L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre X

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 98-107).


CHAPITRE X.

LA CHAMBRE VERTE.


Quand la nuit, en l’absence de la lune, a couvert les deux de son voile funèbre mais passager, à l’heure où les mortels dorment, où les morts seuls veillent et sortent de leurs tombeaux, aucune apparition sanglante ne vient me poursuivre, un pâle fantôme ne vient pas effrayer ma couche ; mais, hélas ! mon imagination contemple une image plus triste encore : c’est le fantôme du bonheur qui depuis si long-temps m’a fui.
W. R. Spenser.


Lorsqu’ils arrivèrent à la chambre verte, puisque c’est ainsi qu’on l’appelait, Oldbuck plaça le flambeau sur une table de toilette, devant un large miroir entouré d’un cadre noir du Japon et de boîtes pareilles. Il jeta un regard autour de lui, avec une légère expression de trouble. « Je viens rarement dans cet appartement, dit-il, mais je n’y entre jamais sans éprouver l’influence d’un sentiment de tristesse, non pas assurément à cause des contes d’enfans que Grizzel vous a rapportés, mais par le souvenir de circonstances liées à un attachement de jeunesse qui ne fut point heureux. C’est dans de semblables momens, monsieur Lovel, que nous nous apercevons des effets du temps. Les mêmes objets sont devant nous ; ces objets inanimés, nous les avons contemplés aux jours de l’enfance capricieuse, de la fougueuse jeunesse, de la soucieuse et entreprenante maturité ; ils sont demeurés les mêmes : mais si nous les regardons de nouveau quand est venue la froide et insensible vieillesse, pouvons-nous nous dire les mêmes, changés comme nous le sommes de caractères, de goûts, de sentimens ; changés du côté des traits, de la taille et des forces ? ou plutôt ne devons-nous pas nous rappeler avec étonnement que nous fûmes autrefois des êtres si différens, si distincts de ce que nous sommes maintenant ? Le philosophe qui en appelait de Philippe enflammé par le vin à Philippe dans ses heures de sobriété, ne choisissait pas un juge aussi différent que s’il en eût appelé de Philippe jeune homme à Philippe dans sa vieillesse. Je ne puis m’empêcher de me trouver ému par ces sentimens si bien exprimés dans un petit poème que j’ai entendu répéter :

« Je sens mes yeux remplis de larmes enfantines ;
Je sens aussi mon cœur follement agité :

Le même son qu’autrefois j’écoutai

Vient frapper mon oreille au milieu des collines.


Cette flatteuse illusion
Est donc encor pour la vieillesse ;
Et pourtant la froide raison
Regrette moins, dans sa sagesse,

Ce que le temps dérobe en sa moisson

Que tout ce qu’après elle en passant elle laisse. »

« Eh bien ! le temps, dit-on, guérit toutes les blessures, et quoique la cicatrice en reste et puisse encore quelquefois être douloureuse, il y a loin de cela à la première angoisse qu’elles ont causée. » Parlant ainsi, il serra cordialement la main à Lovel, lui souhaita une bonne nuit, et le laissa.

Lovel put compter chaque pas de son hôte, tandis que celui-ci se retirait le long des divers passages qu’ils avaient traversés ensemble, et il entendit chaque porte retomber derrière lui avec un bruit plus éloigné et plus sourd. Lorsque tout bruit eut cessé et qu’il se trouva pour ainsi dire séparé eu quelque sorte des vivans, il prit la lumière, et se mit à examiner l’appartement. Un feu clair brûlait dans la cheminée ; miss Grizzel avait eu soin qu’on laissât du bois dans le cas où il voudrait l’alimenter ; si l’appartement n’avait pas un air de gaîté, du moins rien n’y manquait pour qu’on y fût à son aise. Les murs étaient tendus d’une tapisserie sortie des métiers d’Arras, au seizième siècle, et que le savant typographe dont on a si souvent parlé, avait apportée avec lui comme un échantillon des arts du continent. Le sujet était une partie de chasse ; et comme les rameaux touffus des arbres d’une forêt s’étendaient sur la tapisserie et en formaient la couleur dominante, on avait donné à cet appartement le nom de chambre verte. Des figures grimaçantes, dans le vieux costume flamand, en pourpoints chamarrés de rubans, en manteaux courts et en hauts de chausses, étaient occupées à tenir des lévriers en laisse ou à les exciter contre les animaux qu’ils chassaient. D’autres avec des piques, des épées et des fusils d’une forme antique, attaquaient des sangliers et des cerfs qu’ils avaient forcés. Les branches des arbres étaient couvertes d’oiseaux de diverses espèces, chacun représenté avec le plumage qui lui était propre. Il semblait que l’artiste flamand eût été animé de cette imagination féconde, de cette richesse d’invention qui distingue notre vieux Chaucer. Aussi Oldbuck avait-il fait broder en lettres gothiques, sur une espèce de bordure ajoutée à la tapisserie, les vers suivans de cet ancien mais excellent poète :

« Là vous découvrez de grands chênes,
Aussi droits que de jeunes frênes,
Ombrageant un riant gazon.
Chaque arbre prospère et s’élève,
Séparé de son compagnon,
Riche d’une nouvelle sève,
Et beau d’un feuillage naissant
Que dore le soleil levant, »

Dans un autre coin étaient encore ces vers du même auteur :

« Autour de moi folâtre ou le cerf ou le daim,
Escorté du chevreuil ou bien du bouquetin ;
Et l’écureuil perché sur l’arbre au vert branchage,
Grignotte la noisette et se rit de l’orage. »

Le lit était d’un vert sombre et fané, fait pour correspondre avec la tapisserie, mais travaillé par une main plus moderne et moins habile. Les lourdes et énormes chaises rembourrées, à dossiers d’ébène, étaient brodées d’après le même modèle, et une large glace, au dessus de l’antique cheminée, était montée comme celle de l’antique toilette à laquelle elle répondait.

« On prétend, se dit à demi-voix Lovel en examinant la chambre et son ameublement, que les revenans choisissent toujours le meilleur appartement de la maison à laquelle ils s’attachent, et je dois avouer que l’esprit de l’imprimeur de la Confession d’Augsbourg n’a pas plus mauvais goût que les autres. »

Cependant, agité de ses propres chagrins, il ne lui fut pas possible d’arrêter son esprit sur les histoires qu’il venait d’entendre d’un appartement pour lequel elles semblaient si bien faites qu’il regretta presque l’absence de ces agitations, excitées moitié par la crainte, moitié par la curiosité, qu’excitent ces vieux récits où l’effrayant se mêle au surnaturel, mais dont les inquiétudes trop réelles, attachées à une passion malheureuse, le rendaient en ce moment incapable. Ces émotions étaient toutes semblables à celles qui se trouvent exprimées dans ces vers :

Hélas ! combien, fille cruelle,
Ta présence a changé mon cœur !
Il fut séduit par ta douceur ;
Et maintenant que je t’appelle,
Du tien il subit la rigueur.

En vain il chercha à donner à son esprit une disposition analogue à la situation où il se trouvait, son cœur ne pouvait se prêter aux écarts de son imagination. L’image de miss Wardour, résolue à ne pas le reconnaître quand elle n’avait pu éviter sa société, et montrant le désir de le fuir, aurait suffi pour l’occuper exclusivement. Mais des souvenirs qui, pour être moins pénibles, ne le troublaient pas moins vivement, se réunissaient encore pour l’agiter. La manière miraculeuse dont miss Wardour avait échappé à la mort, le service qu’il avait eu le bonheur de lui rendre, et dont elle l’avait si mal payé ; car n’avait-elle pas quitté le rocher dans un moment où il était encore incertain que son libérateur eût conservé la vie qu’il n’avait pas craint d’exposer pour elle ? sûrement tout cela demandait au moins qu’elle donnât quelque marque d’intérêt à son sort… Mais était-ce bien elle qui se montrait égoïste ou injuste ? non, de tels défauts n’appartenaient pas à son âme. Sans doute par ce moyen elle voulait lui interdire toute espérance, et, par pitié pour lui, éteindre une passion qu’elle ne pouvait jamais partager.

Toutefois ces raisonnemens, dignes d’un amant, n’étaient guère propres à le réconcilier avec son sort, puisque, plus son imagination lui présentait miss Wardour sous des traits estimables, moins il sentait pouvoir se consoler de la perte de ses espérances. Il savait bien que sur quelques points il avait le moyen de dissiper les préjugés qu’elle nourrissait à son égard ; mais dans cette extrémité même, et avant de s’exposer à lui paraître importun par de tels éclaircissemens, il résolut de s’assurer d’abord, suivant son premier projet, qu’elle les désirait elle-même. Cependant, en examinant les choses de tous les côtés, il ne pouvait se déterminer à abandonner tout espoir ; car, à travers la surprise et la gravité d’Isabelle lorsqu’il lui avait été présenté par Oldbuck, il avait remarqué une légère nuance d’embarras, et en y pensant bien, il se pouvait que ce fût pour le cacher qu’elle avait donné à son regard cette expression sévère. Il ne pouvait se résoudre à renoncer à un amour qui lui avait déjà causé tant de peines ; et des projets aussi romanesques que la tête qui les avait enfantés se succédèrent les uns aux autres dans son esprit, et, long-temps après qu’il se fut couché, l’empêchèrent de jouir du repos dont il avait tant besoin. Enfin, lassé par l’incertitude et les obstacles dont chacun de ses plans était accompagné, il se décida au pénible effort de vaincre sa passion, de chasser l’amour de son cœur, comme le lion secoue les gouttes de rosée tombées sur sa crinière, ainsi que le dit Shakspeare, et de reprendre les études et la carrière que cet amour si mal payé lui avait fait abandonner depuis si long-temps, et chercha à s’affermir dans cette dernière résolution par tous les motifs que l’orgueil, aussi bien que la raison, put lui offrir. « Elle ne supposera pas, dit-il, que me prévalant d’un service accidentel rendu à elle et à son père, je veuille chercher à attirer sur moi une attention à laquelle elle ne me croit aucun titre. Je ne la verrai plus, je retournerai dans ce pays où, s’il n’existe pas de femme qui la surpasse en beauté, il en est peut-être du moins qui l’égalent et dont l’orgueil est moins repoussant. Demain je veux dire adieu à ces froids climats et à celle que j’ai trouvée plus froide et plus sévère encore. » Après avoir rêvé quelque temps à cette héroïque résolution, il céda enfin à l’épuisement et à la fatigue, et en dépit de sa colère, de ses doutes et de ses inquiétudes, il finit par s’endormir.

Il est rare que le sommeil qui suit des agitations aussi violentes soit profond ou rafraîchissant. Celui de Lovel fut troublé par mille visions confuses et bizarres. Tantôt il était un oiseau, tantôt un poisson, ou du moins il volait comme l’un et nageait comme l’autre, facultés qui lui eussent été fort utiles quelques heures auparavant. Puis miss Wardour était une sirène ou un oiseau de paradis ; son père était un triton ou une chouette, et Oldbuck alternativement un marsouin ou un cormoran. Ces agréables images étaient accompagnées de tous les écarts ordinaires aux rêves qu’on fait pendant la fièvre ; l’air refusait de le porter… l’eau le brûlait… les rochers contre lesquels il était jeté lui semblaient des coussins de plumes… tout ce qu’il entreprenait échouait de quelque manière inattendue et étrange, et tout ce qui attirait son attention, lorsqu’il voulait l’examiner de plus près, subissait quelque métamorphose effrayante ou bizarre, tandis que son esprit conservait tout le temps une espèce d’instinct de l’illusion dont il s’efforçait en vain de s’affranchir par le réveil… tous symptômes de fièvre, et que ceux qui sont poursuivis par le cauchemar (appelé par les savans Ephialtes[1]) ne connaissent que trop bien. À la fin, pourtant, cette fantasmagorie décousue et sans suite prit une forme plus régulière, si toutefois l’imagination de Lovel (car ce n’était pas la faculté qui lui manquait le moins) n’arrangea pas à son réveil insensiblement, sans intention, et sans même s’en apercevoir, une scène dont son sommeil ne lui avait présenté qu’une ébauche plus confuse ; ou peut-être encore l’agitation de la fièvre l’aida-t-elle à former cette vision. Mais laissant cette discussion aux savans, nous dirons qu’après une suite d’images extravagantes, telles que celles que nous avons décrites, notre héros (car il faut bien avouer que c’est notre héros) reprit assez de connaissance des localités pour se rappeler où il était, et l’ameublement de la chambre vint se représenter de nouveau à ses yeux chargés de sommeil. Ici, qu’il me soit permis de protester encore une fois que, si dans cette génération spirituelle et sceptique il existe encore des gens qui aient conservé assez intacte la bonne foi des anciens temps pour croire que ce qui va suivre fut une vision plutôt qu’un rêve, ce n’est pas moi qui attaquerai leur croyance. Lovel était donc, ou s’imaginait être les yeux tout grands ouverts dans la chambre verte, et les fixant sur la flamme passagère et étincelante que jetaient de temps à autre les restes de fagots non encore brûlés, à mesure qu’ils retombaient l’un après l’autre sur le monceau de braise rouge qu’avait formé, en s’affaissant, le bois qui venait d’être consumé. Insensiblement la légende d’Aldobrand Oldenbuck et ses mystérieuses visites vinrent se retracer à son esprit, et y excitèrent, comme cela arrive souvent dans les rêves, mie attente inquiète et pénible qui manque rarement de présenter à l’imagination l’objet qui cause des craintes. De plus vives étincelles s’échappèrent de la cheminée et jetèrent une lumière si brillante, que la chambre en fut éclairée, la tapisserie s’agita étrangement sur le mur, jusqu’à ce que les sombres figures qui la couvraient commençassent à s’animer. Les chasseurs donnèrent du cor, le cerf se mit à fuir, le sanglier à se défendre, et les chiens à assaillir l’un et à poursuivre l’autre. Les cris du daim déchiré par les chiens furieux, les houras des hommes et le bruit des chevaux semblaient tout à la fois l’entourer, tandis que chaque groupe poursuivait avec toute l’ardeur de la chasse l’occupation dans laquelle l’artiste l’avait représenté.

Lovel contemplait cette scène étrange sans étonnement (on en éprouve rarement dans les rêves), mais avec une inquiète sensation de terreur. À la fin, une seule figure parmi toutes celles des chasseurs, au moment où il les regardait avec le plus d’attention, sembla se détacher de la tapisserie et s’approcher de son lit. En le voyant de plus près, sa figure parut se changer ; le cor qu’il tenait à la main devint un volume fermé par des agrafes de cuivre ; son bonnet de chasse prit la forme de ces bonnets garnis de fourrures dont Rembrandt a paré la tête de ses bourgmestres. Son costume flamand lui demeura, mais ses traits cessant d’être agités par la fureur de la chasse, prirent cette expression sévère et imposante qui semblait devoir convenir à ceux du premier propriétaire de Monkbarns, d’après le portrait qu’en avaient tracé ses descendans pendant la soirée précédente. À mesure que cette métamorphose s’opérait, le bruit et le mouvement cessèrent parmi les autres personnages de la tapisserie dans l’imagination du rêveur, exclusivement occupé alors de la figure qui s’offrait à lui. Lovel essaya d’interroger ce terrible personnage par une sorte d’exorcisme analogue à la circonstance ; mais sa langue, comme il est d’usage dans les rêves effrayans, lui refusa le service et demeura immobile, clouée à son palais. Aldobrand leva le doigt en l’air comme pour imposer silence à l’hôte présomptueux qui était venu s’emparer de son appartement, et commença à détacher avec lenteur les agrafes qui fermaient le vénérable volume. Lorsque le livre fut ouvert, il en retourna vivement les feuillets pendant quelque temps, puis, se redressant de toute la hauteur de sa taille, et tenant le livre ouvert de sa main gauche, il indiqua un passage de la page ainsi déployée. Quoique le langage en fût inconnu à notre rêveur, ses yeux et son attention furent fortement attirés par la ligne que la figure semblait vouloir lui faire remarquer, et dont les caractères, éclatans comme une lumière surnaturelle, restèrent profondément gravés dans sa mémoire. Au moment où l’apparition ferma le volume, les sons d’une musique délicieuse remplirent l’appartement. Lovel tressaillit, et s’éveilla tout-à-fait. La musique, cependant, continua de se faire entendre, et ne cessa pas qu’il n’eût distinctement reconnu la mesure d’un vieil air écossais.

Il se mit sur son séant, et essaya de chasser de sa tête les fantômes qui l’avaient troublée pendant toute cette nuit fatigante. Les rayons d’un soleil matinal se montraient à travers les volets à moitié fermés de sa chambre, et y répandaient une clarté suffisante. Il regarda tout autour de lui la tapisserie ; mais les groupes divers des chasseurs qui y étaient tissus de soie, y demeuraient aussi immobiles qu’avaient pu les y fixer les clous qui assujétissaient la tenture légèrement agitée par le vent matinal qui, pénétrant par une crevasse de la fenêtre grillée, venait effleurer sa surface. Lovel sauta hors du lit, et s’enveloppa d’une robe de chambre qu’on avait eu la prévoyance de mettre auprès de lui ; il s’approcha de la croisée qui donnait sur la mer, dont les vagues mugissantes annonçaient qu’elle était encore agitée par la tempête de la soirée précédente, quoique le matin fût calme et serein. La fenêtre d’une tourelle qui s’avançait en saillie à un angle du mur, et qui était ainsi fort voisine de l’appartement de Lovel, était à moitié ouverte, et de là il entendit encore la même musique qui avait probablement interrompu son rêve. En cessant d’appartenir à une vision, elle avait perdu beaucoup de ses charmes, et ce n’était plus maintenant qu’un air assez passablement exécuté sur le piano. Car tel est le caprice de l’imagination relativement à l’influence des beaux-arts. Une voix de femme chanta avec goût et simplicité les stances suivantes, dont l’effet tenait autant de l’hymne que de la chanson :

 
« Pourquoi rester sur les ruines
De cet antique monument,
Vieillard dont le front blanchissant
Étale ses douleurs chagrines ?
Te rappelles-tu ta splendeur,
Ou rêves-tu de ton malheur ?

« Tu devrais bien me reconnaître,
Répondit ton austère voix,
Moi qui dans tous lieux règne en maître,

Moi que ton orgueil mille fois
Accuse avant de disparaître.

« Devant mon souffle destructeur,
Ainsi que la paille enflammée,
L’homme insatiable d’honneur,
S’éclipse comme la fumée.
Je suis l’arbitre des humains ;
Et les trônes, fils de mes mains,
Tombent sous ma verge animée.

« Mets donc à profit tes instans,
Quand mon sablier dure encore ;
Et souviens-toi que tes tourmens,
Ou ta joie et ses doux penchans,
Finiront à l’aspect du Temps,
Par qui tout meurt et se dévore. »

Pendant qu’on chantait ces vers, Lovel avait regagné son lit ; ils éveillèrent en lui une suite de pensées romanesques et agréables telles que son esprit se plaisait à en créer, et remettant au grand jour le choix encore incertain de la résolution qu’il allait prendre, il s’abandonna à la douce langueur causée par la musique, et ne fut éveillé que fort tard par le vieux Caxon, qui s’était glissé dans son appartement pour lui offrir ses services en qualité de valet de chambre.

« J’ai brossé votre habit, monsieur, dit le vieillard quand il vit que Lovel était réveillé ; le garçon l’a apporté ce matin de Fairport, car celui que vous aviez hier était à peine sec, quoiqu’il fût resté toute la nuit auprès du feu de la cuisine, et j’ai nettoyé vos souliers. Je suppose que vous n’aurez pas besoin que j’attache vos cheveux, car tous les jeunes messieurs les portent courts maintenant, ajouta-t-il avec un demi-soupir. Mais j’ai apporté ici le fer à friser pour les tourner un peu sur le front, si vous voulez, avant de paraître devant ces dames. »

Lovel, qui pendant ce temps s’était levé, refusa les services du brave homme en ce qui tenait à son métier ; mais il accompagna son refus d’un présent qui adoucit beaucoup la mortification de Caxon.

« C’est bien dommage qu’il ne veuille pas faire friser et poudrer ses cheveux, » dit l’ancien perruquier quand il se trouva de nouveau à la cuisine, dans laquelle, sous un prétexte quelconque, il passait les trois quarts du temps où il n’avait rien à faire, c’est-à-dire de tout son temps ; « c’est bien dommage, car c’est un joli garçon.

— Voulez-vous bien vous taire, dit Jenny Rintherout[2], vieux coucou[3] ; voudriez-vous donc graisser ses beaux cheveux bruns avec votre vilaine huile, et ensuite les poudrer comme la perruque du vieux ministre ? Tenez, pensez plutôt à déjeuner, vous n’en serez pas fâché, je gage ; voilà une bonne écuelle de parritch[4] pour vous, et vous ferez mieux de la manger avec du lait caillé, que de vous occuper de la coiffure de M. Lovel. Vraiment vous seriez capable de gâter la plus belle chevelure du comté et de la ville de Fairport[5]. »

Le pauvre barbier soupira en songeant au mépris où son art était si généralement tombé ; mais Jenny était une personne trop importante pour qu’il risquât de l’offenser par la contradiction. Il s’assit donc paisiblement dans la cuisine, avalant à la fois sa mortification et le contenu d’une écuelle remplie d’une épaisse bouillie de farine d’avoine qu’elle venait de lui remettre.


  1. Mot pour exprimer le cauchemar, formé du grec επὶ, sur, et ἇλλομαι, je saute. C’est un démon de l’ancienne mythologie. a. m.
  2. Jenny est un diminutif affectueux de Jeannette ; et Rintherout (courir dehors ; de rin, courir, et the rout, le chemin) signifie coureuse. a. m.
  3. Gowk, mot écossais pour coucou, oiseau regardé comme très stupide en Écosse, mais qui passe ailleurs pour assez malin, puisqu’il va pondre chez les autres. a. m.
  4. Ou porridge, mets écossais, espèce de bouillie composée de farine d’avoine qu’on mêle ordinairement avec du lait. a. m.
  5. Fairport, signifie beau port. a. m.