L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XXXIII

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 330-340).


CHAPITRE XXXIII.

LA RÉVÉLATION.


Le remords ne nous quitte jamais. Semblable au limier altéré de sang, il poursuit nos pas rapides à travers le dédale effrayant où nous égarent les passions de la jeunesse, sans se faire entendre, peut-être, jusqu’à ce que la vieillesse les ait vaincues. Alors, quand le temps a glacé nos membres et nous a ravi tout espoir de le combattre ou de le fuir, nous entendons sa voix menaçante nous annoncer la vengeance, le désespoir et le châtiment qui nous attendent.
Vieille comédie.


« Je n’ai pas besoin de vous dire, commença la vieille femme en s’adressant au comte de Glenallan, que j’étais la favorite et la confidente de Joscelinde, comtesse de Glenallan (que Dieu veuille absoudre !), » ici elle fit un signe de croix, « et vous ne pouvez pas avoir oublié non plus que pendant bien des années j’eus part à son estime ; je la payais par l’attachement le plus sincère, mais je tombai en disgrâce par un léger acte de désobéissance qui fut rapporté à votre mère par une personne qui me regardait, et ce n’était pas à tort, comme un espion de ses actions et des vôtres.

— Femme, dit le comte d’une voix tremblante d’émotion, je te commande de ne pas la nommer en ma présence.

— Il le faut, reprit la pénitente d’une voix calme et ferme, autrement, comment pourrais-je me faire comprendre ? »

Le comte s’appuya sur une des chaises de bois de la chaumière, baissa son chapeau sur ses yeux, joignit les mains l’une contre l’autre, serra les dents comme quelqu’un qui recueille tout son courage pour subir une opération douloureuse, et lui fit signe de continuer.

« Je disais donc, reprit-elle, que je dus en partie ma disgrâce auprès de ma maîtresse à miss Éveline Neville, élevée alors dans le château comme la fille d’un cousin germain, d’un intime ami de votre père qui n’était plus. Il y avait beaucoup de mystère dans son histoire ; mais qui aurait osé en demander plus que la comtesse ne voulait qu’on en sût ? Tout le monde à Glenallan aimait miss Neville ; tous, deux personnes exceptées, votre mère et moi,… car nous la haïssions toutes deux.

— Grand Dieu ! et pour quelle raison, puisqu’une créature si douce, si bonne, si bien faite pour inspirer l’affection, n’appartint jamais à ce misérable monde ?

— Cela pouvait être, répondit Elspeth, mais votre mère haïssait tout ce qui tenait à la famille de votre père, excepté lui. Ses motifs pour cela provenaient d’une mésintelligence qui était survenue peu de temps après son mariage, et dont les détails sont inutiles ici. Mais combien elle haït davantage miss Neville quand elle s’aperçut de l’affection naissante qui se formait entre vous et cette malheureuse jeune lady ! Vous pouvez vous rappeler que l’aversion de la comtesse ne s’exprima d’abord que par de la froideur… au moins on n’en voyait pas davantage ; mais elle éclata plus tard avec une telle violence, que miss Neville finit par être obligée de se réfugier au château de Knockwinnock, près de l’épouse de sir Arthur, qui (Dieu la bénisse !) était encore vivante.

— Vous me déchirez le cœur en me retraçant ces détails ; mais continuez, et puissent mes tortures actuelles être acceptées en expiation de mon crime involontaire !

— Il y avait quelques mois qu’elle était absente, continua Elspeth, quand une nuit, que j’attendais dans ma chaumière le retour de mon mari qui était allé à la pêche, et que je répandais secrètement ces larmes amères qu’arrachait à mon orgueil le souvenir de ma disgrâce, la porte s’ouvrit tout-à-coup, et la comtesse votre mère entra dans ma demeure. Je crus voir un spectre, car, même au comble de ma faveur, c’était un honneur qu’elle ne m’avait jamais fait, et elle était aussi pâle, aussi effrayante que si elle fût sortie du sein du tombeau ; elle s’assit, et secoua l’eau qui coulait de son manteau et de sa chevelure, car la nuit était brumeuse, et elle avait traversé les plantations toutes chargées de rosée. Je n’entre dans ces détails qu’afin que vous jugiez à quel point j’ai cette nuit-là présente à ma mémoire, et ce n’est pas sans sujet. Je fus surprise de la voir, mais je n’osai pas plus parler la première que si j’eusse vu un fantôme ; non je ne l’osai pas, milord, moi qui ai vu sans trembler plus d’un spectacle d’horreur. Après un moment de silence, elle dit : « Elspeth Cheyne (car elle me donnait toujours mon nom de fille), n’êtes-vous pas la fille de ce Reginald Cheyne qui mourut pour sauver son maître, lord Glenallan, sur le champ de bataille de Sherif-Muir[1] ? » Et je répondis presque avec autant d’orgueil qu’elle-même : « Je la suis, aussi réellement que vous êtes la fille de ce comte de Glenallan, à qui mon père sauva la vie ce jour-là par sa mort. »

Ici Elspeth fit une longue pause.

« Et qu’arriva-t-il ensuite ? Continuez pour l’amour du ciel, bonne femme ; dois-je me servir de ce mot ? mais n’importe, fussiez-vous coupable, je vous ordonne de parler.

— Je me soucierais peu d’un ordre terrestre, répondit Elspeth, si cette voix qui me parle dans mon sommeil et dans mes veilles ne me forçait à raconter cette triste histoire. — Eh bien donc, milord, la comtesse me dit : « Mon fils aime Éveline Neville, ils sont d’accord, ils se sont donné leur foi ; s’ils ont un fils, je perds mes droits sur Glenallan, et je tombe alors du rang de comtesse à celui d’une misérable douairière à qui l’on fait une pension. Moi qui ai apporté à mon mari des terres, des vassaux, un sang illustre, une ancienne renommée, dois-je cesser d’être maîtresse quand mon fils aura un héritier mâle ? Je ne m’arrête point à cela : eût-il épousé toute autre qu’une de ces odieuses Neville, je l’aurais supporté avec patience ; mais eux ! que ce soient eux et leurs descendans qui jouissent des droits et des honneurs de mes ancêtres ! cette pensée entre dans mon cœur comme un poignard à deux tranchans. Et cette fille, je la déteste ! » Je lui répondis alors, car ses paroles avaient enflammé mon cœur, que ma haine était égale à la sienne.

— Misérable ! s’écria le comte en dépit de sa résolution de garder le silence, misérable femme ! quelle cause de haine pouvait t’avoir donnée un être si innocent et si doux ?

— Je haïssais ce que haïssait ma maîtresse, comme le faisaient les fidèles vassaux de la maison de Glenallan ; car, milord, quoique j’eusse contracté un mariage au dessous de moi, jamais un de vos ancêtres ne parut sur le champ de bataille sans qu’un des aïeux de la vieille, inutile et misérable créature qui vous parle en ce moment, portât son bouclier devant lui. Mais cela n’était pas tout, continua la vieille femme dont les passions terrestres et haineuses se rallumaient à mesure qu’elle s’échauffait dans son récit ; ce n’était pas tout, je haïssais miss Neville pour un motif personnel ; je l’avais amenée d’Angleterre, et pendant tout le voyage elle se moqua de mon habit écossais, et contrefit mon accent comme ses amies et ses camarades du sud le faisaient dans la pension où elles étaient élevées. » Quelque étrange que cela puisse paraître, elle parlait d’une offense qui lui avait été faite sans intention par une jeune pensionnaire étourdie, avec un degré de ressentiment qu’une insulte mortelle, après un si long intervalle de temps, n’aurait pas justifié ni même excité dans un esprit sage. « Oui, ajouta-t-elle, elle me méprisa et se railla de moi. Mais que ceux qui se raillent du tartan redoutent le dirk[2].

Elle s’arrêta et reprit : « Cependant je ne nie pas que ma haine fût outrée. Mais pour revenir à mon sujet, la comtesse ma maîtresse continua en me disant : « Elspeth, ce fils rebelle veut s’allier à ce perfide sang anglais. Si nous étions aux jours d’autrefois, je pourrais la jeter dans le Massymore[3] de Glenallan, et retenir mon fils captif dans le donjon de Strathbonnel. Mais ce temps est passé, et l’autorité que devraient exercer les nobles du pays est déléguée à de misérables chicaneurs et à leurs vils dépendans. Écoute, Elspeth Cheyne : comme tu es aussi réellement la fille de ton père que je la suis du mien, je trouverai moyen de les empêcher de se marier. Elle se promène souvent vers ce rocher suspendu sur votre demeure, afin de contempler la barque de son amant (vous vous rappelez, milord, combien vous vous plaisiez sur la mer) ; qu’il la trouve quarante pieds plus bas qu’il ne l’imagine. » Oui, vous pouvez frémir, sourciller, et joindre vos deux mains ; aussi vrai que je dois un jour paraître devant le seul être que j’aie jamais craint… hélas ! pourquoi ne l’ai-je pas craint davantage ?… telles furent les paroles de votre mère. À quoi me servirait de vous mentir. Je ne voulus pas consentir à souiller mes mains de sang. Alors elle dit : « D’après la religion de notre sainte Église, ils sont trop proches parens pour être unis ; mais je m’attends que tous deux deviendront hérétiques, comme ils sont déjà des rebelles et des réprouvés. » Alors, à l’instigation de l’esprit malin, qui se plaît surtout à agir sur des esprits comme le mien, dont la subtilité et l’orgueil étaient au delà de ma condition ; alors, dis-je, la fatalité voulut que j’ajoutasse : « Mais on pourrait trouver moyen de leur persuader qu’il existe entre eux un degré de parenté qui fait que toute loi chrétienne défend leur mariage. »

Ici le comte de Glenallan répéta ces derniers mots avec un cri si perçant que le toit de la chaumière en fut ébranlé. « Ah, Dieu ! Éveline Neville n’était donc pas la… la…

— La fille de votre père, voulez-vous dire ? continua Elspeth ; non. Que ce soit pour vous un tourment ou une consolation, apprenez la vérité : elle n’était pas plus fille de votre père, que je ne la suis.

— Femme, ne me trompe pas, ne me fais pas maudire la mémoire de cette mère que j’ai dernièrement déposée dans le tombeau, en me montrant qu’elle a participé au plus cruel, au plus infernal complot.

— Pensez-y bien, lord Geraldin : avant de maudire la mémoire d’une mère qui n’est plus, n’existe-t-il pas encore quelqu’un du sang de Glenallan dont les fautes ont amené cette catastrophe terrible ?

— Voulez-vous dire mon frère ? demanda le comte ; mais il est mort aussi.

— Non, répliqua la vieille, je veux dire vous-même, lord Geraldin ; n’aviez-vous pas manqué à la soumission d’un fils en épousant secrètement Éveline Neville pendant sa résidence à Knockwinnock ? Notre complot aurait bien pu vous séparer pendant quelque temps, mais les remords au moins n’auraient pas aigri votre douleur ; c’est votre propre conduite qui a empoisonné le trait que nous vous avons lancé, et qui vous perça avec d’autant plus de force, que vous vous précipitâtes à sa rencontre. Si votre mariage avait été un acte public et reconnu, nous n’aurions eu alors ni le pouvoir ni la volonté d’inventer un tel stratagème pour vous créer un obstacle que, dans votre situation, nous avions dû regarder comme insurmontable.

— Grand Dieu ! dit le malheureux lord, il me semble que le voile qui couvrait mes yeux vient de se déchirer. Oui, j’entends maintenant ces consolations obscures jetées en avant par ma malheureuse mère, et qui tendaient à contredire l’évidence ces horreurs dont par ses artifices elle avait réussi à me persuader que j’étais coupable.

— Elle ne pouvait parler plus clairement, répondit Elspeth, sans avouer sa propre faute, et elle aurait mieux aimé se laisser déchirer par des chevaux furieux que de révéler ce qu’elle avait fait ; et si elle vivait, j’en ferais autant pour l’amour d’elle. C’étaient des cœurs intrépides que ceux de la race de Glenallan, hommes et femmes ; et tels étaient tous ceux qui, au temps jadis, répétaient leur cri de ralliement de Clochnaben[4]. Ils étaient inébranlables ; nul homme n’aurait abandonné son chef, à tort ou à raison, pour l’amour de l’or ou pour un appât quelconque : les temps sont bien changés, à ce que j’entends dire aujourd’hui. »

Le malheureux comte était trop absorbé dans des réflexions capables de troubler sa raison, pour remarquer les expressions de cette fidélité farouche où, même au dernier période de sa vie, l’auteur infortuné de sa propre misère semblait constamment trouver une source de sombres consolations.

« Dieu puissant ! s’écria-t-il, je suis donc exempt du crime le plus horrible qui puisse souiller un homme, et dont le sentiment, tout involontaire que ce crime avait été, a détruit mon repos, ruiné ma santé, et m’a courbé vers la tombe avant le temps ! Grand Dieu ! ajouta-t-il avec ferveur en levant ses yeux vers le ciel, accepte mes humbles actions de grâces. Si j’ai vécu malheureux, du moins n’ai-je point été entaché de cet outrage contre la nature. Et toi, continue, si tu as encore quelque chose à dire ; continue, tandis qu’il te reste la force de parler, et à moi celle de t’entendre.

— Oui, répliqua la vieille, le temps qui nous reste, à vous pour entendre et à moi pour parler, s’écoule en effet rapidement : la mort a marqué votre front de son sceau, et je m’aperçois de jour en jour que son souffle glace de plus en plus mon cœur. Ne m’interrompez donc plus par des gémissemens et des exclamations, mais écoutez mon récit jusqu’au bout : puis, si vous êtes un vrai lord de Glenallan, et semblable à ceux dont on parlait de mon temps, ordonnez à vos gens de rassembler l’épine, la bruyère et le houx, d’en élever des monceaux aussi hauts que le toit de la maison, et brûlez, brûlez la vieille sorcière Elspeth, et tout ce qui peut vous rappeler qu’une telle créature rampa jamais sur la surface de la terre.

— Continuez, dit le comte, continuez, je ne vous interromprai plus. »

Il parla d’une voix à moitié étouffée et pourtant résolue, bien décidé à ce qu’aucune irritabilité de sa part ne le privât de l’occasion d’acquérir des preuves de l’histoire étrange qu’il entendait. Mais Elspeth était épuisée par une narration continue d’une telle longueur ; les parties subséquentes de son récit furent interrompues, et, quoique très intelligibles pour la plupart, n’avaient plus cette clarté et cette concision qui en avaient caractérisé le commencement d’une manière si étonnante. Après qu’elle eut vainement essayé à plusieurs reprises d’en reprendre la suite, lord Glenallan vit qu’il était nécessaire d’aider sa mémoire en lui demandant quelles preuves elle pouvait donner de la vérité d’un récit si différent de celui qu’elle avait fait dans l’origine.

« Les preuves, répliqua-t-elle, de la naissance réelle d’Éveline Neville étaient entre les mains de la comtesse avec les motifs qui les avaient fait tenir quelque temps secrètes : on les trouvera, si elle ne les a pas détruites, dans le tiroir à gauche de l’armoire d’ébène qui est dans son cabinet de toilette. Son intention avait été de les supprimer jusqu’à ce que vous fussiez reparti pour voyager ; alors elle comptait, avant son retour, renvoyer miss Neville dans son pays, ou disposer d’elle en la mariant.

— Mais ne m’avez-vous pas montré des lettres de mon père qui me parurent, à moins que mes sens n’eussent été égarés dans cet horrible moment, avouer le lien qui l’unissait à cette infortunée ?

— C’est vrai ; et avec mon témoignage, ni vous ni elle ne pûtes avoir de doute sur le fait ; mais nous supprimâmes la véritable explication de ces lettres, qui était que votre père avait jugé convenable que la jeune demoiselle passât pour sa fille pendant quelque temps, pour des raisons de famille qui existaient alors.

— Mais pourquoi, quand vous apprîtes notre union, persistâtes-vous dans cet horrible artifice ?

— Ce ne fut, répliqua-t-elle, qu’après la communication de cette histoire supposée que lady Glenallan soupçonna que vous étiez réellement mariés, et même alors vous ne l’avouâtes pas au point de la convaincre que la cérémonie eût eu véritablement lieu. Mais vous vous rappelez, ou vous ne pouvez pas ne point vous rappeler ce qui se passa dans cette terrible entrevue !

— Femme, vous jurâtes sur l’Évangile de la vérité des faits que vous désavouez maintenant.

— Je l’ai fait, et je me serais parjurée par un serment plus solennel s’il en eût existé un. Je n’aurais épargné ni le sang de mon corps, ni le salut de mon âme pour servir la maison de Glenallan.

— Misérable ! appelez-vous ce parjure horrible, suivi d’un résultat plus horrible encore, le regardez-vous comme un service envers la famille de vos bienfaiteurs ?

— J’ai servi celle qui était alors le chef de la maison de Glenallan, de la manière dont elle m’en a requis : elle est responsable à Dieu et à sa conscience des motifs qu’elle eut d’agir ainsi, comme je le suis aussi de la manière dont je lui obéis. Elle est allée rendre compte, et je ne tarderai pas à la suivre. Vous ai-je tout dit ?

— Non, répondit lord Glenallan, vous n’avez pas tout dit ; il vous reste à me parler de la mort de cet ange que votre parjure poussa au désespoir, se regardant comme souillée d’un crime si affreux. Dites la vérité : cet accident terrible (à peine put-il articuler ces mots) se passa-t-il comme on le rapporta, ou fut-il l’œuvre nouvelle d’une cruauté à peine plus atroce de la part des autres ?

— Je vous entends, dit Elspeth ; mais le rapport fut véritable. Il est trop vrai que notre faux témoignage en fut la cause, mais cette action fut le fruit de son désespoir. Le jour de cette communication terrible, quand vous vous élançâtes hors de chez la comtesse, et, ayant sellé votre cheval, disparûtes comme un éclair, la comtesse n’avait pas encore découvert votre mariage secret. Elle ignorait que cette union, qu’elle avait cherché à rompre en forgeant cette fatale histoire, fût réellement formée. Vous vous enfuîtes du château comme si le feu du ciel allait y tomber, et miss Neville, dont la raison était à moitié égarée, fut mise sous bonne garde ; mais la gardienne s’endormit et la prisonnière veillait ; la croisée était ouverte, l’occasion propice ; d’un côté le rocher, et de l’autre la mer… Oh ! quand ce souvenir me quittera-t-il ?

— Et c’est ainsi qu’elle mourut, dit le comte, comme on me l’a rapporté ?

— Non, milord. J’étais allée à la baie ; c’était l’heure de la marée, et, si vous vous le rappelez, elle venait mouiller le pied de ce roc. C’était un bien grand avantage pour l’état de mon mari… Mais où vais-je m’égarer ? Je vis du haut du rocher un objet blanc qui semblait une mouette à travers le brouillard ; bientôt le jaillissement des vagues me montra que c’était une créature humaine qui était tombée dans les ondes. J’étais forte, hardie, et habituée à la mer ; je m’élançai, je la saisis par sa robe, et la chargeai sur mes épaules : j’en aurais porté deux comme elle. Je la portai dans ma cabane, et la déposai sur mon lit. Des voisins vinrent apporter du secours ; mais les mots qu’elle prononçait dans son délire étaient tels, qu’il me fallut les renvoyer, et faire porter un message à Glenallan. La comtesse envoya Theresa, sa femme de chambre espagnole ; si jamais il y eut sur terre un démon sous les traits d’une femme, ce fut sous les siens. Elle et moi devions veiller auprès de l’infortunée, et n’en laisser approcher personne. Dieu sait quelle part Theresa y aurait prise ; mais le ciel se chargea de la conclusion. La pauvre dame ! elle sentit les douleurs de l’enfantement avant le terme, mit au monde un enfant mâle, et mourut dans les bras de sa mortelle ennemie. Oui, vous pouvez pleurer ; c’était une belle et malheureuse créature. Mais pensez-vous que, si je ne la pleurai pas alors, je puisse la pleurer aujourd’hui ? non, non. Je laissai Theresa auprès du corps et de l’enfant nouveau-né, et j’allai prendre les ordres de la comtesse sur ce que je devais faire : quoiqu’il fût bien tard, je l’éveillai, et elle me donna l’ordre d’appeler votre frère.

— Mon frère !

— Oui, milord, votre frère lui-même, dont quelques gens prétendaient qu’elle avait toujours désiré faire son héritier ; quoi qu’il en soit, il était le plus intéressé à la succession de Glenallan.

— Est-il donc possible que mon frère, poussé par l’avidité de s’emparer de mon héritage, se soit prêté à un stratagème si cruel et si bas ?

— Votre mère le crut, dit la vieille femme avec un sourire infernal. Ce ne fut pas moi qui imaginai cela ; mais je ne rapporterai pas ce qui se passa entre eux, car je n’en fus pas témoin. Ils eurent une longue conférence dans le cabinet à boiseries noires, et sans doute fort agitée ; car lorsque votre frère traversa la chambre où j’attendais, il me sembla, comme je l’ai souvent pensé depuis, que le feu de l’enfer brûlait sur ses joues et dans ses yeux. Elle entra dans l’appartement comme une femme en démence, et les premiers mots qu’elle dit, furent : « Elspeth Cheyne, as-tu jamais arraché un bouton de fleur nouvellement éclos ? — Souvent, » lui répondis-je sans la comprendre. « Alors, dit-elle, tu n’en sauras que mieux détruire le rejeton hérétique et bâtard dont la naissance vient de déshonorer, cette nuit, l’illustre maison de mon père. Tiens, dit-elle en me présentant une aiguille d’or, l’or seul doit répandre le sang d’un Glenallan… Cet enfant est déjà compté parmi les morts, puisque Theresa et toi connaissez seules son existence ; disposez-en d’une manière dont vous ne répondrez qu’à moi… » À ces mots, elle s’éloigna avec fureur, et me laissa cette aiguille dans la main. La voici : avec la bague de miss Neville, c’est tout ce qui m’est resté de tant de biens si mal acquis ; car les biens ne me manquèrent pas après cela ; et si j’ai si bien gardé le secret, ce n’est pourtant pas à cause de son or et de ses présens. »

Sa main sèche et décharnée tendit à lord Glenallan une aiguille d’or qu’il s’imagina voir dégouttante du sang de son enfant.

« Misérable ! eûtes-vous bien le cœur ?…

— Je ne sais si je l’aurais eu ou non… Je retournai dans ma chaumière sans sentir la terre que je foulais sous mes pieds ; mais Theresa et l’enfant n’y étaient plus, tout ce qui était vivant avait disparu, rien ne restait que le corps mort.

— Et n’avez-vous jamais appris le sort de mon enfant ?

— Je ne puis que le deviner. Je vous ai dit quelles étaient les intentions de votre mère. Theresa était un démon. On ne la revit jamais en Écosse, et j’ai appris qu’elle était retournée dans son pays. Un voile épais a couvert le passé, et le petit nombre de personnes qui en surent quelque chose, ne purent conjecturer que vaguement une séduction et un suicide. Vous-même…

— Je le sais,… je sais tout ce qui suivit, dit le comte.

— Vous savez en effet tout ce que j’avais à vous dire… Et maintenant, héritier de Glenallan, pouvez-vous me pardonner ?

— Demandez votre pardon à Dieu, et non aux hommes, dit le comte en s’éloignant.

— Et comment demanderai-je à un être parfait et sans tache ce qui m’est refusé par un pécheur comme moi ? Si j’ai péché, n’ai-je pas souffert ? Ai-je eu un seul jour de paix, une heure même de calme, depuis que ces longues tresses de cheveux mouillés d’eau salée reposèrent sur mon oreiller à Craigburnsfoot ?… Ma maison n’a-t-elle pas été brûlée avec mon enfant dans son berceau… ? Mes barques n ont-elles pas été submergées, tandis que toutes les autres résistaient aux vents… ? Ceux qui m’appartenaient et qui m’étaient chers n’ont-ils pas participé au châtiment de mon crime… ? Le feu, l’air et l’eau, ne se sont-ils pas réunis pour y contribuer… ? Oh ! ajouta-t-elle avec un gémissement prolongé, et levant d’abord les yeux au ciel, puis les abaissant sur le plancher ; oh ! pourquoi la terre ne s’y joint-elle pas aussi, pour celle à qui il tarde depuis si long-temps d’y être réunie[5] ! »

Lord Glenallan était arrivé à la porte de la chaumière ; mais la générosité de son caractère ne lui permit pas d’abandonner cette malheureuse femme à cet état de réprobation et de désespoir. « Puisse Dieu, misérable femme, dit-il, te pardonner aussi sincèrement que je le fais ! Tournez-vous du côté de celui qui seul peut faire grâce, et puissent vos prières être entendues, comme si c’étaient les miennes… Je vous enverrai un ecclésiastique.

— Non, pas de prêtre ! pas de prêtre ! » s’écria-t-elle, et la porte de la chaumière, s’ouvrant pendant qu’elle parlait, l’empêcha de continuer.


  1. Lande écossaise où fut livrée la bataille du même nom, en 1715, entre les partisans des Stuarts et l’armée royale. a. m.
  2. Le tartan est l’étoffe dont se font les manteaux écossais ; le dirk est le poignard. a. m.
  3. Massa mora, ancien nom pour désigner une prison ; il dérive de la langue mauresque, peut-être du temps des croisades. a. m.
  4. Ce mot de ralliement de la tribu de Glenallan est cité plusieurs fois dans cet ouvrage. a. m.
  5. Ce récit d’Elspeth est une réminiscence de l’apparition d’Ulrique au lit de mort de Front-de-Bœuf, dans Ivanhoé. On voit par là que Walter Scott se répète quelquefois. a. m.