Imprimerie de la Vézère (p. 83-89).

VENTÔSE

Les froids secs ont cessé, le dégel est venu ; c’est le temps des bourrasques de l’équinoxe de printemps. Comme un troupeau de moutons qui se pressent et se bousculent, des nuages blanchâtres accourus de l’Atlantique, se précipitent sur nous, poussés par l’impétueux Japyx (vieux style). Il fait gros temps ; la nuit, le vent souffle au dehors et passe sur les noyers avec un bruit de torrent grossi par les orages. Il filtre par la tuilée, gémit dans les galetas et hurle sous la porte du grenier, qui bat, mal fermée. Les rafales font crépiter la pluie sur les contrevents clos, et s’engouffrent à grand bruit dans la haute cheminée. Par moments, dans l’obscurité, le noir de poix, l’ouragan s’exaspère. Les gémissements deviennent des rugissements ; les tuiles et les ardoises mal attachées s’envolent comme des plumes ; des gravats tombent dans l’âtre ; des coups de vent plus furieux secouent la charpente ; et au dehors, on entend le craquement sinistre d’un arbre déraciné par la tempête. Alors, dans la vieille maison qui tremble, derrière les courtines du vaste lit que l’air agite, on songe aux marins perdus sur l’immense Océan…

Le matin, le soleil invisible éclaire la terre à travers un épais écran de nuages gris, roussâtres comme une fumée d’incendie, et répand sur la campagne déserte un jour blafard qui donne aux choses une morne physionomie.

Parfois le vent étant tombé depuis l’aube, à travers une déchirure du voile épais qui assombrit la terre, quelques rayons de soleil passent et projettent une lumière divergente sur un coin de paysage qui s’éclaire un instant, pour rentrer bientôt dans un demi-jour terne lorsqu’un nuage aveugle la trouée lumineuse.

Puis, le vent se réveille et fouette les nuées qui fondent en giboulées, et criblent la terre d’une pluie cinglante mêlée de grêlons, souvent. Après l’ondée, les cumulus arrondis accourant toujours en masses serrées, s’amoncellent et se chevauchent, pour se résoudre en une nouvelle « horée », ou pluie d’une heure.

Après les grains, s’il survient une accalmie suffisante, le paysan s’en va aux champs, sème les avoines de printemps et les fourrages artificiels : sainfoin, luzerne et trèfles. Dans les terres, les blés verts pointent sur le sillon et réjouissent ses yeux s’ils sont d’une belle venue. Lorsque le dégel a fait boursoufler la terre et déchaussé :

Le brin d’herbe sacré qui nous donne du pain,
il passe le rouleau sur le champ pour le raffermir.

Devant lui des vols d’alouettes s’enlèvent, papillonnent un moment pour après s’aller abattre plus loin, tandis que sur les coteaux secs, dans les bruyères, les perdrix se recherchent et s’appellent pour la pariade.

Tout dans la nature annonce le prochain réveil des êtres et des choses. Sous l’herbe, au pied des haies, fleurit la violette que nous appelons « fleur de mars » ; et sur les pentes arides et le long des talus pierreux, le buis façonne ses petites marmites qui amusent les enfants. Dans les prés qui reverdissent, les drolettes vont ramasser les pissenlits tendres, qui, assaisonnés avec l’huile de noix nouvelle, feront la plus délectable des salades. Souvent, en même temps, elles rapportent des « coucous » propres à faire de la tisane pectorale, mais dont elles fabriquent de gros bouquets ronds en forme de pommes à lancer ; car qui vit jamais des gens de campagne enrhumés prendre de la tisane ?

Ô primevère, jeunesse de l’année ! — Maintenant que nous sommes un peu défâchés avec les gens de la botte péninsulaire, on peut bien se rappeler cette exclamation du « divin » Métastase, comme ils disent. — Ô primevère, avant-courrière du printemps qui va naître, fleur au délicat parfum, toi qui fais la joie des enfants et en un besoin guérirais les vieux tousseux, salut !

Avec toi revient le temps du carnaval, ce temps béni où la famille dispersée par les nécessités de la vie se rassemble à la maison paternelle ou autour des vieux parents ; ce temps joyeux où le pauvre oublie un instant sa misère ; où le malheureux rassasie enfin son ventre qui crie la faim toute l’année !

Les bourgeois gastrolâtres qui font chaque jour deux repas à la fourchette ; les curés à trois mentons qui prennent des franches lippées à la table de leurs ouailles riches, et festoient mensuellement les uns chez les autres, ne comprennent pas cela. Ils traitent les pauvres gens de gourmands et d’ivrognes, parce qu’ils mangent, ce jour-là, de la viande pour un an et qu’ils trinquent un peu trop souvent entre parents, eux qui ne boivent jamais de vin ! Pure calomnie, d’ailleurs, car cela ne dépasse pas une grosse gaieté : Le paysan se grise par occasion quelquefois à l’auberge, jamais chez lui.

Ils oublient, ces messieurs, tout ce que l’épargne faite pour fêter ce jour familial, représente de privations antérieures ! Qu’ils laissent donc les pauvres diables festiner un pauvre jour à leur aise. Peut-être ce mardi-gras mangeront-ils du poulet rôti…, rôti non à la broche, ils n’en eurent jamais une, mais au moyen d’une ficelle pendant à la cheminée. Le poulet rôti ! ce rêve culinaire du paysan entres toutes les choses esculentes ! Ce terme de comparaison des excellentes victuailles ; cette suprême expression de la bonne chère, qui revient souvent dans les admonestations des parents aux enfants très friands : On t’en donnera des poulets rôtis !

Le paysan est sobre, patient, travailleur, économe, et point fumellaïre. Il semble que les classes dites supérieures, le calomnient pour avoir le prétexte de le mépriser. Sans doute, il a des défauts, mais ils lui viennent presque tous de sa condition sociale depuis des siècles.

Il est grossier ? incongru ? Mais, qui donc s’est soucié de son éducation ? Ses maîtres ont-ils seulement jamais pensé à l’influence démoralisatrice de l’effroyable promiscuité dans laquelle ils l’ont obligé de vivre de tous temps ?

Il est intéressé ? Mais cela n’est-il pas légitime, lorsqu’un sou représente un morceau de pain nécessaire ?

Il est méfiant ? Mais n’a-t-il pas sujet de l’être, lui qui a été victime pendant des milliers d’années, et qui est encore dupe aujourd’hui ?

Il est superstitieux ? Mais, qui donc l’a rendu tel, sinon ceux qui ont toujours dirigé sa conscience ! Quelle influence le portait naguère à enterrer le Mercredi des Cendres les restes de viande du Carnaval, et à faire jeûner les bœufs le Vendredi-Saint ?

Il aime trop âprement la terre ? Cela est vrai, heureusement pour tous ces descendants de pieds-terreux qui font aujourd’hui les grands seigneurs, et méprisent leurs ancêtres dans les paysans d’aujourd’hui !

Oui, le paysan aime la terre d’un amour exclusif et profond. Outre les raisons qu’il a d’affectionner le sol qui le nourrit, qui lui donne le blé, le vin et tout, il y a autre chose. Cet amour est un fait d’atavisme venant de loin, de ces serfs, de ces manants que peu à peu la terre conquise affranchit, et qui lui en étaient reconnaissants.

Quoique ignorant de l’histoire, il a conscience de cette libération et, sans philosopher là-dessus, il sent que la terre seule peut achever de l’émanciper, comme elle a émancipé ses pères. Celui qui possède veut conserver, celui qui n’a rien veut conquérir.

Autant la condition du paysan propriétaire qui ne relève que de ses bras et de sa volonté, qui tire de son fonds sa vie et sa liberté, est heureuse, autant celle du paysan mercenaire, esclave de la glèbe, est incertaine et malheureuse. Aussi aspire-t-il à la propriété avec une véhémence de désirs qui se révèle parfois dans des actes individuels violents.

Mais, en général, pourvu qu’il ait quelque espérance de réaliser son rêve terrien, il prend patience. Au contraire, s’il n’entrevoit pas la possibilité d’accéder à la propriété libératrice, il se dégoûte et déserte la terre. C’est pourquoi on voit de beaux messieurs bourgeois, se lamenter sur le manque de bras : On ne trouve plus de bons métayers ! plus de journaliers !… Eh f… ! cultivez vous-mêmes vos terres ! Pensez-vous qu’il y ait une classe de gens destinés à travailler éternellement pour vous ?

Le paysan sent tout cela. Jadis les prêtres lui avaient fait accroire que selon les décrets de la Providence divine, il devait suer, peiner, et crever de faim, pour nourrir et entretenir en joie et liesse les riches otieux qui possèdent la terre. Aujourd’hui il est désabusé. Il se dit que les gros bourgeois fainéants et absentéistes, n’ont que faire de vastes propriétés qu’ils ne cultivent pas et ne pourraient cultiver. À eux le haut commerce, l’industrie, les métiers libéraux, la spéculation, les fonctions publiques ; mais qu’ils laissent la terre à ceux qui la mettent en œuvre ! Une maison de campagne, un jardin, un enclos, suffisent à ces messieurs pour leurs ébats champêtres. Ainsi pensent les déshérités de la « machine ronde ». La terre au paysan ! voilà le résumé de leur légitime ambition.

Il est grand temps d’y songer. L’heure de la justice sociale a sonné. Il est urgent de faire cesser un état de chose inique et odieux ; de constituer une solide démocratie rurale de paysans possesseurs, ayant leur vie et leur indépendance assurées. Il est plus que temps que les métayers, les bordiers, les tierceurs, les journaliers, tous les mercenaires, soient libérés du prolétariat agricole ; que ces derniers restes de la conquête et du brigandage féodal disparaissent ; que les descendants des serfs, des mainmortables, des gens de poeste, des manants, deviennent effectivement des citoyens, et aient avec la terre, le bien-être dû au travail, ainsi que la réalité des droits civiques dont ils n’ont que l’ombre…

Sans quoi, gare la prochaine révolution :

Quan lous peds-terrous levas dreits
Lou bigot sur l’eschino,
En lous minours negreis
Et lous oubriers de l’usino,
Coudeis sarrats, e fiero mino,
Marcharan tous per counquesta
Terro, util, machino,
E liberta !