L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XVI

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 156-166).


CHAPITRE XVI.

LA VISITE D’UN AMI.


Le fripon m’a ensorcelé avec sa compagnie. Je veux être pendu si le coquin ne m’a pas donné des drogues pour que je l’aimasse ainsi. Il n’en peut être autrement : il faut que j’aie pris des drogues.
Shakspeare. Henri IV


Pendant une quinzaine de jours Oldbuck s’informa régulièrement auprès du vétéran Caxon s’il avait entendu dire ce que devenait Lovel, et les réponses de Caxon furent aussi régulièrement les mêmes. La ville, disait-il, ne savait rien à son égard, sinon qu’il avait encore reçu une ou deux grosses lettres du sud et qu’on ne le voyait plus sortir du tout.

« Et de quelle manière vit-il, Caxon ?

— Mistriss Hadoway lui apprête un beafsteak ou une côtelette de mouton, ou une fricassée de poulet, enfin ce qu’elle juge convenable elle-même, et il mange dans le petit parloir rouge, à côté de sa chambre. Elle ne peut pas obtenir de lui qu’il choisisse une chose plutôt qu’une autre ; elle lui prépare son thé tous les matins, et il règle avec elle honorablement toutes les semaines.

— Mais ne sort-il jamais ?

— Il a tout-à-fait abandonné ses promenades, et il reste toute la journée dans sa chambre, à lire ou à écrire. Il a écrit plusieurs lettres ; mais il n’a pas voulu les mettre à la poste de la ville, quoique mistriss Hadoway lui ait offert de les y porter elle-même. Il a préféré les envoyer sous enveloppe au shérif, et l’opinion de mistriss Mailsetter est que le shérif les a fait mettre par son domestique à la poste à Tannonburg. J’ai l’idée qu’il a quelque soupçon qu’on a regardé dans ses lettres au bureau de Fairport, et il n’a pas tort en cela, car ma pauvre fille Jenny…

— Paix ! Caxon ; n’allez-vous pas m’ennuyer avec vos histoires de femmes ? Mais parlons de ce pauvre garçon ; n’écrit-il que des lettres ?

— Oh ! non, monsieur : mistriss Hadoway dit qu’il remplit des feuilles entières d’autres choses. Elle voudrait bien pouvoir le décider à se promener un peu ; elle lui trouve maintenant très mauvaise mine, et s’est aperçue qu’il avait tout-à-fait perdu l’appétit. Mais il ne veut pas seulement entendre parler de passer le seuil de la porte, lui qui était habitué à prendre tant d’exercice.

— Il a tort. Je me doute de ce qui l’occupe ; mais il ne faut pas non plus qu’il travaille trop. J’irai le voir aujourd’hui même. Nul doute qu’il ne soit enfoncé dans la Calédonie. »

Ayant pris cette mâle résolution, Oldbuck s’équipa pour son excursion ; il mit ses forts souliers de voyage et prit sa canne à pomme d’or, en répétant en même temps les paroles de Falstaff que nous avons mises en tête de ce chapitre ; car l’Antiquaire s’étonnait lui-même du degré d’attachement qu’il ne pouvait disconvenir d’éprouver pour ce jeune étranger. Il n’était pourtant pas bien difficile d’en expliquer la cause : Lovel, outre ses qualités attachantes, avait gagné le cœur de notre Antiquaire en se montrant généralement fort attentif à l’écouter.

Une promenade à Fairport était devenue un véritable événement dans la vie d’Oldbuck, qui ne se souciait pas de l’entreprendre souvent. Il haïssait les complimens qu’il lui fallait recevoir sur la place du marché, et puis les rues étaient généralement remplies d’oisifs qui ne manquaient pas de le persécuter au sujet des nouvelles du jour, ou à propos de petits intérêts publics. Dans cette occasion, il ne se fut pas plus tôt montré dans les rues de Fairport qu’il fut assailli de « Bonjour, monsieur Oldbuck ! En vérité, vous devenez bien rare ! Que pensez-vous des nouvelles que nous donne le journal d’aujourd’hui ? On dit que la grande entreprise commencera décidément dans quinze jours.

— Je voudrais qu’elle fût commencée et finie, afin de ne plus en entendre parler. »

« Monkbarns, dit un jardinier fleuriste, j’espère que Votre Honneur a été satisfait des plantes, et si vous avez besoin de belles graines de fleurs nouvellement arrivées de Hollande, et puis en baissant la voix, ou d’une ou deux caisses d’eau de Cologne, un de nos bâtimens est entré hier dans le port.

— Merci, merci, je n’ai besoin de rien pour le moment, monsieur Crabtree[1], » dit l’Antiquaire en continuant toujours bravement à s’avancer.

— Monsieur Oldbuck, dit le greffier de la ville, personnage plus important qui vint se présenter en face du vieux gentilhomme et se hasarda à l’arrêter, le prévôt, qui vient d’apprendre que vous êtes dans la ville, vous prie instamment de ne pas songer à la quitter sans le voir. Il veut vous parler au sujet de la source de Fairwel[2], parce qu’il faudra peut-être qu’elle traverse une partie de vos terres.

— Comment diable ! n’y a-t-il donc pas d’autres terres que les miennes pour y faire tout ce dégât ? Dites-leur bien que je n’y consentirai pas.

— Et le prévôt, ajouta le greffier sans faire attention à ce refus, le prévôt ainsi que le conseil consentent à ce que vous fassiez enlever les anciennes pierres de la chapelle de Saint-Donagild que vous avez paru désirer.

— Comment ! que dites-vous ? Ah ! ceci est une autre affaire. Eh bien, je passerai chez le prévôt, et nous en parlerons.

— Mais il faut que vous vous expliquiez sur-le-champ là-dessus, Monkbarns, si vous voulez avoir les pierres, car le diacre Harlwealls pense que ces statues, toutes mutilées qu’elles soient, feraient bon effet sur le fronton de notre nouvelle salle du conseil. On placerait les deux figures à jambes croisées, qu’on appelle vulgairement Robin et Bobbin, sur chaque côté de la porte, et la troisième, qu’on nomme Aille Dailie, au dessus. Le diacre dit que ce serait de bon goût et précisément dans le style gothique moderne.

— Que le bon Dieu me délivre de cette génération gothique ! s’écria l’Antiquaire, la statue d’un chevalier templier de chaque côté d’un portique grec et une Madone au dessus ! O crimini[3] ! Eh bien, dites au prévôt que je désire avoir ces pierres, que nous n’aurons pas de contestation au sujet de la source. Il est bien heureux que le hasard m’ait amené ici aujourd’hui. »

Ils se séparèrent mutuellement satisfaits ; mais le rusé greffier avait d’autant plus de motif de se féliciter de son adresse, que toute la proposition d’un échange entre les monumens (que le conseil avait décidé de faire enlever comme une entrave sur la voie publique où elles empiétaient de trois pieds) et le privilège de faire arriver l’eau jusqu’au bourg à travers le domaine de Monkbarns, était une idée que la circonstance lui avait soudainement inspirée.

À travers ces différens obstacles, Monkbarns, pour nous conformer au titre par lequel il était distingué dans le pays, finit par arriver chez mistriss Hadoway. Cette bonne femme, veuve d’un ecclésiastique de Fairport, était tombée par la mort de son mari dans cet état de gêne où les veuves des membres du clergé écossais sont trop souvent réduites. Le mobilier qu’elle avait conservé lui permettait de louer une partie de sa maison meublée, et comme elle avait trouvé dans Lovel un locataire paisible et rangé, dont le séjour chez elle lui avait été avantageux sous le rapport pécuniaire, et agréable par la douceur et la politesse qu’il avait toujours mises dans toutes leurs relations, elle s’y était véritablement attachée, et avait pour lui tous les petits soins et toutes les attentions personnelles que les circonstances lui permettaient. C’était un plaisir pour elle que d’apprêter un mets d’une manière un peu plus recherchée pour le dîner du pauvre jeune gentilhomme, ou de mettre à profit la bonne volonté de ceux qui étaient disposés à la servir par respect pour la mémoire de son mari, ou par bienveillance pour elle-même, afin de se procurer quelque légume rare, ou quelque délicatesse, que dans sa simplicité elle croyait devoir offrir au goût de son locataire ; mais autant elle se plaisait à lui rendre ces soins, autant elle cherchait à en cacher la connaissance à celui qui en était l’objet. Cependant, si elle gardait le secret de ces attentions bienveillantes, ce n’était pas pour éviter le souris moqueur de ceux qui auraient pu supposer qu’un ovale agréable, embelli par deux grands yeux noirs et un teint brun clair et animé, quoique appartenant à une femme de quarante-cinq ans et se montrant sous l’humble et modeste coiffe de veuve, pouvait encore aspirer à faire des conquêtes ; car, à parler franchement, une idée si ridicule n’étant jamais entrée dans sa tête, il lui aurait été difficile de la prêter aux autres. Mais elle cachait simplement les soins qu’elle prenait, par un motif de délicatesse relatif à son locataire, dont elle soupçonnait que les moyens de subvenir à ce petit surcroît de dépense n’étaient pas en rapport avec le désir qu’il en aurait eu, et auquel elle voulait éviter le chagrin d’avoir contracté des obligations qu’il lui aurait été impossible d’acquitter. Elle ouvrit la porte à Oldbuck, et la surprise et la joie qu’elle éprouva en le voyant furent telles, que les larmes lui en vinrent aux yeux involontairement.

« Je suis bien aise, vraiment bien aise de vous voir, monsieur dit-elle. Je crains que mon pauvre jeune homme ne soit malade. Croiriez-vous, monsieur Oidbuck, qu’il ne veut voir ni médecin, ni ministre, ni notaire ? Et pensez un peu à ce qui en arriverait, si, comme feu M. Hadoway disait, il venait à mourir sans l’aide des trois facultés savantes !

— Il s’en trouverait beaucoup mieux, grommela le cynique Antiquaire ; je vous dis, mistriss Hadoway, que le clergé vit de nos péchés, le médecin de nos maladies, et les gens de loi de nos malheurs.

— Oh fi, Monkbarns ! comment un homme comme vous peut-il tenir de tels propos ? Mais vous allez monter, et voir notre pauvre jeune homme. Ah, monsieur ! un si jeune et si joli garçon ! et tous les jours le voir manger un peu moins, si bien qu’à présent à peine s’il touche à quelque chose, mais seulement se sert un morceau sur son assiette pour la forme ; ses pauvres joues deviennent tous les jours plus pâles et plus maigres, de sorte qu’en ce moment il a l’air aussi vieux que moi qui pourrais être sa mère ; pas tout-à-fait pourtant, mais il ne s’en faut pas de beaucoup.

— Et pourquoi ne prend-il pas de l’exercice ? dit Oldbuck.

— Je crois que nous avons enfin réussi à le lui persuader, car il a acheté un cheval de Gibbie Golightly[4] le maquignon ; et Gibbie a dit à notre servante qu’il était connaisseur en chevaux, car il lui en avait d’abord présenté un qu’il jugeait devoir lui convenir assez pour un homme de cabinet ; mais M. Lovel n’a pas voulu le regarder une seconde fois, et en a acheté un autre qui pourrait servir au maître de Morphie. On le soigné aux écuries des Armes de Grœme, de l’autre côté de la rue, et hier et aujourd’hui il est allé se promener à cheval avant le déjeuner. Mais ne voulez-vous pas monter chez lui ?

— Tout à l’heure, tout à l’heure. Dites-moi, personne ne vient-il le voir ?

— Oh ! mon Dieu, monsieur Oldbuck, personne ! S’il ne voulait pas recevoir quand il était gai et bien portant, jugez si quelqu’un de Fairport qui se présenterait maintenant réussirait à être admis. »

La bonne hôtesse conduisit Oldbuck par un petit escalier étroit, l’avertissant à chaque tournant, et regrettant tout le temps d’être obligée de le faire monter si haut. À la fin elle frappa doucement à la porte du parloir de son locataire. « Entrez, » dit Lovel ; et mistriss Hadoway introduisit le laird de Monkbarns.

Le petit appartement était d’une propreté remarquable, décemment meublé, et orné de quelques ouvrages à l’aiguille de sa première jeunesse, que mistriss Hadoway avait conservés ; mais il était bas et étouffé, et Oldbuck craignait que l’exposition n’en fût pas saine pour un jeune homme d’une santé délicate, observation qui le confirma dans un projet qui s’était déjà offert à son esprit en faveur de Lovel. Celui-ci était assis sur un canapé, en robe de chambre et en pantoufles ; une table à écrire chargée de papiers et de livres était placée devant lui. L’Antiquaire fut effrayé du changement qui avait eu lieu dans sa personne. Une pâleur mortelle était répandue sur son front et sur ses joues, à l’exception des pommettes que couvrait une rougeur vive et tranchante, semblable à celle qui indique généralement la phtisie, et si différente de ce frais coloris de la santé, animé d’une légère nuance de hâle, qui si peu de temps auparavant était la teinte habituelle de son visage. Oldbuck remarqua à ses vêtemens, et à un habit noir placé sur une chaise à côté de lui, qu’il était en grand deuil. Lorsque l’Antiquaire était entré, Lovel s’était levé pour aller à sa rencontre.

« Voilà qui est bien aimable, dit-il en lui serrant la main, et en le remerciant cordialement de sa venue ; et vous me prévenez dans une visite que j’avais l’intention de vous faire. Il faut que vous sachiez que depuis peu j’ai fait l’acquisition d’un cheval.

— C’est ce que j’ai appris de mistriss Hadoway. J’espère seulement, mon cher ami, que votre choix sera tombé sur un cheval tranquille. Il m’est arrivé à moi-même imprudemment d’en acheter un une fois de ce même Gibbie Golightly : or ladite bête se mit à courir, moi sur son dos, l’espace de deux milles après une meute de chiens avec laquelle je n’avais pas plus à démêler qu’avec la neige de l’an dernier, et après avoir procuré un divertissement infini à tout une bande de chasseurs, il eut la bonté de me déposer dans un fossé sec. J’espère que le vôtre sera plus pacifique.

— J’espère du moins que nous nous entendrons mieux sur le choix de nos excursions.

— C’est-à-dire que vous vous croyez bon cavalier.

— Je ne conviendrais pas volontiers d’en être un mauvais.

— C’est cela : vous autres jeunes gens croyez tous qu’autant vaudrait vous comparer à des tailleurs. Mais avez-vous de l’expérience ? car, crede experto[5], un cheval en colère ne plaisante pas.

— Assurément je n’ai pas l’ambition de passer pour un excellent écuyer ; mais pendant que je servais en qualité d’aide-de-camp de sir…, dans l’affaire où la cavalerie donna l’an passé, Je vis démonter de meilleurs cavaliers que moi.

— Ah ! vous avez contemplé en face le terrible dieu des combats ? vous avez connu les fureurs de Mars ? Il ne vous manquait plus que cela pour achever de vous rendre digne de l’épopée. Vous vous rappellerez cependant que les Bretons combattaient sur des chariots ; covinarii[6] est la phrase de Tacite. Vous vous rappelez la belle description de la manière dont ils fondirent sur l’infanterie romaine, quoique l’historien nous dise combien la surface montueuse du pays était peu propre à un combat équestre ; et réellement je me suis toujours demandé avec étonnement quelle espèce de chariots on pouvait traîner en Écosse hors des grands chemins, Eh bien ! voyons, les Muses vous ont-elles visité ? avez-vous quelque chose à me montrer ?

— Mon temps, dit Lovel en jetant un regard sur ses vêtemens noirs, a été moins agréablement employé.

— Vous avez perdu un ami ? dit l’Antiquaire.

— Oui, monsieur Oldbuck, et presque le seul ami que je puisse m« vanter d’avoir possédé jamais.

— En vérité ! reprit alors le vieux gentilhomme d’un ton sérieux bien différent de la gravité ordinaire qu’il affectait. Jeune homme, ne rejetez pas les consolations qui vous restent. La mort, en vous enlevant un ami tandis que votre attachement mutuel était encore dans toute sa force, dans toute sa chaleur, et qu’aucun souvenir de froideur, de méfiance ou de trahison ne vient mêler son amertume aux larmes que vous donnez à sa perte, vous évite peut-être une épreuve plus cruelle encore. Regardez autour de vous : combien peu en voyez-vous vieillir dans ces raisons qui furent formées dès le premier âge de la vie. La source où nous puisions en commun nos plaisirs va se desséchant à mesure que nous avançons dans le voyage, et nous en formons de nouvelles, dont les premiers compagnons de notre route sont le plus souvent exclus ; la jalousie, l’envie, les rivalités, viennent successivement éloigner de nous ceux que nous croyions nos meilleurs amis. Nous restons donc seuls avec ceux que l’habitude nous conserve plus que le penchant, et qui ne tenant à nous par d’autre lien que par le sang, restent auprès du vieillard pendant sa vie pour n’en être pas oubliés à sa mort.

« Hœc data pœna diu viventibus[7]

« Ah ! monsieur Lovel, si votre sort est d’atteindre à cette sombre et mélancolique époque de l’existence, vous vous rappellerez les chagrins de votre jeunesse, comme les légers nuages qui interceptent un moment les rayons du soleil levant. Mais je fatigue vos oreilles de paroles qui n’apportent aucune conviction à votre esprit.

— Je suis sensible à votre bienveillant intérêt, dit le jeune homme ; mais une blessure si récente doit saigner douloureusement ; et dans mon malheur actuel, pardonnez-moi de vous parler ainsi, ce serait une idée peu consolante que celle qui me présenterait l’avenir comme ne me réservant qu’une suite de chagrins toujours plus cruels. Permettez-moi d’ajouter, monsieur Oldbuck, que vous avez moins de raison que tout autre d’envisager la vie sous un aspect aussi triste. Vous avez une fortune aisée, vous jouissez de l’estime publique, vous pouvez, suivant vos propres expressions, vacare Musis[8], vous livrer aux occupations vers lesquelles votre goût vous porte ; vous avez la faculté de choisir votre société au dehors, et vous trouvez dans votre intérieur les soins affectueux et assidus des plus proches parentes,

— Mais oui ; les femelles ! pour mes femelles, grâce à la manière dont je les ai dressées, elles sont fort civiles et fort traitables. Elles ont soin de ne pas me troubler dans mes études du matin, et de traverser doucement la chambre avec le pas léger d’un chat, quand après le dîner ou le thé il m’arrive de faire un somme dans mon fauteuil… Tout cela est fort bien, mais il me faudrait quelque chose de plus, quelqu’un avec qui je pusse échanger mes idées, avec qui je pusse parler enfin.

— Alors, pourquoi n’appelez-vous pas auprès de vous votre neveu, le capitaine Mac Intyre, dont tout le monde parle comme d’un jeune homme plein de vivacité et de feu ?

— Qui ? s’écria Monkbarns, mon neveu Hector ? le Hotspur du nord[9] ? que le ciel m’en préserve ! J’aimerais autant jeter un tison allumé dans mon grenier à foin. C’est un cerveau brûlé, un ferrailleur, avec une généalogie écossaise aussi longue que la grande rue de Fairport, et une claymore aussi longue que sa généalogie, et qu’il dégaina sur le docteur la dernière fois qu’il vint ici. Je l’attends bien ici un de ces jours, mais je le tiendrai en respect, je vous l’assure. Lui, devenir un membre de ma famille, pour mettre tout en désordre dans ma maison et y faire trembler jusqu’aux tables et aux chaises ! Non, non ; je ne veux pas d’Hector Mac Intyre. Mais, écoutez-moi, Lovel ; vous êtes un garçon doux et tranquille, ne feriez-vous pas mieux de venir vous établir à Monkbarns pendant un mois ou deux, puisque je vois que vous n’êtes pas décidé à quitter immédiatement le pays ? Je ferai ouvrir une porte dans votre chambre sur le jardin ; cela ne coûtera qu’une bagatelle ; il y en eut une autrefois qu’on avait murée depuis long-temps ; par ce moyen vous pourrez aller et venir de la chambre verte sans déranger votre vieil hôte et sans en être dérangé. Quant à la manière de vivre, mistriss Hadoway a dit que vous étiez fort réservé sur la nourriture, suivant son expression ; ainsi vous vous contenteriez de ma modeste table. Pour ce qui est du blanchissage…

— Permettez-moi de vous interrompre, mon cher monsieur Oldbuck, dit Lovel ne pouvant réprimer un sourire, et avant que votre obligeante hospitalité ait achevé des projets et des arrangemens qui me seraient si agréables, laissez-moi vous remercier sincèrement de cette offre amicale. Il n’est pas en ce moment en mon pouvoir de l’accepter ; mais avant de faire mes adieux à l’Écosse, j’espère trouver le moyen d’aller passer quelques jours avec vous. »

Le front d’Oldbuck se rembrunit. « Comment, lorsque je croyais avoir formé le plan qui pouvait le mieux nous convenir à tous deux ! Et qui sait ce qui aurait pu s’ensuivre avec le temps, et si nous nous fussions jamais quittés ? Je suis le maître de mes biens, mon cher ami, voilà l’avantage d’être descendu d’un homme qui avait plus de bon sens que d’orgueil. On ne peut pas m’obliger de transmettre mes propriétés mobilières et immobilières, et mon héritage, autrement que selon mon gré. Mes caprices ou mes prédilections ne seront pas gênés dans leur essor par une bande d’héritiers substitués, aussi inutiles que les morceaux de papier enfilés après la queue d’un cerf-volant. Mais je vois que vous ne voulez pas vous laisser tenter à présent. La Calédonie va cependant son train, j’espère.

— Oh ! certainement, dit Lovel ; je ne puis abandonner un plan de si belle espérance.

— C’est, dit l’Antiquaire en levant gravement les yeux au ciel (car avec toute sa pénétration et son jugement pour apprécier les différens plans formés par les autres, il avait tout naturellement une opinion fort exagérée de l’importance de ceux qu’il concevait lui-même) ; c’est vraiment une de ces entreprises qui, achevées avec le même esprit qui en dicta la conception, peut venger la littérature actuelle du reproche de frivolité qui lui est adressé. »

Ici il fut interrompu par un coup qui se fit entendre à la porte ; c’était mistriss Hadoway qui apportait une lettre pour M. Lovel, en disant qu’un domestique attendait la réponse.

« Vous êtes intéressé dans cette affaire, monsieur Oldbuck, dit Lovel après avoir jeté un coup d’œil sur le billet qu’il présenta à l’Antiquaire. »

C’était une lettre de sir Arthur Wardour, écrite dans des termes extrêmement polis. Il regrettait qu’un accès de goutte l’eût empêché jusqu’alors de témoigner à M. Lovel, d’une manière quelconque, les obligations qu’il avait à sa conduite courageuse ; il s’excusait de ne pas venir personnellement lui offrir ses complimens, mais espérait que M. Lovel voudrait bien mettre de côté toute cérémonie, et se joindre à sa société pour aller visiter les ruines de l’abbaye de Saint-Ruth et revenir ensuite dîner et passer la soirée au château de Knockwinnock. Sir Arthur terminait en disant qu’il avait envoyé à la famille de Monkbarns une invitation de se réunir à eux dans la partie de plaisir projetée. Le lieu du rendez-vous était fixé à une barrière placée à distance égale des différens points de départ de sa compagnie.

— Que ferons-nous ? dit Lovel en regardant l’Antiquaire, mais déjà tout résolu sur le parti qu’il prendrait.

— Nous irons, certainement. Voyons un peu : il en coûtera une chaise de poste tout entière qui nous contiendra très bien, vous et moi, avec Marie Mac Intyre ; mon autre femelle peut aller voir la sœur du ministre, et la chaise peut encore vous ramener à Monkbarns, puisque nous l’aurons à la journée.

— Mais il me semble que je ferais mieux d’aller à cheval.

— C’est vrai, j’oubliais déjà votre Bucéphale. Et à propos, vous êtes un jeune fou d’avoir acheté cette bête ; vous auriez mieux fait de louer un cheval, si vous aimez mieux vous fier à d’autres jambes qu’aux vôtres.

— Oui, comme les chevaux ont l’avantage de marcher beaucoup plus vite, et qu’ils en ont deux paires pour une, j’avoue que je préfère…

— C’est assez, c’est assez ; faites comme il vous plaira. Alors donc je mènerai Grizzel ou le ministre, car lorsque je loue des chevaux de poste, j’aime à en profiter pour mon argent. Ainsi nous nous trouverons vendredi, à midi précis, à la barrière de Tirlingen. Et en convenant de cela, les deux amis se séparèrent.


  1. Mot qui veut dire pommier sauvage ; ce qui s’applique assez bien à un jardinier. a. m.
  2. Fair, beau, well, source ; d’une belle source. a. m.
  3. O crimina ! ô crimes ! L’Antiquaire est peut-être ennemi du neutre. a. m.
  4. Gibbie ou Gilbert ; go, aller ; lightly, légèrement ou vite ; comme qui dirait « le maquignon Gilbert qui marche légèrement ou vite. » a. m.
  5. Crois celui qui a de l’expérience. a. m.
  6. Hommes qui combattent sur un chariot armé de faux. a. m.
  7. C’est une peine réservée à ceux qui vivent long-temps. a. m.
  8. Vous donner aux Muses. a. m.
  9. Hotspur, éperon chaud ; personnage historique du temps de Henri IV d’Angleterre, et célèbre par son impétueuse bravoure. Shakespeare a introduit ce caractère dans son drame de Henri IV. a. m.