l’extase, secoua cordialement la main à son neveu, le remercia cent fois, et montra la bague à sa sœur et à sa nièce. Cette dernière eut assez de tact pour lui accorder un degré d’admiration convenable ; mais miss Griselda, quoiqu’elle ne manquât pas d’affection pour son neveu, n’eut pas assez d’adresse pour l’imiter.

— C’est très joli, dit-elle, et je suppose que c’est précieux aussi, mais je ne m’y connais pas, et je ne suis pas juge de ces choses-là.

— C’est bien tout Fairport qui a parlé par une seule voix, s’écria Oldbuck ; c’est bien l’esprit de cette petite ville qui nous a tous infectés. Il me semble aussi que j’en sens la fumée depuis deux jours que le vent a soufflé constamment du nord-est ; et Dieu sait que ses préjugés s’étendent encore plus loin que ses exhalaisons ! Croyez-moi, mon cher Hector, si je me promenais dans la grande rue, étalant ce bijou précieux aux yeux de tous ceux que je rencontrerais, aucun individu, depuis le prévôt jusqu’au crieur de la ville, ne s’arrêterait pour me demander son histoire ; mais si je portais une balle de linge sous mon bras, je ne pénétrerais pas jusqu’au marché aux chevaux sans être accablé de questions sur sa qualité et son prix. On pourrait bien parodier cette ignorance grossière par ces vers de Gray[222] ;

« Tissez et la chaîne et la trame,
Le linceul d’esprit et de sens :
Tissez de lourds habillemens
Qu’ici la défense réclame
Contre ceux qu’on dit indigens. »

La preuve la plus remarquable que cette offrande de paix avait été fort agréable, est que, pendant que l’Antiquaire déclamait ces vers, Junon qui en avait peur, d’après cet instinct très remarquable par lequel les chiens découvrent à l’instant même ceux qui les aiment et ceux qui ne les aiment pas, avait mis plusieurs fois le nez à la porte, et n’ayant vu rien de bien repoussant dans son air, elle s’était à la fin risquée à s’y introduire tout entière, et, s’enhardissant par l’impunité, elle avait été jusqu’à manger les rôties que M. Oldbuck tenait à la main, tandis que, regardant tantôt l’un tantôt l’autre de ses auditeurs, il déclamait avec complaisance :

« Tissez et la chaîne et la trame, etc. »

« Vous vous rappelez cet endroit des trois Parques, qui, pour le dire en passant, n’est pas si beau que dans l’original. Mais comment, diable ! ma rôtie a disparu. Ah ! vrai type de la race femelle, faut-il s’étonner qu’elles s’offensent d’être appelées de ton nom ! » En parlant ainsi, il menaçait du poing Junon, qui s’enfuit hors de l’appartement. « Cependant comme, selon Homère, Jupiter ne pouvait réussir à gouverner Junon dans le ciel, et que, suivant Hector Mac Intyre, Jack Muir-Head, le dresseur des chiens, n’a pas été plus heureux sur la terre, je suppose qu’il faut y renoncer. » Cette réflexion indulgente fut regardée par le frère et la sœur comme un plein pardon des crimes de Junon, et chacun s’assit fort satisfait à la table du déjeuner.

Lorsqu’on eut fini, l’Antiquaire proposa à son neveu de venir accompagner l’enterrement. Le jeune homme s’en excusa sur ce qu’il n’avait pas d’habit noir.

« Oh ! c’est égal ; votre présence est tout ce qu’on demande. Je vous assure que vous verrez quelque chose qui vous amusera ; non, c’est un mot impropre, mais qui vous intéressera d’après la ressemblance que je vous ferai remarquer entre nos coutumes populaires dans de telles occasions, et celles des anciens.

— Que le ciel ait pitié de moi ! pensa Mac Intyre. Je ne pourrai jamais me comporter comme il faut, et je vais risquer de perdre tout le crédit que je viens d’obtenir si récemment et par un si grand hasard. »

Lorsqu’ils partirent, discipliné comme il l’était par les signes et les regards supplians de sa sœur, notre jeune militaire était fortement décidé à s’abstenir de toute marque d’inattention ou d’impatience qui pourrait blesser son oncle ; mais nos meilleures résolutions sont sujettes à faillir quand elles se trouvent combattues par nos penchans. Notre Antiquaire, pour ne laisser à désirer aucune explication, avait commencé par les rites funèbres des anciens Scandinaves, lorsque son neveu l’interrompit en remarquant qu’une énorme mouette de mer qui depuis quelque temps voltigeait autour d’eux, s’était approchée deux fois à la portée du fusil. Mais cet écart ayant été avoué et pardonné, Oldbuck reprit sa dissertation.

« Ce sont des circonstances dont vous devriez vous occuper, et qui devraient vous être familières, mon cher Hector ; car parmi les étranges événemens de la guerre qui agite maintenant tous les coins de l’Europe, qui sait où vous pouvez être appelé à servir ? Si c’était en Norvége, par exemple, ou en Danemarck, ou dans quelque partie de l’ancienne Scanie ou Scandinavie, comme nous l’appelons, quel avantage vous trouveriez à savoir sur le bout de vos doigts l’histoire des antiquités de cet ancien pays, l’officina gentium, la mère de l’Europe moderne, le berceau de ces héros

« Fermes dans la douleur, fermes dans les combats,
Souriant même alors que sonnait leur trépas ! »


« Quel encouragement pour vous, par exemple, de vous trouver, au terme d’une marche fatigante, dans le voisinage d’un monument runique, et de découvrir que vous auriez planté votre tente auprès de la tombe d’un héros !

— Je crois, monsieur, que notre ordinaire serait meilleur s’il nous arrivait par hasard de camper dans le voisinage d’une basse-cour bien garnie.

— Dieu ! comment pouvez-vous parler ainsi ? Qui peut s’étonner que les temps de Crécy et d’Azincourt se soient évanouis, quand le respect dû à l’antique valeur a cessé d’animer le cœur du soldat breton !

— Pas du tout, monsieur, en aucune façon, quoique j’ose affirmer qu’Édouard, Henri et le reste de ces héros pensassent à leur dîner avant de se mettre en peine d’examiner un vieux tombeau ; mais cela ne fait pas que nous soyons insensibles aux souvenirs de la gloire de nos pères, je vous assure. Il m’est bien souvent arrivé le soir de faire chanter au vieux Rory Mac-Alpin des vers tirés d’Ossian sur les batailles de Fingal et de Lamon-Mor, et sur Magnus et l’esprit de Muirartach.

— Et croyez-vous, demanda l’Antiquaire qui commençait à s’animer, êtes-vous assez simple pour croire à l’antiquité réelle de tout ce verbiage de Macpherson ?

— Si je le crois, monsieur ! comment ne le croirais-je pas, quand j’ai entendu ces chants depuis mon enfance ?

— Mais non pas les mêmes de l’Ossian anglais de Macpherson. J’espère que vous n’êtes pas assez absurde pour soutenir cela ? » dit l’Antiquaire dont le front s’obscurcissait de colère.

Mais Hector était décidé à affronter la tempête. Comme plus d’un Celte obstiné, il imaginait que l’honneur de son pays et de sa langue natale était attaché à l’authenticité de ces poèmes populaires, et il aurait combattu à outrance et renoncé à ses biens et à sa vie, plutôt que d’en céder une ligne. C’est pourquoi il soutint avec intrépidité que Rory Mac-Alpin pouvait réciter le livre entier d’un bout à l’autre, et ce ne fut que sur une autre question qu’il modifia une assertion si générale en ajoutant : « Du moins si on lui eût donné du whiskey, il en aurait répété tant qu’on aurait voulu l’écouter.

— Oui, oui, dit l’Antiquaire, et ce n’était sûrement pas longtemps.

— Il est certain, monsieur, que nous avions à nous occuper de nos devoirs, qui ne nous permettaient pas de rester toute la nuit à écouter un joueur de cornemuse.

— Eh bien ! vous rappelez-vous maintenant, dit Oldbuck en serrant fortement les dents et en parlant sans les ouvrir, habitude qu’il avait quand il était contredit ; vous rappelez-vous maintenant aucun de ces vers que vous trouviez si beaux et si intéressans ? car vous êtes, je n’en doute pas, un fameux juge de ces sortes de choses.

— Je ne prétends pas être fort savant, mon oncle ; mais est-ce bien raisonnable à vous de vous fâcher contre moi parce que j’admire davantage les antiquités de mon pays que celles des Harold, des Harfuger, des Haco, dont vous êtes si enthousiaste ?

— Comment, monsieur, ces Goths puissans et indomptables furent eux-mêmes vos ancêtres ; ces Celtes à moitié nus qu’ils subjuguèrent, et auxquels ils accordèrent une vie que ce peuple craintif cachait dans les retraites de leurs rochers, ces Celtes n’étaient que leurs mancipia[223] et leurs serfs. »

Le front d’Hector se couvrit à son tour de rougeur. « Monsieur, dit-il, je n’entends pas très bien ce que veulent dire mancipia et serfe, mais assez pourtant pour sentir que ces noms sont très mal à propos appliqués à des montagnards écossais. Aucun autre homme que le frère de ma mère n’aurait osé se servir d’un tel langage en ma présence, et je ne puis vous cacher que cette manière de vous exprimer blesse à la fois l’hospitalité, la politesse, la délicatesse et l’amitié que, comme votre hôte et parent, j’ai droit d’attendre de vous. Mes ancêtres, monsieur Oldbuck…

— Étaient de braves et puissans chefs, je n’en doute pas, Hector ; et réellement je n’avais pas dessein de vous offenser aussi sérieusement en traitant un sujet d’une antiquité aussi reculée, et sur lequel je suis moi-même froid, désintéressé et impartial. Mais vous êtes aussi irritable et aussi fougueux qu’Hector, Achille, et même Agamemnon.

— Je suis fâché de m’être exprimé avec tant de vivacité, mon oncle, surtout avec vous, qui vous êtes toujours montré si généreux et si bon ; mais mes ancêtres…

— N’en parlons plus, mon garçon, je ne voulais pas leur faire d’insulte, aucunement.

— J’en suis bien aise, monsieur ; car la maison de Mac Intyre….

— La paix soit avec elle et avec chacun de ses membres ! dit l’Antiquaire. Mais, pour revenir au sujet dont nous parlions, vous rappelez-vous, dis-je, quelques uns de ces poèmes qui vous inspiraient tant d’intérêt ? »

Il est bien pénible, pensa Mac Intyre, qu’il s’occupe avec tant de ravissement de tout ce qui est ancien, et qu’il n’en excepte que ma famille. Puis, après quelques efforts de mémoire, il ajouta à haute voix : — Oui, monsieur, je crois que je me rappelle quelques vers, mais vous n’entendez pas le gaëlique.

— Et je me dispenserai fort bien de les entendre ; mais vous pouvez me donner quelque idée du sens dans l’idiome que vous parlez.

— Je serai un misérable traducteur, dit Mac Intyre en repassant le texte, où il se trouvait une abondance de aghes, aughs, oughs, et autres sons gutturaux, puis toussant et s’éclaircissant la voix comme si la traduction lui fût restée dans la gorge. À la fin, ayant prévenu que le sujet du poème était un dialogue entre le poète Oisin ou Ossian et Patrick, le saint tutélaire de l’Irlande, et qu’il était extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, de rendre le charme exquis des deux ou trois premières lignes, il dit que tel en était à peu près le sens :

« Patrick, de psaumes grand chanteur,
Puisque tu ne veux pas entendre
Les contes que je puis t’apprendre,

Et que pourtant je sais par cœur,
Je suis bien fâché, Dieu me damne !
De dire que dans ta valeur
Tu n’es guère au dessus d’un âne. »

— Bon ! bon ! s’écria l’Antiquaire ; mais continuez. Comment donc, voilà de l’excellente plaisanterie : je ne doute pas que le poète n’eût raison. Que répond le saint ?

— Sa réponse est bien adaptée à son caractère, dit Mac Intyre ; mais c’est à Mac Alpin qu’il faut entendre chanter l’original. Les paroles d’Ossian sont sur un ton de basse-taille ; celles de Patrick veulent une voix de ténor.

— Comme le cor de Mac Alpin et sa cornemuse, sans doute, dit Oldbuck ; mais continuez, je vous prie.

— Eh bien donc, Patrick répond à Ossian :

« Ma foi, noble sang de Fingal,
Pendant qu’un peu bas je gazouille
Les psaumes d’un roi sans rival,
De vos contes le bruit égal,
Comme une vieille qui bredouille,
Dans mes vœux, quand je m’agenouille,
Et me dérange et me fait mal. »

— Excellent ! comment donc, c’est de mieux en mieux. J’espère cependant que saint Patrick chantait mieux que le clerc de Blattergowl, ou le choix eût été dur à faire entre le psalmiste et le poète ; mais ce que j’admire le plus, c’est la courtoisie de ces deux éminens personnages à l’égard l’un de l’autre. C’est dommage qu’il n’y ait pas un mot de cela dans la traduction de Macpherson.

— Si vous êtes sûr de cela, dit gravement Mac Intyre, il faut qu’il ait pris d’étranges libertés avec son original.

— C’est ce dont on finira par s’apercevoir ; mais continuez, je vous prie.

— Ensuite, dit Mac Intyre, voici la réponse d’Ossian :

« Osez-vous comparer vos psaumes

Aux contes fénians[224] qu’on entend sous nos chaumes,
Vous, fils… »

— Fils de qui ? s’écria Oldbuck.

— La signification est, je crois, dit le jeune militaire avec quelque répugnance, fils d’un chien femelle[225].

— Êtes-vous sûr de traduire correctement cette épithète, Hector ?

— Très sûr, monsieur, reprit Hector avec humeur.

— C’est que j’aurais cru que chez les Fénians, il aurait été question de la nudité, en désignant une autre partie du corps que les bras. »

Hector, dédaignant de répondre à cette allusion, continua son récit :

« Je ne verrais pas un grand mal,
Homme ignorant, tête à perruque,
De vous attacher sur un pal
Ou bien de vous tordre la nuque.

« Mais qu’avons-nous là-bas ? dit Hector en s’interrompant tout-à-coup.

— Quelque échappé du troupeau de Protée, dit l’Antiquaire ; c’est une espèce de phoque ou de veau marin qui dort sur le rivage. »

Sur quoi Mac Intyre, avec toute la vivacité d’un jeune chasseur, oubliant à la fois Ossian, Patrick et son oncle, et s’écriant : « Je vais m’en emparer, » arracha précipitamment la canne des mains de l’Antiquaire interdit, au risque de le jeter par terre, et s’élança rapidement sur l’animal pour l’empêcher de regagner la mer, vers laquelle, ayant été effrayé, il se dirigeait à la hâte.

Sancho lui-même, lorsque son maître interrompit le récit qu’il faisait des combattans de Pentapolin aux bras nus, en s’avançant en personne à l’attaque d’un troupeau de moutons, ne fut pas plus confondu qu’Oldbuck à cette soudaine escapade de son neveu.

« A-t-il le diable au corps, fut sa première exclamation, d’aller troubler cet animal qui ne pensait pas à lui ? » Puis élevant la voix : « Hector, mon neveu, fou que vous êtes, laissez ce phoque, laissez ce phoque ; ils mordent, vous dis-je, comme des diables… Il ne m’écoute pas plus que si je parlais à un mur. Là… les voilà aux prises maintenant… bon ! le phoque a le dessus ! Eh bien, j’en suis fort aise ; dit-il dans l’aigreur de sa colère, quoique au fond réellement alarmé du danger que courait son neveu ; oui, sur ma parole, je m’en réjouis de tout mon cœur. »

En effet, l’animal voyant sa retraite interceptée par l’agilité du jeune militaire, lui tint tête bravement, et ayant reçu un coup vigoureux, il fronça les sourcils, suivant l’usage des veaux marins quand ils sont irrités, et se servant à la fois de ses pattes de devant et de sa force massive, arracha l’arme des mains de l’assaillant, le jeta sur le sable, et s’enfonça dans la mer sans lui faire d’autre mal. Le capitaine Mac Intyre, un peu confus de l’issue de ce noble exploit, se releva à temps pour recevoir les félicitations ironiques de son oncle sur un combat singulier digne d’être célébré par Ossian lui-même, « puisque votre magnanime adversaire, ajouta-t-il, a fui, quoique non avec les ailes de l’aigle, loin de son ennemi terrassé. Diable ! la bête s’est retirée tout en barbotant avec les honneurs du triomphe, et elle a emporté ma canne aussi, je crois, comme spolia opima. »

Mac Intyre n’avait pas grand’chose à répondre, si ce n’est qu’un montagnard ne peut laisser passer un daim, un veau marin ou un saumon, sans chercher à faire assaut d’adresse avec lui, et qu’il avait oublié qu’il avait un bras en écharpe. Il s’excusa aussi sur sa chute, pour retourner à Monkbarns, et échappa ainsi aux railleries de son oncle et aux plaintes que lui arrachait la perte de sa canne.

« Je l’avais coupée, disait-il, dans les bois classiques de Hawthornden, à l’époque où je ne croyais pas devoir toujours rester garçon. Je ne l’aurais pas donnée pour une cargaison de veaux marins. Ô Hector, Hector ! ton patron naquit pour être le soutien de Troie, et toi pour être la ruine de Monkbarns. »


CHAPITRE XXXI.

SCÈNE DE DOULEUR.


Ne me dites pas cela… Les larmes de la jeunesse sont semblables aux tièdes rosées du midi ; mais de nos yeux vieillis le chagrin fait tomber des gouttes qui ressemblent à la grêle du nord, et qui glacent les sillons de nos joues flétries. Aussi froides que nos espérances, elles sont opiniâtres comme notre douleur. Celles que versent les jeunes gens ne laissent pas de traces, les nôtres retombent sur nos cœurs ; elles s’y amoncèlent et en détruisent toute la chaleur.
Vieille comédie.


L’Antiquaire, se trouvant seul, pressa son pas, qui avait été retardé par les différentes discussions et la rencontre qui les avait terminées, et il arriva bientôt en vue des chaumières du Musselcraig, qui ne s’élevaient guère au delà d’une demi-douzaine. À leur aspect habituel de malpropreté et de misère elles joignaient en ce moment les tristes attributs qui distinguent une maison de deuil. Les barques étaient toutes rangées sur la plage, et, quoique le temps fût beau et la saison favorable, on n’entendait ni le chant ordinaire aux pêcheurs qui sont en mer, ni le babil des enfans, ni la voix perçante de la ménagère lorsqu’elle chantait à sa porte en raccommodant les filets. Quelques voisins, les uns vêtus d’habits noirs anciens mais presque neufs, les autres dans leurs habillemens ordinaires, mais portant tous sur leur figure l’expression du triste intérêt qu’excitait un malheur si inattendu et si soudain, étaient assemblés à la porte de la chaumière de Mucklebackit, et attendaient qu’on enlevât le corps. Lorsqu’ils virent s’approcher le laird de Monkbarns, ils lui firent place pour entrer, lui ôtant leurs chapeaux et leurs bonnets, quand il passa, avec un air de civilité mélancolique, salut qu’il leur rendit de la même manière.

L’intérieur de la cabane offrait une scène que notre Wilkie seul aurait pu peindre avec ce sentiment exquis de la nature qui caractérise ses ravissantes productions.

Le corps était placé dans la bière qu’on avait posée sur le même bois de lit que le jeune pêcheur occupait pendant sa vie. À quelque distance se tenait le père, dont les traits rudes et fatigués par les outrages des saisons et du temps étaient ombragés de cheveux grisonnans et attestaient qu’il avait affronté plus d’une nuit orageuse, et plus d’un jour semblable à ces nuits. Il paraissait occupé à se retracer sa perte avec ce sentiment de douleur amère qui appartient aux caractères sombres et violens, et qui se tourne presque en haine contre le monde et ceux qui y restent depuis que l’objet de leur affection en a été retiré. Le vieillard avait fait les efforts les plus désespérés pour sauver son fils, et il avait fallu une force supérieure pour l’empêcher de les renouveler à un moment où, sans aucune possibilité de l’arracher à la mort, il aurait seulement péri avec lui. Tous ces souvenirs fermentaient sans doute dans son esprit ; son regard se portait du côté du cercueil, mais d’une manière détournée et comme sur un objet qu’il n’avait pas le courage de fixer et dont il ne pouvait pourtant détacher sa vue. Ses réponses aux questions indispensables qu’on lui faisait de temps à autre étaient brèves, dures et presque farouches. Sa famille n’avait pas encore osé lui adresser un mot de consolation ou de pitié.

Sa femme, malgré son caractère masculin et impérieux, et quoique gouvernant despotiquement la famille dans les occasions ordinaires, comme elle s’en vantait à bon droit, atterrée par cette grande perte et réduite au silence et à la soumission, était forcée de dérober aux regards de son mari les explosions de sa douleur maternelle. Comme il avait repoussé toute nourriture depuis que le malheur était arrivé, n’osant pas elle-même s’approcher de lui, elle avait le matin même de ce jour, par un artifice affectueux, employé le secours de leur plus jeune enfant, du favori de la famille, pour présenter à son mari quelques alimens. Son premier mouvement avait été de le repousser avec une violence de colère qui avait effrayé le petit garçon, le second de le saisir dans ses bras et de le dévorer de baisers. « Tu seras un brave garçon si tu m’es conservé, Patie. Mais jamais, non jamais, tu ne peux être ce qu’il était pour moi. Il conduisait la barque avec moi depuis l’âge de dix ans, et il n’y avait pas son pareil pour tirer un filet, d’ici à Buchan-Ness. On dit que l’homme doit se soumettre ; eh bien, j’essaierai. »

Et depuis il avait gardé le silence jusqu’à ce qu’il fût contraint de répondre aux questions nécessaires dont nous avons parlé. Tel était l’état désespéré du père.

Dans un autre coin de la chaumière, la mère était assise, le visage couvert d’un tablier qu’elle avait jeté par dessus ses mains qu’elle tordait avec angoisse, et l’agitation convulsive de son sein, qu’elle n’avait pu cacher en le couvrant, indiquait assez la nature de sa douleur. Deux de ses commères lui débitaient à voix basse ces lieux communs rebattus sur la résignation nécessaire dans un malheur sans remède, et semblaient chercher à étourdir la douleur qu’elles ne pouvaient consoler.

Le chagrin des enfans était mêlé de l’étonnement que leur causaient les préparatifs qu’ils voyaient faire autour d’eux, et surtout de l’abondance extraordinaire de pain de froment et de vin, que le plus pauvre paysan ou pêcheur offre à ses hôtes dans ces tristes occasions ; de sorte que leurs regrets de la mort de leur frère se confondaient avec l’admiration qu’excitait la splendeur de ses funérailles.

Mais la figure de la grand’mère était la plus remarquable de ce groupe affligé. Assise sur son siège accoutumé avec son air habituel d’apathie et d’indifférence pour tout ce qui l’entourait, elle semblait de temps à autre, et comme machinalement, reprendre le mouvement de tourner son fuseau, puis chercher à son sein sa quenouille, quoique l’un et l’autre eussent été mis de côté. Elle jetait ensuite les yeux autour d’elle, comme surprise de ne plus trouver cet instrument de son industrie, et paraissait frappée de la couleur noire de la robe dont on l’avait habillée, et embarrassée du nombre de personnes qui l’entouraient. Puis enfin elle levait la tête, et avec un regard sinistre jetait les yeux sur ce lit qui contenait le cercueil de son petit-fils, comme si elle eût tout-à-coup et pour la première fois recouvré la raison pour comprendre son inexprimable malheur. Ces différens sentimens d’embarras, d’étonnement et de douleur, se succédèrent alternativement plus d’une fois sur ses traits où depuis long-temps semblait régner la torpeur. Mais elle ne prononça pas un mot, de même qu’elle n’avait pas versé une larme, et personne de la famille ne pouvait comprendre par aucun regard, par aucune expression de son visage, jusqu’à quel point elle sentait le mouvement extraordinaire qui se faisait autour d’elle. Ainsi, elle siégeait dans cette assemblée funèbre comme un anneau de la chaîne entre les parens désolés et le corps inanimé de celui dont ils déploraient la perte. C’était un être dans lequel les ombres de la mort obscurcissaient déjà rapidement le flambeau de la vie.

Lorsque Oldbuck entra dans cette maison de deuil, il fut reçu par une inclination de tête silencieuse et générale, et, suivant la coutume d’Écosse en de semblables occasions, on offrit à la ronde à tous les hôtes le pain, le vin et les liqueurs. Elspeth, lorsque ces rafraîchissemens furent présentés, surprit et fit tressaillir toute la compagnie, en arrêtant la personne qui les portait ; puis prenant un verre dans sa main, elle se leva, et avec le sourire de la démence sur ses traits ridés, elle prononça d’une voix creuse et tremblante : « Une bonne santé à vous tous, messieurs, et puissions-nous avoir souvent d’aussi joyeuses réunions que celle-ci ! »

Tout le monde frémit à ce sinistre toast, et reposa son verre sans y avoir porté les lèvres, avec ce degré d’horreur et d’effroi qui n’étonnera pas ceux qui savent à combien de superstitions est encore sujette la basse classe en Écosse dans ces sortes d’occasions. Mais quand la vieille femme eut goûté la liqueur, elle s’écria soudainement avec une espèce de cri : « Qu’est-ce que ceci ? n’est-ce pas du vin ? comment ! y aurait-il du vin dans la maison de mon fils ? Ah, oui », continua-t-elle avec un gémissement étouffé, j’en comprends la triste cause maintenant, » et, laissant tomber le verre de sa main, elle resta quelques momens debout à regarder fixement le lit sur lequel on avait déposé la bière de son petit-fils ; puis retombant graduellement sur sa chaise, elle se couvrit les yeux et le front de sa main livide et ridée.

En ce moment, le ministre entra dans la chaumière. M. Blattergowl, quoique terrible parleur, particulièrement au sujet des augmentations, localités, dîmes et ouvertures, dont il avait été question dans cette session de l’assemblée générale, où, malheureusement pour les auditeurs, il s’était trouvé agir une année comme modérateur, était néanmoins un bon chrétien devant Dieu et devant les hommes, dans toute l’étendue de l’expression écossaise. Aucun ecclésiastique n’était plus attentif à visiter les malades et les affligés, à moraliser la jeunesse, à instruire l’ignorance, et à détruire l’erreur. Aussi, nonobstant l’impatience que causaient à notre ami l’Antiquaire sa prolixité et ses préjugés personnels et ceux attachés à sa profession, et malgré un certain mépris habituel pour sa capacité, particulièrement en matière d’imagination et de goût, sur lesquels Blattergowl était ordinairement fort diffus, bien qu’il eût l’espérance de parvenir un jour à une chaire de rhétorique ou de belles-lettres ; malgré, dis-je, l’espèce de prévention que toutes ces circonstances excitaient contre lui, M. Oldbuck avait beaucoup d’estime et de respect pour ledit Blattergowl, quoique je sois forcé d’avouer qu’en dépit du sentiment des convenances et des sollicitations de ses femelles, il se laissait entraîner rarement à l’entendre prêcher. Mais il s’en excusait régulièrement tous les dimanches, jour où Blattergowl était invité à dîner à Monkbarns ; voulant par là témoigner ses égards à l’ecclésiastique d’une manière qu’il croyait devoir lui être pour le moins aussi agréable, et qui contrariait beaucoup moins les habitudes personnelles du vieux savant.

Terminant une digression qui ne peut servir qu’à faire un peu mieux connaître l’honnête ecclésiastique à nos lecteurs, nous dirons que sitôt que M. Blattergowl fut entré dans la chaumière et qu’il eut reçu les tristes et muettes salutations de la compagnie qui y était rassemblée, il s’approcha du malheureux père, et sembla chercher à lui glisser quelques mots de condoléance ou de consolation. Mais le vieillard était encore incapable de les recevoir. Il s’inclina pourtant brusquement, et secoua la main du ministre, comme pour reconnaître ses bonnes intentions, mais ne voulut ou ne put lui faire d’autre réponse.

Le ministre s’avança ensuite près de la mère, marchant sur le plancher d’un pas lent, craintif et silencieux, comme s’il eût appréhendé que la terre, semblable à une glace peu solide, ne vînt à se briser sous ses pieds, et que le premier écho de son pas ne vînt à détruire quelque charme magique et à plonger la hutte et ses habitans dans un abîme souterrain. On ne peut juger de ce qu’il dit à la pauvre femme que d’après ses réponses qui, étouffées par les sanglots qu’elle ne pouvait retenir et par le tablier qui lui couvrait la tête, se faisaient confusément entendre à chaque pause du discours du ministre : « Oui, monsieur, oui, vous êtes bien bon… vous êtes bien bon… sans doute, sans doute… notre devoir est de nous soumettre… mais, ô mon Dieu, mon pauvre Steenie… l’orgueil de mon cœur, il était si beau, si bon ; il faisait la joie et le soutien de sa famille, c’était notre consolation à tous, et il n’y avait personne qui n’eût plaisir à le voir !… mon enfant, mon enfant, mon enfant ! pourquoi est-ce toi qui es étendu là sans vie, et pourquoi, moi, suis-je restée pour te pleurer ? »

Il n’y avait pas à raisonner avec cette explosion de douleur et d’affection maternelles. Oldbuck eut plusieurs fois recours à sa tabatière pour cacher ses larmes, car en dépit de son caractère sévère et caustique, il n’était rien moins qu’insensible à des scènes de ce genre. Les femmes qui étaient présentes pleuraient, et les hommes tenaient leurs bonnets devant leurs figures et se parlaient à part et à voix basse. L’homme d’église voulut ensuite adresser ses pieuses consolations à la vieille grand’mère. Elle l’écouta d’abord ou parut l’écouter avec toute son apathie ordinaire et comme ne l’entendant pas ; mais en appuyant sur son sujet, il approcha si près de son oreille que le sens de ses paroles finit par lui devenir intelligible, quoique les personnes plus éloignées ne pussent les entendre ; alors sa figure prit cette expression sombre et prononcée qui la caractérisait pendant ses courts intervalles de raison. Elle redressa sa tête et son corps d’une manière qui annonçait l’impatience sinon le mépris que lui inspiraient ces conseils, et agita la main légèrement, mais avec un geste assez expressif pour indiquer à tous ceux qui en étaient témoins qu’elle repoussait avec un profond dédain les consolations spirituelles qui lui étaient offertes. Le ministre recula de quelques pas, comme se voyant rebuté, et élevant sa main au ciel, il la laissa doucement retomber d’une manière qui exprimait à la fois de l’étonnement, du chagrin et de la compassion pour l’état déplorable de son esprit. Le reste des assistans partagea ces sentimens, et il circula parmi eux un murmure qui indiquait à quel point l’endurcissement de son désespoir les pénétrait d’effroi et même d’horreur.

Dans cet instant l’assemblée funèbre fut complète par l’arrivée de deux ou trois personnes qu’on avait attendues de Fairport. Le vin et les liqueurs circulèrent de nouveau, et les complimens muets furent encore une fois échangés. La vieille grand’mère, pour la seconde fois, prit un verre dans sa main, en but le contenu, et s’écria avec une espèce de rire : « Ha, ha ! j’ai goûté du vin deux fois dans un jour… Depuis quand cela m’était-il arrivé, messieurs ?… pas depuis… » Ici s’évanouit la vivacité passagère qui avait ranimé ses traits, et, reposant le verre, elle retomba sur le siège d’où elle s’était levée pour le saisir.

Lorsque l’étonnement général se fut dissipé, M. Oldbuck, dont le cœur saignait à ce spectacle qu’il considérait comme les divagations d’un esprit affaibli luttant contre l’engourdissement glacé de la vieillesse et de la douleur, fit observer à l’ecclésiastique qu’il était temps de commencer la cérémonie. Le père était incapable de donner aucun ordre ; mais le plus proche parent de la famille fit un signe au charpentier, qui dans des cas semblables remplit le devoir de fossoyeur, de se mettre à l’ouvrage. Le craquement des clous à vis annonça que le couvercle de cette dernière demeure de l’homme allait être refermé pour toujours sur celui qui l’occupait. Cet acte qui nous sépare à jamais même des dernières dépouilles de la personne que nous pleurons, a généralement son effet sur les cœurs les plus indifférens, les plus égoïstes et les plus durs. Par un esprit de contradiction qu’on nous pardonnera de regarder comme un étroit préjugé, les Pères de l’église écossaise rejetaient même dans un moment aussi solennel toute espèce de prière à la Divinité, de peur qu’on ne les accusât d’approuver les rituels de Rome et de l’anglicanisme. Par l’effet d’un jugement plus libéral et plus sage, la plus grande partie des ecclésiastiques écossais ont maintenant adopté la coutume de saisir ce moment pour prononcer une prière et une exhortation propres à faire impression sur les vivans pendant qu’ils ont encore présens à leurs yeux les restes de celui qui si peu de temps auparavant était semblable à eux-mêmes, et qui est alors ce qu’ils doivent aussi devenir un jour. Mais cette coutume judicieuse et louable n’était pas encore adoptée au temps dont nous parlons, ou du moins M. Blattergowl ne s’y conforma pas, et la cérémonie commença sans aucun exercice de dévotion.

La bière, couverte d’un drap mortuaire et soutenue sur des barres par les plus proches parens, n’attendait plus que le père qui, selon la coutume, devait porter la tête ; mais il ne répondit qu’en agitant la main et en faisant un signe de refus. Dans une intention meilleure que leur jugement, les amis, qui regardaient cela comme un acte de devoir envers le vivant et de décence envers le mort, se disposaient à insister, lorsque Oldbuck s’interposa entre le père désolé et ses persécuteurs bien intentionnés, et leur déclara que ce serait lui qui, en qualité de propriétaire et maître du défunt, porterait la tête jusqu’au tombeau. Malgré tout ce que la circonstance avait de triste, le cœur des parens se gonfla de joie d’une distinction si marquée de la part du laird, et la vieille Alison Breck, qui était présente parmi d’autres femmes de pêcheurs, jura presque tout haut que Son Honneur Monkbarns ne manquerait jamais d’huîtres dans la saison (on savait dans le pays qu’il en était amateur), quand elle devrait aller elle-même les pêcher dans la mer par le plus gros vent. Tel est le caractère du bas peuple en Écosse, que M. Oldbuck, par cette marque de complaisance pour leurs coutumes et d’égards pour leurs personnes, obtint plus de popularité que par toutes les sommes qu’il avait l’habitude de distribuer tous les ans à la paroisse pour être employées eu charités publiques ou particulières.

La triste procession commença à marcher d’un pas lent, précédée par les bedeaux en pleureurs avec leurs bâtons, hommes très âgés, à l’aspect misérable, qui chancelaient comme s’ils étaient eux-mêmes sur le bord de cette fosse vers laquelle ils en escortaient un autre, et vêtus, suivant l’usage écossais, d’habits noirs râpés, et portant des espèces de bonnets de chasse ornés d’un vieux crêpe rougi. Monkbarns, s’il eût été consulté, aurait sûrement désapprouvé cette dépense superflue, mais par là il aurait probablement blessé ces pauvres gens encore plus qu’il ne les avait flattés par sa condescendance à conduire le deuil ; et, dans cette conviction, il s’abstint sagement de leur faire des remontrances dans une occasion où sa censure n’aurait pas produit plus d’effet que ses conseils. Il est de fait que les paysans écossais sont encore atteints de cette rage de cérémonies qui fut autrefois si remarquable chez les grands du royaume, que le parlement d’Écosse fit une loi somptuaire dans le but de la réprimer. J’ai connu plusieurs personnes de la plus basse classe qui se refusaient non seulement les douceurs, mais presque les premiers besoins de la vie, afin d’amasser une somme d’argent qui pût permettre aux parens qui leur survivraient de les enterrer comme des chrétiens, suivant leur expression ; et jamais les fidèles exécuteurs de leurs volontés, quoique eux-mêmes également dans la misère, ne purent se laisser persuader d’employer à l’usage et aux besoins des vivans un argent follement dépensé pour l’enterrement des morts.

Jusqu’au cimetière, qui était à environ un demi-mille de distance, la procession se fit avec la triste solennité ordinaire dans ces occasions. Le corps fut rendu à la terre qui l’avait nourri, et quand les fossoyeurs eurent comblé la tombe et l’eurent recouverte de gazon, M. Oldbuck, ôtant son chapeau, salua les assistans qui se tenaient autour dans un silence mélancolique, et par cet adieu congédia le cortège.

Le ministre offrit à notre Antiquaire de l’accompagner jusque chez lui ; mais M. Oldbuck avait été si frappé de la douleur du pêcheur et de sa femme, qu’ému par la compassion, et peut-être aussi par cette curiosité qui nous porte à rechercher les objets dont la vue doit exciter en nous des sensations pénibles, il préféra s’en retourner tout seul le long de la côte pour visiter encore une fois la chaumière en passant.


CHAPITRE XXXII.

LA VISITE ET LE SECRET.


Quel est ce crime secret, quelle est cette mystérieuse histoire qu’aucun artifice ne peut découvrir, aucun repentir expier ?… Ses muscles sont immobiles ; rien ne les trouble ; leur calme n’est pas forcé ; aucune rougeur soudaine n’a coloré ses joues ; ses lèvres n’ont pas tremblé.
Walpole La Mère mystérieuse.


Après que la bière eut été enlevée, les assistans, d’après leur rang ou la parente qui les unissait au mort, avaient graduellement défilé de la chaumière pour l’accompagner. Les plus jeunes garçons avaient aussi été conduits à la suite du cercueil de leur frère ; et contemplaient avec étonnement une cérémonie qu’ils pouvaient à peine comprendre. Les voisines se levèrent ensuite pour partir, et, par considération pour la situation des parens, emmenèrent avec elles les jeunes filles, afin de donner au malheureux couple la facilité d’épancher leurs cœurs mutuellement, et d’adoucir leur douleur en se la communiquant ; mais leur bienveillante intention resta sans effet. À peine la dernière d’entre elles avait obscurci de son ombre, en se retirant, le seuil de la porte, qu’elle avait doucement tirée après elle, que le père, s’assurant d’abord par un regard rapide qu’il n’y avait plus d’étrangers, se leva en sursaut, joignit ses mains en les tordant avec violence au dessus de sa tête, poussa ce cri de désespoir qu’il retenait depuis si long-temps, et avec toute l’impuissante impatience de la douleur, moitié se lançant, moitié se traînant vers le lit où le cercueil avait été déposé, se jeta dessus, et enfonçant sa tête sous les couvertures, donna un libre cours à tout l’excès de son désespoir. La malheureuse mère, terrifiée par la violence de l’affliction de son mari (affliction d’autant plus effrayante qu’elle agissait sur un homme dont les manières étaient rudes et la constitution robuste), étouffant ses sanglots et ses larmes, et le tirant par les pans de son habit, le supplia en vain de se lever, et de ne pas oublier que quoique un de ses enfans lui fût enlevé, il lui en restait encore d’autres, et qu’il avait aussi une femme à consoler et à soutenir. Cet appel fait trop tôt, et dans un moment où sa douleur n’était capable de rien écouter, ne fut pas même entendu ; il continua de rester couché, indiquant par des sanglots si amers et si violens que le lit et la cloison en étaient ébranlés, par ses poings fermés qui serraient fortement les couvertures, et par le mouvement brusque et convulsif de ses jambes, combien sont profondes et terribles les angoisses de la douleur paternelle.

« Ô quel jour est celui-ci ! quel jour est celui-ci ! » s’écria la pauvre mère, dont l’affliction féminine s’était déjà presque épuisée en larmes et en sanglots, et qui s’effaçait presque devant la terreur que lui causait l’état où elle voyait son mari. « Ô quel moment que celui-ci ! et personne pour venir au secours d’une pauvre femme abandonnée ! bonne mère ! si vous pouviez lui dire un mot, si seulement vous pouviez lui dire de prendre courage ! »

À son grand étonnement, et même à l’augmentation de son effroi, la mère de son mari entendit cet appel, et y répondit. Elle se leva, traversa la chambre sans appui et sans beaucoup d’apparence de faiblesse, et se tenant debout près du lit sur lequel son fils était étendu, elle lui dit : « Levez-vous, mon fils, et ne pleurez pas celui qui est à l’abri du péché, de la tentation et de la douleur. Il faut pleurer sur ceux qui restent dans cette vallée de misères et de ténèbres. Moi qui n’ai pleuré, qui ne puis plus pleurer sur personne, j’ai plus besoin que lui que vous pleuriez tous sur moi. »

La voix de sa mère, que depuis tant d’années il n’avait pas entendue prendre part aux devoirs actifs de la vie, et dont il n’avait reçu ni avis ni consolations, produisit son effet sur le fils. Il se leva, s’assit sur le bord du lit, et son air, son attitude, ses gestes, cessant d’offrir l’image d’un désespoir furieux, n’exprimèrent plus que l’abattement de la plus profonde douleur. La grand’mère alla reprendre son siège ordinaire, et la mère prit machinalement dans sa main une bible déchirée dans laquelle elle parut lire, quoique ses yeux fussent noyés de larmes.

Ils étaient tous trois dans cette position, lorsqu’un coup violent se fit entendre à la porte.

« Eh bon Dieu ! dit la pauvre mère, qui peut venir de la sorte en ce moment ? ceux-là sûrement ne connaissent pas notre malheur. »

Le coup ayant été répété, elle se leva et alla ouvrir la porte en disant d’un ton grondeur : « Qui vient ainsi troubler une maison de deuil ? »

Un homme d’une haute taille et vêtu de noir se présenta devant elle ; elle reconnut sur-le-champ lord Glenallan.

« N’y a-t-il pas, dit-il, dans cette chaumière, ou dans une des chaumières voisines, une vieille femme nommée Elspeth, et qui a long-temps demeuré à Craigburnsfoot de Glenallan.

— C’est ma belle-mère, milord, dit Marguerite ; mais elle ne peut voir personne en ce moment. Hélas ! nous venons d’être frappés d’un bien grand coup : nous avons eu une cruelle épreuve !

— Dieu me préserve, dit lord Glenallan, de venir troubler inconsidérément votre douleur ; mais mes jours sont comptés ; votre belle-mère est au dernier période de la vieillesse, et si je ne la vois pas aujourd’hui, nous pouvons ne plus nous rencontrer dans ce monde.

— Et que pouvez-vous voir, répondit la mère affligée, dans une pauvre femme cassée p^r l’âge et le chagrin ? Gentilhomme ou autrement, personne ne passera le seuil de ma porte le jour où il a été franchi par le corps de mon garçon. »

Tout en parlant- ainsi, et s’abandonnant à l’irritabilité de son caractère et de son état, qui commençait à se mêler à sa douleur, dont la première explosion était passée, elle tenait la porte entr’ouverte, et s’était placée dans l’ouverture, comme pour en rendre l’entrée impossible au visiteur. Mais la voix de son mari se fit entendre de l’intérieur : « Qui est là, Maggie ? Pourquoi les renvoyez-vous ? Laissez entrer. Qu’importe à présent qui entre dans la maison, ou qui en sorte ! je ne m’en soucie pas plus que du bout d’une vieille corde. »

La femme se rangea de côté d’après l’ordre de son mari, et laissa entrer lord Glenallan dans la chaumière. L’abattement qu’indiquaient sa taille voûtée et son visage amaigri offrait un frappant contraste avec les effets produits par la douleur sur la figure robuste et hâlée du pêcheur, et les traits masculins de son épouse. Il s’approcha de la vieille femme assise sur son siège ordinaire, et lui demanda aussi haut que la faiblesse de sa voix put le lui permettre : « Êtes-vous Elspeth de Craigburnsfoot de Glenallan ?

— Qui est-ce qui s’informe de la demeure souillée par cette méchante femme ? fut la réponse faite à cette question.

— Le malheureux comte de Glenallan.

— Le comte, le comte de Glenallan !

— Celui qui fut appelé William, comte lord Geraldin, et que la mort de sa mère a fait comte de Glenallan.

— Ouvrez le volet, dit la vieille femme, d’un ton ferme et précipité, à sa belle-fille, ouvrez promptement le volet, que je puisse voir si c’est bien le véritable lord Glenallan, le fils de ma maîtresse, celui que j’ai reçu dans mes bras à l’heure de sa naissance, celui qui a raison de me maudire de ne pas l’avoir étouffé avant que cette heure fût écoulée. »

La fenêtre, qui avait été fermée afin qu’un sombre crépuscule vint ajouter à la solennité de la cérémonie funèbre, fut ouverte par son ordre, et jeta une lumière vive et soudaine sur l’atmosphère vaporeuse et enfumée de la chaumière. Tombant à plomb sur la cheminée, les rayons en éclairaient, à la manière de Rembrandt, les traits du malheureux comte et ceux de la vieille sibylle qui, alors debout sur ses pieds, et lui tenant une main, fixait avec anxiété ses yeux d’un bleu clair sur tous ses traits, tandis que promenant lentement son doigt décharné, levé à peu de distance de la figure du comte, elle semblait en suivre tous les contours, et chercher à réconcilier ce qu’elle voyait avec ses souvenirs. En finissant son examen elle dit avec un profond soupir : « Le changement est terrible… terrible !… et à qui en est la faute ?… Mais cela est écrit dans un livre qui en fera foi ; cela est gravé sur des tablettes d’airain avec cette plume d’acier qui y inscrit tout ce qui appartient à la chair… Et que veut lord Geraldin, dit-elle après une pause, à une pauvre vieille créature comme moi, déjà morte en partie, et qui n’appartient plus au reste des vivans, qu’en ce qu’elle n’est pas encore couchée dans la terre ?

— C’est moi, répondit lord Glenallan, qui viens vous demander au nom du ciel pourquoi vous avez désiré avec tant d’instance de me voir, et pourquoi vous avez appuyé votre demande d’un gage auquel vous saviez bien que je n’oserais rien refuser. »

En parlant ainsi, il tira de sa bourse la bague qu’Édie Ochiltree lui avait remise au château de Glenallan. La vue de ce bijou produisit un effet étrange et instantané sur la vieille femme ; le tremblement de la crainte vint se joindre en elle à celui de la vieillesse, et elle commença à chercher dans ses poches avec l’agitation empressée et tremblante de quelqu’un qui a peur d’avoir perdu un objet d’une grande importance ; puis, comme si elle se fût convaincue de la réalité de ses craintes, elle se tourna vers le comte, et lui demanda : « Comment est-elle tombée entre vos mains ? comment cela se fait-il ? je croyais l’avoir bien mise en sûreté… Que dira la comtesse ?

— Vous savez, dit le comte, du moins vous avez appris que ma mère est morte ?

— Morte ! ne me trompez-vous pas ? A-t-elle abandonné enfin ses terres, ses seigneuries, ses titres ?

— Tout, tout, dit le comte, comme les mortels doivent quitter toutes les vanités humaines.

— Je me rappelle maintenant l’avoir déjà entendu dire ; mais depuis il y a eu tant de douleur dans notre maison, et ma mémoire est si affaiblie… Mais êtes-vous bien sûr que la comtesse votre mère ne soit plus ? »

Le comte l’assura de nouveau que son ancienne maîtresse n’existait plus.

« Alors, dit Elspeth, je soulagerai mon esprit de ce fardeau ! Quand elle vivait, qui aurait osé dire un mot de ce qu’elle voulait tenir secret ?? mais elle n’est plus, et j’avouerai tout. »

Puis, se retournant du côté de son fils et de sa belle-fille, elle leur commanda impérativement de sortir, et de laisser le lord Geraldin (comme elle l’appelait encore) seul avec elle ; mais Maggie Mucklebackit, la première effusion de la douleur étant passée, n’était nullement disposée à l’obéissance passive dans sa maison envers sa belle-mère, autorité que les personnes de sa classe supportent en général très impatiemment, et qu’elle fut d’autant plus étonnée de voir renaître, que depuis long-temps elle semblait être abandonnée et oubliée.

« Il serait singulier, dit-elle en murmurant d’un ton grondeur (car le rang de lord Glenallan avait quelque chose d’imposant), il serait singulier de commander à une mère de quitter sa propre maison au moment où le corps de son fils aîné vient d’en être enlevé, et lorsque ses yeux sont encore pleins de larmes. »

Le pêcheur, d’un ton dur et sombre, ajouta quelque chose dans le même sens. « Ce n’est pas le jour de raconter vos vieilles histoires, ma mère. Milord, puisque c’est un lord, peut revenir quelque autre jour, où il peut dire ce qu’il a à dire devant nous s’il veut, personne ne s’inquiétera de l’écouter, non plus que vous, ma mère. D’ailleurs, lord ou paysan, gentilhomme ou fermier, je ne quitterai ma maison pour le plaisir de personne le jour même où mon pauvre… »

Ici sa voix s’étouffa et il ne put achever ; mais comme il s’était levé quand lord Glenallan était entré, et que depuis il était resté debout, il se jeta alors brusquement sur un siège, de l’air sombre et résolu de quelqu’un qui est décidé à tenir parole.

Mais la vieille, à qui cette crise semblait rendre dans toute leur supériorité les facultés intellectuelles qu’elle avait autrefois possédées à un degré éminent, se leva, et s’avançant vers lui, lui dit d’une voix solennelle : « Mon fils, si vous voulez éviter d’entendre la honte de votre mère, si vous ne voulez pas être témoin volontaire de l’aveu de son crime, si vous souhaitez d’échapper à sa malédiction et d’en être béni, je vous somme par ce corps qui vous a porté et qui vous a nourri, de me laisser la liberté de parler avec lord Geraldin. Obéissez, afin que, lorsque vous couvrirez ma tête de terre… oh ! puisse le jour en arriver bientôt ! pourquoi le jour n’en est-il pas venu ?… vous vous rappeliez ce moment sans avoir à vous reprocher d’avoir désobéi au dernier commandement que votre mère vous donna sur la terre. »

Les termes de cet ordre solennel réveillèrent dans le cœur du pêcheur cette habitude d’obéissance aveugle dans laquelle sa mère l’avait élevé et à laquelle il s’était soumis tant qu’elle avait conservé la faculté de l’exiger. Un souvenir qui s’offrit alors à son esprit vint encore fortifier le nouveau sentiment qui le dominait. Il jeta les yeux sur le lit où le corps avait reposé, et murmura à voix basse… « Lui ne me désobéit jamais avec ou sans raison, pourquoi donc la contrarierais-je ? » Prenant alors le bras de sa femme malgré sa répugnance, il l’emmena hors de la chaumière, et ferma le loquet après eux.

Lorsque les malheureux parens se furent retirés, lord Glenallan, pour empêcher la vieille femme de retomber dans sa léthargie, la pressa de s’expliquer au sujet de la communication qu’elle voulait lui faire.

— Vous l’entendrez assez tôt, dit-elle, mon esprit s’est assez éclairci ; maintenant je ne crois pas qu’il puisse y avoir de crainte que j’oublie ce que j’ai à vous dire. Ma demeure à Craigburnsfoot est présente à mes yeux comme si je la voyais en réalité. Je vois la prairie dont la lisière s’étendait jusqu’au rocher qui touchait la mer, les deux petites barques avec leurs voiles pliées reposant à l’ancre dans la baie naturelle qu’elle formait, le rocher escarpé qui seul la séparait du parc de Glenallan, et qui se penchait sur le ruisseau… Ah, oui ! je puis oublier que j’eus un mari, et que je le perdis… qu’il ne me reste plus qu’un seul de quatre beaux garçons que nous eûmes… que des malheurs accumulés ont englouti nos biens mal acquis… que le corps du fils aîné de mon fils vient d’être enlevé ce matin de cette maison ; mais jamais, oh ! jamais je ne puis oublier les jours que j’ai passés à Craigburnsfoot.

— Vous étiez la favorite de ma mère ? dit lord Glenallan, désirant la ramener au point d’où elle s’écartait.

— Oui, je l’étais… vous n’avez pas besoin de me le rappeler… elle m’éleva au dessus de mon état et me donna plus d’instruction que n’en ont mes pareilles. Mais comme le tentateur du monde, avec la connaissance du bien, elle me donna aussi celle du mal.

— Pour l’amour de Dieu, Elspeth ! dit le comte étonné, achevez, si vous le pouvez, d’expliquer les paroles mystérieuses et terribles qui vous échappent. Je sais trop que vous êtes la confidente d’un secret si affreux que le seul récit en ferait crouler le toit qui nous couvre… mais de grâce, parlez…

— Oui, dit-elle, je parlerai… mais ayez patience avec moi un moment encore ; » et elle sembla de nouveau se perdre dans ses souvenirs, mais cette absorption n’était plus mêlée d’idiotisme ou d’apathie. Elle allait s’expliquer sur un sujet qui depuis long-temps accablait son esprit, et qui sans aucun doute absorbait son âme tout entière dans les momens où elle paraissait morte pour tous ceux qui l’entouraient. Et j’ajouterai, comme un fait remarquable, que l’énergie de son esprit agit avec une telle puissance sur ses facultés physiques et sur son système nerveux, que malgré sa surdité ordinaire, chacune des paroles de lord Glenallan, quoique prononcées avec le ton concentré de l’horreur et du désespoir, parvint aussi distinctement à l’oreille d’Elspeth qu’elle aurait pu faire à toute autre époque de sa vie. Elle-même parla clairement et avec lenteur, comme si elle eût désiré que son récit fût parfaitement compris. Elle y mit en même temps de la concision et aucun terme de ce verbiage et de ces circonlocutions naturelles aux femmes de son état, bref, son langage annonçait une éducation plus élevée, ainsi qu’un esprit d’une fermeté et d’une énergie peu communes, et un de ces caractères dont on doit naturellement attendre de grandes vertus ou de grands crimes. Nous verrons dans le chapitre suivant quelle fut la nature de ces communications.


CHAPITRE XXXIII.

LA RÉVÉLATION.


Le remords ne nous quitte jamais. Semblable au limier altéré de sang, il poursuit nos pas rapides à travers le dédale effrayant où nous égarent les passions de la jeunesse, sans se faire entendre, peut-être, jusqu’à ce que la vieillesse les ait vaincues. Alors, quand le temps a glacé nos membres et nous a ravi tout espoir de le combattre ou de le fuir, nous entendons sa voix menaçante nous annoncer la vengeance, le désespoir et le châtiment qui nous attendent.
Vieille comédie.


« Je n’ai pas besoin de vous dire, commença la vieille femme en s’adressant au comte de Glenallan, que j’étais la favorite et la confidente de Joscelinde, comtesse de Glenallan (que Dieu veuille absoudre !), » ici elle fit un signe de croix, « et vous ne pouvez pas avoir oublié non plus que pendant bien des années j’eus part à son estime ; je la payais par l’attachement le plus sincère, mais je tombai en disgrâce par un léger acte de désobéissance qui fut rapporté à votre mère par une personne qui me regardait, et ce n’était pas à tort, comme un espion de ses actions et des vôtres.

— Femme, dit le comte d’une voix tremblante d’émotion, je te commande de ne pas la nommer en ma présence.

— Il le faut, reprit la pénitente d’une voix calme et ferme, autrement, comment pourrais-je me faire comprendre ? »

Le comte s’appuya sur une des chaises de bois de la chaumière, baissa son chapeau sur ses yeux, joignit les mains l’une contre l’autre, serra les dents comme quelqu’un qui recueille tout son courage pour subir une opération douloureuse, et lui fit signe de continuer.

« Je disais donc, reprit-elle, que je dus en partie ma disgrâce auprès de ma maîtresse à miss Éveline Neville, élevée alors dans le château comme la fille d’un cousin germain, d’un intime ami de votre père qui n’était plus. Il y avait beaucoup de mystère dans son histoire ; mais qui aurait osé en demander plus que la comtesse ne voulait qu’on en sût ? Tout le monde à Glenallan aimait miss Neville ; tous, deux personnes exceptées, votre mère et moi,… car nous la haïssions toutes deux.

— Grand Dieu ! et pour quelle raison, puisqu’une créature si douce, si bonne, si bien faite pour inspirer l’affection, n’appartint jamais à ce misérable monde ?

— Cela pouvait être, répondit Elspeth, mais votre mère haïssait tout ce qui tenait à la famille de votre père, excepté lui. Ses motifs pour cela provenaient d’une mésintelligence qui était survenue peu de temps après son mariage, et dont les détails sont inutiles ici. Mais combien elle haït davantage miss Neville quand elle s’aperçut de l’affection naissante qui se formait entre vous et cette malheureuse jeune lady ! Vous pouvez vous rappeler que l’aversion de la comtesse ne s’exprima d’abord que par de la froideur… au moins on n’en voyait pas davantage ; mais elle éclata plus tard avec une telle violence, que miss Neville finit par être obligée de se réfugier au château de Knockwinnock, près de l’épouse de sir Arthur, qui (Dieu la bénisse !) était encore vivante.

— Vous me déchirez le cœur en me retraçant ces détails ; mais continuez, et puissent mes tortures actuelles être acceptées en expiation de mon crime involontaire !

— Il y avait quelques mois qu’elle était absente, continua Elspeth, quand une nuit, que j’attendais dans ma chaumière le retour de mon mari qui était allé à la pêche, et que je répandais secrètement ces larmes amères qu’arrachait à mon orgueil le souvenir de ma disgrâce, la porte s’ouvrit tout-à-coup, et la comtesse votre mère entra dans ma demeure. Je crus voir un spectre, car, même au comble de ma faveur, c’était un honneur qu’elle ne m’avait jamais fait, et elle était aussi pâle, aussi effrayante que si elle fût sortie du sein du tombeau ; elle s’assit, et secoua l’eau qui coulait de son manteau et de sa chevelure, car la nuit était brumeuse, et elle avait traversé les plantations toutes chargées de rosée. Je n’entre dans ces détails qu’afin que vous jugiez à quel point j’ai cette nuit-là présente à ma mémoire, et ce n’est pas sans sujet. Je fus surprise de la voir, mais je n’osai pas plus parler la première que si j’eusse vu un fantôme ; non je ne l’osai pas, milord, moi qui ai vu sans trembler plus d’un spectacle d’horreur. Après un moment de silence, elle dit : « Elspeth Cheyne (car elle me donnait toujours mon nom de fille), n’êtes-vous pas la fille de ce Reginald Cheyne qui mourut pour sauver son maître, lord Glenallan, sur le champ de bataille de Sherif-Muir[226] ? » Et je répondis presque avec autant d’orgueil qu’elle-même : « Je la suis, aussi réellement que vous êtes la fille de ce comte de Glenallan, à qui mon père sauva la vie ce jour-là par sa mort. »

Ici Elspeth fit une longue pause.

« Et qu’arriva-t-il ensuite ? Continuez pour l’amour du ciel, bonne femme ; dois-je me servir de ce mot ? mais n’importe, fussiez-vous coupable, je vous ordonne de parler.

— Je me soucierais peu d’un ordre terrestre, répondit Elspeth, si cette voix qui me parle dans mon sommeil et dans mes veilles ne me forçait à raconter cette triste histoire. — Eh bien donc, milord, la comtesse me dit : « Mon fils aime Éveline Neville, ils sont d’accord, ils se sont donné leur foi ; s’ils ont un fils, je perds mes droits sur Glenallan, et je tombe alors du rang de comtesse à celui d’une misérable douairière à qui l’on fait une pension. Moi qui ai apporté à mon mari des terres, des vassaux, un sang illustre, une ancienne renommée, dois-je cesser d’être maîtresse quand mon fils aura un héritier mâle ? Je ne m’arrête point à cela : eût-il épousé toute autre qu’une de ces odieuses Neville, je l’aurais supporté avec patience ; mais eux ! que ce soient eux et leurs descendans qui jouissent des droits et des honneurs de mes ancêtres ! cette pensée entre dans mon cœur comme un poignard à deux tranchans. Et cette fille, je la déteste ! » Je lui répondis alors, car ses paroles avaient enflammé mon cœur, que ma haine était égale à la sienne.

— Misérable ! s’écria le comte en dépit de sa résolution de garder le silence, misérable femme ! quelle cause de haine pouvait t’avoir donnée un être si innocent et si doux ?

— Je haïssais ce que haïssait ma maîtresse, comme le faisaient les fidèles vassaux de la maison de Glenallan ; car, milord, quoique j’eusse contracté un mariage au dessous de moi, jamais un de vos ancêtres ne parut sur le champ de bataille sans qu’un des aïeux de la vieille, inutile et misérable créature qui vous parle en ce moment, portât son bouclier devant lui. Mais cela n’était pas tout, continua la vieille femme dont les passions terrestres et haineuses se rallumaient à mesure qu’elle s’échauffait dans son récit ; ce n’était pas tout, je haïssais miss Neville pour un motif personnel ; je l’avais amenée d’Angleterre, et pendant tout le voyage elle se moqua de mon habit écossais, et contrefit mon accent comme ses amies et ses camarades du sud le faisaient dans la pension où elles étaient élevées. » Quelque étrange que cela puisse paraître, elle parlait d’une offense qui lui avait été faite sans intention par une jeune pensionnaire étourdie, avec un degré de ressentiment qu’une insulte mortelle, après un si long intervalle de temps, n’aurait pas justifié ni même excité dans un esprit sage. « Oui, ajouta-t-elle, elle me méprisa et se railla de moi. Mais que ceux qui se raillent du tartan redoutent le dirk[227].

Elle s’arrêta et reprit : « Cependant je ne nie pas que ma haine fût outrée. Mais pour revenir à mon sujet, la comtesse ma maîtresse continua en me disant : « Elspeth, ce fils rebelle veut s’allier à ce perfide sang anglais. Si nous étions aux jours d’autrefois, je pourrais la jeter dans le Massymore[228] de Glenallan, et retenir mon fils captif dans le donjon de Strathbonnel. Mais ce temps est passé, et l’autorité que devraient exercer les nobles du pays est déléguée à de misérables chicaneurs et à leurs vils dépendans. Écoute, Elspeth Cheyne : comme tu es aussi réellement la fille de ton père que je la suis du mien, je trouverai moyen de les empêcher de se marier. Elle se promène souvent vers ce rocher suspendu sur votre demeure, afin de contempler la barque de son amant (vous vous rappelez, milord, combien vous vous plaisiez sur la mer) ; qu’il la trouve quarante pieds plus bas qu’il ne l’imagine. » Oui, vous pouvez frémir, sourciller, et joindre vos deux mains ; aussi vrai que je dois un jour paraître devant le seul être que j’aie jamais craint… hélas ! pourquoi ne l’ai-je pas craint davantage ?… telles furent les paroles de votre mère. À quoi me servirait de vous mentir. Je ne voulus pas consentir à souiller mes mains de sang. Alors elle dit : « D’après la religion de notre sainte Église, ils sont trop proches parens pour être unis ; mais je m’attends que tous deux deviendront hérétiques, comme ils sont déjà des rebelles et des réprouvés. » Alors, à l’instigation de l’esprit malin, qui se plaît surtout à agir sur des esprits comme le mien, dont la subtilité et l’orgueil étaient au delà de ma condition ; alors, dis-je, la fatalité voulut que j’ajoutasse : « Mais on pourrait trouver moyen de leur persuader qu’il existe entre eux un degré de parenté qui fait que toute loi chrétienne défend leur mariage. »

Ici le comte de Glenallan répéta ces derniers mots avec un cri si perçant que le toit de la chaumière en fut ébranlé. « Ah, Dieu ! Éveline Neville n’était donc pas la… la…

— La fille de votre père, voulez-vous dire ? continua Elspeth ; non. Que ce soit pour vous un tourment ou une consolation, apprenez la vérité : elle n’était pas plus fille de votre père, que je ne la suis.

— Femme, ne me trompe pas, ne me fais pas maudire la mémoire de cette mère que j’ai dernièrement déposée dans le tombeau, en me montrant qu’elle a participé au plus cruel, au plus infernal complot.

— Pensez-y bien, lord Geraldin : avant de maudire la mémoire d’une mère qui n’est plus, n’existe-t-il pas encore quelqu’un du sang de Glenallan dont les fautes ont amené cette catastrophe terrible ?

— Voulez-vous dire mon frère ? demanda le comte ; mais il est mort aussi.

— Non, répliqua la vieille, je veux dire vous-même, lord Geraldin ; n’aviez-vous pas manqué à la soumission d’un fils en épousant secrètement Éveline Neville pendant sa résidence à Knockwinnock ? Notre complot aurait bien pu vous séparer pendant quelque temps, mais les remords au moins n’auraient pas aigri votre douleur ; c’est votre propre conduite qui a empoisonné le trait que nous vous avons lancé, et qui vous perça avec d’autant plus de force, que vous vous précipitâtes à sa rencontre. Si votre mariage avait été un acte public et reconnu, nous n’aurions eu alors ni le pouvoir ni la volonté d’inventer un tel stratagème pour vous créer un obstacle que, dans votre situation, nous avions dû regarder comme insurmontable.

— Grand Dieu ! dit le malheureux lord, il me semble que le voile qui couvrait mes yeux vient de se déchirer. Oui, j’entends maintenant ces consolations obscures jetées en avant par ma malheureuse mère, et qui tendaient à contredire l’évidence ces horreurs dont par ses artifices elle avait réussi à me persuader que j’étais coupable.

— Elle ne pouvait parler plus clairement, répondit Elspeth, sans avouer sa propre faute, et elle aurait mieux aimé se laisser déchirer par des chevaux furieux que de révéler ce qu’elle avait fait ; et si elle vivait, j’en ferais autant pour l’amour d’elle. C’étaient des cœurs intrépides que ceux de la race de Glenallan, hommes et femmes ; et tels étaient tous ceux qui, au temps jadis, répétaient leur cri de ralliement de Clochnaben[229]. Ils étaient inébranlables ; nul homme n’aurait abandonné son chef, à tort ou à raison, pour l’amour de l’or ou pour un appât quelconque : les temps sont bien changés, à ce que j’entends dire aujourd’hui. »

Le malheureux comte était trop absorbé dans des réflexions capables de troubler sa raison, pour remarquer les expressions de cette fidélité farouche où, même au dernier période de sa vie, l’auteur infortuné de sa propre misère semblait constamment trouver une source de sombres consolations.

« Dieu puissant ! s’écria-t-il, je suis donc exempt du crime le plus horrible qui puisse souiller un homme, et dont le sentiment, tout involontaire que ce crime avait été, a détruit mon repos, ruiné ma santé, et m’a courbé vers la tombe avant le temps ! Grand Dieu ! ajouta-t-il avec ferveur en levant ses yeux vers le ciel, accepte mes humbles actions de grâces. Si j’ai vécu malheureux, du moins n’ai-je point été entaché de cet outrage contre la nature. Et toi, continue, si tu as encore quelque chose à dire ; continue, tandis qu’il te reste la force de parler, et à moi celle de t’entendre.

— Oui, répliqua la vieille, le temps qui nous reste, à vous pour entendre et à moi pour parler, s’écoule en effet rapidement : la mort a marqué votre front de son sceau, et je m’aperçois de jour en jour que son souffle glace de plus en plus mon cœur. Ne m’interrompez donc plus par des gémissemens et des exclamations, mais écoutez mon récit jusqu’au bout : puis, si vous êtes un vrai lord de Glenallan, et semblable à ceux dont on parlait de mon temps, ordonnez à vos gens de rassembler l’épine, la bruyère et le houx, d’en élever des monceaux aussi hauts que le toit de la maison, et brûlez, brûlez la vieille sorcière Elspeth, et tout ce qui peut vous rappeler qu’une telle créature rampa jamais sur la surface de la terre.

— Continuez, dit le comte, continuez, je ne vous interromprai plus. »

Il parla d’une voix à moitié étouffée et pourtant résolue, bien décidé à ce qu’aucune irritabilité de sa part ne le privât de l’occasion d’acquérir des preuves de l’histoire étrange qu’il entendait. Mais Elspeth était épuisée par une narration continue d’une telle longueur ; les parties subséquentes de son récit furent interrompues, et, quoique très intelligibles pour la plupart, n’avaient plus cette clarté et cette concision qui en avaient caractérisé le commencement d’une manière si étonnante. Après qu’elle eut vainement essayé à plusieurs reprises d’en reprendre la suite, lord Glenallan vit qu’il était nécessaire d’aider sa mémoire en lui demandant quelles preuves elle pouvait donner de la vérité d’un récit si différent de celui qu’elle avait fait dans l’origine.

« Les preuves, répliqua-t-elle, de la naissance réelle d’Éveline Neville étaient entre les mains de la comtesse avec les motifs qui les avaient fait tenir quelque temps secrètes : on les trouvera, si elle ne les a pas détruites, dans le tiroir à gauche de l’armoire d’ébène qui est dans son cabinet de toilette. Son intention avait été de les supprimer jusqu’à ce que vous fussiez reparti pour voyager ; alors elle comptait, avant son retour, renvoyer miss Neville dans son pays, ou disposer d’elle en la mariant.

— Mais ne m’avez-vous pas montré des lettres de mon père qui me parurent, à moins que mes sens n’eussent été égarés dans cet horrible moment, avouer le lien qui l’unissait à cette infortunée ?

— C’est vrai ; et avec mon témoignage, ni vous ni elle ne pûtes avoir de doute sur le fait ; mais nous supprimâmes la véritable explication de ces lettres, qui était que votre père avait jugé convenable que la jeune demoiselle passât pour sa fille pendant quelque temps, pour des raisons de famille qui existaient alors.

— Mais pourquoi, quand vous apprîtes notre union, persistâtes-vous dans cet horrible artifice ?

— Ce ne fut, répliqua-t-elle, qu’après la communication de cette histoire supposée que lady Glenallan soupçonna que vous étiez réellement mariés, et même alors vous ne l’avouâtes pas au point de la convaincre que la cérémonie eût eu véritablement lieu. Mais vous vous rappelez, ou vous ne pouvez pas ne point vous rappeler ce qui se passa dans cette terrible entrevue !

— Femme, vous jurâtes sur l’Évangile de la vérité des faits que vous désavouez maintenant.

— Je l’ai fait, et je me serais parjurée par un serment plus solennel s’il en eût existé un. Je n’aurais épargné ni le sang de mon corps, ni le salut de mon âme pour servir la maison de Glenallan.

— Misérable ! appelez-vous ce parjure horrible, suivi d’un résultat plus horrible encore, le regardez-vous comme un service envers la famille de vos bienfaiteurs ?

— J’ai servi celle qui était alors le chef de la maison de Glenallan, de la manière dont elle m’en a requis : elle est responsable à Dieu et à sa conscience des motifs qu’elle eut d’agir ainsi, comme je le suis aussi de la manière dont je lui obéis. Elle est allée rendre compte, et je ne tarderai pas à la suivre. Vous ai-je tout dit ?

— Non, répondit lord Glenallan, vous n’avez pas tout dit ; il vous reste à me parler de la mort de cet ange que votre parjure poussa au désespoir, se regardant comme souillée d’un crime si affreux. Dites la vérité : cet accident terrible (à peine put-il articuler ces mots) se passa-t-il comme on le rapporta, ou fut-il l’œuvre nouvelle d’une cruauté à peine plus atroce de la part des autres ?

— Je vous entends, dit Elspeth ; mais le rapport fut véritable. Il est trop vrai que notre faux témoignage en fut la cause, mais cette action fut le fruit de son désespoir. Le jour de cette communication terrible, quand vous vous élançâtes hors de chez la comtesse, et, ayant sellé votre cheval, disparûtes comme un éclair, la comtesse n’avait pas encore découvert votre mariage secret. Elle ignorait que cette union, qu’elle avait cherché à rompre en forgeant cette fatale histoire, fût réellement formée. Vous vous enfuîtes du château comme si le feu du ciel allait y tomber, et miss Neville, dont la raison était à moitié égarée, fut mise sous bonne garde ; mais la gardienne s’endormit et la prisonnière veillait ; la croisée était ouverte, l’occasion propice ; d’un côté le rocher, et de l’autre la mer… Oh ! quand ce souvenir me quittera-t-il ?

— Et c’est ainsi qu’elle mourut, dit le comte, comme on me l’a rapporté ?

— Non, milord. J’étais allée à la baie ; c’était l’heure de la marée, et, si vous vous le rappelez, elle venait mouiller le pied de ce roc. C’était un bien grand avantage pour l’état de mon mari… Mais où vais-je m’égarer ? Je vis du haut du rocher un objet blanc qui semblait une mouette à travers le brouillard ; bientôt le jaillissement des vagues me montra que c’était une créature humaine qui était tombée dans les ondes. J’étais forte, hardie, et habituée à la mer ; je m’élançai, je la saisis par sa robe, et la chargeai sur mes épaules : j’en aurais porté deux comme elle. Je la portai dans ma cabane, et la déposai sur mon lit. Des voisins vinrent apporter du secours ; mais les mots qu’elle prononçait dans son délire étaient tels, qu’il me fallut les renvoyer, et faire porter un message à Glenallan. La comtesse envoya Theresa, sa femme de chambre espagnole ; si jamais il y eut sur terre un démon sous les traits d’une femme, ce fut sous les siens. Elle et moi devions veiller auprès de l’infortunée, et n’en laisser approcher personne. Dieu sait quelle part Theresa y aurait prise ; mais le ciel se chargea de la conclusion. La pauvre dame ! elle sentit les douleurs de l’enfantement avant le terme, mit au monde un enfant mâle, et mourut dans les bras de sa mortelle ennemie. Oui, vous pouvez pleurer ; c’était une belle et malheureuse créature. Mais pensez-vous que, si je ne la pleurai pas alors, je puisse la pleurer aujourd’hui ? non, non. Je laissai Theresa auprès du corps et de l’enfant nouveau-né, et j’allai prendre les ordres de la comtesse sur ce que je devais faire : quoiqu’il fût bien tard, je l’éveillai, et elle me donna l’ordre d’appeler votre frère.

— Mon frère !

— Oui, milord, votre frère lui-même, dont quelques gens prétendaient qu’elle avait toujours désiré faire son héritier ; quoi qu’il en soit, il était le plus intéressé à la succession de Glenallan.

— Est-il donc possible que mon frère, poussé par l’avidité de s’emparer de mon héritage, se soit prêté à un stratagème si cruel et si bas ?

— Votre mère le crut, dit la vieille femme avec un sourire infernal. Ce ne fut pas moi qui imaginai cela ; mais je ne rapporterai pas ce qui se passa entre eux, car je n’en fus pas témoin. Ils eurent une longue conférence dans le cabinet à boiseries noires, et sans doute fort agitée ; car lorsque votre frère traversa la chambre où j’attendais, il me sembla, comme je l’ai souvent pensé depuis, que le feu de l’enfer brûlait sur ses joues et dans ses yeux. Elle entra dans l’appartement comme une femme en démence, et les premiers mots qu’elle dit, furent : « Elspeth Cheyne, as-tu jamais arraché un bouton de fleur nouvellement éclos ? — Souvent, » lui répondis-je sans la comprendre. « Alors, dit-elle, tu n’en sauras que mieux détruire le rejeton hérétique et bâtard dont la naissance vient de déshonorer, cette nuit, l’illustre maison de mon père. Tiens, dit-elle en me présentant une aiguille d’or, l’or seul doit répandre le sang d’un Glenallan… Cet enfant est déjà compté parmi les morts, puisque Theresa et toi connaissez seules son existence ; disposez-en d’une manière dont vous ne répondrez qu’à moi… » À ces mots, elle s’éloigna avec fureur, et me laissa cette aiguille dans la main. La voici : avec la bague de miss Neville, c’est tout ce qui m’est resté de tant de biens si mal acquis ; car les biens ne me manquèrent pas après cela ; et si j’ai si bien gardé le secret, ce n’est pourtant pas à cause de son or et de ses présens. »

Sa main sèche et décharnée tendit à lord Glenallan une aiguille d’or qu’il s’imagina voir dégouttante du sang de son enfant.

« Misérable ! eûtes-vous bien le cœur ?…

— Je ne sais si je l’aurais eu ou non… Je retournai dans ma chaumière sans sentir la terre que je foulais sous mes pieds ; mais Theresa et l’enfant n’y étaient plus, tout ce qui était vivant avait disparu, rien ne restait que le corps mort.

— Et n’avez-vous jamais appris le sort de mon enfant ?

— Je ne puis que le deviner. Je vous ai dit quelles étaient les intentions de votre mère. Theresa était un démon. On ne la revit jamais en Écosse, et j’ai appris qu’elle était retournée dans son pays. Un voile épais a couvert le passé, et le petit nombre de personnes qui en surent quelque chose, ne purent conjecturer que vaguement une séduction et un suicide. Vous-même…

— Je le sais,… je sais tout ce qui suivit, dit le comte.

— Vous savez en effet tout ce que j’avais à vous dire… Et maintenant, héritier de Glenallan, pouvez-vous me pardonner ?

— Demandez votre pardon à Dieu, et non aux hommes, dit le comte en s’éloignant.

— Et comment demanderai-je à un être parfait et sans tache ce qui m’est refusé par un pécheur comme moi ? Si j’ai péché, n’ai-je pas souffert ? Ai-je eu un seul jour de paix, une heure même de calme, depuis que ces longues tresses de cheveux mouillés d’eau salée reposèrent sur mon oreiller à Craigburnsfoot ?… Ma maison n’a-t-elle pas été brûlée avec mon enfant dans son berceau… ? Mes barques n ont-elles pas été submergées, tandis que toutes les autres résistaient aux vents… ? Ceux qui m’appartenaient et qui m’étaient chers n’ont-ils pas participé au châtiment de mon crime… ? Le feu, l’air et l’eau, ne se sont-ils pas réunis pour y contribuer… ? Oh ! ajouta-t-elle avec un gémissement prolongé, et levant d’abord les yeux au ciel, puis les abaissant sur le plancher ; oh ! pourquoi la terre ne s’y joint-elle pas aussi, pour celle à qui il tarde depuis si long-temps d’y être réunie[230] ! »

Lord Glenallan était arrivé à la porte de la chaumière ; mais la générosité de son caractère ne lui permit pas d’abandonner cette malheureuse femme à cet état de réprobation et de désespoir. « Puisse Dieu, misérable femme, dit-il, te pardonner aussi sincèrement que je le fais ! Tournez-vous du côté de celui qui seul peut faire grâce, et puissent vos prières être entendues, comme si c’étaient les miennes… Je vous enverrai un ecclésiastique.

— Non, pas de prêtre ! pas de prêtre ! » s’écria-t-elle, et la porte de la chaumière, s’ouvrant pendant qu’elle parlait, l’empêcha de continuer.


CHAPITRE XXXIV.

RENCONTRE DE DEUX ANCIENNES CONNAISSANCES.


Les nerfs roidis et glacés de cette main sans vie ont encore un rapport secret avec le cœur palpitant de son père, de même que le membre qu’on a tranché et enseveli dans la terre, conserve, nous dit-on, une mystérieuse communication avec le tronc mutilé auquel il appartint, et dont les muscles s’agitent encore dans son incomplète existence.
Vieille comédie.


L’Antiquaire, comme nous en avons informé le lecteur à la fin du trente-et-unième chapitre, s’était débarrassé de la compagnie du digne M. Blattergowl, quoique celui-ci lui eût offert de le régaler du meilleur discours qu’il eût jamais entendu faire dans la cour des dîmes[231] par l’avocat chargé de défendre les intérêts de l’Église dans l’affaire mémorable de la paroisse de Gatharem. Mais notre vieux gentilhomme, résistant à cette tentation, préféra prendre, tout seul, un sentier écarté qui le conduisit à la chaumière de Mucklebackit. Quand il arriva devant, il vit un homme occupé à travailler, et qui semblait réparer une barque fort endommagée, amenée sur la plage ; il s’approcha de lui, et fut surpris en voyant que c’était Mucklebackit lui-même. « Je suis bien aise, dit-il d’un ton d’intérêt, je suis bien aise, Saunders, que vous vous soyez senti capable de faire cet effort.

— Et que voulez-vous que je fasse, répondit brusquement le pêcheur, à moins que je ne veuille voir mourir de faim quatre enfans, parce que j’en ai un qui s’est noyé ? C’est bon pour vous autres gentilshommes de rester à la maison avec le mouchoir sur vos yeux quand vous perdez un parent ; mais il faut que des gens comme nous se remettent tout de suite au travail, quand les battemens de nos cœurs seraient aussi violens que les coups de ce marteau. »

Sans s’occuper davantage d’Oldbuck, il continua son travail, et l’Antiquaire, qui se plaisait à observer la nature sous l’influence des passions les plus propres à l’agiter, se tint auprès de lui, attentif et silencieux comme s’il eût suivi les progrès de son ouvrage. Il remarqua plus d’une fois sur les traits rudes de cet homme un mouvement causé par la force de l’habitude, comme s’il se fût préparé à accompagner le bruit de la scie et du marteau par l’air populaire qu’il avait coutume de chanter ou de siffler ; mais avant que le son s’en fût échappé on voyait, au mouvement de ses lèvres et de sa poitrine, que la cause qui l’empêchait de continuer venait tout-à-coup s’offrir à son esprit. À la fin, après avoir raccommodé une ouverture considérable, et sur le point d’en reboucher une autre, ses sensations parurent ne plus lui laisser la faculté de donner à son travail le degré d’attention qu’il demandait. Le morceau de bois qu’il devait clouer se trouva d’abord trop long ; ensuite il le scia trop court, et enfin en choisit un autre qui ne convenait pas mieux à cet usage. À la fin, le jetant avec colère et essuyant de sa main tremblante ses yeux troublés par les larmes : « Il y a une malédiction, dit-il, sur moi ou sur cette vieille chienne de barque, que j’ai halée et maniée sur terre et sur mer, et que j’ai réparée et reclouée pendant tant d’années pour qu’elle finit par noyer mon pauvre Steenie ! qu’elle aille à tous les diables. Il lança son marteau contre la barque, comme si elle eût été la cause volontaire de son malheur ; puis, revenant à lui, il ajouta : « Et pourquoi en voudrais-je à cette barque qui n’a ni âme ni raison ? Hélas ! je n’en ai guère plus moi-même ! Ce n’est qu’un assemblage de vieilles planches pourries clouées ensemble, et mû par le vent et la mer ; et moi je suis un pauvre diable battu par la tempête sur mer et sur terre, au point d’en être devenu presque aussi insensible qu’elle. Il faut qu’elle soit raccommodée cependant pour la marée du matin ; c’est une chose de nécessité. »

En parlant ainsi, il alla ramasser ses outils, et essayait de se remettre à l’ouvrage, quand Oldbuck, le prenant par le bras avec bonté, lui dit : « Allons, allons, Saunders, il ne faut pas que vous travailliez aujourd’hui ; j’enverrai le charpentier Shavengs pour qu’il raccommode la barque, et il mettra sur mon compte cette journée d’ouvrage ; vous feriez mieux aussi de ne pas sortir demain, et de rester à consoler votre famille, dans l’affliction où elle est. Mon jardinier vous apportera de Monkbarns des légumes et de la farine.

— Je vous remercie, Monkbarns, répondit le pauvre pêcheur. Je suis un homme franc et grossier, qui ne sait pas faire de belles phrases. J’aurais peut-être pu apprendre de ma mère, il y a longtemps, des manières plus polies, mais je n’ai jamais vu ce qu’elle avait gagné à en savoir plus que moi. Cependant, je vous remercie, vous dis-je. Je vous ai toujours trouvé bon et obligeant pour vos voisins, quoique l’on dise que vous êtes très regardant ; et à cette époque où l’on voulait soulever les pauvres gens contre les riches, j’ai souvent dit qu’aucun homme ne s’aviserait de toucher à un seul cheveu de Monkbarns, tant que Steenie et moi aurions la force de remuer un doigt ; et Steenie en disait autant. Allez, Monkbarns, quand vous le conduisîtes au tombeau, et mille grâces vous soient rendues pour l’honneur que vous nous avez fait, vous vîtes couvrir de terre le corps d’un honnête garçon qui vous aimait bien, quoiqu’il ne sût pas faire de grandes phrases non plus. »

Oldbuck, vaincu dans son orgueilleuse affectation de cynisme, ne se serait guère soucié qu’il se trouvât là quelqu’un pour lui citer ses maximes favorites de philosophie stoïque. De grosses larmes tombaient rapidement de ses yeux, tandis qu’il exhortait le père, qui s’était attendri de nouveau au souvenir des sentimens honnêtes et généreux de son fils, à ne pas s’abandonner à un inutile chagrin, et qu’il le conduisait par le bras vers son humble habitation où une nouvelle scène attendait notre Antiquaire.

La première personne qu’il aperçut en entrant fut lord Glenallan.

Leurs visages exprimèrent une surprise mutuelle lorsqu’ils se saluèrent l’un l’autre, Oldbuck avec une froide réserve, le comte avec quelque embarras.

« C’est milord Glenallan, je crois, dit Oldbuck.

— Lui-même, quoique bien changé depuis le temps où il a connu monsieur Oldbuck.

— Mon intention, dit l’Antiquaire, n’est pas de déranger Votre Seigneurie ; je venais voir seulement cette malheureuse famille.

— Et vous avez rencontré quelqu’un, monsieur, qui a plus de droits encore à votre compassion.

— Ma compassion ? lord Glenallan ne peut avoir besoin de ma compassion ; et si la chose était possible, je ne pense pas même qu’il la demandât.

— Nos relations précédentes,… dit le comte.

— Sont d’une date si ancienne, milord, eurent une si courte durée, et furent accompagnées de circonstances d’une nature si pénible, que nous pouvons, je crois, nous dispenser de les renouveler. »

En parlant ainsi, l’Antiquaire lui tourna le dos et sortit de la cabane, mais lord Glenallan le suivit ; et sans se laisser rebuter par un bonjour très bref, il lui demanda de lui accorder quelques momens de conversation et le secours de ses conseils sur une affaire très importante.

« Votre Seigneurie trouvera des gens plus capables que moi de vous conseiller, milord, et qui regarderont comme un honneur que vous les consultiez. Quant à moi, je suis un homme retiré des affaires et du monde, et je ne me soucie guère de ce qui peut retracer à ma mémoire les événemens passés de mon inutile vie. Et pardonnez-moi d’ajouter que c’est avec un sentiment de peine particulier que je reviens sur cette époque où j’agis comme un insensé, et Votre Seigneurie comme…. » Il s’arrêta tout court.

« Comme un scélérat, voudriez-vous dire ? car tel j’ai dû vous paraître.

— Milord, milord, je n’ai nul désir d’entendre votre confession, dit l’Antiquaire.

— Mais, monsieur, si je puis vous prouver que je suis plus victime que coupable, que j’ai été plus malheureux qu’aucun terme ne peut jamais l’exprimer, et qu’à ce moment encore un tombeau est le seul lieu de repos que je puisse envisager, vous ne refuserez plus la confidence que, regardant votre présence dans ce moment critique comme un avis du ciel, je persiste à vous supplier de recevoir.

— Assurément, milord ; d’après ces paroles je ne me refuserai plus à prolonger cette entrevue extraordinaire.

— Je dois donc vous retracer les circonstances dans lesquelles nous nous rencontrâmes, il y a plus de vingt ans, au château de Knockwinnock, et je n’ai pas besoin de vous rappeler une jeune dame qui était alors auprès de cette famille.

— L’infortunée miss Neville, milord ? je ne l’ai point oubliée. Elle vous inspirait des sentimens bien différens de ceux que j’avais toujours portés à son sexe. Sa douceur, sa docilité, le plaisir qu’elle prenait aux études que je lui indiquais, m’avaient attaché à elle plus qu’il ne convenait à mon âge, qui n’était pourtant pas alors très avancé, et à la gravité de mon caractère. Mais je n’ai pas besoin de rappeler à Votre Seigneurie de quelle manière vous vous amusâtes aux dépens du savant maladroit qui, habitué à l’étude et à la retraite, vint se couvrir de ridicule par l’embarras qu’il trouvait à exprimer des sentimens qui étaient si nouveaux pour lui. Je ne doute pas que la jeune demoiselle n’ait pris part à ces railleries : c’est ainsi que font toutes les femmes. Je me suis expliqué du premier abord sur ce qui concerne les vœux que je formais alors, et la manière dont ils furent rejetés, afin de convaincre Votre Seigneurie que toutes ces circonstances sont bien présentes à ma mémoire, et qu’elle puisse entreprendre son récit sans avoir égard, en ce qui me concerne, à aucun vain scrupule de délicatesse.

— Je le ferai, dit lord Glenallan ; mais permettez-moi de vous dire d’abord que vous commettez une injustice envers la mémoire de celle qui fut la plus douce, la plus aimable, comme la plus infortunée des femmes, en supposant qu’elle pût tourner en ridicule l’honorable attachement d’un homme tel que vous. Elle me blâma souvent, monsieur Oldbuck, des plaisanteries que je m’étais permises à vos dépens. Puis-je espérer maintenant que vous me pardonnerez la gaîté railleuse qui vous offensa justement alors ? L’état de mon esprit ne m’a jamais mis depuis dans la nécessité de demander excuse pour les écarts inconsidérés d’une folle gaîté.

— Milord, je vous pardonne de tout mon cœur, dit Oldbuck, et vous deviez savoir que j’ignorais alors, ainsi que tout le monde, que j’étais en rivalité avec Votre Seigneurie. Je croyais miss Neville dans cet état de dépendance auquel devaient lui paraître préférable une fortune suffisante et la main d’un honnête homme. Je voudrais qu’il me fût possible de croire que toutes les vues qui se dirigèrent sur elle furent aussi honorables que les miennes.

— Monsieur Oldbuck, vous jugez sévèrement.

— Et ce n’est pas sans cause, milord, quand, le seul des magistrats de ce pays qui fût sans liaison avec votre puissante famille ou qui n’eût pas la lâcheté de la craindre ; quand, dis-je, je fis quelque enquête sur la manière dont miss Neville était morte. Je vous blesse, milord, mais je dois être franc… J’avoue que j’eus toutes les raisons possibles de croire qu’on avait agi envers elle d’une manière indigne, qu’elle avait été abusée par un mariage feint, ou que les mesures les plus fortes avaient été prises pour étouffer et détruire les preuves d’une union qui aurait été réelle. Je ne puis non plus douter en aucune manière que cette cruauté de Votre Seigneurie, soit qu’elle fût l’effet de sa propre volonté, ou de l’influence de la dernière comtesse, n’ait poussé cette malheureuse jeune dame à l’acte de désespoir qui termina sa vie.

— Les conclusions que vous avez été induit à former ne sont pas justes, monsieur Oldbuck, quoiqu’elles semblent dériver naturellement des circonstances qui y donnèrent lieu. Croyez-moi, je ne vous estimai jamais tant qu’au moment où je redoutais le plus l’activité de vos recherches sur les malheurs de notre famille. Vous vous montrâtes plus digne que moi de miss Neville par le courage avec lequel vous persistâtes à justifier son honneur, même après sa mort. Vos efforts, tout bien intentionnés qu’ils étaient, ne pouvaient que mettre au jour une histoire trop horrible pour être connue, et cette conviction seule me porta à seconder ma malheureuse mère dans son projet de faire disparaître toutes les preuves du mariage légitime qui avait eu lieu entre Éveline et moi. Mais asseyons-nous sur ce banc, car je me sens hors d’état de rester debout plus long-temps, et ayez la bonté d’écouter la découverte extraordinaire que j’ai faite aujourd’hui. »

Ils s’assirent donc, et lord Glenallan raconta brièvement sa fatale histoire, son mariage secret, l’horrible imposture par laquelle sa mère avait voulu rendre impossible une union déjà formée. Il entra dans le détail des artifices de la comtesse, qui, ayant dans les mains tous les documens relatifs à la naissance de miss Neville, n’avait produit que ceux qui se rapportaient à une époque où, pour des raisons de famille, son père avait consenti à faire passer cette jeune personne pour sa fille naturelle, et démontra l’impossibilité où il était de découvrir la fraude que sa mère avait imaginée, et qu’elle avait fait appuyer des sermens solennels de ses deux femmes, Elspeth et Theresa.

« Je quittai le toit paternel, dit-il en terminant, comme un homme poursuivi par les furies de l’enfer. Je voyageai avec une rapidité frénétique sans avoir aucun but. Il ne m’est pas resté le moindre souvenir de ce que je fis et de l’endroit où j’allai, jusqu’au moment où je fus découvert par mon frère. Je ne vous importunerai pas du récit de ma maladie et de mon rétablissement ; je ne m’arrêterai pas non plus sur le moment où, me hasardant, bien long-temps après, de demander ce qu’était devenue l’infortunée qui avait partagé mon malheur, j’appris que son désespoir lui avait fait trouver un remède terrible à tous les maux de la vie. La première circonstance qui me força à réfléchir, fut le bruit qui me parvint de l’enquête que vous faisiez sur cette cruelle affaire, et vous ne pouvez plus vous étonner que, dans la croyance qu’on m’avait donnée, je me sois joint à ma mère et à mon frère dans les moyens qu’ils avaient pris pour arrêter vos recherches. Les renseignemens que je leur donnai sur les circonstances et les témoins de notre mariage secret les mirent à même de déjouer les efforts de votre zèle. L’ecclésiastique et les témoins, qui n’avaient agi dans cette affaire que pour se rendre agréables au puissant héritier de Glenallan, ne pouvaient manquer d’être accessibles à ses promesses et à ses menaces, et on leur fit un sort tel qu’ils n’eurent pas de difficulté à quitter ce pays pour un autre. Quant à moi, monsieur Oldbuck, continua l’infortuné lord, depuis ce moment je n’ai cessé de me considérer comme rayé du nombre des vivans, et n’ayant plus rien à faire avec ce monde. Ma mère employa tous les moyens possibles de me réconcilier avec la vie, même par des insinuations où je ne puis voir maintenant que l’intention de jeter des doutes dans mon esprit sur l’horrible histoire qu’elle-même avait forgée, moyens qui me paraissaient alors des inventions ingénieuses de la tendresse maternelle ; mais je m’interdirai tout reproche, elle n’est plus ; et, comme l’a dit sa misérable complice, elle ne savait pas que le dard était empoisonné, et à quel point il devait s’enfoncer dans mon cœur, quand elle le lança d’abord. Ah ! croyez-moi, monsieur Oldbuck, si durant ces vingt années un être digne de votre pitié s’est traîné sur la face de la terre, c’est moi qui suis ce malheureux. Mes alimens ne m’ont pas nourri, mon sommeil ne m’a pas délassé, mes prières mêmes ne m’offraient pas de consolation. Tout ce qui fortifie l’homme et lui est nécessaire s’est converti pour moi en poison. Les rares et courtes relations que j’étais forcé d’avoir avec les étrangers m’étaient insupportables. Il me semblait que j’apportais la souillure d’un crime contre nature et d’un genre inexprimable, au milieu d’êtres innocens et heureux. Dans d’autres momens, je me livrais à des pensées toutes différentes : j’aurais voulu me plonger dans les périls de la guerre, ou affronter les dangers qu’offrent les voyages dans des climats barbares et lointains, m’enfoncer dans les intrigues de la politique, ou m’ensevelir dans l’austère retraite des monastères de notre religion. Tous ces projets ont alternativement occupé mon imagination, mais chacun eût demandé pour l’exécuter une énergie dont mon âme n’était plus capable, après le coup accablant qui l’avait flétrie. Je végétai comme je pus dans le même lieu, tandis que l’imagination, la sensibilité, le jugement et la santé déclinaient graduellement en moi, de même que dégénère un arbre dont l’écorce a été détruite ; ses fruits tombent d’abord, puis ses rameaux, jusqu’à ce qu’enfin il devienne en tout semblable au tronc déchu et expirant qui est maintenant devant vous. M’accordez-vous maintenant pitié et pardon ?

— Milord, répondit l’Antiquaire fort affecté, ce n’est pas à vous de demander ma pitié, mon pardon, car votre triste histoire explique non seulement tout ce qui m’avait paru dans le temps mystérieux et suspect, mais c’est un récit capable d’arracher à vos plus cruels ennemis, et jamais je ne fus de ce nombre, des larmes de compassion. Permettez-moi cependant de vous demander ce que vous comptez faire, et pourquoi vous m’avez honoré, moi, dont l’opinion a si peu d’importance, de votre confiance dans cette occasion.

— Monsieur Oldbuck, répondit le comte, comme je n’aurais jamais pu prévoir la nature de l’aveu qui m’a été fait aujourd’hui, je n’ai pas besoin de vous dire que je n’avais pas formé le projet de vous consulter, vous ou tout autre, sur des événemens que je ne pouvais pas même soupçonner ; mais je suis sans amis, sans habitude des affaires, et, par ma longue retraite, également ignorant des lois du pays et des usages de la génération actuelle ; me trouvant donc inopinément plongé dans les affaires que je connais le moins, je saisis, comme un homme qui se noie, le premier appui que je rencontre. C’est vous qui êtes cet appui, monsieur Oldbuck ; je vous ai toujours entendu citer comme un homme plein de sagacité et de prudence, je vous ai connu moi-même un esprit ferme et indépendant, et il y a une circonstance qui doit en quelque sorte nous rapprocher, c’est d’avoir tous deux rendu le même hommage aux vertus de l’infortunée Éveline. C’est vous que j’ai rencontré au moment du besoin, vous qui connaissiez déjà mes malheurs ; c’est donc à vous que je demande consolations, conseils et secours.

— Vous ne les demanderez pas en vain, milord, dit Oldbuck, autant du moins que mes faibles moyens pourront s’étendre, et je me tiens honoré de la préférence, qu’elle ait été déterminée par le choix ou par le hasard. Mais c’est une affaire qui exige une mûre réflexion. Puis-je vous demander quel est en ce moment votre objet principal ?

— De m’assurer du sort de mon enfant, dit le comte, quelles qu’en soient les conséquences, et de rendre justice à l’honneur d’Éveline, que je n’ai laissé soupçonner que pour éviter qu’il ne fût entaché d’une souillure plus horrible à laquelle on m’avait fait croire.

— Et la mémoire de votre mère ?

— En supportera le poids, dit le comte avec un soupir ; ne vaudrait-il pas mieux encore qu’elle fût convaincue d’une imposture, si cela était nécessaire, que de laisser une accusation bien plus criminelle peser sur la tête d’êtres innocens ?

— Alors, notre première démarche doit être, milord, de donner à la déclaration de la vieille Elspeth une forme régulière et authentique.

— Je crains, dit lord Glenallan, que ceci ne soit en ce moment impossible. Elle est elle-même épuisée et d’ailleurs entourée de toute sa famille. Demain peut-être, quand elle sera seule… Et encore je doute, d’après les notions imparfaites qu’elle a du bien et du mal, de pouvoir la décider à parler devant tout autre témoin que moi. Je suis moi-même excessivement fatigué.

— Alors, » dit l’Antiquaire que l’intérêt du moment élevait au dessus de ces considérations de dépense et de dérangement qui avaient d’ordinaire assez de poids sur lui, « je conseillerais, milord, à Votre Seigneurie, au lieu de retourner à Glenallan, aussi fatigué que vous l’êtes, ou de vous voir réduit à la pire alternative de vous mettre dans une mauvaise auberge à Fairport, pour éveiller l’attention de tous les curieux de la ville ; je vous proposerais, dis-je, de devenir mon hôte pour cette nuit à Monkbarns. Demain ces pauvres gens auront repris leurs occupations habituelles, car le chagrin chez eux ne donne pas de relâche au travail, et nous pourrons voir la vieille Elspeth seule, et prendre par écrit sa déclaration. »

Après quelques excuses polies pour le dérangement que pouvait lui causer sa visite, lord Glenallan consentit à accompagner l’Antiquaire, et se soumit patiemment pendant la route à entendre toute l’histoire de John de Girnell dont il n’était jamais arrivé à M. Oldbuck de faire grâce à personne de ceux qui avaient passé le seuil de sa porte.

L’arrivée d’un étranger d’une telle distinction, avec deux chevaux de main et un domestique, lequel portait des fontes de pistolets à l’arçon de sa selle et une couronne de comte placée dessus, excita une commotion générale dans la maison de Monkbarns. Jenny Rintherout, à peine revenue des attaques de nerfs qu’elle avait eues en apprenant le malheur du pauvre Steenie, chassait çà et là les dindons et la volaille, criant et s’égosillant plus fort qu’eux, et finit par en tuer la moitié de trop. Miss Griselda fit beaucoup de sages réflexions sur le coup de tête de son frère qui avait occasionné tant de ravages, en leur amenant soudain un lord papiste. Et elle se risqua à faire transmettre à M. Blattergowl quelques lumières sur le carnage extraordinaire qui avait eu lieu dans la basse-cour, ce qui amena l’honnête ecclésiastique pour s’informer de quelle manière s’était passé le retour de Monkbarns et comment il s’était trouvé des funérailles ; et il arriva dans un moment où l’on était si près de sonner la cloche pour le dîner, que l’Antiquaire ne put faire autrement que de l’inviter à rester et à bénir le repas. Miss Mac Intyre n’était pas de son côté sans quelque curiosité de voir ce puissant comte dont tout le monde avait entendu parler, de même que les sujets d’un calife d’Orient entendent parler de leur maître, et elle éprouvait un degré de timidité à l’idée de se rencontrer avec un personnage des manières insociables et des habitudes austères duquel on racontait tant d’histoires que sa crainte égalait au moins sa curiosité. La vieille femme de charge n’était pas moins ahurie et troublée par les ordres nombreux et contradictoires de sa maîtresse relativement aux conserves, pâtisseries et fruits, à la manière de dresser et de servir le dîner, à la nécessité d’éviter que la sauce blanche tournât à l’huile, et au danger de laisser Junon qui, bien que formellement bannie du parloir, maraudait aux avant-postes et pouvait entrer dans sa cuisine.

Le seul habitant de Monkbarns qui restât entièrement indifférent dans cette grande occasion, était Hector Mac Intyre, qui ne se souciait pas plus d’un comte que d’un bourgeois, et qui ne prenait d’intérêt à cette visite inattendue qu’autant qu’elle pouvait le soustraire au mécontentement que son oncle aurait pu éprouver de ce qu’il ne l’avait pas accompagné aux funérailles, et surtout à ses réflexions satiriques au sujet de son combat singulier, héroïque mais malheureux, avec le phoque ou veau marin.

Oldbuck présenta ces divers membres de sa famille au comte de Glenallan, qui supporta avec une patiente politesse les pesans discours de l’honnête ecclésiastique et les excuses prolongées de miss Griselda Oldbuck, que son frère tenta en vain d’abréger. Avant le diner, le lord demanda la permission de se retirer un moment dans sa chambre. Oldbuck accompagna son hôte à la chambre verte qu’on avait préparée à la hâte pour le recevoir. Il la parcourut des yeux avec un air de tristesse, car elle réveillait dans son esprit des souvenirs pénibles.

« Je crois, fit-il observer enfin, je crois, monsieur Oldbuck, que je me suis déjà trouvé dans cet appartement.

— Oui, milord, répondit Oldbuck, à l’occasion d’une excursion qui fut faite de Knockwinnock ici ; et puisque nous en sommes sur un sujet si triste, vous vous rappellerez peut-être quelle fut la personne dont le goût choisit les vers de Chaucer qui servent de devise à cette tapisserie.

— Je le devine, reprit le comte, sans me le rappeler. Elle l’emportait sur moi par le goût et les connaissances qu’elle possédait en littérature, comme dans tous les avantages qu’elle réunissait d’ailleurs ; et c’est un des décrets les plus incompréhensibles de la Providence qu’une créature si parfaite pour les qualités de l’esprit et du corps ait été enlevée d’une manière si misérable, par suite de son fatal attachement pour un malheureux tel que moi. »

M. Oldbuck n’essaya pas de répondre à cette effusion de la douleur qui ne cessait d’accabler le cœur de son hôte, mais pressant la main de lord Glenallan dans une des siennes, et passant l’autre sur ses épais sourcils comme pour en écarter un nuage qui obscurcissait sa vue, il laissa le comte en liberté de disposer de lui avant le dîner.


CHAPITRE XXXV.

LE GRAND SEIGNEUR À MONKBARNS.


Chez vous la vie échauffe l’imagination et palpite dans chaque veine… c’est la liqueur pétillante servie à un convive joyeux et qui réjouit son cœur et exalte son esprit ; mais la mienne n’est plus que le triste résidu de la coupe, insipide et sans saveur, souillant seulement par sa lie le vase qui la contient.
Vieille comédie.


« Voyez un peu, monsieur Blattergowl, dit miss Griselda, quel homme est mon frère, pour un sage et un savant, de nous amener ce comte dans la maison sans en avoir dit un mot à personne !… le malheur arrivé à ces Mucklebackit fait que nous ne pouvons avoir de poisson… il était trop tard pour envoyer à Fairport chercher du bœuf, et le mouton est tout fraîchement tué ! Pour comble de bonheur, cette petite folle de Jenny Kintherout est tombée dans des attaques de nerfs, et n’a fait que rire et pleurer depuis deux jours ; de sorte qu’il faut que nous demandions à ce domestique étranger, qui est aussi grand et aussi grave que son maître lui-même, de se tenir au buffet pour servir. Je ne puis pas non plus aller dans la cuisine pour donner aucun ordre, car je le trouve toujours là allant et venant, et s’occupant de préparer quelque ragoût pour milord qui, à ce qu’il paraît, ne mange pas comme tout le monde non plus ; et puis, de quelle manière ferons-nous dîner ce domestique étranger ? En vérité, monsieur Blattergowl, je crois que la tête m’en tourne.

— Il est certain, miss Griselda, répliqua le ministre, que Monkbarns a agi sans réflexion… Il aurait dû choisir un jour pour cette invitation, comme on fait avec l’agrément du titulaire dans les transactions d’évaluation et de vente. Mais ce grand personnage ne pouvait tomber soudainement sur aucune maison de la paroisse qui fut mieux fournie de vivres… je dois en convenir, et l’odeur qui s’échappe de la cuisine flatte très agréablement mon odorat… Si vous avez quelques petites affaires de ménage, miss Griselda, ne me traitez pas en étranger ; je puis passer très bien mon temps avec la grande édition des Institutes d’Erskine. »

Atteignant alors cet intéressant in-folio (des commentaires de Coke l’Écossais sur Littleton), il l’ouvrit comme par instinct au dixième titre du livre second, et s’enfonça bientôt dans une discussion obscure sur les revenus temporels des bénéfices.

On servit enfin ce repas au sujet duquel miss Oldbuck avait exprimé tant d’inquiétudes, et le comte de Glenallan, depuis l’époque de son malheur, s’assit pour la première fois à une table étrangère, entouré d’étrangers. Il éprouvait la sensation d’un homme qui rêve ou dont la tête n’est pas encore remise des effets d’une potion enivrante. Soulagé comme il l’avait été le matin de l’image de ce crime qui effrayait depuis si long-temps son imagination, le poids de ses chagrins lui paraissait plus léger et plus supportable, mais il était encore hors d’état de se mêler à la conversation qu’on tenait autour de lui. Elle était, à la vérité, d’un genre bien différent de celle à laquelle il avait été habitué. La brusquerie d’Oldbuck, les fatigantes apologies de sa sœur, le lourd pédantisme de l’ecclésiastique, et la vivacité du jeune militaire qui sentait plus les manières du camp que celles de la cour : tout cela était nouveau pour un noble lord qui avait vécu depuis tant d’années dans la retraite la plus triste et la plus profonde, et auquel les usages du monde semblaient aussi étranges qu’importuns. Miss Mac Intyre seule, par sa politesse et sa simplicité naturelles, lui paraissait appartenir à cette classe de la société à laquelle il avait été accoutumé dans des jours plus heureux et déjà bien éloignés.

La manière d’être de lord Glenallan ne surprit pas moins la compagnie. Quoiqu’on eût servi un dîner simple mais excellent (car, comme le disait M. Blattergowl, il était impossible de trouver jamais le garde-manger de miss Griselda au dépourvu), et quoique l’Antiquaire vantât son meilleur porto et le comparât au falerne d’Horace, lord Glenallan se montra inaccessible aux séductions de l’un et de l’autre. Son domestique plaça devant lui un petit plat composé de différens légumes, le même dont la cuisson avait tant alarmé miss Griselda, et qui avait été préparé avec le soin et la propreté la plus scrupuleuse. Il mangea très médiocrement de ce mets, et un verre d’eau pure fraîchement tirée de la fontaine compléta ce repas frugal. Tel avait été le régime de Sa Seigneurie, dit son domestique, depuis bien des années, excepté les jours de grande fête de l’Église où on recevait au château de Glenallan les gens de la première distinction. Dans ces occasions il se relâchait un peu de son austérité habituelle et se permettait un ou deux verres de vin.

Notre Antiquaire était, comme nous l’avons dit, un gentleman pour les sentimens, mais brusque et peu mesuré dans ses expressions, à cause de l’habitude qu’il avait de vivre avec des êtres qui ne lui inspiraient aucune contrainte. Il attaqua donc sans ménagement le noble lord sur la sévérité de son régime.

« Quelques légumes à moitié froids, et quelques pommes de terre avec un verre d’eau glacée pour les faire passer ! l’antiquité ne nous offre pas un exemple semblable, milord. Cette maison fut autrefois un hospitium, un lieu de refuge pour les chrétiens, mais le régime de Votre Seigneurie est celui d’un pythagoricien du paganisme, ou d’un bramine indien ; et vous seriez plus rigide qu’eux-mêmes, si vous refusiez de manger une de ces belles pommes.

— Vous savez que je suis catholique, dit lord Glenallan, espérant échapper à cette discussion, et vous n’ignorez pas que notre église…

— A pour principe de recommander plusieurs règles sévères de mortification, reprit l’imperturbable Antiquaire ; mais je n’ai jamais entendu dire qu’elle les mît si rigoureusement en pratique, témoin mon prédécesseur John de Girnell, le jovial abbé qui donna son nom à cette pomme, milord. »

Et tout en pelant le fruit malgré les « Fi donc, Monkbarns ! » de sa sœur, et une toux prolongée du ministre accompagnée de l’ébranlement de son énorme perruque, l’Antiquaire se mit à raconter l’intrigue qui avait donné lieu à la réputation des pommes de l’abbé, avec plus de détails et de gaîté qu’il n’était absolument nécessaire. Mais sa plaisanterie, comme on le comprendra facilement, manqua son coup, car cette anecdote de galanterie monastique ne put exciter le moindre sourire sur la figure du comte. Oldbuck reprit ensuite le sujet d’Ossian, Macpherson et Mac Cribb ; mais lord Glenallan était si peu au courant de la littérature moderne, qu’il n’avait jamais entendu parler d’aucun des trois. La conversation était donc en danger de languir ou de tomber entre les mains de M. Blattergowl qui venait de prononcer le mot redoutable de libre d’impôts, lorsqu’on vint à parler de la révolution française, événement que lord Glenallan regardait avec toute la prévention et l’horreur d’un catholique outré et d’un aristocrate zélé. Oldbuck était loin d’en réprouver à un tel excès les principes.

« Il y a eu beaucoup d’hommes dans la première assemblée constituante, dit-il, qui avaient des principes de whiggisme (opposition) très raisonnables, et dont l’avis était d’établir une constitution qui aurait accordé au peuple une sage liberté. Si maintenant une troupe d’insensés furieux s’est emparée du gouvernement, ce n’est qu’un événement commun dans toutes les révolutions où les mesures extrêmes sont adoptées dans la violence du moment, et où l’état ressemble à un pendule dérangé qui s’agite pendant quelque temps dans tous les sens jusqu’à ce qu’il ait pu reprendre son balancement ordinaire. On pourrait la comparer encore à un tourbillon orageux qui cause de grands ravages sur les régions qu’il traverse, et qui emporte pourtant les vapeurs malsaines et stagnantes qui y séjournaient, et répare, par la salubrité et l’abondance qui en sont la suite, les ravages et les désastres qui marquèrent son passage. »

Le comte secoua la tête ; mais, n’ayant le désir ni la force de soutenir la discussion, il laissa passer ce raisonnement sans le combattre.

Cette contestation donna lieu au jeune militaire de montrer qu’il avait déjà l’expérience de la guerre ; il parla des actions où il s’était trouvé, avec modestie, mais en même temps avec un enthousiasme de courage et de zèle qui enchanta le comte, élevé, comme tous ceux de sa maison, dans l’opinion que le métier des armes était le premier devoir de l’homme, et qui pensait que les tourner en ce moment contre les Français était une espèce de sainte croisade.

« Que ne donnerais-je pas, dit le comte à part à Oldbuck, lorsqu’ils se levèrent pour rejoindre les dames, que ne donnerais-je pas pour avoir un fils plein de feu et de courage comme ce jeune homme ! Ses manières ne sont pas encore formées ; il lui manque un peu de cet usage du monde que le contact de la bonne société lui aurait bientôt donné. Mais avec quel zèle et quelle ardeur il s’exprime ! comme il aime sa profession ! quelle chaleur il met à louer les autres ! et avec quelle modestie il parle de lui-même !

— Hector est très redevable à votre indulgence, » répondit l’oncle avec une satisfaction qui n’allait pourtant pas jusqu’à dissimuler le sentiment qu’il avait de sa supériorité intellectuelle sur le jeune militaire. « Je crois, sur ma foi, que personne n’a jamais dit la moitié tant de bien de lui, excepté peut-être le sergent de sa compagnie quand il veut enjôler quelque recrue écossaise ; c’est un brave garçon cependant, quoiqu’il ne soit pas tout-à-fait le héros que Votre Seigneurie voit en lui, et que la bonté de son caractère me semble plus digne de louanges que sa vivacité. Dans le fait, cette ardeur qui le caractérise est une espèce de véhémence qui appartient à sa constitution, qui l’accompagne dans toutes ses actions, et ne laisse pas d’être souvent à charge à ses amis. Je l’ai vu aujourd’hui se mesurer corps à corps avec un phoque ou un veau marin (nos gens, en prononçant ce nom dans leur dialecte, conservent la gutturale gothique) ; en bien, il y mettait autant d’ardeur que s’il eût combattu contre Dumourier. Ma foi, milord, le phoque a eu le dessus, comme le même Dumourier a pu dire qu’il l’avait eu sur certaines gens. Il vous parlera avec presque autant d’enthousiasme des qualités d’une chienne d’arrêt que d’un plan de campagne.

— Puisqu’il aime tant la chasse, dit le comte, je lui donnerai pleine liberté de se livrer sur mes terres à cet exercice.

— Vous allez vous l’attacher, milord, à la vie et à la mort ; lui permettre de décharger son fusil sur une pauvre bande de perdrix ou de coqs de bruyère, en voilà assez pour le lier à vous corps et âme. Je vais l’enchanter en lui apprenant cette nouvelle. Ah ! milord ! si vous aviez connu mon ami Lovel, mon phénix ; c’est là un modèle et le héros des jeunes gens du siècle, et il est plein de courage aussi. Je vous assure qu’il a donné une bonne leçon à mon pétulant neveu ad quid pro quo[232], il lui a montré un Roland pour un Olivier, suivant le dicton vulgaire qui fait allusion aux deux célèbres paladins de Charlemagne. »

Après le café, lord Glenallan demanda une entrevue particulière à l’Antiquaire, et fut introduit dans sa bibliothèque.

« Pardon, dit-il, si je vous arrache à votre aimable famille pour vous faire partager les perplexités d’un malheureux. Vous connaissez le monde dont je suis depuis si long-temps exilé, puisque le château de Glenallan était pour moi moins une demeure qu’une prison, dont pourtant je n’avais ni la résolution ni la force de m’échapper.

— Permettez-moi de demander d’abord à Votre Seigneurie quels sont ses désirs et ses projets dans cette affaire.

— Mon vœu le plus ardent, répondit lord Glenallan, est de publier mon union infortunée, et de réparer l’outrage fait à l’honneur de la malheureuse Éveline, si toutefois vous croyez qu’il y ait possibilité de le faire sans divulguer la conduite de ma mère.

Suum cuique tribuilo[233], dit l’Antiquaire ; que justice soit faite à chacun. La mémoire de cette jeune dame infortunée a trop longtemps souffert, et je crois qu’elle pourrait être justifiée sans charger celle de votre mère, autrement qu’en donnant à entendre dans le monde qu’elle s’était opposée à ce mariage avec acharnement. Vous m’excuserez, milord, mais tous ceux qui ont entendu parler de la comtesse de Glenallan apprendront cela sans beaucoup de surprise.

— Mais vous oubliez une circonstance terrible, dit le comte d’une voix agitée.

— Laquelle ? demanda l’Antiquaire.

— Le sort de l’enfant, sa disparition avec la femme de confiance de ma mère, et les affreuses conjectures qu’on doit former d’après la conversation que j’ai eue avec Elspeth.

— Si vous voulez que je vous donne franchement mon opinion, dit Oldbuck, et que vous ne la saisissiez pas avec trop d’avidité comme un motif d’espoir, je vous dirai que je crois fort possible que votre enfant existe ; car je suis parvenu à m’assurer par les enquêtes que je fis sur l’événement de cette terrible soirée, qu’une femme et un enfant avaient été emmenés cette nuit-là même de la chaumière de Craigburnsfoot, dans une voiture attelée de quatre chevaux, par votre frère Édouard Geraldin Neville, dont je suivis les traces pendant quelques postes sur la route d’Angleterre avec ses compagnons de voyage. Je crus dans le temps que l’un des projets de ce complot de famille était d’emmener un enfant que vous vouliez frapper d’illégitimité, hors d’un pays où le hasard aurait pu lui faire trouver des protecteurs et des preuves de ses droits. Mais mon avis est maintenant que votre frère ayant lieu de croire comme vous l’enfant souillé d’une honte plus indélébile, l’avait soustrait en partie par égard pour l’honneur de sa maison, et en partie à cause du risque qu’il aurait pu courir dans le voisinage de lady Glenallan. »

Pendant qu’il parlait, le comte était devenu extrêmement pâle ; il semblait près de tomber de son siège ; l’Antiquaire alarmé courait çà et là chercher des remèdes, mais son muséum, quoique rempli d’un assez grand nombre d’articles inutiles, ne contenait rien qui fût bon à quelque chose dans cette occasion, ou même dans d’autres. Tout en courant hors de la chambre pour aller demander les sels de sa sœur, il ne put s’empêcher de se laisser aller à son caractère et de s’échapper en murmures chagrins et en expressions d’étonnement sur les divers accidens qui avaient converti sa maison, d’abord en une sorte d’hôpital pour un duelliste blessé, et qui la faisaient servir maintenant d’asile à un pair mourant. « Cependant, se disait-il, je me suis toujours tenu éloigné des militaires et de la pairie. Il ne reste plus à mon cœnobitium que d’être transformé en un hospice d’accouchement, et ses métamorphoses seront complètes. »

Lorsqu’il revint avec le remède, lord Glenallan était beaucoup mieux. La clarté subite et inattendue qu’Oldbuck avait jetée sur la triste histoire de sa famille lui avait causé une émotion au dessus de ses forces. « Vous pensez donc, monsieur Oldbuck, car vous êtes capable de penser, et je ne le suis pas ; vous pensez donc qu’il est possible, c’est-à-dire qu’il n’est pas impossible que mon enfant soit vivant ?

— Je crois, dit l’Antiquaire, que sa vie n’a pu courir aucun danger entre les mains de votre frère : il était connu pour aimer la dissipation et les plaisirs, mais non comme un homme cruel ou capable d’une action déshonorante ; et s’il eût eu des intentions criminelles, il ne se serait pas mis en avant pour se charger de cet enfant comme je vais prouver à Votre Seigneurie qu’il le fit. »

En parlant ainsi, Oldbuck ouvrit un tiroir de l’antique armoire de son aïeul Aldobrand, et en tira un paquet de papiers attaché par un ruban noir, et qui portait pour étiquette : Interrogatoire fait par Jonathan Oldbuck, J. P.[234], le 18 février 17… Un peu au dessous était écrit en petits caractères : Eheu ! Évelina ! Les larmes coulaient en abondance des yeux du comte, tandis qu’il essayait de dénouer le nœud qui retenait ces papiers.

« Votre Seigneurie, dit Oldbuck, fera mieux de ne pas lire ces papiers à présent : fatigué comme vous l’êtes, et avec ce qui vous reste à faire, il ne faut pas épuiser vos forces. L’héritage de votre frère est, je présume, maintenant à vous, et il vous sera facile de faire des recherches parmi ses domestiques et les gens de sa maison, pour découvrir où est l’enfant, si par bonheur il vit encore.

— J’ose à peine l’espérer, répondit le comte avec un profond soupir. Pourquoi mon frère me l’aurait-il caché ?

— Comment, au contraire, milord, vouliez-vous qu’il vous apprît l’existence d’un être que vous supposiez être le fruit de… ?

— C’est très vrai ; voilà un motif palpable pour expliquer un silence que l’humanité même lui prescrivait ; car si quelque chose avait pu ajouter à l’horreur de ce rêve affreux qui a empoisonné mon existence, c’eût été certainement de savoir que cet enfant de misère existait.

— Alors, reprit l’Antiquaire, quoiqu’on ne puisse conclure sans présomption que parce qu’il ne fut pas détruit dans son enfance, il existe encore après un laps de plus de vingt années, cependant j’avoue que je vous conseillerais de commencer immédiatement vos recherches.

— Je vais m’en occuper, répondit lord Glenallan, saisissant avidement l’espoir qui lui était offert, et le premier qui l’eût ranimé depuis tant d’années. Je vais écrire à un fidèle intendant de mon neveu qui remplissait cette charge auprès de mon frère Neville. Mais, monsieur Oldbuck, vous vous trompez, je ne suis pas l’héritier de mon frère.

— Vraiment ! j’en suis fâché, milord. Il avait une belle propriété, et les ruines du vieux château de Neville seules, qui offrent les plus magnifiques débris d’architecture anglo-normande qui existent dans cette partie du pays, sont une possession digne d’envie. Je croyais que votre père n’avait pas d’autre fils, ni même de très proche parent.

— Cela est vrai, répliqua lord Glenallan ; mais mon frère avait adopté des vues en politique, ainsi qu’une forme de religion, étrangères à celles qui avaient toujours distingué notre maison. Nos caractères avaient toujours différé, et ma malheureuse mère ne trouva pas en lui la soumission qu’elle exigeait. Bref, il y eut une querelle de famille, et mon frère, qui avait la libre disposition de ses biens, profita de la liberté qu’il avait de se choisir un héritier hors de la maison. C’est une circonstance qui ne m’a jamais paru du moindre intérêt ; car si les biens de ce monde pouvaient consoler des peines de l’âme, j’en suis assez et trop pourvu. Cependant, je pourrais la regretter aujourd’hui s’il doit en résulter des obstacles dans nos recherches, ce que j’ai lieu de craindre ; car dans le cas où mon frère mourrait sans progéniture, moi ayant un fils, les possessions de mon père étaient substituées à cet enfant. Il n’est donc pas probable que cet héritier, quel qu’il soit, nous aide à faire une découverte qui peut lui être si préjudiciable.

— Il est probable aussi que l’intendant dont Votre Seigneurie parlait sera resté à son service.

— Vraisemblablement. D’ailleurs cet homme étant un protestant, à quel point serait-il sûr de s’y fier ?

— J’aurais cru, milord, répondit gravement Oldbuck, qu’un protestant pouvait se montrer aussi digne de confiance qu’un catholique. Je suis doublement intéressé à défendre la foi protestante, milord : un de mes ancêtres, Aldobrand Oldenbuck, imprima la célèbre Confession d’Augsbourg : je puis même vous en montrer l’édition originale que je possède ici.

— Je n’ai pas le moindre doute à ce sujet, monsieur Oldbuck ; reprit le comte. Croyez que ce n’est pas non plus un esprit de prévention et d’intolérance qui m’a fait parler ; mais il est présumable que l’intendant protestant favorise l’héritier protestant plutôt que l’héritier catholique : si toutefois mon fils a été élevé dans la foi de son père, ou si, devrais-je dire plutôt, il vit encore.

— Il faut réfléchir sérieusement à cela, dit Oldbuck, avant de rien risquer. Il y a un littérateur de mes amis à York, avec lequel je suis depuis long-temps en correspondance au sujet d’une corne saxonne qui est conservée dans la cathédrale. Il y a six ans que nous nous écrivons, et jusqu’à présent nous n’avons encore réussi qu’à déchiffrer la première ligne de l’inscription. Je vais écrire tout de suite à ce gentilhomme, le docteur Dryasdust, et lui demander des renseignemens exacts sur la réputation de l’héritier de votre frère, sur celui qui est chargé de ses affaires, enfin sur tout ce qui peut servir d’éclaircissemens à Votre Seigneurie. Pendant ce temps elle s’occupera à recueillir les preuves de son mariage, qui, j’espère, pourront être retrouvées.

— Sans aucun doute, répondit le comte ; les témoins que nous prîmes soin dans le temps de soustraire à vos recherches existent encore. Mon précepteur, qui solennisa le mariage, fut pourvu d’une cure en France ; il est revenu depuis peu, ayant émigré d’un pays où il a été victime de son zèle et de sa fidélité envers la légitimité et la religion.

— Voilà au moins un heureux résultat de la révolution française on ce qui vous touche, dit Oldbuck, vous devez en convenir, milord ; mais ne craignez rien, j’agirai avec autant de chaleur dans vos affaires que si j’étais de votre croyance en politique et en religion. Et croyez-moi, si vous voulez qu’une affaire majeure soit bien traitée, mettez-la entre les mains d’un antiquaire ; car, par la raison qu’il exerce continuellement son génie dans la recherche des petites choses, il est impossible qu’il ne réussisse pas dans les grandes. C’est l’habitude qui conduit à la perfection ; ainsi le corps qu’on exerce le plus souvent à la parade, est celui qui agira avec le plus de promptitude un jour de bataille. Je lirai volontiers à Votre Seigneurie quelque chose sur ce sujet pour lui faire passer le temps jusqu’au souper.

— Je vous supplie de ne pas déranger pour moi les habitudes de votre famille, dit lord Glenallan, mais je ne prends jamais rien après le coucher du soleil.

— Ni moi non plus, milord, quoiqu’on dise que cela ait été la coutume des anciens. Mais aussi je dîne bien autrement que Votre Seigneurie, et je suis par conséquent plus en état de me passer de tout cet étalage de mets dont mes femelles (je veux parler de ma sœur et de ma nièce, milord) font couvrir la table plutôt pour déployer leur savoir-faire et leurs talens en fait d’office, que pour la satisfaction réelle de nos besoins. Cependant un morceau grillé, une merluche fumée, quelques huîtres, ou une tranche des jambons que nous salons nous-mêmes, avec une rôtie et un pot de bière, ou quelque chose de ce genre, pour ne pas aller se coucher l’estomac vide, ne font pas partie de mon système d’abstinence, ni, j’espère, de celui de Votre Seigneurie.

— C’est littéralement que je ne soupe jamais, monsieur Oldbuck, mais j’assisterai à votre repas avec plaisir.

— Eh bien, milord, dit l’Antiquaire, je m’efforcerai du moins de régaler vos oreilles de quelque chose qui leur soit agréable, puisque je ne puis tenter en rien votre goût : ce que je vais lire à Votre Seigneurie est relatif aux vallées enfermées dans ces montagnes. »

Quoique lord Glenallan eût préféré revenir au sujet de ses anxiétés, il se trouva forcé de faire un signe poli de triste acquiescement.

L’Antiquaire prit donc un portefeuille rempli de feuilles détachées, et après avoir prévenu que les détails topographiques qu’il donnait étaient destinés à servir d’éclaircissemens à un petit essai sur l’art de former des camps à la manière des anciens, qui avait été accueilli avec indulgence dans plusieurs sociétés d’antiquaires, il commença comme il suit : « Le sujet, milord, est la montagne fortifiée de Quickens-bog, dont Votre Seigneurie connaît sans doute parfaitement la position. Elle se trouve au milieu des dépendances de votre ferme de Mantame, dans la baronnie de Clochnaben.

— Je crois en effet avoir entendu le nom de ces endroits, dit le comte en réponse à l’appel de l’Antiquaire.

— Entendu le nom ? comment, diable ! une ferme qui rapporte 600 livres sterling ! Seigneur ! »

Il ne fut pas possible à l’Antiquaire de retenir cette exclamation ; cependant ses sentimens d’hospitalité l’emportèrent sur sa surprise, et il commença à lire son essai à haute et intelligible voix, enchanté de s’être assuré d’un auditeur patient, et qu’il se livrait à la douce illusion d’intéresser.

Nous nous garderons bien de rapporter ici la lecture de M. Oldbuck, qui avait pour sujet une dissertation aussi longue que savante sur l’étymologie et les causes probables du nom d’une petite montagne fortifiée dont personne ne se soucie. Nous nous montrerons aussi plus généreux envers le lecteur que ne le fut notre Antiquaire qui, n’ayant pas souvent l’occasion de se faire écouter avec une attention patiente par un personnage aussi important que lord Glenallan, usa ou pour mieux dire abusa tant qu’il put de celle qui lui était offerte.


CHAPITRE XXXVI.

POLITESSE ET DÉPART.


La vieillesse chagrine s’accorde mal avec la folâtre jeunesse : l’une est pleine de soucis, l’autre tout entière aux plaisirs ; la jeunesse ressemble à une matinée d’été où la nature déploie toute sa richesse et sa fraîcheur, la vieillesse à un soir d’hiver où elle se montre sombre et dépouillée.
Shakspeare. Mélanges.


Le lendemain l’Antiquaire, qui était tant soit peu paresseux à sortir du lit le matin, fut appelé une grande heure plus tôt qu’à l’ordinaire par Caxon.

« Qu’y a-t-il donc ? » s’écria-t-il en bâillant et étendant la main vers une grosse montre d’or à répétition qui reposait mollement sur un mouchoir de soie des Indes auprès de son oreiller. « Qu’est-ce qu’il y a donc, Caxon ? Il ne peut être encore huit heures !

— Non, monsieur ; mais le domestique de milord est venu me trouver, car il s’imagine que je suis le valet de chambre de Votre Honneur, et je le suis en effet de Votre Honneur et du ministre, au moins vous n’en avez pas d’autre, que je sache ; et je donne un coup de main aussi à sir Arthur, mais c’est plutôt dans le genre de ma profession.

— C’est bon ! c’est bon ! en voilà assez ; heureux l’homme qui est à lui-même son valet de chambre ! Mais quel besoin de me déranger si matin ?

— Ah, monsieur ! c’est que le grand personnage est debout depuis la petite pointe du jour, et il a envoyé à la ville pour demander un exprès qui allât chercher sa voiture. L’exprès sera bientôt de retour, et il désirerait voir Votre Honneur avant de partir.

— Parbleu ! dit Oldbuck, ces grands personnages disposent de votre maison et de votre temps comme si c’était leur bien. Allons, patience, c’est une fois pour toutes. Eh bien ! Jenny a-t-elle retrouvé ses sens, Caxon ?

— Ma foi, monsieur, c’est tout juste ; elle était encore toute retournée en faisant le chocolat, et j’ai vu le moment où elle allait le verser dans le bol, et peut-être l’avaler elle-même pendant une de ses crises ! Mais elle en est venue à bout, pourtant, avec le secours de miss Mac Intyre.

— Ainsi toutes mes femelles sont sur pied et se trémoussent dans la maison, de sorte que si je veux que tout s’y passe bien, il faut renoncer à reposer plus long-temps ce matin. Donnez-moi ma robe de chambre, Caxon… Qu’est-ce qu’il y a de nouveau à Fairport ?

— Ah ! monsieur, il n’y a rien de nouveau, répondit le vieux perruquier, si ce n’est qu’on y parle, comme d’une grande nouvelle, de cette visite qu’est venu faire à Votre Honneur ce milord qui, dit-on, n’avait pas passé le seuil de sa porte depuis vingt ans.

— Ah, ah ! dit Monkbarns ; et qu’en dit-on, Caxon ?

— Vraiment, monsieur, il y a diverses opinions. Ces gens qu’on appelle les démocrates et qui sont contre le roi, la loi et la mode de la poudre et des perruques, ce qui montre que ce n’est que de la canaille, disent que milord n’est venu troubler Votre Honneur que pour lui proposer ses tenanciers et ses montagnards afin de dissoudre les assemblées des amis du peuple ; et lorsque j’ai dit que Votre Honneur ne se mêlait jamais d’affaires où il pouvait y avoir des coups à recevoir et du sang de répandu, ils ont répondu que si ce n’était pas vous, ce serait votre neveu ; qu’il était bien connu pour un royaliste qui se battrait à outrance ; que vous étiez la tête et lui le bras, et que le comte devait fournir les hommes et l’argent.

— Allons, dit l’Antiquaire en riant, je suis bien aise au moins que la guerre ne me coûte que des conseils.

— Oh ! quant à cela, dit Caxon, personne ne croit que Votre Honneur voulût combattre eu personne, et qu’il lui en coûtât seulement un sou pour l’un ou l’autre parti.

— Diantre ! c’est là l’opinion des démocrates ? Mais que dit le reste de Fairport ?

— Ma foi, répondit l’ingénu Caxon, je ne puis pas dire que cela vaille beaucoup mieux. Le capitaine Coquet, qui fait partie des volontaires, celui qui doit être le nouveau collecteur, et quelques uns des gentilshommes du club des bleus, disent qu’il est dangereux de laisser ainsi parcourir le pays à des papistes, comme le comte de Glenallan qui peut avoir tant d’amis en France, et… Mais vous allez peut-être vous fâcher.

— Non, non, Caxon, décharge toute la mitraille du capitaine Coquet ; je suis en état d’y résister.

— Eh bien donc ! on dit, monsieur, que comme vous n’avez pas appuyé la pétition au sujet de la paix, que vous vous êtes opposé à celle d’un nouvel impôt, et qu’on vous a toujours vu faire intervenir le corps des fermiers dans les émeutes du peuple, afin d’arranger les choses avec les constables ; d’après tout cela, on dit que vous n’êtes pas un véritable ami du gouvernement, et que ces sortes d’entrevues entre un seigneur aussi puissant que le comte et un homme aussi savant que vous, sont suspectes, et méritent qu’on s’en occupe. Il y en a qui disent qu’on ne ferait pas mal de vous envoyer tous deux à la forteresse d’Édimbourg.

— Sur ma parole, dit l’Antiquaire, je suis infiniment obligé à mes voisins de la bonne opinion qu’ils ont de moi. De sorte que moi, qui ne me suis jamais mêlé de leurs querelles, moi, qui ai toujours recommandé les mesures paisibles et modérées, je suis livré par les deux partis comme un homme capable du crime de haute trahison contre le roi ou contre le peuple ! Donnez-moi mon habit, Caxon, donnez-moi mon habit ; il est heureux que ma réputation soit faite en dépit de leurs rapports. Y a-t-il quelque nouvelle de Taffril et de son vaisseau ? »

Caxon prit un air mélancolique. « Non, monsieur, les vents sont hauts, et c’est une terrible côte que la nôtre, pour croiser par ces vents de l’est. Les écueils s’élèvent si haut, qu’un vaisseau vient s’y briser en moins de temps que je n’ai aiguisé mon rasoir ; et puis c’est qu’il n’y a aucune baie, aucun endroit de refuge sur notre côte ; ce ne sont que des rochers et des brisans. Un vaisseau qui vient échouer sur nos bords vole en poussière, comme la poudre quand je secoue la houppe, et il est aussi difficile d’en ramasser les débris. Ce sont de ces choses que je répète toujours à ma fille, quand elle s’inquiète de ne pas avoir de nouvelles du lieutenant Taffril : j’ai toujours une excuse toute prête pour lui ; il ne faut pas le condamner, ma fille, lui dis-je, qui sait ce qui peut lui être arrivé ?

— Oui-dà, Caxon, tu es aussi bon consolateur qu’habile valet de chambre… Donne-moi un col blanc, mon garçon : crois-tu que je puisse descendre avec un fichu autour du cou, quand j’ai du monde chez moi ?

— Mon cher monsieur, le capitaine Hector dit qu’un fichu à trois pointes est ce qu’il y a de plus à la mode, et que ces cols sont bons pour Votre Honneur et pour moi qui sommes des gens de l’ancien régime ; je vous demande pardon de me nommer à côté de vous, mais voilà ce qu’il a dit.

— Le capitaine est un fat, et vous êtes un oison, Caxon.

— La chose est très possible, répondit le complaisant barbier ; c’est ce dont Votre Honneur est mieux en état de juger que moi. »

Avant le déjeuner, lord Glenallan, qui paraissait moins abattu que la veille, parcourut avec soin les différentes pièces et renseignemens qu’Oldbuck avait réussi à rassembler dans le temps, et lui expliquant les moyens qu’il avait d’achever de prouver son mariage, il exprima sa résolution de s’occuper tout de suite de la tâche pénible de recueillir et de mettre en ordre les preuves de la naissance d’Éveline Neville, qu’Elspeth avait dit être parmi les papiers de sa mère.

« Et cependant, monsieur Oldbuck, ajouta-t-il, je suis dans l’état d’un homme qui reçoit des nouvelles importantes avant d’être bien éveillé, et qui doute encore si elles ont rapport à la vie réelle, ou si elles ne sont qu’une continuation de son rêve. Cette femme, cette Elspeth, elle est arrivée au dernier degré de la vieillesse, et semble souvent tomber en enfance… N’ai-je pas, ce serait un doute affreux, n’ai-je pas été trop prompt à admettre les preuves qu’elle m’a données hier, et qui démentent toutes celles qu’elle avança autrefois ? »

Oldbuck réfléchit un moment, et répondit avec fermeté : « Non, milord, je ne crois pas que vous ayez raison de soupçonner la vérité de l’aveu qu’elle vous a fait, et auquel elle ne paraît avoir été poussée que par la force de ses remords. Sa confession a été volontaire, désintéressée, précise et conséquente avec elle-même et avec les autres circonstances connues dans cette affaire. Je crois pourtant qu’il faut s’occuper sans perdre de temps d’examiner et de mettre en ordre les autres documens dont elle a parlé, et je pense aussi que sa déclaration devrait être prise en forme. Nous avions parlé de nous en occuper ensemble, mais j’épargnerai sans doute une tâche pénible à Votre Seigneurie, et montrerai peut-être plus d’impartialité en m’y rendant seul, et en cherchant à l’examiner en ma qualité de magistrat. Je le ferai, c’est-à-dire j’essaierai de le faire, aussitôt que je la verrai dans une disposition d’esprit assez favorable pour lui permettre de soutenir un interrogatoire. »

Lord Glenallan serra la main de l’Antiquaire en signe de sa reconnaissance. « Je ne puis vous exprimer, monsieur Oldbuck, dit-il, combien votre appui et votre coopération, dans cette triste et ténébreuse affaire, m’inspirent de confiance et me font éprouver de soulagement. Je ne puis cesser de m’applaudir d’avoir cédé à l’impulsion soudaine qui m’a pour ainsi dire entraîné à vous forcer de recevoir ma confidence, et qui était causée par le souvenir de la fermeté avec laquelle je vous avais vu remplir vos devoirs de magistrat, et chercher à justifier la mémoire de l’infortunée Éveline, dont vous vous montrâtes alors le défenseur zélé. Quelle que soit l’issue de cette affaire, et j’ose me flatter qu’un rayon d’espoir commence à éclairer l’avenir de notre maison, quoique je ne sois pas destiné à le voir s’accomplir ; mais, je le répète, quelle qu’en soit l’issue, ma famille et moi contractons envers vous dans ce moment des obligations éternelles.

— Milord, répondit l’Antiquaire, j’ai sans aucun doute le plus grand respect pour la famille de Votre Seigneurie, qui est, je le sais, une des plus anciennes de l’Écosse, puisqu’elle tire certainement son origine d’Alexandre II, et qu’une tradition du pays, moins authentique, quoique assez probable, la fait même remonter aux Marmor de Clochnaben. Cependant, malgré toute ma vénération pour l’antiquité de votre illustre maison, je dois avouer que mon empressement et mon désir de vous servir autant que mon pouvoir peut s’étendre, me sont inspirés surtout par l’intérêt sincère que je prends à vos chagrins, et par mon horreur pour l’imposture dont vous avez été victime. Mais, milord, le repas du matin doit être prêt, permettez-moi de guider Votre Seigneurie à travers tous les détours de mon cœnobilium, qui ressemble plutôt à une combinaison de cellules entassées les unes sur les autres qu’à une maison régulière. J’espère que vous vous dédommagerez ce matin de la diète que vous avez faite hier. »

Mais ceci n’entrait pas du tout dans les idées de lord Glenallan : ayant salué la compagnie avec cette politesse grave et mélancolique qui distinguait ses manières, son domestique plaça devant lui une tranche de pain grillée avec un verre d’eau pure, ce qui composait son déjeuner habituel. Tandis que le vieil Antiquaire et le jeune officier expédiaient le leur d’une manière un peu plus solide, le bruit des roues d’une voiture se fit entendre.

« C’est, je crois, la voiture de Votre Seigneurie, dit Oldbuck : voilà, sur ma parole, un élégant quadriga, car tel était, suivant le meilleur scholium, le vox signala des Romains pour un chariot attelé de quatre chevaux, comme celui de Votre Grandeur.

— Et j’ose assurer, dit Hector en regardant les chevaux, de la croisée, avec une ardente admiration, que jamais quatre chevaux bais plus beaux et mieux assortis n’ont été attelés à une voiture ! Quelle belle encolure ! Quels magnifiques chevaux d’escadron ils feraient ! Puis-je demander à Votre Seigneurie s’ils sont de la race de ses écuries ?

— Je le crois, dit lord Glenallan ; mais j’avoue que j’ai tellement négligé mes affaires domestiques, que je suis obligé d’avoir recours à Calvert pour m’en assurer.

— Ce sont des élèves du haras de Votre Seigneurie, dit Calvert ; ils descendent de Tom et de Jemima et Yarico, les deux jumens de race de Votre Seigneurie.

— En ont-elles produit d’autres ? demanda le comte.

— Deux de plus, milord, un qui a quatre ans accomplis, et l’autre cinq ; ce sont tous deux de très belles bêtes.

— Alors, faites-les amener demain matin à Monkbarns par Dawshins, dit le comte ; j’espère que le capitaine Mac Intyre me fera le plaisir de les accepter, s’il les juge capables de lui être utiles. »

Les yeux du capitaine Mac Intyre étincelèrent de joie, et il exprima sa reconnaissance à lord Glenallan avec la vivacité dont il était susceptible, tandis que l’Antiquaire, saisissant le comte par la manche, essayait de s’opposer à un présent qui lui semblait de mauvais augure pour ses provisions d’avoine et de foin.

« Milord, milord, vous êtes trop bon, beaucoup trop bon, mais Hector est un fantassin, il n’est jamais monté à cheval pendant une bataille. Il appartient au corps des montagnards, et son uniforme même ne conviendrait pas au service de la cavalerie. Macpherson même ne nous a jamais représenté ses ancêtres à cheval, quoiqu’il ait l’impudence de dire qu’ils sont nés pour le char. Et voilà plutôt, milord, ce qui tourne la tête à Hector, c’est plutôt l’exercice de la voiture que celui du cheval qu’il envierait.

« Sunt quos curriculo pulverem olympicum
Collegisse juvat[235]. »

Sa fantaisie serait d’avoir un curriculum, mais il n’a pas plus d’argent pour l’acheter qu’il n’aurait, je crois, d’habileté pour le conduire ; et j’ose assurer à Votre Seigneurie que la possession de deux semblables quadrupèdes lui serait plus dangereuse qu’aucun de ses duels, sans en excepter même celui de mon ami le phoque.

— Vous avez en ce moment le droit de tout exiger de moi, dit le comte avec politesse, mais j’ose me flatter que vous ne voudrez pas me priver plus tard d’offrir à mon jeune ami quelque chose qui puisse lui être agréable.

— Quelque chose d’utile, milord, mais pas de curriculum. Il serait tout aussi raisonnable à lui d’entretenir tout d’un coup un quadriga. Mais à propos, que vient faire ici cette vieille chaise de poste de Fairport ? je ne l’ai pas demandée !

— C’est pour moi, monsieur, » dit un peu sèchement Hector qui était fort peu satisfait de l’opposition que son oncle avait mise au présent que lui destinait le comte, et qui ne lui était pas non plus fort obligé de la manière dont il avait rabaissé son adresse à manier les chevaux, non plus que des allusions qu’il avait faites au mauvais succès de son aventure avec le veau marin.

« Pour vous, monsieur ? répondit l’Antiquaire à cette réplique laconique ; et quel besoin, je vous prie, avez-vous d’une chaise de poste ? Ce brillant équipage, que je pourrais appeler biga, doit-il servir d’introduction au quadriga ou au curriculum ?

— En vérité, monsieur, reprit le jeune militaire, puisqu’il vous faut une explication précise, c’est que je vais à Fairport pour une petite affaire.

— Me sera-t-il permis de demander de quelle nature est cette affaire, Hector ? » répondit son oncle qui aimait à exercer en passant une autorité dont il ne jouissait pas souvent sur son neveu. « Il me semble que toutes les affaires relatives au régiment peuvent être confiées à votre digne député le sergent, un honnête homme qui a la bonté de regarder Monkbarns comme sa maison depuis son arrivée. Il me semble, dis-je, que vous pouvez le charger de toutes vos affaires sans qu’il vous faille dépenser la paie d’un jour pour un mauvais cabas de bois pourri, attelé de deux rosses, comme celui qui est à la porte, et qui n’est que le squelette d’une chaise de poste.

— Ce n’est pas une affaire de régiment qui m’appelle à Fairport, monsieur ; et puisque vous insistez pour en savoir la cause, je vous dirai que Caxon m’ayant appris que le vieux mendiant Ochiltree doit subir aujourd’hui un interrogatoire avant d’être mis en jugement, je suis bien aise de voir comment on en agira avec ce pauvre vieux diable. Voilà tout.

— Oui-dà ! j’ai bien entendu dire un mot de cela, mais je ne croyais pas que ce fût tout de bon. Et dites-moi, je vous prie, capitaine Hector, vous qui vous montrez toujours si prompt à servir de second à tout le monde, dans toutes les occasions de querelle, civile ou militaire, par terre ou par eau, sans en excepter les bords de la mer, dites-moi quel intérêt si particulier vous prenez au vieil Ochiltree.

— Il a été soldat dans la compagnie de mon père, répondit Hector, et d’ailleurs, un jour que j’étais sur le point de commettre une action bien insensée, il s’est présenté pour m’en empêcher, et m’a donné d’aussi bons avis que vous auriez pu le faire vous-même, monsieur, dans cette occasion.

— Et avec autant de succès, j’en ferais serment ! Allons, Hector, avouez que ses bons conseils ont été perdus.

— Je l’avoue, monsieur ; mais je ne vois pas pourquoi ma mauvaise tête m’empêcherait de lui tenir compte de ses bonnes intentions.

— Bravo ! Hector ; voilà la chose la plus raisonnable que je vous aie encore entendu dire ; mais confiez-moi toujours vos projets sans réserve, mon garçon. Vous voyez bien, je vais aller moi-même avec vous ; je suis sûr que le pauvre diable n’est pas coupable, et je puis lui être d’un secours plus réel que vous dans cet embarras. D’ailleurs cela vous épargnera une demi-guinée, mon cher, considération que je vous engage sincèrement à avoir plus souvent devant les yeux. »

Au moment où le dialogue entre l’oncle et le neveu avait paru s’animer un peu plus qu’il ne convenait peut-être devant un étranger, la politesse avait engagé lord Glenallan à se tourner du côté des dames, et à causer avec elles ; mais en entendant le ton de l’Antiquaire s’apaiser et devenir amical, il se mêla de nouveau à la conversation. Ayant appris en peu de mots quel était le mendiant, et l’accusation portée contre lui, accusation qu’Oldbuck n’hésita pas à attribuer à la malice de Dousterswivel, lord Glenallan demanda si l’individu en question n’avait pas été autrefois soldat. On lui répondit affirmativement. « Ne porte-t-il pas, continua Sa Seigneurie, une robe bleue grossière, avec une plaque ? n’est-ce pas un homme d’une grande taille, avec une barbe et des cheveux gris, qui se tient fort droit, et qui parle avec un air d’assurance et de liberté qui fait un frappant contraste avec sa position ?

— C’est le portrait exact de l’homme, répondit Oldbuck.

— En ce cas, dit lord Glenallan, je le connais ; et quoique je craigne de ne pouvoir lui être utile dans la position où il se trouve maintenant, cependant j’ai contracté envers lui une dette de reconnaissance, pour être venu m’apporter le premier de bien importantes nouvelles. Je lui offrirai bien volontiers une retraite tranquille pour sa vie, quand il sera sorti de l’embarras où il est.

— Je crois, milord, qu’il serait très difficile de lui faire abandonner ses habitudes de vagabondage, et de le décider à profiter de votre générosité ; du moins je sais que chose pareille a été essayée et sans effet. Il se trouve bien plus indépendant en mendiant du public en général les secours nécessaires au soutien de sa vie, qu’il ne croirait l’être s’il les devait tout entiers à la libéralité d’un seul individu. Il a une espèce d’insouciance philosophique qui lui fait mépriser toute régularité dans l’emploi des heures et du temps. Quand il a faim il mange, quand il a soif il boit, quand il est fatigué il dort, et avec une telle indifférence pour la manière dont il satisfait à ces divers besoins, pour nous affaire si importante, que je ne crois pas qu’il lui soit jamais arrivé de mal dîner, ou de se trouver mal logé. Ensuite, il faut vous dire que c’est jusqu’à un certain point l’oracle du pays qu’il parcourt. C’est le généalogiste, le nouvelliste, l’ordonnateur des jeux, le docteur et le théologien au besoin. Je vous assure qu’il a trop de devoirs, et il les remplit avec trop de zèle pour qu’on puisse lui persuader facilement d’abandonner sa profession. Mais je serais sincèrement fâché qu’on envoyât en prison pour quelques semaines ce pauvre vieillard ; tout sans-souci qu’il soit, je suis persuadé que la captivité est la seule chose qu’il ne pourrait supporter ; il en mourrait de chagrin. »

La conversation se termina là ; lord Glenallan, après avoir pris congé des dames, renouvela au capitaine Mac Intyre l’offre de chasser sur ses terres autant qu’il lui serait agréable, et le jeune homme l’accepta avec joie.

« J’ajouterai, dit-il, que si la triste société du château de Glenallan n’a rien de trop effrayant pour la gaîté de votre caractère, ma maison vous sera ouverte dans tous les temps. Le vendredi et le samedi sont deux jours où je ne sors pas de mon appartement ; mais vous aurez à la place une société moins ennuyeuse que la mienne, celle de M. Gladsmoor, mon aumônier, et qui est, je vous assure, un savant et un homme du monde. »

Hector, dont le cœur bondissait de joie à la pensée de parcourir les bois réservés de Glenallan, les marais bien protégés de Clochnaben, et surtout, bonheur inexprimable ! de chasser le daim dans la forêt de Strathbonnel, se montra extrêmement sensible à cet honneur, et en remercia vivement le comte. Oldbuck parut reconnaissant des bontés que le comte avait pour son neveu. Miss Mac Intyre était heureuse du bonheur de son frère. Miss Griselda Oldbuck songeait avec satisfaction à toutes les bécasses et à tout le gibier qui étaient réservés à sa cuisine, se rappelant combien le révérend M. Blattergowl en était amateur. Chacun étant dans cette disposition, le comte n’eut pas plus tôt pris congé, et ses quatre chevaux bais, objets de l’admiration d’Hector, n’eurent pas plus tôt disparu, que toutes les bouches s’ouvrirent pour prononcer ses louanges, chose qui d’ailleurs arrive toujours lorsqu’un homme d’un haut rang quitte une famille de particuliers envers laquelle il a cherché à paraître obligeant ; mais Oldbuck coupa court à ce panégyrique en montant avec son neveu dans la chaise de poste qui, avec un cheval qui trottait et un autre qui était forcé de marcher, clochant et cahotant, se mit à suivre comme elle put la route de notre célèbre port de mer, d’une manière qui contrastait singulièrement avec le mouvement rapide et doux qui avait emporté tout d’un trait l’équipage de lord Glenallan.


CHAPITRE XXXVII.

LA PRISON ET L’INTERROGATOIRE.


Oui, j’aime la justice autant que vous pouvez l’aimer… Mais puisque la bonne dame est aveugle, elle m’excusera si je juge convenable et à propos de rester muet. Je ne veux pas donner lieu par mes paroles à ce que la parole me soit coupée un jour.
Vieille comédie.


Au moyen de la charité des gens de la ville, et à l’aide de la charge de provisions qu’il avait apportée avec lui dans la prison, Édie Ochiltree passa un jour ou deux dans la captivité sans trop d’impatience, ayant d’ailleurs un peu moins lieu de regretter son manque de liberté, à cause du temps qui était mauvais et pluvieux.

« La prison, disait-il, n’était pas un lieu tout-à-fait si triste qu’on le croyait : on avait toujours l’abri d’un bon toit pour se défendre contre les injures du temps, et si les croisées n’en étaient pas vitrées, ce n’en était que plus aéré et plus agréable pour l’été. On n’y manquait pas de gens pour causer, et il avait à manger plus de pain qu’il ne lui en fallait : quel besoin avait-il donc de s’inquiéter du reste ? »

Cependant le courage de notre mendiant philosophe commença à baisser lorsque les rayons d’un soleil sans nuage vinrent briller sur les barreaux rouillés de la grille de sa prison, et lorsqu’il entendit une pauvre linotte dont un prisonnier avait obtenu d’attacher la cage à la fenêtre, commencer à les saluer par son gazouillement.

« Tu es plus gaie que moi, dit Édie en s’adressant à l’oiseau, car je ne puis ni siffler, ni chanter quand je pense aux agréables coteaux, aux bocages frais et verts où je pourrais aller errer par un temps comme celui-ci ! Mais tiens, voilà des miettes de pain que je te donne, puisque tu es si joyeuse ; et, ma foi, tu peux chanter, toi, car ce n’est pas ta faute si tu es en cage, tandis que je ne puis remercier que moi de me trouver renfermé dans ce triste lieu. »

Le soliloque d’Ochillree fut interrompu par un officier de paix qui vint le sommer de se présenter devant le magistrat. Il partit sous la triste escorte de deux gardiens d’une chétive apparence et bien moins robustes que lui, pour être conduit devant le juge interrogateur. Le peuple s’écriait, en voyant ce vieux prisonnier entre ses deux gardiens décrépits : « Voyez donc cette vieille tête grise qui a commis un vol de grand chemin, quoiqu’il ait déjà un pied dans la fosse ! » Et les enfans complimentaient les officiers qui étaient pour eux des objets tantôt de risée et tantôt d’effroi, sur ce qu’ils avaient un prisonnier aussi vieux qu’eux.

Ainsi accompagné, Édie fut introduit, et ce n’était pas certainement pour la première fois, devant le bailli Little-John, ou Petit-Jean, qui donnant un démenti à l’idée qu’exprimait son nom, était au contraire un grand et corpulent magistrat, auquel les festins de la corporation n’avaient pas été donnés en vain. C’était un outré royaliste de ces temps de zèle, tant soit peu rigoureux et absolu dans l’exécution de son devoir, et passablement gonflé du sentiment de son importance et de son pouvoir, du reste citoyen honnête, utile et bien intentionné.

« Amenez-le, amenez-le devant moi, s’écria-t-il. Sur ma parole, nous vivons dans d’étranges et terribles temps ; les bedesmen du roi et ses serviteurs sont les premiers à enfreindre ses lois. Voilà une vieille robe bleue qui vient de commettre un vol ; j’imagine que le premier qu’on m’amènera montrera sa reconnaissance de la charité royale qui lui fournit son habit, sa pension et la permission de mendier, en se mêlant de quelque complot de haute trahison, ou de sédition, pour le moins ! Mais amenez-le donc. »

Édie salua en entrant, puis se tint, comme à l’ordinaire, ferme et droit, le visage un peu élevé, comme pour ne pas perdre une parole de toutes celles que le magistrat pourrait lui adresser. Aux premières questions générales, qui n’avaient rapport qu’à son nom et à sa profession, le mendiant répondit promptement et avec exactitude ; mais lorsque le magistrat, après avoir fait écrire ses réponses à son clerc, commença à lui demander où il avait couché la nuit dans laquelle il était arrivé malheur à Dousterswivel, Édie refusa de répondre à cette question.

« Pouvez-vous bien me dire, monsieur le bailli, dit-il au magistrat, vous qui connaissez les lois, quel bien il me reviendra de répondre à toutes vos interrogations ?

— Quel bien ? aucun bien, certainement, mon ami, si ce n’est qu’en rendant un compte exact et sincère de votre conduite, vous me fournissez les moyens de vous rendre la liberté, si vous êtes innocent.

— Mais il me semble plus raisonnable que vous, bailli, ou tout autre qui a quelque chose à dire contre moi, prouve mon crime d’abord, au lieu de me demander des preuves de mon innocence.

— Je ne siège pas ici, dit le magistrat, pour disputer avec vous sur des points de loi. Je vous demande si vous voulez répondre à cette question : Étiez-vous chez Ringan Aikwood le jour que j’ai spécifié ?

— Réellement, monsieur, je ne puis pas prendre sur moi de me le rappeler, dit le prudent Bedesman.

— Durant ce jour, ou cette nuit-là, continua le magistrat, avez-vous vu Steenie ou Steven ? Vous le connaissiez, je suppose !

— Oh ! certainement que je le connaissais, ce pauvre garçon ! répliqua le prisonnier ; mais je ne puis pas vous dire précisément quel jour je l’ai vu pour la dernière fois.

— Allâtes-vous aux ruines de Saint-Ruth dans le courant de cette soirée-là ?

— Bailli Little-John, dit le mendiant, si c’est le bon plaisir de Votre Honneur, nous couperons court à tout cela, et je vous dirai tout bonnement que je n’ai aucune envie de répondre à toutes ces questions-là. Je suis un trop vieux pèlerin pour souffrir que ma langue me mette dans l’embarras.

— Écrivez, dit le magistrat, qu’il refuse de répondre à toutes les questions, parce qu’en disant la vérité, il craindrait de se nuire.

— Non, non, dit Ochiltree, je ne veux pas qu’on écrive cela comme faisant partie de ma réponse ; je voulais seulement dire que mon expérience et ma mémoire ne m’offraient pas d’exemple qu’on se fût jamais bien trouvé de répondre à des questions inutiles.

— Écrivez, dit le bailli, qu’une longue habitude lui ayant donné la connaissance des interrogatoires judiciaires, et que, s’étant fait du tort en répondant aux questions qui lui étaient faites dans ces occasions, le déclarant refuse…

— Non, non, bailli, reprit Édie, il ne faut pas non plus tourner mes paroles de cette manière.

— Alors, dictez votre réponse vous-même, l’ami, dit le magistrat, et le clerc l’écrira d’après votre propre bouche.

— C’est cela, c’est cela, dit Édie, voilà ce que j’appelle aller de bon jeu ; je m’en vais répondre sans perdre de temps. Ainsi donc, mon garçon, écrivez qu’Édie Ochiltree le déclarant réclame la liberté. Non, il ne faut pas parler de cela non plus ; je ne suis pas de la faction de la liberté, j’ai combattu contre elle lors des émeutes de Dublin. D’ailleurs je mange le pain du roi depuis plus d’un jour. Arrêtez-vous un peu ; voyons. C’est cela. Écrivez qu’Édie Ochiltree, la robe bleue, réclame la prérogative : tâchez de bien épeler ce mot-là, il est long… la prérogative des sujets du pays, et ne répondra pas à une seule des questions qui lui seront adressées, à moins qu’il n’ait une raison pour cela. Écrivez cela, jeune homme.

— Alors Édie, dit le magistrat, puisque vous ne voulez me donner aucun éclaircissement sur ce sujet, il faut que je vous renvoie en prison pour y attendre le cours ordinaire de la loi.

— Eh bien ! monsieur, si c’est la volonté de Dieu et des hommes, il font bien que je m’y soumette. Je n’ai pas grand’chose à dire contre la prison, excepté qu’on n’a pas la liberté d’en sortir ; et si cela vous était égal, bailli Little-John, je vous donnerais ma parole de paraître devant les lords aux assises ou devant toute autre cour qu’il vous plaira, le jour que vous jugerez à propos de m’indiquer.

— Je craindrais, mon bon ami, répondit le bailli Little-John, que votre parole ne fût une trop mince garantie ; si vous voyiez votre cou en danger, je suis porté à croire que vous abandonneriez votre caution. Si vous étiez dans le cas pourtant de m’offrir une sécurité suffisante… »

En ce moment l’Antiquaire et le capitaine Mac Intyre entrèrent. « Bonjour, messieurs, dit le magistrat ; vous me trouvez occupé de mes travaux habituels, poursuivant les iniquités du peuple, travaillant au bien de la communauté, monsieur Oldbuck, servant le roi notre maître, capitaine Mac Intyre, car vous savez sans doute que j’ai pris l’épée aussi ?

— C’est l’un des emblèmes de la justice ; mais il me semble que les balances vous auraient mieux convenu, bailli, d’autant plus que vous en avez de toutes prêtes dans votre magasin.

— Très bien, Monkbarns, excellent. Mais ce n’est pas comme magistrat que je prends l’épée, c’est comme militaire, et dans le fait, je devrais plutôt dire le fusil et la baïonnette… les voilà derrière le dos de mon grand fauteuil ; cependant je dois avouer que la goutte me gêne encore un peu pour faire l’exercice, car j’ai eu une petite visite de notre ancienne connaissance podagra ; cependant je commence à me tenir sur mes jambes, pendant que notre sergent me fait répéter la manœuvre. Je serais bien aise de savoir, capitaine Mac Intyre, s’il se conforme exactement aux règles. Il me semble qu’il nous fait tenir assez gauchement le fusil, et qu’il ne nous avance guère. » En parlant ainsi, il s’avança en boitant vers son arme, comme pour démontrer par des exemples ce qu’il avait appris, ainsi que ses doutes sur l’habileté du sergent.

« Je me réjouis de voir que nous ayons d’aussi zélés défenseurs, et je suis sûr d’avance qu’Hector vous fera des complimens sur vos progrès dans votre nouvelle profession. Comment donc, mon cher monsieur, vous rivalisez avec la triple Hécate des anciens : marchand à la foire, magistrat à la maison de ville, et soldat sous les armes ; quid non pro patria[236] ? Mais aujourd’hui, c’est à la justice que j’ai affaire, ainsi laissons de côté le commerce et la guerre.

— Eh bien, mon cher monsieur, que désirez-vous de moi ?

— Vous avez là une de mes vieilles connaissances que quelques uns de vos mirmidons ont enfermée en prison en conséquence d’un prétendu assassinat commis sur la personne d’un certain Dousterswivel, de l’accusation duquel je ne crois pas un mot. »

Le magistrat prit une figure très grave. « Vous auriez dû être informé qu’il est accusé de vol aussi bien que d’assassinat. C’est un cas vraiment très sérieux ; ce n’est pas souvent que j’ai à prendre connaissance d’affaires aussi criminelles.

— Et c’est pour cela que, quand l’occasion se présente, vous tenez à ne pas la laisser échapper. Mais se peut-il que ce pauvre homme se trouve dans un cas aussi grave ?

— Quoique ce soit contre les règles, dit le bailli, comme vous êtes de la commission, Monkbarns, je n’hésiterai pas à vous montrer la déclaration de Dousterswivel et le reste des dépositions. »

Il mit en effet ses papiers dans les mains de l’Antiquaire, qui prit ses lunettes, et s’assit dans un coin pour les examiner.

Les officiers eurent ordre alors de transporter leur prisonnier dans un autre appartement ; mais avant que ceci fût fait, le capitaine Mac Intyre trouva le moyen de dire quelques mots d’encouragement au vieil Édie et de lui glisser une guinée dans la main.

« Que Dieu bénisse Votre Honneur ! dit le vieillard ; c’est le don d’un jeune militaire, et il doit porter bonheur au vieux soldat : je ne le refuserai pas, quoique ce soit une exception à la règle que je me suis faite ; car si je dois rester long-temps ici, mes amis m’auront bientôt oublié. Rien n’est plus vrai que le proverbe qui dit que les ahsens ont toujours tort, et il ne serait pas très honorable que moi, bedesman du roi, et autorisé à demander l’aumône de vive voix, j’allasse pendre un bas par une ficelle à la fenêtre de la prison pour pécher ainsi quelques liards. » En finissant cette observation il fut emmené hors de la salle.

La déposition de M. Dousterswivel contenait un récit exagéré de la violence qu’il avait soufferte, et de la perte qu’il avait faite.

« Mais j’aurais voulu lui demander, dit Monkbarns, quel était son but en se promenant dans les ruines de Saint-Ruth à une pareille heure, et avec un compagnon comme Édie Ochiltree. Il n’y a pas de route qui passe là, et je ne me persuaderai pas facilement que la passion du pittoresque ait pu entraîner notre Allemand dans ce lieu, par une nuit aussi orageuse… Il méditait, n’en doutez pas, quelque friponnerie, et il aura probablement été pris dans ses filets. Nec lex justior ulla[237]. »

Le magistrat convint qu’il y avait quelque chose de mystérieux dans cette circonstance, et s’excusa de ne pas avoir pressé Dousterswivel de s’expliquer là-dessus, sur ce que sa déclaration était volontaire. Mais à l’appui de l’accusation fondamentale il montra la déposition d’Aikwood sur l’état où Dousterswivel avait été trouvé, et établit le fait important que le mendiant avait quitté la grange où il était logé, et n’y était pas revenu. Deux des gens appartenant à l’entrepreneur des pompes funèbres et qui avaient fait partie cette nuit-là du cortège qui accompagnait l’enterrement de lady Glenallam, avaient aussi déclaré qu’envoyés à la poursuite de deux individus suspects qui s’échappèrent des ruines de Saint-Ruth, lorsque le cortège funèbre s’en approcha, et qu’on supposait avoir pu voler quelques uns des ornemens préparés pour la cérémonie, ils les avaient aperçus, perdus de vue, et retrouvés plusieurs fois, à cause de la nature du terrain qui n’était pas favorable à des cavaliers, mais qu’ils les avaient bien vus entrer tous deux dans la chaumière de Mucklebackit ; un de ces hommes ajouta que lui, le déclarant, étant descendu de cheval, et s’étant approché de la fenêtre de la cabane, il avait vu la vieille robe bleue et le jeune Steenie Mucklebackit avec d’autres, mangeant et buvant dans l’intérieur, et qu’il avait aussi remarqué que ledit Steenie montrait un petit portefeuille aux autres… le déclarant n’avait aucun doute qu’Ochiltree et Steenie Mucklebackit ne fussent les individus que son camarade et lui avaient poursuivis. Sur la question qu’on lui fit, pourquoi il n’était pas entré dans ladite chaumière, il avait déclaré que n’étant pas autorisée le faire, et qu’ayant entendu dire que Mucklebackit et sa famille étaient des gens brusques et durs, lui, le déclarant, n’avait aucun désir de se mêler dans leurs affaires. Causa scientiœ patet, toutes choses qu’il déclarait être vraies, etc., etc.

« Que dites-vous de cette masse de preuves contre votre ami ? » demanda le magistrat lorsqu’il eut remarqué que l’Antiquaire avait tourné la dernière feuille.

« J’avoue que s’il s’agissait de toute autre personne, je conviendrais que l’affaire au premier coup d’œil, prima facie, ne paraît pas belle. Mais il m’est difficile de blâmer quelqu’un pour avoir battu Dousterswivel ; car si j’étais un peu plus jeune, ou que j’eusse seulement une étincelle de votre humeur guerrière, bailli, il y a long-temps que je l’aurais fait moi-même. C’est nebulo nebulonum, un impudent, astucieux et perfide charlatan, dont la friponnerie me coûte cent livres sterling, et à mon pauvre voisin sir Arthur, Dieu sait combien ! Outre cela, bailli, je crois que c’est un homme dangereux pour le gouvernement.

— Bah, en vérité ? dit le bailli ; si je le croyais, cela changerait beaucoup la question.

— Sans doute, reprit Oldbuck ; car en lui donnant une volée, le mendiant n’aurait fait que témoigner sa reconnaissance au roi, et il n’aurait, en le volant, pillé qu’un Égyptien, dont les dépouilles sont un butin légitime. Supposons maintenant que cette entrevue dans les ruines de Saint-Ruth eût rapport à la politique, et que cette histoire de trésors cachés fût un appât offert par le parti de l’autre côté de l’eau, à quelque grand personnage, ou bien que les fonds en fussent destinés au soutien d’un club séditieux.

— Mon cher monsieur, dit le magistrat saisissant avidement cette idée, vous vous rencontrez précisément avec moi. Combien je serais heureux si je pouvais devenir l’humble instrument qui mît au jour cette affaire ! Ne croyez-vous pas que nous ferions bien d’avertir les volontaires de se tenir sous les armes ?

— Pas encore, surtout quand la goutte, podagra, les prive d’un membre aussi essentiel de leur corps. Mais voulez-vous me laisser examiner Ochiltree ?

— Certainement ; mais vous n’en tirerez rien. Il m’a fait très clairement entendre qu’il connaissait le danger d’une déclaration judiciaire de la part d’un accusé ; ce qui, à dire vrai, en a fait pendre plus d’un qui valait mieux que lui.

— C’est possible : cependant, bailli, vous ne vous opposez pas à ce que j’essaie ?

— Pas le moins du monde, Monkbarns… J’entends le sergent là-bas, je vais aller répéter la manœuvre pendant ce temps… Baby, descendez mon fusil et ma baïonnette… On nous entend moins en bas quand nous portons les armes. » Et le belliqueux magistrat sortit, suivi de sa bonne qui portait son fusil.

« Cette fille est le digne écuyer de ce champion goutteux, dit Oldbuck ; Hector, mon garçon, il faut l’amorcer. Allez avec lui, occupez-le là-bas pendant une demi-heure au moins ; amusez-le par quelques termes de guerre, surtout louez son uniforme et son adresse. »

Le capitaine Mac Intyre qui, comme la plupart de ceux de sa profession, regardait avec un mépris infini ces bourgeois soldats qui avaient pris les armes sans qu’aucun titre les autorisât à les porter, se leva avec beaucoup de répugnance, en faisant observer à son oncle qu’il ne saurait que dire à M. Little-John, et qu’il était vraiment trop ridicule de voir un vieux boutiquier goutteux s’efforcer de remplir les devoirs et de faire les exercices d’un soldat.

« Cela se peut, Hector, » dit l’Antiquaire auquel il arrivait rarement d’être immédiatement de l’avis de la personne qui lui parlait ; « cela se peut dans ce cas et peut-être dans d’autres ; mais en ce moment le pays ressemble à ces gens en procès pour une petite dette, et qui n’ayant pas d’argent pour payer les héros de la barre, plaident eux-mêmes leur cause. Je réponds que dans ce cas on n’a jamais à regretter le manque de subtilité et de finesse des avocats, et par la même raison j’espère que dans l’autre nous nous en tirerons avec notre courage et nos fusils, quoique nous puissions manquer quelquefois aux formes de votre discipline.

— Il m’est fort égal à moi, monsieur, dit Hector avec humeur, que le monde entier se batte si cela lui plaît, pourvu qu’il me laisse tranquille.

— Oh ! oui, vous êtes effectivement un tranquille personnage, vous qui dans votre humeur querelleuse ne pouvez pas seulement laisser dormir en paix un pauvre phoque sur le rivage… »

Mais Hector, voyant le tour que prenait la conversation, et détestant toute espèce d’allusion à l’échec qu’il avait reçu de l’amphibie, se hâta de sortir avant que l’Antiquaire eût fini sa phrase.


CHAPITRE XXXVIII.

LA CAUTION.


Eh bien, au pis aller, ce n’est pas là un crime de roi ni de fausse monnaie, en supposant même que je susse tout ce que tous m’accusez d’avoir su. Et quand ta tombe se serait ouverte pour livrer ses trésors à quelqu’un qui ne les soupçonnait pas, un loyal échange ne fut jamais un vol, encore moins une pure libéralité
Vieille comédie.


L’Antiquaire voulant profiter de la permission qui lui avait été donnée d’interroger l’accusé, préféra se rendre dans la chambre d’Édie, plutôt que de donner à cet examen la forme d’un second interrogatoire en le faisant venir de nouveau dans la salle du magistrat. Il trouva le vieillard assis près d’une croisée qui donnait sur la mer, et tandis qu’il la contemplait, de grosses larmes s’échappaient de ses yeux comme à son insu, et coulaient sur ses joues et sur sa barbe blanche. Ses traits étaient néanmoins calmes et composés ; son attitude et son maintien indiquaient la patience et la résignation. Oldbuck s’était approché de lui sans en être entendu, et le tira de sa rêverie en lui disant avec bonté : « Je suis fâché, Édie, de voir que vous vous laissiez ainsi abattre dans cette circonstance. «

Le mendiant tressaillit, se hâta d’essuyer ses yeux avec la manche de sa robe, et cherchant à reprendre son ton ordinaire d’indifférence et de jovialité, répondit, mais d’une voix plus tremblante que de coutume : — J’aurais bien pu juger, Monkbarns, que c’était vous ou quelqu’un de votre sorte qui veniez ainsi m’interrompre ; car c’est un des grands avantages des prisons et des cours de justice, que vous pouvez y entrer et en sortir tant qu’il vous plaît, sans qu’aucun des gens qui y sont employés vous en demandent jamais la cause.

— Eh bien ! Édie, j’espère que la cause qui vous chagrine maintenant n’est pas si désespérée que l’on ne puisse y remédier.

— Et moi j’aurais espéré, Monkbarns, répondit le mendiant d’un ton de reproche, que vous me connaîtriez assez pour ne pas croire qu’une semblable bagatelle pût faire couler des larmes de mes vieux yeux ; non, non, il faut autre chose pour cela. Mais c’est la fille de Caxon, cette pauvre enfant, qui est venue ici chercher des consolations et qui n’en a guère trouvé. Il n’y a pas eu de nouvelles du brick de Taffril depuis le dernier vent, et le bruit court, sur le quai, qu’un vaisseau du roi s’est brisé sur l’écueil de Rattray, et que l’équipage a été perdu. Dieu nous en préserve, car, j’en suis aussi sûr que je le suis de vous voir là, Monkbarns, le pauvre jeune Lovel, que vous aimiez tant, aura péri !

— Dieu nous en préserve en effet, dit l’Antiquaire en pâlissant ; j’aimerais mieux que le feu prît à Monkbarns ! Mon pauvre ami, mon cher collaborateur !… Je cours à l’instant sur le quai.

— Vous n’en apprendrez pas plus que je ne vous en ai dit, monsieur, dit Ochiltree, car les officiers ici ont été fort honnêtes, c’est-à-dire pour des gens de leur espèce, et ils ont pris tous les renseignemens que leur autorité leur permettait, sans obtenir aucun éclaircissement d’une manière ou de l’autre.

— Cela ne peut être, cela ne sera pas, dit l’Antiquaire, et je ne le croirais pas quand cela serait. Taffril est un excellent marin, et Lovel, mon pauvre Lovel a toutes les qualités utiles et agréables dans un compagnon de voyage par terre ou par mer ; c’est le seul, Édie, que, pour la candeur de son caractère, je voudrais choisir si j’entreprenais un voyage de mer, ce que je ne fais jamais que pour traverser le détroit, fragilem que mecum solvere phaselum[238], pour le compagnon de mes périls ; comme un être contre lequel les élémens ne peuvent nourrir aucune vengeance. Non, Édie, je le répète, ce n’est et ce ne peut être vrai ; c’est une fiction de cette coquine de renommée que je voudrais voir pendue avec sa trompette à son cou, qui n’est bonne qu’à faire perdre la tête aux honnêtes gens par ses bruits sinistres. Mais voyons, apprenez-moi comment vous vous êtes attiré cette mauvaise affaire.

— Me demandez-vous cela comme magistrat, Monkbarns, ou est-ce seulement pour votre propre satisfaction ?

— C’est pour ma satisfaction personnelle, dit l’Antiquaire.

— Remettez donc votre agenda et votre plume d’acier dans votre poche, car je ne vous dirai rien tant que je vous verrai dans les mains de quoi écrire ; cela fait peur à des gens ignorans comme moi. Il y a, morbleu, dans la chambre à côté, un clerc qui griffonnera du noir sur du blanc autant qu’il en faut pour pendre un homme, avant que celui-ci sache seulement ce qu’il a dit. »

Monkbarns, pour s’accommoder à l’humeur du vieillard, mit de côté son agenda.

Édie se mit alors à raconter avec la plus grande franchise toute cette partie de son histoire déjà connue du lecteur ; apprenant à l’Antiquaire la scène dont il avait été témoin entre Dousterswivel et son patron dans les ruines de Saint-Ruth, il avoua franchement qu’il n’avait pu résister à la tentation d’entraîner l’adepte encore une fois auprès de la tombe de Misticot, pour tirer une vengeance burlesque de son charlatanisme ; qu’il n’avait pas eu de peine à persuader à Steenie, qui était un garçon étourdi et déterminé, de participer à ce tour avec lui, mais que cette plaisanterie avait été poussée beaucoup plus loin qu’il n’en avait l’intention. À l’égard du portefeuille, il dit qu’il avait exprimé sa surprise et son chagrin en apprenant qu’il avait été ramassé par inadvertance ; que Steenie s’était engagé publiquement, en présence de tous les habitans de la chaumière, à le rapporter le lendemain, et qu’il en avait été empêché par sa mort prématurée.

L’Antiquaire réfléchit un moment, et dit ensuite : « Votre récit me paraît très probable, Édie, et je le crois, d’après ce que je connais des parties ; mais je crois aussi que vous en savez beaucoup plus que vous ne jugez à propos d’en dire au sujet du trésor trouvé. Je vous soupçonne d’avoir joué le rôle du lare familier dans Plaute, espèce de démon, Édie, pour mieux me faire comprendre de vous, qui a la garde des trésors cachés. Je me rappelle que vous fûtes la première personne que nous rencontrâmes quand sir Arthur fit son heureuse attaque sur la tombe de Misticot ; et que lorsque les travailleurs commencèrent à se ralentir, ce fut aussi vous, Édie, qui sautâtes le premier dans la fosse, et qui fîtes la découverte du trésor. Maintenant il faut que vous m’expliquiez tout cela, à moins que vous ne vouliez que je vous traite aussi mal qu’Euclio traite Saphila dans l’Aulularia[239].

— Bon Dieu, monsieur, qu’est-ce que j’entends à votre Howhowlaria ; cela ressemble plus au langage d’un chien qu’à celui d’un homme !

— Vous saviez cependant que la cassette au trésor était là ? continua Oldbuck.

— Mon cher monsieur, répondit Édie avec l’air de la plus grande simplicité, croyez-vous qu’une pauvre vieille créature comme moi aurait connu l’existence d’une chose semblable sans en tirer quelque avantage ? Et vous voyez bien que je n’en ai pas cherché et n’en ai pas eu ; quel intérêt aurais-je eu à me mêler de cela ?

— C’est précisément ce que je veux que vous m’expliquiez, car je suis positivement assuré que vous saviez qu’il était là.

— Votre Honneur est un homme entêté, Monkbarns, et pour un entêté je dois avouer que vous avez souvent raison.

— Vous convenez donc, Édie, que mon opinion est bien fondée ? »

Édie fit un signe affirmatif.

« Alors, vous voudrez bien m’expliquer toute l’affaire depuis le commencement jusqu’à la fin ?

— Si c’était un secret qui m’appartînt, Monkbarns, répliqua le mendiant, vous ne l’auriez pas demandé deux fois ; car je vous dis maintenant ce que j’ai dit souvent derrière votre dos, c’est que malgré toutes les lubies qui vous passent quelquefois par la tête, vous êtes encore le plus sage et le plus discret de tous nos gentilshommes du pays. Mais je serai franc avec vous, et je vous avouerai que c’est le secret d’un ami, et que je me laisserais plutôt écarteler par des chevaux sauvages, comme les fils d’Ammon, que de dire un mot de plus sur cette affaire, excepté qu’on ne voulût pas faire de mal, mais beaucoup de bien, au contraire, et qu’elle eut pour but de servir des gens qui en valent dix mille comme moi. Je ne crois pas qu’il y ait de loi qui puisse faire un crime de savoir où est caché l’argent des autres, pourvu qu’on ne mette pas la main dessus pour son compte. »

Oldbuck traversa deux ou trois fois la chambre dans une profonde rêverie, cherchant à trouver quelque raison plausible pour des transactions d’un genre si mystérieux ; mais son imagination fut complètement en défaut. Il se mit alors devant le prisonnier, et le regardant en face :

« Ami Édie, lui dit-il, votre histoire est une véritable énigme, et il faudrait un second Œdipe pour la deviner. Je vous dirai quelque autre jour quel était cet Œdipe si vous m’en faites souvenir. Quoi qu’il en soit, et que ce soit par l’effet de la sagesse ou par l’effet des lubies que vous me faites l’honneur de m’attribuer, je suis fortement disposé à croire que vous avez dit la vérité, d’autant plus que vous ne vous êtes pas servi de ces attestations des puissances suprêmes, comme j’ai remarqué que vos pareils ne manquaient jamais de le faire quand ils voulaient tromper les gens. (Ici Édie ne put s’empêcher de sourire.) C’est pourquoi, si vous voulez me répondre à une question, je tâcherai de vous faire rendre votre liberté.

— Si vous voulez me dire quelle est cette question, reprit Édie avec la prudence d’un véritable Écossais, je verrai si je puis y répondre ou non.

— C’est seulement de m’apprendre, dit l’Antiquaire, si Dousterswivel savait quelque chose de cette cassette de lingots cachée ?

— Lui ! le mauvais coquin, répondit Édie avec une brusque franchise ; il n’en serait guère resté si Dousterswivel avait pu savoir que ce trésor était là.

— C’est ce que je pensais, dit Oldbuck. Eh bien, Édie, si je réussis à vous procurer votre liberté, il faut être exact à paraître le jour que vous serez sommé, afin de me délivrer de ma garantie ; car ce n’est pas dans des temps comme les nôtres que des hommes prudens peuvent s’exposer à perdre leur caution, à moins que vous ne puissiez indiquer une autre aulam aurt plenam quadrilibrem[240] un autre Search N° 1er. »

Le mendiant secoua la tête en disant : « Ah ! je soupçonne qu’elle est envolée, la poule qui a pondu ces œufs d’or, car je ne l’appellerai pas l’oie, quoique ce soit ainsi que le dit le conte. Mais ne craignez rien, Monkbarns, je serai exact au jour, vous ne perdrez pas un sou à cause de moi ; et ma foi je ne serais pas fâché de sortir, maintenant que le temps est beau ; et puis je serai plus à portée d’apprendre les premières nouvelles qu’on aura de nos amis.

— Et moi, Édie, comme j’entends que le train a un peu cessé en bas, je présume que le bailli Little-John a congédié son précepteur militaire, et qu’il a quitté les travaux de Mars pour ceux de Thémis. Je vais donc aller lui parler. Quant aux déplorables nouvelles que vous m’avez données, je ne veux pas y croire.

— Dieu veuille que Votre Honneur ait raison, » dit le mendiant ; et Oldbuck sortit de la chambre.

L’Antiquaire trouva le magistrat épuisé par la fatigue de l’exercice, reposant dans son fauteuil de malade où il fredonnait l’air, Vivons gaîment, joyeux soldats, et entre chaque mesure se réconfortant l’estomac avec une cuillerée de soupe à la tortue. Il ordonna qu’on apportât un potage semblable à Oldbuck, qui le refusa en lui faisant observer que, n’étant pas militaire, il ne se souciait pas de renoncer à son habitude de ne jamais manger entre les heures régulières de ses repas. « C’est bon pour des soldats comme vous, bailli, qui saisissent l’occasion de manger quand elle se présente. Mais, à propos, j’ai appris avec peine qu’il y avait de mauvaises nouvelles du brick de Taffril.

— Ah, le pauvre diable ! dit le bailli ; il faisait tant d’honneur à la ville. Il s’était fort distingué le ler de juin.

— Mais, dit Oldbuck, je suis effrayé de vous en entendre ainsi parler au passé.

— Ma foi, je crains qu’il n’y ait que trop de raisons pour cela, Monkbarns ; cependant il ne faut pas encore désespérer tout-à-fait. On dit que cet accident est arrivé dans la baie de Rattray, à vingt milles environ, vers le nord, et près de la baie de Dirtenalan. J’y ai envoyé prendre des renseignemens, et votre neveu lui-même est sorti en courant comme s’il allait chercher le bulletin d’une victoire. »

À ce moment Hector entra en s’écriant : « Je crois que tout cela n’est qu’un maudit mensonge. Je ne puis trouver aucune autorité qui le confirme que le bruit général.

— Et dites-moi, je vous prie, monsieur Hector, dit son oncle, si cela était vrai, par la faute de qui Lovel se serait-il embarqué ?

— Par la mienne, à coup sûr, répondit Hector, mais par suite de mon malheur.

— Réellement ? dit son oncle ; je n’aurais jamais pensé cela.

— Mais cependant, monsieur, malgré tout votre penchant à me trouver des torts, répondit le jeune soldat, vous conviendrez au moins que dans cette occasion on ne peut douter de mes intentions. J’ai ajusté Lovel de mon mieux, et si j’avais mieux réussi, il est évident qu’il aurait eu mon mal et moi le sien.

— Et qui vous préparez-vous encore à ajuster, maintenant que vous traînez avec vous ce magasin de poudre à canon ?

— Je me prépare à la chasse dans les marais de lord Glenallan, monsieur, qui est pour le 12.

— Ah ! Hector, cette grande chasse vaudrait mieux,


« Omne cum Proteus pecus egit altos
Visere montes[241], »


si, au lieu de nos timides oiseaux de bruyère, vous aviez à combattre quelque phoque belliqueux.

— Que le diable emporte le veau marin ou le phoque, s’il vous plaît de l’appeler ainsi !… Il est bien dur de s’entendre reprocher sans cesse une sottise qu’on a faite.

— Allons, allons, dit Oldbuck, je suis bien aise que nous ayons assez de bon sens pour en être honteux ; mais, comme je déteste la race entière de Nemrod, je leur souhaite à tous le même sort… Allons, ne rechignez pas pour une plaisanterie, mon garçon, j’ai fini au sujet du phoque, bien que je parie que le bailli pourrait nous dire quelle est au juste la valeur de la peau des veaux marins.

— Elle est chère, très chère, la pêche n’en a pas été heureuse depuis peu, dit le magistrat.

— Nous pouvons en rendre témoignage, dit l’intarissable Antiquaire enchanté de l’avantage que cette circonstance lui avait donné sur le jeune chasseur : encore un mot, Hector, et puis,


« De la peau qui pour tous est de tant de valeur,
Nous couvrirons un corps jeune et plein de chaleur. »


Ah ! ah ! mon pauvre garçon !… allons, c’est fini, n’y pensons plus ; il faut que je m’occupe d’affaires. Bailli, un mot s’il vous plaît. Il faut que vous receviez ma caution, pour une somme modérée, s’entend, qui vous répondra de la présence du vieil Ochiltree.

— Vous ne réfléchissez pas à ce que vous demandez, dit le bailli ; songez donc que c’est un crime d’assassinat, de vol.

— Paix ! n’insistez pas là-dessus ; vous savez ce que je vous ai donné à entendre, je vous instruirai mieux plus tard ; je vous assure qu’il y a un secret dans cette affaire.

— Mais, monsieur Oldbuck, si l’état y est intéressé, moi qui ai toute l’année le dégoût de tant d’affaires insignifiantes, j’ai réellement le droit d’être consulté, et jusqu’à ce que je sache…

— Chut ! chut ! » dit l’Antiquaire en lui faisant un signe de l’œil, et en mettant le doigt sur sa bouche, « vous en aurez tout l’honneur et toute la direction quand les choses seront mûres. Mais nous avons affaire à un vieil obstiné qui ne veut pas entendre parler de mettre en ce moment deux personnes dans sa confidence, et il ne m’a pas encore très bien donné le fil de ces intrigues de Dousterswivel.

Ah ! ah ! Ainsi je présume qu’il faudra appliqua le bill aliens à ce drôle-là.

— À parler vrai, je n’en serais pas fâché.

— N’en dites pas davantage, reprit le magistrat, la chose sera faite tout de suite… Il sera éloigné tanquam suspect… Je crois que c’est là une de vos phrases, Monkbarns.

— Elle est classique, bailli, vous faites des progrès.

— Cependant j’ai été si accablé par les affaires publiques, que je me suis vu obligé de m’associer mon premier garçon. J’ai eu deux correspondances différentes avec le sous-secrétaire d’état ; l’une au sujet de la taxe projetée sur le chanvre de Riga, et l’autre sur le projet de détruire les sociétés politiques. Vous voyez donc que vous feriez bien de me communiquer ce que vous savez de la découverte de ce vieux mendiant, puisqu’il s’agit d’un complot contre l’état.

— Je le ferai dès que j’en serai le maître, reprit Oldbuck ; je hais l’embarras que cause la direction de ces sortes d’affaires. Souvenez-vous cependant que je n’ai pas dit positivement un complot contre l’état ; j’ai dit seulement que j’espérais découvrir, par l’entremise de cet homme, un coupable complot.

— S’il y a complot, il doit y avoir trahison ou sédition au moins, dit le bailli. Voulez-vous le cautionner pour quatre cents marcs ?

— Quatre cents marcs pour une vieille robe bleue ! rappelez-vous donc l’acte de 1701, sur le règlement des cautions… Ôtez un chiffre de cette somme, et je consens à lui donner ma garantie pour quarante.

— Eh bien, monsieur Oldbuck, vous savez que tout le monde à Fairport est disposé à vous obliger ; et outre cela, je vous connais pour un homme prudent et qui ne s’exposerait pas plus volontiers à perdre quarante marcs que quatre cents. Ainsi j’accepte votre caution, meo periculo[242]. Que dites-vous encore de cette phrase de loi ? Je l’ai retenue d’un savant conseiller. — Je vous garantis cela, disait-il, meo periculo.

— Et moi je garantis Édie Ochiltree de même, meo periculo, dit Oldbuck. Ainsi faites dresser à votre clerc l’acte de caution, et je vais le signer. »

Lorsque cette affaire fut terminée, l’Antiquaire communiqua à Édie l’heureuse nouvelle qu’il était encore une fois en liberté, en lui conseillant de diriger sa course vers Monkbarns. Il en prit lui-même la route, avec son neveu, après avoir accompli cette bonne œuvre.


CHAPITRE XXXIX.

PROMENADE À MUSSEL-CRAG.


Il est plein de citations érudites, anciennes et modernes.
Shakspeare. Comme vous voudrez.


« Pour l’amour du ciel, Hector, dit l’Antiquaire le lendemain matin à déjeuner, je voudrais bien que vous eussiez égard à nos nerfs, et que vous ne fussiez pas toujours après cette maudite arquebuse.

— Je suis bien fâché de vous ennuyer, monsieur, dit le neveu en continuant de manier son fusil de chasse ; mais c’est un excellent fusil ; il est de Joe Manton, et coûte quarante guinées.

— Un fou est toujours pressé de se défaire de son argent, mon neveu, répondit l’Antiquaire ; je suis bien aise que vous ayez tant de guinées à prodiguer.

— Chacun a son goût, mon oncle ; vous, vous aimez les livres.

— Oui-dà, Hector, et si ma collection était à vous, on la verrait bientôt se disperser et passer chez l’armurier, le maquignon, le dresseur de chiens : Coemptos undique nobiles libros mutare loricis ibericis[243].

— Je ne me servirais pas de vos livres, il est vrai, mon cher oncle, dit le jeune militaire, et vous ferez bien de les laisser en de meilleures mains ; mais n’accusez pas mon cœur des erreurs de ma tête. Je ne me déferais pas d’un cordon qui aurait appartenu à un vieil ami, pour un attelage de chevaux comme celui de lord Glenallan.

— Non, je ne le crois pas, mon garçon, je ne le crois pas, dit l’oncle en s’adoucissant ; je me plais à vous taquiner quelquefois, cela entretient l’esprit de discipline et l’habitude de la subordination… mais vous passez encore votre temps plus doucement ici sous mes ordres que sous ceux de votre capitaine, colonel ou chevalier d’armes, comme dit Milton, et au lieu des Français, continua-t-il retombant dans son humeur satirique, vous n’avez d’ennemis à combattre

que la gens humida ponti[244], — car, comme le dit Virgile,

« Stemunt te somno diversœ in littora phocœ,


ce qu’on pourrait rendre ainsi :

« Les phoques sommeillant attendent au rivage
Du montagnard Hector l’agression sauvage. »


Allons, si vous vous fâchez, j’ai fini : d’ailleurs je vois le vieil Édie dans la cour, et j’ai besoin de lui parler. Au revoir, Hector ; vous rappelez-vous de quelle manière il s’est enfoncé dans la mer, semblable à son maître Protée ? Et se jactu dedit œquor in altum. »

Mac Intyre ayant attendu que la porte fût fermée, s’abandonna à toute l’impatience naturelle à son caractère.

" Mon oncle est le meilleur homme du monde, et dans son genre le plus bienfaisant ; mais plutôt que d’entendre encore parler de ce maudit phoque, comme il lui plaît de l’appeler, je passerais dans un des régimens qui sont en Amérique, et ne le reverrais de ma vie. »

Miss Mac Intyre, que la reconnaissance et l’amitié attachaient à son oncle, et qui aimait passionnément son frère, servait ordinairement de médiatrice dans ces occasions. Elle se hâta d’aller au devant de son oncle avant qu’il entrât dans le parloir.

« Eh bien ! voyons, mademoiselle ma nièce, que veux dire cette figure suppliante ? Junon a-t-elle encore fait quelque malheur ?

— Non, mon oncle, mais c’est le maître de Junon qui redoute de nouvelles plaisanteries au sujet du veau marin. Je vous assure qu’elles le mortifient beaucoup plus que vous n’en avez l’intention ; c’est une faiblesse à lui, j’en conviens, mais aussi vous avez une manière si piquante de tourner les gens en ridicule…

— Eh bien ! ma chère, répondit Oldbuck que ce compliment disposait favorablement, je retiendrai ma satire, et s’il est possible je ne parlerai plus du phoque. Je ne suis pas monitoribus asper[245], mais, Dieu le sait, au contraire le plus doux, le plus paisible, le plus facile des humains, et que sœur, nièce et neveu, mènent comme il leur plaît. »

Après ce petit éloge de sa docilité, Oldbuck entra dans le parloir, et proposa à son neveu une promenade au Mussel-Crag. « J’ai quelques questions à faire à une femme dans la chaumière de Mucklebackit, ajouta-t-il, et je serais bien aise d’avoir avec moi un témoin de bon sens. Ainsi, faute de mieux, Hector, il faut que je me contente de vous.

— Le vieil Édie, ou Caxon, monsieur, ne pourraient-ils pas tenir mieux ma place ? répondit Mac Intyre, que la perspective d’un long tête à tête avec son oncle alarmait un peu.

— Sur ma parole, jeune homme, vous me renvoyez à de jolis compagnons, et je vous suis fort obligé de votre politesse, répondit Oldbuck ; non, monsieur, j’emmènerai avec moi la vieille robe bleue, non pas comme un témoin compétent, puisqu’il est à présent, comme le dit notre ami le bailli Little-John, Dieu bénisse la science ! tanquam suspectus[246], mais vous serez suspicione major[247], comme le veut la loi.

— Je voudrais bien être major, » dit Hector en ne s’arrêtant qu’au dernier mot de la phrase, comme naturellement celui qui devait le plus frapper les oreilles d’un jeune militaire, « mais sans argent et sans crédit, il n’y a guère d’espoir de monter en grade.

— N’importe, vaillant fils de Priam, dit l’Antiquaire, laissez-vous diriger par vos amis et ne désespérez de rien. Venez avec moi en attendant ; vous assisterez à un interrogatoire qui pourra vous être utile s’il vous arrive quelque jour de siéger dans une cour martiale.

— J’ai fait partie de plus d’un conseil de guerre de notre régiment, répondit le capitaine Mac Intyre. Mais, mon oncle, voici une canne neuve que je vous prie d’accepter.

— Bien obligé, bien obligé.

— Je l’ai achetée, monsieur, de notre tambour-major, qui était entré dans notre régiment après avoir appartenu à l’armée du Bengale, lorsqu’elle revint le long de la mer Rouge ; je puis vous assurer qu’elle a été coupée sur les bords de l’Indus.

— Sur ma foi c’est un beau bambou et qui remplacera bien la canne que le pho… diable ! qu’allais-je dire là ? »

L’Antiquaire, accompagné de son neveu et du mendiant, prit alors la route de Mussel-Crag par les sables. Le premier était dans la meilleure disposition du monde à communiquer ses lumières à ses compagnons, et le second, sous l’impression des bontés passées de son oncle, et non sans espoir de quelques nouvelles faveurs, l’écoutait avec une attention fort décente. L’oncle et le neveu marchaient ensemble, le mendiant à un ou deux pas derrière eux, et assez près pour que son patron pût lui parler en inclinant légèrement la tête sans avoir la peine de la retourner tout-à-fait. Pétrie, dans son Essai sur la bonne Éducation, dédié aux magistrats d’Édimbourg, d’après sa propre expérience comme précepteur dans une famille de distinction, recommande cette attitude à tous les hommes de haut rang et aux précepteurs, dépendans et inférieurs de tous genres. Ainsi escorté, l’Antiquaire poursuivait sa route, tout plein de l’importance de son savoir, et se tournant tantôt à bâbord, tantôt à tribord, pour en lâcher une bordée à ses compagnons.

« Ainsi vous croyez, dit-il au mendiant, que cette trouvaille, cette arca auri, suivant Plaute, n’aidera pas beaucoup sir Arthur dans ses besoins.

— Il faudrait qu’il en pût trouver dix fois autant, dit le mendiant, et c’est de quoi je doute fort. J’ai entendu parler de cela à Puggie Orrock et à cet autre gueux d’officier du shérif, et les choses vont mal quand les gens de leur espèce peuvent parler si crûment des affaires d’un gentilhomme. Je crains fort que sir Arthur ne soit bientôt mis pour dettes entre quatre murailles, à moins qu’il n’obtienne un secours prompt et solide.

— Vous parlez comme un ignorant, dit l’Antiquaire. — Mon neveu, c’est une chose remarquable que dans cet heureux pays aucun homme ne puisse être légalement emprisonné pour dettes.

— En vérité, monsieur ? dit Mac Intyre ; je ne me doutais pas de cela. Cette partie de nos lois conviendrait beaucoup à quelques uns de nos officiers.

— Et si on n’enferme pas pour dettes, dit Ochiltree, qu’est-ce qui peut donc engager tant de pauvres gens à rester dans la prison de Fairport ? Ils disent tous qu’ils y ont été mis par leurs créanciers. Parbleu ! s’ils y restent volontairement, il faut qu’ils s’y plaisent plus que moi.

— C’est une observation très naturelle, Édie, et que plusieurs de vos supérieurs feraient de même, mais elle est fondée entièrement sur l’ignorance du système féodal. Hector, ayez la bonté d’écouter, à moins que vous ne cherchiez un autre… Hem… vous m’entendez. (Hector, qui comprit cette allusion, s’efforça de donner toute son attention.) Et vous aussi, Édie, cela peut vous être utile, rerum cognoscere causas. La nature et l’origine d’un mandat de capture est une chose haud alienum à Scœvolœ studiis[248]. Vous devez savoir encore une fois que personne ne peut être arrêté pour dettes en Écosse.

— Je ne suis pas fort intéressé là-dedans, Monkbarns, car personne ne voudrait faire crédit d’une obole à un pauvre mendiant.

— Paix donc, bonhomme ! Cependant, comme il fallait une compulsion au paiement auquel le débiteur a naturellement de la répugnance, selon que j’ai trop lieu d’en être convaincu par ma propre expérience, nous avions des lettres de quatre formes : c’était d’abord une invitation polie par laquelle, au nom de notre souverain seigneur le roi, qui s’intéresse comme doit le faire un monarque au règlement des affaires de ses sujets, on employait d’abord des exhortations indulgentes ; ensuite venaient des lettres contenant des injonctions plus sévères, des sommations plus rigoureuses… Que voyez-vous donc de si extraordinaire à cet oiseau, Hector ? ce n’est qu’une mouette de mer.

— C’est un pictarnie[249], monsieur, dit Édie.

— Eh bien, quand ce serait, qu’est-ce que cela fait à présent ? Mais je vois que vous êtes impatient, je laisserai donc de côté les lettres de quatre formes, et j’arriverai au moyen moderne de diligence. Vous supposez maintenant qu’un homme est mis en prison pour ne pouvoir payer sa dette ? Il en est tout autrement ; la vérité est que c’est le roi qui a la bonté d’intervenir à la requête d’un créancier, et d’envoyer au débiteur son ordre royal d’avoir à le satisfaire dans l’espace d’un temps donné, quinze jours par exemple, ou six, plus ou moins suivant le cas. Eh bien ! si l’homme résiste et désobéit, que s’ensuit-il ? il est légalement et formellement déclaré rebelle envers notre gracieux souverain aux ordres duquel il a désobéi, et cela par trois fois, au son du cor, sur la place du marché d’Édimbourg, capitale de l’Écosse. Ensuite il est légalement emprisonné, non pas à cause de sa dette civile, mais pour le mépris qu’il a fait du mandat royal. Que dites-vous à cela, Hector ? voilà quelque chose de nouveau pour vous.

— Non, mon oncle ; mais si je manque d’argent pour payer mes dettes, je serai plus obligé au roi de m’en envoyer que de me déclarer rebelle à cause de mon impuissance d’obéir.

— Votre éducation ne vous a pas mis à portée de réfléchir sur ces matières, dit son oncle ; vous êtes incapable d’apprécier la délicatesse de cette loi ingénieuse et la manière dont elle sait concilier la rigueur, que pour la protection du commerce, on est obligé d’exercer envers les débiteurs réfractaires, avec le respect le plus scrupuleux pour la liberté du sujet.

— Je ne sais pas, monsieur, reprit le neveu dont les lumières ne s’étendaient pas si loin ; mais s’il faut qu’un homme paie sa dette ou qu’il aille en prison, peu lui importe, ce me semble, qu’il soit conduit comme rebelle ou comme débiteur. Mais vous dites que l’ordre du roi accorde un délai de quelques jours ; ma foi, si j’étais dans ce mauvais pas, je battrais en retraite, et je laisserais le roi et le créancier s’arranger entre eux avant d’en venir à cette extrémité.

— Et moi aussi, dit Édie, je leur donnerais certainement la caution de mes jambes.

— Cela est bon, dit Monkbarns ; mais avec ceux que la loi soupçonne de vouloir se soustraire ainsi à ses arrêts, elle procède par des moyens plus expéditifs et moins cérémonieux, et les traite comme des personnes indignes de son indulgence et de sa patience.

— Je comprends cela, dit Édie ; c’est sans doute ce qu’on appelle des mandats de fuite, j’en sais quelque chose. Ils ont aussi dans le sud des mandats ; ce sont des mesures assez violentes. J’ai été arrêté une fois à la foire Saint-James, et renfermé dans la vieille église de Kelso, un jour et une nuit, et c’est, je vous assure, un endroit bien sombre et bien froid. Mais quelle est cette femme avec sa hotte sur le dos ? c’est la pauvre Maggie elle-même, je crois. »

C’était elle en effet. Si le sentiment de la perte qu’elle avait faite n’était pas affaibli chez cette femme, il était du moins combattu par la nécessité de s’occuper des moyens de nourrir sa famille, et elle salua Oldbuck d’un ton qui offrait le mélange bizarre des sollicitations pressantes qu’elle adressait habituellement à ses pratiques, et des plaintes que lui arrachait son malheur récent.

« Comment vous portez-vous aujourd’hui, Monkbarns. Je n’ai pourtant pas encore eu le cœur d’aller remercier Votre Honneur de la grâce qu’il fit au pauvre Steenie en portant sa tête jusqu’à son tombeau ; le pauvre enfant ! » Ici les larmes lui vinrent aux yeux, et elle les essuya avec le coin de son tablier bleu. « Cependant la pêche n’a pas été trop mauvaise, quoique mon homme n’ait pas encore eu le courage de retourner à la mer… J’aurais bien envie de lui dire que ça lui ferait du bien de se remettre à l’ouvrage, mais je crains presque de lui parler ; et c’est bien singulier d’entendre une de nous dire cela à propos d’un homme. C’est égal, j’ai aujourd’hui de petites merluches excellentes, et je les donnerais pour trois schellings la douzaine, car je ne me sens pas le cœur à bien vendre aujourd’hui : il faudra que je prenne ce que quelque bonne âme voudra m’offrir, sans marchander ni disputer.

— Que ferons-nous, Hector ? dit Oldbuck en s’arrêtant : je suis tombé en disgrâce, un jour, avec mes femelles pour un mauvais marché de poisson que je m’étais avisé de faire ; ces animaux maritimes, Hector, portent malheur à notre famille.

— Bah, monsieur ! et que voudriez-vous faire ? Donnez à la pauvre Maggie ce qu’elle vous demande, ou permettez-moi d’envoyer aujourd’hui un plat de poisson à Monkbarns. »

Et il lui présenta l’argent ; mais Maggie retira sa main… « Non, non, capitaine, on voit bien que vous êtes jeune, et prodigue de votre argent… Il ne faut jamais prendre une marchande de poisson à son premier mot ; et ma foi, je pense que je ferai bien d’aller trouver la vieille femme de charge à Monkbarns, et peut-être miss Grizzel aussi me donnera-t-elle quelque chose… Je ne serai pas fâchée non plus de voir ce que devient cette petite Jenny Rintherout. C’est une créature bien délicate ; on m’a dit qu’elle était malade ; la pauvre folle ! elle se sera chagrinée au sujet de Steenie, comme si mon pauvre garçon eût jamais détourné la tête pour regarder une fille comme elle… Allons, Monkbarns, vous êtes sûr d’avoir de bonnes merluches, quoiqu’on ne m’en donne pas grand’chose chez vous, et je verrai si vous aurez besoin de crappitheads[250] aujourd’hui. »

Et elle se remit à marcher avec son fardeau, ses pensées étant alternativement partagées entre sa douleur, sa reconnaissance pour la compassion que ses supérieurs lui témoignaient, et cet amour de trafic et de gain, attaché au métier qu’elle faisait.

« À présent que nous sommes devant la porte de la chaumière, dit le mendiant, je voudrais savoir, Monkbarns, pourquoi vous vous êtes embarrassé de moi tout ce temps. Je vous dis franchement que je n’ai aucun plaisir à aller là. Je n’aime pas ce qui me rappelle que j’ai vu la jeunesse tomber à côté de moi, et que je suis resté seul comme un vieux tronc inutile qui a conservé à peine une feuille verte.

— La vieille grand’mère, dit Oldbuck, vous a envoyé porter un message au comte de Glenallan, n’est-il pas vrai ?

— Oui-dà ! dit le mendiant surpris ; comment êtes-vous venu à savoir cela ?

— Lord Glenallan me l’a dit lui-même, répondit l’Antiquaire ; ainsi il n’y a pas de délation, de violation de confiance de votre part ; et comme il souhaite que je prenne par écrit sa déclaration sur une affaire de famille importante qui le concerne, je vous ai amené avec moi, parce que dans l’état où elle est, et avec ce mélange d’enfance et de lueurs de raison, il est possible que votre voix et votre aspect réveillent en elle une suite de souvenirs que je n’aurais pas moi-même le moyen d’exciter. L’esprit humain… Que faites-vous donc, Hector ?

— Je siffle ma chienne, monsieur, répliqua le capitaine ; elle s’écarte toujours trop loin… Je savais bien que je vous serais un compagnon importun.

— Pas du tout, pas du tout, reprit Oldbuck continuant sa dissertation ; il faut traiter l’esprit humain comme un écheveau de soie mêlé, dans lequel il faut soigneusement s’assurer d’un bout avant de pouvoir espérer à parvenir à le débrouiller.

— Je ne sais rien à ce sujet, dit le mendiant ; mais si elle est toujours ma vieille connaissance d’autrefois, ou qu’elle y ressemble encore, il pourra se faire que ce soit elle qui nous embrouille. C’est une chose terrible que de la voir et de l’entendre, quand elle se met à agiter ses bras et à parler son anglais, ni plus ni moins que si c’était un livre imprimé… Elle peut être la vieille femme d’un pêcheur, mais cela n’empêche pas qu’elle n’ait reçu une grande éducation, et elle avait vu beaucoup de monde avant de se marier, comme elle le fit, un peu au dessous de son état. Elle est plus âgée que moi d’une vingtaine d’années, mais je me rappelle bien qu’on fit autant de bruit, dans le temps, de son mariage disproportionné avec Simon Mucklebackit, que si elle avait appartenu à la classe des gentilshommes. Cependant elle revint en faveur après être tombée en disgrâce, puis y retomba encore, comme je l’ai entendu dire à son fils quand il était encore enfant. Il paraît qu’ils reçurent beaucoup d’argent quand ils quittèrent les terres de la comtesse pour s’établir ici, mais depuis lors rien ne leur a réussi. Quoi qu’il en soit, c’est une femme qui en sait long, et, si elle s’en prend à son anglais, comme je l’ai entendue faire quelquefois, il est possible qu’elle nous embarrasse. »


CHAPITRE XL.

MORT SANS CONFESSION.


Le cours de la vie dans une aussi extrême vieillesse est imperceptible et silencieux ; il fuit aussi lentement que la marée qui abandonne par degré ce navire échoué sur la plage. Dernièrement il se balançait encore gaîment à la moindre impulsion qu’il recevait du vent ou des flots : mais maintenant sa quille est ancrée dans le sable, son mât forme vers le ciel un angle immobile ; chaque vague en se retirant l’agite d’un mouvement plus faible, jusqu’à ce qu’enfin, enseveli dans le sable, il y demeure inutile et impassible.
Vieille comédie.


Au moment où l’Antiquaire levait le loquet de la porte, il fut surpris d’entendre la voix aigre et tremblotante d’Elspeth chanter une vieille ballade sur un air plaintif et bizarre :


« Le hareng aime un clair de lune ;
Il faut du vent au maquereau ;
Du jour l’huître aime le flambeau ;
Son origine est moins commune. »


Diligent à recueillir tous ces fragmens anciens de poésies populaires, son pied s’arrêta sur le seuil, tant que son oreille fut ainsi occupée, et il mit la main comme par instinct sur son livre de notes et sur son crayon. De temps en temps la vieille femme avait l’air de parler à ses enfans. « chut, chut ! mes petits, et je vous en chanterai une qui sera plus jolie que celle-là…


« Or, taisez vous, hommes et femmes ;
Écoutez bien, petits et grands :
Je vais célébrer dans mes chants
L’illustre chef des Glenallans,
Dont le cœur seul valait mille âmes
Lorsqu’il combattait dans les champs
De Harlaw, aux exploits sanglans.
Le coronach s’est fait entendre
Sur les bords attristés du Don,
Et de la montagne au vallon
Le bruit sinistre a pu descendre. »


« Je ne me rappelle pas bien le verset qui suit : la mémoire me manque, et mon esprit est troublé par d’étranges pensées. Que Dieu nous préserve de la tentation ! »

Ici sa voix s’éteignit, et on n’entendit plus qu’un murmure confus.

« C’est une ballade historique, dit Oldbuck avec vivacité ; sans doute, un fragment intact et véritable des anciens ménestrels… Percy en admirerait la simplicité… Ritson ne pourrait en attaquer l’authenticité…

— Oui, mais c’est une triste chose, dit Ochiltree, de voir la nature humaine réduite à ce degré d’affaiblissement, qui lui fait chanter de vieilles chansons semblables, après une perte comme la sienne.

— Chut, chut ! dit l’Antiquaire, elle a retrouvé le fil de son histoire ; » et pendant qu’il parlait, la vieille recommença à chanter :


« Ils sellèrent cent coursiers blancs,
À cent noirs ils mirent la bride,
Et des chaperons différens
Du cheval aux bonds étonnans
Paraient la tête, quand son guide,
Entre ses pompeux ornemens,
Avait un beau chafron livide. »


« Chafron ! dit l’Antiquaire, le mot est peut-être chevron ; il vaut seul un dollar, » et il continua d’écrire sur son livre rouge.


« Ils galopent un mille ou deux ;
Puis Donald vient fondre sur eux,
Escorté de vingt mille braves.
Libres et non de vils esclaves ;
Leurs écharpes flottaient au vent ;
Aux rayons du soleil levant
Brillait le glaive étincelant,
Tandis que l’aigre cornemuse
Faisait ouïr de rang en rang
Son harmonie âpre et confuse.
Le comte sur ses étriers
Se dressa pour voir ses guerriers
Arrivés du haut des montagnes.
« Ah ! dit-il, pour nos cavaliers
Je crains un peu dans ces campagnes.
Noble écuyer, que ferais-tu
Près du palefroi de ton maître,
Si pour lui tu pouvais paraître :

Si, par le péril abattu,
Tu tournais bride comme un traître ?
Fuir serait d’un lâche peut-être ;
Combattre est courir à la mort :
Que ferais-tu donc Roland Cheyne,
Si tu t’avançais dans l’arène,
Occupant ma place et mon sort ? »


« Il faut que vous sachiez, mes enfans, que ce Roland Cheyne, toute vieille et pauvre que vous me voyez, assise là dans un coin de la cheminée, était pourtant mon aïeul ; et c’était un terrible homme un jour de combat, surtout après que le comte eut péri, car il se blâma du conseil qu’il lui avait donné de combattre avant que Mar fût arrivé avec Mearns-Aberdees et Angus. »

Sa voix devint plus forte et s’anima en récitant le conseil belliqueux de son aïeul :


« Si j’étais aujourd’hui le comte Glenallan,
Et que vous fussiez Roland Cheyne,
Du coursier l’éperon saurait percer le flanc,
Et sur ses crins, dans mon élan.
Je laisserais flotter la double rêne.
Que m’importe leur nombre et leurs glaives dressés ?
Contre nous dix fois dix ils s’avancent pressés ;
Mais une écharpe est leur seule défense,
Et nous avons une armure d’acier.
Déjà mon superbe coursier
A parcouru leurs rangs avec cette assurance
Qu’il montre à fouler les marais.
Le sang qui coule dans nos veines,
Loin de se démentir, appelle de hauts faits ;
Et ces montagnards écossais,
Nous les attendons dans nos plaines. »


« Entendez-vous cela, mon neveu ? dit Oldbuck ; vous voyez que les guerriers de la plaine n’avaient pas autrefois beaucoup de respect pour vos ancêtres galliques.

— J’entends, dit Hector, une vieille femme imbécile chanter une vieille chanson qui n’a pas plus de sens qu’elle. Je suis vraiment surpris, monsieur, que vous qui ne vouliez pas écouter les chants d’Ossian sur Selma, vous puissiez faire attention à quelque chose de si pitoyable. Je vous déclare que je n’ai jamais entendu de ces ballades qu’on crie à un sou qui ne vaillent mieux que celle-là ; vous n’en trouverez pas une aussi mauvaise dans le répertoire d’aucun colporteur du pays. Je serais honteux de penser que d’aussi misérables rimes pussent porter la moindre atteinte à l’honneur des montagnards. » Il prononça ces mots en secouant la tête d’un air d’indignation et de mépris.

La vieille femme avait apparemment entendu le son de leur voix, car, cessant de chanter, elle dit tout haut : « Entrez, entrez, messieurs ; la bonne amitié ne s’arrêta jamais sur le seuil de la porte. »

Ils entrèrent, et trouvèrent, à leur grande surprise, Elspeth seule assise près du foyer ; sa figure cadavéreuse offrait la personnification de la vieillesse, telle qu’elle est représentée dans la chanson du chasseur sur le hibou, couverte de rides, décharnée, hideuse, les yeux obscurcis, la peau décolorée et dans un état d’engourdissement et de stupeur.

« Ils sont sortis, dit-elle, quand ils entrèrent ; mais si vous voulez vous reposer un moment, quelqu’un va rentrer. Si vous avez affaire à ma belle-fille, ou à mon fils, ils seront ici bientôt ; je ne parle jamais d’affaires moi-même. Enfans, apportez des sièges… Les enfans sont tous sortis, je crois ? » Regardant autour d’elle : « Je cherchais à les faire tenir tranquilles un moment, mais ils se seront échappés sans que je m’en sois aperçue. Asseyez-vous, messieurs, ils vont rentrer. » Sa main quitta alors son fuseau, elle le fit rouler sur le plancher, et bientôt sembla exclusivement occupée à en régler le mouvement, également indifférente au rang des étrangers et à l’affaire qui pouvait les amener, et paraissant même ne pas s’apercevoir de leur présence.

« Je voudrais, dit Oldbuck, qu’elle reprit son chant, et achevât cette ancienne romance historique. J’ai toujours soupçonné qu’il y avait eu une escarmouche de cavalerie avant la véritable bataille d’Harlaw.

— Sous le bon plaisir de Votre Honneur, dit Édie, ne feriez-vous pas mieux de vous occuper de l’affaire qui nous amène ici ? je m’engage à vous procurer cette romance quelque autre jour.

— Je crois que vous avez raison, Édie : do manus. Je me soumets. Mais comment nous y prendrons-nous ? La voilà devant nous, offrant l’image complète de l’imbécillité. Parlez-lui, Édie. Voyez si vous pouvez lui rappeler qu’elle vous a envoyé au château de Glenallan. »

Édie se leva, et, traversant la chambre, se plaça dans la même position qu’il avait occupée pendant sa première conversation avec elle. « Je suis bien aise de vous voir aussi bien portante, ma commère, d’autant plus que le malheur vous a visitée depuis que je ne suis venu sous votre toit.

— Oui, » dit Elspeth, mais plutôt d’après une idée vague et générale de malheur que par le souvenir précis de celui qui était arrivé. « Il y a eu de l’affliction parmi nous depuis peu. Je ne sais pas comment ceux qui sont plus jeunes la supportent, mais je la supporte mal. Je ne puis entendre siffler le vent ou mugir la mer que je ne croie voir la barque couler à fond et quelqu’un des nôtres se débattant contre les vagues ! Ah ! messieurs, quels rêves fatigans on fait dans cet assoupissement qui n’est ni veille ni sommeil, et avant de s’endormir tout de bon de ce long sommeil qui n’est plus troublé. Il y a des fois où je crois presque que mon fils ou mon petit-fils Steenie est mort, et que j’ai vu les funérailles. N’est-ce pas un rêve étrange pour une vieille créature comme moi ? Quelle apparence qu’aucun d’eux mourût avant moi ? Ce n’est pas dans le cours de la nature, vous savez.

— Je crois que vous ne tirerez pas grand’chose de cette vieille femme imbécile, » dit Hector, qui nourrissait peut-être contre elle quelque aversion à cause du mépris avec lequel sa romance traitait ses compatriotes. « Je crois que vous en tirerez bien peu de chose, messieurs, et que c’est perdre notre temps que de rester là à écouter son radotage.

— Hector, dit l’Antiquaire avec indignation, si vous ne respectez pas ses malheurs, respectez du moins son âge et ses cheveux gris. C’est là le dernier période de l’existence, si bien décrit par le poète latin :


.......... Omni
Membrorum damno major dementia, quæ nec
Nomina servorum, nec vultus agnoscit amici
Cum quo præterita cœnavit nocte, nec illos
Quos genuit, quos eduxit[251].


« C’est là du latin, » dit Elspeth s’animant et paraissant écouter les vers que l’Antiquaire déclamait avec beaucoup d’emphase, « c’est du latin ! » et jetant un regard effaré autour d’elle, « un prêtre existe-t-il donc ici ?

— Vous voyez, mon neveu, que sa compréhension relativement à ce beau passage est presque égale à la vôtre.

— J’espère, monsieur, que vous m’accorderez d’avoir compris aussi bien qu’elle que c’était du latin ?

— Ma foi, quant à cela… Mais voyons, elle va parler.

— Je ne veux pas de prêtre, je n’en veux pas, répéta la vieille avec une violence impuissante ; je veux mourir comme j’ai vécu. Nul ne pourra dire que j’aie trahi ma maîtresse, fût-ce même pour sauver mon âme.

— Voilà qui montre une mauvaise conscience, dit le mendiant. Je voudrais qu’elle se déchargeât le cœur, ne fût-ce que pour son propre repos. » Et il revint à la charge avec elle.

« Eh bien, la bonne mère, j’ai porté votre message au comte.

— À quel comte ? je ne connais pas de comte. J’ai connu autrefois une comtesse, et plût au ciel que je ne l’eusse jamais vue, car cette connaissance amena chez moi (elle sembla compter sur ses doigts décharnés tout en parlant), d’abord l’orgueil, puis la malice, puis la vengeance, puis le faux témoignage ; et le meurtre, quoiqu’il ne soit pas entré, les suivait pourtant derrière la porte. N’était-ce pas là d’agréables hôtes pour venir se loger dans le cœur d’une femme ? Sur ma foi, il n’y manquait pas de compagnie.

— Mais, ma commère, continua le mendiant, ce n’est pas de la comtesse de Glenallan que je voulais parler, mais de son fils, qu’on appelait le lord Geraldin.

— Je m’en souviens maintenant, dit-elle ; je ne l’ai pas vu depuis long-temps, et nous eûmes la dernière fois une longue conversation ensemble. Eh mon Dieu ! le jeune et beau seigneur est devenu aussi vieux et aussi cassé que moi. Le chagrin, les peines du cœur, et l’opposition qui vient traverser un amour sincère, tout cela a un terrible effet sur les jeunes gens ; mais cela ne regardait-il pas sa mère ? Nous n’étions là que pour lui obéir, comme vous savez. Personne, j’en suis sûre, ne peut me blâmer. L’un n’était pas mon fils, et l’autre était ma maîtresse. Vous savez ce que dit le couplet ; j’ai presque oublié comment on chante maintenant, ou bien cet air est sorti de ma vieille tête :


« Ne méprisons pas notre mère ;
Je puis retrouver des amours ;
Mais une mère dans la bière,
Hélas ! est perdue à toujours. »


« Puis il n’appartenait qu’à moitié à la famille, et elle était, après tout, elle, le pur sang des Glenallan. Non non, je ne dois pas regretter ce que j’ai fait et ce que j’ai souffert pour la comtesse Joscelinde ; non, non, je ne le regrette pas.

— J’ai entendu dire, reprit le mendiant en se réglant sur ce qu’Oldbuck lui avait appris de la famille de Glenallan ; j’ai entendu dire, commère, que quelque mauvaise langue s’était mêlée des affaires de lord Geraldin et de sa jeune fiancée.

— Une mauvaise langue ? dit-elle vivement d’un air alarmé : qu’avait-elle à craindre d’une mauvaise langue ? elle était assez bonne et assez belle pour n’en rien redouter ; au moins, c’est ce que tout le monde disait : ah ! si elle-même se fût gardée d’exercer sa langue sur d’autres gens, elle pourrait vivre encore aujourd’hui, heureuse et grande dame, en dépit de tout.

~ Mais j’ai entendu dire, bonne mère, continua Ochiltree, que le bruit s’était répandu dans le pays qu’ils étaient un peu trop proches parens pour se marier.

— Qui ose parler de cela ? dit la vieille femme brusquement : qui ose dire qu’ils étaient mariés ? qui en sait quelque chose ? ce n’est pas la comtesse, ce n’est pas moi ! S’ils se marièrent secrètement, ils furent séparés de même. Ils burent eux-mêmes la coupe d’imposture qu’ils avaient préparée.

— Non, misérable vieille, s’écria Oldbuck qui ne put garder plus long-temps le silence ; ils burent le poison que vous et votre criminelle maîtresse leur aviez préparé.

— Ah ! ah ! répliqua-t-elle, j’avais toujours pensé que cela en viendrait là ; mais je n’ai qu’à garder le silence pendant qu’on m’examinera. Il n’y a plus de torture de nos jours ; et quand même, qu’ils me déchirent s’ils veulent, ce n’est pas la bouche du vassal qui trahira celui dont il a mangé le pain.

— Parlez-lui, Édie, dit l’Antiquaire, elle connaît votre voix, et y répond mieux.

— Nous n’en tirerons plus rien, dit Ochiltree, car quand elle se tient comme cela les bras croisés, on dit qu’elle est souvent des semaines entières sans parler. D’ailleurs, il me semble remarquer un grand changement dans ses traits depuis que nous sommes entrés. Cependant je vais encore essayer pour satisfaire Votre Honneur.

« Ainsi donc, commère, vous ne pouvez vous mettre dans l’esprit que votre ancienne maîtresse, la comtesse Joscelinde, soit partie de ce monde ?

— Partie ! s’écria-t-elle, car le nom de la comtesse ne manquait jamais son effet sur elle ; alors nous devons tous la suivre, il faut que tout le monde soit à cheval quand elle est en selle. Dites-leur d’avertir le lord Geraldin que nous allons devant. Apportez-moi ma coiffe et mon écharpe : vous n’imaginez pas que je vais monter en carrosse avec milady, les cheveux dans un tel désordre.

Elle leva ses bras décharnés, et fit le mouvement d’une femme qui arrange son manteau au moment de sortir, puis elle les laissa retomber lentement et avec roideur ; et cette même idée de voyage flottant toujours dans son esprit, elle continua d’un ton bref et entrecoupé : « Appelez miss Neville. Que voulez-vous dire avec votre lady Geraldin ? Éveline Neville, je dis, et non lady Geraldin ; il n’y a pas de lady Geraldin ; dites-lui bien cela, et recommandez-lui de changer ses vêtemens mouillés et de ne pas montrer un visage si pâle. Qui parle d’un enfant ? que ferait-elle d’un enfant ? les filles n’en ont pas, j’espère ? Theresa, Theresa, milady nous appelle ; apportez une lumière, le grand escalier est aussi sombre qu’une nuit d’hiver. — J’y vais, j’y vais, milady. » En achevant ces mots, elle se renversa sur son siège, et de là tomba tout de son long sur le plancher.

Édie accourut pour la soutenir, mais à peine l’eut-il tenue dans ses bras, qu’il dit : « Tout est fini ! elle a passé en prononçant ce dernier mot.

— C’est impossible, » dit Oldbuck, qui s’avança à la hâte, ainsi que son neveu. Mais rien n’était plus vrai. Elle avait expiré avec le dernier mot qu’avait proféré sa bouche, et il ne restait plus devant eux que les dépouilles mortelles d’une créature qui avait longtemps lutté contre le remords secret d’un crime caché, joint à tous les maux de la vieillesse et de la pauvreté.

« Dieu veuille qu’elle soit allée dans un lieu plus tranquille, dit Édie en regardant ce corps inanimé. Oh ! il fallait qu’il y eût quelque chose qui lui pesât bien terriblement sur le cœur ; j’ai vu mourir bien du monde, tant sur le champ de bataille que dans leur lit, mais jamais je n’ai été témoin d’une mort aussi effrayante que la sienne.

— Il faut appeler les voisins, dit Oldbuck quand il fut un peu revenu de son étonnement et de son horreur, et annoncer ce surcroît de malheur. Je regrette qu’on n’ait pu l’amener à une confession ; et, quoique ce soit une chose bien moins importante, j’aurais voulu pouvoir transcrire ce fragment de poésie : mais la volonté de Dieu soit faite ! »

Ils quittèrent donc la chaumière, et répandirent cette nouvelle dans le hameau, dont les matrones se hâtèrent d’accourir pour arranger les membres et garder le corps de celle qui pouvait être considérée comme la doyenne de leur communauté. Oldbuck promit d’assister aux funérailles.

« Votre Honneur, dit Alison Breck, qui était la plus âgée après la défunte, devrait bien nous envoyer quelque chose pour nous soutenir pendant la veillée funèbre, car tout le genièvre de ce pauvre homme de Sauuders a été bu aux funérailles de Steenie, et on ne trouvera pas grand monde qui veuille rester près du corps le gosier sec. Elspeth était une savante dans son jeune temps, mais on a toujours eu d’étranges soupçons sur elle. On ne doit pas parler mal de son prochain, encore moins d’une commère et d’une voisine. Mais on fait courir de singuliers bruits au sujet d’une jeune dame et d’un enfant, avant qu’elle quittât le Craigburnsfoot, et sur ma foi, ce sera une pauvre veillée que la sienne, si Votre Honneur ne nous envoie pas quelque chose pour nous mettre en train.

— Vous aurez du whisky, dit Oldbuck, d’autant plus que vous avez conservé cette ancienne coutume de veiller les morts. Vous remarquerez, Hector, que l’origine de ce mot est purement teutonique, quoiqu’on l’ait changé et corrompu dans les temps modernes.

— Je crois, dit Hector en lui-même, que mon oncle donnerait son domaine de Monkbarns à quelqu’un qui viendrait le lui demander en pur teutonique. Il est bien certain que ces vieilles femmes n’auraient pas obtenu une goutte de whisky, si leur vieille présidente ne l’avait demandé pour l’usage de cette ancienne coutume. »

Pendant qu’Oldbuck donnait d’autres ordres, et promettait son assistance, un domestique de sir Arthur arriva au grand galop le long des sables, et arrêta son cheval quand il vit l’Antiquaire. Des choses très sérieuses, disait-il, venaient de se passer au château ; il ne pouvait, ou ne voulait pas dire de quel genre, et miss Wardour l’avait dépêché à Monkbarns pour prier M. Oldbuck d’aller les trouver sans délai.

« J’ai bien peur, dit l’Antiquaire, que les choses aussi n’en soient venues là à l’extrémité ! que ferai-je ?

— Il n’y a qu’un parti à prendre, monsieur, s’écria Hector avec l’impatience qui le caractérisait ; montez sur le cheval et tournez la bride du côté de Knockwinnock, vous serez au château dans dix minutes.

— C’est un très bon cheval, monsieur, dit le domestique en mettant pied à terre pour ajuster la sangle et les étriers, seulement il regimbe un peu quand il sent le poids du cavalier.

— Et il ne tarderait pas à s’en débarrasser en me jetant par terre, dit l’Antiquaire. Comment diable ! mon neveu, êtes-vous las de moi, ou supposez-vous que je le sois de la vie, pour vouloir me faire monter sur le dos d’un semblable Bucéphale ? Non, non, mon ami ; si je dois aller aujourd’hui à Knockwinnock, ce sera tranquillement sur mes jambes, ce que je vais entreprendre de faire le plus promptement possible ; le capitaine Mac Intyre peut monter ce cheval lui-même, s’il veut.

— Je n’ai guère l’espoir de leur être utile, mon oncle, mais je ne puis songer à leur malheur sans désirer de leur montrer toute la part que j’y prends ; ainsi je vais partir en avant et leur annoncer votre arrivée… Je vous demanderai vos éperons, mon ami.

— Vous n’en aurez guère besoin, monsieur, dit le domestique en les détachant et les ajustant aux bottes du capitaine Mac Intyre. Il a l’allure assez franche. »

Oldbuck demeura confondu de ce dernier trait de témérité. « Êtes-vous fou, Hector, s’écria-t-il, ou avez-vous oublié ce qui est dit par Quintus Curtius, qu’en qualité de soldat, vous devriez au moins connaître, Nobilis equus umbra quidem virgœ regitur ; ignavus ne calcari quidem excitari potest[252], ce qui montre clairement que les éperons sont toujours inutiles, et j’ajouterai, la plupart du temps dangereux. »

Mais Hector qui, sur un tel sujet, ne s’embarrassait guère de l’opinion de Quintus Curtius, ni même de celle de l’Antiquaire, répondit étourdiment : « N’ayez pas peur, monsieur, n’ayez pas peur. »


« À ces mots il lâcha la bride à son coursier,
Et l’éperon sanglant aussitôt l’aiguillonne ;
Comme un trait il s’élance, intrépide guerrier,
Il dévore la route et n’écoute personne. »


« Les voilà partis, et ma foi ils font bien la paire, dit Oldbuck en les regardant courir. Un cheval emporté et un jeune fou, les deux créatures les plus indomptables de la chrétienté ! et tout cela pour arriver une demi-heure plus tôt dans un endroit où personne n’a besoin de lui, car je doute que notre étourdi cavalier puisse quelque chose aux peines de sir Arthur. Ceci doit être le résultat de la friponnerie de Dousterswivel pour lequel sir Arthur a tant fait, et je ne puis m’empêcher de remarquer ici que la maxime de Tacite peut s’appliquer à quelques naturels : Beneficia eo usque lœta sunt, dum videntur exsolvi posse ; ubi multum antevenere, pro gratia odium redditur[253] ; d’où un homme sage peut se trouver averti de ne pas en obliger un autre au delà des moyens que celui-ci a de s’acquitter, de peur que son débiteur ne lui fasse aussi banqueroute de la reconnaissance. » Tout en se répétant à lui-même de semblables sentences de philosophie cynique, notre Antiquaire continuait de marcher le long des sables vers le château de Knockwinnock. Mais il faudra que nous l’y devancions pour expliquer les motifs qui y faisaient désirer si impatiemment sa présence.


CHAPITRE XLI.

LE RÉVEIL DES ILLUSIONS.


Ainsi, tandis que la poule dont nous parle la fable était couchée sur ses œufs d’or, le cruel enfant, impatient de la détruire, se glisse près de son nid solitaire, la saisit d’une main avide et barbare, et bientôt de ses visions dorées il ne reste plus qu’un oiseau mourant dont les ailes palpitantes cessent de se débattre, et dont le dernier cri s’est fait entendre.
Les Amours des plantes marines.


Du moment où sir Arthur s’était trouvé possesseur du trésor découvert dans la tombe de Misticot, l’état de son esprit avait semblé tenir plus de l’extase que du sens commun. Sa fille même avait craint sérieusement plus d’une fois qu’il ne perdît la tête ; car, plein de la conviction qu’il avait le moyen de s’assurer la possession de richesses sans bornes, son langage et sa conduite étaient ceux d’un homme qui a trouvé la pierre philosophale. Il parla d’acheter des biens voisins des siens, qui l’auraient conduit d’un bout à l’autre de l’île, comme s’il eût été décidé à ne pouvoir souffrir d’autre voisin que la mer. Il avait écrit à un architecte célèbre, sur le projet qu’il avait de faire reconstruire le château de ses ancêtres sur un plan dont la magnificence aurait rivalisé avec celui de Windsor, et se proposait de faire dessiner le parc d’une manière qui y aurait répondu. Déjà il voyait en imagination ses vestibules remplis d’une foule de valets à livrée, etc. ; car à quoi ne peut aspirer le possesseur de richesses illimitées ? la couronne d’un marquis ou peut-être d’un duc étincelait déjà devant ses yeux. À quels partis sa fille ne pouvait-elle pas prétendre ! une alliance avec le sang royal n’allait même pas au delà de ses espérances ; son fils était déjà général, et quant à lui, il devenait tout ce que les rêveries les plus extravagantes de l’ambition pouvaient lui suggérer.

Dans cette humeur, si quelqu’un essayait de ramener sir Arthur aux réalités de la vie, il répondait à peu près comme le vieux Pistol :

« Peu m’importe le monde et ses vils habitans :
Je parle de l’Afrique et de tous ses présens. »

Le lecteur peut concevoir quel avait été l’étonnement de miss Wardour, quand, au lieu d’être interrogée sur ses rapports avec Lovel, comme elle s’y était attendue après la longue conférence que son père avait eue avec M. Oldbuck, le matin du jour mémorable où le trésor avait été découvert, la conversation de sir Arthur lui montra une imagination échauffée par l’espérance de posséder des richesses inépuisables. Mais elle s’alarma sérieusement quand le lendemain matin son père envoya chercher Dousterswivel, s’enferma avec lui, le consola de son accident, prit son parti, et le dédommagea de sa perte. Tous les soupçons que cet homme lui inspirait depuis long-temps se fortifièrent en le voyant chercher à nourrir les brillantes chimères de son père, et sous divers prétextes à se faire mettre entre les mains tout ce qu’il put du trésor si étrangement échu à sir Arthur.

D’autres symptômes effrayans se succédèrent rapidement les uns aux autres. Chaque courrier apportait des lettres que sir Arthur, après en avoir regardé l’adresse, s’empressait de jeter au feu sans prendre la peine de les ouvrir. Miss Wardour ne pouvait s’empêcher de soupçonner que ces épîtres dont son père semblait, comme par instinct, deviner le contenu, venaient de créanciers pressans. Pendant ce temps, le secours temporaire que lui avait fourni le trésor s’était rapidement écoulé. La plus grande partie en avait été absorbée par la nécessité de payer cette lettre de change de 600 livres sterling qui menaçait sir Arthur d’une ruine immédiate. Une partie du reste avait été donnée à l’adepte, une autre prodiguée en folles dépenses que le pauvre baronnet croyait pleinement autorisées par les espérances à l’accomplissement desquelles il s’imaginait toucher. Une petite partie aussi avait servi à fermer la bouche à ces créanciers impatiens, qui, las de belles promesses, étaient devenus de l’avis d’Harpagon, qu’il fallait qu’elles fussent accompagnées de quelque chose de substantiel. Enfin, les circonstances prouvèrent trop clairement que deux ou trois jours après la découverte, il ne restait plus rien du trésor, et il ne s’offrait aucune perspective d’un nouveau secours pécuniaire. Sir Arthur, naturellement impatient, commença à reprocher derechef à Dousterswivel de manquer à ces promesses qui lui avaient fait espérer que tout son plomb se convertirait en or. Mais le digne gentilhomme avait fait son coup, et ayant assez de pudeur pour ne pas se soucier d’être témoin de la chute de la maison qu’il avait ruinée, il se mit encore en dépense de quelques termes de l’art pour rassurer sir Arthur, et afin qu’il ne se tourmentât pas avant le temps. Il prit ensuite congé de lui en lui promettant qu’il reviendrait le lendemain à Knockwinnock avec des nouvelles qui tireraient complètement et pour jamais sir Arthur de sa détresse. « Car, debuis que ch’étudie ces sortes t’affaires, dit M. Herman Dousterswivel, che n’ai jamais été si brès te l’arcanum, qu’on abbelle le crand mystère te Panchresta, ou Polychresta… Ch’en sais autant que Pelaso te Tarente ou Basilius, et che fous abborterai dans deux ou trois chours le numéro 3 te M. Misbigot ou Mishdigoat, ou che fous bermets te m’appeler un fribon, et te ne plus me regarder te fotre fie. »

L’adepte partit après avoir donné cette assurance, dans l’intention d’en tenir au moins la dernière partie, en ne se représentant jamais devant son patron tant offensé. Sir Arthur resta livré à l’inquiétude et au doute. Les protestations positives de l’adepte avec les mots redoutables de Panchresta, Basilius, et autres, produisaient bien quelque effet sur son esprit, mais il avait été trop souvent trompé par ce jargon pour y donner une confiance absolue, et il se retira le soir à sa bibliothèque dans l’état d’agitation de quelqu’un qui, suspendu sur le bord d’un précipice et sans aucun moyen de s’échapper, sent la pierre sur laquelle il s’appuie se détacher graduellement du reste du rocher, et sur le point de crouler sous ses pieds.

Les rêves de l’espérance s’évanouirent, et il sentit croître en proportion cette angoisse déchirante avec laquelle un homme élevé dans l’opulence et le sentiment de son rang, soutien d’un nom illustre et père de deux enfans qui annonçaient un si bel avenir, peut voir approcher le moment qui va le priver de toute sa splendeur, que l’habitude lui a rendue nécessaire, et le condamner à lutter seul dans le monde contre la pauvreté et le mépris. En proie à cette sinistre perspective, son caractère, altéré par le chagrin de voir sans cesse ses espérances trompées, devint irritable et morose, et ses paroles comme ses actions exprimaient souvent l’insouciance du désespoir. Nous avons déjà vu dans des circonstances précédentes que sir Arthur avait des passions vives et violentes, autant que sous d’autres rapports il était faible de caractère. Il était peu habitué à la contradiction, et si jusqu’alors il avait paru gai et facile, c’est que probablement le cours de sa vie ne lui avait pas offert de contrariétés faites pour rendre son irritabilité habituelle.

Le matin du troisième jour après le départ de Dousterswivel, le domestique posa comme à l’ordinaire sur la table du déjeuner les journaux et les lettres que la poste avait apportés. Miss Wardour s’empara des premiers pour éviter de paraître remarquer la mauvaise humeur continuelle de son père, qui s’était mis dans une violente colère parce que les rôties étaient trop brûlées.

« Je vois ce qu’il en est, dit-il en concluant son discours sur cet important sujet : mes domestiques, après avoir partagé ma fortune, commencent à penser qu’ils ne pourront plus à l’avenir s’enrichir autant à mes dépens ; mais tant que je serai le maître de ces coquins, je ne leur passerai pas la moindre négligence ; je ne souffrirai pas qu’ils se relâchent en rien du respect que j’ai droit d’exiger d’eux.

— Je suis prêt à quitter à l’instant même le service de Votre Honneur, dit le domestique à qui cette faute était reprochée, aussitôt que vous aurez ordonné le paiement de mes gages. »

Sir Arthur tressaillit comme s’il eût été piqué du dard d’un serpent ; il mit la main dans sa poche, en tira tout l’argent qu’elle contenait, mais qui était insuffisant pour satisfaire cet homme. « Avez-vous de l’argent sur vous ? » dit- il à miss Wardour avec un calme affecté, et qui déguisait mal une violente agitation.

Miss Wardour lui donna sa bourse. Il essaya de compter les billets qu’elle contenait, mais il ne put en venir à bout. Après s’être trompé deux fois en comptant la somme, il jeta le tout à sa fille, et lui dit d’une voix sévère : « Payez ce drôle, et qu’il quitte à l’instant ma maison. » En parlant ainsi, il sortit de la salle.

La jeune maîtresse et le domestique restèrent également confondus de la violence et de l’agitation à laquelle il venait de se livrer.

« Je vous assure, madame, dit cet homme, que si j’avais cru être dans mon tort quand sir Arthur m’a réprimandé, je ne me serais pas permis de lui répondre. J’ai été long-temps à son service, il a toujours été un bon maître, et vous, madame, une excellente maîtresse, et je ne voudrais pas que vous me crussiez capable de vous quitter pour une vivacité… Je regrette d’avoir parlé de mes gages, et je conviens que c’était bien mal à moi de le faire dans un moment où sir Arthur avait peut-être quelque chose qui le tourmentait… Il me serait cruel de quitter de cette manière le service de la famille.

— Allez en bas, Robert, lui dit sa maîtresse ; il faut que quelque chose soit arrivé à mon père pour l’irriter : restez en bas, et que ce soit Alick qui réponde à la sonnette. »

Quand le domestique eut quitté la chambre, sir Arthur y entra comme s’il n’eût attendu que son départ. « Qu’est-ce que cela signifie ? dit-il brusquement en voyant l’argent qui était resté sur la table. Est-ce qu’il n’est pas encore parti ? ne puis-je donc me faire obéir ni comme maître, ni comme père ?

— Il est allé remettre ses comptes à la femme de charge, monsieur… Je ne croyais pas que la chose fût aussi pressée…

— Très pressée, miss Wardour, répondit son père en l’interrompant : ce qui me reste à faire désormais dans la maison de mes pères doit avoir lieu à l’instant, ou jamais… »

Il s’assit ensuite et prit la tasse de thé qui avait été préparée pour lui, différant de l’avaler comme pour retarder en même temps la nécessité d’ouvrir les lettres posées sur la table, et sur lesquelles il jetait de temps en temps un coup d’œil. On eût dit qu’il y voyait un nid de vipères prêtes à s’animer et à s’élancer sur lui.

« Vous apprendrez avec plaisir, dit miss Wardour cherchant à tirer son père des sombres réflexions où il était plongé, vous apprendrez avec plaisir, monsieur, que le brick du lieutenant Taffril est entré sans accident dans la rade de Leith. Je viens d’apprendre qu’on avait eu des craintes sur son sort. Je suis bien aise que nous n’en ayons rien su avant que ces nouvelles fussent contredites.

— Et que me fait à moi Taffril et son brick ?

— Monsieur ! » dit miss Wardour étonnée ; car sir Arthur, dans son état habituel, prenait une espèce d’intérêt de curiosité aux commérages du jour et à toutes les petites nouvelles du pays.

« Je dis, répéta-t-il d’un ton encore plus impatient et plus irrité, que peu m’importe qui est sauvé ou perdu. Qu’est-ce que cela me fait à moi ?

— Je ne savais pas que vous fussiez occupé d’autre chose, sir Arthur ; et comme M. Taffril est un brave officier et un compatriote, je pensais que vous seriez bien aise d’apprendre…

— Oh ! je suis très aise, enchanté ; et pour vous enchanter à mon tour, je vais vous communiquer quelques unes de mes bonnes nouvelles. » Alors tirant une lettre, « Peu m’importe, dit-il, laquelle j’ouvrirai ; elles sont toutes sur le même ton. »

Il en brisa le cachet à la hâte, la parcourut, et la jetant à sa fille : « Justement, je ne pouvais, s’écria-t-il, mieux tomber ! ceci prépare bien pour le reste. »

Miss Wardour, dans une silencieuse terreur, prit la lettre. « Lisez-la, lisez-la tout haut, dit son père ; on ne peut l’entendre trop souvent ; cela servira d’ailleurs à vous préparer à d’autres bonnes nouvelles du même genre. »

Elle commença à lire d’une voix entrecoupée : « Mon cher monsieur… »

« Il m’appelle aussi son cher monsieur, cet impudent valet de procureur, qui, il y a un an, n’était pas fait pour s’asseoir à la table de mes domestiques ; bientôt, je présume, il m’appellera son cher chevalier.

« Mon cher monsieur… » reprit miss Wardour ; puis s’interrompant : « Mais, monsieur, dit-elle, je vois que le contenu de cette lettre est peu agréable, et ne fera que vous irriter si je la lis tout haut.

— Si vous voulez bien me permettre d’en agir comme bon me semble, ayez, je vous prie, la bonté de continuer, miss Wardour ; si la chose était inutile, je ne vous donnerais pas cette peine. »

Miss Wardour reprit la lecture de la lettre : « Mon cher monsieur, étant entré en association depuis peu avec M. Gilbert Greenhorn, fils de feu votre correspondant et homme d’affaires, dont j’ai depuis plusieurs années dirigé les affaires comme clerc du parlement, et dont l’étude sera désormais tenue au nom de Greenhorn et de Grinderson (ce que je vous prie de vouloir bien vous rappeler en adressant désormais vos lettres), et ayant, en l’absence de mondit associé Gilbert Greenhorn qui est allé aux courses de Lamberton, pris connaissance de la lettre dont vous l’avez dernièrement honoré, j’ai l’honneur de répondre à ladite lettre… »

« Vous voyez que j’ai là un ami qui a de la méthode, et qui commence par m’exprimer les causes qui m’ont procuré un correspondant aussi distingué et aussi modeste. Continuez, j’ai de la patience. »

En parlant ainsi, il rit de ce rire amer qui est peut-être l’expression la plus redoutable des tourmens auxquels l’esprit est en proie. Craignant également de poursuivre ou de lui désobéir, miss Wardour continua de lire : « Je suis, pour mon compte personnel, et en qualité d’associé, très fâché que nous ne puissions vous être utiles en vous procurant les sommes dont vous parlez, ou en obtenant un sursis dans l’affaire de la créance Goldiebird, ce qui est incompatible avec nos devoirs, étant chargés d’agir comme procureurs fondés et hommes d’affaires dudit Goldiebird, en vertu duquel titre nous avons formé des poursuites contre vous, comme vous devez en être averti par l’assignation que vous aurez reçue, pour la somme de 4750 livres 5 schellings 6 pences 4 deniers sterling, qui, avec les intérêts et frais, seront payés, comme nous le présumons, dans le délai fixé, pour prévenir des inconvéniens plus graves. Je suis en même temps dans la nécessité de vous prévenir que nous serions bien aises de recevoir le paiement de notre compte personnel, montant à 769 livres 10 schellings 6 pences sterling ; mais comme nous tenons entre les mains tous vos papiers, titres et documens en hypothèque, nous ne ferons pas de difficulté de vous accorder un délai raisonnable jusqu’au terme prochain. Je suis pour mon compte, et comme associé, très fâché d’ajouter que les instructions de M. Goldiebird sont de procéder peremptorie et sine mora[254] ; ce dont j’ai le plaisir de vous avertir pour prévenir toute erreur à ce sujet, nous réservant autrement d’agir de concert. Je suis pour mon compte et comme associé, mon cher monsieur, votre humble et obligé serviteur, Gabriel Grinderson, pour Greenhorn et Grinderson. »

« Misérable ingrat ! dit miss Wardour.

— Pas du tout, c’est la règle ordinaire, je suppose ; il aurait manqué quelque chose à ce coup, s’il eût été porté par toute autre main. Les choses ne sont que ce qu’elles doivent être. » Le calme qu’affectait le pauvre baronnet en parlant ainsi était étrangement démenti par le tremblement de ses lèvres et l’égarement de ses yeux. « Mais il y a un post scriptum que je n’avais pas aperçu, voyons donc la fin de cette épître. »

« Il me reste à ajouter, non pour mon compte, mais pour celui de mon associé M. Greenhorn, qu’il pourra s’arranger de votre service d’argenterie, et de vos chevaux bais s’ils sont en bon état, sur une estimation raisonnable et en à-compte sur le paiement de votre mémoire. »

« Que le ciel le confonde ! dit sir Arthur n’étant plus maître de lui à cette preuve de condescendance. Son grand-père ferrait les chevaux de mon père, et cet impudent descendant d’un misérable forgeron voudrait m’escroquer les miens ! Mais je vais lui répondre comme il faut. »

Il s’assit donc, et se mit à écrire avec beaucoup de rapidité, puis s’arrêta et lut tout haut « Monsieur Gilbert Greenhorn, en réponse à deux lettres d’une date récente, j’ai reçu une lettre d’un individu qui dit s’appeler Grinderson, et qui s’annonce comme votre associé. Quand je m’adresse à quelqu’un, je n’ai pas l’habitude qu’on se serve d’un autre pour me répondre. Je crois avoir été utile à votre père, et que vous m’avez toujours trouvé obligeant et poli ; j’ai donc lieu de m’étonner… » — Et pourtant, dit-il en s’arrêtant tout court, pourquoi m’étonnerais-je de ceci et de toute autre chose, et à quoi bon perdre mon temps à écrire à un pareil drôle ? Je ne resterai pas toujours en prison peut-être ; et quand j’en sortirai, la première chose que je ferai sera de rompre les os à ce fat.

— En prison, monsieur ! dit miss Wardour d’une voix éteinte.

— Sans doute en prison, en pouvez-vous douter ? Ou vous ne comprenez pas la belle lettre de M. le procureur, ou vous avez peut-être 1000 et je ne sais combien de 100 livres et de schellings et de sols sterling à me donner pour satisfaire à ladite réclamation, pour parler son langage ?

— Moi, monsieur ! plût au ciel que j’en eusse les moyens ! Mais où est mon frère ? pourquoi ne vient-il pas depuis qu’il est en Écosse ? il aurait pu faire quelque chose pour nous aider.

— Qui ? Reginald ? il est allé, je suppose, avec M. Greenhorn, ou quelque illustre personnage de ce genre, aux courses de Lamberton. Il y a plus d’une semaine que je l’attends. Mais dois-je m’étonner que mes enfans me négligent comme le reste du monde ! Pardon, mon amour, ce n’est pas à vous que je devrais parler ainsi, à vous qui ne m’avez négligé, ni offensé de votre vie ! »

En parlant ainsi il baisa tendrement la joue de sa fille qui lui avait passé les bras autour du cou et le pressait affectueusement ; il se livra à cette consolation qu’apporte toujours au cœur d’un père, quelques chagrins qui puissent l’accabler, la douce conviction qu’il possède toute la tendresse de son enfant.

Miss Wardour profita de ce retour de sensibilité pour essayer d’adoucir et de calmer l’esprit de son père. Elle lui rappela qu’il avait beaucoup d’amis.

« Il fut un temps où j’en avais beaucoup, dit sir Arthur ; mais il y en a dont mes projets extravagans ont lassé l’obligeance. Quelques uns sont hors d’état de me secourir ; les autres n’en ont pas la volonté… Tout est perdu pour moi… Puisse mon imprudence servir de leçon à Reginald !

— Si j’envoyais à Monkbarns, monsieur ? dit sa fille.

— À quoi bon ? Oldbuck ne peut me prêter une telle somme ; et quand il le pourrait il ne le voudrait pas, car il sait que je suis, outre cela, noyé de dettes ; et il ne ferait que m’accabler de ses maximes misanthropiques et de ses citations latines.

— Mais M. Oldbuck a du bon sens et de la pénétration ; d’ailleurs il a été élevé dans les affaires, et je suis sûre qu’il a toujours aimé notre famille.

— Oui, je le crois… À quelle passe nous en sommes réduits, pour qu’un Wardour se trouve avoir besoin de l’amitié d’un Oldbuck ! Mais puisque les choses en sont venues aux extrémités dont nous sommes en ce moment menacés, vous pouvez, si vous voulez, l’envoyer chercher. Et vous maintenant, mon enfant, allez faire votre promenade habituelle… J’ai l’esprit plus tranquille qu’avant de vous avoir fait cette douloureuse communication. Vous connaissez le pis, et vous savez à quoi nous devons à toute heure et à tout moment nous attendre… Mais allez, je vous prie, vous promener… Je serais bien aise, d’ailleurs, d’être seul quelques instans. »

En quittant l’appartement, le premier soin de miss Wardour fut de profiter de l’espèce de permission qu’elle avait arrachée à son père, en envoyant à Monkbarns le messager qui avait, comme nous l’avons rapporté, rencontré l’Antiquaire et son neveu le long des sables.

Indifférente à la route qu’elle prenait, et la remarquant à peine, elle dirigea ses pas vers la promenade solitaire qu’on appelait la Montagne des ronces. Un ruisseau, qui avait autrefois fourni de l’eau aux fossés du château, descendait le long d’une étroite vallée, dans laquelle le goût de miss Wardour avait fait arranger un sentier déjà indiqué par la nature, et dont la pente douce et facile ne se ressentait en rien de la triste régularité de l’art. Il était en harmonie avec le caractère de ce petit vallon, entouré de bois taillis principalement composés de larix et de coudriers, et entremêlés de différentes espèces d’épines et de ronces. C’était dans ce lieu que s’était passée, entre miss Wardour et Lovel, l’explication dont le vieil Édie Ochiltree avait été témoin. Le cœur disposé à l’attendrissement par les malheurs qui menaçaient son père, miss Wardour se rappela en ce moment chaque parole, chaque raisonnement dont Lovel s’était servi pour plaider la cause de son amour, et ne put s’empêcher de s’avouer que la pensée d’avoir inspiré à un jeune homme de ce mérite une passion si violente et si désintéressée, était bien faite pour flatter son orgueil. Il y avait des gens qui pouvaient traiter de romanesque le sentiment qui lui avait fait abandonner une profession dans laquelle on le disait en position de faire un chemin rapide, pour venir s’enterrer dans un lieu aussi peu attrayant que Fairport, sans autre consolation que d’y méditer sur un amour qui n’était pas partagé ; mais certes, cet excès d’attachement devait paraître bien excusable à celle qui en était l’objet. S’il eût possédé un sort indépendant, tel modique qu’il pût être, ou s’il eût pu prouver qu’il avait des droits incontestables au rang dont il semblait fait pour être l’ornement, elle aurait pu partager son destin ; elle se trouverait maintenant à même d’offrir chez elle, à son père, un asile dans son malheur. Ces pensées, si favorables à l’amant absent, se succédaient alternativement dans son esprit, et sa mémoire lui retraçait chacune de ses expressions, chacun de ses gestes, de ses regards, avec une exactitude qui prouvait qu’en rejetant ses vœux elle avait plus écouté son devoir que son penchant. Isabelle rêvait donc tour à tour sur ce sujet et sur les chagrins de son père, lorsque, dans un endroit où le sentier suivait le détour d’un petit tertre couvert de broussailles, elle se trouva tout-à-coup en face de la vieille robe bleue.

D’un air qui semblait indiquer qu’il avait quelque chose d’important et de mystérieux à lui communiquer, Édie ôta son chapeau, et s’avançant avec précaution, il dit d’un ton qui montrait la crainte d’être entendu : « Je désirais beaucoup rencontrer Votre Seigneurie ; car vous savez que je n’ose pas venir au château, à cause de Dousterswivel.

— En effet, dit miss Wardour jetant quelque chose dans le chapeau du mendiant, j’ai appris que vous aviez fait une action très folle, sinon très coupable, et cela m’a fait une véritable peine.

— Eh bon Dieu ! ma bonne lady, le monde est plein de fous ; comment le vieil Édie, lui seul, serait-il toujours sage ?… Et quant au mal que je lui ai fait, que ceux qui connaissent Dousterswivel prononcent s’il en a eu plus qu’il n’en mérite.

— Cela peut être vrai, Édie, dit miss Wardour, mais vous n’en avez pas moins eu grand tort.

— Je ne le nie pas : mais je n’ai pas le temps de discuter là-dessus aujourd’hui, c’est de vous que je veux parler : savez-vous ce qui menace la maison de Knockwinnock ?

— De Grands malheurs, je le crains, Édie, dit miss Wardour ; mais je suis étonnée qu’ils soient déjà aussi publics.

— Publics ! comment en serait-il autrement ?… Sweepclean sera ici aujourd’hui avec toute sa bande ; je le sais d’un de ses confrères qui est averti de le joindre, et ils ne tarderont pas à se mettre en besogne. Quand ils passent quelque part, il ne faut pas demander ce qui reste après eux ; ils vous tondent les gens au vif.

— Je sais que ce fatal moment doit arriver ; mais êtes-vous sûr, Édie, qu’il soit si proche ?

— Ce que je vous dis n’est que trop vrai, milady ; mais ne vous laissez pas abattre… Il y a maintenant un Dieu qui veille sur nous, comme il y veillait pendant cette nuit effrayante, entre la pointe de Bally-Burgh et le sommet d’Halket. Croyez-vous que celui qui a repoussé les eaux ne puisse pas vous protéger contre la colère des hommes, quand même ils viendront armés de toute l’autorité humaine ?

— C’est, hélas ! notre seul espoir.

— Vous ne savez pas ce qui peut arriver. C’est au moment où la nuit est le plus sombre que l’aube du jour va paraître. Si j’avais un bon cheval, et la force de le monter, je crois que je trouverais moyen de vous aller chercher du secours. J’avais compté monter sur l’impériale de la diligence la royale Charlotte ; mais il paraît qu’elle vient de verser à Kittlebrig. Il y avait un jeune gentilhomme sur le siège, à qui il a plu de conduire, et il a plu à Tom Sang, qui devait avoir plus de bon sens, de le laisser faire, si bien qu’il n’a jamais pu tourner l’angle du pont ; il a coupé trop court, et a brisé la voiture comme je briserais un verre. Il est bien heureux que je ne sois pas monté dessus. Je suis donc venu, espérant à peine réussir, voir si vouliez m’y envoyer.

— Mais, Édie, où voulez-vous aller ? dit la jeune lady.

— À Tannonburgh, ma bonne lady (c’était la première poste après Fairpoit, mais beaucoup plus près de Knockwinnock), et cela sans délai ; c’est pour vos propres affaires.

— Nos affaires, Édie ; hélas ! je rends justice à vos bonnes intentions, mais…

— Il n’y a pas de mais, lady ; il faut que j’y aille, dit le persévérant mendiant.

— Mais que voulez-vous faire à Tannonburgh, et comment pouvez-vous y être utile aux affaires de mon père ?

— Sur ma foi, ma bonne lady, dit le vieux pauvre, c’est un petit secret confié à la tête grise du vieil Édie, et sur lequel il ne faut pas le questionner ; certainement, si j’ai risqué de bon cœur ma vie pour vous sauver la nuit de la tempête, vous ne pouvez me croire capable de vouloir augmenter vos peines dans un pareil jour de détresse.

— Eh bien donc, Édie, suivez-moi, et je vais tâcher de vous envoyer à Tannonburgh.

— Hâtez-vous alors, hâtez-vous, ma bonne lady, pour l’amour du ciel ; » et il continua de l’exhorter à se presser, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint le château.


CHAPITRE XLII.

SAISIE ET ARRESTATION.


Que ceux qui aiment ce spectacle aillent le voir. Quant à moi, il ne saurait me plaire ; car, tout en convenant qu’il fut l’esclave des préjugés du rang et du luxe, et de toutes les frivolités que l’arrêt rigoureux de la nécessité lui enlève aujourd’hui ; cependant, il est triste de voir son front abattu, où l’orgueil tâche en vain de couvrir de son voile transparent les sillons profonds qu’y tracent le repentir et la douleur.
Vieille comédie.


En arrivant dans la cour du château, le premier regard de miss Wardour lui apprit qu’il était déjà rempli par les officiers de justice. On remarquait un mélange de confusion, d’inquiétude, de chagrin et de curiosité sur le visage des domestiques, tandis que les officiers de justice allaient d’un lieu à un autre, faisant l’inventaire des effets et meubles qui leur paraissaient saisissables. Le capitaine Mac Intyre vola vers elle, pendant que, consternée par la conviction de la ruine de son père, elle restait immobile sur le seuil de la porte. « Ma chère miss Wardour, lui dit-il, calmez vos inquiétudes ; mon oncle va venir à l’instant, et il trouvera, j’en suis certain, quelque moyen de vous débarrasser de ces coquins-là.

— Hélas ! capitaine Mac Intyre, je crains qu’il ne soit trop tard.

— Non, répondit Édie impatiemment, si je pouvais seulement arriver à Tannonburgh… Au nom du ciel ! capitaine, trouvez quelque moyen de m’y faire transporter, et ce sera pour cette malheureuse famille ruinée la meilleure œuvre qui ait été faite depuis le temps de Main-Rouge ; car, par la foi d’un vieux dicton, le château et la terre de Knockwinnock seront aujourd’hui perdus et reconquis.

— Et quel bien pouvez-vous faire ici, vieillard ? » dit Hector.

Mais Robert, le domestique dont sir Arthur avait été si mécontent le matin, et qui semblait guetter l’occasion de déployer son zèle, s’avança rapidement, et dit à sa maîtresse : « Sous votre bon plaisir, je ferai observer à madame que ce vieil homme, Édie Ochiltree, a beaucoup de savoir et d’expérience dans bien des choses, telles que les maladies des bestiaux et objets semblables, et je suis bien sûr que ce n’est pas sans motif qu’il veut aller aujourd’hui à Tannonburgh, surtout de la manière dont il insiste ; et si c’était le bon plaisir de madame, je l’y conduirais dans la carriole, en moins d’une heure. Je serais bien heureux d’être bon à quelque chose ; car je m’arracherais la langue, quand je pense à ce matin.

— Je vous suis obligée, Robert, dit miss Wardour, et si vous croyez réellement qu’il y ait la moindre chance d’utilité…

— Au nom du ciel ! dit le vieil homme, attelez la carriole, Robert, et si je ne réussis pas à être utile d’une manière ou d’une autre, je vous permets de me jeter par dessus le pont de Kittlebrig, à notre retour. Mais, ô mon ami, depêchez-vous, car les momens sont précieux aujourd’hui. »

Robert regarda sa maîtresse qui entrait dans la maison, et voyant qu’elle ne lui défendait rien, il courut à la remise qui tenait à la cour, afin d’atteler la voiture ; car, quoiqu’un vieux mendiant fût le dernier personnage dont on pût attendre des secours effectifs dans un cas de détresse pécuniaire, cependant tous les gens de la classe inférieure qui connaissaient Édie avaient généralement sur sa sagacité et sa prudence des idées qui autorisaient Robert à conclure qu’il n’insisterait pas si fort sur la nécessité de ce voyage, s’il n’avait pas la conviction de son utilité. Mais le domestique ne se fut pas plus tôt emparé d’un cheval pour l’attacher à la carriole, qu’un des officiers de justice lui frappa sur l’épaule en lui disant : « Mon ami, il ne faut pas toucher à cet animal, il est porté sur l’inventaire.

— Quoi ! dit le domestique, je ne puis prendre le cheval de mon maître pour faire la commission de ma jeune maîtresse ?

— Il ne faut toucher à rien ici, dit l’homme de la loi, ou vous serez responsable des conséquences.

— Comment diable, monsieur ! » dit Hector qui, ayant suivi Édie dans le but de le questionner plus en détail sur la nature de ses projets et de ses espérances, commentait déjà à se hérisser comme le chien terrier habitant de ses montagnes natives ; « comment diable avez-vous l’impudence d’empêcher le domestique d’obéir aux ordres de sa maîtresse ? »

Quelque chose dans l’air et le ton du jeune militaire semblait annoncer que son intervention ne se bornerait pas à de simples raisonnemens, et que, s’il finissait par donner à son adversaire l’avantage de lui intenter un procès de violence et de mauvais traitemens, ce ne serait pas sans que ce dernier en eût préalablement les motifs les plus fondés. L’officier de la loi, en présence d’un officier de l’armée, saisit d’une main peu assurée le bâton crasseux destiné à appuyer son autorité, et de l’autre présenta sa petite baguette officielle dont le bout, comme de coutume, était d’argent, avec un anneau passé dedans. « Capitaine Mac Intyre, je n’ai pas de contestation avec vous ; mais si vous m’interrompez dans l’exercice de mes fonctions, je romprai la baguette de paix et déclarerai que vous m’avez fait violence…

— Et qui diable se soucie de cela ? dit Hector complètement ignorant des termes d’une action judiciaire ; et quant à rompre votre baguette de paix, comme il vous plaira de l’appeler, tout ce que j’en sais, c’est que, moi, je vous romprai les os si vous empêchez ce garçon d’atteler les chevaux pour obéir aux ordres de sa maîtresse.

— Je prends à témoin tous ceux qui sont ici, s’écria l’officier, que je lui ai montré le signe de mon ministère, et le lui ai expliqué ; mais celui qui veut la guerre aura la guerre ; » et en parlant ainsi, il fit glisser son anneau énigmatique d’un bout du bâton à l’autre, ce qui est le signal que donne un officier de la loi quand il est interrompu par la violence dans l’exercice de son devoir.

L’honnête Hector, plus accoutumé à l’artillerie du champ de bataille qu’à celle des lois, vit cette cérémonie mystérieuse avec une grande indifférence, et ne s’inquiéta guère de voir l’officier s’asseoir pour dresser un procès-verbal de violence ; mais en ce moment, et fort à propos pour prévenir la sévère amende que l’inconsidéré mais bienveillant Écossais allait encourir, arriva l’Antiquaire, suant et soufflant, avec son mouchoir sous son chapeau et sa perruque au bout de sa canne.

« Que diable se passe-t-il donc ici ? s’écria-t-il en ajustant à la hâte sa perruque sur sa tête ; je vous ai suivi dans la crainte de vous voir briser votre mauvaise tête contre quelque rocher, et je vous retrouve ici séparé de votre Bucéphale, mais vous querellant avec Sweepclean. Vous ne savez pas, Hector, qu’un huissier est un ennemi plus redoutable qu’un phoque, que ce soit phoca barbata ou le phoca vitulina[255], que vous avez combattu dernièrement.

— Maudit soit le phoque ! dit Hector ; que ce soit l’un ou l’autre, que le diable les emporte tous les deux ! Voudriez-vous donc me voir rester là tranquille, tandis qu’un drôle comme celui-ci, sous le prétexte qu’il exécute les ordres du roi (et j’espère que les derniers valets du roi valent mieux que lui), vienne insulter une jeune dame du rang de miss Wardour ?

— Bien parlé, Hector, dit l’Antiquaire ; mais les rois, comme bien d’autres, ont de temps en temps de vilaines commissions à faire faire, pour lesquelles ils sont obligés d’employer de vilaines gens. Cependant, en supposant même que vous ignoriez les statuts de Guillaume-le-Lion, dans lesquels ce délit de violence est appelé despectus domini regis, c’est-à-dire un mépris du roi lui-même, au nom duquel toute poursuite légale est faite, n’auriez-vous pas dû comprendre, d’après ce que j’ai pris tant de peine à vous expliquer ce matin, que ceux qui interrompent les officiers qui viennent exécuter une saisie, sont tanquam participes rebellionis[256] ; celui qui soutient un rebelle, quodammodo, partage lui-même la rébellion. Mais je vais vous tirer de là. »

Il s’approcha alors de l’huissier, qui, à son arrivée, avait abandonné l’espoir de se faire là, comme par rencontre, un bon petit procès de violence, et qui se contenta de l’assurance de M. Oldbuck, que le cheval et la carriole seraient de retour dans le courant de deux à trois heures.

« Fort bien, monsieur, dit l’Antiquaire ; et pour reconnaître votre politesse, je vais vous procurer une petite affaire de votre compétence et d’un meilleur genre. Il est ici question de politique ; c’est un délit punissable par legem Julia[257]. Monsieur Sweepclean, écoutez-moi un moment. »

Après lui avoir parlé bas pendant cinq minutes, il lui donna un morceau de papier, à la réception duquel l’huissier remonta à cheval, et, suivi d’un de ses assistans, partit d’un assez bon train ; L’homme qui resta sembla à dessein prolonger ses opérations, et continua sa besogne lentement et avec la précision et le soin de quelqu’un qui se sent surveillé par un inspecteur instruit et sévère. Pendant ce temps, Oldbuck avait pris son neveu par le bras et l’avait fait entrer dans la maison. Ils furent conduits près de sir Arthur, qui, en proie aux angoisses de l’orgueil blessé, aux craintes les plus déchirantes sur l’avenir, et aux vains efforts qu’il faisait pour les cacher sous un air d’indifférence, offrait un spectacle digne de pitié.

« Je suis charmé de vous voir, monsieur Oldbuck, toujours charmé de voir mes amis par le mauvais comme par le beau temps, » dit le pauvre baronnet affectant de montrer non du calme, mais une gaîté que démentaient évidemment le serrement de main convulsif et prolongé dont il accompagna ces paroles, et toute l’agitation remarquable dans sa personne. « Je suis enchanté de vous voir ; vous êtes venu à cheval, à ce que je vois ; j’espère que dans tout ce désordre on aura soin de vos chevaux ; j’ai toujours aimé qu’on soignât les chevaux de mes amis comme les miens. Parbleu, maintenant ils auront seuls tous mes soins, car vous voyez que probablement on ne m’en laissera pas un. Ha ! ha ! ha ! monsieur Oldbuck. »

Cet effort pour plaisanter fut accompagné d’un rire convulsif, auquel le pauvre sir Arthur voulait donner l’air de l’insouciance.

« Vous savez que je ne monte jamais à cheval, sir Arthur, dit l’Antiquaire.

— Je vous demande pardon, mais je suis sûr d’avoir vu arriver votre neveu à cheval, il y a un moment. Il faut que le cheval d’un officier soit bien soigné ; le sien était le plus beau cheval gris qu’on pût voir. »

Sir Arthur se préparait à sonner, lorsque M. Oldbuck lui dit : « Mon neveu est venu sur votre cheval gris, sir Arthur.

— Le mien ? dit le pauvre baronnet, le mien, dites-vous ? Il faut donc que le soleil m’ait donné dans les yeux. Allons, je ne suis pas digne d’avoir un cheval, puisque je ne reconnais pas le mien quand je le vois. »

« Bon Dieu ! pensa Oldbuck, combien le pauvre homme est déchu de la roideur cérémonieuse de ses manières. Cela tient de la folie. Il devient folâtre dans le malheur, sed pereunti mille figurœ[258]. » Puis il dit tout haut : « Sir Arthur, il faut nécessairement nous occuper un peu d’affaires.

— Certainement, dit sir Arthur ; mais il me paraissait si drôle de ne pas reconuaître un cheval que je monte depuis cinq ans. Ha ! ha ! ha !

— Sir Arthur, dit l’Antiquaire, ne nous amusons pas à perdre un temps qui est précieux. Nous aurons, je l’espère, de meilleures occasions de plaisanter ; desipere in loco[259] est la maxime d’Horace. Je soupçonne fort que tout ceci a été amené par la friponnerie de Dousterswivel.

— je prononcez jamais ce nom, monsieur, » dit sir Arthur, dont la vaine affectation de gaîté se transforma à ces mots en l’agitation de la fureur ; ses yeux étincelèrent, sa bouche écuma, ses mains se fermèrent avec violence : « ne prononcez jamais ce nom-là, monsieur, à moins que vous ne vouliez me voir devenir fou. Comment ai-je pu être assez sot, assez infatué, assez stupide, assez âne, pour me laisser conduire et bâter par ce misérable drôle, et donner dans des pièges aussi ridicules ! Monsieur Oldbuck, cette pensée fait mon supplice.

— Je voulais seulement vous apprendre que cet homme va probablement trouver sa récompense, et j’espère que dans son effroi nous en tirerons quelque chose qui pourra vous être utile. Il a certainement quelque correspondance secrète de l’autre côté de l’eau.

— Croyez-vous ? vraiment, croyez-vous ? Alors, que la maison, les chevaux et le reste s’en aillent au diable ! je ne m’en soucie plus ; j’irai en prison satisfait, monsieur Oldbuck. J’espère que le ciel permettra qu’il y en ait assez pour le faire pendre.

— C’est probable, dit M. Oldbuck, voulant soutenir cette idée, dans l’espoir qu’elle ferait quelque diversion aux sensations qui menaçaient de bouleverser la raison du pauvre baronnet, « des hommes plus honnêtes ont passé par la corde, ou la justice a été furieusement frustrée dans ses droits. Mais parlons de cette malheureuse affaire. N’y peut-on rien ? voyons la sommation. »

Il prit les papiers, et en les lisant sa figure s’altéra et prit un air sombre qui disait assez qu’il n’y avait aucun espoir. Miss Wardour, qui était entrée pendant ce temps dans l’appartement, et qui tenait les yeux fixés sur M. Oldbuck comme si elle eût voulu lire son sort sur ses traits, s’aperçut aisément, à l’altération de ses regards et à l’allongement de sa mâchoire inférieure, que les choses étaient à peu près désespérées.

« Nous sommes donc ruinés sans ressource, monsieur Oldbuck ? dit la jeune personne.

— Sans ressource ! j’espère que non. Mais la réclamation est très considérable, et d’autres vont sans aucun doute la suivre en foule.

— Oui, oui, vous pouvez en être sûr, Monkbarns. Là où il y a du carnage, on voit les aigles se rassembler ; je suis comme un mouton qui vient de tomber dans un précipice ou qui succombe à la maladie. Il n’aura pas été dix minutes étendu par terre, qu’une demi-douzaine de corbeaux, quoique peut-être on n’en eût pas vu un seul depuis quinze jours, viendront lui manger les yeux (il passa la main sur les siens), et lui dévorer le cœur avant que le pauvre animal ait rendu le dernier soupir… Mais cet infernal vautour dont le flair subtil m’a si long-temps poursuivi, vous vous en êtes bien assuré au moins, j’espère ?

— Oh ! ne craignez rien, dit l’Antiquaire ; notre gentilhomme avait voulu prendre son essor ce matin et nous échapper par la diligence de je ne sais quel endroit dont j’ai oublié le nom. En tout cas, il aurait trouvé du fil à retordre à Édimbourg ; mais il n’a pas été si loin, car la voiture a versé. Et comment pouvait-elle arriver sans accident, quand elle renfermait un tel Jonas ! Quant à lui, il a fait une chute abominable, et on l’a porté dans une chaumière auprès de Kittlebrig, où, pour empêcher toute possibilité de fuite, j’ai envoyé notre ami Sveepclean pour le ramener à Fairport in nomine regis[260], ou pour lui servir de garde-malade s’il juge plus convenable.

« Permettez-moi maintenant, sir Arthur, de causer avec vous du triste état actuel de vos affaires, et des moyens qu’il y aurait à prendre pour y remédier. « En parlant ainsi, l’Antiquaire se dirigea vers la bibliothèque, où le malheureux gentilhomme le suivit.

Il y avait à peu près deux heures qu’ils étaient renfermés, quand miss Wardour entra avec son manteau sur les épaules, comme si elle se préparait à partir. Son visage était très pâle, cependant il portait l’empreinte du calme qui appartenait à son caractère.

« L’huissier est de retour, monsieur Oldbuck.

— De retour ? comment diable ! j’espère qu’il n’a pas laissé aller son homme ?

— Non. J’ai entendu dire qu’il l’avait mené en prison, et maintenant il revient pour y conduire mon père, et dit qu’il ne peut attendre plus long-temps. »

On entendit alors sur l’escalier un débat très bruyant, dans lequel dominait la voix d’Hector. — Vous, un officier, dites-vous, avec cette troupe de gueux, de misérables, de mendians ! Rassemblez-vous, et comptez-vous vous-même par neuf, et nous connaîtrons votre force effective. »

On entendit la voix grondeuse de l’homme de loi murmurer une réplique à laquelle Hector répondit : « Allons, allons, monsieur, cela ne se passera pas ainsi ; faites déguerpir votre troupe, puisque c’est ainsi que vous l’appelez, hors de la maison, sur-le-champ, ou je leur en aurai bientôt montré le chemin.

— Le diable emporte Hector ! dit l’Antiquaire en se rendant à la hâte au lieu de la querelle ; voilà encore son sang écossais qui s’échauffe, et nous allons le voir tout à l’heure se battre en duel avec l’huissier… Allons, monsieur Sweepclean, il faut nous donner un peu de temps, vous ne voudriez pas presser à ce point sir Arthur.

— Sans aucun doute, monsieur, » dit l’huissier en ôtant son chapeau, qu’il avait enfoncé sur sa tête pour montrer qu’il bravait les menaces du capitaine Mac Intyre ; « mais votre neveu, monsieur, se sert d’un langage très malhonnête, et je l’ai déjà souffert trop long-temps. De plus, mes instructions ne me permettent pas de laisser ici mon prisonnier, à moins que je ne reçoive le paiement des sommes portées dans mon mandat. » En parlant ainsi, il présentait un papier, indiquant avec la redoutable baguette qu’il tenait dans sa main droite les chiffres non moins redoutables qui en composaient l’addition.

Hector, de l’autre côté, quoique gardant le silence par respect pour son oncle, répondit à ce geste en montrant à l’huissier son poing fermé, avec un regard étincelant de tout le courroux écossais.

« Tenez-vous donc tranquille, jeune fou, dit M. Oldbuck, et venez avec moi dans cette chambre. Cet homme ne fait que remplir son misérable devoir, et vous ne ferez qu’empirer les choses en vous y opposant. — Je crains, sir Arthur, que vous ne soyez obligé d’accompagner cet homme. Il est difficile en ce moment de faire autrement. Je vous suivrai pour voir avec vous quel moyen nous pourrons ensuite prendre. Mon neveu escortera miss Wardour à Monkbarns, où j’espère qu’elle voudra bien fixer sa résidence jusqu’à ce que ces désagréables affaires soient arrangées.

— J’irai avec mon père, monsieur Oldbuck, dit miss Wardour avec fermeté ; j’ai préparé ses effets et les miens. Je suppose qu’on nous permettra de nous servir de la voiture ?

— Je ne m’opposerai à rien de ce qui sera raisonnable, dit l’huissier ; je l’ai commandée, et elle est à la porte. Je monterai sur le siège avec le cocher. Je n’ai pas le désir de vous importuner de ma présence, mais deux de mes gens suivront à cheval.

— Je suivrai aussi, » dit Hector, qui sortit pour s’assurer d’un cheval.

« Il faut donc que nous partions ? dit l’Antiquaire.

— Pour la prison, dit le baronnet avec un soupir involontaire. Eh bien, après tout, continua-t-il d’un ton qu’il cherchait à rendre gai, c’est seulement une maison dont on ne peut sortir ! Supposons un accès de goutte, et Knockwinnock serait pour moi la même chose. C’est cela, Monkbarns ; nous dirons que c’est un accès de goutte, et encore qui n’est pas accompagné de la maudite douleur. »

Mais, tout en parlant ainsi, ses yeux se gonflaient de larmes, et le son entrecoupé de sa voix montrait à quel point lui coûtait cette affectation de gaîté. L’Antiquaire lui serra la main, et comme les banians indiens qui arrêtent les conditions d’un marché important par des signes, et tandis qu’ils causent en apparence de choses indifférentes, sir Arthur, par le serrement convulsif de sa main, exprima en retour à son ami et sa reconnaissance et les angoisses secrètes qui le déchiraient. Ils descendirent à pas lents le magnifique escalier, chaque objet qui leur était familier semblant se présenter d’une manière plus frappante et s’animer d’un nouvel intérêt aux yeux du malheureux père et de sa fille, comme s’ils devaient attirer leur attention pour la dernière fois.

Au premier palier, sir Arthur parut trop ému pour continuer ; mais voyant que l’Antiquaire le regardait avec inquiétude, il dit avec une dignité affectée : « Oui, monsieur Oldbuck, on peut pardonner au descendant d’une ancienne famille, au représentant de ce Richard Main-Rouge et de Gamelyn de Guardover, de pousser un soupir en quittant le château de ses pères, entouré d’une semblable escorte. Lorsque je fus envoyé à la Tour en 1745, avec feu mon père, c’était au moins sur une charge digne de notre naissance, sur une accusation de haute trahison, monsieur Oldbuck. Nous fûmes escortés depuis Highhjale par une troupe de gardes du corps, et écroués sur un mandat du secrétaire d’état ; et maintenant me voici, dans ma vieillesse, arraché de ma maison par un misérable huissier, et pour une pitoyable affaire d’argent !

— Du moins, dit Oldbuck, vous avez près de vous une fille dévouée, et, permettez-moi d’ajouter, un ami sincère : il y a bien quelque consolation là dedans, sans compter qu’il n’est question dans cette circonstance ni d’être pendu ni d’être écartelé. Mais j’entends encore la voix de mon emporté neveu qui crie plus haut que jamais. Fasse le ciel qu’il ne se soit pas fait quelque nouvelle affaire ! Quel maudit hasard l’a amené ici pour tout gâter ? »

Dans le fait, une rumeur soudaine, où dominait encore l’accent très élevé et quelque peu écossais d’Hector, interrompit cette conversation ; nous en verrons la cause dans le chapitre suivant.


CHAPITRE XLIII.

SECOURS INATTENDUS.


La fortune nous fuit, dites-tous ? Non, elle voltige seulement autour de nous, comme l’agile oiseau de mer autour de l’esquif d’où l’oiseleur attentif épie ses mouvemens ; tantôt il disparaît dans le brouillard, tantôt rase la blanche voile de la barque d’une aile téméraire et qui semble s’offrir au tir : ainsi l’expérience guette le moment favorable de saisir la fortune et de la remettre en haut de sa roue.
Vieille comédie.


Les cris de triomphe d’Hector avaient un ton belliqueux qui les faisait difficilement distinguer de ses cris de guerre ; mais bientôt on ne douta plus que la cause de cette nouvelle rumeur ne fût d’une nature agréable, lorsqu’on le vit s’élancer sur l’escalier, un paquet à la main, en s’écriant : « Vive le vieux soldat ! voici le vieil Édie avec un recueil de bonnes nouvelles. » Il remit la lettre à Oldbuck, serra cordialement la main à sir Arthur, et félicita miss Wardour avec toute la franchise de son caractère et de son pays. L’huissier qui avait, comme par instinct, une espèce de terreur du capitaine Mac Intyre, s’approcha de son prisonnier, et tint prudemment l’œil fixé sur les mouvemens du jeune militaire.

« Croyez-vous que je m’occupe de vous, l’ami ? lui dit le jeune homme ; tenez, voilà une guinée pour la peur que je vous ai faite : Voilà un vieux brave du 42e, qui était pour vous un meilleur antagoniste que moi. »

L’huissier, qui était un de ces misérables qui empochent volontiers un mauvais compliment quand il leur rapporte quelque chose, retint dans sa main la guinée qu’Hector lui jetait à la figure, et se mit à observer prudemment le tour que les affaires allaient prendre. Cependant toutes les voix s’élevaient pour faire des questions, et aucune ne songeait à y répondre.

« Qu’y a-t-il donc, capitaine Mac Intyre ? dit sir Arthur.

— Demandez au vieil Édie, dit Hector ; je sais seulement que tout va bien, que tout est sauvé.

— Qu’est-ce que tout ceci, Édie ? demanda miss Wardour au mendiant.

— Votre Seigneurie doit demander à Monkbarns, c’est lui qui a la correspondance épistolaire.

— Vive le roi ! » s’écria l’Antiquaire à son premier regard sur le contenu du paquet ; et oubliant à la fois son décorum, sa philosophie et son phlegme ordinaire, il jeta en l’air son chapeau retroussé, qui retomba sur une des branches d’un grand chandelier ; puis jetant un joyeux regard autour de lui, il mit la main sur sa perruque, et allait peut-être lui faire suivre la route du chapeau, si Édie ne lui avait arrêté la main en disant : « Seigneur mon Dieu, la tête lui tourne ! pensez donc, Monkbarns, que Caxon n’est pas là pour réparer le mal. »

Tout le monde assaillit l’Antiquaire, et l’étourdit de questions sur la cause d’un pareil transport ; et lui, tant soit peu honteux de ce délire, leur tourna bravement le dos, comme un renard aux cris d’une meute de chiens, et montant l’escalier deux à deux, jusqu’à ce qu’il fût arrivé en haut, il s’arrêta sur le palier, et se retournant, s’adressa ainsi à ses auditeurs surpris :

« Mes bons amis, favete linguis[261] Pour vous informer de ce qui se passe, il faut d’abord, suivant tous les logiciens, que je le sache moi-même : ainsi donc, avec vos permissions, je vais me retirer dans la bibliothèque ; sir Arthur et miss Wardour auront la bonté de passer dans le parloir : monsieur Sweepclean, secede paulisper[262], ou, pour parler votre langage, vous voudrez bien nous accorder un sursis de cinq minutes ; Hector, retirez vos forces, et choisissez quelque autre champ de bataille ; enfin tous, tant que vous êtes, ayez un peu de courage et de patience jusqu’à mon retour, qui sera prompt. »

Le contenu du paquet était si inattendu, qu’il faut pardonner à l’Antiquaire, d’abord son extase, puis son désir de différer la communication de ces nouvelles, jusqu’à ce qu’il eût pu lui-même s’en pénétrer et remettre l’ordre dans ses idées.

Sous l’enveloppe était une lettre adressée à Jonathan Oldbuck, esquire, propriétaire de Monkbarns, dont voici la teneur :

« Mon cher monsieur, c’est à vous que je m’adresse, comme à l’ami le plus éprouvé, le plus précieux de mon père, étant retenu moi-même ici par des devoirs militaires d’une nature très importante. Vous devez connaître dans ce moment l’état embarrassé de nos affaires, et je sais que vous serez bien aise d’apprendre que je suis assez heureux pour me trouver soudainement placé dans une situation qui me permet d’aider puissamment à les arranger. J’ai appris que sir Arthur est menacé de poursuites rigoureuses par des individus qui ont agi autrefois comme ses procureurs fondés ; et d’après l’avis d’un homme d’affaires respectable, je me suis procuré l’écrit ci-joint, qui arrêtera leurs poursuites jusqu’à ce que leurs droits aient été légalement discutés et justement réduits. J’envoie aussi pour 1,000 livres sterling de billets, afin de payer les réclamations les plus pressantes, exigeant de votre amitié d’en faire l’emploi que jugera votre prudence. Vous serez peut-être surpris que je vous donne cette peine, quand il aurait été plus naturel de laisser à mon père le soin de diriger ses propres affaires ; mais je n’ai pas encore l’assurance que ses yeux soient ouverts sur le caractère d’un homme dont vous l’avez souvent averti de se méfier, et dont l’influence fatale a été la cause de tous ses malheurs. D’ailleurs, devant à la générosité d’un ami incomparable les moyens de secourir sir Arthur, c’est un devoir de ma part de veiller à l’emploi des fonds destinés à cet usage, et je sais que je peux m’en rapporter entièrement pour cela à votre sagesse et à votre prudence. Mon ami, qui réclame une portion de votre intérêt, expliquera ses vues dans une lettre ci-jointe. La fidélité du bureau de Fairport étant un peu suspecte, j’envoie cette lettre par Tannonburgh ; mais le vieil Ochiltree, que des circonstances particulières nous ont fait connaître comme digne de toute confiance, a connaissance du moment probable de l’arrivée du paquet, et aura soin de vous le faire parvenir. J’espère avoir bientôt l’occasion de m’excuser personnellement de toute la peine que je vous donne, et j’ai l’honneur d’être votre dévoué serviteur,

« Reginald Gamelyn Wardour. »

Édimbourg, le 6 août 179—

L’Antiquaire brisa à la hâte le cachet de l’autre lettre, dont le contenu sembla lui causer autant de surprise que de plaisir. Quand il se fut un peu remis du trouble où tant de nouvelles inattendues l’avaient jeté, il examina soigneusement les autres papiers qui avaient tous rapport aux affaires, mit les billets dans sa poche, écrivit un court accusé de réception pour être mis à la poste le même jour, car il était extrêmement méthodique en toute affaire où il était question d’argent ; et enfin, plein de l’importance de sa découverte, il descendit au parloir.

« Sweepclean, dit-il en entrant à l’officier qui se tenait respectueusement à la porte, il faut que vous délogiez du château de Knockwinnock, et que vous et votre suite fassiez au plus tôt maison nette. Voyez-vous ce papier-là, mon homme ?

— Un arrêt de suspension, dit l’huissier d’un ton de regret : j’avais toujours bien pensé qu’il serait étrange que les choses allassent à la dernière extrémité avec un gentilhomme comme sir Arthur… Eh bien ! monsieur, je vais me retirer avec ma bande ; et qui me paiera mes frais ?

— Ceux qui t’ont employé, répondit Oldbuck, comme tu le sais aussi bien que moi… Mais voici encore un exprès ; parbleu ! c’est aujourd’hui un jour de nouvelles. »

C’était M. Mailsetter, arrivant de Fairport sur sa jument, avec une lettre pour sir Arthur et une autre pour l’huissier, qui toutes deux devaient être dépêchées sur-le-champ. L’huissier ouvrit la sienne en observant que Greenhorn et Grinderson étaient bien en état de répondre des frais, et qu’ils lui écrivaient pour ordonner de cesser les poursuites. En conséquence, il quitta sur-le-champ l’appartement, et ne prenant que le temps de rassembler sa bande, il évacua le territoire, pour nous servir de l’expression d’Hector, qui surveillait son départ des yeux dont un dogue irrité suit les pas d’un mendiant qui se retire.

La lettre adressée à sir Arthur était de M. Greenhorn, et assez curieuse dans son genre. Nous la rapporterons avec les commentaires du digne baronnet.

« Monsieur… (Ah ! je ne suis plus son cher monsieur ; les gens ne sont chers à MM. Greenhorn et Grinderson qu’autant qu’ils sont dans l’adversité.) Monsieur, j’ai été très affligé d’apprendre à mon retour de la campagne, où m’avait appelé une affaire importante (Oui, quelque pari, je suppose), que mon associé avait eu l’inconséquence de suivre les intérêts de M. Goldiebird de préférence aux vôtres, et de vous écrire d’une manière inconvenante. Je vous prie de recevoir mes très humbles excuses et celles de M. Grinderson… (Allons je vois que celui-ci écrit en son nom aussi bien qu’au nom de son associé) et j’espère que vous ne m’avez pas cru capable d’oublier, ou de payer d’ingratitude la protection constante que ma famille (Sa famille ! maudit soit le fat !) a trouvée dans celle de Knockwinnock. Dans une entrevue que j’ai eue aujourd’hui avec M. Wardour, j’ai vu avec peine qu’il paraît très irrité, et je dois avouer que ce n’est pas sans raison. Mais afin de réparer, autant qu’il est en moi, la méprise dont il se plaint (Jolie méprise, vraiment, de faire mettre son protecteur en prison !), j’ai envoyé cet exprès pour arrêter toutes les poursuites contre votre personne et vos biens, et pour vous transmettre en même temps mes humbles excuses. Il me reste à ajouter que l’opinion de M. Grinderson est que, si vous l’honorez du retour de votre confiance, il pourra vous indiquer des circonstances relatives aux réclamations actuelles de M. Goldiebird qui en réduiraient grandement le montant. (Ainsi il ne demanderait pas mieux que de faire le fripon des deux côtés.) Quant à notre mémoire, le paiement n’en est nullement pressé. Je suis, pour M. Grinderson, comme pour mon propre compte, mon cher monsieur (Ha ! ha ! le voilà qui redevient familier), votre très obligé et très humble serviteur,

« Gilbert Greenhorn. »

« Bien dit, monsieur Gilbert Greenhorn, dit l’Antiquaire, je vois maintenant à quoi peut servir l’association de deux procureurs. Leurs mouvemens ressemblent à ceux de l’homme et de la femme du baromètre hollandais : quand il fait beau temps pour le client, un des gentilshommes associés sort et vient lui lécher les pieds comme un épagneul ; quand il fait mauvais, il se renferme, et l’autre gentilhomme agissant vient lui montrer les dents comme un boule-dogue. Quant à moi, je remercie Dieu que mon homme d’affaires porte encore un chapeau retroussé à trois cornes, qu’il soit logé dans la vieille ville, qui ! craigne autant un cheval que moi, qu’il joue à la paume le samedi, aille à l’église le dimanche, et que, n’ayant pas d’associé, il ne soit responsable que de ses propres sottises.

— Il y a des procureurs très honnêtes gens, dit Hector. Je voudrais bien entendre dire à quelqu’un que le septième fils de mon cousin Donald Mac Intyre Strathetudlem, dont les six frères sont à l’armée, n’est pas un honnête homme !

— Sans doute, sans doute, Hector, tous les Mac Intyre le sont, ils ont un brevet pour cela, mon garçon… Mais j’allais dire que dans une profession où il est nécessaire d’inspirer une confiance sans bornes, il n’y a rien d’étonnant qu’il se trouve des sots qui s’en montrent indignes par leur négligence, et des fripons dont la mauvaise foi en abuse. Tout cela est d’autant plus à l’honneur de ceux qui (et je réponds qu’il y en a encore plusieurs), unissant l’intégrité au savoir et à l’application, suivent une marche droite et honorable au milieu de cette carrière qui offre tant d’écueils et de pierres d’achoppement à leurs confrères. À de tels hommes, leurs compatriotes peuvent abandonner sans crainte le soin de protéger les intérêts de leur patrimoine, et le pays peut confier avec une sécurité égale le dépôt encore plus sacré de ses lois et de ses privilèges.

— Après tout, moins on a affaire à eux, et mieux l’on s’en trouve, » dit Ochiltree en allongeant sa tête à la porte du parloir ; car la confusion générale qui régnait dans la famille n’étant pas encore passée, les domestiques, semblables aux vagues après la fin d’un orage, n’étaient pas encore rentrés dans leurs fonctions ordinaires, mais parcouraient çà et là la maison avec agitation.

— Ah ! ah ! te voilà, mon vieux, dit l’Antiquaire ; sir Arthur, permettez-moi de vous présenter un messager de bonnes nouvelles, quoiqu’il soit un peu boiteux. Vous parliez des corbeaux qui sentaient de loin le carnage ; mais vous voyez là un pigeon bleu, un peu vieux, un peu coriace, je l’avoue, qui a flairé les bonnes nouvelles de six ou sept milles d’ici, a volé les chercher dans la carriole, et est revenu avec la branche d’olivier.

— Vous le devez au pauvre Robert qui m’y a conduit, dit le mendiant ; le pauvre garçon est bien en peine, il craint d’être tombé dans la disgrâce de sir Arthur et de milady. »

Robert montra son visage confus et repentant au dessus de l’épaule du mendiant.

« En disgrâce ! dit sir Arthur ; comment cela ? car l’irritation qu’il avait éprouvée au sujet de la rôtie brûlée était depuis longtemps oubliée. Oh ! je me rappelle maintenant, Robert, j’étais en colère, et vous avez eu tort… N’y pensons plus ; allez à votre ouvrage, et souvenez-vous de ne jamais répondre à un maître lorsqu’il est irrité.

— Ni à tout autre, dit l’Antiquaire : la colère se laisse toujours désarmer par la douceur et la soumission.

— Et dites à votre mère, qui souffre tant de son rhumatisme, de venir demain trouver la femme de charge, dit miss Wardour ; nous verrons si nous ne pourrons pas faire quelque chose pour la soulager.

— Que le ciel bénisse Votre Seigneurie, dit le pauvre Robert, et Son Honneur sir Arthur, le jeune laird, et toute la famille de Knockwinnock dans toutes les branches les plus éloignées. C’est une maison qui a toujours été bonne et charitable pour les pauvres depuis plusieurs centaines d’années.

— Là ! dit l’Antiquaire à sir Arthur, je ne veux pas disputer avec vous, mais vous voyez que la reconnaissance du pauvre ne s’attache qu’aux vertus civiles de votre famille… Vous ne les entendez jamais parler de Main-Rouge ou de l’Enfer-Harnaché. Quant à moi, je dois dire : odi accipitrem qui semper vivit in armis[263]. Ainsi donc, buvons et mangeons tranquillement et joyeusement, sir chevalier. »

Une table avait été dressée à la hâte dans le parloir, et la compagnie s’y assit gaîment pour prendre un joyeux repas. À la prière d’Oldbuck, Édie eut la permission de s’asseoir à côté du buffet, sur une glande chaise de cuir qui était placée en quelque sorte derrière un paravent.

« J’y consens d’autant plus volontiers, dit sir Arthur, que je me rappelle que du temps de mon père cette chaise était occupée par Ailshie Gourley qui, à ma connaissance, a été le dernier fou ou bouffon privilégié qui ait été entretenu dans aucune famille de distinction en Écosse.

— Quant à cela, sir Arthur, dit le mendiant, qui était de ceux qui n’hésitent jamais entre un ami et un bon mot, on voit plus d’un sage assis sur le siège d’un fou, et plus d’un fou occuper la place d’un sage, surtout dans les familles de distinction. »

Miss Wardour, craignant l’effet de cette saillie sur les nerfs irritables de son père (toute digne qu’elle fût d’Ailshie Gourley ou de tout autre bouffon privilégié), se hâta de demander s’il n’ordonnerait pas une distribution d’ale et de bœuf aux domestiques et à tous ceux que cette nouvelle avait assemblés autour du château.

« Certainement, mon amour, dit son père, ce fut toujours l’usage dans notre famille après la levée d’un siège.

— C’est cela, un siège mis par l’huissier Saunders Sweepclean, et levé par le mendiant Édie Ochiltree, par nobile fratrum[264], dit Oldbuck, deux personnages d’un rang également distingué. Mais c’est égal, sir Arthur, les particuliers ne sont plus assiégés de nos jours que de cette manière, et nous n’en devons pas moins boire, à notre heureuse délivrance, un verre de cet excellent vin… sur mon honneur ! je crois que c’est du bourgogne.

— S’il y avait eu quelque chose de mieux dans la cave, dit miss Wardour, je me serais empressée de le faire servir ; rien ne me semble assez digne de vous être offert après les peines que votre amitié vient de se donner pour nous.

— Si vous parlez ainsi, ma belle ennemie, dit l’Antiquaire, vous allez me forcer de remplir encore une fois mon verre et de vous offrir une coupe d’actions de grâce… Puissé-je vous voir assiégée de nouveau, mais de la manière dont les femmes ne craignent jamais de l’être ; et puissiez-vous signer bientôt les termes de la capitulation dans la chapelle de Saint-Winnox ! »

Miss Wardour rougit ; Hector changea plusieurs fois de couleur.

« Ma fille, répondit sir Arthur, vous est fort obligée, Monkbarns ; mais à moins que vous ne vouliez l’accepter vous-même, je ne vois pas quel espoir d’alliance peut avoir, dans ces temps mercenaires, la fille d’un pauvre baronnet.

— Moi, dites-vous, sir Arthur ? non, non ; mais je réclamerai le privilège de l’ancienne coutume du combat singulier, et ne pouvant paraître en personne, je me ferai remplacer par un champion : nous parlerons de cela plus tard. Que voyez-vous donc de si intéressant dans ces papiers, Hector, que vous baissez la tête dessus comme si vous saigniez du nez.

— Rien de particulier, monsieur. Mais je pensais que, puisque voilà mon bras à peu près guéri, je ne ferais pas mal de vous débarrasser de ma compagnie dans un jour ou deux, et de partir pour Édimbourg. Je vois, par les journaux, que le major Neville y est arrivé, et je serai bien aise de le voir.

— Le major qui ? demanda l’oncle.

— Le major Neville, répondit le jeune militaire.

— Et qui diable est le major Neville ? demanda l’Antiquaire.

— Monsieur Oldbuck, dit sir Arthur, c’est un jeune officier véritablement très distingué ; vous vous souviendrez sans doute d’avoir vu son nom fréquemment dans les papiers. Mais je suis bien aise d’apprendre à monsieur Mac Intyre qu’il ne lui est pas nécessaire de quitter Monkbarns pour aller le voir, car mon fils m’écrit que le major doit venir avec lui à Knockwinnock ; et je n’ai pas besoin de dire que je serais charmé de faire faire connaissance à ces deux messieurs, à moins pourtant qu’ils ne l’aient déjà faite.

— Non, dit Hector, je ne le connais pas personnellement, mais j’ai eu occasion d’entendre souvent parler de lui, et je suis lié avec plusieurs de ses amis, du nombre desquels est le capitaine Wardour. Cependant il faut que j’aille à Édimbourg, car je vois que mon oncle commence à avoir assez de moi, et je crains moi-même…

— D’avoir assez de lui, dit Oldbuck ; j’ai peur que ce ne soit pas d’aujourd’hui. Mais vous oubliez donc que nous approchons de ce fameux 12 d’août, et que vous êtes engagé à vous joindre à la chasse qui doit avoir lieu sur les terres de lord Glenallan pour le tourment de la paisible race ailée.

— C’est vrai, c’est vrai, mon oncle, je l’avais oublié, s’écria le mobile Hector ; mais excusez-moi, vous m’avez dit quelque chose tout à l’heure qui avait banni de ma tête toute autre pensée.

— Sous le bon plaisir de Vos Honneurs, » dit le vieil Édie en avançant sa tête blanche en dehors du paravent derrière lequel il s’était abondamment régalé de viande froide et de bière ; « sous le bon plaisir de Vos Honneurs, je vous apprendrai quelque chose qui retiendra le capitaine parmi nous tout aussi bien que la chasse. N’avez-vous pas entendu dire que les Français allaient faire une descente ?

— Les Français ? vieux fou ! s’écria Oldbuck.

— Je n’ai pas eu le temps de la semaine, dit sir Arthur Wardour, de parcourir ma correspondance de gouverneur de la côte. En général, je me suis fait une loi de ne m’en occuper que le mercredi, excepté dans les cas pressans, car je fais tout avec ordre ; mais d’après un coup d’œil jeté sur mes lettres, j’ai vu effectivement qu’on n’était pas sans alarme.

— Sans alarme ! dit Édie ; ma foi, il font qu’il y ait de l’alarme, car le prévôt s’est dépêché de faire mettre un fanal sur le sommet d’Halket, ce qui aurait dû être mis depuis six mois ; et celui que le conseil a nommé à la garde du fanal n’est autre que le vieux Caxon lui-même. Il y a des gens qui disent que c’est par égard pour le lieutenant Taffril, car il paraît décidé qu’il va épouser Jenny Caxon ; d’autres disent que c’est pour plaire à Vos Honneurs qui portez perruque ; et il y en a aussi qui parlent d’une vieille histoire de perruque qu’il fit pour un des baillis, et qui ne fut jamais payée. Quoi qu’il en soit, le voilà perché comme une mouette sur le haut du rocher pour glapir comme elle par le mauvais temps.

— Sur mon honneur, voilà un joli gardien, dit Monkbarns ; et qui aura soin de ma perruque ?

— C’est la question que je lui ai faite, répondit Édie : et il m’a dit qu’il pourrait entrer chez vous tous les matins, et lui donner un petit coup avant d’aller se coucher, car il y a un autre homme pour rester là pendant le jour ; et Caxon dit d’ailleurs qu’il frisera la perruque de Votre Honneur tout aussi bien endormi qu’éveillé. »

Ces nouvelles donnèrent un autre tour à la conversation, qui roula alors sur les moyens de défense du pays, et le devoir imposé à chaque citoyen de s’armer pour repousser l’invasion. Le moment vint ensuite de se séparer, et l’Antiquaire reprit avec son neveu la route de Monkbarns, après avoir quitté les habitans de Knockwinnock avec les expressions de l’intérêt mutuel le plus sincère et s’être promis de se revoir le plus tôt possible.


CHAPITRE XLIV.

LE SECRET DU TRÉSOR.


Après tout, si elle ne m’aime pas, il faut que j’en prenne mon parti. Me faudra-t-il pâlir parce qu’une belle rougit, ou soupirer parce qu’elle sourit, et sourit à un rival ? Non, par le ciel ! mon repos m’est trop cher pour que, semblable aux plumes qui se balancent sur sa tête, chaque mouvement dicté par son caprice ait le pouvoir de m’agiter.
Vieille comédie.


« Hector, dit Oldbuck à son neveu en s’en retournant au logis, il y a un point sur lequel je suis quelquefois tenté de croire que vous êtes fou.

— Si vous ne me croyez fou que sur un seul point, vous me faites plus de grâce en vérité que je n’en attendais, et que je n’en mérite.

— Je veux dire un point par excellence, continua l’Antiquaire ; j’ai quelquefois pensé que vous aviez jeté les yeux sur miss Wardour.

— Hé bien, monsieur ! répondit Hector d’un air fort calme.

— Le diable l’emporte avec son Hé bien, monsieur ! s’écria son oncle ; il me répond avec autant de tranquillité que si c’était la chose du monde la plus simple, que lui, simple capitaine dans l’armée, et rien de plus, pensât à épouser la fille d’un baronnet.

— J’ose croire, monsieur, dit le jeune Écossais, que sous le rapport de la famille, ce ne serait pas une mésalliance pour miss Wardour.

— Oh ! que le ciel nous préserve d’attaquer un tel sujet ! non, non : égalité parfaite des deux côtés ; tous deux portés sur le tableau de la noblesse du pays, et ayant également le droit de regarder avec mépris la classe entière des roturiers en Écosse.

— Et du côté de la fortune nous sommes sur un pied à peu près égal, puisque nous n’en avons ni l’un ni l’autre, continua Hector. Il peut donc y avoir erreur dans mon choix, mais non pas présomption.

— Oui ; mais voilà où gît l’erreur, puisque c’est ainsi que vous l’appelez : c’est qu’elle ne vous aime pas, Hector.

— Vous le croyez, monsieur ?

— J’en suis certain ; et pour vous en convaincre davantage, je vous apprendrai qu’elle en aime un autre. Elle s’est méprise sur le sens de quelques mots que je lui dis une fois, et depuis j’ai été à même de deviner l’interprétation qu’elle leur avait donnée. Alors j’étais incapable de m’expliquer sa rougeur et son embarras ; mais en me les rappelant maintenant, je les regarde, mon pauvre Hector, comme un signal de mort pour vos espérances et vos prétentions. Je vous conseille donc de battre en retraite, et de retirer vos forces le plus tôt que vous pourrez, car il y a une trop bonne garnison dans le fort pour que vous puissiez le prendre d’assaut.

— Je n’ai pas besoin de battre en retraite, mon oncle, » dit Hector en se tenant fort droit et marchant avec une espèce de gravité boudeuse et offensée. « Il n’y a pas lieu à se retirer quand on ne s’est pas avancé. Il y a en Écosse d’autres femmes que miss Wardour, et d’une aussi bonne famille.

— Et d’un meilleur goût. Sans aucun doute, il y en a, Hector ; et quoique je doive avouer que c’est une des femmes les plus sensées et les mieux élevées que je connaisse, cependant je doute fort que vous fussiez capable d’apprécier son mérite. Une femme à la tournure leste et pimpante, dont la tête serait surmontée d’un panache éclatant, qui porterait une amazone un peu de la couleur de votre uniforme, qui conduirait aujourd’hui le cabriolet, et demain passerait en revue le régiment sur le cheval gris qui aurait traîné la voiture la veille, hoc erat in votis[265], voilà celle qui vous subjuguerait, surtout si à ces qualités elle joignait le goût de l’histoire naturelle et était curieuse de voir un échantillon de phoque.

— Il est bien dur, dit Hector, de m’entendre toujours jeter au nez ce maudit veau marin ; mais au surplus cela m’est fort égal, et je n’ai pas envie non plus de mourir de chagrin pour les beaux yeux de miss Wardour. Elle est libre de choisir qui lui plaît ; je souhaite de tout mon cœur qu’elle soit heureuse.

— Ô générosité magnanime digne du soutien de Troie ! vous me rassurez, Hector ; j’avais peur d’une scène ; votre sœur m’avait dit que vous étiez passionnément amoureux de miss Wardour.

— Voudriez-vous donc, monsieur, dit le jeune homme, que je fusse passionnément amoureux d’une femme qui ne se soucie pas de moi ?

— Non pas, mon neveu, dit l’Antiquaire plus sérieusement ; il y a certainement beaucoup de bon sens dans ce que vous dites, et j’aurais donné beaucoup il y a vingt-cinq ans pour pouvoir penser comme vous.

— Tout le monde, je présume, peut penser comme il lui plaît sur de pareils points.

— Non pas suivant les usages de l’ancien régime, dit Oldbuck ; mais, comme je l’ai dit auparavant, la coutume du siècle me paraît plus sage, quoique faite pour inspirer moins d’intérêt. Mais, voyons, dites-moi quelles sont vos idées au sujet de cette invasion dont on parle tant ; le cri général est qu’ils arrivent. »

Hector, digérant sa mortification, qu’il désirait surtout cacher aux regards satiriques de son oncle, s’empressa d’entrer dans une conversation qui devait détourner ses pensées de miss Wardour et du veau marin. En arrivant à Monkbarns, comme ils s’empressèrent de raconter aux dames les événemens qui s’étaient passés au château, et qu’ils durent écouter à leur tour le récit de leurs incertitudes, et combien elles avaient hésité de se mettre à table avant le retour de l’Antiquaire, ces deux sujets si redoutés n’eurent pas lieu de se présenter.

Le lendemain matin l’Antiquaire se leva de bonne heure, et comme Caxon n’avait pas encore paru, il commença à regretter intérieurement le manque de nouvelles et le commérage de la ville, que l’ex-perruquier ne manquait pas de lui rapporter fidèlement tous les jours. L’habitude avait rendu son babil presque aussi nécessaire à notre Antiquaire que la prise de tabac qu’il prenait de temps en temps, quoiqu’il affectât de les regarder l’un et l’autre avec le même mépris. Cependant il fut distrait de l’espèce de vide qui résultait de cette privation, par la présence du vieil Ochiltree, qui se promenait en musant le long des haies bien taillées d’ifs et de houx, de l’air de quelqu’un qui est chez lui. En effet, il était devenu depuis peu tellement le commensal de la maison, que Junon elle-même n’aboyait plus en le voyant, mais se contentait de le surveiller d’un œil attentif et vigilant. Notre Antiquaire sortit en robe de chambre, et s’avança au devant de lui.

« Eh bien, les voilà qui arrivent tout de bon, Monkbarns, dit Ochiltree ; je suis venu tout exprès de Fairport pour vous annoncer cette nouvelle, et je m’en vais. Le Search vient d’entrer dans notre baie, et on dit qu’il a été chassé par une frégate française.

— Le Search ! dit Oldbuck en paraissant réfléchir, oh ! oh !

— Oui, oui, le brick canonnier du capitaine Taffril.

— Quoi ! cela aurait-il quelque rapport avec Search n° II, dit Oldbuck, saisissant comme un trait de lumière le rapprochement que ce nom pouvait offrir avec la cassette mystérieuse qui renfermait le trésor.

Le mendiant, comme un homme pris sur le fait dans un stratagème, mit son bonnet devant sa figure, et ne put s’empêcher de rire de tout son cœur. « Vous avez le diable au corps, Monkbarns, pour vous souvenir des choses, et les rapprocher. Qui aurait cru que vous auriez songé à cela ? Pour le coup, me voilà pris maintenant.

— Je comprends tout cela, dit Oldbuck, aussi bien que la légende d’une médaille bien conservée. La boîte où le lingot a été trouvé appartenait au brick, et le trésor à mon phénix (Édie fit un signe affirmatif), et avait été enterrée là pour secourir sir Arthur dans ses embarras.

— Ce fut moi qui m’en chargeai avec deux hommes de l’équipage du brick, mais qui n’en connaissaient pas le contenu, et qui soupçonnaient que c’était quelque petite affaire de contrebande du capitaine. Je veillai nuit et jour jusqu’à ce qu’elle fût tombée entre les mains de celui à qui elle était destinée ; et quand ce démon d’Allemand cherchait le couvercle de la cassette, car il était affriandé, je crois que ce fut un démon écossais qui me mit dans la tête de lui jouer ce mauvais tour. Vous voyez bien que si j’en avais dit un peu plus ou un peu moins au bailli Little-John, toute l’histoire se serait découverte, et Dieu sait comme M. Lovel aurait été fâché de paraître là dedans ; aussi j’étais décidé à tout supporter pour éviter cela.

— Je suis forcé d’avouer, dit Oldbuck, qu’il n’a pas été trompé dans le choix de son confident, quoiqu’il puisse paraître un peu étrange.

— Je puis dire cela en ma faveur, Monkbarns, répondit le mendiant ; c’est que je suis peut être de tout le pays l’homme à qui il est le plus sur de confier de l’argent, par la raison que je n’en ai pas besoin, que je n’en désire pas, et que je ne saurais à quoi l’employer si j’en avais. Mais le pauvre garçon n’avait guère le choix dans cette affaire, car il croyait quitter le pays pour jamais (j’espère maintenant qu’il s’était trompé) ; et lorsque nous apprîmes, par un singulier hasard, la détresse de sir Arthur, la nuit était déjà avancée, et Lovel devait être à bord au point du jour. Cependant, cinq ou six nuits après, le brick vint passer une nuit en station dans la rade ; je fus averti de le joindre en chaloupe, et ce fut alors que nous enterrâmes le trésor où il fut trouvé.

— Il faut avouer que c’était là un exploit bien extravagant, bien romanesque, dit Oldbuck ; pourquoi ne pas se fier à moi ou à tout autre ami ?

— Il avait les mains teintes du sang du fils de votre sœur, dit Édie, et peut-être à répondre de sa vie ; était-ce là le moment d’aller vous demander conseil ? Et quel temps avait-il pour se consulter lui-même ou tout autre ?

— Vous avez raison ; mais si Dousterswivel eût pris les devans ?

— Il n’y avait pas grand’crainte qu’il vînt là sans être accompagné de sir Arthur. Il avait eu une fameuse frayeur une des nuits précédentes, et ne se souciait guère d’approcher de ce lieu, à moins qu’il n’y fût amené de force. Il savait bien que la première trouvaille avait été cachée par lui-même ; comment donc pouvait-il s’attendre à la seconde ? Il n’avait fait cela que pour tirer meilleur parti de sir Arthur.

— Alors, dit Oldbuck, comment espériez-vous que sir Arthur vînt là tout seul ?

— Oh ! dit Édie plaisamment, j’avais une certaine histoire sur Misticot qui l’aurait amené ainsi que vous, Monkbarns, de plus de quarante milles. D’ailleurs nous devions supposer qu’il serait attiré de nouveau au lieu où il avait trouvé le premier argent, puisqu’il ne savait pas le mot de l’énigme. Bref, l’argent ayant cette forme, sir Arthur se trouvant dans le plus pressant besoin, et Lovel étant résolu de ne jamais lui laisser soupçonner la main qui venait à son secours (car c’était la chose sur laquelle il insistait le plus), nous ne trouvâmes pas de meilleur expédient que celui-là, après nous être pourtant creusé long-temps la cervelle à ce sujet. Et si, par quelque étrange hasard, Dousterswivel avait mis ses griffes dessus, j’aurais été immédiatement chez vous ou chez le shérif, pour tout découvrir.

— Eh bien, malgré toutes vos sages précautions, je pense que votre expédient a mieux réussi qu’on ne devait s’y attendre. Mais comment diable Lovel possédait-il une telle masse de lingots d’argent ?

— C’est là ce que je ne puis vous dire ; mais cela avait été mis à bord avec les autres effets qu’il avait à Fairport, sans doute. Quoi qu’il en soit, nous les mîmes dans une des boîtes de munitions du brick, pour leur sûreté et la commodité du transport.

— Grand Dieu ! dit Oldbuck, dont la mémoire se reportait au commencement de sa connaissance avec Lovel, ce jeune homme auquel j’ai payé à dîner à Queens-Ferry, pour lequel je voulais faire faire une souscription à Fairport, risque tant d’argent sur un hasard de cette nature ! Allons, je ne paierai plus à dîner à personne, cela est certain. Et vous avez donc toujours entretenu une correspondance avec Lovel ?

— J’en ai reçu un petit bout de billet pour me dire qu’il y aurait hier un paquet à Tannonburgh, avec des lettres très importantes pour la famille de Knockwinnock, car il soupçonnait que l’on ouvrait les lettres au bureau de Fairport. Et il faut que cela soit vrai, car j’ai entendu dire que M. Mailsetter allait perdre sa place, pour s’être trop occupé des affaires des autres et pas assez des siennes.

— Et quelle récompense espérez-vous, Édie, pour avoir été le conseiller, le messager, le gardien, le confident de toutes ces affaires-là ?

— Que diable voulez-vous que j’espère, excepté que quelques uns des gentilshommes du pays viendront au convoi du vieux pauvre, et que vous porterez peut-être la tête vous-même, comme vous le fîtes pour le pauvre Steenie Mucklebackit. Quelle peine cela m’a-t-il donnée ? Il m’est égal d’aller d’un côté ou d’un autre, à moi qui suis toujours sur les chemins. Mais, par exemple, j’avoue que j’étais bien joyeux quand je suis sorti de prison, car je craignais que cette maudite lettre n’arrivât pendant que j’étais renfermé là comme une huître, et que tout allât de travers, faute de pouvoir l’aller chercher. Il y avait des fois où je pensais à me décharger sur vous de cela, mais c’eut été désobéir aux ordres positifs de M. Lovel ; et je savais qu’il avait besoin de voir quelqu’un à Édimbourg, avant de pouvoir faire ce qu’il voulait pour sir Arthur et sa famille.

— Et maintenant voyons un peu les affaires publiques, Édie. On dit toujours qu’ils viennent, n’est-ce pas ?

— Ma foi oui, monsieur, et il est arrivé des ordres sévères pour que les volontaires et les forces qui sont ici se tinssent prêts pour une alerte. On dit aussi qu’il va venir ici un jeune officier de mérite pour examiner nos moyens de défense. J’ai vu la servante du bailli qui nettoyait son ceinturon et sa culotte blanche, et je l’ai aidée un peu, car elle ne s’y entendait guère ; si bien que j’ai appris toutes les nouvelles pour ma peine.

— Et que pensez-vous de tout cela, vous, comme vieux soldat ?

— Ma foi, je ne sais pas… S’ils viennent en si grand nombre qu’on le dit, ils seront en force contre nous… Parmi nos volontaires aussi il ne manque pas de vieux enfans, quoiqu’il ne convienne guère de parler de l’incapacité des autres, à moi qui ne suis pas bon à grand’chose non plus maintenant… mais malgré tout cela, nous ferons de notre mieux.

— Comment ! est-ce que l’esprit guerrier se réveillerait aussi en vous, Édie ?

Ici le feu brille jusques aux cendres.

« Je n’aurais pas cru, Édie, que vous eussiez grand’chose à défendre.

— Moi, monsieur ! pas grand’chose à défendre !… Et le pays donc, et les coteaux, et les vallons, que j’aime tant à parcourir ! et les foyers des ménagères, où je trouve mon morceau de pain ! et les petits enfans, qui accourent pour jouer avec moi quand j’arrive à l’entrée d’une ville ! Diable, continua-t-il en saisissant son bâton avec beaucoup d’énergie, si j’avais autant de vigueur que de bonne volonté, avec une aussi bonne cause, j’en coucherais encore quelques uns par terre.

— Bravo, bravo, Édie ! un pays n’est jamais dans un bien grand danger, quand le mendiant est aussi prêt à combattre pour son écuelle que le seigneur pour ses biens. »

La conversation revint ensuite sur les particularités de la nuit que le mendiant et Lovel avaient passée dans les ruines de Saint-Ruth, et dont les détails amusèrent beaucoup l’Antiquaire.

« J’aurais donné une guinée, dit-il, pour voir ce fripon d’Allemand en proie aux angoisses de cette terreur que son charlatanisme lui fait inspirer aux autres, et craignant alternativement la fureur de son patron, et l’apparition de quelque lutin.

— Ma foi, dit le mendiant, il était temps que cela finît pour lui, car vous auriez dit que l’esprit de l’Enfer-Harnaché lui-même s’était emparé de sir Arthur. Mais que va devenir ce vagabond ?

— J’ai appris ce matin, par une lettre que j’ai reçue, qu’il vous décharge de l’accusation portée contre vous, et qu’il offre de faire des révélations qui rendront l’arrangement des affaires de sir Arthur plus facile que l’on n’espérait : c’est ce que m’écrit le shérif, et il ajoute qu’il a communiqué quelques renseignemens secrets importans au gouvernement, en considération desquels il doit, dit-on, le renvoyer dans son pays pour y jouer ses tours d’escroc.

— Et toutes les galeries, les roues, les grues, les machines qu’on avait faites pour Glenwithershins, qu’est-ce que tout cela deviendra ? dit Édie.

— J’espère que les ouvriers, avant de se disperser, feront un feu de joie de toutes leurs machines, comme une armée détruit son artillerie quand elle est forcée de lever un siège ; et quant aux galeries, je les abandonne : elles pourront peut-être encore servir de piège à ceux qui, avec autant de sagesse que nous, voudraient aussi lâcher la proie pour attraper l’ombre.

— Seigneur mon Dieu ! brûler toutes ces machines ! c’est une grande perte pourtant ; ne feriez-vous pas mieux de chercher à rattraper ce que vous pourriez de vos cent livres sterling sur la vente de ces objets ? » dit le mendiant d’un ton qui semblait affecter l’intérêt.

« Pas un liard, » dit l’Antiquaire avec humeur, en s’éloignant de lui de deux ou trois pas ; puis revenant et souriant à demi de son irritabilité, il lui dit : « Entre dans la maison, et souviens-toi du conseil que je te donne, de ne jamais parler de mine devant moi, ni devant mon neveu d’un phoque ou veau marin, comme vous l’appelez, vous autres.

— Il faut que je m’en retourne à Fairport, dit le vieillard errant, pour voir ce qu’on y dit de l’invasion ; mais je me souviendrai de ce que Votre Honneur vient de me dire, de ne jamais vous parler d’un veau marin, ni au capitaine Hector des 100 livres sterling que vous avez données à Dousterswivel.

— Que le diable t’emporte… Ne t’ai-je pas dit de ne pas me parler de cela ?

— Seigneur ! dit Édie en affectant un air de surprise, je croyais qu’il n’était pas défendu de plaisanter en causant avec Votre Honneur, si ce n’est au sujet du Prétorium et de l’obole que le porte-balle vous a vendue pour une vieille médaille…

— Bah, bah, » dit l’Antiquaire en s’éloignant rapidement, et rentrant dans la maison.

Le mendiant resta un moment à le suivre des yeux, puis partit d’un éclat de rire, de même qu’une pie ou un perroquet qui s’applaudit du succès de quelqu’un de ses tours malins ; puis il reprit encore une fois la route de Fairport. L’habitude d’errer sans cesse lui avait donné une espèce d’inquiétude et de besoin de changer de place, qui augmentait encore par le plaisir qu’il avait à recueillir les nouvelles. Il eut bientôt regagné la ville, qu’il n’avait quittée le matin pour aucun autre motif que pour faire une petite causerie avec Monkbarns.


CHAPITRE XLV et dernier.

ALARME, RECONNAISSANCE ET DÉVOUEMENT.


Le feu étincelait d’une lueur rougeâtre sur la hauteur de Pownel. Trois signaux étaient placés sur le Skiddan… Le son du corne cessait de résonner dans les bois et dans les vallées.
James Hogg.


La sentinelle qui veillait sur la montagne crut sans doute faire un rêve lorsqu’elle aperçut la fatale forêt de Birnam se mettre en marche vers Dunsinane ; de même le vieux Caxon, qui, perché dans sa baraque sur le haut de son rocher, se désennuyait en songeant au prochain mariage de sa fille, et à la dignité de beau-père du lieutenant Taffril, fut saisi d’une égale surprise, lorsqu’un des coups d’œil qu’il jetait de temps à autre, pour l’acquit de sa conscience, sur le signal qui correspondait au sien, lui fit apercevoir une lumière dans cette direction. Il se frotta les yeux, regarda de nouveau, s’aidant d’une arbalète qui avait été placée là pour donner précisément en face de la pointe, et à son grand effroi, il vit la lumière s’augmenter comme une comète aux yeux d’un astronome, et dont l’aspect vient menacer les nations d’un bouleversement.

« Que le Seigneur nous soit en aide ! dit Caxon. Que faut-il faire maintenant ?… Mais heureusement que cela regarde de meilleures têtes que la mienne ; ainsi je vais toujours allumer le fanal. »

Il alluma effectivement son fanal, qui répandit dans les cieux une longue traînée de lumière, dont la clarté effrayant les oiseaux de mer, les chassa de leurs nids, et qui jetait au loin, sur les vagues de la mer, un reflet rougeâtre. Les autres gardiens, confrères de Caxon, aussi diligens que lui, aperçurent son signal et allumèrent les leurs. Bientôt tous ces feux brillèrent sur le haut des promontoires, sur le sommet des montagnes intérieures, et ces signaux répandirent dans tout le pays l’alarme de l’invasion.

Notre Antiquaire, la tête bien chaudement enveloppée de deux bonnets de nuit doublés, goûtait un paisible repos, lorsqu’il fut réveillé en sursaut par les cris de sa sœur, de sa nièce et de ses deux servantes.

« Que diable y a-t-il ? dit-il en se levant sur son séant ; toutes mes femelles dans ma chambre à cette heure de nuit !.., Êtes-vous toutes folles ?

— Le signal ! mon oncle, dit miss Mac Intyre.

— Les Français qui viennent pour nous massacrer ! s’écria miss Grizzel.

— Le signal ! le signal !… les Français ! les Français ! Au meurtre ! au meurtre ! et peut-être pis ! s’écrièrent les deux servantes, en chœur comme à l’Opéra.

— Les Français ! dit Oldbuck en se levant brusquement. Femelles, toutes tant que vous êtes, sortez de ma chambre, que je m’habille ;… et écoutez : apportez-moi mon épée.

— Laquelle, Monkbarns ? » lui cria sa sœur, en lui présentant d’une main une espèce de coutelas recourbé en cuivre, du temps des Romains, et de l’autre une lame de poignard sans manche.

— « La plus longue ! la plus longue ! » cria Jenny Rintherout en traînant après elle une épée à deux mains du douzième siècle.

« Femelles, femelles, s’écria Oldbuck avec beaucoup d’agitation, calmez-vous et ne vous abandonnez pas à de vaines terreurs… Êtes-vous sûres qu’ils arrivent ?

— Cela est sûr, et trop sûr, s’écria Jenny ; tous ceux qui sont en état de porter les armes sur mer et sur terre, tous les volontaires et les corps de fermiers sont sur pied, et marchent vers Fairport, aussi vite qu’hommes et chevaux peuvent aller… et le vieux Mucklebackit y est allé aussi, comme s’il pouvait y être bon à quelque chose… Hélas ! c’est à présent qu’on sentira la perte de celui qui aurait bien su servir son roi et son pays !

— Donnez-moi, dit Oldbuck, l’épée que mon père porta en 45 ; elle n’a pas de ceinturon ni de fourreau, mais nous nous en passerons. »

En parlant ainsi, il enfila le fer dans la poche de sa culotte. En ce moment entra Hector, qui avait été sur une hauteur voisine s’assurer de la réalité de cette alarme.

« Où sont vos armes, mon neveu ? s’écria Oldbuck ; où est votre fusil à deux coups que vous ne quittiez jamais quand on n’en avait pas besoin ?

— Bah, bah, monsieur, dit Hector, à qui a-t-on jamais vu prendre un fusil de chasse pour une action ?… Vous voyez que j’ai revêtu mon uniforme… Je crois être de plus d’utilité si l’on me donne un commandement, qu’avec dix fusils à deux coups, et quant à vous, monsieur, vous feriez bien de vous rendre à Fairport, afin de donner des ordres pour qu’on s’occupât de pourvoir au logement et à la nourriture des hommes et des chevaux, et empêcher le désordre.

— Vous avez raison, Hector ; je crois que ma tête sera plus utile que mon bras : mais voilà sir Arthur qui, entre nous, n’est pas capable de grand’chose, tant d’un côté que de l’autre. »

Sir Arthur était probablement d’un avis différent ; car, vêtu de son uniforme de gouverneur de la côte, il se rendait aussi à Fairport, et était entré en passant pour prendre M. Oldbuck, dont la sagacité, depuis les derniers événemens, lui inspirait plus de confiance que jamais. En dépit de toutes les supplications des femelles, que l’Antiquaire voulut laisser à Monkbarns, en espèce de garnison, il accepta immédiatement, avec son neveu, l’offre de sir Arthur.

Ceux qui ont été témoins d’une scène semblable peuvent seuls se faire une idée du bruit et du mouvement qui troublaient la ville de Fairport. On apercevait à travers les croisées cent lumières qui, paraissant et disparaissant tour à tour, indiquaient la confusion qui régnait dans l’intérieur des maisons. Les femmes de la dernière classe s’étaient assemblées et péroraient sur la place du marché. Les volontaires des campagnes arrivaient de tous les cantons, galopaient à travers les rues, séparément ou par bandes de cinq ou six, suivant qu’ils s’étaient rencontrés sur la route. Les tambours et les fifres des volontaires, battant aux armes, se mêlaient à la voix des officiers, au son des cors et au tintement des cloches. Les vaisseaux dans le port étaient éclairés, et des bateaux envoyés par les frégates ajoutaient à la confusion générale en débarquant des hommes et des armes destinés à la défense de la place. C’était Taffril qui surveillait, avec beaucoup d’activité, cette partie des préparatifs. Deux ou trois bâtimens légers avaient déjà dégagé leurs câbles et gagnaient le large pour aller à la découverte de l’ennemi.

Telle était la scène de confusion générale à travers laquelle sir Arthur Wardour, Oldbuck et Hector, parvinrent à la place principale où est situé l’hôtel-de-ville. Il était éclairé, et les magistrats s’y étaient rassemblés avec les principaux bourgeois ; et dans cette occasion, comme dans toutes celles du même genre en Écosse, l’on remarqua à quel point le bon sens et la fermeté naturelle à ce peuple suppléèrent à tout ce qui pouvait lui manquer du côté de l’expérience.

Les magistrats étaient assaillis par les quartiers-maîtres des différens corps pour délivrer les billets de logement pour des hommes et les chevaux. « Eh bien ! dit le bailli Little-John, mettons les chevaux dans nos magasins, et les hommes dans nos parloirs ; partageons nos soupers avec les uns, et nos fourrages avec les autres. Nous nous sommes enrichis sous un gouvernement libre et paternel, le moment est venu de lui montrer que nous en connaissons le prix. »

Tous ceux qui étaient présens lui répondirent par un cri général d’approbation ; et les biens des riches, ainsi que les personnes des individus de toutes les classes, furent unanimement consacrés à la défense de la patrie.

Le capitaine Mac Intyre agit dans cette occasion comme conseil militaire et aide-de-camp du principal magistrat ; en cette qualité, il déploya un degré de présence d’esprit et une connaissance de sa profession auxquels était loin de s’attendre son oncle. Ce dernier se rappelant son étourderie et son impétuosité ordinaires, le regardait de temps en temps tout étonné en remarquant la manière calme et posée dont il expliquait les différentes mesures de précaution que son expérience lui suggérait, et donnait des ordres pour les faire exécuter. Il trouva les différens corps en bon ordre, vu les élémens irréguliers dont ils étaient formés, en grande force par le nombre et pleins de confiance et de courage. L’expérience militaire avait en ce moment un prix important qui l’emportait tellement sur tous les autres droits de distinction, que même le vieil Édie, au lieu d’être négligé comme Diogène à Sinope, qu’on laissa rouler son tonneau quand chacun autour de lui se préparait à combattre, fut chargé de surveiller la distribution des munitions, devoir dont il s’acquitta très bien.

Cependant ou attendait encore impatiemment deux choses : premièrement, la présence des volontaires de Glenallan, dont on avait formé un corps particulier par considération pour l’importance de cette famille ; et en second lieu, l’arrivée de l’officier qu’on avait annoncé, et qui, chargé par le commandant en chef de toutes les mesures de défense de la côte, était autorisé par sa commission à disposer entièrement de la force militaire.

Enfin le bruit des cors annonça l’arrivée de tous les tenanciers de Glenallan, et le comte lui-même, à la grande surprise de tous ceux qui connaissaient ses habitudes et son état de santé, parut à leur tête en uniforme. Ils formaient un bel escadron, bien monté, entièrement formé des fermiers des basses terres du comte, et ils étaient suivis d’un régiment de cinq cents hommes que le comte avait fait descendre de leurs montagnes complètement équipés du costume national, et avec leurs cornemuses qui jouaient à l’avant-garde. La propreté et l’air militaire de ce corps de vassaux excitèrent l’admiration du capitaine Mac Intyre ; mais son oncle fut encore plus frappé de voir à quel point la constitution affaiblie du comte leur chef semblait ranimée dans ce moment de crise par l’esprit chevaleresque et guerrier qui avait toujours caractérisé sa maison. Il réclama et obtint pour lui et les siens le poste plus exposé au danger, déploya la plus grande promptitude dans les dispositions qu’il fallut faire, et ne montra pas moins de sagacité en discutant sur leur utilité. Les rayons du jour vinrent luire sur le conseil militaire de Fairport encore assemblé, et trouvèrent tout le monde occupé, avec la même ardeur, des préparatifs de défense.

À la fin un cri se fit entendre parmi le peuple : « Voilà enfin le brave major Neville qui arrive avec un autre officier ! » et leur chaise de poste, attelée de quatre chevaux, traversa la place aux acclamations des volontaires et des habitans. Les magistrats, accompagnés des assesseurs de la lieutenance, s’empressèrent d’aller le recevoir aux portes de l’hôtel-de-ville ; mais quelle fut leur surprise, et surtout celle de l’Antiquaire, en reconnaissant sous l’élégant uniforme et le chapeau militaire les traits du pacifique Lovel. D’affectueux embrassemens, un cordial serrement de main, furent nécessaires à Oldbuck pour s’assurer que ses yeux ne le trompaient pas. Sir Arthur ne fut pas moins surpris de reconnaître son fils le capitaine Wardour, dans le compagnon de Lovel ou plutôt du major Neville. Les premières paroles des jeunes officiers furent une assurance positive à tous ceux qui étaient présens, que l’ardeur et le zèle qu’ils venaient de déployer ne pouvaient avoir d’autre utilité que de montrer combien on pouvait compter au besoin sur leur activité et leur courage.

« Le gardien établi sur le sommet d’Halket, dit le major Neville, d’après ce que nous avons su par les renseignemens que nous avons pris en route, a été assez naturellement induit en erreur par un feu de joie que quelques oisifs ont allumé sur la montagne qui domine Glenwithershins, et précisément dans la ligne du signal avec lequel le sien correspond. »

Oldbuck jeta alors un regard significatif sur sir Arthur, qui y répondit par un autre non moins embarrassé, et en haussant les épaules.

« Ce sont probablement les machines que dans notre colère nous avons condamnées au feu, » dit l’Antiquaire reprenant courage, quoique intérieurement il fût passablement honteux d’avoir été la cause de tant de désordre.

« Je voudrais de tout mon cœur que ce Dousterswivel allât au diable ! On dirait qu’il nous a laissé en héritage une suite d’erreurs et de sottises, comme si en partant il eût allumé une traînée de poudre. Quel est le premier pétard qui va maintenant nous partir dans les jambes ! Mais voilà le prudent Caxon qui arrive. Allons, levez la tête, imbécile que vous êtes. Il faut que vos supérieurs portent le blâme de vos sottises ; et tenez, prenez cet instrument-là (lui donnant son épée) ; en vérité, je ne sais ce que j’aurais répondu hier à un homme qui m’aurait dit que je devais aujourd’hui pendre cette arme à mon côté. »

En ce moment il se sentit doucement presser le bras par lord Glenallan, qui l’attira dans un appartement séparé et lui dit : « Pour l’amour de Dieu ! quel est ce jeune homme qui ressemble d’une manière si frappante…

— À l’infortunée Éveline, dit Oldbuck en l’interrompant ; mon cœur s’était senti entraîné vers lui dès le premier jour, et Votre Seigneurie m’en explique en ce moment la cause.

— Mais qui, qui est-il ? continua lord Glenallan en serrant l’Antiquaire avec un mouvement convulsif.

— Autrefois je l’aurais appelé Lovel ; mais il paraît maintenant qu’il est devenu le major Neville.

— Celui que mon frère a élevé comme son fils naturel, qu’il a nommé son héritier. Dieu de bonté, c’est l’enfant de mon Éveline !

— Arrêtez, milord, un moment, dit Oldbuck, ne vous livrez pas trop à la hâte à une telle supposition : quelle probabilité y a-t-il ?

— Ce n’est pas une probabilité, mais c’est une certitude absolue. J’ai reçu hier une lettre de l’agent dont je vous ai parlé et qui m’apprend toute cette histoire. Ce n’est que d’hier seulement que je sais tout ; mais pour l’amour du ciel ! monsieur Oldbuck, amenez-le-moi, que son père puisse attacher sur lui ses yeux, et le bénir avant d’expirer.

— Certainement ; mais dans votre intérêt à tous deux, donnez-moi quelques momens pour le préparer. »

Il sortit bien déterminé à prendre des renseignemens plus exacts avant de se laisser aller à la conviction d’un fait si étrange, et trouva le major Neville qui expédiait les ordres nécessaires pour disperser les forces qui s’étaient assemblées.

« Faites-moi le plaisir, major Neville, d’abandonner un moment cette besogne aux soins du capitaine Wardour et d’Hector, avec lequel j’espère que vous êtes maintenant tout-à-fait réconcilié (Neville se mit à rire et tendit la main à Hector de l’autre côté de la table), et veuillez, je vous prie, m’accorder un moment d’audience.

— Vous avez droit de disposer de moi, monsieur Oldbuck, quand l’affaire qui m’occupe serait plus urgente encore, répondit Neville ; je n’ai pas oublié que je vous ai abusé par un nom supposé et que j’ai récompensé votre hospitalité en blessant votre neveu.

— Vous l’avez traité comme il le méritait, dit Oldbuck, quoique je doive convenir en passant qu’il a montré aujourd’hui autant de bon sens que de courage. Ma foi, s’il voulait étudier un peu et lire César et Polybe et les Stratagemata Polyœni[266], je crois qu’il avancerait dans l’armée, et je l’épaulerai certainement.

— Il en est tout-à-fait digne, répondit Neville. Je vous remercie pour mon compte de l’indulgence que vous m’accordez, et que je mérite d’autant plus peut-être que je n’ai pas le bonheur de posséder plus de droits au nom de Neville par lequel je suis généralement distingué, que celui de Lovel sous lequel vous m’avez connu.

— En vérité ? en bien il faudra donc que nous vous en cherchions un autre auquel vous puissiez avoir un titre solide et légal.

— Monsieur, je me flatte que le malheur de ma naissance ne vous paraît pas un sujet qui puisse prêter à la plaisanterie.

— En aucune façon, jeune homme, répondit l’Antiquaire en l’interrompant. Je crois en savoir plus que vous-même sur votre naissance, et pour vous en convaincre, je vous dirai que vous avez été élevé et connu comme le fils naturel de Geraldin Neville de Nevillesburgh en Yorkshire, et destiné, je suppose, à être son héritier.

— Pardonnez-moi. Je ne fus pas autorisé à concevoir de telles espérances : on n’épargna rien pour mon éducation, et on employa l’argent et le crédit pour me faire avancer dans l’armée ; mais je crois que mon père supposé avait eu souvent des idées de mariage, quoiqu’il ne les ait jamais réalisées.

— Pourquoi dites-vous mon père supposé ? qui peut vous porter à croire que M. Geraldin Neville n’était pas réellement votre père ?

— Je suis convaincu, monsieur Oldbuck, que vous ne me feriez point de questions sur un point aussi délicat pour satisfaire seulement une vaine curiosité ; je vous avouerai donc sans déguisement que l’année dernière, pendant que nous occupions une petite ville de la Flandre française, je rencontrai dans un couvent, près duquel j’étais logé, une femme qui parlait anglais d’une manière remarquable… Elle était Espagnole, et s’appelait Theresa d’Acunha… Dans le cours de notre connaissance, elle découvrit qui j’étais et se fit connaître à moi comme la personne qui avait eu soin de mon enfance. Elle me fit entendre plus d’une fois que j’appartenais à un rang élevé, que des injustices avaient été commises à mon égard, et me promit une révélation plus complète dans le cas de la mort d’une dame qui était en Écosse, et durant la vie de laquelle elle était résolue à garder le secret. Elle me déclara aussi que M. Geraldin Neville n’était pas mon père. Nous fûmes attaqués par l’ennemi et chassés de la ville, qui fut livrée au pillage et à la fureur des républicains. Les ordres religieux étaient surtout l’objet de leur haine et de leur cruauté… Le couvent fut totalement brûlé, plusieurs religieuses y périrent, entre autres Theresa, et je perdis avec elle tout espoir de jamais connaître le secret de ma naissance… Mais tout me porte à croire qu’elle fut accompagnée de circonstances tragiques.

Raro antecedentem scelestum, ou, comme je puis dire ici, scelestam, dit Oldbuck, deseruit pœna[267]… les épicuriens eux-mêmes en convenaient… Mais que fîtes-vous alors ?

J’écrivis à M. Neville à ce sujet, mais sans effet… J’obtins ensuite un congé et vins me jeter à ses pieds, le conjurant d’achever la communication que Theresa avait commencé à me faire. Il me refusa, et, sur mes instances, me reprocha avec indignation les faveurs dont il m’avait comblé… Je trouvai qu’il abusait des droits d’un bienfaiteur, puisqu’il avait été forcé de convenir qu’il avait peu de titres à ceux d’un père. Je renonçai alors au nom de Neville et pris celui sous lequel vous m’avez connu. Ce fut à cette époque que, demeurant auprès d’un ami qui favorisait mon déguisement, je fis la connaissance de miss Wardour, et fus assez romanesque pour la suivre en Écosse. Mon esprit flottait entre plusieurs projets pour l’avenir, mais je résolus enfin de faire une dernière tentative auprès de M. Neville pour en apprendre le secret de ma naissance… Je fus long-temps avant de recevoir sa réponse ; vous étiez présent lorsqu’elle me fut remise. Il m’informait du mauvais état de sa santé, et me suppliait, dans mon propre intérêt, de ne pas chercher à découvrir le degré de parenté qui nous unissait et la nature de mes rapports avec lui, mais de me contenter de l’assurance qu’ils étaient assez proches et assez intimes pour l’autoriser à me constituer son héritier. Au moment où je me préparais à l’aller joindre, un second exprès m’apporta la nouvelle qu’il avait cessé d’exister. La possession d’une aussi grande fortune ne put me distraire du remords que j’éprouvais en songeant à ma conduite envers mon bienfaiteur, et quelques expressions de sa lettre qui semblaient indiquer qu’une tache plus honteuse que celle de l’illégitimité même avait souillé ma naissance, excitèrent toute mon inquiétude en me rappelant les préjugés de sir Arthur.

— Et vous vous rendîtes malade à force de nourrir des idées aussi mélancoliques, au lieu de venir me consulter et de me raconter toute votre histoire ?

— Il est vrai : vinrent ensuite mon duel avec le capitaine Mac Intyre, et la nécessité d’abandonner Fairport et son voisinage.

— Et de faire vos adieux à miss Wardour, à la Calédoniade…

— Vous l’avez dit.

— Et depuis ce temps vous vous êtes occupé, je suppose, de projets pour secourir sir Arthur ?

— Oui, monsieur, avec l’aide du capitaine Wardour. À Édimbourg.

— Et ayant ici Édie Ochiltree pour coadjuteur… Vous voyez que je suis au courant de toute l’histoire… Mais comment aviez-vous tous ces lingots ?

— C’était une quantité d’argenterie qui avait appartenu à M. Neville, et qui avait été laissée en dépôt chez quelqu’un de Fairport ; quelque temps avant sa mort il avait envoyé l’ordre de la faire fondre.

— Maintenant, major Neville, ou plutôt permettez-moi de dire Lovel, car je me plais surtout à vous appeler ainsi, je crois que vous aurez bientôt à changer ces deux noms contre celui de l’honorable William Geraldin, ou plutôt lord Geraldin. »

L’Antiquaire lui raconta alors avec détail les circonstances étranges et mélancoliques de la mort de sa mère.

« Je n’ai pas de doute, ajouta-t-il, que votre oncle ne voulût faire croire que l’enfant né de ce malheureux mariage n’existait plus… peut-être lui-même avait-il en vue l’héritage de son frère. C’était alors un jeune homme étourdi et dissipé… Mais votre récit et l’histoire de Theresa l’acquittent également d’avoir jamais eu la moindre intention malveillante contre votre personne, malgré les soupçons que l’agitation où il avait paru devant Elspeth lui avaient fait concevoir. Maintenant, mon cher ami, que ce soit moi qui aie le plaisir de vous conduire dans les bras de votre père. »

Nous n’essaierons pas de décrire une telle entrevue. Les preuves des deux côtés furent complètes et ne laissèrent rien à désirer, car M. Neville avait écrit un récit exact de tout cet événement, et l’avait renfermé dans un paquet qu’il avait laissé entre les mains de son intendant de confiance, avec l’ordre de ne le laisser ouvrir qu’après la mort de la vieille comtesse. Le motif qui lui avait fait garder si long-temps le secret était sans doute la crainte de l’effet que pourrait produire une telle découverte sur un caractère aussi violent et aussi impérieux que le sien.

Le soir de ce jour mémorable, les tenanciers et volontaires de Glenallan burent à la prospérité de leur jeune maître. Un mois après, lord Geraldin épousa miss Wardour, et ce fut l’Antiquaire qui fit présent à la mariée de la bague nuptiale, qui était un anneau d’or massif d’un travail antique, sur lequel était gravée la devise d’Aldobrand, Kunst macht gunst[268].

Le vieil Édie, l’homme le plus important qui ait jamais porté une robe bleue, prend ses aises et va tantôt chez un ami et tantôt chez un autre, et se vante de ne jamais voyager que par un jour de soleil. Depuis peu cependant, on a remarqué en lui quelques dispositions à se fixer, ayant été vu fréquemment dans une jolie petite chaumière entre Monkbarns et Knockwinnock où Caxon s’est retiré depuis le mariage de sa fille, afin de se trouver au centre des trois perruques de la paroisse qu’il continue de soigner, mais seulement pour son plaisir. On a entendu Édie répéter que c’était un endroit bien gai, et qu’il était bien consolant de penser qu’on avait un petit coin semblable pour se mettre à l’abri par un jour de pluie. Comme ses muscles commencent à se roidir un peu, on croit qu’il finira par se fixer là.

Protecteurs aussi généreux qu’opulens, lord et lady Geraldin n’oublièrent dans leurs libéralités ni mistriss Hadoway ni les Mucklebackit. La première fit un digne emploi de leurs bienfaits, les derniers n’en surent pas profiter. Cependant ils leur sont encore continués, mais sous l’administration du vieil Édie qui est chargé de les leur transmettre, et ils ne les acceptent pas sans murmurer de les recevoir de sa main.

Hector s’avance rapidement dans l’armée. Son nom a paru plus d’une fois dans la gazette, et il a gagné en proportion dans les bonnes grâces de son oncle. Une circonstance non moins agréable au jeune militaire, c’est qu’il a tué deux veaux marins, ce qui a mis un terme aux plaisanteries perpétuelles de l’Antiquaire au sujet du phoca. Il y a des gens qui parlent d’un mariage entre miss Mac Intyre et le capitaine Wardour ; mais nous ne rapportons cette nouvelle que comme un bruit qui n’a pas encore été confirmé.

L’Antiquaire fait de fréquentes visites aux châteaux de Glenallan et de Knockwinnock… Il paraît avoir intention de mettre la dernière main à deux essais, l’un sur la cotte de mailles du grand comte, l’autre sur le gantelet gauche de l’Enfer-Harnaché… Il ne manque jamais de s’informer chaque fois si lord Geraldin a commencé la Calédoniade, et secoue la tête à la réponse qu’il reçoit. En attendant, il a déjà complété ses notes, qui, à ce que nous croyons, sont au service de celui qui voudra les publier sans qu’il en coûte de risque ni de dépenses à l’Antiquaire.


FIN DE L’ANTIQUAIRE.


  1. Auteur connu sous la dénomination de Poète des lacs. a. m.
  2. Wisky ou whiskey, eau-de-vie de grain. a. m.
  3. Espèce de jeu de cartes particulier à l’Écosse ; c’est une sorte de bouillotte à deux personnes. a. m.
  4. Pièce d’argent équivalant à 60 centimes de notre monnaie. a. m.
  5. Billet de banque anglais. Il y en avait alors d’une livre sterling. a. m.
  6. Personnage d’une tragédie burlesque anglaise ; c’est aussi le titre de la pièce. a. m.
  7. Le Forth est une des principales rivières d’Écosse. Nous expliquerons tout à l’heure le mot Queensferry bourg royal près de l’embouchure de cette rivière. a. m.
  8. Queensferry veut dire le bac de la reine ; c’est aussi le nom de la ville située à cet endroit ou l’on passe à voiles l’embouchure de la rivière du Forth, large ici d’environ quatre milles. La Hawesfly signifie la Mouche de Hawes ; et Hawes, qui proprement veut dire les fruits de l’aubépine, est le nom de l’auberge ou du lieu de départ de la diligence. En général, on applique en Écosse le mot Fly, ou Mouche, aux diligences, à cause de leur célérité plus ou moins grande. a. m.
  9. Le texte dit the Frith, mot qui signifie embouchure d’un fleuve. Le Frith du Forth s’appelle aussi, par abréviation, tout simplement le Frith, pour cette rivière du Forth en Écosse. a. m.
  10. L’église de Saint-Gilles est la principale église d’Édimbourg ; elle était jadis la cathédrale. L’église de Tron se trouve un peu plus bas. Toutes deux sont dans High-Street, la plus belle rue de l’ancienne portion de la capitale de l’Écosse, divisée en vieille ville et ville neuve. a. m.
  11. Expression employée pour cocher, par réminiscence de celui d’Idoménée au siège de Troie. a. m.
  12. Diminutif de James ou Jacques, et qui s’applique d’une manière familière ou affectueuse. a. m.
  13. District du conté d’Édimbourg. a. m.
  14. Il s’agit ici du parlement d’Écosse ; et l’édifice appelé Parliament-House (maison du parlement) réunit à Édimbourg les principales cours de justice écossaises. a. m.
  15. Outer-House (maison extérieure), dit le texte ; c’est la cour intérieure où l’on instruit le procès en première instance. Il y a ensuite l’Inner-House (maison ou cour intérieure), où l’on juge en dernier ressort. La cour des sessions se réunit quatre fois l’an, et Walter Scott en était le greffier. a. m.
  16. L’éditeur de la première traduction de l’Antiquaire dit que Fairport est Arbroath ou Aberbrothwick, dans le comté d’Angus, à quarante milles d’Édimbourg. a. m.
  17. Un schelling faut 1 franc 20 centimes ; un six-pences, 60 centimes ; half-crown, une demi-couronne, 2 francs 50 centimes. a. m.
  18. Golf, dit le texte, pour signifier le jeu de paume ou du mail. a. m.
  19. Mot composé de kittle, difficile, fitting, terrain, et moss, marais ; ce qui reviendrait à cette phrase : « marais où il est difficile et dangereux de marcher. » a. m.
  20. Mot formé du mot grec μὶσος, haine, et γάμος, mariage ; ce qui revient à « ennemi des femmes ou du mariage. » a. m.
  21. Nous emprunterons à la première traduction de l’Antiquaire une note renfermant l’explication de ce passage :
    « Sous le règne de Richard III, un nommé Collinbourne fit les deux vers suivans :

    « A rat, a cat and Lovel our dog
    Rule all England under a hog. »

    Ce qui veut dire : « Le rat était Ratcliffe : le chat, Catesby ; et lord Lovel était nommé en toutes lettres, parce que c’était alors fréquemment un nom de chien. Quant au porc, c’était Richard lui-même. Ce distique contre le roi et ses favoris fit punir l’auteur de la peine de mort. a. m.
  22. Vin de Bordeaux. a. m.
  23. Il ne faudrait pas prendre ici à la lettre la définition que donnerait la décomposition du mot Oldbuck, où l’on trouve old, vieux, et buck, daim, car buck veut dire aussi petit-maître. Ainsi Oldbuck aurait pour équivalent en français ci-devant jeune homme ou vieux petit-maître. a. m.
  24. Mot qui veut dire grange des moines. a. m.
  25. L’Ars topiaria (l’art de tailler les haies et de leur donner des formes fantastiques), tel est, dit Walter Scott, le titre d’un poème latin qui contient une description curieuse de ce procédé. a. m.
  26. French leave, s’en aller sans mot dire. a. m.
  27. Personnage réel, auteur d’un ouvrage sur l’histoire et les antiquités d’Oxford. a. m.
  28. Poème comico-satirique de Butler, qui roule sur les guerres civiles d’Angleterre sous le règne de Charles Ier. a. m.
  29. Mot formé de heavy, pesant, et de stern, l’arrière d’un navire. C’est ici une manière polie de dire un gros derrière. a. m.
  30. Lieu où le roi Robert Bruce battit l’armée anglaise, le 24 juillet 1314. a. m.
  31. The sitting part, dit le texte ; expression plus honnête pour exprimer le derrière. a. m.
  32. Fameux typographe, un des premiers qui aient introduit l’imprimerie en Angleterre. a. m.
  33. Le limier anglais (slow-hound) est une sorte de basset, et le boule-dogue (bull-dog) est un petit chien ayant une grosse tête avec la mâchoire inférieure très proéminente. Un coup de dent du boule-dogue est aussi ferme, aussi serré qu’une pince, et il est très difficile de faire lâcher prise à cet animal. a. m.
  34. Le Corderius est le premier livre latin qu’on donne à traduire aux élèves en Écosse. L’édition dite princeps est la première édition. a. m.
  35. Ce qui revient à 20 centimes. Nous dirons, en passant, que l’ancienne livre écossaise valait 2 francs, et le schelling écossais 10 centimes. a. m.
  36. Vingt livres sterling font 500 francs. a. m.
  37. La guinée valait environ 26 francs 20 centimes. Les 60 guinées font environ 1560 francs. a. m.
  38. Cette anecdote sur la bibliomanie est exactement vraie, dit Walter Scott, qui ajoute, pour ses confrères des clubs de Roxburgh et de Bannatyne, que Davy Wilson n’est qu’un personnage imaginaire. a. m.
  39. The complet Syren, petit livre de chansons écossaises pour le peuple. a. m.
  40. Espèce de bière. a. m.
  41. La Cowgate (rue aux Vaches), la Canongate (la rue ou porte du Canon), le Bow (la rue de l’Arc), et St-Mary’s wing (l’allée ou rue étroite et tortueuse de Sainte-Marie), sont autant de rues d’Édimbourg. a. m.
  42. Broad-side, dit le texte ; mot qui exprime une bordée ou décharge de canons d’un vaisseau sur tout un côté. L’auteur anglais applique ici cette métaphore à une kyrielle de mots criés dans les rues. a. m.
  43. Grand marché des bestiaux à Londres. a. m.
  44. Walter Scott possédait un exemplaire de cette pièce curieuse, qu’il appelle le Broad-side. a. m.
  45. Boll, dit le texte ; mesure de quatre boisseaux ; le boisseau contient quatre pecks, et le peck quatre picotins. a. m.
  46. Kaim, corruption du mot camp. Tout à l’heure Oldbuck donnera lui-même l’explication de Kinprunes. a. m.
  47. Bonnet-laird, dit le texte, pour signifier un petit propriétaire ayant l’habit et les habitudes du fermier. a. m.
  48. Agricola dédia de plein gré, etc. a. m.
  49. Caïus Caligula a inventé le phare. a. m.
  50. Celui qui vint camper dans les frimas de la Calédonie. a. m.
  51. Une des belles rues de Londres, où se trouve également le bureau de police. a. m.
  52. Extraite d’une tragédie anglaise de Beaumont, auteur contemporain de Shakespeare. a. m.
  53. Blue-gowns que nous avons vu dans la préface. Le mot de blouse conviendrait peut-être mieux que robe. a. m.
  54. La grande cuillère d’Aiken-Drum. Aiken-Drum est le héros d’une chanson écossaise. a. m.
  55. Allusion, que l’auteur n’explique pas, à une interprétation du même genre. Keip est ici pour keep, et keep on this side veut dire garde ce côté. a. m.
  56. Gemmels est le nom d’un mendiant écossais. a. m.
  57. A bodle, dit le texte ; c’était une très petite monnaie d’Écosse qui valait environ un centime. a. m.
  58. Auteur d’un recueil de facéties populaires écossaises. a. m.
  59. Quizzed, dit le texte ; expression ordinaire des gens du bon ton. a. m.
  60. Club qui était formé de ministériels. a. m.
  61. M. Oldbuck se garderait bien d’employer le mot simple, tel que réunion de convives, par exemple ; il lui préfère un terme plus scientifique. a. m.
  62. On se rappelle que les ennemis du roi Jacques avaient pour chef ou pour appui le prince d’Orange, d’où leur vint le surnom d’orangistes. a. m.
  63. Gulped down, dit le texte, et littéralement avala. a. m.
  64. Ceci fait allusion à une scène de la tragédie de Macbeth. L’histoire d’Écosse n’est un peu claire et précise qu’à partir de ce prince usurpateur, qui virait dans le ixe siècle. Le Fergus dont il est question deux lignes plus haut eût régné environ trois cents ans avant J.-C.
  65. Ceci se rapporte au règne de feu George III. a. m.
  66. Dear sir, dit le texte. En Angleterre il est d’usage dans la haute société qu’un enfant dise monsieur à son père, et madame à sa mère : on trouve cela plus respectueux. a. m.
  67. Dear sirring, dit l’original ; expression intraduisible qui répond à faire du cher monsieur, et qui est employée ici comme verbe actif, par allusion à la coutume de mettre en anglais le mot à « Mon cher monsieur » en tête d’une lettre. a. m.
  68. Jeu de mots qui n’en est un qu’en anglais. Wodensday signifie de Voden, et wednesday, mercredi. a. m.
  69. Symposium, du grec σὺν, avec, et πόσις, boisson, veut dire proprement banquet. C’est le titre d’un livre de Xénophon. a. m.
  70. Clogdogdo, expression intraduisible en français. Clog veut dire embarras ; dog, un chien ou un rusé ; et do, faire. a. m.
  71. Tilley-Valley, Mr. Lovel, which by the way one commentator derives from Tittivillitium, and another from Valley ho, dit le texte ; ce qui signifie : « Tilley valley, monsieur Lovel ; mot que, pour le dire en passant, un commentateur dérive de tittivillitium, et un autre de valley ho. » Tilley-valley est une vieille exclamation britannique que nous rendrions par sornettes ! trêve à cela ! c’est peut-être une corruption de nos mots de chasse taïaut et vallecy. a. m.
  72. Old name of Grizzel, le vieux nom de Grizzel, dit le texte. Si c’était Grizzle, on aurait grison. a. m.
  73. Molly, mot écossais, équivalent affectueux de Marie. a. m.
  74. Twelfth Night, drame de Shakspeare. a. m.
  75. Ceci fait allusion à une défense de Charles II aux cabaretiers, restaurateurs et autres, de préparer à dîner le vendredi d’une manière splendide, et surtout avec de la viande ; défense qui avait déjà existé avant la réforme. a. m.
  76. Oldbuck joue ici sur le moi écarlate, que nous conservons au lieu de scarlatine, et fait allusion aux habits rouges, dont la mode devenait universelle dans la Grande-Bretagne, à l’instar des habits militaires. a. m.
  77. Davie Lindsay, autour de la plus ancienne pièce écossaise ; Dibdin, auteur contemporain d’Oldbuck. a. m.
  78. Les loos chinois, instrumens de cuivre sur lesquels on frappe avec une baguette qui leur fait rendre un son faible d’abord, mais de plus en plus considérable. a. m.
  79. Ce palmipède abonde sur les rives de la Forth, en Écosse, particulièrement vers son embouchure, et il devient une sorte de manne pour la classe indigente. a. m.
  80. Espèce de soupe écossaise, faite de côtelettes de mouton et d’une grande quantité de petits pois. a. m.
  81. Maggy diminutif de Marguerite. — Mucklebackit, grand seau ou cuve où l’on blanchit le linge. a. m.
  82. C’est la traduction d’Auld Reekie, nom écossais d’Édimbourg. a. m.
  83. Dipping in the sea, shaving the crown, drinking hellebore, ce qui veut dire : on aurait beau le plonger dans la mer, lui raser la tête, ou lui donner de l’ellébore, aucun remède ne pourrait le guérir. a. m.
  84. Couleur de l’uniforme des troupes anglaises. a. m.
  85. Avec tout le corps du royaume. a. m.
  86. Ben, mot celtique signifiant haut ; on l’applique en Écosse aux montagnes les plus élevées comme Ben-Nevis, Ben-Lhomond, etc. Strath veut dire vallée et Cluyd est le vieux nom de la rivière de la Clyde. a. m.
  87. Dans le comté d’Angus, en Écosse. a. m.
  88. Camp des filles, comme en France mons puellarum, mont des filles, ou Montpellier. a. m.
  89. Comme un bois était désigné par le mot lucus, parce qu’il n’y a pas de clarté ; lux, lucis. a. m.
  90. Seannachie, dit le texte ; mot écossais appliqué à un barde qui chantait la généalogie de telle ou telle famille. a. m.
  91. Old tup headed ass, dit le texte ; ce qu’on pourrait traduire littéralement par « un vieil âne à grosse tête de mouton ou de bélier. » a. m.
  92. Celui qui marche dans les ténèbres ne sait où il va. a. m.
  93. Has got the black dog on his back again, dit le texte ; proverbe écossais dont le mot à mot est il a encore le chien noir sur son dos, et qui a pour équivalent chez nous il boude. a. m.
  94. Cascade dans le comté d’Inverness en Écosse. Le poète Burns a composé un petit poème sur cette admirable chute d’eau. a. m.
  95. Let death spare the green corn and take the ripe. a. m.
  96. Tammie norie en écossais, et puffin en anglais, pour désigner une espèce de poule d’eau. a. m.
  97. Ten penny, dit le texte : le penny anglais vaut 10 centimes de France. a. m.
  98. Il faut mieux être suspendu par les reins que par le cou. a. m.
  99. Cat’s-lug-Corner (mot à mot le Coin de l’oreille du chat) et Crummie’s-Hort (la Corne de la vache) sont ici des noms de lieux. a. m.
  100. a. m.
  101. Suspendu à un rocher boisé. a. m.
  102. Sans doute parce que le rocher était nu. a. m.
  103. Sur la douce et majestueuse mer. a. m.
  104. Halket-craig-head, dit le texte, mot à mot la Tête du rocher de Halket. Le mot halket, qui signifie proprement coupé ou haché, s’applique assez bien à un rocher escarpé. a. m.
  105. Les anglais disent Sherry au lieu de Xérès. a. m.
  106. Cet antiquaire, mort en 1700, a composé quelques Mélanges sur les apparitions magiques. a. m.
  107. Il s’agit ici du mot culotte ; et en effet le mot breeches, dont il est la traduction, effaroucherait singulièrement la pudeur d’une anglais si on le prononçait devant elle, quoique cette même pudeur, en d’autres occasions, telles que dans les débats judiciaires sur les accusations d’adultère, entende et lise sans s’indigner les choses souvent les moins gazées. a. m.
  108. Il s’évanouit dans l’air léger. a. m.
  109. L’odeur resta. a. m.
  110. La légende de miss Grizzel Oldbuck est en partie tirée d’une histoire fort extraordinaire qui arriva dans le midi de l’Écosse, et dont les circonstances tiennent du merveilleux. Il est vrai qu’il s’agit d’un rêve, et que dans un rêve on voit ou l’on entend des choses bien étranges. a. m.
  111. My great-great-great-grandfather, dit le texte. Ici le français est plus riche ; mais nous croyons devoir conserver la locution britannique. a. m.
  112. Autant qu’il suffit. a. m.
  113. Mot pour exprimer le cauchemar, formé du grec επὶ, sur, et ἇλλομαι, je saute. C’est un démon de l’ancienne mythologie. a. m.
  114. Jenny est un diminutif affectueux de Jeannette ; et Rintherout (courir dehors ; de rin, courir, et the rout, le chemin) signifie coureuse. a. m.
  115. Gowk, mot écossais pour coucou, oiseau regardé comme très stupide en Écosse, mais qui passe ailleurs pour assez malin, puisqu’il va pondre chez les autres. a. m.
  116. Ou porridge, mets écossais, espèce de bouillie composée de farine d’avoine qu’on mêle ordinairement avec du lait. a. m.
  117. Fairport, signifie beau port. a. m.
  118. Davie est une expression écossaise plus affectueuse que David ; et dibble veut dire houe, instrument de jardinage. a. m.
  119. Mais se dit en anglais but. L’auteur ajoute : Excepting as a Butt of sack ; phrase dont le sens est : « Excepté comme un baril de vin d’Espagne. » On voit qu’ici Oldbuck joue sur les mots but, mais, et butt, baril contenant environ cinq cent bouteilles. a. m.
  120. Allusion au Justum et tenacem d’Horace. a. m.
  121. Hand-werker, dit Oldbuck. a. m.
  122. Yung fraw, dit encore le technique Oldbuck. a. m.
  123. Officier de la couronne, lequel dirige le bureau des armoiries et règle les cérémonies publiques. a. m.
  124. On donne en Écosse la dénomination de John Girnel au grenier où l’on garde le blé. a. m.
  125. Le schelling vaut 1 franc 20 centimes. a. m.
  126. Marguerite. a. m.
  127. Gie the lads and lasses a blythe lykewake, dit le texte ; coutume écossaise et irlandaise qui consiste à boire et à chanter pendant une nuit en l’honneur du mort. a. m.
  128. Petite pièce de monnaie qui, comme nous l’avons déjà dit, valait à peine un centime. a. m.
  129. Mot formé de nether pour under, dessous, et de stane pour stone, pierre ; comme qui dirait le meunier Saundie (pour Alexandre) Pierre-de-dessous, par allusion à la pierre stationnaire d’un moulin sur lequel roule la meule pour broyer le grain. a. m.
  130. Mot formé de briery, plein de ronces, et de bank, rivage. a. m.
  131. Glen signifie vallon, et withershins, à rebours. Ce dernier mot est écossais, pour backward motions, ou backwards. Ainsi nous aurions pu traduire par vallon du chemin contraire, ou vallon à rebours, l’expression de glen-withershins, qui n’est pas un nom de lieu et n’a de réalité que dans le cerveau de l’auteur. a. m.
  132. Terre ferme. a. m.
  133. Terre inconnue. a. m.
  134. Ils ont l’art sans art, une partie sans partie ; leur ressource est le mensonge ; leur sort est de mendier. a. m.
  135. Mot qui signifie mal conçu, mal né. a. m.
  136. Qui doit bientôt périr. a. m.
  137. Ramassé en lui-même, expression d’Horace. a. m.
  138. Auteur du Voyage du Pèlerin. a. m.
  139. Si l’on ne croit pas aux visions des fous, pourquoi ajouter foi à celles des personnes endormies, et qui sont encore bien plus intelligibles ? Voilà ce que je ne comprends pas. a. m.
  140. Du grec ὀνειρκριτικὸς, qui peut interpréter les songes ; mot composé de ὄνειρος, songe, et de κρίτα, le juge. a. m.
  141. De sufflaminare, enrayer, retarder. a. m.
  142. The antiquarian Repository, recueil périodique encore existant. a. m.
  143. Le magasin du Gentleman, c’est-à-dire de l’homme comme il faut, recueil mensuel estimé. a. m.
  144. Æstus, chaleur (αἴθα, brûler) ; awen, de awe, crainte, terreur respectueuse ; divinus afflatus, souffle divin. a. m.
  145. Le séraphin qui refusa de suivre le parti des rebelles, comme le dit Milton dans le Paradis perdu. a. m.
  146. Galgacus, roi des anciens Bretons. a. m.
  147. Ne sutor ultra crepidam, que le cordonnier ne se mêle que de chaussures ; que chacun se mêle de son métier. a. m.
  148. Analecta (d’ἀναλέγειν, recueillir), les restes d’un repas ; collectanea, amassés ou recueillis. a. m.
  149. Si, décomposant ce mot, on en cherchait le sens, on trouverait mail, malle ou poste, et setter, chien couchant qui arrête le gibier ; comme qui dirait « qui arrête au passage la malle ou la poste. » Setter veut dire aussi espion ; mais une telle épithète serait ici injuste. a. m.
  150. La boulangère ou maîtresse du four. a. m.
  151. Ville d’Angleterre, à l’embouchure de la Wear dans la mer du Nord, avec trente-cinq mille habitants. a. m.
  152. Short, court, et cake, gâteaux ; comme qui dirait « la dame aux gâteaux courts, ou la dame aux petits pains. » Il y a aussi en Écosse des gâteaux sucrés qu’on appelle des shortbreads, ainsi ce peut être « la dame aux pains sucrés. » a. m.
  153. Heuk ou heugh, mot écossais pour haunch, hanche ; et bane pour bone, os ; ainsi heukbane répondrait à « madame à l’os de la hanche. » a. m.
  154. Pole, dit le texte ; ce qui veut dire à la fois pôle et perche ou poteau, et prête ainsi à une double acception. a. m.
  155. L’aiguille magnétique. a. m.
  156. Petite ville d’Écosse, fameuse pour ses foires à bestiaux. a. m.
  157. Ces tailles étaient ordinairement employées par les boulangers de l’ancien temps, pour compter avec leurs pratiques. Chaque famille avait sa taille, et à chaque pain qu’on lui livrait, on y faisait une marque. Des comptes de l’échiquier tenus de la même manière peuvent avoir donné lieu à la partialité de l’Antiquaire en leur faveur. Du temps de Prior, les boulangers anglais s’en servaient aussi.
    Les boulangers en France, pour la plupart du moins, emploient encore de ces tailles avec les maisons ordinaires ou familles moyennes qu’ils approvisionnent de pain. a. m.
  158. Trente francs. — Remarquons en passant que Lovel est évidemment tiré de love, amour. Au reste, Lovel est aussi un nom de famille assez commun en Écosse. a. m.
  159. Mot qui veut dire pommier sauvage ; ce qui s’applique assez bien à un jardinier. a. m.
  160. Fair, beau, well, source ; d’une belle source. a. m.
  161. O crimina ! ô crimes ! L’Antiquaire est peut-être ennemi du neutre. a. m.
  162. Gibbie ou Gilbert ; go, aller ; lightly, légèrement ou vite ; comme qui dirait « le maquignon Gilbert qui marche légèrement ou vite. » a. m.
  163. Crois celui qui a de l’expérience. a. m.
  164. Hommes qui combattent sur un chariot armé de faux. a. m.
  165. C’est une peine réservée à ceux qui vivent long-temps. a. m.
  166. Vous donner aux Muses. a. m.
  167. Hotspur, éperon chaud ; personnage historique du temps de Henri IV d’Angleterre, et célèbre par son impétueuse bravoure. Shakespeare a introduit ce caractère dans son drame de Henri IV. a. m.
  168. Nom formé de deux mots écossais : blatter pour rattling ou noise, bruit ; et gowl pour to howl, hurler, on to scold, gronder. Ainsi à Blattergowl nous pourrions substituer « le loquace et bruyant grondeur, ou le parleur amer ; » ce qui ne s’applique pas mal à un ministre en chaire dans certains lieux. Le mot trotcosey désigne aussi une espèce de grand manteau ou carrick. Au reste, nous ne prétendons pas offrir le sens exact des noms inventés par l’auteur ; nous en cherchons seulement une explication plausible. a. m.
  169. Ici le texte emploie pour désigner le vallon trois synonymes, dells, glens or dens. Le dell désigne proprement un creux ou une vallée profonde ; le glen, un vallon entouré de rochers ; et le den, un petit vallon boisé et en entonnoir, environné aussi de rochers. Il y a encore le mot dale qui s’applique à un vallon se rapprochant de la plaine. a. m.
  170. Knox fut un des plus ardens moteurs de la réformation religieuse en Écosse. a. m.
  171. « Sous le vert feuillage. » a. m.
  172. Le fond de cette histoire est tiré de l’allemand, quoique l’auteur ne puisse se rappeler en ce moment dans laquelle des différentes collections de légendes populaires en cette langue se trouve l’original. a. m.
  173. L’ombre de la personne qui voit le fantôme étant réfléchie sur un nuage de brouillard, comme les tableaux de la lanterne magique sur un drap blanc, produit, à ce qu’on suppose, l’apparition. a. m.
  174. Muhlerhaussers, mot formé de muhle, moulin, et hauss, maison. a. m.
  175. Avec les dîmes tant de serfs que de gerbes, et qui auparavant n’étaient pas séparées. a. m.
  176. The teind court. La cour des dîmes, en Écosse, règle les dîmes, la circonscription des paroisses, et les revenus des ministres qui les desservent. a. m.
  177. Garder une âme égale. a. m.
  178. On voit que le temps où cet ouvrage fut composé se rapporte à celui de la descente projetée par Napoléon. a. m.
  179. Les clefs du roi, en termes de loi, sont les marteaux, les pinces et les leviers employés pour forcer les portes et les serrures en exécution des mandats du roi. a. m.
  180. On trouve un jargon pareil à celui de l’adepte allemand dans la Sorcellerie dévoilée, de Reginald Scot, troisième édition, in-folio, Londres, 1665. Le supplément a pour titre : Excellent Discours sur la nature et la substance des démons et des esprits, en deux livres. Le premier est de l’auteur cité (Reginald Scot) ; le second est annoncé dans cette troisième édition comme suite du premier et complément de l’ouvrage. Ce second livre, annoncé comme suite du premier, n’a pourtant aucune ressemblance avec lui ; car l’ouvrage de Reginald Scot est une compilation des idées absurdes et superstitieuses qu’on avait alors généralement sur les sorciers, et son prétendu complément est un traité sérieux sur les différentes manières de conjurer les esprits célestes.
  181. Tous les bons esprits aiment le Seigneur. a. m.
  182. Il semble, observe l’auteur, que la classe inférieure en Écosse se soit donné le mot pour ne jamais convenir qu’un malade aille mieux. Lorsqu’on s’informe de l’état d’une personne qui touche à son rétablissement, la réponse la plus satisfaisante qu’on puisse obtenir, c’est qu’elle n’est pas plus mal. a. m.
  183. Bêtes sauvages. a. m.
  184. L’ouvrage d’or a. m.
  185. Voyez Macbeth, de Shakspeare. a. m.
  186. Saint des saints. a. m.
  187. Rares, plus rares et très rares. a. m.
  188. Planetary fiddlestick, façon de parler écossaise qui signifie « sornettes » ou « vous êtes un sot de croire cela. » a. m.
  189. Le savant s’assujettira les astres. a. m.
  190. Le mot duper se dit en anglais gull, qui signifie également mouette ; il résulte de cette double acception un jeu de mots intraduisible pour nous. To make a gull of you, « faire de vous une dupe, » veut dire en même temps, « s’il eût fait de vous une gull (une mouette de mer) pendant que vous étiez sur le rocher, vous auriez pu voler dans l’air, et vous tirer seul d’embarras sans avoir besoin d’être hissé. a. m.
  191. Voyez le poème de Butler intitulé Hudibras. a. m.
  192. Le texte dit a green yule, expression écossaise pour Christmas, la fête de Noël. a. m.
  193. Misticot, pour misbegot, mot qui veut dire bâtard. a. m.
  194. Art de deviner par des points ou des lignes tracés au hasard. a. m.
  195. Formule persane employée dans la combinaison des lettres magiques pour guérir les malades. a. m.
  196. La citation qui précède est tirée de l’Alchimiste, par cet auteur. a. m.
  197. Dousterswivel ; ce mot, que nous avons oublié d’expliquer, est formé de l’allemand duster, qui veut dire sombre ou morne, et de teufel (sans doute par corruption wivel), qui signifie diable. Ainsi le nom de l’adepte répond à mauvais diable. a. m.
  198. Voir l’explication de blue gown (robe bleue), et de bedesman (mendiant du roi), donnée dans l’avertissement. a. m.
  199. Stadt haus, dit le texte. a. m.
  200. Ici le mendiant dénature malicieusement le nom de l’alchimiste. a. m.
  201. Il y a dans le texte starck mot qui veut dire empois. L’alchimiste veut l’expliquer à sa manière, en disant que c’est ce que les blanchisseuses emploie pour affermir les cols de chemises et les cravates. Le mendiant lui répond qu’il se trompe, et qu’il y a search, qui signifie cherche ; c’est alors une dispute qui roule sur un k ou un t. Il nous serait impossible de présenter l’équivalent de celle controverse, à moins qu’on ne s’amusât à équivoquer sur deux mots, comme fouille et feuille, par exemple. a. m.
  202. Nouvelle altération malicieuse du nom de l’alchimiste, et qui cette fois correspond à « Monsieur qui n’entend pas bien. » a. m.
  203. Hell-in-harness, dit le texte ; harness signifie également armure ; ainsi il serait peut-être préférable de lire l’enfer armé : le lecteur choisira. a. m.
  204. Nom donné anciennement à des pièces de monnaie d’or. a. m.
  205. Dans la cérémonie de l’excommunication, les prêtres font usage de ces trois choses, la cloche, le missel et le cierge. a. m.
  206. Mot allemand qui signifie factionnaire, comme le dit ensuite le texte. a. m.
  207. Gute et geister, mots allemands qui signifient bon esprit. a. m.
  208. Trois francs de France. a. m.
  209. feux follets. a. m.
  210. Espèce de galette qu’on fait en Écosse avec de la farine d’avoine pétrie dans de l’eau et grillée sur les charbons. a. m.
  211. Dans les villages habités par des pêcheurs et situés sur les détroits du Forth et du Tay, aussi bien que dans le reste de l’Écosse, le gouvernement est tout féminin, comme le texte le décrit. Durant la dernière guerre, et pendant que l’on était livré aux craintes d’une invasion, une flotte de transports entra dans le détroit du Forth, escortée de quelques vaisseaux de guerre qui ne voulurent répondre à aucun signal. Une alarme générale se répandit, en conséquence de laquelle tous les pêcheurs, qui étaient enrôlés pour servir sur mer en cas d’attaque, montèrent à bord des chaloupes canonnières, qu’ils devaient faire manœuvrer selon que l’occasion le demanderait, et allèrent à la rencontre de cet ennemi supposé. Il se trouva que ces étrangers étaient des russes, avec lesquels on était alors en paix. Les propriétaires du district appelé le Mid-Lothian, satisfaits du zèle que ces pêcheurs avaient développé dans un moment si critique, passèrent un vote pour qu’il fût fait présent à leur communauté d’un bol à punch en argent, qui devait servir dans les grandes fêtes ; mais les femmes des pêcheurs, ayant appris ce que l’on se proposait de faire, réclamèrent leur part séparée dans la récompense honorable destinée à leurs maris. Ces hommes, dirent-elles, étant leurs maris, c’est elles qui auraient souffert de leur mort s’ils eussent été tués, et c’était avec leur permission et par leurs ordres qu’ils s’étaient embarqués à bord des chaloupes canonnières pour le service public : elles demandaient donc de partager la récompense qui devait distinguer le patriotisme féminin qu’elles avaient montré dans cette occasion. Les gentilshommes du comté accueillirent volontiers cette réclamation ; et, sans rien diminuer de la valeur du présent qui fut fait aux hommes, ils donnèrent aux femmes une agrafe de prix pour attacher l’écharpe de celle qui se trouvait à leur tête en ce moment, et qu’on eût pu appeler la reine des poissardes.

    On peut ajouter encore que ces néréides sont très pointilleuses entre elles, et observent différens degrés, suivant les marchandises qu’elles vendent. Une des plus expérimentées d’entre elles disait, en parlant d’une autre plus jeune, que c’était une pauvre imbécile qui n’avait pas d’ambition, et qui ne s’élèverait jamais, prédisait-elle, au dessus du commerce des moules.

  212. Chant funèbre écossais sur le corps d’un ami décédé. a. m.
  213. Ville près d’Édimbourg, et où se livra une bataille entre Charles-Édouard, fils de Jacques II, et les troupes royales, en 1745. a. m.
  214. Le texte dit : Let that flee atick in the wall ;When the dict is dry, it will rub out ; deux proverbes écossais qui signifient, le premier : « Laissez la mouche s’attacher à la muraille ; » et le second : « Quand la boue est sèche, elle s’en va en la frottant. » Le premier de ces proverbes répond à ceci : « Ne parlez point de cela. » a. m.
  215. Les officiers de paix ou constables anglais n’ont pour arme qu’une petite baguette, dont il leur suffit de toucher sur l’épaule celui qu’ils doivent arrêter, pour le constituer leur prisonnier. a. m.
  216. Qu’ai-je de commun avec une femme ? a. m.
  217. Le convoi de Kelso est une phrase proverbiale dont l’auteur donnera lui-même l’explication. On dit aussi convoi écossais (scotisch convoy), pour signifier la cérémonie d’accompagner de chez soi une personne qui y est venue en visite, et cette personne à son tour accompagne quelquefois celui qui vient de la ramener. a. m.
  218. Attaché à la glèbe. a. m.
  219. Right as a glove est une expression presque proverbiale en Angleterre. a. m.
  220. Vite, et léger de bagage. a. m.
  221. Il a brisé la porte. a. m.
  222. Ode reproduite à la fin de ma traduction des Plaisirs de l’Espérance, deuxième édition. a. m.
  223. Esclaves. a. m.
  224. Bare arm’d fenians, c’est-à-dire : fénians aux bras nus. a. m.
  225. Cette expression « fils d’une chienne, » son of a bitch, est la plus grossière dont on puisse se servir en anglais, et répond à une expression française dont on ne peut pas reproduire ici. Bitch répond à mauvaise poissarde. a. m.
  226. Lande écossaise où fut livrée la bataille du même nom, en 1715, entre les partisans des Stuarts et l’armée royale. a. m.
  227. Le tartan est l’étoffe dont se font les manteaux écossais ; le dirk est le poignard. a. m.
  228. Massa mora, ancien nom pour désigner une prison ; il dérive de la langue mauresque, peut-être du temps des croisades. a. m.
  229. Ce mot de ralliement de la tribu de Glenallan est cité plusieurs fois dans cet ouvrage. a. m.
  230. Ce récit d’Elspeth est une réminiscence de l’apparition d’Ulrique au lit de mort de Front-de-Bœuf, dans Ivanhoé. On voit par là que Walter Scott se répète quelquefois. a. m.
  231. The teind-court, dit le texte : teind ou teynd est un mot écossais pour tithe, mot qui veut dire dîme, et qui vient de tenth ou dixième ; et en effet la dîme, comme on le sait, était la dixième partie des récoltes. La cour des dîmes en Écosse sert encore à résoudre certaines questions sacerdotales. a. m.
  232. Il lui a joué un tour pour un autre. a. m.
  233. Donne à chacun ce qui lui revient. a. m.
  234. J. P. signifie justice of the peace, juge de paix. a. m.
  235. Première ode d’Horace, 1re strophe. a. m.
  236. Que ne ferait-on pas pour la patrie ! a. m.
  237. Il n’y a pas de loi plus juste. a. m.
  238. S’embarquer avec moi sur une fragile nacelle. a. m.
  239. Comédie de Plaute. a. m.
  240. Un autre pot de terre de quatre livres plein d’or. a. m.
  241. « Quand Protée mena ses troupeaux marins sur le haut des montagnes. » Horace, liv. I, ode ii. a. m.
  242. À mes risques et périls. a. m.
  243. Échanger contre des armures ibériennes de nobles ouvrages achetés de toutes parts. a. m.
  244. Le peuple humide des flots. a. m.
  245. Revêche aux avis. a. m.
  246. Comme suspect. a. m.
  247. Au dessus du soupçon. a. m.
  248. Chose non étrangère aux études de Scævola. a. m.
  249. Espèce de martin-pêcheur. a. m.
  250. Mets composé de merluches et de farine d’avoine. a. m.
  251. « Démence plus fatale encore que la faiblesse, quand elle porte à oublier les noms de ses serviteurs, le visage d’un ami avec lequel elle a soupé, et à ne reconnaître ni ceux qu’elle a engendrés, ni ceux qu’elle a élevés. » a. m.
  252. « Il suffit de l’ombre d’une baguette pour guider un noble coursier ; le cheval paresseux ne peut être mis au galop, même par l’éperon. » a. m.
  253. « On reçoit avec plaisir les bienfaits tant que l’on peut croire les payer ; mais quand ils ont dépassé la mesure, la haine succède à la reconnaissance. » a. m.
  254. Péremptoirement et sans retard. a. m.
  255. Le phoque barbu ou le veau marin. a. m.
  256. Comme complices de la rébellion. a. m.
  257. Par la loi Julia. a. m.
  258. Mille fantômes se présentent à l’imagination du mourant. a. m.
  259. Ne pas suivre quelquefois la voix de la sagesse. a. m.
  260. Au nom du roi. a. m.
  261. Retenez vos langues. a. m.
  262. Éloignez-vous un peu. a. m.
  263. Je hais l’oiseau de proie vivant toujours au milieu des combats. a. m.
  264. Noble couple de frères. a. m.
  265. Tels étaient vos désirs. a. m.
  266. Les stratagèmes de Polyen. Polyen était un avocat grec qui exerçait à Rome sous le règne de Marc-Aurèle. a. m.
  267. Rarement le coupable échappe au châtiment. a. m.
  268. L’adresse et la persévérance conduisent au succès. a. m.