Imprimerie de la Vézère (p. 90-93).
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SANS-CULOTTIDES

Élevons-nous dans le temps et dans l’espace au-dessus de nos préjugés sur l’immutabilité des formes actuelles de la propriété et des lois qui la régissent.

La nature a livré la terre à l’universalité des hommes pour en user dans la mesure de leurs besoins.

Elle n’a point voulu que quelques-uns possèdent sans travailler, récoltent sans semer jusqu’au superflu, et que beaucoup d’autres travaillent sans posséder, sèment sans récolter toujours le nécessaire.

Elle a voulu au contraire que chaque homme pût librement pourvoir à sa subsistance par le travail direct de la terre.

À ce droit naturel primordial, s’opposa pendant de longs siècles le droit brutal du plus fort, réduit plus tard en articles par les légistes, et béni par les prêtres moyennant une part des dépouilles. C’est le droit de Clovis sur les Gaules, de Pépin sur l’Aquitaine, de Félicissime sur le Périgord, de tout seigneur sur sa terre ; il n’y en a pas d’autre.

À ce droit inique qui finit par soulever la conscience humaine, a succédé depuis un siècle l’éviction impersonnelle des faibles par le seul jeu automatique des lois issues de l’impitoyable législation quiritaire. Ainsi le droit nouveau qui devait procurer la justice agraire consacre l’iniquité, et les lois qui devraient protéger les faibles les accablent.

La propriété telle que nous l’avons conçue, d’après le dur génie des jurisconsultes romains se définit, le droit d’user et d’abuser de sa chose.

La possession telle qu’elle résulte d’une conception plus humaine du droit, peut se définir la faculté d’user des choses dans la mesure de ses besoins : c’est la consécration de l’appréhension du sol par le travail personnel.

De cette conception découle directement l’interdiction de l’accaparement de la terre, et, par conséquence, la nécessité de la limitation de la possession.

Le droit éminent sur la terre appartenant à la Nation, cette limitation en étendue et en valeur se déterminerait en combinant ses deux principes essentiels :

1o Nul ne peut posséder plus de terre qu’il n’en peut mettre directement en rapport, lui et les siens habitant sous son toit.

2o Chacun a droit à la quantité de terre nécessaire pour le nourrir et sa famille vivant avec lui à même pot, sel et chanteau, comme disent les anciennes coutumes.

Bien entendu, cette loi de limitation devrait laisser une marge assez large pour stimuler l’énergie individuelle, mais suffisamment restreinte pour empêcher l’accaparement du sol par les mammons du capital, les forbans de la spéculation, les philosophes du grand tripot de la Bourse, les usuriers de haut vol et autres telles espèces nuisibles.

Car la terre n’est pas une marchandise, un objet de luxe, de gloriole, de pur agrément, ni un moyen d’influence pour les riches, c’est une demeure, un chantier de travail et un moyen de subsistance pour tous.

Cette loi serait d’autre part corroborée par une disposition sur l’inaliénabilité d’une portion des biens de famille[1] ; par des modifications aux lois qui régissent l’acquisition des biens fonciers ; et par la suppression de l’hérédité en ligne collatérale, sauf en de certains cas déterminés.

Toutes mesures de transition nécessaires prises d’ailleurs.

Ainsi disparaîtraient des abus odieux ; ainsi la grande famille des déshérités, tous les pauvres Jacques-sans-terre, ne seraient plus obligés de payer les grands seigneurs terriens en argent ou en nature, pour avoir le droit de vivre en travaillant, ou encore de recevoir d’eux un misérable salaire de famine.

Sans doute beaucoup de détenteurs actuels de ces vastes domaines possèdent innocemment ; mais les iniquités du système n’en pèsent pas moins sur leur tête. Aussi haut qu’ils fassent remonter la possession de leur terre, il se trouvera toujours que le premier occupant n’avait aucun titre.

Et en droit naturel humain il n’y a pas de prescription.

Il est donc juste et nécessaire de donner aux prolétaires de la glèbe qui abandonnent une terre marâtre, leur accession à la libre possession du sol. Non seulement c’est une question de justice, mais c’est aussi une question de salut public. Sans une équitable répartition des biens, la démocratie française est condamnée à périr comme ont péri les démocraties antiques.

Un citoyen est pernicieux à qui sept arpents de terre ne suffisent pas !

C’est pour avoir oublié ces paroles du consul Manius Curius que Rome est morte, et que quatre cents ans après ce grand homme, Pline pouvait dire :

Les grandes propriétés ont ruiné l’Italie et les provinces.



Hautefort, 1903
  1. La loi Ribot établissant le homestead a été votée le 12 Juillet 1909.