L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XLV

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 442-452).


CHAPITRE XLV et dernier.

ALARME, RECONNAISSANCE ET DÉVOUEMENT.


Le feu étincelait d’une lueur rougeâtre sur la hauteur de Pownel. Trois signaux étaient placés sur le Skiddan… Le son du corne cessait de résonner dans les bois et dans les vallées.
James Hogg.


La sentinelle qui veillait sur la montagne crut sans doute faire un rêve lorsqu’elle aperçut la fatale forêt de Birnam se mettre en marche vers Dunsinane ; de même le vieux Caxon, qui, perché dans sa baraque sur le haut de son rocher, se désennuyait en songeant au prochain mariage de sa fille, et à la dignité de beau-père du lieutenant Taffril, fut saisi d’une égale surprise, lorsqu’un des coups d’œil qu’il jetait de temps à autre, pour l’acquit de sa conscience, sur le signal qui correspondait au sien, lui fit apercevoir une lumière dans cette direction. Il se frotta les yeux, regarda de nouveau, s’aidant d’une arbalète qui avait été placée là pour donner précisément en face de la pointe, et à son grand effroi, il vit la lumière s’augmenter comme une comète aux yeux d’un astronome, et dont l’aspect vient menacer les nations d’un bouleversement.

« Que le Seigneur nous soit en aide ! dit Caxon. Que faut-il faire maintenant ?… Mais heureusement que cela regarde de meilleures têtes que la mienne ; ainsi je vais toujours allumer le fanal. »

Il alluma effectivement son fanal, qui répandit dans les cieux une longue traînée de lumière, dont la clarté effrayant les oiseaux de mer, les chassa de leurs nids, et qui jetait au loin, sur les vagues de la mer, un reflet rougeâtre. Les autres gardiens, confrères de Caxon, aussi diligens que lui, aperçurent son signal et allumèrent les leurs. Bientôt tous ces feux brillèrent sur le haut des promontoires, sur le sommet des montagnes intérieures, et ces signaux répandirent dans tout le pays l’alarme de l’invasion.

Notre Antiquaire, la tête bien chaudement enveloppée de deux bonnets de nuit doublés, goûtait un paisible repos, lorsqu’il fut réveillé en sursaut par les cris de sa sœur, de sa nièce et de ses deux servantes.

« Que diable y a-t-il ? dit-il en se levant sur son séant ; toutes mes femelles dans ma chambre à cette heure de nuit !.., Êtes-vous toutes folles ?

— Le signal ! mon oncle, dit miss Mac Intyre.

— Les Français qui viennent pour nous massacrer ! s’écria miss Grizzel.

— Le signal ! le signal !… les Français ! les Français ! Au meurtre ! au meurtre ! et peut-être pis ! s’écrièrent les deux servantes, en chœur comme à l’Opéra.

— Les Français ! dit Oldbuck en se levant brusquement. Femelles, toutes tant que vous êtes, sortez de ma chambre, que je m’habille ;… et écoutez : apportez-moi mon épée.

— Laquelle, Monkbarns ? » lui cria sa sœur, en lui présentant d’une main une espèce de coutelas recourbé en cuivre, du temps des Romains, et de l’autre une lame de poignard sans manche.

— « La plus longue ! la plus longue ! » cria Jenny Rintherout en traînant après elle une épée à deux mains du douzième siècle.

« Femelles, femelles, s’écria Oldbuck avec beaucoup d’agitation, calmez-vous et ne vous abandonnez pas à de vaines terreurs… Êtes-vous sûres qu’ils arrivent ?

— Cela est sûr, et trop sûr, s’écria Jenny ; tous ceux qui sont en état de porter les armes sur mer et sur terre, tous les volontaires et les corps de fermiers sont sur pied, et marchent vers Fairport, aussi vite qu’hommes et chevaux peuvent aller… et le vieux Mucklebackit y est allé aussi, comme s’il pouvait y être bon à quelque chose… Hélas ! c’est à présent qu’on sentira la perte de celui qui aurait bien su servir son roi et son pays !

— Donnez-moi, dit Oldbuck, l’épée que mon père porta en 45 ; elle n’a pas de ceinturon ni de fourreau, mais nous nous en passerons. »

En parlant ainsi, il enfila le fer dans la poche de sa culotte. En ce moment entra Hector, qui avait été sur une hauteur voisine s’assurer de la réalité de cette alarme.

« Où sont vos armes, mon neveu ? s’écria Oldbuck ; où est votre fusil à deux coups que vous ne quittiez jamais quand on n’en avait pas besoin ?

— Bah, bah, monsieur, dit Hector, à qui a-t-on jamais vu prendre un fusil de chasse pour une action ?… Vous voyez que j’ai revêtu mon uniforme… Je crois être de plus d’utilité si l’on me donne un commandement, qu’avec dix fusils à deux coups, et quant à vous, monsieur, vous feriez bien de vous rendre à Fairport, afin de donner des ordres pour qu’on s’occupât de pourvoir au logement et à la nourriture des hommes et des chevaux, et empêcher le désordre.

— Vous avez raison, Hector ; je crois que ma tête sera plus utile que mon bras : mais voilà sir Arthur qui, entre nous, n’est pas capable de grand’chose, tant d’un côté que de l’autre. »

Sir Arthur était probablement d’un avis différent ; car, vêtu de son uniforme de gouverneur de la côte, il se rendait aussi à Fairport, et était entré en passant pour prendre M. Oldbuck, dont la sagacité, depuis les derniers événemens, lui inspirait plus de confiance que jamais. En dépit de toutes les supplications des femelles, que l’Antiquaire voulut laisser à Monkbarns, en espèce de garnison, il accepta immédiatement, avec son neveu, l’offre de sir Arthur.

Ceux qui ont été témoins d’une scène semblable peuvent seuls se faire une idée du bruit et du mouvement qui troublaient la ville de Fairport. On apercevait à travers les croisées cent lumières qui, paraissant et disparaissant tour à tour, indiquaient la confusion qui régnait dans l’intérieur des maisons. Les femmes de la dernière classe s’étaient assemblées et péroraient sur la place du marché. Les volontaires des campagnes arrivaient de tous les cantons, galopaient à travers les rues, séparément ou par bandes de cinq ou six, suivant qu’ils s’étaient rencontrés sur la route. Les tambours et les fifres des volontaires, battant aux armes, se mêlaient à la voix des officiers, au son des cors et au tintement des cloches. Les vaisseaux dans le port étaient éclairés, et des bateaux envoyés par les frégates ajoutaient à la confusion générale en débarquant des hommes et des armes destinés à la défense de la place. C’était Taffril qui surveillait, avec beaucoup d’activité, cette partie des préparatifs. Deux ou trois bâtimens légers avaient déjà dégagé leurs câbles et gagnaient le large pour aller à la découverte de l’ennemi.

Telle était la scène de confusion générale à travers laquelle sir Arthur Wardour, Oldbuck et Hector, parvinrent à la place principale où est situé l’hôtel-de-ville. Il était éclairé, et les magistrats s’y étaient rassemblés avec les principaux bourgeois ; et dans cette occasion, comme dans toutes celles du même genre en Écosse, l’on remarqua à quel point le bon sens et la fermeté naturelle à ce peuple suppléèrent à tout ce qui pouvait lui manquer du côté de l’expérience.

Les magistrats étaient assaillis par les quartiers-maîtres des différens corps pour délivrer les billets de logement pour des hommes et les chevaux. « Eh bien ! dit le bailli Little-John, mettons les chevaux dans nos magasins, et les hommes dans nos parloirs ; partageons nos soupers avec les uns, et nos fourrages avec les autres. Nous nous sommes enrichis sous un gouvernement libre et paternel, le moment est venu de lui montrer que nous en connaissons le prix. »

Tous ceux qui étaient présens lui répondirent par un cri général d’approbation ; et les biens des riches, ainsi que les personnes des individus de toutes les classes, furent unanimement consacrés à la défense de la patrie.

Le capitaine Mac Intyre agit dans cette occasion comme conseil militaire et aide-de-camp du principal magistrat ; en cette qualité, il déploya un degré de présence d’esprit et une connaissance de sa profession auxquels était loin de s’attendre son oncle. Ce dernier se rappelant son étourderie et son impétuosité ordinaires, le regardait de temps en temps tout étonné en remarquant la manière calme et posée dont il expliquait les différentes mesures de précaution que son expérience lui suggérait, et donnait des ordres pour les faire exécuter. Il trouva les différens corps en bon ordre, vu les élémens irréguliers dont ils étaient formés, en grande force par le nombre et pleins de confiance et de courage. L’expérience militaire avait en ce moment un prix important qui l’emportait tellement sur tous les autres droits de distinction, que même le vieil Édie, au lieu d’être négligé comme Diogène à Sinope, qu’on laissa rouler son tonneau quand chacun autour de lui se préparait à combattre, fut chargé de surveiller la distribution des munitions, devoir dont il s’acquitta très bien.

Cependant ou attendait encore impatiemment deux choses : premièrement, la présence des volontaires de Glenallan, dont on avait formé un corps particulier par considération pour l’importance de cette famille ; et en second lieu, l’arrivée de l’officier qu’on avait annoncé, et qui, chargé par le commandant en chef de toutes les mesures de défense de la côte, était autorisé par sa commission à disposer entièrement de la force militaire.

Enfin le bruit des cors annonça l’arrivée de tous les tenanciers de Glenallan, et le comte lui-même, à la grande surprise de tous ceux qui connaissaient ses habitudes et son état de santé, parut à leur tête en uniforme. Ils formaient un bel escadron, bien monté, entièrement formé des fermiers des basses terres du comte, et ils étaient suivis d’un régiment de cinq cents hommes que le comte avait fait descendre de leurs montagnes complètement équipés du costume national, et avec leurs cornemuses qui jouaient à l’avant-garde. La propreté et l’air militaire de ce corps de vassaux excitèrent l’admiration du capitaine Mac Intyre ; mais son oncle fut encore plus frappé de voir à quel point la constitution affaiblie du comte leur chef semblait ranimée dans ce moment de crise par l’esprit chevaleresque et guerrier qui avait toujours caractérisé sa maison. Il réclama et obtint pour lui et les siens le poste plus exposé au danger, déploya la plus grande promptitude dans les dispositions qu’il fallut faire, et ne montra pas moins de sagacité en discutant sur leur utilité. Les rayons du jour vinrent luire sur le conseil militaire de Fairport encore assemblé, et trouvèrent tout le monde occupé, avec la même ardeur, des préparatifs de défense.

À la fin un cri se fit entendre parmi le peuple : « Voilà enfin le brave major Neville qui arrive avec un autre officier ! » et leur chaise de poste, attelée de quatre chevaux, traversa la place aux acclamations des volontaires et des habitans. Les magistrats, accompagnés des assesseurs de la lieutenance, s’empressèrent d’aller le recevoir aux portes de l’hôtel-de-ville ; mais quelle fut leur surprise, et surtout celle de l’Antiquaire, en reconnaissant sous l’élégant uniforme et le chapeau militaire les traits du pacifique Lovel. D’affectueux embrassemens, un cordial serrement de main, furent nécessaires à Oldbuck pour s’assurer que ses yeux ne le trompaient pas. Sir Arthur ne fut pas moins surpris de reconnaître son fils le capitaine Wardour, dans le compagnon de Lovel ou plutôt du major Neville. Les premières paroles des jeunes officiers furent une assurance positive à tous ceux qui étaient présens, que l’ardeur et le zèle qu’ils venaient de déployer ne pouvaient avoir d’autre utilité que de montrer combien on pouvait compter au besoin sur leur activité et leur courage.

« Le gardien établi sur le sommet d’Halket, dit le major Neville, d’après ce que nous avons su par les renseignemens que nous avons pris en route, a été assez naturellement induit en erreur par un feu de joie que quelques oisifs ont allumé sur la montagne qui domine Glenwithershins, et précisément dans la ligne du signal avec lequel le sien correspond. »

Oldbuck jeta alors un regard significatif sur sir Arthur, qui y répondit par un autre non moins embarrassé, et en haussant les épaules.

« Ce sont probablement les machines que dans notre colère nous avons condamnées au feu, » dit l’Antiquaire reprenant courage, quoique intérieurement il fût passablement honteux d’avoir été la cause de tant de désordre.

« Je voudrais de tout mon cœur que ce Dousterswivel allât au diable ! On dirait qu’il nous a laissé en héritage une suite d’erreurs et de sottises, comme si en partant il eût allumé une traînée de poudre. Quel est le premier pétard qui va maintenant nous partir dans les jambes ! Mais voilà le prudent Caxon qui arrive. Allons, levez la tête, imbécile que vous êtes. Il faut que vos supérieurs portent le blâme de vos sottises ; et tenez, prenez cet instrument-là (lui donnant son épée) ; en vérité, je ne sais ce que j’aurais répondu hier à un homme qui m’aurait dit que je devais aujourd’hui pendre cette arme à mon côté. »

En ce moment il se sentit doucement presser le bras par lord Glenallan, qui l’attira dans un appartement séparé et lui dit : « Pour l’amour de Dieu ! quel est ce jeune homme qui ressemble d’une manière si frappante…

— À l’infortunée Éveline, dit Oldbuck en l’interrompant ; mon cœur s’était senti entraîné vers lui dès le premier jour, et Votre Seigneurie m’en explique en ce moment la cause.

— Mais qui, qui est-il ? continua lord Glenallan en serrant l’Antiquaire avec un mouvement convulsif.

— Autrefois je l’aurais appelé Lovel ; mais il paraît maintenant qu’il est devenu le major Neville.

— Celui que mon frère a élevé comme son fils naturel, qu’il a nommé son héritier. Dieu de bonté, c’est l’enfant de mon Éveline !

— Arrêtez, milord, un moment, dit Oldbuck, ne vous livrez pas trop à la hâte à une telle supposition : quelle probabilité y a-t-il ?

— Ce n’est pas une probabilité, mais c’est une certitude absolue. J’ai reçu hier une lettre de l’agent dont je vous ai parlé et qui m’apprend toute cette histoire. Ce n’est que d’hier seulement que je sais tout ; mais pour l’amour du ciel ! monsieur Oldbuck, amenez-le-moi, que son père puisse attacher sur lui ses yeux, et le bénir avant d’expirer.

— Certainement ; mais dans votre intérêt à tous deux, donnez-moi quelques momens pour le préparer. »

Il sortit bien déterminé à prendre des renseignemens plus exacts avant de se laisser aller à la conviction d’un fait si étrange, et trouva le major Neville qui expédiait les ordres nécessaires pour disperser les forces qui s’étaient assemblées.

« Faites-moi le plaisir, major Neville, d’abandonner un moment cette besogne aux soins du capitaine Wardour et d’Hector, avec lequel j’espère que vous êtes maintenant tout-à-fait réconcilié (Neville se mit à rire et tendit la main à Hector de l’autre côté de la table), et veuillez, je vous prie, m’accorder un moment d’audience.

— Vous avez droit de disposer de moi, monsieur Oldbuck, quand l’affaire qui m’occupe serait plus urgente encore, répondit Neville ; je n’ai pas oublié que je vous ai abusé par un nom supposé et que j’ai récompensé votre hospitalité en blessant votre neveu.

— Vous l’avez traité comme il le méritait, dit Oldbuck, quoique je doive convenir en passant qu’il a montré aujourd’hui autant de bon sens que de courage. Ma foi, s’il voulait étudier un peu et lire César et Polybe et les Stratagemata Polyœni[1], je crois qu’il avancerait dans l’armée, et je l’épaulerai certainement.

— Il en est tout-à-fait digne, répondit Neville. Je vous remercie pour mon compte de l’indulgence que vous m’accordez, et que je mérite d’autant plus peut-être que je n’ai pas le bonheur de posséder plus de droits au nom de Neville par lequel je suis généralement distingué, que celui de Lovel sous lequel vous m’avez connu.

— En vérité ? en bien il faudra donc que nous vous en cherchions un autre auquel vous puissiez avoir un titre solide et légal.

— Monsieur, je me flatte que le malheur de ma naissance ne vous paraît pas un sujet qui puisse prêter à la plaisanterie.

— En aucune façon, jeune homme, répondit l’Antiquaire en l’interrompant. Je crois en savoir plus que vous-même sur votre naissance, et pour vous en convaincre, je vous dirai que vous avez été élevé et connu comme le fils naturel de Geraldin Neville de Nevillesburgh en Yorkshire, et destiné, je suppose, à être son héritier.

— Pardonnez-moi. Je ne fus pas autorisé à concevoir de telles espérances : on n’épargna rien pour mon éducation, et on employa l’argent et le crédit pour me faire avancer dans l’armée ; mais je crois que mon père supposé avait eu souvent des idées de mariage, quoiqu’il ne les ait jamais réalisées.

— Pourquoi dites-vous mon père supposé ? qui peut vous porter à croire que M. Geraldin Neville n’était pas réellement votre père ?

— Je suis convaincu, monsieur Oldbuck, que vous ne me feriez point de questions sur un point aussi délicat pour satisfaire seulement une vaine curiosité ; je vous avouerai donc sans déguisement que l’année dernière, pendant que nous occupions une petite ville de la Flandre française, je rencontrai dans un couvent, près duquel j’étais logé, une femme qui parlait anglais d’une manière remarquable… Elle était Espagnole, et s’appelait Theresa d’Acunha… Dans le cours de notre connaissance, elle découvrit qui j’étais et se fit connaître à moi comme la personne qui avait eu soin de mon enfance. Elle me fit entendre plus d’une fois que j’appartenais à un rang élevé, que des injustices avaient été commises à mon égard, et me promit une révélation plus complète dans le cas de la mort d’une dame qui était en Écosse, et durant la vie de laquelle elle était résolue à garder le secret. Elle me déclara aussi que M. Geraldin Neville n’était pas mon père. Nous fûmes attaqués par l’ennemi et chassés de la ville, qui fut livrée au pillage et à la fureur des républicains. Les ordres religieux étaient surtout l’objet de leur haine et de leur cruauté… Le couvent fut totalement brûlé, plusieurs religieuses y périrent, entre autres Theresa, et je perdis avec elle tout espoir de jamais connaître le secret de ma naissance… Mais tout me porte à croire qu’elle fut accompagnée de circonstances tragiques.

Raro antecedentem scelestum, ou, comme je puis dire ici, scelestam, dit Oldbuck, deseruit pœna[2]… les épicuriens eux-mêmes en convenaient… Mais que fîtes-vous alors ?

J’écrivis à M. Neville à ce sujet, mais sans effet… J’obtins ensuite un congé et vins me jeter à ses pieds, le conjurant d’achever la communication que Theresa avait commencé à me faire. Il me refusa, et, sur mes instances, me reprocha avec indignation les faveurs dont il m’avait comblé… Je trouvai qu’il abusait des droits d’un bienfaiteur, puisqu’il avait été forcé de convenir qu’il avait peu de titres à ceux d’un père. Je renonçai alors au nom de Neville et pris celui sous lequel vous m’avez connu. Ce fut à cette époque que, demeurant auprès d’un ami qui favorisait mon déguisement, je fis la connaissance de miss Wardour, et fus assez romanesque pour la suivre en Écosse. Mon esprit flottait entre plusieurs projets pour l’avenir, mais je résolus enfin de faire une dernière tentative auprès de M. Neville pour en apprendre le secret de ma naissance… Je fus long-temps avant de recevoir sa réponse ; vous étiez présent lorsqu’elle me fut remise. Il m’informait du mauvais état de sa santé, et me suppliait, dans mon propre intérêt, de ne pas chercher à découvrir le degré de parenté qui nous unissait et la nature de mes rapports avec lui, mais de me contenter de l’assurance qu’ils étaient assez proches et assez intimes pour l’autoriser à me constituer son héritier. Au moment où je me préparais à l’aller joindre, un second exprès m’apporta la nouvelle qu’il avait cessé d’exister. La possession d’une aussi grande fortune ne put me distraire du remords que j’éprouvais en songeant à ma conduite envers mon bienfaiteur, et quelques expressions de sa lettre qui semblaient indiquer qu’une tache plus honteuse que celle de l’illégitimité même avait souillé ma naissance, excitèrent toute mon inquiétude en me rappelant les préjugés de sir Arthur.

— Et vous vous rendîtes malade à force de nourrir des idées aussi mélancoliques, au lieu de venir me consulter et de me raconter toute votre histoire ?

— Il est vrai : vinrent ensuite mon duel avec le capitaine Mac Intyre, et la nécessité d’abandonner Fairport et son voisinage.

— Et de faire vos adieux à miss Wardour, à la Calédoniade…

— Vous l’avez dit.

— Et depuis ce temps vous vous êtes occupé, je suppose, de projets pour secourir sir Arthur ?

— Oui, monsieur, avec l’aide du capitaine Wardour. À Édimbourg.

— Et ayant ici Édie Ochiltree pour coadjuteur… Vous voyez que je suis au courant de toute l’histoire… Mais comment aviez-vous tous ces lingots ?

— C’était une quantité d’argenterie qui avait appartenu à M. Neville, et qui avait été laissée en dépôt chez quelqu’un de Fairport ; quelque temps avant sa mort il avait envoyé l’ordre de la faire fondre.

— Maintenant, major Neville, ou plutôt permettez-moi de dire Lovel, car je me plais surtout à vous appeler ainsi, je crois que vous aurez bientôt à changer ces deux noms contre celui de l’honorable William Geraldin, ou plutôt lord Geraldin. »

L’Antiquaire lui raconta alors avec détail les circonstances étranges et mélancoliques de la mort de sa mère.

« Je n’ai pas de doute, ajouta-t-il, que votre oncle ne voulût faire croire que l’enfant né de ce malheureux mariage n’existait plus… peut-être lui-même avait-il en vue l’héritage de son frère. C’était alors un jeune homme étourdi et dissipé… Mais votre récit et l’histoire de Theresa l’acquittent également d’avoir jamais eu la moindre intention malveillante contre votre personne, malgré les soupçons que l’agitation où il avait paru devant Elspeth lui avaient fait concevoir. Maintenant, mon cher ami, que ce soit moi qui aie le plaisir de vous conduire dans les bras de votre père. »

Nous n’essaierons pas de décrire une telle entrevue. Les preuves des deux côtés furent complètes et ne laissèrent rien à désirer, car M. Neville avait écrit un récit exact de tout cet événement, et l’avait renfermé dans un paquet qu’il avait laissé entre les mains de son intendant de confiance, avec l’ordre de ne le laisser ouvrir qu’après la mort de la vieille comtesse. Le motif qui lui avait fait garder si long-temps le secret était sans doute la crainte de l’effet que pourrait produire une telle découverte sur un caractère aussi violent et aussi impérieux que le sien.

Le soir de ce jour mémorable, les tenanciers et volontaires de Glenallan burent à la prospérité de leur jeune maître. Un mois après, lord Geraldin épousa miss Wardour, et ce fut l’Antiquaire qui fit présent à la mariée de la bague nuptiale, qui était un anneau d’or massif d’un travail antique, sur lequel était gravée la devise d’Aldobrand, Kunst macht gunst[3].

Le vieil Édie, l’homme le plus important qui ait jamais porté une robe bleue, prend ses aises et va tantôt chez un ami et tantôt chez un autre, et se vante de ne jamais voyager que par un jour de soleil. Depuis peu cependant, on a remarqué en lui quelques dispositions à se fixer, ayant été vu fréquemment dans une jolie petite chaumière entre Monkbarns et Knockwinnock où Caxon s’est retiré depuis le mariage de sa fille, afin de se trouver au centre des trois perruques de la paroisse qu’il continue de soigner, mais seulement pour son plaisir. On a entendu Édie répéter que c’était un endroit bien gai, et qu’il était bien consolant de penser qu’on avait un petit coin semblable pour se mettre à l’abri par un jour de pluie. Comme ses muscles commencent à se roidir un peu, on croit qu’il finira par se fixer là.

Protecteurs aussi généreux qu’opulens, lord et lady Geraldin n’oublièrent dans leurs libéralités ni mistriss Hadoway ni les Mucklebackit. La première fit un digne emploi de leurs bienfaits, les derniers n’en surent pas profiter. Cependant ils leur sont encore continués, mais sous l’administration du vieil Édie qui est chargé de les leur transmettre, et ils ne les acceptent pas sans murmurer de les recevoir de sa main.

Hector s’avance rapidement dans l’armée. Son nom a paru plus d’une fois dans la gazette, et il a gagné en proportion dans les bonnes grâces de son oncle. Une circonstance non moins agréable au jeune militaire, c’est qu’il a tué deux veaux marins, ce qui a mis un terme aux plaisanteries perpétuelles de l’Antiquaire au sujet du phoca. Il y a des gens qui parlent d’un mariage entre miss Mac Intyre et le capitaine Wardour ; mais nous ne rapportons cette nouvelle que comme un bruit qui n’a pas encore été confirmé.

L’Antiquaire fait de fréquentes visites aux châteaux de Glenallan et de Knockwinnock… Il paraît avoir intention de mettre la dernière main à deux essais, l’un sur la cotte de mailles du grand comte, l’autre sur le gantelet gauche de l’Enfer-Harnaché… Il ne manque jamais de s’informer chaque fois si lord Geraldin a commencé la Calédoniade, et secoue la tête à la réponse qu’il reçoit. En attendant, il a déjà complété ses notes, qui, à ce que nous croyons, sont au service de celui qui voudra les publier sans qu’il en coûte de risque ni de dépenses à l’Antiquaire.


FIN DE L’ANTIQUAIRE.


  1. Les stratagèmes de Polyen. Polyen était un avocat grec qui exerçait à Rome sous le règne de Marc-Aurèle. a. m.
  2. Rarement le coupable échappe au châtiment. a. m.
  3. L’adresse et la persévérance conduisent au succès. a. m.