L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XII

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 119-125).


CHAPITRE XII.

LE DÉSINTÉRESSEMENT.


Un mendiant, dites-vous ? Je suis le seul homme libre du pays, plus indépendant qu’aucun écossais libre. Nous n’obéissons à d’autres lois, à d’autre autorité, à d’autre religion qu’à celles qui nous sont données par nos anciennes coutumes, ou que nous nous imposons nous-mêmes ; et cependant nous ne sommes pas des rebelles.
Brome.


Avec la permission du lecteur nous devancerons le pas ferme mais un peu lent de l’Antiquaire qui, à chaque instant, se tournait vers son compagnon pour lui faire remarquer quelque chose dans la campagne, ou pour appuyer sur quelque sujet favori avec plus d’emphase que ne lui permettait le mouvement de leur marche ; et il fit des pauses si fréquentes que leur route en fut considérablement retardée.

Malgré les fatigues et les dangers de la soirée précédente, miss Wardour s’était trouvée en état de se lever à son heure ordinaire et de reprendre ses occupations habituelles, après avoir d’abord satisfait à son inquiétude sur la santé de son père. Sir Arthur ne ressentait d’autre indisposition que celle qui était la suite d’une grande agitation et d’un exercice forcé, mais toutefois elle suffisait pour lui faire garder sa chambre.

Il était pénible pour Isabelle de se retracer les événemens de la veille. Elle devait la vie de son père et la sienne à la personne du monde à qui elle redoutait le plus d’avoir des obligations, parce qu’il lui était difficile de se livrer à son égard à l’expression d’une reconnaissance naturelle, sans encourager des espérances qui pouvaient leur devenir funestes à tous deux. « Pourquoi, se disait-elle, suis-je destinée à recevoir de pareils services, des services rendus au péril de sa propre vie, de quelqu’un dont je me suis efforcée sans relâche de décourager la passion romanesque ? Pourquoi le sort devait-il lui donner cet avantage sur moi ? et pourquoi, oh : pourquoi surtout un sentiment mal étouffé dans mon faible cœur, en dépit de toute ma raison, m’inspire-t-il une secrète joie qu’il l’ait obtenu ? »

Tandis que miss Wardour se reprochait ainsi l’incohérence de ses sentimens, elle vit s’avancer dans l’avenue, non ce jeune libérateur qu’elle redoutait tant, mais le vieux mendiant qui avait joué un rôle si remarquable dans le drame de la soirée précédente.

Elle sonna la domestique, et lui ordonna de faire monter le vieillard.

La domestique revint une minute après. « Il ne veut pas absolument monter, madame ; il dit que ses souliers ferrés n’ont jamais foulé un tapis de sa vie, et, s’il plaît à Dieu, ne s’y poseront jamais. Le ferai-je entrer dans le vestibule ?

— Non ; restez : j’ai bien besoin de lui parler. Où est-il ? » car elle l’avait perdu de vue lorsqu’il s’était approché de la maison.

« Il est assis au soleil dans la cour, sur le banc de pierre qui est adossé à la croisée du parloir d’en bas.

— Dites-lui de rester là ; je vais descendre dans le parloir, et je lui parlerai de la croisée. »

Elle descendit en effet, et trouva le mendiant à demi étendu sur le banc de pierre auprès de la croisée. Édie Ochiltree, quoique vieux et mendiant, avait apparemment quelque sentiment intérieur de l’impression favorable causée par sa haute taille, ses traits imposans, sa barbe et ses cheveux blancs. On remarquait en lui que toutes ses attitudes déployaient, presque toujours avec avantage, ses dons naturels. En ce moment il était à moitié couché, son visage ridé, mais animé et frais encore, et son œil gris et pénétrant élevés vers le ciel : son bâton et sa besace étaient à côté de lui. L’expression de sagacité naturelle et de causticité ironique qui animait ses traits tandis qu’il jetait alternativement ses regards autour de la cour ou les reportait vers le ciel, en aurait fait un modèle pour l’artiste qui eût voulu représenter un vieux philosophe de la secte des cyniques méditant sur la frivolité des occupations des hommes, sur le peu de solidité des biens qu’ils possèdent en ce monde, et levant les yeux vers l’unique source d’où peut dériver un bonheur solide. La tournure élégante et légère de la jeune personne, lorsqu’elle s’approcha de la fenêtre ouverte, mais séparée de la cour par la grille qui, suivant l’usage des anciens temps, garnissait les croisées basses du château, donna à cette scène un intérêt d’un genre différent. Une imagination romanesque aurait pu alors se représenter dans ces deux personnes une demoiselle captive faisant le récit de sa détresse à un pèlerin, afin qu’il invoquât la vaillance de tous les chevaliers qu’il rencontrerait dans ses courses errantes, pour venir au secours de la belle opprimée.

Après que miss Wardour eut exprimé au mendiant, dans les termes les plus faits pour lui être agréables, des remercîmens qui, dit-il, étaient bien au delà de ceux qu’il méritait, elle commença à parler d’une manière qu’elle crut plus faite pour lui prouver sa reconnaissance. Elle ne savait pas encore, disait-elle, quelles étaient les intentions positives de son père relativement à leur libérateur ; mais certainement elles seraient de nature à lui assurer de l’aisance pour toute sa vie : dans le cas où il aimerait à résider au château, elle donnerait des ordres…

Le vieillard sourit, secoua la tête, et l’interrompit : « Je serais à la fois un fardeau pour vos élégans domestiques, et un objet qui les ferait rougir, ma bonne demoiselle, et je ne sache avoir encore été à charge à personne de ma vie.

— Sir Arthur donnerait à cet égard les ordres les plus sévères.

— Vous êtes bien bonne, je n’en doute pas ; mais il y a des choses qu’un maître peut commander, et d’autres sur lesquelles il ne peut rien. Je crois bien qu’il leur défendrait de mettre la main sur moi, et, ma foi, je ne pense pas que personne s’y hasardât non plus ; il leur ordonnerait de me donner ma soupe et mon morceau de viande ; mais pensez-vous que les ordres de sir Arthur pussent les empêcher d’exercer la malice de leur langue, ou réprimer leurs coups d’œil méprisans ? qu’il pût les obliger à me donner ma portion de nourriture avec cet air de bienveillance qui en rend la digestion si facile, ou qu’il pût me mettre à l’abri de ces sarcasmes et de ces propos insultans qui font plus de mal que les paroles les plus dures ? Ensuite, je suis l’être le plus paresseux qui ait jamais existé : je ne sais pas m’assujettir à des heures réglées pour manger et pour dormir ; et, pour dire honnêtement la vérité, je serais d’un fort mauvais exemple dans une maison bien ordonnée.

— Eh bien donc, Édie, que penseriez-vous d’une petite chaumière bien propre, avec un beau jardin, une portion journalière, et sans avoir autre chose à faire que de bêcher un peu votre jardin quand l’envie vous en prendrait ?

— Et combien de fois cela arriverait-il, ma bonne lady ? peut-être une seule entre la Chandeleur et la Saint-Jean. Et quand même je n’aurais à m’occuper de rien, quand je serais comme sir Arthur lui-même, je ne pourrais supporter de rester toujours au même endroit, de voir tous les jours et toutes les nuits les mêmes poutres et les mêmes solives au dessus de ma tête. Et puis j’ai mon humeur qui peut convenir assez bien à un mendiant vagabond, des paroles duquel personne ne se soucie : mais vous savez que sir Arthur a ses bizarreries, et s’il m’arrivait d’en railler ou d’en rire, à coup sûr vous vous fâcheriez contre moi, et alors je serais capable de me pendre.

— Oh ! vous êtes un homme privilégié, dit Isabelle ; nous vous donnerons toute liberté raisonnable. Vous ferez donc bien de vous laisser guider par moi, et de penser à votre âge.

— Mais je ne suis pas encore si vieux, répliqua le mendiant, et hier soir, après avoir exercé quelques momens mes membres, je suis devenu aussi souple qu’une anguille. Et puis, que ferait tout le pays voisin s’il perdait le vieil Édie Ochiltree ? Pensez donc que c’est lui qui porte toutes les nouvelles et les histoires d’une ferme à l’autre ; qui donne des pains-d’épice aux filles, aide les garçons à raccommoder leurs violons, les ménagères à rapiéceter leurs casseroles ; qui fait des épées de jonc et des bonnets de grenadier pour leurs enfans ; qui s’entend à guérir les vaches et les chevaux ; qui sait plus de chansons et de contes à lui tout seul que toute la baronnie ensemble, et qui porte avec lui la joie partout où il va. Non, sur ma foi, ma bonne lady, je ne puis abandonner ma vocation ; ce serait une calamité publique.

— Eh bien, Édie, si vous attachez à votre importance une idée assez forte pour qu’elle ne soit pas même ébranlée par la perspective de l’indépendance…

— Non, non, ma bonne demoiselle ; c’est que je me trouve plus indépendant comme je suis. Je ne demande dans chaque maison qu’autant de viande qu’il m’en faut pour un repas, quelquefois même pour une bouchée : si l’on me refuse dans un endroit, je suis sûr de l’obtenir dans un autre. On ne peut donc pas dire que je dépende de personne en particulier, mais seulement du pays en général.

— Eh bien, promettez-moi du moins que si, en avançant en âge, et devenant moins capable de faire vos tournées ordinaires, vous éprouvez le désir de vous établir d’une manière sûre, c’est à moi que vous le ferez connaître ; et en attendant prenez ceci.

— Non, non, ma bonne lady ; je ne puis prendre tant d’argent à la fois ; c’est contre notre règle ; et puis on dit, quoique peut-être ce ne soit pas civil à moi de le répéter, que l’argent va devenir rare chez sir Arthur lui-même, et qu’il s’est laissé ruiner par toutes ces fouilles qu’on lui a fait faire là-bas pour trouver des mines de cuivre et de plomb. »

Isabelle éprouvait depuis quelque temps des inquiétudes secrètes du même genre ; mais elle fut effrayée de voir que l’on parlât si publiquement des embarras où se trouvait son père ; comme si la médisance, qui aime surtout à se repaître des erreurs de l’homme de bien, de la chute de l’homme puissant, ou de la ruine du riche, avait pu laisser échapper un sujet qui lui était si agréable. Miss Wardour poussa un profond soupir… « N’importe, Édie, lui dit-elle, malgré tout ce qu’on en peut dire, il nous en reste encore assez pour payer nos dettes, et celle que nous avons contractée envers vous est une des plus sacrées ; acceptez donc cette somme de moi.

— Quoi ! pour qu’on me trouve quelque nuit volé et assassiné sur la route d’une ville à une autre ? ou, ce qui ne vaudrait pas mieux, pour que je vive dans la crainte perpétuelle que cela ne m’arrive ? Non, non ; et puis, » ajouta-t-il en baissant la voix, et jetant un regard perçant autour de lui, « et puis, je ne suis pas non plus tout-à-fait au dépourvu ; et quand bien même je viendrais à mourir sur le bord d’un fossé, on trouvera, dans la doublure de cette vieille robe bleue, de quoi m’enterrer décemment comme un chrétien, et donner aux garçons et aux filles de quoi faire le réveillon de mes funérailles[1]. Le vieux mendiant a pourvu à son enterrement : que lui faut-il de plus ? Si on voyait jamais un pauvre diable de ma sorte changer une guinée, qui serait assez fou pour vouloir encore lui faire la charité ? La nouvelle s’en propagerait dans le pays comme le feu grégeois ; on dirait qu’Édie a fait telle ou telle mauvaise action, et j’aurais beau demander, personne ne me donnerait pas seulement un misérable os ou un bodle[2].

— N’y a-t-il donc rien que je puisse faire pour vous ?

— Oh si ; je viendrai toujours chercher mon aumône comme à l’ordinaire, et quelquefois je serai bien aise d’avoir une prise de tabac ; puis il faut que vous parliez aux constables et aux officiers, afin qu’ils ne fassent pas attention à moi. Peut-être aurez-vous aussi la bonté de dire un mot au meunier Saundie Netherstane[3], pour qu’il enchaîne son gros chien. Je ne voudrais pas pourtant qu’il maltraitât la pauvre bête, qui ne fait que son devoir en aboyant après un vieux mendiant comme moi. J’aurais bien encore à vous prier d’autre chose, mais peut-être trouverez-vous que c’est trop de hardiesse à quelqu’un comme moi de vous parler de cela.

— De quoi s’agit-il, Édie ? si la chose vous regarde, et qu’elle soit en mon pouvoir, je vous promets qu’elle sera faite.

— Elle vous regarde seule ; elle est en votre pouvoir, et dussiez-vous être fâchée, il faut que je vous la dise : vous êtes bien belle, et surtout bien bonne, trop bonne pour n’être pas sensible. Croyez-moi, ne rebutez donc plus le jeune Lovel comme vous le fîtes, il y a quelque temps, dans l’avenue de Brierybank[4], où je vous vis et vous entendis tous deux, quoique vous ne vous en soyez point aperçus. Soyez moins sévère avec ce jeune homme, car il vous aime bien ; et c’est à lui seul, et non à ce que j’ai pu faire, que sir Arthur et vous avez dû la vie hier soir. »

Il prononça ces mots à voix basse mais distinctement, et, sans attendre de réponse, s’avança vers une porte basse qui conduisait aux salles des domestiques, et entra ainsi dans la maison.

Miss Wardour resta un moment ou deux dans la même position où elle avait écouté les dernières et étranges paroles du vieillard ; appuyée contre les barreaux de la fenêtre, incapable de se décider à répondre par un seul mot à un sujet si délicat, jusqu’à ce que le mendiant eût disparu. Elle se sentait douloureusement affectée en pensant que le secret de l’entrevue et de la conversation qu’elle avait eues avec ce jeune étranger était au pouvoir d’un individu qui appartenait à la dernière classe où une jeune demoiselle eût voulu choisir un confident, de quelqu’un enfin qui faisait, pour ainsi dire, dans le pays, profession de commérage. Elle n’avait, à la vérité, aucune raison de croire que le vieillard pût jamais rien avancer volontairement pour la blesser, bien moins encore pour lui nuire ; mais la liberté seule avec laquelle il lui avait parlé sur ce sujet indiquait assez l’absence de cette délicatesse qu’on ne pouvait guère en effet s’attendre à trouver en lui. D’après cela, elle avait lieu de craindre qu’un si chaud partisan de la liberté ne se fît pas grand scrupule de dire ou de faire à ce sujet la première chose qui pourrait ensuite lui passer par la tête. Cette idée l’effraya et la tourmenta tellement, qu’elle aurait presque désiré, quelle qu’en eût été la conséquence, n’avoir pas reçu les secours et les services de Lovel et d’Ochiltree dans la soirée précédente.

Pendant qu’elle était livrée à cette agitation d’esprit, elle vit tout-à-coup Oldbuck et Lovel entrer dans la cour. Elle se retira immédiatement de la fenêtre, assez pour n’être pas vue et pour pouvoir observer l’Antiquaire qui s’était arrêté en face du bâtiment, et qui, occupé à montrer les divers écussons de ses anciens propriétaires, semblait prodiguer à Lovel beaucoup de renseignemens, sans doute très curieux, et d’érudition, qu’au regard distrait de son auditeur Isabelle devina aisément devoir être perdus. La nécessité de prendre une résolution devenait pressante ; elle sonna donc un domestique, et lui ordonna de faire entrer les deux messieurs dans le salon, tandis que, par un autre escalier, elle regagna son appartement pour réfléchir, avant de paraître, à la ligne de conduite qu’elle allait adopter. Les visiteurs, suivant l’ordre qu’elle avait donné, furent introduits dans le salon où l’on recevait ordinairement la compagnie.


  1. Gie the lads and lasses a blythe lykewake, dit le texte ; coutume écossaise et irlandaise qui consiste à boire et à chanter pendant une nuit en l’honneur du mort. a. m.
  2. Petite pièce de monnaie qui, comme nous l’avons déjà dit, valait à peine un centime. a. m.
  3. Mot formé de nether pour under, dessous, et de stane pour stone, pierre ; comme qui dirait le meunier Saundie (pour Alexandre) Pierre-de-dessous, par allusion à la pierre stationnaire d’un moulin sur lequel roule la meule pour broyer le grain. a. m.
  4. Mot formé de briery, plein de ronces, et de bank, rivage. a. m.