L’Angleterre et la vie anglaise
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 676-713).
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L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XXXVII.
LA VIE POLITIQUE.
IV. - LA POLICE, LE SERVICE SECRET ET LE TICKET-OF-LEAVE-MAN.



Quiconque tient à se faire une idée juste des institutions britanniques doit se défier des apparences[1]. A première vue, le policeman est un sergent de ville ; pour peu néanmoins qu’on creuse sous l’écorce des choses, on ne tarde point à découvrir que les deux services publics de la police en Angleterre et en France se trouvent séparés par des abîmes. Le principe qui les dirige, les fonctions, le personnel, tout est différent. Au lieu de constituer un instrument de règne, une arme entre les mains des partis victorieux, la police anglaise est un système d’assurance mutuelle contre les malfaiteurs. L’agent de la force publique, quoique nommé par le gouvernement, appartient dans la rue à tout passant qui a besoin d’un renseignement ou d’une protection. Il n’est pas l’homme de l’état, il est l’homme de la société.

Au commencement du XIXe siècle, la police de Londres était encore dans l’enfance. Chaque paroisse se gardait elle-même au moyen de bedeaux et de veilleurs de nuit. Le dernier de ces watchmen existe encore ou du moins existait il y a quelques années dans Shoreditch. Les habitans du quartier s’étaient cotisés entre eux pour perpétuer à leurs frais ce souvenir vivant. Je l’ai vu en 1863 rôder, aux heures de ténèbres, couvert de son antique costume et tenant en main sa lanterne : on eût dit un spectre historique ; mais les voleurs ne croient guère aux revenans, et je doute fort que ce bonhomme leur ait jamais fait peur. L’anachronisme était d’ailleurs trop flagrant, car au primitif watchman il fallait la lumière huileuse des anciens réverbères, et même aux beaux jours de l’institution ces lourds veilleurs de nuit, ces apoplectiques bedeaux, constituaient une force à peu près dérisoire. Les Anglais qui ont vu Londres il y a un demi-siècle racontent plus d’une tragique histoire de vol à main armée commis dans les rues sinistres et mal surveillées[2]. Il y avait en autre des constables attachés à quelques bureaux de police ou placés sous les ordres d’un magistrat de Bow-street, mais leur nombre était loin de suffire aux besoins d’une grande ville. Les voix ne manquaient point en Angleterre pour dénoncer l’impuissance d’un tel système ; ce ne fut pourtant que vers 1829 qu’on essaya de le modifier. Encore cette mesure fut-elle accueillie dans les commencemens avec une extrême défiance. « Les armées permanentes ont plus d’une fois asservi les nations, mais c’est la police qui les avilit, » avait dit au sein du parlement un des adversaires du bill. L’existence seule d’une force organisée d’après un principe d’unité, selon des règles quelque peu militaires, semblait tout d’abord un danger pour les vieilles franchises auxquelles le peuple anglais attache tant de prix. Vainement les hommes d’état qui tenaient alors le pouvoir assurèrent-ils que le système répressif ne dégénérerait jamais sur le sol de la Grande-Bretagne en une machine politique ; il fallut l’expérience de quelques années pour dissiper les craintes et réconcilier la population de Londres avec le nouveau service. On ne saurait blâmer un pays de veiller d’un œil jaloux sur le dépôt de ses libertés. Si même les promesses faites par le gouvernement ont été tenues avec fidélité, peut-être faut-il l’attribuer en partie à l’opinion publique, dont les organes n’ont cessé un moment d’épier la mise en œuvre et les progrès de l’institution. Le moderne policeman n’est après tout qu’un watchman transformé. Tout le monde sait que l’on doit à Robert Peel ce grand changement dans ce que les Anglais appellent le système constabulaire, constabulary system. Aussi les agens de la force publique en tunique bleue et en casque de feutre sont-ils quelquefois désignés familièrement par les surnoms de peelers et de hobbies[3]. Je ne conseillerais pourtant pas à un étranger de les appeler ainsi : il s’exposerait à des désagrémens. Ce nom de guerre retrace à l’esprit une origine dont les policemen n’ont nullement à rougir, mais la malice des gamins de Londres a trouvé moyen de le convertir en une injure.

C’est naturellement la présente organisation du service de sûreté générale en Angleterre qu’on désire connaître ; aussi chercherons-nous à indiquer dans cette étude le caractère de l’institution, les moyens employés pour arriver à la découverte des crimes et les rapports de la police avec les hommes dangereux. On voudra bien se souvenir qu’il s’agit ici d’un pays libre où l’état avait à résoudre un difficile problème, — assurer main-forte à la loi sans jamais blesser ce délicat sentiment de la dignité humaine qui fait surtout la valeur du citoyen anglais.


I

Il existe à Londres deux branches de police bien distinctes : l’une s’étend sur un rayon de quinze milles autour de Charing-Cross, et s’intitule elle-même metropolitan police, l’autre se concentre dans la Cité et prend ainsi le nom de City police. C’est la première qui doit nous occuper tout d’abord comme étant la plus importante de tout le royaume.

En face de Trafalgar square, que domine la colonne de Nelson, s’étend Parliamentary-street, l’une des artères de Londres où se font le plus sentir la présence et l’action du gouvernement anglais. D’abord cette rue, ainsi que l’indique son nom, conduit à la chambre des communes ; mais elle est de plus bordée ça et là dans toute sa longueur par l’amirauté, la trésorerie, l’hôtel des horse-guards, le conseil du commerce (board of trade), le ministère de l’intérieur (home office), et quelques autres administrations de la couronne. À gauche de cette rue, en remontant vers la Tamise, s’ouvrent une voûte massive qui traverse toute l’épaisseur d’une maison bourgeoise et un passage dont l’extrémité communique avec une cour nommée Great Scotland-Yard. Les bâtimens qui l’entourent, et qui ont d’ailleurs peu d’apparence, s’écartent comme pour former une place irrégulière. Ces laides constructions de brique, dont l’une est ornée d’un cadran d’horloge, sont des bureaux. De l’autre côté de la cour, se détache un petit édifice lourd et bas à un seul étage, dont quelques fenêtres sont garnies de faibles barreaux de fer ; c’est le metropolitan police office, en d’autres termes la préfecture de police, si toutefois il existe pareille chose dans la ville de Londres. Du reste nul appareil militaire, aucuns travaux de défense, pas même un factionnaire à la porte : cinquante hommes déterminés enlèveraient cette bicoque ; mais où les trouver chez un peuple qui se gouverne lui-même, et dans quel dessein les chercherait-on ? Le plus souvent quelques policemen font espalier au soleil contre un mur de planches qui s’avance sur la place en face cet office : ils attendent évidemment des ordres.

Scotland-Yard n’en est pas moins le centre d’une organisation très puissante et très efficace. Le chef de la police métropolitaine porte le titre de commissioner et doit avoir été reçu avocat. Sir Richard Mayne, qui remplit cette fonction depuis 1829, avait fait son stage à Lincoln’s Inn et était membre du barreau dès 1822. Responsable de ses actes devant le secrétaire d’état, qui à son tour est responsable devant le parlement, il jouit de pouvoirs très étendus, mais contrôlés chaque jour par l’opinion publique. Le commissioner se trouve aidé dans l’exercice de sa charge par deux assistans (assistant commissioners), qui le plus souvent ont appartenu à l’armée. L’un d’eux est aujourd’hui un ancien lieutenant-colonel et l’autre un capitaine retiré du service. C’est à leur influence qu’on attribue le cachet militaire dont a été frappée depuis quelques années une institution d’ailleurs toute civile. Le district sur lequel s’étend la juridiction de la police métropolitaine embrasse une superficie de plus de sept cents milles carrés et se partage en vingt et une divisions, dont chacune est gouvernée par un surintendant ; superintendent. Ces divisions se dédoublent en sous-divisions (subdivisions), qui se partagent en sections, lesquelles se fractionnent elles-mêmes en beats ou rondes. Ces différens cadres tracent la hiérarchie du personnel et la nature de chaque fonction. Les sous-divisions, sont surveillées par un inspecteur, les sections par un sergent, et les beats ou rondes par un policemen. Chacune des divisions se trouve au moyen du télégraphe en communication directe avec Scotland-Yard, le centre de la police, qui de son côté se relie par des fils électriques aux principales stations de pompiers (fire stations), de telle sorte qu’en cas d’incendie il suffit d’une minute (et ce n’est point ici une figure de rhétorique) pour que toutes les forces de l’un et l’autre service reçoivent le signal d’alarme et se dirigent de concert vers le point menacé,

On n’aurait pourtant qu’une idée très superficielle de la police anglaise, si l’on s’arrêtait à ces généralités. Il faut interroger de plus près les faits et pénétrer dans la pratique du service. Comment avant tout devient-on policeman, et quelles sont les formalités à remplir ? Tout homme n’ayant pas plus de trente-cinq ans, sachant lire et écrire, et dont la taille atteint cinq pieds sept pouces anglais de hauteur (sans souliers), possède déjà quelques-uns des titres nécessaires pour s’enrôler dans l’armée de sir Richard Mayne. Il peut être marié, mais il ne doit point avoir en ce cas plus de deux enfans. On exige en outre de lui qu’il soit honnête, sobre, actif, et ce que les Anglais appellent good temper, c’est-à-dire doué d’un caractère aimable et d’une grande égalité d’âme. Pour peu qu’il se flatte lui-même de remplir toutes ces conditions, rien ne l’empêche de s’adresser par écrit aux autorités de Scotland-Yard, qui le font alors examiner par un médecin responsable et attaché à l’administration. Ce surgeon juge en toute conscience si le candidat est assez fort et assez intelligent pour suffire aux pénibles et délicates fonctions qu’il s’agit de lui confier. Sort-il triomphant de cette épreuve, l’aspirant doit encore fournir un certificat de bonne conduite signé par un clergyman, un chef de travaux ou de respectables commerçans l’ayant connu personnellement depuis au moins cinq années. Ceci obtenu, il est fait constable ou policeman.

On l’envoie ensuite pour apprendre son état à ce qu’on appelle les classes préparatoires. Dans les casernes connues à Londres sous le nom de Wellington barracks et qui sont occupées par les gardes, se trouve un terrain consacré aux exercices des nouvelles recrues de Scotland-Yard. Six heures par jour, ces conscrits se livrent à des manœuvres que commande un assistant commissioner, un inspecteur ou tout autre officier de police. Cette première éducation dure deux ou trois semaines, selon les aptitudes personnelles. Les jeunes constables sont ensuite distribués dans quelques-uns des districts qui s’étendent autour de Londres. Comme ils sont encore ce que la métaphore anglaise appelle des fruits verts (green), on les associe dans les commencemens à des hommes mûrs qui connaissent le métier et ont acquis de l’expérience. Habillés désormais aux frais de l’état, le policeman reçoit à son entrée dans le service un uniforme qu’il doit toujours porter dans la rue. En quoi consiste cet uniforme ? Tout constable est revêtu d’un pantalon et d’une redingote de drap bleu foncé étroitement boutonnée et brodée au collet d’une lettre de l’alphabet et d’un chiffre[4]. Le lourd chapeau de cuir dont autrefois il était affublé a été remplacé dans ces dernières années par un casque de feutre assez laid, mais qui charge moins la tête, et qui, dit-on, la protège mieux contre les coups et les autres accidens. Par les temps de pluie, il se couvre les épaules d’un petit manteau noir en toile vernie qu’il roule au premier rayon de soleil et qu’il s’attache au côté par le moyen d’une ceinture. Il est armé d’un court bâton (truncheon ou staff) qu’il ne porte jamais ostensiblement à la main, mais qui repose dans un fourreau de cuir. L’agent de la force publique ne doit faire usage de ce gourdin que dans les cas extrêmes, lorsqu’il s’agit de défendre sa vie ou de ressaisir un prisonnier qui cherche à s’échapper violemment. Tout cet appareil est d’ailleurs peu de chose sans une bande de laine blanche et bleue qu’il se noue au bras quand il est de service. Ce magique ruban, qu’il n’a le droit de porter qu’à certaines heures et dans les limites de sa circonscription, annonce à tout le monde les pouvoirs que lui confère la loi. Un tel signe d’autorité agit alors comme un talisman, et fait respecter le policeman même de cette classe de voleurs ou de meurtriers qui ne respectent rien.

Du jour où il s’enrôle dans l’armée dont le quartier-général est à Scotland-Yard, le constable s’engage sur l’honneur à consacrer tout son temps aux devoirs de sa charge ; Une doit exercer aucune autre profession, et, s’il est marié, sa femme elle-même ne peut tenir une boutique. Ainsi que le soldat, il appartient au service et est obligé de marcher au premier signal. La police métropolitaine a d’abord pour fonction de veiller sur la ville de Londres (à l’exception de la Cité) et sur plusieurs des comtés qui l’avoisinent. En d’autres termes, il lui faut protéger une population de 3 millions et demi d’habitans. D’un autre côté, la capitale de l’Angleterre s’accroît démesurément, et qui fixera ses limites ? Des marais, des terrains vagues, se convertissent chaque jour comme par enchantement en des quartiers tout modernes, dont quelques-uns sont les plus fashionables et les plus somptueux de Londres. Ce mouvement est inexorable : la plupart des espaces ouverts, des champs, des jardins potagers, lacunes de verdure qui séparaient l’interminable ville de nombreux bourgs situés dans le Middlesex, le Surrey, le Kent, l’Essex, l’Hertfordshire, s’évanouissent à vue d’œil sous le flot dévorant de cette marée de briques avançant toujours. La campagne s’en va, les arbres tombent, la végétation s’efface devant la masse des constructions. Des morceaux de gazon, dernier souvenir des prairies où paissaient naguère ; les bœufs et les moutons, sont taillés pan la bêche, soulevés avec soin, et, roulés en tapis vont orner les abords des élégantes villas. Qui ne voit combien ce prodigieux accroissement de districts habités doit compliquer de jour en jour les besoins de la surveillance publique ? On calcule que chaque agent de la police métropolitaine est chargé de pourvoir à la sécurité de six cents personnes.

Autrefois, c’est-à-dire jusqu’en 1830, Londres n’était vraiment gardé qu’après le coucher du soleil ; à présent le service se divise en rondes de jour et en rondes de nuit. Les premières parcourent les rues de six heures du matin à dix heures du soir[5], les secondes de dix heures du soir à six heures du matin : Les policemen chargés du service de nuit veillent huit heures, et cela durant huit mois de l’année ; ils font pendant les quatre autres mois le service de jour, et chacun d’eux alterne ainsi successivement. Chaque policeman accomplit sa ronde avec la fidélité d’un mouvement d’horloge ; aussi le sergent ou l’inspecteur sait-il à n’importe quelle heure où trouver les hommes dont il a besoin. On appelle beat le rayon sur lequel s’exerce la vigilance de ces rôdeurs de l’ordre public, et un tel rayon varie selon les circonstances ; mais il est toujours plus étendu pendant le jour que pendant la nuit[6]. Par conséquent la ville n’est jamais, si étroitement gardée qu’à l’heure des crimes. Outre les constables à pied, il existe aussi un corps de constables à cheval auquel on adonné le nom de mounted force, et qu’un étranger serait sans doute tenté de prendre à première vue pour une sorte de gendarmerie. Il ne faudrait pourtant point établir de comparaison ; ces cavaliers ont les mêmes grades et. remplissent les mêmes fonctions que les autres officiers de la police anglaise, à cela près que leurs rondes se prolongent sur une plus grande distance et qu’on les emploie surtout à visiter les districts ruraux de la juridiction métropolitaine. On choisit de préférence pour ce service les jeunes gens accoutumés à l’exercice du cheval.

Non-seulement l’étendue de la métropole est un obstacle avec lequel avait à lutter le système, de surveillance, mais il faut aussi tenir compte des différences de la population et de la variété des mœurs. Londres se compose en quelque sorte de plusieurs villes. Il y a tel quartier qui, comparé à tel autre, semble comme un pays étranger. Quiconque, par exemple, voyage de Haymarket, de Piccadilly et de Pall-Mall vers les régions excentriques de Wapping et de Bethnal-Green, passe sous certains rapports de la civilisation à la barbarie. Il existe surtout un étroit district redouté la nuit des passans, et auquel les Anglais eux-mêmes ont donné le nom sinistre de Tiger-Bay ; c’est en effet le Bengale de Londres, mais un Bengale humide et affreux, où les tigres sont remplacés par des hommes. Certains territoires de cette ville cosmopolite forment d’ailleurs de véritables colonies exotiques. Dans le voisinage de Bluegate-Fields vivent des Chinois au teint jaune qui s’entassent dans de pauvres réduits empoisonnés d’un acre parfum d’opium et habités en même temps par des filles anglaises ou irlandaises du dernier ordre. Est-ce l’Allemagne que l’on cherche ? On la trouvera dans White-Chapel. L’Italie s’étend non loin de Saffron-Hill et de Leather-Lane : ses enfans, qui parlent entre eux la langue natale, sont des sculpteurs et des doreurs sur bois, des mouleurs de figures en plâtre, des joueurs d’orgues qui se chargent de propager les beaux-arts et de les mettre à la portée des classes pauvres. Gare le poignard ! Un assassinat commis il y a quatre ou cinq ans dans un des public homes de ce quartier ajoutait à la couleur locale en rappelant la vendetta italiana. Le Paris de Londres, qui n’a d’ailleurs rien de très attrayant, occupe les alentours de Leicester-Square et de Soho. De même qu’à la guerre chaque arme a sa fonction, chaque division de police se distingue jusqu’à un certain point par un caractère particulier et un ensemble de devoirs assortis à la position qu’elle doit défendre. Les formes du service se calquent plus ou moins sur les mœurs des différens quartiers. Le policeman chargé de surveiller, dans Haymarket les vices dorés, les scandales à la mode, aurait le droit de se croire exilé chez les Scythes, si ses chefs l’envoyaient tout d’un coup dans les contrées de l’East-End. Qui ne comprend tout d’abord que le maniement d’une population si diverse et si féconde en contrastes exige plus d’une qualité de la part des gardiens de la ville ?

Il y a néanmoins un ensemble de fonctions qui ne changent guère. Le premier devoir du policeman est de maintenir l’ordre dans les rues, tout en intervenant le moins possible. Les grandes artères de Londres se trouvent-elles engorgées par un excès de circulation, c’est à lui de diminuer la pression de la foule et des voitures, de prévenir les accidens et de modérer en quelque sorte les élémens de cette tempête journalière que les Anglais appellent London traffic. Dans plus d’un cas, son autorité est toute morale ; on le choisit pour arnitre ou pour conseil presque chaque fois que des différends s’élèvent sur la voie publique. Il lui faut alors juger entre les affirmations les plus positives, mais les plus contradictoires, et il est rare qu’on méconnaisse sa décision, frappée d’ailleurs au coin de la sagesse. Cet homme sort pourtant de la masse obscure de la population anglaise, et il ne possède qu’une éducation bien élémentaire. Il reçoit, il est vrai, de Scotland-Yard des instructions écrites et verbales ; mais quelles règles pourraient suppléer à un fonds de bon sens et de tact naturel dans l’exercice d’attributions si variées ? Il lui faut en outre une grande mémoire et une certaine présence d’esprit pour répondre aux diverses questions que lui adressent les passans. Le constable est censé connaître toutes les rues, tous les recoins, toutes les maisons de son district. C’est le guide infaillible de l’étranger à Londres, le serviteur volontaire de tout homme qui se trouve embarrassé, et il ne demande jamais le prix de ses services. Ne possède-t-il point lui-même les lumières nécessaires pour éclairer vos doutes, il s’adresse à un autre policeman¸ et ne lâche guère la partie avant qu’il n’ait réussi à être utile. Tout le monde aime à reconnaître sa rare urbanité ; je l’ai vu sur London-Bridge, le pont le plus encombré de voitures, conduire lui-même, entre la tête des chevaux et les chars roulans, des femmes effrayées qui hésitaient à traverser seules ce dangereux passage. On raconte qu’un des caractères qui frappèrent le plus Garibaldi lors de son voyage à Londres fut celui de cet humble fonctionnaire en habit bleu, « Quand je parle de la police anglaise, se serait-il écrié, j’ôte mon chapeau, » et il salua. Le mérite de cette police, bien faite pour exciter l’enthousiasme d’un étranger, c’est qu’elle sait être efficace sans se montrer tracassière. Armé d’une patience stoïque, le peeler (c’est, on l’a vu, un des surnoms de cet agent) ne se sert jamais des pouvoirs conférés par la loi qu’avec un zèle discret et une extrême modération. Il a pourtant des ennemis, et ces ennemis le craignent. Quand il s’avance grave et impassible, frappant le trottoir à temps égaux d’un talon militaire, avec quel soin les hommes à mine suspecte ou sinistre s’éloignent de son ombre ! « C’est lui, here he is ! » murmurent entre eux les jeunes pick-pockets, les chevaliers d’industrie, les filles de petite vertu, et subitement toutes ces figures du mal s’évanouissent en sa présence.

En passant de l’état de nature à la civilisation, l’homme a en quelque sorte délégué à la société le soin de le garder. Aussi beaucoup de facultés d’un ordre inférieur, telles que l’instinct de défense personnelle et l’extrême acuité des sens, ont-ils dû nécessairement s’amoindrir chez les habitans des villes. Si l’on tient à retrouver quelques-uns de ces dons primitifs qui font l’orgueil et la valeur des héros de Cooper, c’est dans la police qu’il faut les chercher. Ses agens sont en quelque sorte les yeux et les oreilles de la métropole. Seulement, chez le constable, ces aptitudes ne se montrent point innées comme chez le sauvage ; elles s’acquièrent, et c’est à les former que consiste l’éducation professionnelle. Dans les commencemens, les jeunes novices de Scotland-Yard ressemblent à des conscrits. Peu à peu ils contractent dans le service l’habitude d’observer autour d’eux une foule de détails qui échappent à l’attention des autres hommes. Un bon policeman connaît les voies, les mœurs, les tanières de tout individu suspect ; il lit sur la physionomie le secret de plus d’une existence mystérieuse, et rattache un nom à ces figures anonymes qui rôdent nuit et jour dans certains quartiers de Londres ou des environs. Pour lui, les maisons ne sont plus de simples ouvrages de pierre et de brique ; ce sont des personnes confiées à ses soins, qu’il rencontre à chaque instant sur son chemin, dont il interroge d’un œil jaloux les traits extérieurs pour bien s’assurer qu’elles sont en bon état, all is right. Sa perspicacité s’exerce surtout durant les rondes de nuit, et sa vigilance s’étend jusqu’aux constructions désertés et ouvertes à tout venant ; il marque l’entrée d’un signe connu de lui seul et peut ainsi se convaincre que personne ne s’y est introduit durant sa faction ou sa tournée. Trouve-t-il par hasard des volets mal fermés, il réveille et avertit aussitôt les locataires négligens. Il fouille les coins et recoins, essaie chaque clôture pour constater lui-même qu’elle est solide, et met ainsi quelquefois la main sur des malfaiteurs saisis en flagrant délit d’effraction. Que de fois il a compté et recompté sur la route les becs de gaz ! Aussi, même les yeux fermés, sait-il exactement à quel point il en est de son étape de nuit. Une lanterne sourde à la main, on le prendrait de loin pour un somnambule s’avançant en silence à travers la solitude et les ténèbres ; mais c’est en tout cas un somnambule clairvoyant. Quoiqu’il puisse être à demi vaincu par le sommeil durant ces heures froides et lentes qui précèdent les premières blancheurs du matin, son esprit et ses sens ne dorment jamais, tandis que son pas ferme et mesuré met en fuite les voleurs. Le constable à cheval, dont les rondes sont beaucoup plus longues, se trouve encore plus exposé de son côté aux intempéries des saisons, à la bise acre et glacée. Il parcourt en effet durant l’hiver des lanes désertes, des avenues bordées d’arbres sans feuilles, des campagnes ensevelies dans le brouillard et l’obscurité. Il lui faut une certaine force d’âme pour défier les embûches qu’on pourrait lui préparer, et certes son attitude ne trahit aucune crainte ; un air de protection sociale règne au contraire jusque dans les plis calmes et droits de son vaste manteau. Le cheval du policeman est un policeman lui-même ; au moindre bruit suspect, comme il dresse l’oreille ! On croirait volontiers qu’il interroge le vent, la terre qui craque, la branche qui remue.

La métropole de l’Angleterre se trouve entièrement confiée à la tutelle de la force civile. Il n’y a dans Londres ni poste militaires, ni corps de garde, ni patrouilles de soldats parcourant les rues la nuit. Excepté dans des cas très graves de troubles ou d’émeutes, la police n’a rien à attendre de l’armée. C’est même tout le contraire qui arrive quelquefois : durant la guerre de Crimée, par exemple, les troupes anglaises étant occupées à l’étranger, les constables prirent la place des soldats dans les dockyards et dans d’autres chantiers du gouvernement. Étant seule responsable du repos de la ville, la police procède par ses agens à toutes les arrestations. Un crime ou un délit a-t-il été commis en sa présence, le constable saisit le coupable et le conduit à un bureau connu sous le nom de station house. Là, il fait son rapport à l’inspecteur, qui écrit sur un registre la déclaration et consigne le prévenu dans une cellule jusqu’à ce que le magistrat tienne séance, c’est-à-dire jusqu’au lendemain[7]. L’agent qui l’a fait mettre sous les verrous est ensuite appelé devant la cour de police en même, temps que l’accusé. En présence de ce dernier et du magistrat, il répète la déclaration faite la veille à l’inspecteur, et raconte les principales circonstances qui ont donné lieu à la prise de corps. Il n’est après tout qu’un témoin à charge, et il doit veiller avec soin sur ses paroles, car le moindre mensonge découvert expose le constable à une action judiciaire pour perjury (faux témoignage), crime que la loi anglaise frappe de peines assez rigoureuses. La manière de déposer en termes clairs et sans emphase devant les cours de police forme une partie de l’éducation des jeunes recrues ; aussi les engage-t-on à suivre ces tribunaux durant quelques semaines afin d’apprendre la conduite des affaires et le rôle que doivent y jouer les officiers de la force publique.

Le policeman, il faut l’avouer, n’est point un optimiste ; ce sont les ombres qui le frappent surtout dans la nature humaine, et le moyen qu’il en soit autrement ? N’a-t-il point chaque jour affaire sur la voie publique avec les passions grossières, les attaques brutales, toutes les misères de la conscience ? En des vices qui lui donnent le plus de besogne est l’ivrognerie. Les défauts des Anglais obéissent à certaines influences périodiques : l’usage veut, par exemple, qu’une classe minime de la population perde sa raison dans le gin durant la semaine de la Pentecôte et à quelques autres époques de l’année. Il est alors triste et curieux de voir le genre de service auquel doit se dévouer le constable dans les rues de Londres. Sa conduite est d’ailleurs admirable. Avec quelle attitude de philosophe-stoïcien il supporte quelquefois les invectives de créatures excitées par la liqueur de feu ! Avec quelle froide et invariable humanité il lie et transporte sur des brancards des femmes complètement ivres ! Ce sont, dit-on, des Irlandaises, car le peuple de la verte Erin est le bouc émissaire sur lequel chacun rejette volontiers les fautes dont tout le monde rougit. Dans cette circonstance ainsi que dans toutes les autres, il faut que le policeman sache bien reconnaître la limite qui sépare la liberté personnelle de la licence. Tant qu’un homme ne commet point dans la rue ce que la loi anglaise qualifie d’offense, il est inviolable pour tout agent de l’autorité. Quoique gardien éclairé de l’ordre et à certains égards de la morale publique, Bobby a pourtant ses faiblesses : il aime les femmes. Habitué d’un autre côté à traiter pour les devoirs de sa charge avec des vertus fort douteuses, il lui arrive quelquefois de se tromper, et à l’heure où toutes les chattes sont grises de prendre des personnes honnêtes pour des filles de mauvaise vie. Tout abus de pouvoir dans l’exercice de ses fonctions est d’ailleurs sévèrement puni. Quiconque croit avoir à se plaindre de la conduite d’un constable a droit de l’assigner devant un magistrat de police. L’enquête des faits a lieu au grand jour, et la réparation est publique. Qu’on ne craigne pas surtout que l’autorité cherche à couvrir d’un voile les fautes de ses agens ; avec quel austère désintéressement elle reconnaît au contraire et châtie leurs moindres. transgressions ! « Il est de la plus haute importance pour les intérêts de la justice que la police renferme l’exercice de ses devoirs dans les limites de la discrétion, » disait dernièrement en pareille circonstance M. Vaughan, magistrat de la cour de Bow-street. De leur côté, les officiers de Scotland-Yard peuvent frapper le constable de différentes peines disciplinaires. l’amende, la dégradation, la démission[8].

Ne désire-t-on pas aussi connaître quelque chose de la vie du policeman ? Il est naturellement ou marié ou célibataire. Dans le premier cas, il demeure avec sa famille comme tout le monde, avec cette différence qu’il trouve quelquefois le secret d’être logé gratis. Certains propriétaires de maisons à louer s’adressent à la station de police pour avoir un agent marié qui occupe pendant quelque temps le bâtiment vide, et dont la femme se charge de le montrer aux visiteurs. Quelques vieilles rentières aiment aussi à céder gratuitement dans leur habitation un logement à un ménage de constable ; elles croient que l’habit bleu fait peur aux voleurs, et s’imaginent installer ainsi chez elles la protection du gouvernement. Il semble d’ailleurs que l’autorité approuve l’état matrimonial en ce qui concerne les gardiens de la ville, car l’agent marié reçoit quarante livres de charbon de terre par semaine durant toute l’année, tandis que ses camarades célibataires n’ont droit qu’à la moitié de cette ration durant les mois d’été. Bobby aime les enfans ; on s’en aperçoit bien à la manière paternelle dont il traite ceux des autres sur la voie publique. Il faut voir avec quelle sollicitude il reconduit chez eux, en les tenant par la main, les marmots égarés. Comment cet oiseau de nuit négligerait-il son nid et sa propre couvée ? On assure que, vivant au milieu des tragédies de la société, il n’en goûte que mieux les joies paisibles du cercle domestique. Cet homme qui durant ses rondes ténébreuses est si souvent assailli par le cauchemar du crime personnifié dans de hideuses figures et par le souvenir des scènes lamentables auxquelles il assiste chaque jour, une fois rentré dans sa famille, se plaît à voir autour de lui un groupe de têtes blondes et innocentes. Il est fier de sa femme vêtue le dimanche d’une robe neuve et avec laquelle il voudrait bien se promener aux bois de Shooter’s hill ; malheureusement les congés sont rares[9]. L’ouvrier anglais se repose le septième jour, le facteur (postman) se repose ; seul le policeman ne se repose point. Dix heures de faction durant la journée ou huit pendant la nuit, voilà le cercle invariable dans lequel il tourne et retourne toute la semaine. Le dimanche est même redouté du constable à cause d’un surcroît de travail, car les voleurs ne respectent guère le commandement de l’église anglicane sur l’observation du sabbat, et, bien loin de chômer, profitent au contraire des heures du service religieux pour se glisser à petit bruit dans l’intérieur des maisons isolées. Le policeman veille ce jour-là pour ceux qui prient et pour ceux qui s’amusent.

Quant à l’agent célibataire, sa manière de vivre est toute différente. Il ne demeure point où il veut : sa maison officielle, son home, ainsi que disent les Anglais, est la station de police, où il paie pour son logement 1 shilling par semaine. Dans ces sortes d’associations, la table est commune et un pourvoyeur (caterer) est chargé par ses camarades d’acheter les provisions de bouche. A la fin de la semaine, il réunit tous les mémoires des fournisseurs (bills), fait le total des dépenses, et au moyen d’une division très simple fixe pour chacun la quote-part de la somme à payer. Il faut croire que ce système offre certains avantages économiques, car pour la modique somme de 8 à 9 shillings (10 fr. ou 11 fr. 25 c.) par tête, les policemen vivent bien durant toute la semaine ; ils ont chaque jour à leur dîner ce que les Anglais appellent joint, un gros morceau de viande rôtie. Les besoins matériels ont dû tout d’abord appeler l’attention d’hommes vigoureux dont la constitution de fer a sans cesse à lutter contre les veilles, les marches de nuit et bien d’autres épreuves ; mais il s’en faut de beaucoup qu’ils aient perdu de vue la culture de l’esprit. A chaque division de police est attaché un cabinet de lecture possédant 1,700 volumes environ. Ces bibliothèques voyagent et se multiplient en quelque sorte par le mouvement. Quand les agens de Woolwich, pour choisir un exemple, ont lu tous les ouvrages de leur station, ils les envoient par ballots de cent volumes à un autre bureau de police, qui leur expédie en retour les humbles richesses dont il dispose. Tout constable paie à la bibliothèque une contribution d’un denier par mois (10 cent.) afin d’acheter des livres nouveaux. Le bureau de police reçoit aussi un journal, et trouve moyen d’avoir une école. Les hommes s’entendent entre eux pour lever une souscription destinée à récompenser les services de l’instituteur (master), qui d’ailleurs n’appartient nullement à la force publique. Ce régime disciplinaire trouve des enthousiastes et des détracteurs. Quelques-uns des constables que j’ai interrogés à cet égard représentent gaiement les policemen comme une heureuse famille dont les membres, liés entre eux par les mêmes goûts et les mêmes devoirs, n’ont qu’à se féliciter de leur sort. D’autres veulent au contraire qu’on mette des ombres au tableau, ils se plaignent surtout de l’insuffisance de la solde.

Les constables sont divisés en quatre classes, sur lesquelles s’appliquent en quelque sorte quatre degrés successifs de l’échelle des salaires, depuis 23 fr. 75 c. jusqu’à 31 fr. 25 c. par semaine. Dans tous les cas, la rémunération d’un simple policeman n’équivaut qu’à la rétribution ordinaire d’un ouvrier anglais. Aussi le rêve de tout homme intelligent qui s’engage dans la force publique est-il l’avancement, ce que nos voisins appellent promotion. Il est pourtant vrai de dire qu’il n’y a qu’un constable sur dix qui s’élève au grade de sergent : il lui faut pour cela être remarqué de ses chefs et subir un examen. Ce dernier système d’épreuves a été introduit en 1865. Le candidat doit écrire correctement sous la dictée, posséder les quatre règles de l’arithmétique, et, ce qui est beaucoup plus difficile, rédiger un rapport expliquant les raisons pour lesquelles il retiendrait ou relâcherait un prisonnier dans telle ou telle circonstance donnée. On distingue deux ordres de sergens : les uns reçoivent 32 fr. 50 ; cent, et les autres 35 francs par semaine. L’examen est encore bien plus sévère pour les sergens qui aspirent au traitement d’inspecteur (56 fr. 87 cent, et 65 fr. 62 cent. par semaine). Quant à l’inspecteur qui ambitionne le titre de surintendant, il lui faut résoudre par écrit des questions de droit pratique fort minutieuses, et dont la solution exige des connaissances personnelles assez étendues. Aussi ce poste n’est-il occupé que par des hommes capables, ayant passé une vingtaine d’années dans le service. Leurs appointemens sont de 6,325 francs par an, auxquels s’ajoute dans certains cas une gratification de 500 francs. C’est le but, le terme de la carrière, ce qu’on appellerait dans les courses de chevaux le ''wiming post ; mais bien restreint est le nombre de ceux qui s’en approchent. Beaucoup de jeunes gens assez instruits s’enrôlent dans la police anglaise afin de trouver une ressource contre le besoin : après quelques années de service, découragés par la lenteur de l’avancement, ils se retirent dès que s’ouvre devant eux une meilleure perspective. Pour peu qu’on mette en effet dans un des plateaux de la balance la maigre rétribution offerte au policemam et dans l’autre les sacrifices qu’on exige de son état, les dangers qu’il court et les qualités qu’on attend de lui, on ne s’étonnera plus qu’il se plaigne du défaut d’équilibre. Dans certaines carrières, cette insuffisance de traitement se trouve quelquefois compensée par d’autres avantages, tels que la gloire ou la réputation ; il n’en est point de même en ce qui regarde le constable. Quoique les fonctions de police n’aient rien d’odieux dans un pays où elles s’exercent avec convenance et dignité, elles ne sont point de celles qui conduisent aux honneurs.

Ce que j’admire et ce que j’envie à nos voisins est la manière de régler leurs comptes avec la force publique. L’Anglais paie pour la police de même qu’il paie pour l’eau ou pour de gaz, et chaque contribuable, en jetant tous les six mois un coup d’œil sur sa quittance d’impositions, sait au juste ce qu’il lui en coûte pour être gardé. Le contingent fourni par chaque localité au budget de Scotland-Yard se mesure à l’importance relative de la paroisse, de la ville ou du hameau situés dans le rayon de la métropole. Celui qui a le plus à perdre et à défendre supporte naturellement la plus lourde taxe, et participe aux frais de la sûreté générale dans la proportion ou il a besoin d’un tel service. L’état se trouve placé sous ce rapport dans les mêmes conditions que les simples particuliers : il est rate-payer (contribuable), et comme il a de grands domaines à protéger, des édifices qui réclament une surveillance très active, c’est aussi lui qui débourse la plus forte somme ; Voilà, si je ne me trompe, une manière nouvelle de comprendre la part du lion : on n’en tolérerait pourtant point une autre au-delà du détroit. Les administrations du gouvernement, telles que l’amirauté, la trésorerie, l’hôtel des monnaies (mint), les établissemens publics, les musées, se considèrent comme les cliens (customers) de la police métropolitaine, et louent chaque année ses services pour un prix convenu[10]. S’il en est ainsi des grandes institutions de l’état, à plus forte raison doit-on s’attendre à ce que le crystal palace, les théâtres, les salles de concert, achètent de leurs propres ressources la protection particulière de la force publique. Toute société industrielle, toute maison de banque ou de commerce qui croit avoir intérêt à s’entourer d’une vigilance spéciale peut obtenir dans certains cas des constables des sergens et même des inspecteurs à son usage ; mais il lui faut subir les charges de ce contrat. Quelques établissemens ont même une police à eux. Certaines compagnies de chemins de fer, par exemple, engagent à leurs frais un nombre d’hommes qu’elles couvrent d’un uniforme et auxquels, est confié le soin de maintenir l’ordre dans l’enceinte des bâtimens ou sur le parcours de la ligne. De pareils gardiens doivent, il est vrai, être tout d’abord examinés par les commissioners de Scotland-Yard, qui s’assurent ainsi de leurs capacités. Ils prêtent ensuite serment, et ceci fait, ils se trouvent revêtus des pouvoirs d’un constable ordinaire. Seulement leur juridiction est toute locale. Sortent-ils du chemin de fer ou des limites de l’établissement qui les emploie leurs fonctions cessent aussitôt, ils redeviennent de simples citoyens.

De même que chaque contribuable sait ce qu’il paie à l’administration de Scotland-Yard ; il sait aussi à un denier près l’usage que l’on fait de son argent. Tous les ans, sir Richard Mayne publie le compte exact de ses recettes et de ses dépenses. Pas de fonds secrets, tout à livre ouvert. Au chapitre des recettes figurent les contributions de chaque paroisse et de chaque village, les sommes versées par les établissemens publics ou particuliers pour s’assurer les avantages d’une surveillance distincte et aussi le chiffre des diverses amendes prononcées pendant l’année par les treize cours de police métropolitaine contre une certaine classe de délinquans. D’un autre côté, les frais de bureau et d’équipement, le traitement des officiers et des constables, enfin toutes les dépenses se trouvent détaillées avec un soin minutieux. En temps ordinaire, c’est-à-dire lorsque tout est calme, comme en 1863, la police métropolitaine coûte de 13 à 14 millions de francs par an. Le caractère civil et pacifique de l’institution éclate jusque dans l’énumération des objets de fourniture ; la somme payée pour l’achat des uniformes est assez considérable, celle pour l’achat des armes extrêmement modique. L’attitude du constable anglais n’a rien de très martial ; on ne lui demande point de faire peur, on lui demande de protéger la société contre des ennemis qui ont plus souvent recours à la ruse qu’à la violence. Ses rapports avec les classes très pauvres ont même quelquefois un caractère charitable ; il est chargé, dans certains cas, de soulager aux frais de l’état les vagabonds, les prisonniers malades et les personnes indigentes frappées d’accidens sur la voie publique. Non content de jouer au nom de la société le rôle du bon Samaritain, il rend aussi pour son compte aux ouvriers de petits services dont il s’attend bien à être payé, mais qui entretiennent entre eux des liens de fraternité[11]. En tant que fonctionnaire, il est étranger à la politique. L’homme en bleu, ainsi que l’appellent nos voisins, n’a d’autre nuance que celle de son habit. Que le gouvernement change de main, que les ministères tombent ou s’élèvent, le policeman de service dans les couloirs du parlement assiste d’un air impassible à ces événemens. Il faut surtout le voir dans les temps d’élection en face des hustings ; comme il accueille avec la même politesse tous les candidats et fait luire le soleil de la protection aussi bien sur les radicaux que sur les tories ! Pourvu que l’ordre règne sur la place, c’est-à-dire que le cercle tracé par lui autour des opérations du scrutin ne soit point franchi par la foule et que les voleurs ne fouillent pas trop dans la poche de leurs voisins, sa mission se trouve remplie. Il peut avoir son opinion personnelle, et généralement il est libéral ; mais ses sentimens, quels qu’ils soient, n’interviennent jamais dans l’exercice impartial de ses devoirs.

La police n’a nullement été organisée au-delà du détroit en vue d’une action politique : aussi se trouva-t-elle prise au dépourvu par le mouvement des fenians. Le personnel (7,782 hommes) n’était déjà point assez nombreux pour garder en temps de paix l’immense métropole contre les tentatives des voleurs ; comment eût-il suffi à déjouer de hardis complots et à soutenir une sorte de guerre sociale ? A l’armée de l’ordre, on se hâta donc d’ajouter 1,000 constables, 100 sergens et 20 inspecteurs. Nul ne songe à blâmer le gouvernement anglais de cet accroissement de la force publique ; quelques esprits ombrageux craignent seulement qu’il ne profite de cette circonstance pour étendre les pouvoirs de la police et pour altérer l’esprit de l’institution. Certes si, grâce à la terreur qu’ils inspirent, les fenians réussissaient à convertir un admirable service de sûreté générale en un système d’espionnage et d’intimidation, cette vengeance serait une des plus terribles qu’ils pussent infliger à leurs ennemis. Il n’y a pourtant guère lieu de s’effrayer : les Anglais tiennent trop à avoir sous leur main l’administration de la loi pour que l’exercice de la répression ne rencontre à chaque instant une limite dans la publicité, les institutions établies et ce sentiment de liberté personnelle qui est la meilleure des garanties. L’alarme excitée par les attaques des fenians a d’ailleurs donné lieu à une autre mesure qui explique bien la nature et le caractère tout social de la police chez nos voisins. Le gouvernement anglais a fait appel aux constables volontaires, et 113,674 répondirent en prêtant serment. Ces special constables, comme on les appelle, ne diffèrent guère des agens de l’autorité (regular constables) qu’en ce qu’ils ne portent point d’uniforme et ne reçoivent point de solde. Tant que dure leur mandat, ils jouissent des mêmes pouvoirs que les vrais policemen, et l’un d’entre eux l’a bien prouvé en arrêtant tout dernièrement un voleur qui s’était introduit dans une maison. Il faut qu’un gouvernement soit bien fort pour confier ainsi au premier citoyen venu, sous la foi du serment, une des armes dont les pouvoirs absolus se montrent le plus jaloux, et par gouvernement fort je n’entends point ici un régime entouré de soldats et de lois contre la presse ; non, j’ai en vue une autorité morale qui s’appuie sur la confiance publique.

Il y a vraiment lieu d’être surpris de l’influence qu’exerce sur toutes les classes de la population anglaise la vue du policeman. Est-ce l’uniforme, le bâton, le brassard, signe de son heure d’autorité, qui inspire aux plus déterminés et aux moins scrupuleux un vague sentiment de respect ? Il peut y avoir de tout cela, mais il y a aussi autre chose : il est le représentant de la conscience sociale, et il n’intervient guère que dans les cas où la sécurité de chacun exige l’exercice de ses fonctions. S’agit-il de démonstrations populaires autorisées par la loi, il disparaît de la scène, tout en se tenant prêt à agir, si par hasard ces mouvemens de la foule dégénéraient en désordres et en voies de fait. Quand l’occasion le réclame, il paie bravement de sa personne. Son caractère est-il méconnu des hommes qui lui résistent, il fait appel à sa force herculéenne. Si robuste que soit la constitution physique du constable, elle s’altère nécessairement avec le progrès de l’âge et les dures épreuves du service. Aussi a-t-il été établi en sa faveur une caisse d’épargne. Le traitement de chacun d’eux subit toutes les semaines une réduction proportionnée au chiffre du salaire[12], et cette retenue forme la base de ce qu’on appelle superannuation fund. Une telle réserve s’alimente en outre de plusieurs autres ressources et l’on calcule que de vieux serviteurs de la police métropolitaine reçoivent sous forme de pension viagère près de cinq fois la valeur de leurs contributions. Scotland-Yard vient également, au secours des veuves ou des enfans de constables qui ont succombé par suite de blessures reçues dans l’exercice de leurs devoirs. Enfin l’administration enterre ses morts, et la somme payée pour les funérailles figure chaque année dans le mémoire publié par sir Richard Mayne.

Londres est, je crois la seule ville du monde qui ait deux polices, l’une pour la métropole et l’autre pour la Cité. Lors du mariage du prince de Galles. il avait été question d’amalgamer les deux systèmes ; mais, après bien des discussions qui retentirent dans les journaux anglais, la tentative échoua définitivement. Quelques traits suffiront pour signaler les principaux caractères qui les distinguent. La police de la Cité est sous la main du lord-maire et des aldermem Son autorité rayonne sur une enceinte dont les limites sont depuis longtemps fixées et sur un nombre d’habitans qui ne saurait beaucoup s’accroître. Son personnel est, toute proportion gardée, plus considérable que celui de la police métropolitaine ; on a fait le calcul que, dans la Cité, un constable avait à garder 10 acres de terrains et qu’il veillait sur 184 personnes, tandis que dans l’autre service la vigilance du même agent doit s’étendre sur 72 acres, et il est au reste de la population comme 1 est à 600. Les hommes constituant la force municipale du lord-maire sont aussi mieux payés que ceux de sir Richard Mayne. A part ces différences et quelques anciennes coutumes, les deux organisations se ressemblent beaucoup. Dans le reste de l’Angleterre, chaque comté a sa police ; qui se trouve placée sous les ordres d’un chief constable, les cités et les bourgs ont aussi la leur, et dans ces derniers les officiers de tout grade sont choisis par un comité de surveillance (watck committee) qui les paie avec l’argent des paroisses. Ces diverses branches locales et indépendantes les unes des autres viennent d’ailleurs se réunir à un centre, — le secrétaire d’état, chef de la police de tout le royaume. On n’a pourtant vu fonctionner jusqu’ici qu’un des deux mécanismes du système : il en est un autre qui répond aux besoins d’un service secret. J’avoue que ce nom même semble guère justifié en Angleterre. L’objet d’une telle annexe de la police, ce qu’elle est entre les mains de l’état, ce qu’elle coûte, tout est connu et soumis chaque jour à la grande lumière de la publicité ; il n’y a d’occulte que l’ensemble des moyens dont elle se sert pour arriver à la découverte des crimes.


II

S’il est un pays où il semble à première vue que beaucoup de malfaiteurs doivent échapper aux châtimens de la loi, c’est à coup sûr l’Angleterre. D’abord, comme on l’a dit dans une précédente étude[13], il n’y a pas de ministère public. La liberté personnelle est d’un autre côté entourée de garanties qui paraissent défier certaines recherches des agens de l’autorité. Tout homme peut descendre dans un hôtel sans donner son nom ; nul n’a le droit de lui demander qui il est, d’où il vient, où il va. Il n’existe ni passeports, ni livrets d’ouvrier, ni feuilles de route, autant de servitudes auxquelles ne voudrait jamais se soumettre le dernier des Anglais. Les maisons particulières n’ont point de portier ; chacun sort de chez lui et y rentre aux heures qu’il veut, au moyen d’un passe-partout (latch-key) qui pour certains locataires a du moins le mérite de la discrétion. Comme les Anglais parlent généralement peu de leurs affaires, le silence ne saurait donner lieu, de la part d’un voyageur ou d’un pensionnaire de lodging house, à aucun soupçon défavorable. Les monts-de-piété étant des boutiques de prêteurs sur gage (pawn-brokers) tout à fait indépendantes du gouvernement, chacun peut y déposer un objet quelconque en donnant un faux nom et recevoir sans autre formalité la valeur du nantissement. Les actes de la vie privée ne sont soumis à aucun contrôle tant qu’ils ne donnent lieu à aucune plainte, et les étrangers jouissent sous ce rapport des mêmes privilèges que les régnicoles. Il faut aussi tenir compte de la configuration géographique de la Grande-Bretagne, tenant partout à la mer, de ses relations de commerce avec le monde, entier, des innombrables vaisseaux partant chaque jour de ses docks. Il arrive souvent de croire en Australie ou dans la Nouvelle-Zélande un homme qui n’a point quitté la ville de Londres, et tout au contraire de chercher au cœur de la capitale un oiseau suspect qui a déjà pris son envol pour l’Amérique. En dépit de tous ces obstacles, le nombre des criminels déjouant les recherches de la police est assez peu considérable, surtout depuis qu’il existe une classe officielle de fonctionnaires spécialement chargés de surprendre la trace des malfaiteurs. Cette organisation, qui ne date que de quelques années, a pour centre Scotland-Yard ; son personnel se compose de l’inspecteur en chef (chief inspecter), de 3 inspecteurs et de 15 sergens, recevant tous leurs instructions directes de sir Richard Mayne. Le nom qu’on donne en ce cas aux agens indicateurs est celui de detectives, et un tel nom exprime bien le caractère de leurs devoirs, qui consistent à découvrir les auteurs d’une offense commise. Pour que la police anglaise cherche un coupable, il faut qu’il y ait un corps de délit et le plus souvent une plainte déposée par la victime. Ces detectives ne sont après tout que des constables déguisés. On les choisit en effet parmi les agens de la force publique dont l’esprit est aiguisé, le coup d’œil juste, et qui témoignent du goût pour ce genre de service secret.

Il y a quelques années, des voleurs s’étaient introduits pendant la nuit dans la cour de la maison que j’habitais. Je fis le matin ma déclaration au bureau de police, non certes à cause de la valeur des objets dérobés, mais parce que je désirais connaître la manière dont procédait en pareil cas le système anglais. Le lendemain, je reçus la visite d’un homme en habits ordinaires qui s’annonça comme un émissaire de l’administration ; c’était en effet un detective. En peu de mots, il m’invita à sortir avec lui ; on avait déjà fait des recherches minutieuses, tout aussi bien que s’il se fût agi d’une fortune perdue, et il y avait lieu de croire qu’une partie du butin avait été vendue par les maraudeurs à des marchands de Deptford. Ce fut en effet la ville ou, si l’on veut, le faubourg de Londres vers lequel nous nous dirigeâmes. Chemin faisant, j’eus plus d’une occasion d’apprécier l’intelligence, la finesse et la science pratique de mon guide. Il lisait à travers les murs dans l’intérieur de certaines maisons mal famées, et me donna sur la vie dans les low lodging houses (logemens garnis du dernier ordre) des détails de mœurs qu’eussent enviés certains romanciers anglais. Toutes les figures suspectes lui étaient bien connues. « Ce jeune homme qui vient de passer, me dit-il, est un fils de bonne famille ; mais il s’est lié depuis quelque temps avec de mauvais sujets, et il y a tout lieu de craindre qu’il ne tombe un jour ou l’autre entre nos mains. — Cet autre en veste bleue qui rôde autour de la boutique d’un horloger n’est pas là pour de bons desseins ; il lui tarde de lire l’heure à la montre des autres. — Avez-vous remarqué cette femme à chapeau vert fané ? C’est une receleuse. » Le detective me raconta aussi quelques-uns de ses succès ; il parlait des aventures de police dans lesquelles il avait joué un rôle comme un soldat parle de ses campagnes. Il lui fallait dans certaines circonstances changer plusieurs fois de figure en une journée : de faux cheveux, de faux favoris, un doigt de fard ou de noir animal opéraient ce miracle. A propos d’une affaire récente dans laquelle il avait eu la main heureuse, il m’apprit que les hommes dont la profession est de chasser sur le bien d’autrui ont, selon leur origine, une manière différente et pour ainsi dire nationale de travailler. « En entrant, ajouta-t-il, dans une maison qui a été dévalisée pendant la nuit, nous reconnaissons tout de suite à certains signes si l’acte a été accompli par des voleurs étrangers ou par des voleurs anglais. Les premiers ont pour principe de faire vite et de se sauver ; les seconds, par bravade ou par mépris réel du danger, affectent au contraire de prendre leurs aises et de se conduire chez les autres comme s’ils étaient chez eux. Il n’est pas très rare que nos burglars, après avoir forcé la porte ou les volets d’une maison habitée, allument leur pipe, visitent le garde-manger, fouillent la cave et s’attablent sans façon, buvant à la santé de ceux qui dorment au-dessus de leur tête. » Tout en causant, nous étions arrivés à Deptford, où l’agent me conduisit dans d’obscures boutiques. Il était partout reçu avec un air de politesse contrainte et maussade, comme un visiteur qu’on craint et qu’on voudrait à mille lieues de chez soi, mais avec lequel on juge prudent de faire contre fortune bon cœur. Les objets volés ne se retrouvèrent point, ou du moins je ne pus les reconnaître. Pour donner lieu à une action judiciaire, il eût fallu prêter serment. « Can you swear, pouvez-vous jurer que ces articles soient à vous ? » telle est la première question qu’adresse en pareil cas la police anglaise. Je n’avais d’ailleurs point perdu ma journée, grâce à la conversation de mon guide et aux détails de mœurs sur lesquels il avait appelé mon attention.

De même que certains Anglais ont une police à eux, chacun peut employer à ses dépens des hommes chargés de faire pour lui des recherches dans un intérêt tout personnel. Il y a par conséquent deux ordres de detectives, les uns officiels, c’est-à-dire nommés et payés par l’administration de sir Richard Mayne, les autres sans. aucun caractère d’autorité reconnue et agissant pour le compte de ceux auxquels ils vendent leurs services. En somme, la découverte des crimes est une profession comme une autre, avec cette différence que tantôt elle s’exerce sous le contrôle de l’état et tantôt au contraire elle se met volontairement à la solde d’une entreprise particulière. Dans ce dernier cas, les agens secrets prennent le nom de private détectives, et appartiennent souvent à de private inquiries offices, bureaux de recherches auxquels chacun peut s’adresser et obtenir à prix d’argent telles ou telles informations désirées. L’institution de la cour de divorce a beaucoup favorisé le développement de cette industrie : la femme qui veut faire surveiller son mari, le mari qui veut faire suivre sa femme, sont autant d’excellentes pratiques dont l’agent privé exploite à son profit la bonne ou la mauvais fortune. Beaucoup de solicitors (avoués) entretiennent aussi à leurs frais ou plutôt aux frais de leurs cliens un de ces indicateurs. S’agit-il par exemple d’instruire un procès, les deux attorneys, celui de la partie lésée et surtout celui de l’accusé, ont souvent besoin de pénétrer certains mystères, et, pour dissiper les ténèbres de l’affaire confiée à leurs soins, font de temps ; en temps appel à l’expérience et aux lumières de quelque habile private detective. Ce braconnier chassant sur leurs terres est assez mal regardé, je l’avoue, des hommes de la vraie police ; ils lui reprochent de faire une sale besogne, dirty work, d’entamer trop souvent pour des motifs intéressés un ordre de recherches dont l’administration ne consentirait point à se charger[14]. Il arrive pourtant en certain cas qu’un. Officier de sir Richard Mayne utilise les services de quelque espion étranger à la police métropolitaine, mais c’est alors sous sa responsabilité. L’agent en titre serait censuré, si la conduite de L’auxiliaire qu’il emploie donnait lieu à de graves reproches. Il en est de même des femmes, female detectives, que l’autorité n’engage jamais directement, quoiqu’elles jouent un assez grand rôle dans l’investigation du mal et la poursuite des criminels. Le subalterne qui les occupe les paie lui-même, et l’administration, du moins en apparence, n’a rien à faire avec elles. De tels instrumens du système détectif figurent ensuite à titre de témoins dans le procès en vue duquel on a retenu leur ministère secret.

La découverte des crimes constitue une véritable science qui a des règles et des principes infaillibles. Un de ses axiomes est qu’il ne faut jamais négliger aucun indice, ou, selon l’expression d’un habile detective, « qu’il n’y a point de petites circonstances. » Un Écossais qui avait commis un faux défiait depuis quelque temps toutes les recherches de la police. On parvint néanmoins à découvrir un hôtel de Londres dans lequel il avait niché une nuit, mais dont il s’était envolé le lendemain sans dire où il allait et sans laisser aucun vestige de son passage. Les garçons de service interrogés ne savaient rien du voyageur ; l’un d’eux se souvint pourtant qu’à déjeuner l’inconnu, en écrivant des notes sur un calepin, avait cassé son porte-crayon en or, ce dont il paraissait très contrarié. Pour tout autre que pour un initié aux mystères de l’art, un tel fait eût sans doute paru insignifiant ; aux yeux de l’inspecteur et du sergent chargés de suivre les traces de l’accusé ; ce fut un trait de lumière. On visita la boutique de tous les joailliers de Londres pour savoir si un gentleman dont la police était à même de fournir le signalement avait laissé un porte-crayon à raccommoder. Au bout de quelques jours, ces recherches furent couronnées de succès : un bijoutier de la Cité avait reçu l’objet en question ; la maison de cet honnête marchand fut entourée d’une surveillance particulière, et le samedi suivant le faussaire se présenta lui-même pour retirer son pencil-case ; il fut aussitôt arrêté.

Il en est pourtant, de cet art comme de tous les autres, les règles ne suffisent point, il y faut une sorte de génie naturel. D’abord quelques detectives sont doués d’une mémoire extraordinaire, des dates et des personnes. La notion exacte du temps est dans plus d’un cas un des élémens de certitude, et d’un autre côté ils doivent chaque jour constater l’identité de gens qui ont tout intérêt à ne point être reconnus. Leur attention ne s’attache point seulement aux » traits du visage. Un homme peut très bien modifier sa figure, changer la couleur de ses cheveux et de sa barbes dénaturer son teint ; mais, surtout dans un moment de surprise ou d’émotion, il ne saurait aussi aisément déguiser sa voix. Le timbre de l’organe, les notes basses ou aiguës, les moindres vices de prononciation, sont autant de caractères inaltérables de la personnalité humaine. Certains agens secrets possèdent en vérité comme un sixième sens pour analyser toutes ces nuances subtiles et délicates. Un crime a-t-il été commis, avec quel instinct sûr ils interprètent les faits les plus minimes, déchiffrent en quelque sorte les hiéroglyphes des choses, et relient un à un les fils d’un réseau de probabilités qui menacent à chaque instant des évanouir dans les ténèbres ! Une fois lancé à la poursuite de l’accusé, quel flair, et comment ils s’attachent à sa trace. Un autre peut savoir la langue des voleurs, slangs avoir pénétré par l’étude dans les mœurs de ce pays dangereux, et avec tout cela manquer des aptitudes, on oserait presque dire des dons de nature qui sur un tel terrain conquièrent forcément le succès. Les vrais detectives aiment leur état ; ces fonctions si peu enviées et si peu enviables ont pour eux l’attrait de la lutte. C’est par goût qu’ils étudient le gîte des bêtes fauves dont il leur faut suivre la piste ; ils mettent de l’amour-propre à braver certains dangers, à défier le sommeil et la fatigue. La considération de la récompense et du profit n’est sans doute point étrangère à leur zèle, mais ils obéissent aussi au point d’honneur. De même que les limiers pur sang, ils chassent d’enthousiasme, et combien au moment où ils saisissent enfin leur gibier est vive la joie du triomphe ! Ayant affaire à des hommes naturellement astucieux, ils doivent souvent déjouer la ruse par la ruse et se couvrir d’un masque impénétrable. A quels déguisemens n’ont-ils pas recours dans certaines circonstances ! Lors de l’exposition universelle de 1862, à Londres, des vols se commettaient la nuit depuis quelques semaines dans ce qu’on appelait le département autrichien. Un detective de Scotland-Yard eut l’idée de s’envelopper d’une couverture verte comme une statue[15], et de monter ainsi la garde sur un piédestal, en face des riches étalages. Un voleur en blouse ne tarda point à se montrer, et après avoir volé une paire de bottes s’esquivait lestement. Tout à coup l’immobile statue s’anime, l’embrasse et l’arrête. Le saisissement du pauvre diable fut si profond que l’agent de police, craignant de l’avoir tué, commençait à se repentir de son stratagème. Toutefois le coupable en fut quitte pour la peur et pour un jugement devant la cour de Westminster.

Les modernes découvertes de la science et de l’industrie ont fourni de nouvelles armes à la société anglaise pour se défendre contre les malfaiteurs. On raconte que Gainsborough avait pour voisin un clergyman dont le jardin avait été dépouillé de ses fruits sans qu’on pût découvrir l’auteur du vol. Un jour d’été, l’artiste se leva de très bonne heure et pénétra dans le jardin de son ami pour croquer un vieil orme. Assis dans un coin obscur, il était à l’ouvrage, quand il aperçut un homme regardant par-dessus la haie qui bordait la route et cherchant à s’assurer de l’état des lieux. Le peintre, profitant de la circonstance, dessina la tête du maraudeur, et la ressemblance était si parfaite qu’il fut reconnu pour venir d’un village des alentours. Le crayon avait été en ce cas un agent révélateur ; mais les Gainsboroughs sont rares, et, s’il fallait compter sur eux pour éclairer la justice, plus d’un verger couronné de fruits courrait grand risque d’être outrageusement pillé. On a depuis lors d’autres moyens d’un usage plus facile et beaucoup plus répandu. Chaque homme porte en lui-même un dénonciateur, son ombre. La photographie à bon marché a fait dans ces derniers temps de tels progrès en Angleterre, qu’il n’est guère une personne riche ou pauvre dont la figure ne soit reproduite sur un verre ou sur une carte. Un crime a-t-il été commis et en soupçonne-t-on l’auteur, la police se hâte de se procurer un de ces portraits. Tiré aussitôt à un très grand nombre d’exemplaires, un tel signalement authentique se trouve placardé sur les murs et encadré dans une affiche annonçant la nature de l’infraction aux lois du pays, le caractère du fugitif et la récompense promise à quiconque mettra sur la voie des découvertes. On connaît aussi les services que rend la chimie aux recherches de la justice ; mais il est une autre invention qu’on s’attendrait moins à voir intervenir dans l’investigation des délits. Il y a quelques années, des voleurs, serrés de près par des agens et porteurs de montres qu’ils avaient dérobées à un horloger de Londres, eurent l’idée, pendant qu’ils traversaient la Tamise dans un bateau, de détruire les pièces de conviction en les précipitant au fond du fleuve. Le lit bourbeux et sombre de ce grand cours d’eau leur semblait le meilleur tombeau de secrets qu’on pût trouver. « Les rivières sont des receleuses qui ne parlent point, » avait dit l’un des voleurs à ses camarades pour les engager à se défaire de leur dangereux butin. Eh bien ! la Tamise a parlé. Sir Richard Mayne se procura quelques-uns des plongeurs à casque auxquels le lit du fleuve est bien connu, et les chargea de fouiller en sa présence les endroits les plus profonds sur la ligne qui avait été désignée par les agens de police. Toutes les montres furent retrouvées, et l’une d’entre elles, nullement altérée par son séjour dans l’élément liquide, figure aujourd’hui à la vitrine d’un horloger du Strand. Après tout, les méthodes dont se servent nos voisins pour arriver à la détection des crimes ne diffèrent pas beaucoup de celles qui se pratiquent ailleurs, et ce n’est nullement sur cet ordre de faits que je voudrais insister. Si l’on tient à connaître plus complètement le rôle de la police anglaise, il faut se demander avec quels ennemis elle a tous les jours affaire et quel est le caractère des hommes dont elle réprime plus ou moins les mauvais desseins. Bisons donc un mot des voleurs de Londres.

Carlyle désigne quelque part les voleurs anglais sous le nom de régiment du diable, Devil’s régiment, c’est l’armée qu’il faudrait dire. D’après un relevé très exact publié en 1858 par Albany Fonblanque, il y avait alors dans le royaume-uni 160,346 criminels, dont 25,424 en prison et 134,922 à l’air libre. Ils n’ont d’ailleurs fait que croître et se multiplier depuis ce temps-là. Ces malfaiteurs sont personnellement connus des officiers de police. Que demain le secrétaire d’état envoie à sir Richard Mayne et aux chief constables l’ordre d’arrêter toutes les personnes justement soupçonnées qui se trouvent dans les cinquante-deux comtés de l’Angleterre et du pays de Galles, les agens de ces fonctionnaires n’auront aucune peine à mettre la main sur les escrocs, les filous, les crocheteurs de portes et les assassins en herbe. Personne n’ignore en outre que ces gens-là commettent chaque jour des larcins pour vivre. Un habile detective vous dira même le nom des maisons de receleurs situées dans son district et auxquelles se vendent les marchandises dérobées[16]. Rien donc ne paraîtrait plus aisé à première vue que d’en finir avec cette armée du mal : est-ce la loi qui s’y oppose ? Non vraiment, et nous étonnerons sans doute beaucoup d’Anglais en leur apprenant qu’il ne tiendrait qu’à leur police de frapper un grand coup d’autorité sur tous les hommes dangereux. Un des statuts du livre de la justice, datant de près d’un siècle, déclare que « toute personne réputée voleuse qui fréquente des rues et des places publiques, fournissant plus que d’autres des occasions pour attenter au bien d’autrui, peut être conduite devant les magistrats, condamnée et envoyée en prison. » D’où vient ; donc que cette disposition si claire de la loi n’a jamais été exécutée ? Simplement de ce qu’elle s’écarte tout à fait des principes généraux, de la jurisprudence anglaise et de ce qu’elle blesse au vif un sentiment de droit naturel incarné depuis longtemps dans les mœurs. Juger les intentions ; voilà qui est beaucoup trop contraire à l’esprit et au caractère de nos voisins pour qu’ils se servent arbitrairement d’une telle arme. Aussi combien la pratique diffère sur ce point de l’article du code que nous venons de citer ! L’individu le plus mal famé circule librement en plein jour dans les rues de Londres et défie en quelque sorte les regards de la police pour avoir le droit de l’arrêter, il faut qu’on le prenne, comme on dit, la main dans le sac[17]. Des bandes de malfaiteurs se transportent même d’un lieu à un autre toutes les fois que certaines occasions, comme les courses de chevaux ou l’ouverture d’une exposition d’objets d’art, appellent un grand concours de visiteurs dans l’une des villes de l’Angleterre. Il est vrai que la police est presque toujours avertie de leurs mouvemens et les suit d’un pied agile. Lors de la fièvre du garrotage[18], un sombre groupe d’hommes se livrant par état à ces perfides attaques avait quitté Londres pour Manchester. Arrivés vers le tomber de la nuit au terme de leur voyage, ils descendaient à petit bruit d’un des wagons de troisième classe quand ils furent priés par les inspecteurs de les suivre dans une des salles du débarcadère. « Messieurs, leur dit-on, permettez qu’on vous voie. » Quand leurs figures éclairées par la lumière du gaz eurent été reconnues, on les laissa tranquillement aller ; mais chacun d’eux savait bien que la mèche était éventée, et qu’il n’y avait plus rien à faire pour les garroteurs dans la grande cité industrielle du nord. Aussi, regrettant d’avoir perdu l’argent de leur excursion, ils retournèrent vers Londres, honteux et confus comme le renard de la fable.

Il y a une vingtaine d’années, un moraliste anglais, M. Henry Mayhew, eut l’idée de convoquer, à un meeting les voleurs de Londres ; au-dessous de vingt et un ans. Cent cinquante d’entre eux se rendirent à cet appel, et la séance eut lieu dans une des classes de British Union school. Les auditeurs étaient rangés sur des bancs, et la longueur de leurs cheveux indiquait le temps qui s’était écoulé depuis leur dernière sortie de prison. Presque tous couverts de haillons, ils n’en affectaient pas moins une gaieté bruyante, à l’exception des plus âgés, qui gardaient au contraire une attitude sombre. Pendant une demi-heure environ, ils se mirent en devoir d’imiter la voix de tous les animaux domestiques, étrange concert au-dessus duquel dominait la voix du coq. Le président craignit un instant de perdre sa soirée ; mais, sur son invitation l’ordre et le silence succédèrent au tumulte. L’un des assistans comptait à peine dix-neuf ans, et il avait été vingt-neuf fois en prison ; cette communication fut reçue avec des applaudissemens, et tous les autres se levèrent pour contempler le jeune héros. Plusieurs d’entre eux avaient d’ailleurs écrit à la craie sur leur chapeau un numéro indiquant leurs campagnes, c’est-à-dire le nombre de fois qu’ils avaient été incarcérés. Les causes qu’ils assignèrent eux-mêmes à leur état de vagabondage et de déprédation étaient la négligence de leur famille, les mauvais traitemens de leurs maîtres et l’influence de jeunes compagnons qui les avaient entraînés dans cette voie. Soixante-trois parmi eux savaient lire et écrire. Ils avaient leur littérature, et aimaient à dévorer toutes les histoires de voleurs, toutes les biographies de brigands célèbres. Ceux qui ne pouvaient déchiffrer les lettres moulées se faisaient lire à haute voix de tels ouvrages par leurs « collègues plus instruits. Vingt d’entre ces jeunes malfaiteurs avaient été fouettés deux, trois et quatre fois[19]. Un policeman en habit bourgeois se trouvait dans la salle, et sa présence, ayant été remarquée, donna lieu à des murmures, à des sifflets. Avait-il bien le droit d’être là ? On le pria de se retirer, et il obéit en faisant des excuses. Durant le cours de la soirée, le président (Henry Mayhew) envoya l’un des membres du meeting changer une livre sterling. Quand le jeune voleur rentra avec la monnaie de la pièce, les applaudissemens éclatèrent. Ses camarades jurèrent qu’ils l’auraient tué, s’il n’était point revenu. Je ne crois point que ce curieux meeting ait eu de grandes conséquences pratiques, et pourtant de tels renseignemens pris sur le vif ne sont nullement à négliger quand il s’agit d’une classe d’hommes que la société a tout intérêt à connaître.

Un detective à qui j’avais témoigné le désir de voir d’un peu près ce qu’il appelait lui-même ses habitués, me conduisit, il y a deux ans, dans un club de voleurs. Tel est en effet le nom que l’on pourrait donner à une tabagie de Londres où se réunissent les hommes du caractère le plus suspect et souvent le plus dangereux. Je déclarai franchement ma qualité d’écrivain et l’objet de mes recherches. Cette ouverture fut reçue froidement, mais sans surprise et sans aucun signe de malveillance. « Vous n’attendez pas, me dit l’un des assistans, que nous vous livrions les secrets de la profession : si c’est là votre but, adressez-vous à d’autres ; mais nous répondrons volontiers aux questions que vous voudrez nous faire sur notre branche de commerce, business. » Je n’en demandais pas davantage. Tous convinrent que leur industrie était une des moins fructueuses qu’un homme pût exercer au monde. Quelle est après tout la valeur des larcins commis chaque année dans la ville de Londres ? 50,000 livres sterling, ce qui donne en moyenne pour chaque voleur un gain de 1,500 à 2,000 francs par an. Il s’en faut encore de beaucoup que ces chiffres représentent la somme réelle des profits, et il est bon de connaître à cet égard les réflexions des coupe-bourses anglais. A les entendre, le voleur est le plus volé de tous les hommes dans les pays civilisés. Pour une montre en or valant 100 guinées, on lui offre 2 souverains (50 fr.) et 30 malheureux shillings pour une banknote de 5 livr. sterl.[20]. Plus l’objet dérobé est facile à reconnaître, et moins le receleur en propose d’argent. N’est-il pas juste, dira-t-on, qu’il fasse payer les risques ? Peut-être ; mais l’auteur du délit court bien d’autres dangers dont l’acheteur clandestin n’est pas du tout responsable. — Qu’on ajoute à ce grief les chômages, c’est-à-dire le temps de prison, les entreprises manquées, les jours de morte saison, les alarmes, les déceptions, les pertes auxquelles donne lieu le moindre hasard, et l’on comprendra aisément l’amertume avec laquelle certains voleurs parlent de leur misérable gagne-pain. Le métier d’honnête homme, ils le déclarent très haut, vaut cent mille fois mieux que celui de malfaiteur ; pour un de ces derniers qui vit momentanément dans l’abondance, combien traînent une existence précaire, avec le cachot et peut-être le gibet en perspective ! Or, comme la considération d’intérêt est à leurs yeux la principale, je dirai même la seule à laquelle ils se montrent sensibles, beaucoup regrettent ouvertement d’avoir suivi leur vocation (calling). C’est un mauvais état, mais la grande difficulté pour eux est d’en sortir ; ils ne savent exercer aucune industrie utile, ou, s’ils ont appris dans leur jeunesse une profession, ils l’ont depuis longtemps oubliée. D’ailleurs la chaîne des vicieuses habitudes, l’oisiveté, le déclassement et, il faut bien le dire, le goût des aventures, les retiennent fatalement dans le cercle de vie qu’ils se sont tracé eux-mêmes. Je sortis de ce club emportant quelques aveux utiles à recueillir de la part d’hommes voués à une inéluctable condition ; mais je me sentais en même temps saisi d’une forte impression de tristesse. Des missionnaires protestans (City missionaries) qu’on retrouve dans presque toutes les grandes villes d’Angleterre ont aussi cherché à découvrir les idées et les manières de voir du voleur. Vivant avec les réprouvés dans certains quartiers de la métropole où tout le monde ne s’aventure point volontiers durant la nuit, ils sont plus à même que d’autres d’étudier les mœurs de cette bohème. L’expérience démontre d’ailleurs qu’avec les plus justes intentions du monde ils font en réalité très peu de bien. Plus d’un voleur de Londres a du sang de bon larron dans les veines : il n’est point du tout impossible de l’amener à quelques pratiques extérieures du culte ; mais en vaut-il mieux pour cela ? Que l’occasion se présente, et ses mauvais instincts échapperont à tout contrôle moral. Ces malfaiteurs ont toutefois de l’affection pour les hommes qui s’occupent d’eux et qui leur témoignent vraiment de l’intérêt. L’ami intime de l’un de ces missionnaires fut un soir dépouillé d’une paire de gants, et comme quelques jours après il repassait par la même rue, un inconnu l’aborda en lui disant : « Je ne savais point qui vous étiez, autrement je ne vous aurais point volé vos gants. Les voici, pardonnez-moi. »

De même que dans toutes les autres grandes villes, il existe à Londres plusieurs catégories d’hommes vivant de fraude et de pillage. Quelques-unes des facultés qui distinguent les bons ouvriers anglais se retrouvent chez ces artisans du mal. Il y a quelques années, des outils et des instrumens qui servent au vol par effraction, produits devant une cour de justice, furent jugés d’un travail si parfait que les agens de police eux-mêmes témoignèrent leur admiration. Plusieurs de ces burglars sont de très habiles artistes, et, parmi les deux ou trois cents livres d’ustensiles en fer saisis chaque année et envoyés à l’arsenal de Woolwich pour y être fondus, les connaisseurs regrettent de véritables chefs-d’œuvre. Nos voisins sont aussi grands amateurs de sports, et tout un genre de fraudes s’est pour ainsi dire enté sur cette disposition nationale. Un jour que je remontais le Strand, je fus accosté par un Anglais qui me demanda le nom d’une église. Il est extrêmement rare qu’un gentleman adresse la parole à un inconnu, et il était, encore moins naturel qu’un habitant de Londres eût recours à un étranger pour savoir le nom d’un édifice. Aussi mes soupçons furent-ils immédiatement éveillés ; mais c’était une raison de plus pour que je montrasse quelque empressement à entrer en conversation avec un homme dont l’extérieur était du reste singulier. Nous avions à peine fait quelques pas dans le Strand que, sous prétexte de nouer plus ample connaissance ; mon compagnon, remarquable par sa haute taille et ses cheveux d’un blond jaunasse, m’offrit de me conduire dans un hôtel. J’acceptai l’invitation, car tout présageait une aventure. Il y avait alors dans Holywell-street une rue assez mal famée qui longe une partie du Strand, je ne sais quel public house d’apparence terne et suspecte : cette taverne a aujourd’hui disparu. L’Anglais, qui connaissait parfaitement les maîtres de la maison, m’introduisit dans une grande salle peu éclairée, mais meublée à la manière des autres parlours de Londres. Plusieurs tables d’acajou massif entourées chacune de bancs et de compartimens taillés dans le même bois, se succédaient de distance en distance, Nous prîmes place à l’une de ces tables, et mon hôte (car il revendiqua ce caractère) fit apporter par le garçon deux verres de vin de Xérès, en ajoutant d’un ton significatif : « Et que ce soit du meilleur, the best ! » Après les cérémonies d’usage chez nos voisins, c’est-à-dire après nous être salués d’un signe de tête, nous avions à peine trempé les lèvres dans la liqueur dorée qu’un inconnu de taille courte et ramassée, avec de gros traits, un teint hâlé et des cheveux noirs, entra dans la salle. Les deux individus paraissaient absolument étrangers l’un à l’autre. Le nouveau venu, après s’être fait servir de son côté un verre d’ale, demanda la permission de s’asseoir à notre table. Il se donnait pour un gai clergyman en vacances qui était à Londres depuis quelques semaines. — Quelle ville ! que de plaisirs faciles ! et comme il aurait à faire pénitence en retournant dans son ermitage ! Ce jour-là même il avait assisté dans Agricultural Gall à des exercices athlétiques, et il regrettait amèrement de n’avoir pu concourir avec les autres champions.

Pour nous montrer sa force, il découvrit un bras qui était en effet très vigoureux, et se vanta d’être à même de lancer une balle de plomb à je ne sais plus combien de mètres. L’autre Anglais accueillit cette déclaration avec un : sourire d’incrédulité. « C’est impossible, s’écria-i-il, vous ne ferez jamais croire cela ; mais je veux vous mettre à l’épreuve, et je parie contre vous une douzaine de bouteilles de vin de Champagne que nous reviendrons boire tout à l’heure dans cet hôtel en fumant deux douzaines de cigares de la Havane. Mon ami (en me montrant) sera l’arbitre des termes de la gageure. » Le clergyman accepta tranquillement le défi. Toute la difficulté était maintenant de trouver un endroit pour accomplir ce tour de force. Le provincial en habit noir proposait la rue ; mais l’habitant de Londres soutint avec raison qu’on ne laisserait point faire un tel exploit sur la voie publique. Par bonheur il connaissait à très peu de distance un jardin tout à fait convenable pour ce genre d’exercice. « Allons-y ! » s’écrièrent d’accord les deux Anglais. Nous sortîmes, et je marchai avec eux quelque temps, ayant l’air d’être leur dupe, lorsque, arrivé à une sombre arcade s’ouvrant sur une allée étroite et déserte, je signifiai à mon ami que je n’avais nulle intention d’aller plus loin. « Comme vous voudrez, » murmura-t-il entre ses dents tout en me jetant un regard farouche. Voici pourtant ce qui me serait arrivé : on m’aurait conduit dans un boulingrin où, pour une raison quelconque, le plan de la balle de plomb aurait été abandonné ; mais on se serait rabattu sur les quilles, et l’on m’aurait forcé de parier pour l’un des deux joueurs. J’aurais naturellement parié pour celui que je croyais le plus habile ; bientôt la chance aurait tourné, et il aurait perdu coup sur coup, m’entraînant dans sa ruine apparente. Des étrangers, des Anglais surtout, sont chaque jour à Londres dépouillés de grosses sommes d’argent par ces « escrocs au jeu de quilles, » et leur roi, king of skittle-sharpers, celui-là même que je rencontrai dans le Strand, avait été plusieurs fois condamné par les tribunaux. Les juges en pareil cas ne prononcent d’ailleurs que des peines très modérées, et ont toujours l’air de dire au plaignant. : « Que diable alliez-vous faire dans cette galère ? »

De toutes les variétés de voleurs, et elles sont innombrables, de tous les criminels, et leur nom est légion, celui qui donne encore le plus de mal à la police anglaise est sans contredit le ticket-of-leave-man. La traduction littérale de ces mots échouerait à donner l’idée d’un type qui n’existe point ailleurs ; il nous faut donc raconter les faits. Le système de transportation avait fleuri en Angleterre depuis cent quarante années, lorsque, vers 1837, les colonies refusèrent de recevoir les criminels qu’on leur envoyait. De quel droit les aurait-on forcées à recueillir cette écume que chassait à travers l’océan la mère-patrie ? Il fallut donc songer à une modification du système pénitentiaire. En 1853, le lord-chancelier proposa au parlement de changer la transportation en servitude pénale ; c’était un nouveau terme introduit dans la législation criminelle pour un nouveau genre de châtiment. Aux travaux forcés sur une terre lointaine fut substitué l’emprisonnement à l’intérieur du pays dans les cachots ou les pontons, et comme ce dernier genre de punition semblait plus sévère que l’autre, on réduisit la durée des condamnations prononcées par le juge. Aujourd’hui il n’y a plus que l’ouest de l’Australie, Bermuda et Gibraltar qui consentent encore à recevoir des forçats anglais. Nos voisins se trouvent donc obligés de garder désormais les criminels chez eux et de vivre en quelque sorte tête à tête avec le mal. Ces mêmes hommes qu’on envoyait inquiéter les habitans de l’autre côté du globe, il faut maintenant les avoir à ses portes quand pour eux expire le temps de la captivité. Les malfaiteurs dangereux dont la Grande-Bretagne aurait le plus d’intérêt à se débarrasser sont précisément ceux, on le conçoit, que redoutent les colons et dont ils ne veulent à aucun prix. Cette disposition n’est pas la seule qu’introduisit la loi de 1853. Tant que l’Angleterre avait joui d’un moyen facile pour se décharger sur les autres du rebut de la population indigène, elle ne se préoccupait pas beaucoup de réformer le moral de ses condamnés. Quand au contraire cette ressource vint à manquer, l’attention de tous se porta sur la discipline des prisons, et l’on chercha par diverses méthodes à encourager chez les détenus un sentiment de retour à une meilleure vie. Il fut donc décidé que le gouvernement, c’est-à-dire en ce cas le secrétaire d’état, aurait le droit de délivrer un billet de congé, ticket of leave, à ceux des forçats qui n’avaient point servi tout le temps de la peine, mais dont la conduite était de nature à inspirer de la confiance. Ce système avait réussi à Bermuda, et il y avait lieu de croire qu’il en serait de même en Angleterre.

D’autres causes que la fermeture des colonies (c’est le nom qu’on donne à leur refus d’admettre dorénavant les transportés) ont contribué à émouvoir l’opinion publique. Au-delà du détroit, il s’est formé depuis quelques années une école de légistes et de philanthropes sérieux, à la tête de laquelle il faut placer M. M. D. Hill, ancien recorder de Birmingham[21]. Ce magistrat n’a point craint d’avouer à plusieurs reprises du haut de son siège l’impuissance du système répressif. Sans doute la justice et la police, telles qu’elles se pratiquent en Angleterre, ne sont point tout à fait inefficaces, car en incarcérant le criminel l’une et l’autre lui enlèvent pour quelque temps les moyens de nuire à la société. Elles combattent le mal, c’est vrai, mais le guérissent-elles ? M. Hill en doute, et qui oserait contester sa grande expérience ? Suivant lui, l’Angleterre fait tous les ans des efforts vraiment héroïques « pour soulever entre les montagnes du droit un océan destiné à transporter une plume d’oiseau ou à noyer une mouche[22]. » Encore la mouche n’est-elle point noyée le moins du monde ; elle agite ses ailes pour les sécher au soleil et prépare son dard. En d’autres termes, et pour parler sans figure, ce méchant gamin que la loi vient de frapper redresse la tête et défie la civilisation tout entière. Le voleur coûte cher ; on calcule qu’en frais de justice, de police et de prison les Anglais paient la somme énorme de 10 ou 12 millions de liv. sterl. par an ; c’est plus qu’ils ne dépensent pour leur armée. L’argent n’est pourtant point encore ce que regrette le plus M. Hill ; non, c’est la souffrance humaine perdue. Aux yeux de ce juge éclairé, la douleur et le châtiment ne devraient être employés par la société que comme des élémens de régénération morale. Dans sa manière de raisonner, le principal obstacle qui s’élève entre le condamné et la liberté n’est point du tout la prison, ce n’est point même la sentence du tribunal : le mur d’airain consiste dans le caractère du détenu et sa ferme volonté de mal faire. Aussi, tout en remplissant les devoirs de sa charge, M. Hill comptait beaucoup moins sur la valeur des peines édictées par la loi que sur l’ensemble des moyens calculés pour redresser le caractère des prisonniers et réveiller en eux la voix de. la conscience humaine. « Croyez-moi, disait-il au grand jury de Birmingham, l’heure de la libération doit sonner pour le détenu, non quand il a fini légalement son terme, mais lorsqu’il donne des gages certains de bonne conduite, et qu’il se montre vraiment capable de rendre service à son pays. » Ces vues ont donné lieu en Angleterre à la fondation des écoles de réforme morale pour les jeunes voleurs (reformatories), aux excellentes prisons graduées de l’Irlande et au système tout moderne du ticket-of-leave-man.

A quelques égards, le ticket-of-leave-man se rapproche de notre forçat libéré ; il faudrait pourtant bien se garder de confondre les deux types. Le forçat anglais dont il s’agit n’est libre que sous condition ; ainsi que le dit la métaphore, il est en congé, leave, et peut être rappelé au bagne d’un instant à l’autre. La loi déclare en effet que cette faveur est révocable à la discrétion du ministre, et que dans ce cas le convict (forçat) sera reconduit en prison pour y subir le reste de la peine prononcée par les tribunaux. Il se trouve exactement vis-à-vis de l’état dans la situation d’un débiteur qui n’a payé que la moitié de sa dette, mais que le créancier délivre sur parole tout en se réservant ; le droit, quand bon lui semble, de reprendre son homme. Pour que le condamné soit réintégré sous les verrous, il n’est même point du tout nécessaire qu’il commette un nouveau délit ; il suffit en principe qu’il s’associe avec des camarades d’un caractère douteux, qu’il mène une vie oisive et dissolue, et qu’il ne puisse justifier de ses moyens d’existence. Cette liberté est certes bien précaire ; à chaque moment, elle court risque d’être rayée d’un trait de plume. Eh bien ! le croirait-on ? c’est la fragilité même d’une telle permission de congé qui contribue en plus d’un cas à entourer le ticket-of-leave-man d’une trop grande tolérance. Pour se rendre compte d’une telle contradiction apparente, il faut bien connaître les mœurs politiques des Anglais. Le secrétaire d’état, on l’a vu, se trouve investi d’une sorte de dictature vis-à-vis des convicts libérés avant l’expiration de leur temps : est-il à craindre qu’il abuse de ce pouvoir arbitraire ? Beaucoup savent très bien qu’il hésite au contraire à s’en servir, précisément à cause de l’étendue de la responsabilité. De tels coups d’état administratifs répugnent toujours au caractère de nos voisins. L’accusé sur lequel la police a fourni de mauvaises notes est jugé, lui absent, et à huis clos : or ce n’est point en Angleterre qu’on condamne volontiers un homme sans l’entendre, cet homme fût-il même un forçai Aussi par le fait ce pardon conditionnel équivaut-il la plupart du temps à une grâce pleine et entière, free pardon.

Au fond, le succès de cette expérience délicate dépendait tout entier de la valeur du système pénitentiaire. Est-il possible de changer les hommes, et existe-t-il des moyens pour convertir un criminel en un citoyen utile ? Telles sont les deux questions qu’il s’agissait surtout de résoudre. On se hâta de s’adresser à la physiologie, à la religion, à la science des moralistes ; mais la vérité est que les obstacles opposés par les colonies au système de transportation vinrent surprendre l’Angleterre dans un moment où elle n’était nullement préparée à une œuvre de réforme bien difficile. La surveillance des prisons était alors confiée à sir Joshua Jebb, esprit éclairé qui adopta les vues du gouvernement. Pour que le nouveau système portât de bons fruits, il fallait avant tout que l’amendement du détenu fût une vérité et non une fausse apparence. Voulant s’éclairer à cet égard, l’autorité comptait beaucoup sur le concours des chapelains chargés dans les prisons de la conduite des âmes. La plupart d’entre eux sont à coup sûr des fonctionnaires honorables et dignes de confiance ; mais ce sont peut-être aussi les plus faciles de tous à tromper. Le prisonnier doué d’une mémoire heureuse qui pouvait réciter devant eux de longs passages de la Bible, qui affectait des airs de repentir et recevait le sacrement de l’église protestante, était à peu près certain d’obtenir sa grâce. Le plus souvent cet homme trouvait en cela le moyen d’ajouter au crime la seule chose qui puisse l’enlaidir, — le masque de l’hypocrisie. Déçus eux-mêmes de très bonne foi, les chapelains induisirent donc en erreur le gouvernement sur le compte de plus d’un malfaiteur qui leur semblait amendé. D’ailleurs ce qu’on appelle la bonne conduite dans les prisons ne prouve point toujours en faveur d’une véritable conversion morale. Il existe en Angleterre une classe de voleurs qui passent un cinquième de leur vie-sous les verrous. On leur a donné le nom significatif de vieux oiseaux de prison, old gaol-birds, et ils ne détestent point leur cage[23]. Se regardant en quelque sorte comme chez eux, les criminels les plus incorrigibles sont souvent les mêmes qui se soumettent et se conforment le mieux à la discipline du régime pénitentiaire. Aussi plusieurs d’entre ces oiseaux madrés trouvèrent-ils sous le nouvel ordre de choses le secret de se procurer la clé des champs. On ne tarda point à s’apercevoir que la différence est grande entre un bon prisonnier et un honnête homme. La plupart des repris de justice sont après tout des aveugles, qui ne savaient déjà point se conduire eux-mêmes dans le monde ; est-ce donc la captivité qui peut leur avoir appris à faire un meilleur usage de leur libre arbitre ? Du 1er octobre 1853 jusqu’au 31 mars 1861, c’est-à-dire durant les sept années et demie où le système du ticket of leave fut le plus en vigueur, on accorda 9,180 congés, sur lesquels 384 ont été révoqués pour mauvaise conduite, et 1,030 autres n’ont point empêché ceux qui les avaient obtenus d’être condamnés pour de nouveaux crimes. Ne faut-il point aussi tenir compte des dangers auxquels le convict est exposé après sa sortie de prison ? Le ticket of leave dans sa poche, il se trouve isolé dans la ville qu’il a choisie pour sa résidence, ou, ce qui est encore bien plus dangereux pour lui, entouré des mauvais conseils de ses anciens complices. Les tentations du besoin s’accroissent avec la répugnance qu’il inspire, et la difficulté qu’il rencontre à gagner sa vie. Pour résister à tant de causes de rechute, ce ne serait point trop d’une vertu ancienne et robuste qu’attendre d’une conscience replâtrée ? Le ticket-of-leave-man est le Jean Valjean de l’Angleterre ; le roman[24] et le théâtre se sont disputé à l’envi depuis quelques années ce type tout moderne et bien digne à coup sûr d’exciter un vif intérêt.

Comment se conduit la police à l’égard de ces forçats qui ont été libérés en vertu d’une tolérance particulière de la loi ? Dans les commencemens, une des conditions de la grâce accordée au détenu était qu’après sa sortie de prison il viendrait de temps en temps se déclarer lui-même aux autorités. Il faut pourtant avouer qu’une telle mesure a été très rarement mise en pratique. On trouva que la condition de cet homme était assez misérable déjà sans qu’une surveillance particulière l’aggravât d’un stigmate officiel. Les maîtres des chantiers ne sont partout que trop portés à lui refuser de l’ouvrage, et les artisans ordinaires témoignent une forte antipathie à l’admettre dans leurs rangs. Il y a quelques années, les quatre juges de paix de l’Yorkshire résumaient en ces termes les plaintes des ticket-of-leave-men : « Nous désirons vivre honnêtement, disent-ils, mais nous ne trouvons personne qui nous emploie. Les agens de police sont nos principaux ennemis ; ils nous poursuivent comme des chiens, disent à tout le monde qui nous sommes, et chacun nous tourne le dos. Exiger en outre que nous allions nous dénoncer, à eux, ce serait afficher publiquement notre infamie, et il ne nous resterait plus alors qu’à choisir entre ces deux extrémités : voler ou mourir de faim. » Les mœurs, le caractère, les institutions, tout répugne en Angleterre à un système d’espionnage et de surveillance. Jaloux de leurs libertés, nos voisins craindraient qu’une telle arme ne vînt à se retourner dans les mains du pouvoir contre ceux qui lui déplaisent et à servir les desseins d’une politique astucieuse. On commence par les voleurs et l’on finit par les prétendus ennemis de l’état. Aussi l’opinion publique se prononça-t-elle énergiquement contre les mesures tracassières, même envers les repris de justice, et la condition écrite au revers du billet de congé devint par cela même lettre morte. N’y a-t-il point toutefois un véritable danger à ce qu’un criminel qui n’a jamais peut-être mérité sa grâce puisse aller et venir sans contrôle, se cacher dans Londres, cette forêt d’hommes, et chasser de nouveau sur la propriété d’autrui ? Le danger existe assurément, et tous les inspecteurs de Scotland-Yard le signaient. L’un d’eux connaît un forçat libéré avant l’expiration de son temps qui tient à Londres une école de vol où trente garçons et jeunes filles profitent des leçons de cet habile maître. Il y a quelques mois, un autre ticket-of-leave-man qui avait réussi à endormir tous les soupçons était sur le point d’épouser une riche lady, lorsque la police démasqua une longue série de fraudes dont il s’était rendu coupable. Le fait est qu’après avoir essayé tour à tour de la sévérité, de la modération et de l’indulgence, l’Angleterre se trouve aujourd’hui très embarrassée avec ses criminels. Emprisonnés, ils sont une lourde charge pour l’état ; libres, ils jouent au plus fin avec la justice et mettent en défaut la vigilance des autorités, qui ne réussissent même point à leur inspirer une salutaire terreur. L’ancienne loi du talion trouve désormais très peu d’admirateurs parmi nos voisins éclairés, et d’un autre côté la foi dans les moyens de régénération morale a été singulièrement ébranlée par l’insuccès du système de ticket of leave. Est-ce une raison pour qu’ils renoncent à réformer ceux des malfaiteurs qui ne se montrent point tout à fait incorrigibles ? Non vraiment, et la voie reste ouverte au repentir. On conçoit néanmoins qu’après un tel échec la force répressive, soit encore le plus ferme boulevard derrière lequel se réfugie pour l’instant la société britannique dans sa lutte opiniâtre contre l’armée du crime.

La police est en Angleterre ce qu’elle doit être chez un peuple libre. Ailleurs ce pouvoir occulte, ombre de l’inquisition, a plus d’une fois donné lieu à d’étranges maladies de l’esprit. Il n’est point un médecin d’aliénés qui n’ait rencontré dans les hospices du continent des malheureux se croyant persécutés, étreints et comme ensorcelés par un ennemi invisible. Au-delà du détroit, la police est au contraire de nature à rassurer ; elle n’inquiète que ceux qui ont de bonnes raisons pour la craindre. Quoique placée sous la responsabilité de l’état, elle fonctionne pour les intérêts et avec le concours de la société tout entière. Le plus souvent elle protège le faible contre le fort. Que veut cet inspecteur qui vers minuit passe dans les rues de Londres, épiant d’un regard sévère les fenêtres éclairées derrière lesquelles se dessinent des ombres de jeunes filles ? Il est chargé de veiller à l’exécution de la loi contre les maîtresses de travail abusant de leur autorité sur les ouvrières pour leur refuser le sommeil et leur imposer une tâche trop prolongée. Le caractère qui recommande surtout la police anglaise à l’admiration des étrangers est qu’elle n’a rien à voir dans les opinions, et qu’elle est étrangère aux luttes des partis. Un vieil acte du parlement autorise bien à arrêter ceux qui se livrent dans un endroit public à des propos séditieux ; mais en général l’agent de service feint de ne point entendre ces vaines paroles qu’emporte le vent. Autrement il n’y a ni suspects, ni délateurs, ni ennemis désignés et observés par l’autorité. On demandera peut-être comment il se fait qu’un gouvernement entouré de si peu de surveillance soit à même de se maintenir et passe avec raison pour très solide. C’est qu’il a su se concilier par la liberté une force bien supérieure à celle de la police et des armées, — la sympathie de l’opinion publique, contre laquelle échoue en ce moment l’une des plus menaçantes conspirations dont l’histoire ait gardé le souvenir.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Voyez la Revue du 15 août 1867 et du 1er février 1868.
  2. D’anciennes anecdotes courent parmi nos voisins sur le compte de Charley (tel est le surnom qu’on donnait au watchman). Il était très souvent lui-même battu et volé. Des jeunes gens lui arrachaient son manteau, son bâton, sa lanterne, et paradaient ensuite dans les rues en criant les heures. D’autres fois on retournait la guérite dans laquelle dormait le veilleur de nuit, et on l’appliquait contre un mur, laissant ainsi le captif dans une position humiliante et critique.
  3. Les Anglais aiment à contracter les noms de baptême ; c’est ainsi que de William ils font volontiers Bill, de Richard Dick, de Robert Bob ou Bobby.
  4. La lettre indique la division à laquelle il appartient, et le chiffre est le signe de son identité personnelle. Comme il y a vingt et une divisions, on s’est servi de vingt et un caractères de l’alphabet pour les désigner. C’est ainsi qu’on imprime chaque matin dans le bulletin des tribunaux anglais : « Déposition de F 50. » Cela veut dire le constable portant le numéro 50 dans la division F (Covent-Garden). Quelquefois le même policeman porte deux lettres sur son habit : par exemple R R signifie la réserve de la division R.
  5. Les mêmes gardiens ne pourraient naturellement marcher pendant tout ce temps-la ; aussi sont-ils relevés de faction d’après un ordre invariable. Des patrouilles fraîches prennent tour à tour la place de celles qui ont fait leur tâche, et ces dernières recommencent après un intervalle de repos.
  6. Un beat par exemple de trois milles pendant le jour serait d’un mille et demi peondant la nuit.
  7. Toutes les fois que les charges ne sont point très graves, l’inspecteur peut mettre en liberté la personne tout en exigeant d’elle une caution d’argent (bail). Cette tolérance se pratique surtout lorsque l’arrestation a lieu le samedi soir, car alors le détenu serait obligé d’attendre jusqu’au lundi matin avant d’être examiné, le juge ne siégeant jamais le dimanche.
  8. L’amende est bien moins redoutée que la dégradation, car cette dernière entraîne, outre la disgrâce morale, une réduction de traitement, et il faut quelquefois que le constable dégradé attende longtemps avant de remonter l’échelle des salaires. L’agent exclu du service (dismissed) perd tout l’argent qui peut lui être dû par l’administration.
  9. Les simples constables ont sept jours de congé (holydays) par an ; les sergens dix, les inspecteurs quatorze, et les surintendans vingt-huit.
  10. En 1863, le British Museum payait à la police 822 livres sterling par an, l’hôtel des postes 354, la galerie de tableaux (National Gallery) 524, et l’hôpital de Greenwich 1,288.
  11. Le policeman frappe quelquefois le matin à la porte des ouvriers qui ont besoin de se lever de très bonne heure, et reçoit, pour les réveiller ainsi, une légère gratification par semaine.
  12. Il suffira bien d’indiquer les deus termes extrêmes de la hiérarchie : le constable de la dernière classe, sur un traitement de 19 shillings par semaine, place 4 deniers (40 centimes), tandis que l’inspecteur de première classe, sur des appointemens de 2 livres sterling 12 shillings 6 deniers par semaine, verse 1 shilling dans cette même caisse de prévoyance.
  13. Voyez la Revue du 1er février 1868.
  14. Un inspecteur retraité, s’étant attaché à un bureau de recherches secrètes, fut blâmé par les autorités de Scotland-Yard et menacé de perdre sa pension.
  15. On couvrait la nuit d’un voile vert les statues et quelques autres objets d’art.
  16. Le nombre de ces maisons s’élevait la même année (1858) à 3,122.
  17. Il en est autrement pendant la nuit : tout constable qui voit un homme à mine suspecte rôder autour d’une habitation, est autorisé à le conduire à la station de police ; seulement ce dernier sera mis le lendemain en liberté, si aucune charge positive ne s’élève contre lui devant le magistrat.
  18. De 1862 à 1863, la terreur régnait la nuit dans les rues de Londres. Un mode d’exécution connu en Espagne sous le nom de garrotta avait donné à certains voleurs anglais l’idée d’attaques à l’improviste qui avaient très souvent des conséquences fatales. Pour exécuter dans la perfectionne genre de vol accompagné de violence, il fallait généralement trois hommes : le premier marchait devant la victime et donnait l’alarme à ses complices en cas de danger ; le second, du bras droit, serrait le passant au cou, et le troisième fouillait les poches du malheureux à demi étranglé.
  19. Le magistrat anglais, d’accord avec la loi, prononce dans certains cas très graves ce genre de punition corporelle, qui est aussi applique dans les prisons pour des faits de révolte ou de transgression des règlemens.
  20. Il s’agit ici de billets de banque dont le signalement et le numéro ont été donnés à la police par le légitime possesseur.
  21. Aujourd’hui retiré près de Bristol dans une riche et belle maison de campagne où, entouré de ses deux filles, il se livre à ses études favorites.
  22. Allusion à ces deux vers d’un poète anglais :
    An ocean into mountains rais’d
    To waft a feather or to drown a fly.
  23. /Un détenu disait un jour d’un de ses camarades qui allait être réincarcéré : « Voici l’enfant prodigue qui revient à la maison paternelle ; nous devrions tuer le veau maigre en son honneur. »
  24. Never too late to mend, par M. Charles Reade.