L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XXXV

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 351-361).


CHAPITRE XXXV.

LE GRAND SEIGNEUR À MONKBARNS.


Chez vous la vie échauffe l’imagination et palpite dans chaque veine… c’est la liqueur pétillante servie à un convive joyeux et qui réjouit son cœur et exalte son esprit ; mais la mienne n’est plus que le triste résidu de la coupe, insipide et sans saveur, souillant seulement par sa lie le vase qui la contient.
Vieille comédie.


« Voyez un peu, monsieur Blattergowl, dit miss Griselda, quel homme est mon frère, pour un sage et un savant, de nous amener ce comte dans la maison sans en avoir dit un mot à personne !… le malheur arrivé à ces Mucklebackit fait que nous ne pouvons avoir de poisson… il était trop tard pour envoyer à Fairport chercher du bœuf, et le mouton est tout fraîchement tué ! Pour comble de bonheur, cette petite folle de Jenny Kintherout est tombée dans des attaques de nerfs, et n’a fait que rire et pleurer depuis deux jours ; de sorte qu’il faut que nous demandions à ce domestique étranger, qui est aussi grand et aussi grave que son maître lui-même, de se tenir au buffet pour servir. Je ne puis pas non plus aller dans la cuisine pour donner aucun ordre, car je le trouve toujours là allant et venant, et s’occupant de préparer quelque ragoût pour milord qui, à ce qu’il paraît, ne mange pas comme tout le monde non plus ; et puis, de quelle manière ferons-nous dîner ce domestique étranger ? En vérité, monsieur Blattergowl, je crois que la tête m’en tourne.

— Il est certain, miss Griselda, répliqua le ministre, que Monkbarns a agi sans réflexion… Il aurait dû choisir un jour pour cette invitation, comme on fait avec l’agrément du titulaire dans les transactions d’évaluation et de vente. Mais ce grand personnage ne pouvait tomber soudainement sur aucune maison de la paroisse qui fut mieux fournie de vivres… je dois en convenir, et l’odeur qui s’échappe de la cuisine flatte très agréablement mon odorat… Si vous avez quelques petites affaires de ménage, miss Griselda, ne me traitez pas en étranger ; je puis passer très bien mon temps avec la grande édition des Institutes d’Erskine. »

Atteignant alors cet intéressant in-folio (des commentaires de Coke l’Écossais sur Littleton), il l’ouvrit comme par instinct au dixième titre du livre second, et s’enfonça bientôt dans une discussion obscure sur les revenus temporels des bénéfices.

On servit enfin ce repas au sujet duquel miss Oldbuck avait exprimé tant d’inquiétudes, et le comte de Glenallan, depuis l’époque de son malheur, s’assit pour la première fois à une table étrangère, entouré d’étrangers. Il éprouvait la sensation d’un homme qui rêve ou dont la tête n’est pas encore remise des effets d’une potion enivrante. Soulagé comme il l’avait été le matin de l’image de ce crime qui effrayait depuis si long-temps son imagination, le poids de ses chagrins lui paraissait plus léger et plus supportable, mais il était encore hors d’état de se mêler à la conversation qu’on tenait autour de lui. Elle était, à la vérité, d’un genre bien différent de celle à laquelle il avait été habitué. La brusquerie d’Oldbuck, les fatigantes apologies de sa sœur, le lourd pédantisme de l’ecclésiastique, et la vivacité du jeune militaire qui sentait plus les manières du camp que celles de la cour : tout cela était nouveau pour un noble lord qui avait vécu depuis tant d’années dans la retraite la plus triste et la plus profonde, et auquel les usages du monde semblaient aussi étranges qu’importuns. Miss Mac Intyre seule, par sa politesse et sa simplicité naturelles, lui paraissait appartenir à cette classe de la société à laquelle il avait été accoutumé dans des jours plus heureux et déjà bien éloignés.

La manière d’être de lord Glenallan ne surprit pas moins la compagnie. Quoiqu’on eût servi un dîner simple mais excellent (car, comme le disait M. Blattergowl, il était impossible de trouver jamais le garde-manger de miss Griselda au dépourvu), et quoique l’Antiquaire vantât son meilleur porto et le comparât au falerne d’Horace, lord Glenallan se montra inaccessible aux séductions de l’un et de l’autre. Son domestique plaça devant lui un petit plat composé de différens légumes, le même dont la cuisson avait tant alarmé miss Griselda, et qui avait été préparé avec le soin et la propreté la plus scrupuleuse. Il mangea très médiocrement de ce mets, et un verre d’eau pure fraîchement tirée de la fontaine compléta ce repas frugal. Tel avait été le régime de Sa Seigneurie, dit son domestique, depuis bien des années, excepté les jours de grande fête de l’Église où on recevait au château de Glenallan les gens de la première distinction. Dans ces occasions il se relâchait un peu de son austérité habituelle et se permettait un ou deux verres de vin.

Notre Antiquaire était, comme nous l’avons dit, un gentleman pour les sentimens, mais brusque et peu mesuré dans ses expressions, à cause de l’habitude qu’il avait de vivre avec des êtres qui ne lui inspiraient aucune contrainte. Il attaqua donc sans ménagement le noble lord sur la sévérité de son régime.

« Quelques légumes à moitié froids, et quelques pommes de terre avec un verre d’eau glacée pour les faire passer ! l’antiquité ne nous offre pas un exemple semblable, milord. Cette maison fut autrefois un hospitium, un lieu de refuge pour les chrétiens, mais le régime de Votre Seigneurie est celui d’un pythagoricien du paganisme, ou d’un bramine indien ; et vous seriez plus rigide qu’eux-mêmes, si vous refusiez de manger une de ces belles pommes.

— Vous savez que je suis catholique, dit lord Glenallan, espérant échapper à cette discussion, et vous n’ignorez pas que notre église…

— A pour principe de recommander plusieurs règles sévères de mortification, reprit l’imperturbable Antiquaire ; mais je n’ai jamais entendu dire qu’elle les mît si rigoureusement en pratique, témoin mon prédécesseur John de Girnell, le jovial abbé qui donna son nom à cette pomme, milord. »

Et tout en pelant le fruit malgré les « Fi donc, Monkbarns ! » de sa sœur, et une toux prolongée du ministre accompagnée de l’ébranlement de son énorme perruque, l’Antiquaire se mit à raconter l’intrigue qui avait donné lieu à la réputation des pommes de l’abbé, avec plus de détails et de gaîté qu’il n’était absolument nécessaire. Mais sa plaisanterie, comme on le comprendra facilement, manqua son coup, car cette anecdote de galanterie monastique ne put exciter le moindre sourire sur la figure du comte. Oldbuck reprit ensuite le sujet d’Ossian, Macpherson et Mac Cribb ; mais lord Glenallan était si peu au courant de la littérature moderne, qu’il n’avait jamais entendu parler d’aucun des trois. La conversation était donc en danger de languir ou de tomber entre les mains de M. Blattergowl qui venait de prononcer le mot redoutable de libre d’impôts, lorsqu’on vint à parler de la révolution française, événement que lord Glenallan regardait avec toute la prévention et l’horreur d’un catholique outré et d’un aristocrate zélé. Oldbuck était loin d’en réprouver à un tel excès les principes.

« Il y a eu beaucoup d’hommes dans la première assemblée constituante, dit-il, qui avaient des principes de whiggisme (opposition) très raisonnables, et dont l’avis était d’établir une constitution qui aurait accordé au peuple une sage liberté. Si maintenant une troupe d’insensés furieux s’est emparée du gouvernement, ce n’est qu’un événement commun dans toutes les révolutions où les mesures extrêmes sont adoptées dans la violence du moment, et où l’état ressemble à un pendule dérangé qui s’agite pendant quelque temps dans tous les sens jusqu’à ce qu’il ait pu reprendre son balancement ordinaire. On pourrait la comparer encore à un tourbillon orageux qui cause de grands ravages sur les régions qu’il traverse, et qui emporte pourtant les vapeurs malsaines et stagnantes qui y séjournaient, et répare, par la salubrité et l’abondance qui en sont la suite, les ravages et les désastres qui marquèrent son passage. »

Le comte secoua la tête ; mais, n’ayant le désir ni la force de soutenir la discussion, il laissa passer ce raisonnement sans le combattre.

Cette contestation donna lieu au jeune militaire de montrer qu’il avait déjà l’expérience de la guerre ; il parla des actions où il s’était trouvé, avec modestie, mais en même temps avec un enthousiasme de courage et de zèle qui enchanta le comte, élevé, comme tous ceux de sa maison, dans l’opinion que le métier des armes était le premier devoir de l’homme, et qui pensait que les tourner en ce moment contre les Français était une espèce de sainte croisade.

« Que ne donnerais-je pas, dit le comte à part à Oldbuck, lorsqu’ils se levèrent pour rejoindre les dames, que ne donnerais-je pas pour avoir un fils plein de feu et de courage comme ce jeune homme ! Ses manières ne sont pas encore formées ; il lui manque un peu de cet usage du monde que le contact de la bonne société lui aurait bientôt donné. Mais avec quel zèle et quelle ardeur il s’exprime ! comme il aime sa profession ! quelle chaleur il met à louer les autres ! et avec quelle modestie il parle de lui-même !

— Hector est très redevable à votre indulgence, » répondit l’oncle avec une satisfaction qui n’allait pourtant pas jusqu’à dissimuler le sentiment qu’il avait de sa supériorité intellectuelle sur le jeune militaire. « Je crois, sur ma foi, que personne n’a jamais dit la moitié tant de bien de lui, excepté peut-être le sergent de sa compagnie quand il veut enjôler quelque recrue écossaise ; c’est un brave garçon cependant, quoiqu’il ne soit pas tout-à-fait le héros que Votre Seigneurie voit en lui, et que la bonté de son caractère me semble plus digne de louanges que sa vivacité. Dans le fait, cette ardeur qui le caractérise est une espèce de véhémence qui appartient à sa constitution, qui l’accompagne dans toutes ses actions, et ne laisse pas d’être souvent à charge à ses amis. Je l’ai vu aujourd’hui se mesurer corps à corps avec un phoque ou un veau marin (nos gens, en prononçant ce nom dans leur dialecte, conservent la gutturale gothique) ; en bien, il y mettait autant d’ardeur que s’il eût combattu contre Dumourier. Ma foi, milord, le phoque a eu le dessus, comme le même Dumourier a pu dire qu’il l’avait eu sur certaines gens. Il vous parlera avec presque autant d’enthousiasme des qualités d’une chienne d’arrêt que d’un plan de campagne.

— Puisqu’il aime tant la chasse, dit le comte, je lui donnerai pleine liberté de se livrer sur mes terres à cet exercice.

— Vous allez vous l’attacher, milord, à la vie et à la mort ; lui permettre de décharger son fusil sur une pauvre bande de perdrix ou de coqs de bruyère, en voilà assez pour le lier à vous corps et âme. Je vais l’enchanter en lui apprenant cette nouvelle. Ah ! milord ! si vous aviez connu mon ami Lovel, mon phénix ; c’est là un modèle et le héros des jeunes gens du siècle, et il est plein de courage aussi. Je vous assure qu’il a donné une bonne leçon à mon pétulant neveu ad quid pro quo[1], il lui a montré un Roland pour un Olivier, suivant le dicton vulgaire qui fait allusion aux deux célèbres paladins de Charlemagne. »

Après le café, lord Glenallan demanda une entrevue particulière à l’Antiquaire, et fut introduit dans sa bibliothèque.

« Pardon, dit-il, si je vous arrache à votre aimable famille pour vous faire partager les perplexités d’un malheureux. Vous connaissez le monde dont je suis depuis si long-temps exilé, puisque le château de Glenallan était pour moi moins une demeure qu’une prison, dont pourtant je n’avais ni la résolution ni la force de m’échapper.

— Permettez-moi de demander d’abord à Votre Seigneurie quels sont ses désirs et ses projets dans cette affaire.

— Mon vœu le plus ardent, répondit lord Glenallan, est de publier mon union infortunée, et de réparer l’outrage fait à l’honneur de la malheureuse Éveline, si toutefois vous croyez qu’il y ait possibilité de le faire sans divulguer la conduite de ma mère.

Suum cuique tribuilo[2], dit l’Antiquaire ; que justice soit faite à chacun. La mémoire de cette jeune dame infortunée a trop longtemps souffert, et je crois qu’elle pourrait être justifiée sans charger celle de votre mère, autrement qu’en donnant à entendre dans le monde qu’elle s’était opposée à ce mariage avec acharnement. Vous m’excuserez, milord, mais tous ceux qui ont entendu parler de la comtesse de Glenallan apprendront cela sans beaucoup de surprise.

— Mais vous oubliez une circonstance terrible, dit le comte d’une voix agitée.

— Laquelle ? demanda l’Antiquaire.

— Le sort de l’enfant, sa disparition avec la femme de confiance de ma mère, et les affreuses conjectures qu’on doit former d’après la conversation que j’ai eue avec Elspeth.

— Si vous voulez que je vous donne franchement mon opinion, dit Oldbuck, et que vous ne la saisissiez pas avec trop d’avidité comme un motif d’espoir, je vous dirai que je crois fort possible que votre enfant existe ; car je suis parvenu à m’assurer par les enquêtes que je fis sur l’événement de cette terrible soirée, qu’une femme et un enfant avaient été emmenés cette nuit-là même de la chaumière de Craigburnsfoot, dans une voiture attelée de quatre chevaux, par votre frère Édouard Geraldin Neville, dont je suivis les traces pendant quelques postes sur la route d’Angleterre avec ses compagnons de voyage. Je crus dans le temps que l’un des projets de ce complot de famille était d’emmener un enfant que vous vouliez frapper d’illégitimité, hors d’un pays où le hasard aurait pu lui faire trouver des protecteurs et des preuves de ses droits. Mais mon avis est maintenant que votre frère ayant lieu de croire comme vous l’enfant souillé d’une honte plus indélébile, l’avait soustrait en partie par égard pour l’honneur de sa maison, et en partie à cause du risque qu’il aurait pu courir dans le voisinage de lady Glenallan. »

Pendant qu’il parlait, le comte était devenu extrêmement pâle ; il semblait près de tomber de son siège ; l’Antiquaire alarmé courait çà et là chercher des remèdes, mais son muséum, quoique rempli d’un assez grand nombre d’articles inutiles, ne contenait rien qui fût bon à quelque chose dans cette occasion, ou même dans d’autres. Tout en courant hors de la chambre pour aller demander les sels de sa sœur, il ne put s’empêcher de se laisser aller à son caractère et de s’échapper en murmures chagrins et en expressions d’étonnement sur les divers accidens qui avaient converti sa maison, d’abord en une sorte d’hôpital pour un duelliste blessé, et qui la faisaient servir maintenant d’asile à un pair mourant. « Cependant, se disait-il, je me suis toujours tenu éloigné des militaires et de la pairie. Il ne reste plus à mon cœnobitium que d’être transformé en un hospice d’accouchement, et ses métamorphoses seront complètes. »

Lorsqu’il revint avec le remède, lord Glenallan était beaucoup mieux. La clarté subite et inattendue qu’Oldbuck avait jetée sur la triste histoire de sa famille lui avait causé une émotion au dessus de ses forces. « Vous pensez donc, monsieur Oldbuck, car vous êtes capable de penser, et je ne le suis pas ; vous pensez donc qu’il est possible, c’est-à-dire qu’il n’est pas impossible que mon enfant soit vivant ?

— Je crois, dit l’Antiquaire, que sa vie n’a pu courir aucun danger entre les mains de votre frère : il était connu pour aimer la dissipation et les plaisirs, mais non comme un homme cruel ou capable d’une action déshonorante ; et s’il eût eu des intentions criminelles, il ne se serait pas mis en avant pour se charger de cet enfant comme je vais prouver à Votre Seigneurie qu’il le fit. »

En parlant ainsi, Oldbuck ouvrit un tiroir de l’antique armoire de son aïeul Aldobrand, et en tira un paquet de papiers attaché par un ruban noir, et qui portait pour étiquette : Interrogatoire fait par Jonathan Oldbuck, J. P.[3], le 18 février 17… Un peu au dessous était écrit en petits caractères : Eheu ! Évelina ! Les larmes coulaient en abondance des yeux du comte, tandis qu’il essayait de dénouer le nœud qui retenait ces papiers.

« Votre Seigneurie, dit Oldbuck, fera mieux de ne pas lire ces papiers à présent : fatigué comme vous l’êtes, et avec ce qui vous reste à faire, il ne faut pas épuiser vos forces. L’héritage de votre frère est, je présume, maintenant à vous, et il vous sera facile de faire des recherches parmi ses domestiques et les gens de sa maison, pour découvrir où est l’enfant, si par bonheur il vit encore.

— J’ose à peine l’espérer, répondit le comte avec un profond soupir. Pourquoi mon frère me l’aurait-il caché ?

— Comment, au contraire, milord, vouliez-vous qu’il vous apprît l’existence d’un être que vous supposiez être le fruit de… ?

— C’est très vrai ; voilà un motif palpable pour expliquer un silence que l’humanité même lui prescrivait ; car si quelque chose avait pu ajouter à l’horreur de ce rêve affreux qui a empoisonné mon existence, c’eût été certainement de savoir que cet enfant de misère existait.

— Alors, reprit l’Antiquaire, quoiqu’on ne puisse conclure sans présomption que parce qu’il ne fut pas détruit dans son enfance, il existe encore après un laps de plus de vingt années, cependant j’avoue que je vous conseillerais de commencer immédiatement vos recherches.

— Je vais m’en occuper, répondit lord Glenallan, saisissant avidement l’espoir qui lui était offert, et le premier qui l’eût ranimé depuis tant d’années. Je vais écrire à un fidèle intendant de mon neveu qui remplissait cette charge auprès de mon frère Neville. Mais, monsieur Oldbuck, vous vous trompez, je ne suis pas l’héritier de mon frère.

— Vraiment ! j’en suis fâché, milord. Il avait une belle propriété, et les ruines du vieux château de Neville seules, qui offrent les plus magnifiques débris d’architecture anglo-normande qui existent dans cette partie du pays, sont une possession digne d’envie. Je croyais que votre père n’avait pas d’autre fils, ni même de très proche parent.

— Cela est vrai, répliqua lord Glenallan ; mais mon frère avait adopté des vues en politique, ainsi qu’une forme de religion, étrangères à celles qui avaient toujours distingué notre maison. Nos caractères avaient toujours différé, et ma malheureuse mère ne trouva pas en lui la soumission qu’elle exigeait. Bref, il y eut une querelle de famille, et mon frère, qui avait la libre disposition de ses biens, profita de la liberté qu’il avait de se choisir un héritier hors de la maison. C’est une circonstance qui ne m’a jamais paru du moindre intérêt ; car si les biens de ce monde pouvaient consoler des peines de l’âme, j’en suis assez et trop pourvu. Cependant, je pourrais la regretter aujourd’hui s’il doit en résulter des obstacles dans nos recherches, ce que j’ai lieu de craindre ; car dans le cas où mon frère mourrait sans progéniture, moi ayant un fils, les possessions de mon père étaient substituées à cet enfant. Il n’est donc pas probable que cet héritier, quel qu’il soit, nous aide à faire une découverte qui peut lui être si préjudiciable.

— Il est probable aussi que l’intendant dont Votre Seigneurie parlait sera resté à son service.

— Vraisemblablement. D’ailleurs cet homme étant un protestant, à quel point serait-il sûr de s’y fier ?

— J’aurais cru, milord, répondit gravement Oldbuck, qu’un protestant pouvait se montrer aussi digne de confiance qu’un catholique. Je suis doublement intéressé à défendre la foi protestante, milord : un de mes ancêtres, Aldobrand Oldenbuck, imprima la célèbre Confession d’Augsbourg : je puis même vous en montrer l’édition originale que je possède ici.

— Je n’ai pas le moindre doute à ce sujet, monsieur Oldbuck ; reprit le comte. Croyez que ce n’est pas non plus un esprit de prévention et d’intolérance qui m’a fait parler ; mais il est présumable que l’intendant protestant favorise l’héritier protestant plutôt que l’héritier catholique : si toutefois mon fils a été élevé dans la foi de son père, ou si, devrais-je dire plutôt, il vit encore.

— Il faut réfléchir sérieusement à cela, dit Oldbuck, avant de rien risquer. Il y a un littérateur de mes amis à York, avec lequel je suis depuis long-temps en correspondance au sujet d’une corne saxonne qui est conservée dans la cathédrale. Il y a six ans que nous nous écrivons, et jusqu’à présent nous n’avons encore réussi qu’à déchiffrer la première ligne de l’inscription. Je vais écrire tout de suite à ce gentilhomme, le docteur Dryasdust, et lui demander des renseignemens exacts sur la réputation de l’héritier de votre frère, sur celui qui est chargé de ses affaires, enfin sur tout ce qui peut servir d’éclaircissemens à Votre Seigneurie. Pendant ce temps elle s’occupera à recueillir les preuves de son mariage, qui, j’espère, pourront être retrouvées.

— Sans aucun doute, répondit le comte ; les témoins que nous prîmes soin dans le temps de soustraire à vos recherches existent encore. Mon précepteur, qui solennisa le mariage, fut pourvu d’une cure en France ; il est revenu depuis peu, ayant émigré d’un pays où il a été victime de son zèle et de sa fidélité envers la légitimité et la religion.

— Voilà au moins un heureux résultat de la révolution française on ce qui vous touche, dit Oldbuck, vous devez en convenir, milord ; mais ne craignez rien, j’agirai avec autant de chaleur dans vos affaires que si j’étais de votre croyance en politique et en religion. Et croyez-moi, si vous voulez qu’une affaire majeure soit bien traitée, mettez-la entre les mains d’un antiquaire ; car, par la raison qu’il exerce continuellement son génie dans la recherche des petites choses, il est impossible qu’il ne réussisse pas dans les grandes. C’est l’habitude qui conduit à la perfection ; ainsi le corps qu’on exerce le plus souvent à la parade, est celui qui agira avec le plus de promptitude un jour de bataille. Je lirai volontiers à Votre Seigneurie quelque chose sur ce sujet pour lui faire passer le temps jusqu’au souper.

— Je vous supplie de ne pas déranger pour moi les habitudes de votre famille, dit lord Glenallan, mais je ne prends jamais rien après le coucher du soleil.

— Ni moi non plus, milord, quoiqu’on dise que cela ait été la coutume des anciens. Mais aussi je dîne bien autrement que Votre Seigneurie, et je suis par conséquent plus en état de me passer de tout cet étalage de mets dont mes femelles (je veux parler de ma sœur et de ma nièce, milord) font couvrir la table plutôt pour déployer leur savoir-faire et leurs talens en fait d’office, que pour la satisfaction réelle de nos besoins. Cependant un morceau grillé, une merluche fumée, quelques huîtres, ou une tranche des jambons que nous salons nous-mêmes, avec une rôtie et un pot de bière, ou quelque chose de ce genre, pour ne pas aller se coucher l’estomac vide, ne font pas partie de mon système d’abstinence, ni, j’espère, de celui de Votre Seigneurie.

— C’est littéralement que je ne soupe jamais, monsieur Oldbuck, mais j’assisterai à votre repas avec plaisir.

— Eh bien, milord, dit l’Antiquaire, je m’efforcerai du moins de régaler vos oreilles de quelque chose qui leur soit agréable, puisque je ne puis tenter en rien votre goût : ce que je vais lire à Votre Seigneurie est relatif aux vallées enfermées dans ces montagnes. »

Quoique lord Glenallan eût préféré revenir au sujet de ses anxiétés, il se trouva forcé de faire un signe poli de triste acquiescement.

L’Antiquaire prit donc un portefeuille rempli de feuilles détachées, et après avoir prévenu que les détails topographiques qu’il donnait étaient destinés à servir d’éclaircissemens à un petit essai sur l’art de former des camps à la manière des anciens, qui avait été accueilli avec indulgence dans plusieurs sociétés d’antiquaires, il commença comme il suit : « Le sujet, milord, est la montagne fortifiée de Quickens-bog, dont Votre Seigneurie connaît sans doute parfaitement la position. Elle se trouve au milieu des dépendances de votre ferme de Mantame, dans la baronnie de Clochnaben.

— Je crois en effet avoir entendu le nom de ces endroits, dit le comte en réponse à l’appel de l’Antiquaire.

— Entendu le nom ? comment, diable ! une ferme qui rapporte 600 livres sterling ! Seigneur ! »

Il ne fut pas possible à l’Antiquaire de retenir cette exclamation ; cependant ses sentimens d’hospitalité l’emportèrent sur sa surprise, et il commença à lire son essai à haute et intelligible voix, enchanté de s’être assuré d’un auditeur patient, et qu’il se livrait à la douce illusion d’intéresser.

Nous nous garderons bien de rapporter ici la lecture de M. Oldbuck, qui avait pour sujet une dissertation aussi longue que savante sur l’étymologie et les causes probables du nom d’une petite montagne fortifiée dont personne ne se soucie. Nous nous montrerons aussi plus généreux envers le lecteur que ne le fut notre Antiquaire qui, n’ayant pas souvent l’occasion de se faire écouter avec une attention patiente par un personnage aussi important que lord Glenallan, usa ou pour mieux dire abusa tant qu’il put de celle qui lui était offerte.


  1. Il lui a joué un tour pour un autre. a. m.
  2. Donne à chacun ce qui lui revient. a. m.
  3. J. P. signifie justice of the peace, juge de paix. a. m.