L’Angleterre et la vie anglaise
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 73 (p. 661-700).
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L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XXXVI.
LA VIE POLITIQUE.
III. - LE BARREAU, LES COURS DE JUSTICE ET LA PROCEDURE CRIMINELLE.



Un peuple éminemment pratique a dû sans doute se préoccuper de la loi, et l’on a vu avec quelle imperturbable volonté il la fait lui-même par l’organe du parlement[1] ; mais il lui importait aussi de garantir à tout prix l’exercice de la. justice contre les envahissemens de la couronne. Ayant compris que le droit était un vain mot sans les institutions qui le représentent, les Anglais ont bien moins cherché à définir les conditions de la liberté qu’à les incarner dans des formes solides et inaltérables. Il faudrait remonter très haut dans leur histoire pour saisir la trace des efforts et des luttes successives qui ont fondé chez eux une jurisprudence en rapport avec le caractère et le génie de la nation. Nul ne les croirait sur parole, s’ils avaient la puérile vanité de se dire une race à part, n’ayant jamais courbé la tête devant le régime de la force et du bon plaisir. Aussi bien que d’autres, ils ont connu les mauvais jours du despotisme, la chambre étoilée, les commissions extraordinaires, l’extension du crime de haute trahison à tous ceux qui déplaisaient dans l’état ; mais ils ont résisté, et ce qu’ils ont une fois arraché à l’arbitraire n’a jamais été repris par les mains du pouvoir depuis la révolution de 1688. Leurs progrès ne sont point des conquêtes, ce sont des victoires. Trois grands traits distinguent aujourd’hui à première vue l’administration de la justice chez nos voisins : l’habeas corpus, bouclier de toutes les libertés individuelles, l’indépendance de la magistrature et la puissance du jury.

C’est du reste en vain qu’on chercherait à se former une idée de l’application de la loi en Angleterre, si l’on se contentait d’étudier à part les diverses branches du système. Depuis le barreau anglais, qui par ses lumières et ses idées libérales a été souvent considéré comme un des remparts de la constitution, jusqu’aux tribunaux, où trône vraiment la conscience du pays, et aux formes de la procédure criminelle, qui défendent énergiquement l’accusé contre le danger des poursuites arbitraires, tout a été calculé pour donner à la justice une base fixe et inébranlable.


I

Les intérêts du barreau sont confiés dans la ville de Londres à des sociétés bien distinctes qui se gouvernent elles-mêmes en vertu d’anciens usages successivement modifiés par les forces et les besoins du progrès. Les terrains et les bâtimens qu’elles occupent sont connus de nos voisins sous le nom d’Inns of court. Il y en a quatre qui méritent surtout d’appeler notre attention : l’Inner Temple (temple intérieur), le Middle Temple (temple moyen), Lincoln’s Inn et Gray’s Inn[2].

Quiconque a descendu la Tamise en bateau à vapeur doit avoir remarqué vers le centre de la ville et sur la rive gauche du fleuve les jardins, les quais et les édifices du Temple. Ces jardins sont surtout célèbres pour leur belle collection de chrysanthèmes, fleurs de l’automne, fleurs sévères, et qui ont été comparées par un légiste anglais à celles qu’on cueille dans l’étude du droit. Leigh Hunt, ce fidèle ami de Byron, raconte en outre que sir Edward Northey, un jurisconsulte qui vivait du temps de la reine Anne, avait eu l’idée d’implanter sur les vieux arbres du Temple une colonie de choucas. A l’entendre, le choucas était un oiseau grave qui, par la couleur de sa robe et par son caractère, rappelait assez bien l’homme de loi. Vivant en association et toutefois conservant son individualité à part, très fort sur la distinction du tien et du mien, assez porté à la chicane ainsi que l’indique sa voix rauque et stridente remplissant l’air de notes criardes, ce volatile (toujours selon les idées de sir Edward Northey) devait se plaire dans la compagnie des habitans du Temple. Pourtant l’expérience ne fut point couronnée de succès ; soit que les choucas se soient jugés eux-mêmes incapables de lutter avec les mœurs bien connues du voisinage ou pour toute autre raison, ils désertèrent les feuillages du jardin, et l’on n’en trouve plus un seul aujourd’hui. Ce qui ne s’effacera jamais de ces lieux, c’est l’honneur que leur a fait Shakspeare en y plaçant une des plus belles scènes de ses drames historiques. Dans ce même jardin, s’il faut en croire la tradition ou la fantaisie du poète, Richard Plantagenet et le comte de Somerset cueillirent, l’un une rose blanche et l’autre une rose rouge, qui devinrent plus tard le signe de discorde entre les factions d’York et de Lancaster[3]. Les quais, dont on poursuit dans ce moment la construction à l’aide d’une armée de machines, formeront un des grands ouvrages de Londres lorsqu’ils seront revêtus de pierre et d’ornemens. Quant aux édifices qui attirent tout d’abord les regards, ce sont la bibliothèque, monument bizarre flanqué de tourelles et de contre-forts, les halls ou salles à manger de l’Inner et du Middle Temple, l’ancienne église des templiers, justement admirée par les antiquaires. La masse des bâtimens groupés ou, pour mieux dire, amoncelés autour de ces édifices, se composent de vieilles maisons divisées en ce qu’on appelle chambers, et occupées par des hommes de loi dont les noms figurent, écrits en grosses lettres, sur les deux côtés du mur de brique encadrant la porte d’entrée. En face de la Tamise et des jardins, l’air circule assez librement le long d’avenues plantées d’arbres et bordées de constructions savamment alignées. Il y a même çà et là, par exemple à côté du hall du Middle Temple, des squares où le soir tous les passereaux de Londres semblent s’être donné rendez-vous. Ces gazouillemens mêlés au murmure d’un jet d’eau, les corbeilles de fleurs, les verts ombrages, tout forme en cet endroit comme un coin de nature transporté sous le ciel enfumé de la grande ville. A mesure au contraire qu’on s’éloigne de la rivière et qu’on s’avance vers le Strand, l’espace se rétrécit ; on se trouve bientôt dans un labyrinthe de ruelles emmêlées, de cours, d’allées, de passages obscurs, dont les zigzags et les détours représentent assez bien les ambages de la procédure civile chez nos voisins. Tel est l’aspect général de cette cité de la loi. Le Temple, comme son nom l’indique, était autrefois un palais des templiers élevé par eux sur les bords de la Tamise. Cet ordre religieux et militaire fut aboli de l’autre côté du détroit en 1312, et les biens qui lui appartenaient passèrent sous le règne d’Edouard II entre les mains des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. De l’ancien Temple il ne reste plus rien que le nom et la curieuse église qui sert aujourd’hui de chapelle au culte protestant. Les légistes ont pris la place des chevaliers, cedant arma togœ ; mais quand et comment s’est accomplie cette transformation ? Vers le XIIIe siècle, une grande lutte s’engagea en Angleterre entre le droit canon et ce que les Anglais appellent la loi municipale ou commune, commun law[4]. Les évêques défendirent alors aux hommes d’église de plaider comme avocats devant les cours de justice temporelles, qu’on nommait ainsi par opposition aux cours ecclésiastiques. Les jurisconsultes du clergé se retirèrent à la suite de ces débats dans les universités d’Oxford et de Cambridge. Le champ du barreau se trouvait ainsi ouvert aux laïques, car, d’après la promesse faite par un des articles de la magna charta, il venait de se fonder à Londres une cour des plaids communs (court of common pleas). C’est alors que les avocats ou professeurs de droit anglais établirent entre eux des sociétés volontaires pour protéger leurs intérêts. Vers la fin du règne d’Edouard III, ces sociétés, au nombre de quatre, se divisèrent en autant d’inns ou de collèges. Deux d’entre elles se fixèrent dans le Temple, dont elles louèrent d’abord le terrain aux hospitaliers de Saint-Jean, successeurs des templiers, et plus tard à la couronne ; enfin elles acquirent ces lieux en toute propriété vers 1673. L’une, connue sous le nom d’inner Temple, et l’autre sous celui de Middle Temple, ne tardèrent point à briller d’un grand éclat. S’il faut en croire une charte du temps de Jacques Ier, elles étaient alors les plus fameuses écoles de toute l’Europe pour l’enseignement du droit. Les étudians étaient pour la plupart des jeunes gens appartenant à l’aristocratie. Aussi, non contens de suivre des cours publics et d’assister à des conférences sur les points obscurs de la loi, s’exerçaient-ils entre eux à la danse, au chant et à la musique. Ils avaient en outre des jours de réjouissance connus sous le nom de feriol days, où ils jouaient eux-mêmes des masques et des parades. Dans le hall du Middle Temple fut représentée le 2 février 1601 l’une des plus charmantes comédies de Shakspeare[5].

Quelques noms célèbres de la littérature anglaise se rattachent à ces lieux, dans lesquels ont grandi tant d’avocats renommés. Le vieux poète Spencer nous a laissé du Temple une description intéressante où il parle des « tours de brique chevauchant sur le vieux et large dos de la Tamise, et où maintenant les studieux légistes ont établi leurs quartiers. » Goldsmith n’appartenait point à la société des avocats, mais il avait loué un logement dans le Temple, et il y a maintenant son tombeau[6]. Le docteur Johnson lui-même vécut quelque temps dans Middle Temple-lane, et c’est là que Boswell alla pour la première fois « visiter le géant dans son antre. » Tous ces souvenirs s’associent naturellement à de vieux murs noircis par le temps, à un centre d’affaires qui réclament le recueillement et l’étude. Une simple ruelle sépare l’inner Temple du Middle Temple, marquant ainsi la limite des deux sociétés. Certes l’étranger pourrait aisément les confondre, tant leurs bâtimens ont un air de famille ; mais combien cette partie de la ville, avec son enceinte fermée d’une clôture et sa population locale, diffère des autres quartiers qui l’environnent !

Le troisième inn of court se rencontre à une faible distance du Temple[7]. Vers l’extrémité de Chancery-lane s’élève une grande porte flanquée de deux tours massives et carrées dont les briques ont été assombries par les siècles et la fumée de Londres. Au-dessus de la voûte en pierre qui surmonte l’entrée s’étalent les armes royales d’Henri VIII avec la couronne et la jarretière, tandis que sur la droite figurent l’écusson de Lacy, comte de Lincoln, et sur la gauche celui de sir Thomas Lovell. Une banderole qui se déroule au-dessus de ces armoiries porte la date de 1518. C’est un des plus anciens ouvrages de ce genre qui existe à Londres, et les sculptures étaient autrefois revêtues de dorures et de couleurs que le temps a presque entièrement effacées. Henri Lacy, comte de Lincoln et constable de Chester, était un grand seigneur qui de son vivant avait, dit-on, prêté sa maison de ville aux professeurs de droit, et après sa mort (1310) cette ancienne résidence aristocratique devint l’hôtel des légistes sous le nom de Lincoln’s Inn, Thomas Lovell, trésorier de la maison du roi Henri VIII et membre de la société des avocats, est celui qui a contribué de son argent à l’érection de cette entrée monumentale. La voûte à ogive surbaissée se trouve défendue par une porte en chêne qui fut posée en 1564, sous le règne d’Elisabeth, et qui se ferme tous les soirs, car, aussi bien que le Temple, Lincoln’s Inn constitue en quelque sorte une ville dans la ville. Cette porte donne accès dans une cour où l’on se trouve tout à coup enveloppé d’un côté par des corps de bâtimens où logent les avocats durant la journée, et de l’autre par les murs d’un vieil édifice appuyé sur des contre-forts et surmonté de parapets crénelés. Cette construction sombre et bizarre, dans laquelle s’ouvrent de distance en distance de grandes fenêtres à ogive, est l’ancien hall de Lincoln’s Inn, bâti en 1506, et où siège maintenant la cour de chancellerie. On y voit un tableau qui représente Paul prêchant devant Félix et qui ne fait point honneur à Hogarth. Ce grand peintre de mœurs était un mauvais peintre d’histoire. Il faut sortir de ce dédale de vieilles murailles et de galeries couvertes avant de se trouver dans une seconde cour où l’horizon s’élargit et d’où l’on aperçoit quelque verdure. Les jardins de Lincoln’s Inn étaient autrefois célèbres ; ils ont été récemment bien entamés par la construction de nouveaux édifices. La tradition veut que Ben Jonson ait travaillé en qualité de manœuvre au vieux mur qui séparait ces jardins de Chancery-lane, et qui a été depuis longtemps remplacé par des bâtimens. On raconte en effet qu’il avait épousé la fille d’un maçon et qu’il aida pendant quelques années son beau-père à poser des briques. Le digne écrivain Thomas Fuller nous le représente tenant la truelle d’une main et de l’autre son Virgile, qu’il feuilletait durant les heures de loisir. Ce souvenir ou cette fiction est ce que Leigh Hunt appelle une fleur sur un vieux mur[8]. D’autres racontent que Cromwell passa deux ans dans Lincoln’s Inn, où il occupait un logement, près d’une des tours ; mais son nom ne se retrouve point sur les registres de la société. Au reste ce ne sont point les ombres qui font le mérite de cet inn of court, sa valeur repose avant tout sur les hommes en chair et en os qui l’habitent aujourd’hui et sur les monumens qu’ils ont élevés. Au milieu d’une grande place se détache une masse de vastes édifices dont la première pierre fut posée en 1843, et dont M. Hardwick, l’architecte du débarcadère d’Euston-square, a fourni les dessins. De massives tours carrées, d’imposantes fenêtres à vitraux coloriés, des murs revêtus de blasons et d’arabesques, des toits recouverts de plomb et surmontés d’ornemens, de clochetons et de sculptures, tout rappelle à première vue le style du XVIe siècle en Angleterre. C’est un genre sévère, un peu lourd, moitié féodal et moitié religieux, qui convient d’ailleurs assez bien aux anciens usages perpétués dans la confrérie des avocats. Un bel escalier de pierre conduit à un vestibule qui communique avec la salle du conseil, où se trouvent les portraits des anciens légistes, la salle des classes, richement décorée de boiseries, la bibliothèque et le hall. Plus ancienne que toutes les autres qui ont été fondées à Londres, cette bibliothèque possède un grand nombre de manuscrits, de procès célèbres et de livres de droit. Quelle élégante salle de lecture, éclairée d’un jour doux et mystérieux qui convient à l’étude ! C’était autrefois la coutume dans les bibliothèques anglaises de fixer les volumes au moyen d’une chaîne et de les rattacher ainsi au rayon de l’armoire sur lequel ils reposaient. Quelques-uns des ouvrages appartenant à Lincoln’s Inn portent encore sur la couverture la trace de ces temps de défiance et de servitude, — un anneau de fer[9]. La grande salle, hall, est à coup sûr d’une rare magnificence. Les murs latéraux, revêtus de chêne à la hauteur de 12 pieds environ et surmontés d’une corniche enrichie de dorures et de couleurs, cinq hautes fenêtres percées de chaque côté de la salle et découpant en lumière les armoiries et les devises des principaux membres de la société depuis 1450 jusqu’à 1843, un plafond décoré de pendentifs comme celui de Westminster hall, et vers la grande entrée un écran (screen) étalant tout le luxe sévère de la sculpture sur bois, n’en voilà-t-il point assez pour frapper les regards ? Les deux extrémités de la vaste salle sont occupées d’un côté par une de ces solennelles fenêtres que les Anglais appellent oriel, et de l’autre par une immense fresque, ouvrage de M. Watts, l’artiste qui a peint au parlement la Victoire de saint George sur le dragon. Toutes les figures, au nombre de trente, sont colossales ; les législateurs, depuis Moïse jusqu’à Edouard Ier, montent les degrés d’un autel où siègent la Religion, la Justice et la Miséricorde. Au sortir de cette somptueuse salle à manger, où se réunissent devant une table commune les avocats et les étudians, pourquoi oublierions-nous de visiter la cuisine ? S’il faut en croire l’inscription gravée dans les fondemens de l’édifice, le cuisinier est un personnage très important, et son art un élément de succès pour un inn of court[10]. A l’étage inférieur s’ouvre une sorte de crypte dont le plafond voûté s’appuie sur des piliers massifs. Là s’étalent de formidables tournebroches et tous les massifs ustensiles de la cuisine anglaise. Là aussi trône le chef dans les insignes de sa dignité. Qui n’accuse à sa façon la nature humaine ? Le cuisinier de Lincoln’s Inn se plaint de la diversité des goûts et de la difficulté qu’il éprouve à satisfaire les nombreux hôtes qui dînent tous les jours dans la grande salle. « L’appétit des légistes est si fantasque ! » ajoutait-il devant moi avec un air de mélancolie.

Gray’s Inn, la quatrième des sociétés d’avocats, tire son nom des lords Gray de Wilton, dont elle occupe la résidence seigneuriale ou du moins les terrains sur lesquels s’élevait leur manoir de Portpoole. Les moines d’East Sheen, dans le Surrey, auxquels ce domaine avait été cédé, le louèrent à des hommes de loi, et plus tard Henri VIII, après avoir saisi les biens des couvens, renouvela le bail au nom de la couronne. Comme les étudians du Temple et de Lincoln’s Inn, ceux de Gray’s Inn étaient célèbres pour leurs festins et leurs divertissemens. Le nom de Bacon figure parmi les acteurs d’une pièce qui fut jouée devant le roi. La grande salle, construite sous le règne de Marie Tudor et achevée en 1560, se distingue par la richesse des boiseries et des vitraux blasonnés, aux armes de Burleigh, de lord Verulam, de Nicolas Bacon, de Jenkins et de plusieurs autres jurisconsultes fameux. Je me souviens d’avoir vu, il y a quelques années, errer un noble cerf dans les deux grandes cours plantées d’arbres qu’encadrent les maisons des légistes. Cet animal appartenait, dit-on, à quelqu’un du voisinage, et semblait ne pas trop regretter sur ces pavés arides et silencieux les tapis verts de la forêt. Les bruits d’un des quartiers les plus populeux de la grande ville viennent mourir au seuil de l’enceinte sacrée de la loi. Les quatre inns of court se trouvent situés entre la Cité d’une part et Westminster de l’autre. Les avantages qui résultent pour les avocats de ce double voisinage paraissent bien ne pas avoir été étrangers au choix des anciens fondateurs. La Cité fournit la matière des procès, et le palais de Westminster abrite les hautes cours de justice, où se plaident la plupart des causes civiles. Londres, s’étant formé sans l’intervention de l’état, est un des endroits du monde où l’on peut le mieux étudier la croissance naturelle des villes, l’agglomération logique des affaires et les points d’attache qui s’établissent instinctivement entre les besoins d’une société.

Quelles qu’en soient l’origine et les traditions, chacun des inns of court renferme à peu près le même personnel, qui se compose de trois élémens bien distincts : les benchers, les avocats (barristers) et les étudians (students). Les premiers, benchers, forment le conseil d’administration ; ils gouvernent les affaires de la confrérie, et l’un d’eux remplit annuellement les fonctions de trésorier. Parmi les avocats, barristers, on distingue surtout deux degrés ; le plus éminent est celui de serjeant-at-law (servions ad legem), qui est conféré par le souverain. Autrefois le sergent qui venait de recevoir son grade était tenu de donner des banquets et des divertissemens qui ont été comparés pour la splendeur aux fêtes dont on accompagne le couronnement des rois. Jusqu’au temps de Charles Ier, la coutume voulait en outre que le nouveau dignitaire se rendît processionnellement à la cathédrale de Saint-Paul et qu’il y choisit un pilier, c’était la phrase consacrée. Une telle cérémonie rappelait, dit-on, les anciennes habitudes des premiers légistes anglais, qui se postaient à côté d’un des piliers de l’église, où ils attendaient les cliens. Aujourd’hui même il est encore d’usage que le sergent, après avoir été nommé, envoie un anneau d’or à la reine, au lord-chancelier et à quelques autres personnes de distinction. Il quitte alors l’inn of court dont il était membre pour appartenir désormais à une autre société, Serjeant’s lnn ; mais auparavant il reçoit de la confrérie dont il prend congé une bourse contenant 10 guinées[11]. Au reste cette dignité menace chaque jour de s’évanouir ; les privilèges qui s’y rattachaient ont été beaucoup réduits, et plusieurs sergens envisagent avec tristesse dans un avenir prochain l’extinction de leur ordre[12], Parmi les degrés de serjeant-at-law et de barrister, le lord-chancelier choisit de temps en temps quelques avocats distingués auxquels il confère le titre de conseiller de la reine (queen’s counsel). Cette distinction est avant tout honorifique. Le conseiller de la reine porte une robe de soie au lieu d’une robe de laine noire, et s’assied sur un banc plus rapproché du fauteuil des juges. Pour le reste, ses fonctions ressemblent à celles des autres avocats. Le titre est même d’autant plus envié par les hommes ayant acquis une célébrité dans le barreau, qu’en l’acceptant ils n’engagent nullement leur indépendance. Chacun d’eux reste libre de plaider contre la couronne, dont il s’appelle pourtant le serviteur.

Dès qu’ils ont atteint ce rang, les conseillers de la reine deviennent benchers de l’inn of court auquel ils appartiennent[13]. Les simples barristers composent la masse de l’association ; ils se divisent en un assez grand nombre de branches, et prennent différens noms selon le genre de causes qu’ils poursuivent ou les cours de justice pour lesquelles ils travaillent. Il y a par exemple l’avocat qui plaide, l’avocat qu’on consulte et l’avocat qui dresse des actes ou expose par écrit aux juges de certains tribunaux les faits d’un procès, soit pour la demande soit pour la défense. De telles distinctions ont après tout très peu d’importance au point de vue qui nous occupe : tous ces hommes de loi habitent, au moins durant la journée, les mêmes inns ou hôtels, et, retirés dans leur étude (chambers), s’occupent à part des intérêts de leurs cliens. Le lien qui les réunit est celui d’une association morale à laquelle se rattache d’ailleurs plus d’un avantage matériel. Quant aux étudians répartis entre les quatre inns of court dont ils sont membres dès leur entrée, on évalue leur nombre à plus de quatre mille.

Quelles sont pourtant les sources auxquelles ces sociétés, libres et indépendantes de l’état, puisent les élémens d’une prospérité qui saute aux yeux ? Le loyer des maisons et les contributions des membres forment à peu près tout leur revenu. N’est pas logé qui veut dans un inn of court. Plusieurs jeunes avocats sont obligés d’attendre qu’il y ait place pour eux dans ces hôtels de la loi. Durant ce temps-là, ils pratiquent dans des rues voisines, où le flot des affaires vient plus difficilement les trouver. Quelques-unes des chambres (chambers) sont entre les mains de légistes qui ont un bail à vie, et qui jouissent du privilège de les sous-louer à un autre moyennant une amende (fine) payée à la société. De leur côté, les benchers versent au moment de leur accession une large somme d’argent, qui en retour leur confère un droit sur un certain nombre d’appartenions. Dans tous les cas, ces vieilles chambres sont très recherchées par les hommes de loi, s’accordent d’ordinaire à l’ancienneté, se paient relativement fort cher, et produisent d’une manière directe ou indirecte une des grandes ressources de chaque confrérie[14]. Les contributions des membres varient selon les différens inns of court ; il faut d’ailleurs bien distinguer entre les souscriptions des avocats et les déboursés des étudians[15]. Les revenus qui dérivent de ces diverses sources s’appliquent surtout à deux objets, l’entretien des édifices de la société et l’enseignement du droit.

Cette dernière branche se trouve confiée à un conseil qui prend le nom de council of legal éducation. C’est pourtant grâce a une confusion d’idées après tout fort naturelle qu’on traduit généralement en France inn of court par école de droit. Si étrange que puisse sembler le fait, il n’existe point de faculté de droit en Angleterre. Il est bien vrai que dans les universités d’Oxford, de Cambridge et de Londres des professeurs font des cours sur les branches les plus importantes de la législation et de la jurisprudence. Des bacheliers et des docteurs en droit sortent non sans honneur de l’épreuve des examens ; mais de pareils titres n’ont absolument rien de commun avec la profession de barrister. Selon le plan d’études adopté par nos voisins, les universités préparent à toutes les carrières libérales, elles n’en ouvrent aucune. Comment donc devient-on avocat ? Le jeune homme qui se propose d’étudier en droit avec l’intention d’être appelé plus tard au barreau doit avant tout se faire recevoir membre d’un des inns of court. Il adresse pour cela une demande aux autorités de l’hôtel et un certificat de bonne conduite (respectability) signé par deux avocats de la société dans laquelle il désire être admis. Autrefois le postulant agréé par le conseil n’était soumis à aucune épreuve ; mais depuis quelques années il lui faut passer un examen et montrer qu’il n’est point étranger aux études classiques. Les deux tiers environ des jeunes Anglais qui se destinent au barreau sortent d’ailleurs des universités. Les frais d’entrée se trouvent réglés par les statuts de chaque confrérie[16]. Ce qu’on exige désormais de l’étudiant dont le nom a été inscrit sur les registres de l’inn, c’est qu’il fasse un stage de douze trimestres (terms) et qu’il dîne un certain nombre de fois dans la grande salle (hall). Il est aisé de tourner cet usage en ridicule, et pourtant les magistrats d’outre-mer y tiennent. Tout aussi bien que d’autres, ils savent parfaitement qu’un jeune homme ne devient point un grand avocat pour s’être assis de temps en temps à la table des légistes ; mais ils prétendent que c’est un moyen pour l’étudiant de se former aux bonnes manières et de contracter des liens de fraternité avec les autres membres de la même profession. De telles réunions ne manquent d’ailleurs point de caractère ; la table des benchers occupe à l’extrémité supérieure de la salle ce qu’on appelle le dais, une plate-forme élevée d’une ou deux marches. Les simples avocats et les étudians s’assoient de leur côté devant d’autres tables qui s’étendent dans toute la longueur de la nef jusqu’à l’entrée, revêtue d’une masse de boiseries richement sculptées, Dans les grands jours, c’est-à-dire à certaines fêtes, non-seulement les membres de l’inn, mais encore les premiers juges du royaume viennent à tour de rôle dîner en famille dans un de ces réfectoires gothiques, dont le plus parfait est encore celui de Middle Temple. C’est alors un noble spectacle que la vue du hall vivement éclairé, les tables couvertes d’ancienne argenterie, et surtout le contraste entre cette vieillesse couronnée d’honneurs et cette jeunesse qui porte en elle les espérances de l’avenir. D’un côté siègent les gloires de la magistrature anglaise, et de l’autre les hommes qui doivent les remplacer un jour. Les autorités de chaque confrérie tiennent d’autant plus à conserver cet usage du repas commun que le lien des rapports sociaux tend chaque jour à se relâcher entre les collègues. Depuis l’ouverture des chemins de fer, bien peu d’avocats résident dans les inns of court ; leur journée de travail accomplie, ils vont rejoindre leur famille aux environs de Londres, dans quelque jolie maison de campagne.

La présence à table n’est point d’ailleurs la seule condition qu’on exige de l’étudiant en droit. Il lui faut suivre durant une année les cours de deux professeurs nommés par le conseil d’éducation légale[17]. Cette garantie peut, il est vrai, sembler bien insuffisante, et encore le jeune homme est-il libre de s’exempter des leçons en se soumettant par choix, vers la fin de son stage, à un examen public. Ces examens ont lieu trois fois par an, et ce que les Anglais appellent studentships (bourses de 1,340 fr.) sont accordées pendant trois années au candidat qui se distingue le plus dans la série des épreuves. Une commission fut nommée en 1854 par le gouvernement pour faire une enquête sur l’état des études dans les inns of court. Le rapport des hommes éclairés qui la composaient ne fut pas entièrement favorable ; à leurs yeux, la présence de l’étudiant sur les bancs de l’école ne justifiait nullement de ses capacités ni de son savoir. L’esprit de l’auditeur ne peut-il point être absent durant les heures du cours ? En somme, ils concluaient à ce que les examens fussent obligatoires au lieu d’être, comme ils le sont maintenant, facultatifs. Beaucoup de légistes sont aussi de leur avis, et pourtant cette réforme rencontre dans les idées et les traditions anglaises plus d’un genre d’obstacles. Nos voisins n’ont généralement pas une très grande confiance dans un ordre de connaissances officielles et contrôlées ; ils abandonnent plus volontiers à l’initiative personnelle la recherche des moyens d’instruction. C’est à chacun de répondre pour lui-même et de s’ouvrir une carrière. Quelques jeunes gens abusent sans doute de cette absence de frein : ils passent leur temps à lire des romans ou à courir les tavernes au lieu de se livrer à l’étude du droit ; mais ne porteront-ils point tôt ou tard la peine de leur légèreté ? Ce n’est point à coup sûr parmi eux que le barreau anglais ira recruter ses illustrations. Et puis nos voisins comptent avant tout sur la pratique pour faire des hommes de loi. La plupart des étudians qui veulent se faire un nom s’attachent pendant trois années à quelque avocat célèbre et travaillent dans son cabinet (chambers)[18]. Entre le maître et l’élève s’établit alors une sorte de patronage à la manière antique. Sous un tel guide, le jeune initié lit les volumineux ouvrages de jurisprudence, assiste aux débats des tribunaux et profite des hautes leçons de l’expérience, tout en consultant ses propres forces et son impulsion naturelle. Il en est du barreau en Angleterre comme de beaucoup d’autres professions libérales : la moyenne des études s’y montre peut-être inférieure à ce qu’elle est dans d’autres états de l’Europe ; mais d’un fonds médiocre surgissent des hommes éminens qui ne craignent dans le monde aucune rivalité. L’étude du droit pourrait subir chez nos voisins quelques modifications utiles, qui le nie ? Encore ne faudrait-il point juger légèrement d’un système qui a produit les Erskine, les Campbell, les Brougham et les Cockburn. À cette forte école de la liberté, en dehors de toute influence de l’état, se sont développés dans l’histoire et se forment encore tous les jours ces caractères énergiquement trempés qui résistent au nom de la loi sur leur chaise curule à tous les empiétemens de l’arbitraire.

Les étudians en droit sortent aujourd’hui, chez nos voisins, de toutes les classes de la société. Les hommes qu’on appelle country gentlemen et qui forment une sorte d’aristocratie dans les campagnes, quoique appartenant d’ailleurs à la haute bourgeoisie, envoient très volontiers leurs fils durant quelques années dans un inn of court, afin qu’ils soient ensuite plus à même de remplir dans leur comté les fonctions de juge de paix, ou, l’occasion aidant, d’arriver à la chambre des communes. Les cadets de la noblesse n’ont guère à choisir qu’entre l’église, l’armée ou le barreau, et plusieurs d’entre eux s’attachent à cette dernière profession en vue des places que leur promet la magistrature. Enfin beaucoup de jeunes gens sans fortune et sans naissance, mais qui ont reçu une éducation libérale, font courageusement leur stage pour se frayer une carrière dans le monde. Quelle que soit d’ailleurs leur origine, tous les étudians en droit se trouvent placés sur le même rang et n’ont guère à attendre le succès que de leurs propres efforts. Après trois années d’inscription dans un inn of court, et lorsqu’il a satisfait aux diverses conditions indiquées plus haut, l’étudiant est enfin reçu avocat. Il lui faut alors acquitter les frais connus en Angleterre sous le nom de call to the bar[19] (appel au barreau), et désormais il jouit de certains privilèges. Seul, le barrisler a le droit de plaider pour d’autres devant les cours suprêmes de Westminster. Quelques-uns ne profitent guère de cet avantage ; ils se retirent alors dans leurs terres, emportant avec eux un titre qui doit les conduire à des distinctions civiles ; le plus grand nombre poursuit au contraire dans la pratique du droit un moyen d’existence. Le barreau anglais se divise en deux principales branches, l’une qu’on appelle l’équité (equity), et l’autre qu’on nomme la loi commune (common law). Ceux qui embrassent la première s’attachent aux cours de chancellerie, où le jury intervient rarement, où la plupart des questions sont décidées par un seul juge, et où par conséquent les dons de l’éloquence jouent un bien moins grand rôle que les connaissances spéciales. Les autres, qui comptent au contraire pour parvenir sur le talent de la parole, recherchent surtout les cours d’assises. Dans tous les cas, les commencemens sont très pénibles, et plus d’un jeune avocat sans cause, superbement drapé dans sa qualité de gentleman, fidèle observateur de l’étiquette, caché sous sa nouvelle robe avec une fierté Spartiate le souci rongeur du lendemain. Il existe dans le barreau anglais un code d’honneur dont les sévères lois, qui ne sont d’ailleurs écrites dans aucun livre, atteignent surtout le débutant. Il lui est interdit d’avoir recours pour se faire connaître à ce que nous appellerions en France la réclame. Quelques-uns des avocats qui ont besoin de sortir de leur obscurité donnent, il est vrai, des lectures dans des salles publiques, d’autres montent en chaire et prêchent devant un auditoire de chapelle pour attirer sur eux l’attention ; mais de telles pratiques sont invariablement blâmées par les légistes austères.

Pour se faire une idée juste des obstacles qui entourent chez nos voisins les accès du barreau, il faut en outre savoir que l’avocat anglais reçoit presque toujours ses causes et ses honoraires de la main de l’avoué, attorney[20]. Cette règle ne souffre guère qu’une exception : le prisonnier qui attend son jugement peut appeler directement un barrister dans sa cellule et s’entendre avec lui sur la question d’argent ; l’avocat est tenu de le défendre. Dans tous les autres cas, l’avoué est le lien entre le client et celui qui doit plaider la cause. Qui ne comprend dès lors à quel point cet homme de loi, quoique d’un rang inférieur, se trouve par le fait le patron du barreau et l’arbitre en quelque sorte des destinées du jeune homme qui débute dans la carrière ? Et pourtant le code d’honneur dont il a déjà été parlé interdit sévèrement au novice de courtiser par d’indignes moyens les bonnes grâces de ce Mécène. Je ne voudrais point répondre que cette loi morale, s’adressant à la conscience du barreau anglais, soit toujours observée très fidèlement. Certes, pour le jeune homme ambitieux ou pressé par le besoin, la tentation est bien forte, et il faut une vertu stoïque pour y résister. Si d’un autre côté il viole dans ses rapports avec le distributeur d’affaires les règles de la bienséance et de la délicatesse, le barrister en sera-t-il plus heureux ? Non vraiment. A dater de ce jour, son talent, à supposer qu’il en ait, n’est plus qu’un instrument dans la main d’un autre. L’avocat anglais a cela de commun avec le physician (médecin du premier ordre), qu’il ne peut réclamer devant une cour de justice le prix de ses services. Ce n’est point un salaire, c’est ce que nos voisins appellent gratuity (cadeau). Averti par cette disposition de la loi, le physician tend la main pour recevoir sa guinée avant qu’il ne quitte la chambre du malade. Quant à l’avocat, il obtient en général du client un bref sur lequel est écrit le chiffre des honoraires qu’on lui propose ; mais, comme ces arrangemens se font toujours par un intermédiaire, il arrive dans certains cas que l’attorney s’attribue d’une manière ou d’une autre la part du lion. En Angleterre, le train d’un barrister qui veut se lancer exige d’un autre côté d’assez gros sacrifices d’argent. Plus d’un jeune orateur du barreau, ayant foi en lui-même et sentant pousser ses ailes, prend tout à coup son vol. C’est le moyen d’engager la fortune à le suivre, et pourtant cette capricieuse déesse n’obéit point toujours, ou du moins ce n’est guère l’homme le plus en vue qu’elle favorise. L’avoué, quoique rejeté sur le second plan, bat monnaie avec l’éloquence de son protégé, tandis que ce dernier court quelquefois aux abîmes par un chemin jonché de palmes. Aussi a-t-on vu dans ces derniers temps des avocats célèbres, enviés et admirés de tous, mais accablés sous le fardeau des dettes, succomber au moment où l’on s’y attendait le moins. Plus d’ailleurs il s’élève, et plus le légiste anglais est responsable de ses actes devant l’opinion de ses confrères. Le conseil de l’inn of court auquel il appartient a le droit de l’arrêter sur la voie du succès, s’il a eu recours à des moyens désavoués par les usages du barreau. De telles sociétés ont en quelque sorte fait l’avocat ; elles peuvent le défaire. Il suffit d’un jugement de ces cours d’honneur pour que le membre condamné soit disbarred, c’est-à-dire dépouillé de sa robe et de ses prérogatives. Dans le cas pourtant où il n’accepterait point la décision du bench (gouvernement de l’inn), l’avocat dégradé peut en appeler à un tribunal composé de quinze juges, et dont le verdict est irrévocable.

De jeunes barristers, plus modestes ou plus dignes, avertis d’ailleurs des écueils qui se rencontrent sur la route des audacieux par certaines catastrophes bien connues, se contentent de louer quelques chambres où ils attendent la clientèle. Les affaires viennent ou ne viennent pas ; le plus souvent le clerc, dont ils ont engagé les services pour répondre durant leur absence et se donner les airs d’hommes occupés, y a tout le temps de bayer aux corneilles. Eux-mêmes ne savent que faire de leurs loisirs, à moins qu’ils ne s’enrôlent à la suite d’un autre avocat plus heureux dont ils sont alors, selon l’expression anglaise, les pauvres diables. Il leur reste pourtant une ressource. Le barreau touche par plus d’un côté à la littérature. Lord Coke, un célèbre légiste anglais, se vantait de ce qu’un de ses ouvrages de droit contenait plus de cent citations tirées des anciens poètes. Aujourd’hui encore les inns of court fournissent des collaborateurs distingués aux journaux, aux revues et aux magazines de Londres. Quelques-uns des romanciers célèbres sont eux-mêmes des transfuges de la profession ; ils ont vécu pendant un temps dans les antres du droit, et c’est souvent parmi eux que les institutions ou les usages de la jurisprudence anglaise trouvent les plus amers critiques. Faut-il toujours les croire sur parole ? Ils en veulent à la loi de leur avoir dérobé quelques-unes des belles années de la jeunesse. Personne à coup sûr ne les blâmera d’avoir abandonné cette âpre maîtresse pour la littérature, dont ils sont à présent les favoris ; mais encore doit-on se défier du tour que prennent quelquefois les premières illusions déçues. Ceux au contraire parmi les jeunes barristers qui, armés d’une grande force de caractère, ont su résister d’un côté aux séductions d’un perfide succès, de l’autre aux rigueurs d’un laborieux début, recueillent plus tard une belle mo&son. Nulle part l’avocat n’est plus libéralement récompensé de ses peines qu’en Angleterre. Sa fortune s’accroît chaque jour avec sa renommée. Debout avant l’aube, il veille aux heures où d’autres dorment, sa vie est dévorée par le travail, les luttes de la parole et les devoirs de sa profession ; mais que de brillantes perspectives ouvertes devant lui ! Au bout d’une quinzaine d’années de pratique et de succès oratoires, quelques membres du barreau anglais visent à un siège dans le parlement ; d’autres enlèvent d’assaut, par leur mérite généralement reconnu, les hautes situations de la magistrature. Seul, l’avocat est appelé au-delà du détroit à remplir les fonctions de juge. C’est sur ce nouveau terrain que nous devons le suivre, si nous tenons à étudier les diverses institutions de la loi chez nos voisins.


II

Les tribunaux suprêmes de l’Angleterre siègent dans un édifice attenant à la maison du parlement, et où ils occupent des salles qui se succèdent les unes aux autres au nord de Westminster-hall. Ainsi que nous l’avons indiqué, ils se divisent en deux branches, les cours de droit commun, common law, et les cours d’équité[21]. Les cours de droit commun sont au nombre de trois : la cour du banc de la reine (court of queen’s bench), la cour des plaids communs (court of common pleas), et la cour de l’échiquier (court of exchequer). Dans les doux premières, les juges portent le nom de justices ; dans la dernière, ils prennent le titre de barons. Autrefois, durant l’enfance de la société anglaise, les fonctions judiciaires n’étaient point séparées de l’autorité royale. L’aula regis se tenait dans le palais du monarque. La cour du banc de la reine (ou du roi) est celle où aujourd’hui même se conserve le mieux la trace de cette ancienne confusion des pouvoirs. Le souverain est censé y assister en personne, et les writs (lettres de comparution adressées aux témoins) portent que l’affaire sera entendue coram rege ipso. En dépit de cette fiction et de ces formes surannées, le droit de rendre la justice se montre profondément distinct de la prérogative royale aussi bien dans cette cour que dans toutes les autres. Ce serait même au besoin un des plus fermes boulevards de la constitution anglaise contre les entreprises du gouvernement personnel. Le lord chief justice d’Angleterre et quatre autres juges président la cour du banc de la reine, dont l’autorité s’étend sur toute la magistrature inférieure du royaume. Sa juridiction s’exerce à la fois en matière civile et criminelle. Les deux autres cours, celles des plaids communs et de l’échiquier, se composent aussi chacune de cinq juges. Tous ces magistrats touchent des émolumens considérables[22], sont nommés à vie et ne peuvent être révoqués que par suite d’une pétition des deux chambres adressée à la couronne. Autrefois les attributions de ces trois grandes cours de justice étaient fort séparées ; le king’s bench entendait surtout les causes criminelles et contrôlait la décision des autres tribunaux secondaires ; la cour de common pleas intervenait dans les différends entre sujet et sujet, tandis que l’exchequer évoquait particulièrement les questions qui touchent au fisc et au recouvrement des impôts. Aujourd’hui ces distinctions, qui exerçaient jadis à un point merveilleux la sagacité des avocats anglais et qu’on cherchait souvent à éluder dans la pratique au moyen d’étranges fictions légales, se sont à peu près évanouies. Chaque plaideur est libre ou peu s’en faut de choisir celui de ces tribunaux qui lui convient le mieux.

La cour d’équité par excellence est la haute cour de chancellerie, high court of chancery. Avant la réformation, le lord-chancelier remplissait d’ordinaire les fonctions de chapelain et de confesseur du roi. Le dernier ecclésiastique ayant occupé cette dignité dans l’état était Williams, archevêque d’York (1621-1625). Le titre qui sert à le désigner vient de ce qu’il avait le pouvoir d’annuler (cancellare) les lettres patentes du souverain contraires à la loi. Il est le gardien du grand sceau et de la conscience royale, le patron des bénéfices de l’église établie auxquels nomme la couronne, le tuteur des enfans, des idiots et des aliénés. Assis sur son sac de laine, il préside la chambre des pairs. Membre du cabinet et du conseil privé, à plus d’un égard ministre de la justice, chef de la corporation des hommes de loi, il marche dans les cérémonies publiques entre les princes du sang. Si grand qu’il soit, peut-être même à cause de cette grandeur, il se trouve exposé aux moindres coups de vent de l’opinion, chez un peuple où la responsabilité s’accroît avec l’importance des individus qui s’élèvent. Ne vit-on point en 1865 le baron Westbury, un des chanceliers les plus libéraux et les plus éclairés de l’Angleterre, donner sa démission dans la chambre des lords à la suite d’un vote de censure lancé contre lui par la chambre des communes ? Comment oublier d’un autre côté que cet homme tout chargé d’honneurs n’était la veille qu’un avocat éminent ? Et qui s’inquiète de sa naissance, de l’obscurité de ses origines ? La science, le talent, l’intégrité, le couvrent d’un blason impénétrable aux traits de la satire. Je m’étonne après cela qu’on s’obstine à représenter l’aristocratie anglaise comme une caste ; c’est bien plutôt dans ce cas, et par rapport à la haute magistrature, l’échelle qui rapproche par les degrés du mérite personnel les deux extrémités de l’ordre social. La cour de chancellerie, le premier tribunal du royaume après la chambre des lords, était autrefois célèbre pour la ridicule lenteur de sa procédure. Qui ne connaît la mordante critique qu’en a faite Charles Dickens dans son roman intitulé Bleak House ? Un héritage en chancellerie, comme disent les Anglais, c’est-à-dire soumis aux délibérations de cette cour, était parfois aliéné durant la vie de deux ou trois hommes. La maison en litige pouvait être nouvellement bâtie au moment où s’ouvrait le procès ; mais celui qui finissait par le gagner ne recueillait tout au plus qu’une ruine. Depuis quelques.années, certaines réformés ont beaucoup allégé la marche de la justice. Les tribunaux d’équité qui se partagent entre eux le fardeau des affaires sont la cour du lord-chancelier, celles des deux lords d’appel (lords justices of appeal), du maître des archives (master of rolls) et de trois vice-chanceliers. Le maître des archives est le seul juge en équité qui puisse siéger à la chambre des communes.

Un légiste anglais a dit que dans un pays bien administré la justice devrait être à la porte de chaque homme. Un état de choses si désirable existe-t-il chez nos voisins ? En principe, ou, si l’on veut, par une fiction légale, les cours suprêmes sont censées toujours siéger à Londres, dans le palais de Westminster ; mais, comme il fierait souvent très incommode pour un habitant des provinces d’atteindre le centre de la justice, quelques-unes de ces cours elles-mêmes se déplacent et vont trouver les populations locales. Il y a de la sorte des tribunaux sédentaires et des tribunaux mobiles. Deux fois par année, les juges des trois grandes cours de common law parcourent toute l’Angleterre et le pays de Galles pour entendre les causes civiles et criminelles. Ces tournées, qui se partagent entre huit districts judiciaires, prennent le nom de circuits, Deux magistrats dans les circonscriptions anglaises et un seul dans celles du pays de Galles visitent à tour de rôle la contrée, et s’arrêtent dans les grandes villes pour y ouvrir les assises. Le sheriff est chargé de les recevoir et de leur fournir une escorte de hallebardiers ou tout au moins de policemen. Leur entrée dans la ville est saluée par le son des cloches et des trompettes. Les deux juges voyageurs, itinerant, ont le droit d’oyer et de terminer toutes les disputes, toutes les questions de droit ; ils sont en outre autorisés à délivrer tous les prévenus qui attendent leur sentence au fond des prisons, general gaol delivery. Par délivrance, il faut entendre ici l’acquittement ou la condamnation. A peine arrivés, les magistrats consultent en effet le calendar, c’est-à-dire la liste de ceux qui ont été arrêtés depuis les dernières assises. Accompagnés de serjeants-at-law, de conseillers de la reine et d’autres avocats qui les suivent dans cette tournée, ils agissent au nom des pouvoirs que leur donnent deux commissions, l’une d’assises (of assize) et l’autre de nisi prius. Ces derniers mots signifient que la cause, pendante devait être évoquée devant le tribunal siégeant à Westminster, à moins qu’avant le jour fixé pour le procès des juges ne vinssent eux-mêmes et ne se saisissent de l’affaire. Ils sont venus, et c’est à eux de décider. L’un des deux juges siège dans la cour criminelle, qu’on appelle « cour de la couronne, » et l’autre préside le tribunal civil nommé nisi prius. Tous les prévenus doivent être jugés durant les assises. Il faut, pour surseoir au procès, des motifs extrêmement graves, des ’circonstances qui défient la volonté humaine, et encore l’accusé est-il en pareil cas amené devant la barre, où il peut faire valoir ses objections. Après leur tournée, les deux juges isolés reviennent à Westminster, où les membres des trois cours, réunis en un conseil qui prend alors le nom de cour d’appel ou de cour des erreurs, révisent et contrôlent entre eux les arrêts rendus durant les assises dans les différens districts visités. Grâce à ce mécanisme, l’Angleterre, un des pays les moins centralisés de l’Europe, se montre d’un autre côté, par un singulier privilège, celui où la justice est la plus uniforme. On ne rencontre point au-delà du détroit des cours de province ayant des coutumes et des traditions à elles qui se démentent souvent les unes les autres dans la pratique de la loi. Au moyen d’un centre et d’excursions régulières, nos voisins ont trouvé le secret d’atteindre, en fait de tribunaux supérieurs, l’unité dans l’ubiquité. La même juridiction s’étend surtout le royaume et s’exerce par les mêmes hommes.

Ces cours suprêmes ne sont pourtant point les seuls tribunaux qui fonctionnent en Angleterre ; il y en a d’autres revêtus d’un caractère plus défini et plus local. Parmi ces derniers figurent les cours de comté (county courts), les cours de sessions trimestrielles (courts of quarter sessions), et celles de petites sessions (petty sessions). Les cours de comté ont été établies, il y a quelques années, pour régler entre les particuliers tous les différends où la somme en litige ne dépasse point 501iv. st. (1,500 fr.). Ce tribunal civil étonne par la simplicité de sa procédure. Le plus souvent, c’est le juge qui décide ; mais les deux parties engagées dans le procès peuvent néanmoins réclamer un jury qui, en pareil cas, se compose de cinq personnes. Ainsi que l’indique le nom, les cours de quarter sessions siègent quatre fois par an dans chaque comté de l’Angleterre. Leur juridiction criminelle se trouve limitée par un bill édicté depuis l’avènement au trône de la reine Victoria. Ces tribunaux ne peuvent condamner un homme à mort ni à des peines très fortes ; leur compétence n’embrasse qu’un certain ordre de délits. Dans les comtés ruraux, ces quarter sessions se tiennent devant les juges de paix (Justices of the peace), et c’est l’un d’eux qui préside. Au sein de quelques districts populeux, on choisit pour cette dernière fonction un avocat de mérite, dont on rétribue les services. Dans les cités et les bourgs (boroughs), le recorder remplit la charge de juge ; mais qu’est-ce que le recorder ? C’est une sorte de trait d’union entre le barreau et la magistrature. Il exerce en effet les pleins pouvoirs d’un président de tribunal, tout en gardant quelquefois la faculté de plaider pour le compte de ses cliens devant une autre cour. Enfin les petty sessions se tiennent dans les campagnes devant au moins deux juges de paix, et dans les grandes villes devant un magistrat payé. Ces tribunaux, placés au degré le plus élémentaire sur l’échelle de la justice, ne punissent guère que les simples contraventions à la loi, et encore quiconque se trouve lésé par leurs décisions peut en appeler à la cour des quarter sessions, c’est-à-dire au conseil des juges de paix réunis.

L’institution des justices of peace est si particulière aux Anglais, qu’on m’en voudrait de ne point indiquer nettement en quoi elle consiste. Les juges de paix sont des gentlemen nommés le plus souvent sur leur propre demande par le lord-lieutenant du comté. Ils doivent jouir d’un revenu annuel de 100 liv. sterl. (2,500 fr.). Leur fonction est de préserver et de maintenir la paix de la reine. Cette définition peut sembler bien vague ; c’est pourtant celle qu’acceptent nos voisins, et qui répond le mieux à leur manière de voir. Par une fiction qui a eu le pouvoir de s’incarner dans les mœurs, la reine est censée souffrir de tout le mal qui se fait dans son royaume et en particulier des attaques dirigées contre n’importe lequel de ses sujets. Que dis-je ? il n’est même point du tout nécessaire qu’un individu ait été frappé par un autre, il suffit qu’il ait été menacé pour donner lieu à une action judiciaire. Tout Anglais provoqué de vive voix ou pair écrit peut citer son adversaire devant un tribunal. Le magistrat, si la plainte est fondée, réprimande l’homme soupçonné de nourrir de mauvais desseins et l’oblige en outre à donner des gages matériels de l’empire qu’il devra désormais exercer sur lui-même. Aux yeux des Anglais, la meilleure des garanties est l’argent ; aussi est-ce en versant pour un temps déterminé une somme en rapport avec ses moyens d’existence que le défendeur s’engage à observer, bon gré, mal gré, cette trêve de Dieu. La paix de la reine, qui avait un instant failli être troublée dans la personne de l’un de ses sujets, se trouve alors rétablie. En vertu du même principe ou, si l’on veut, de la même fiction, les juges de paix ont pour charge de réprimer toutes les violences, les querelles et les discordes de nature à compromettre la tranquillité publique. Dans certaines limites, ils administrent la justice, et toutes leurs fonctions sont entièrement gratuites. A plus d’un égard, cette institution est excellente ; comment donc se fait-il qu’un cri de réprobation presque universelle se soit élevé dans ces derniers temps en Angleterre contre ce qu’on appelle unpaid magistrature (la magistrature non payée) ? Quels sont les griefs sur lesquels s’appuie la censure de l’opinion publique ? On reproche surtout aux justices of peace de n’être point des légistes et d’obéir trop souvent dans leurs verdicts à certains préjugés de castes. Plus d’un fait récent est venu, il faut bien le dire, corroborer une telle accusation. Les journaux anglais ont dénoncé à diverses reprises et avec une libre énergie les sots jugemens rendus par quelques Brid’oisons d’outre-mer. N’a-t-on pas vu de pauvres diables condamnés par les cours de petty sessions à l’emprisonnement et au dur travail (hard labour) pour avoir passé la nuit en plein air sur une meule de foin, pour avoir refusé d’aller à l’église ou pour s’être fait raser le dimanche par le barbier du village ? C’est surtout contre les braconniers que les juges de paix, pour la plupart gentilshommes chasseurs, épuisent follement toutes les rigueurs de la loi. Un enfant de neuf ans avait été enfermé par l’un d’eux dans la prison de Maidstone, où, suivant le verdict du juge, il devait passer trois mois, lorsqu’une main charitable et inconnue paya pour le délivrer une amende de 5 liv. sterl. 11 sh. Son crime était d’avoir cueilli de l’herbe pour un lapin favori et d’avoir ainsi fait tort aux lapins sauvages du squire. Certes de tels abus étaient bien de nature à soulever l’indignation publique contre les justices of peace ; je ne m’étonne donc nullement que le vœu de l’ex-chancelier, lord Westbury, fût de les abolir et de les remplacer par des magistrats salariés. Il faudrait pour cela un acte du parlement, et une telle mesure rencontrerait plus d’un genre d’obstacles. Qu’il suffise d’en indiquer un : cette magistrature non payée exerce une très grande influence dans les campagnes, où elle est souvent à même de faire et de défaire les candidatures pour la chambre des communes. On se tromperait d’ailleurs beaucoup, si l’on se formait une idée de la justice des petty sessions d’après les exemples que nous venons de citer. Ce serait également une erreur de croire que la majorité des juges de paix appartient à l’aristocratie ; la plupart d’entre eux sortent au contraire de la classe moyenne, et, à part un très petit nombre de comtés où d’anciens préjugés féodaux se sont perpétués, ils rendent à la société anglaise de véritables services. On comprend que nos voisins y regardent à deux fois avant de porter la main sur une magistrature nationale et désintéressée qui sort des entrailles mêmes du pays.

Il existe encore de l’autre côté de la Manche quelques tribunaux investis d’une juridiction spéciale, et parmi lesquels il faut désigner la cour du divorce et des testamens, court of probate and divorce[23], la cour des banqueroutes, court of bankruptey, où les juges prennent le nom de commissioners, et la cour ecclésiastique, court of arches, qui fut appelée, dans l’affaire des Essays and Reviews, à décider sur certains points d’orthodoxie protestante ; mais ces branches de la justice n’intéressent guère que les légistes, et il serait inutile de s’y arrêter : mieux vaut, je crois, indiquer les principaux traits qui caractérisent la magistrature anglaise.

Les juges sont inamovibles ; mais nos voisins ne considèrent nullement cette condition comme une garantie suffisante d’indépendance. Il importe assez peu qu’un magistrat soit nommé à vie, si le désir de changer son siège pour un meilleur le porte à courtiser dans l’exercice de ses fonctions les bonnes grâces du pouvoir. On peut dire qu’en général il n’y a point d’avancement pour les représentans de la loi en Angleterre. Il est, par exemple, très rare qu’un juge puîné (assesseur) succède au président d’un tribunal. Presque toujours l’avocat passe des rangs du barreau à la position qu’il doit occuper pour toute la vie dans la magistrature. Comme nous dirions chez nous, il se case selon ses goûts, ses talens ou son ambition. C’est ainsi qu’on voit tous les jours des barristers sauter de plain-pied aux gracies les plus élevés de la cour (bench). N’étant point obligés de suivre humblement la filière pour parvenir aux degrés supérieurs, et n’ayant rien à attendre des faveurs de tel ou tel régime, les juges anglais se trouvent aisément à l’abri de certaines tentations. A quoi leur servirait de faire du zèle ? Indépendans du souverain et de ses ministres, c’est leur conscience seule qu’ils ont intérêt à consulter. Après tout, les interprètes de la loi ne valent sans doute pas mieux qu’ailleurs en Angleterre ; ils sont hommes, et, comme tels, sujets à beaucoup de faiblesses ; mais ici du moins leur, caractère se trouve protégé par des institutions qui leur assurent le droit d’être justes avec impunité. Il n’y a point de liberté à espérer chez un peuple où la magistrature est sous la main du pouvoir. Nos voisins ont connu cet état de choses, mais heureusement pour eux ils s’en sont délivrés. Leur respect pour la loi est proverbial ; comment ce sentiment s’est-il formé ? Je n’hésite point à affirmer que la haute impartialité des juges, leur dignité souveraine, leur calme résistance à tous les actes arbitraires, ont puissamment contribué à graver dans le cœur des populations de la Grande-Bretagne cette religion de la justice. Il y a quelques années, M. M. D. Hill, alors recorder de Birmingham, adressait au grand jury ces nobles paroles : « Les condamnés politiques sont des hommes malheureux qui doivent, encourir les souffrances attachées à leur position, mais dont les sentimens ne doivent jamais être blessés par aucun outrage. » Puis il citait l’exemple de sir Francis Burdett, de Bickersteth, de Leigh Hunt, du poète Montgomery et de bien d’autres qui, après avoir été frappés par les tribunaux, n’en ont pas moins conquis plus tard des positions très honorables dans la magistrature ou dans l’état. A coup sûr de telles réflexions n’ont par elles-mêmes rien qui étonne ; mais ce que je trouve de particulier à l’Angleterre, c’est qu’elles soient exprimées par un juge dans l’exercice de ses fonctions et au sein du temple des lois.

Il n’existe pas en outre d’institution si haut placée qu’elle ne se trouve exposée tous les jours chez nos voisins à la libre critiques de ses actes. La justice est peut-être une de celles qui échappent le moins sous ce rapport aux sévères conditions du véritable régime représentatif. Depuis le premier jusqu’au dernier, tous les magistrats anglais rendent leurs arrêts à la grande lumière de la publicité. Les regards d’une presse jalouse et vigilante les observent, les suivent attentivement dans l’exercice de leurs devoirs. Chacun d’eux sait d’avance que sa sentence sera contrôlée par le tribunal de l’opinion publique, car ici le grand juge est tout le monde. Cette surveillance est tellement passée dans les mœurs que les magistrats eux-mêmes ne craignent point de s’y soumettre et de compter avec le sentiment général. En veut-on un exemple ? Il y a quelques mois, une jeune danseuse soupçonnée d’avoir commis un vol comparut en costume un peu théâtral devant un magistrat de Londres. Sa beauté, son âge, ses manières, étaient de nature à intéresser en sa faveur. Le juge, après l’avoir entendue, la redemanda à quinzaine pour prononcer le jugement. Dans l’intervalle, plusieurs journaux anglais insinuèrent que le ministre de la loi s’était laissé séduire sur son siège par les grâces de la sirène. A l’audience suivante, il crut lui-même qu’il était de son devoir de justifier sa conduite et de répondre aux attaques des journaux en invoquant les usages de la jurisprudence britannique : la danseuse fut condamnée. Cette liberté avec laquelle la presse juge en Angleterre les actes de la justice et le respect que témoignent les magistrats pour les organes de l’opinion publique, bien loin d’affaiblir l’autorité des tribunaux, leur donnent au contraire une haute sanction morale. Nos voisins ont peu de foi dans la valeur d’institutions qui n’osent point être discutées. La force des gouvernemens libres est qu’ils arment la conscience de tous contre les mauvais instincts de la nature humaine. Ils laissent à d’autres cette politique à la fois cauteleuse et insolente qui, s’appuyant avant tout sur les faiblesses personnelles, les lâches ambitions et l’abaissement des caractères, se venge du mépris par le silence dont elle s’entoure.

Les juges anglais, même ceux des tribunaux.de police, sont tous d’anciens avocats qui ont fait leurs preuves dans le barreau durant quelques années et conquis une certaine distinction. Habitués à plaider, comme on dit, le pour et le contre, ils n’en sont que mieux préparés à envisager sous toutes les faces la question qu’ils sont appelés à résoudre du haut de leur tribunal. A une grande science, à une réputation solide, à un caractère qui défie les soupçons, quelques-uns ajoutent un esprit fin et mordant. Qui le croirait ? c’est parmi ces graves magistrats qu’on rencontre souvent au-delà du détroit les plus célèbres punsters (diseurs de bons mots). Il suffira bien d’un seul trait pour donner une idée du caractère de ces saillies britanniques. Un avocat beaucoup trop pompeux plaidait un jour devant lord Ellenborough. « Mes lords, dit-il en commençant son exorde, il est écrit dans le livre de la nature… » À ces mots, il fut interrompu par le président du tribunal, qui lui demanda avec un grand sérieux : « Auriez-vous la bonté de me citer la page ? » D’autres ont laissé après eux dans les annales de la magistrature le souvenir de certaines habitudes excentriques. Le vice-chancelier sir Lancelot Shadvvell était connu pour up nageur infatigable. Tous les matins, on le voyait lutter avec la Tamise quand il demeurait à Barnes Elms. Un jour, des plaideurs qui avaient besoin de ses services le cherchèrent vainement dans toute la ville. Ils eurent enfin l’heureuse idée de fréter une barque, et ne tardèrent pas à le découvrir qui fendait l’eau. Comprenant qu’on avait besoin de ses avis, le magistrat, transformé pour l’instant en triton, s’approcha du bateau, fit la planche, écouta gravement les deux parties, proposa des moyens d’arbitrage, et, quand l’affaire fut arrangée à la satisfaction des uns et des autres, continua sa promenade aquatique.

Pour bien saisir le mécanisme des institutions de la loi en Angleterre, il faut les voir à l’œuvre. Je ne m’occuperai point de la justice civile, qui a, selon moi, deux graves défauts : elle est trop lente et elle coûte trop cher. On doit pourtant reconnaître que les Anglais ont beaucoup fait dans ces dernières années pour en élaguer les formes parasites. Le tarif des frais a été abaissé et mis ainsi plus à portée des petites bourses. D’un autre côté, de savans légistes n’ont point épargné leurs veilles pour faire pénétrer un peu d’air et de lumière dans cette massive et obscure forêt du code britannique. Quoi qu’il en soit, la procédure criminelle est sans contredit le plus beau monument de la justice chez nos voisins ; c’est donc sur elle que doit se porter toute notre attention.


III

Le plus ferme rempart des libertés individuelles est l’inviolabilité du domicile. La maison de l’Anglais est son château-fort. Tous les rangs de la société se trouvent sous ce rapport également protégés. « L’homme le plus pauvre, disait lord Chatham, défie, dans son cottage toutes les forces de la couronne. Cette chaumière peut être bien frêle, son toit peut trembler, lèvent peut souffler entre les poutres disjointes, l’orage peut y entrer, la pluie peut y entrer ; mais le roi d’Angleterre ne peut y entrer. Tout son pouvoir n’oserait franchir le seuil de cette masure en ruine. » Ce que le roi d’Angleterre ne peut faire, la justice le peut, mais seulement dans certains cas et avec des formes qui ont été sévèrement définies. Nul ne doit être arrêté de l’autre côté du détroit qu’en vertu d’un mandat d’amener (warrant) signé par un secrétaire d’état, un des juges de la cour du banc de la reine, ou, comme il arrive le plus souvent, un simple magistrat de police[24]. Telle est l’antipathie de nos voisins pour les arrestations arbitraires que l’absence de ce mandat peut quelquefois modifier le caractère d’un acte de résistance à main armée. Dans ce pays où l’on entoure de respect les officiers de la loi, il y a néanmoins plus d’un exemple de bailiffs et de constables tués dans l’exercice de leurs fonctions au moment où ils cherchaient à se saisir d’un homme sans autorisation suffisante. Les auteurs de telles violences ont été punis, mais avec une atténuation bien remarquable. Le crime qu’ils avaient commis est qualifié de murder par la loi anglaise, et entraînait la peine de mort ; ils n’ont toutefois été condamnés que pour manslaughter (assassinat sans préméditation) et à un an ou deux d’emprisonnement. Les juges décidèrent en effet que les témoins de l’arrestation illégale avaient été provoqués au meurtre par la conduite des agens de l’autorité. C’était, disaient-ils, la compassion pour les victimes d’un acte irrégulier et l’horreur qu’inspire aux sujets anglais toute atteinte portée à la liberté individuelle qui avaient égaré le zèle de ces émeutiers au-delà des limites du droit. De tels précédens ont été invoqués en faveur des fenians jugés dernièrement à Manchester pour, avoir tué un policeman. S’il eût été possible en effet de prouver que ces fenians avaient eu connaissance de l’illégalité du mandat, et qu’en délivrant les prisonniers par la force des armes ils avaient obéi à un sentiment de défense contre l’arbitraire, il est très probable qu’ils n’eussent point été condamnés à mort ou du moins qu’ils n’eussent point été exécutés. Dans tous les cas, tout homme arrêté sans mandat ou en vertu d’un mandat dont l’autorité est douteuse peut s’adresser à l’une des cours suprêmes et réclamer son writ of habeas corpus. Si ses objections sont fondées, et si la prise de corps, comme disent les Anglais, n’a pas eu lieu selon les règles de la justice, il est aussitôt mis en liberté.

Dans les campagnes, la personne légalement arrêtée est amenée dans les vingt-quatre heures devant un ou deux juges de paix (court of petty sessions) ; dans les grandes villes, elle comparaît devant un magistrat. Là se passe ce que nos voisins appellent preliminary examination, l’examen préliminaire des faits. On entend les témoins et l’on écrit leur déposition, qui est ensuite signée par eux-mêmes. Le rôle du magistrat dans cette première investigation se borne à décider s’il y a, oui ou non, des charges assez fortes pour donner lieu à un procès. Dans le cas où la conscience du juge n’est pas suffisamment éclairée, mais où néanmoins certaines apparences s’élèvent contre l’accusé, il a le droit de le redemander à huitaine pour prendre le temps de recueillir de nouveaux renseignemens. L’individu soupçonné est alors ou reconduit en prison ou admis à fournir une caution (bail) qui l’oblige à se représenter de lui-même et au jour dit devant la justice. C’est au magistrat qu’il appartient d’accepter ou de refuser cette" dernière faveur, et, pour déterminer un point si délicat, il consulte dans sa sagesse le caractère de l’accusé aussi bien que la nature de l’offense. Avant d’être admis à caution, admitted to bail, il faut d’ailleurs que le prisonnier trouve deux chefs de maison (householders) qui répondent de lui et s’engagent à le ramener devant le tribunal au premier appel de la loi, sous peine d’encourir eux-mêmes une amende fixée d’avance par le juge. Lorsque les élémens d’une conviction sommaire ont été enfin réunis, l’accusé dont l’innocence se trouve reconnue est mis hors de cause ; celui au contraire que les faits dénoncent à première vue comme coupable est renvoyé, selon la gravité du cas, devant la cour des quarter sessions ou devant les assises. Quel a pourtant été le rôle du prévenu durant cette enquête ? Rien ne s’est fait en secret, entre deux portes ou dans le cabinet d’un juge d’instruction ; tout s’est passé en présence de l’accusé et au grand jour. Il a pu entendre les témoins qui ont déposé contre lui et se faire une juste idée des charges qui le menacent. Nul ne l’interroge ; l’officier de police qui l’a arrêté, le juge qui statue sur son compte, ont au contraire eu le soin de l’avertir qu’il n’était point obligé de répondre, et que la loi anglaise ne force jamais un homme à porter témoignage contre lui-même. S’il fait un aveu, c’est de son propre mouvement et avec parfaite connaissance de cause : aussi dit-on en pareil cas qu’il offre volontairement une déclaration, he volunteers a déclaration. La question est définitivement abolie dans la Grande-Bretagne, et par-là il faut entendre non-seulement l’épreuve de l’eau et du feu, mais encore la torture morale de l’interrogatoire, la mise au secret et toutes ces vieilles traces de l’inquisition qui se perpétuent au sein des sociétés modernes. Ailleurs tout homme accusé doit prouver qu’il est innocent ; en Angleterre, la justice est tenue de prouver qu’il est coupable.

Les dépositions des témoins entendus devant le magistrat sont alors communiquées à la cour par laquelle le prisonnier doit être jugé, et là se dresse l’acte d’accusation, indictment. Cet acte, écrit sur parchemin, contient seulement la matière des faits qui, dans l’opinion d’un premier tribunal, sont de nature à motiver un procès. les charges doivent être, comme disent nos voisins, substanciées (to substantiate a charge), car en Angleterre on ne juge point sur des ombres. Moyennant une très faible rétribution, l’accusé a le droit d’obtenir une copie de cet acte et de savoir ainsi à quoi s’en tenir quant à l’ensemble des témoignages qui l’incriminent. Autrefois il suffisait de la moindre erreur de date, de nom propre ou de lieu pour frapper l’indictment de nullité, et pour que le coupable échappât aux mains de la justice. C’était évidemment un abus, et nul ne s’étonnera qu’on l’ait aboli. Aujourd’hui le juge fait vérifier par le greffier, durant le procès, les inexactitudes qui ont pu être commises, et il suffit d’un trait de plume pour corriger ces légères fautes de rédaction. Que se passe-t-il toutefois entre la mise en accusation et le jugement du prisonnier ? Avant de répondre à cette question, il nous faut indiquer le caractère distinctif de la procédure anglaise. Le vœu des légistes d’outre-mer a été d’établir un système de justice criminelle qui ne diffère pas beaucoup, pour les traits généraux, du système de justice civile. Qu’il s’agisse de la tête de l’individu ou qu’on en veuille simplement à sa bourse, dans les deux cas c’est toujours une question de dommages et intérêts qui se résout à peu près selon les mêmes formés. L’avantage est pourtant ici en faveur de celui qui risque le plus, car dans les procès civils le défendant figure comme témoin et est tenu de répondre à certaines questions, tandis que l’accusé, enveloppé dans le droit du silence, assiste pour ainsi dire aux débats comme s’il y était étranger. Pour le reste, les choses sont conduites d’une manière absolument semblable. Il y a toujours deux parties, l’une qui accuse et qui poursuit, l’autre qui se défend. Chacune d’elles choisit un attorney (avoué), qui engage au service de la cause des avocats ou des conseillers. Ces hommes de loi préparent en quelque sorte des deux côtés le terrain du procès, s’entendent entre eux sur le nombre de témoins qu’il convient d’appeler, sur la valeur de leur déposition, recueillent et coordonnent la substance des faits. Cette enquête est secrète ; elle se poursuit de part et d’autre à armes égales. Le président du tribunal lui-même, avant le procès, n’a aucune connaissance de ce qui s’est passé dans les coulisses du barreau. Il n’existe par conséquent rien dans les formes de la justice qui préjuge un coupable.

L’Angleterre, on le voit, n’a point de ministère public[25], et bien restreint est le nombre de ceux qui au-delà du détroit nous envient cette institution. Il faut chercher la source d’une telle défiance dans la noble passion de nos voisins pour la liberté individuelle. Un officier permanent, armé d’un pouvoir inquisitorial, serait considéré comme une menace par ce peuple jaloux de ses droits et qui craint avant tout l’intervention du pouvoir, cachée sous le manteau de la justice. On n’admet qu’avec une extrême réserve la fiction d’une société offensée par le crime d’un seul, et, à vrai dire, il n’y a point de vindicte publique ; chacun est juge de l’injure qu’il a reçue, et c’est à lui de décider s’il veut en revendiquer le châtiment. « Que le gouvernement, disent les Anglais, ne se mêle point de nos affaires ; outragés, notre insulte nous regarde, le tort qu’on nous a fait nous appartient. C’est à nous d’agir envers l’auteur du crime ou du délit comme nous l’entendons. » Avant et même durant le cours de l’action judiciaire, la partie lésée tient à être maîtresse du procès, domina litis. Elle peut, selon son plaisir, entamer et arrêter les poursuites[26]. Quelques-uns reprochent, il est vrai, à ce système d’encourager en certains cas l’impunité des malfaiteurs, et c’est la principale objection qui s’est élevée dans les derniers temps contre l’absence d’un ministère public. Il importe sans doute beaucoup à la sécurité des bons citoyens que les crimes soient découverts et réprimés ; mais, selon l’avis des esprits éclairés, mille fois mieux vaut qu’un coupable échappe au bras de la justice que de voir les vieilles franchises britanniques envahies et menacées par une imitation étrangère. A force de prendre en main les intérêts de chacun, l’état finit par confisquer la liberté de tous, et puis est-il bien vrai que la proportion des forfaits impunis soit plus élevée chez nos voisins qu’ailleurs ? Il y a lieu d’en douter quand on consulte les statistiques. Pour assurer la découverte d’un vol ou d’un assassinat, les Anglais comptent tantôt sur l’intérêt personnel, tantôt sur un sentiment inné de justice, qui, chez beaucoup d’individus, agit avec toute l’énergie d’un magistrat chargé de poursuivre d’office et de rechercher les traces du coupable. C’est ou la personne lésée, ou les parens et les amis du mort, ou encore quelque société de protection[27] qui entreprend d’ordinaire la conduite d’un procès criminel. Autrefois tous les frais de justice tombaient à la charge du prosecutor, de sorte qu’après avoir souffert de l’impuissance de la société à défendre ses biens ou sa personne, il souffrait encore et souvent bien davantage en demandant la réparation d’une injure qui appartenait indirectement à la vengeance publique. Aujourd’hui la plupart des dépenses sont payées par la caisse de l’état.

Ces garanties peuvent néanmoins sembler insuffisantes pour la répression des crimes ; aussi existe-t-il en Angleterre quelques autres auxiliaires de la justice. Dans les grandes villes, telles que Manchester, Liverpool, Birmingham, un attorney, nommé par le conseil municipal, est spécialement chargé de diriger les poursuites contre les infracteurs de la loi. D’un autre côté, la police remplit à peu près le même rôle ; elle arrête les personnes suspectes, reçoit la confidence des attentats qui ont été commis en secret et cherche à réunir les preuves contre le coupable. Dans certaines occasions très graves, elle offre même une forte somme d’argent à celui qui dénoncera l’auteur du crime ou qui pourra mettre sur la trace du fugitif. La délation n’est pourtant pas dans le caractère anglais, et le sentiment public, peu d’accord avec cet usage équivoque, flétrit l’homme qui reçoit en pareil cas le prix du sang. Dans d’autres circonstances où cette mesure reste inefficace, elle trahit l’impuissance de l’autorité : c’est ainsi que la tête de Stephens, quoique mise à prix pour une somme très considérable, fut respectée par les Irlandais, et put ainsi défier toutes les recherches de la police. Quoi qu’il en soit, les Anglais feront bien, je crois, de s’en tenir à leur système de poursuites judiciaires. Les moyens employés pour la découverte des crimes et des coupables peuvent s’améliorer dans le cas où ils seraient imparfaits ou en désaccord avec les mœurs publiques ; mais qui rendrait de sitôt à un grand peuple ses libertés perdues ou tout au moins compromises ?

Il est un autre magistrat dont la juridiction tout à part vient le plus souvent au secours de la société anglaise, troublée par le meurtre d’un ou de plusieurs individus. Je veux parler du coroner. Qu’est-ce pourtant que cet officier ? La charge de coroner remonte, dans les annales de la Grande-Bretagne, jusqu’à une assez haute antiquité. Élu par les freeholders (francs tenanciers) du comté ou du district où il tient sa cour, il a surtout pour fonction d’ouvrir une enquête dans tous les cas de mort soudaine ou violente. Je ne sais plus quel poète anglais l’a surnommé le vautour de la justice. Il est en effet l’homme du cadavre ; pour qu’il agisse et que son ministère soit reconnu, il faut que le corps de la victime ait été retrouvé. S’il en est autrement, il ne peut intervenir, et ce sont alors les juges de paix qui instruisent le procès. D’après les anciens usages, l’enquête du coroner devrait avoir lieu en présence du mort ; il s’en faut pourtant de beaucoup que cette règle soit aujourd’hui observée en Angleterre. Accompagné d’au moins douze jurés, il examine d’abord soigneusement le cadavre, puis se rend avec eux dans un hôtel ou une auberge du voisinage pour y entendre les témoins et pour trouver (finding) les causes qui ont brusquement interrompu le cours de la vie humaine. Tous les cas de mort suspecte tombent sous son autorité, même ceux où le médecin s’est trompé par ignorance dans le traitement de la maladie[28]. Si le coroner et le jury ont tout lieu de reconnaître que le décès doit être attribué à des causes naturelles ou, selon l’expression anglaise, à la visitation de Dieu, visitation of God, ils constatent et expriment le fait. Est-ce la suite d’un accident, ils donnent en conséquence leur avis, qu’ils accompagnent souvent de réflexions utiles pour éviter à d’autres les mêmes dangers et la même terminaison fatale. Dans le cas où au contraire tout porte à soupçonner un meurtre, mais où le meurtrier reste inconnu, ils prononcent ce qu’on appelle un verdict ouvert, open verdict. Enfin, quand le jury décide que certaines apparences assez graves désignent à la conscience publique un ou plusieurs coupables, il est du devoir du coroner de renvoyer l’auteur ou les auteurs présumés du crime devant la cour d’assises. L’enquête, inquisition, signée par lui et par ses douze assistans, a de plus toute la force d’un acte d’accusation émanant du grand jury.

Cette dernière institution est aussi fort ancienne. Autrefois le grand jury exerçait directement les poursuites judiciaires. C’est à lui que s’adressaient les officiers de police ou les victimes d’un attentat pour obtenir l’arrestation du coupable. Il prenait connaissance de l’affaire, et, si à première vue la plainte lui semblait fondée, il présentait à la cour un acte d’accusation, indictment, qui autorisait celle-ci à lancer un mandat d’amener contre l’auteur soupçonné du crime ou du délit. Aujourd’hui ces fonctions se trouvent remplies, on l’a vu, par un juge de paix, ou dans quelques grandes villes par un magistrat spécial. Le grand jury a donc beaucoup perdu de son importance ; sa charge se réduit, dans l’état actuel des choses, à faire un second examen des charges et à décider par oui ou par non s’il y a lieu de donner suite au procès[29]. C’est une nouvelle garantie ajoutée à toutes celles qui entourent déjà l’accusé. Quelques légistes anglais regardent même cette seconde investigation comme superflue, et demandent hautement qu’on l’abolisse. D’autres soutiennent au contraire que l’on ne saurait s’armer de trop de précautions contre les erreurs de la justice. Dans la décision du grand jury se trouve engagée une chose plus précieuse même que la liberté du prisonnier, — son honneur. Convient-il de lui enlever les avantages que lui accorde la loi pour mettre son innocence à l’abri des disgrâces d’un procès criminel ? N’est-il pas beau qu’en Angleterre le prévenu lui-même soit désigné par ses pairs ? Le magistrat qui le premier a statué sur la valeur des charges est sans doute un esprit éclairé, il a eu tous les moyens à son service pour réunir les élémens d’une conviction ; mais les légistes eux-mêmes aiment à reconnaître dans le jury anglais une finesse et une fraîcheur de perceptions qui s’émoussent quelquefois chez le juge par l’exercice même de sa charge. Quoi qu’il en soit, il est dans le génie de la constitution britannique d’intéresser toutes les classes de la société à l’administration de la justice. Choisi dans les cadres supérieurs de la bourgeoisie ou même dans les rangs de la noblesse, le grand jury représente l’opinion influente du pays. C’est à lui que s’adresse le président de la cour pour exposer ses vues sur les réformes pénitentiaires ou sur les questions politiques à l’ordre du jour. Est-ce à dire pour cela que le grand jury soit investi d’un pouvoir législatif ? Non vraiment ; mais en dehors même de la chambre des pairs et de la chambre des communes tout le monde a plus ou moins, comme on dit, voix au chapitre, et est admis, de l’autre côté du détroit, à donner son avis sur la conduite des affaires. Par ce moyen, aucun changement tant soit peu grave ne s’introduit dans le droit criminel sans qu’on ait convié d’avance toutes les conditions de la société à l’examen du nouveau système.

Arrive enfin pour l’accusé le grand jour des assises. A Londres, la cour criminelle (central criminal court) se tient dans un vieil édifice connu sous le nom d’Old Bailey, et à côté duquel la sombre prison de Newgate profile une masse sinistre. Ce qui frappe un étranger à l’extérieur et à l’intérieur du tribunal est l’absence de tout uniforme militaire. Excepté dans des cas très graves, la justice anglaise tient à n’être point protégée par les baïonnettes. Pour déroger à cet usage, il faut au dehors le danger sérieux d’une émeute, et encore le magistrat exprime-t-il souvent le regret que lui cause une telle intervention de la force armée. « Les soldats, disait l’un d’eux en pareille circonstance, sous prétexte de défendre les ministres de la loi, ont plus d’une fois, dans l’histoire, été employés à intimider l’administration de la justice. » Les bâtimens n’ont rien de remarquable ; à peine s’ils se distinguent à première vue des masures noircies et enfumées qui les avoisinent. De vieux escaliers conduisent à travers un labyrinthe d’étroits corridors et d’obscurs défilés jusqu’à deux cours de justice, l’une connue sous le nom d’Old Bailey et l’autre de New Court. La plus intéressante des deux est sans contredit l’ancienne (Old Bailey), éclairée par trois grandes fenêtres que surmontent à distance les lugubres murailles de Newgate, et où ont été jugés la plupart des criminels célèbres. Le côté droit de cette salle est occupé dans toute la longueur par les bancs de la cour (bench), avec des bureaux placés de proche en proche pour l’usage des magistrats. Ce tribunal est présidé dans les cas ordinaires par le recorder ou le common sergeant de la Cité de Londres, et dans les occasions solennelles par un des juges de Westminster. Le banc du jury (jury box), celui des témoins (witness box), ceux des avocats, des conseillers et des reporters remplissent le reste de la salle, que domine la galerie ouverte au public. Quant aux curieux avides de spectacle, rien dans ces divers arrangemens ni dans les formes extérieures de la justice anglaise ne saurait beaucoup les émouvoir ; mais qu’il en est tout autrement pour ceux qui sous le voile des faits recherchent surtout les traits de la grandeur morale ! L’accusé est introduit dans le tribunal par un passage couvert qui communique au moyen d’un escalier avec l’intérieur de la prison. Il paraît alors devant ses juges, selon l’expression d’Erskine, « couvert tout entier de l’armure de la loi. »

Le caractère des peuples modernes se mesure au respect de la dignité humaine. Encore la considération envers les grands, les forts, les puissans, est chose commune et facile à obtenir ; mais en est-il de même quand il s’agit d’un misérable soupçonné d’avoir commis un crime ? Là est l’effort, là commence vraiment la victoire de la civilisation sur la barbarie. Persuadés que la société tout entière s’abaisse dès qu’un de ses membres est injustement humilié, les Anglais n’ont rien négligé dans ce cas pour entourer d’égards l’infortune. Il était beau d’entendre, il y a quelques années, un magistrat, M. Hill, rappeler aux jurés que « si pauvres que fussent les prisonniers, si douteux que fût leur caractère, ils étaient leurs égaux au point de vue du droit. » Dans ce pays, on respecte toutes les libertés, même celle du malfaiteur, jusqu’au moment où celui-ci se trouve atteint et convaincu par la sentence de ses pairs. Ne faut-il pas qu’il en soit ainsi ? N’est-ce point le seul moyen de conserver intact le dépôt des franchises personnelles auquel nos voisins attachent tant de prix, et qu’ils ont amassé par tant de luttes héroïques ? De toutes les tyrannies, la plus odieuse est celle qui s’exerce sous le masque de la loi et avec les armes de la justice. Qu’on dise aujourd’hui : Ce n’est qu’un voleur ; on dira demain : Ce n’est qu’un fenian, et de degré en degré les garanties qui protègent également tous les citoyens se seront bientôt évanouies l’une après l’autre du sol britannique. Les partis, quels qu’ils soient, se doivent à eux-mêmes de conjurer par tous les moyens ce que nos voisins appellent l’oppression de l’accusé. Il s’en faut sans doute de beaucoup que tous les procès aient un caractère politique ; depuis une trentaine d’années, Dieu merci, on n’a point vu d’Anglais traduit devant les tribunaux pour ses opinions. Qui pourtant oserait nier que l’influence du milieu social ne s’étende à tous les actes et à toutes les conditions de la vie ? En Angleterre comme ailleurs, la justice criminelle a sans doute affaire avec toutes les classes du royaume ; mais elle entretient principalement des rapports avec les classes inférieures, sans doute parce que ces dernières sont les plus nombreuses, les plus ignorantes et les moins protégées contre les impérieuses tentations de la faim. En dehors des délits ordinaires, ce sont d’ailleurs les ouvriers qui aspirent à un état de choses meilleur, qui s’agitent pour conquérir certains avantages dans l’état, et qui se trouvent par cela même plus exposés que d’autres à se quereller avec la loi. Aussi ont-ils un intérêt tout particulier à ce que les formes de la justice ne se montrent ni arbitraires ni inquisitoriales. Lorsque l’accusé comparaît en Angleterre devant les assises, le greffier donne lecture de l’acte d’accusation, indictment. Qu’on ne s’attende pas d’ailleurs à un enchaînement de probabilités groupées avec un art qui leur donne la sombre couleur de la certitude. Cet acte se contente.de résumer en quelques lignes et avec une souveraine bonne foi la substance des faits qui s’élèvent à la charge du prévenu. Le juge lui demande alors s’il s’avoue coupable (pleads guilly), ou si au contraire il maintient son innocence (pleads no guilty)[30]. Il ne faudrait toutefois point se méprendre sur le sens de cette question, qui est d’ailleurs expliquée en termes très clairs à l’accusé. To plead no guilty veut dire non pas que l’homme se déclare innocent, mais tout simplement qu’il prétend ne point renoncer à son droit de défense, Tout appel direct ou indirect à la conscience du prévenu serait réprouvé par les usages du droit anglais. S’il admet librement sa culpabilité, le juge prononce à l’instant même la sentence ; dans le cas au contraire où l’accusé annonce l’intention de se défendre ou en d’autres termes « d’être jugé par Dieu et son pays, » il est traduit à tour de rôle devant le petit jury, petty jury.

« Prisonnier, s’écrie alors un officier de justice, ces hommes de bien (good men) que vous allez entendre appeler par leurs noms sont les jurés qui entre notre souveraine dame la reine et vous vont procéder à votre jugement ; si donc vous voulez les récuser tous ou tels d’entre eux en particulier, vous devez le faire lorsqu’ils s’approcheront du livre pour prêter serment, et vous serez écouté. » Le greffier appelle en effet à haute voix douze jurés sur la liste (pannel) de ceux qui ont été convoqués pour la session, Le livre dont il a été parlé et sur lequel ils s’engagent par la foi du serment « à rendre un verdict vrai » est l’Évangile. Le droit de récusation peut s’exercer soit sur l’ensemble des jurés, soit sur quelques-uns d’entre eux personnellement ; il est en outre ou péremptoire, c’est-à-dire abandonné au libre arbitre de l’accusé, ou per causam dans le cas où celui-ci donne une raison pour motiver son refus[31]. Tout étranger est en outre autorisé à réclamer un jury mixte, de medietate linguæ ; on entend par là un jury composé moitié d’Anglais et moitié d’hommes appartenant à d’autres pays. À Londres, les jurés sont généralement choisis dans la classe des marchands et des boutiquiers ; telle est d’ailleurs leur indépendance bien connue qu’un Français, dans un procès qui a fait du bruit, n’hésita point à les accepter de préférence à ses concitoyens. À peine sont-ils assis sur leur banc que le crieur dirige leur attention sur ce qu’on appelle prisoner’s dock (la loge du prévenu). « Messieurs les jurés, dit-il, le prisonnier que vous voyez est accusé de… (il lit un extrait de l’indictment) ; il a été consulté et a déclaré s’en remettre pour le procès entre les mains de son pays : or c’est vous qui êtes son pays. Votre charge consiste donc à chercher s’il est innocent ou s’il est coupable et à écouter la déposition des témoins. » Mieux que tous les commentaires, ces mots : « which country you are, et vous êtes son pays, » proclament assez haut de quel pouvoir et de quelle confiance se trouve entourée chez nos voisins l’institution du jury. Ce n’est point à lui qu’on enlèverait le droit de connaître dans les délits de presse et dans aucune des affaires politiques ; plus l’acte poursuivi par la justice intéresse le gouvernement ou la société, et plus l’assistance des hommes qui représentent la nation est considérée comme indispensable pour le juger. Quand il s’agit des garanties de la pensée et des libertés publiques, on n’en croirait point sur parole la magistrature la plus impartiale. En écartant de leur système répressif le juge d’instruction et l’avocat-général, les Anglais ont sans doute agi en faveur de l’accusé, mais c’est aussi leur respect pour le jury qu’ils ont gravement consulté. Un acte d’accusation qui ressemble à un procès jugé d’avance, un magistrat qui se lève sur son banc au nom de la société offensée et domine les débats de tout le poids de son influence, leur paraissent autant d’envahissemens sur les droits et la conscience du pays. Les légistes d’outre-mer sourient volontiers quand ils parlent entre eux de la part d’initiative et de puissance morale laissée au jury dans les quelques pays du continent qui ont pourtant des prétentions à la démocratie. Chez eux, on entend tout autrement la liberté. Le jury anglais n’est point un accessoire, un frêle appendice de la justice, qu’on écarte quand il pourrait être gênant ou qu’on soumet à l’action d’un ministère public : c’est la justice elle-même dans sa forme souveraine. Il ne relève que de son opinion ; quand il s’incline, c’est devant l’autorité des faits et non devant les conclusions d’un habile réquisitoire. Le juge peut bien éclairer et diriger les débats, mais encore a-t-il soin de rappeler aux jurés qu’eux seuls tiennent entre leurs mains la libre balance dans laquelle se pèse la rigide appréciation du crime ou de l’innocence.

La partie essentielle d’un procès criminel chez nos voisins est l’audition des témoins. A peine en effet le conseil choisi par le plaignant et chargé des poursuites (counsel for the prosecution) a-t-il exposé au jury les faits s’élevant à la charge du prévenu, qu’il appelle les personnes à même de soutenir l’accusation. On a cherché la forme de serment qui pouvait le mieux lier leur conscience ; c’est ainsi que les chrétiens jurent sur le Nouveau Testament et la tête découverte, les Juifs sur les cinq livres de Moïse avec le chapeau sur la tête, les mahométans sur le Coran, les Hindous par le Gange, ce fleuve sacré, les Chinois en brisant une soucoupe[32]. Les frères moraves, les quakers et autres témoins qui par scrupule religieux ne veulent point s’engager sous la forme du serment promettent de dire la vérité, et, grâce à un nouvel acte du parlement, leur déposition est acceptée. Chacun d’eux est d’abord questionné par le conseil du plaignant, puis examiné en sens inverse par le défenseur de l’accusé ; c’est ce que nos voisins appellent cross examination. Quelques hommes de loi possèdent de l’autre côté de la Manche un art prodigieux pour ce genre de dialectique judiciaire. Ils savent arracher un aveu des lèvres les plus rebelles, redresser la moindre erreur, passer au crible les paroles légères et exposer au grand jour avec une force impitoyable les contradictions qui peuvent invalider un témoignage. Cet examen a d’ailleurs des limites qui sont toutes en faveur de l’accusé ; il n’est point obligé de justifier de l’emploi de son temps au moment où le crime a été commis ; nul ne peut introduire contre lui des faits étrangers à la cause ni fouiller d’une main indiscrète dans ses antécédens. Ce n’est point ici qu’on reprocherait à un homme prévenu de meurtre d’avoir été condamné pour voler des pommes dans son enfance. Même dans l’ordre des preuves qui se rapportent directement à la question, les témoins ne doivent déposer que de ce qu’ils ont vu et non de ce qu’ils ont entendu dire. Dans d’autres pays, la justice a été organisée de manière que le coupable ne puisse échapper au châtiment ; elle a été instituée de telle sorte en Angleterre que l’innocent ne se trouve point exposé à être condamné par méprise. Qu’on ne s’imagine pas néanmoins que ce système judiciaire, un des chefs-d’œuvre de la conscience humaine, se soit formé tout d’une pièce et sans le secours du progrès. De vieux légistes se rappellent encore le temps où la loi anglaise n’accordait point de défenseur à l’accusé. C’est de 1835 à 1836 que, grâce aux efforts de George Lamb, de Sydney Smith et de M. Ewart, le parlement modifia cet usage. La loi passa, quoique la plupart des juges se montrassent alors opposés à la nouvelle mesure. Le vieux principe de la législation anglaise était que le prévenu devait se défendre lui-même.

Lorsque les témoins à charge ont été successivement entendus, le président du tribunal demande aujourd’hui à l’avocat s’il entend appeler à son tour d’autres témoins en faveur de l’accusé. Dans le cas où sa réponse est négative, le conseil, agissant au nom de la couronne ou de la personne qui exerce les poursuites, groupe les faits de la cause dans un discours où il conclut à la condamnation, et le défenseur adresse ensuite la parole au jury. Si au contraire l’audition des témoins à décharge est réclamée, elle a lieu d’après les mêmes règles que nous avons indiquées, c’est-à-dire que chacun d’entre eux est soumis à l’épreuve et à la contre-épreuve d’un examen. Seulement par cette circonstance les tours de parole se trouvent changés, c’est le conseil de la défense qui plaidera d’abord et celui de la partie adverse qui répliquera. Il avait été proposé en 1836 de laisser, comme chez nous, le dernier mot à l’accusé, et beaucoup de jurisconsultes anglais regrettent que cette disposition n’ait point été introduite dans la loi. Quoi qu’il en soit, un procès criminel est chez nos voisins un tournoi d’éloquence dans lequel les deux avocats viennent alternativement rompre des lances et combattent à armes égales. L’un et l’autre s’interdisent d’ailleurs les coups de théâtre, les ornemens parasites et les grands effets déclamatoires. Un bon plaidoyer anglais a tout le caractère d’une démonstration scientifique. Les célébrités du barreau excellent dans l’art de presser les faits et les témoignages pour en extraire les apparences de la certitude. Quand les plaidoiries sont terminées, le président résume les débats et les jurés se consultent entre eux. Très souvent ils arrivent à s’entendre sans quitter la salle ; si pourtant ils ne peuvent tomber d’accord, ils sont conduits dans une chambre où un officier de la cour est chargé de les garder sans feu, sans lumière et sans nourriture. La torture, qui ne s’applique plus jamais aux accusés, s’exerce encore quelquefois en Angleterre contre le jury. On sait en effet qu’il faut que le verdict soit unanime pour qu’il y ait condamnation ; or l’opiniâtreté de certains Anglais est très grande et défie toutes les épreuves quand il s’agit du sort d’un de leurs semblables qui court risque d’être injustement condamné. Dès qu’ils sont enfin du même avis, les jurés rentrent dans la salle apportant une déclaration de not guilty (non coupable) ou de guilty (coupable). Dans le premier cas, l’accusé est aussitôt mis en liberté ; dans le second, le juge prononce contre lui la sentence conformément à la loi. Comme le gouvernement, par l’organe d’un de ses fonctionnaires, n’a point demandé de tête, il ne saurait être ni responsable du sang versé, ni humilié par un acquittement ayant, en ce qui le regarde, le caractère d’une défaite. C’est pourtant un bien lugubre et bien solennel moment que celui où le président d’une cour anglaise, la tête couverte du bonnet noir (black cap), avertit le condamné à mort qu’il n’a plus rien à espérer de la justice des hommes.

On peut dire qu’il n’y a point d’appel chez nos voisins contre les jugemens en matière criminelle[33]. Le jury a décidé, et le jury est souverain, c’est le pays. De combien de garanties l’accusé n’a-t-il pas d’ailleurs été entouré durant toute la marche du procès ! Pour qu’un homme soit injustement condamné en Angleterre, il faudrait que le magistrat examinateur se fût trompé, que le coroner se fût trompé, que le grand et le petit jury se fussent trompés. Encore lui resterait-il une dernière chance. Il arrive tous les jours que, même dans les cas où la culpabilité n’est point douteuse, certaines circonstances atténuantes qui, pour une raison ou pour une autre, ont échappé à l’attention de la cour durant le procès viennent plus tard à la connaissance du juge. C’est alors le devoir de ce magistrat de s’entendre avec le gouvernement pour obtenir de lui en faveur du condamné une commutation de peine. S’agit-il d’une condamnation à la peine de mort, le haut fonctionnaire entre les mains duquel la reine est censée avoir mis son droit de grâce est le secrétaire d’état. Il exerce ce droit sous la surveillance de l’opinion publique, et ce n’est point un vain mot dans un pays où la presse et la liberté de réunion arment tous les citoyens du pouvoir de réclamer contre les rigueurs de la justice. Le secrétaire d’état obéit sans doute aux inspirations de sa propre conscience ; mais combien il consulte aussi l’émotion générale ! Si dans l’affaire des fenians exécutés à Manchester la voix de la pitié n’avait été étouffée dans le cœur des masses par des préjugés trop anglais, elle eût très certainement déconcerté la résolution du ministre et arrêté la main du bourreau.

Les institutions judiciaires de la Grande-Bretagne traversent en ce moment une épreuve dont il faut espérer qu’elles sortiront victorieuses. Les dernières tentatives des fenians ont ébranlé chez quelques Anglais la robuste confiance qu’ils avaient toujours témoignée envers les formes tutélaires et pourtant efficaces de leur procédure criminelle. Sur ce sol qui tremble, miné chaque jour par de sombres complots, la loi s’est maintenue jusqu’ici digne et impassible. Le pays n’a été affligé ni par l’état de siège, ni par les conseils de guerre, ni par les proscriptions sans jugement. Sous le coup d’une catastrophe récente, des esprits aveuglés par un danger réel ou imaginaire ont pourtant réclamé du gouvernement des mesures exceptionnelles. Les cours martiales n’ont jamais régné en Angleterre ; apparues un instant dans l’île de la Jamaïque, elles ont ensanglanté cette colonie, outragé la nature et commis des actes qui soulevèrent, il y a deux années, dans la métropole un cri d’indignation et d’horreur. Que les Anglais profitent de cette leçon, et qu’ils sachent résister aux dangereux conseils de la peur ! Ils ignorent jusqu’ici, — puissent-ils l’ignorer toujours ! — ce qu’il en coûte à une nation pour sortir du droit, et quelle trace ineffaçable le régime de la violence grave sur le caractère d’un peuple. Malheur aux intérêts effrayés qui se réfugient derrière l’arbitraire ; ils s’exposent à partager la fortune de ce qu’il y a au monde de plus fragile et de moins rassurant pour la société. Un système de persécution légale et officielle ne ferait qu’encourager les représailles ; le sang versé appellerait du sang. Plus les circonstances sont menaçantes, et plus la justice a pour devoir de se montrer calme et impartiale. N’est-ce point parce qu’elle n’a jamais abdiqué chez nos voisins ce caractère de dignité morale que les citoyens se rangent en foule du côté de la loi et s’enrôlent volontairement pour la défendre ? Quelques sages mesures, en redressant les torts dont se plaignent les Irlandais, feraient plus pour désarmer les complots que toute la rigueur des supplices. Que l’Angleterre consulte son histoire, elle y verra que les passions émues s’apaisent par la tolérance, de même que les révolutions se terminent par la liberté.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Voyez la Revue du 15 août 1867.
  2. Inn est le nom qu’on donnait autrefois à la maison de ville d’un grand seigneur et où il résidait pendant le temps de l’année qu’il faisait sa cour au roi. Le mot français qui lui correspond est hôtel. Les inns of court furent ainsi appelés, non comme on l’a dit, parce qu’ils étaient des auberges pour les étudians en droit, mais à cause des bâtimens, qui avaient appartenu à de nobles, familles.
  3. Henri VI, première partie, acte II, scène IV.
  4. Pour bien saisir le sens de cette dispute, il faut savoir que les rois normands avaient voulu introduire le droit romain et le droit canonique dans les cours de justice. En dépit de leurs efforts, les lois de l’ancienne Rome ne purent jamais s’acclimater comme système sur le sol de l’Angleterre. Quelques branches seulement de cette jurisprudence qui étaient en harmonie avec le caractère anglo-saxon s’enracinèrent à l’aide du temps, et finirent par se confondre dans la loi commune, common law. Quant au droit canonique, il n’est plus en vigueur que dans un très petit nombre de tribunaux appelés à juger des questions relatives au clergé.
  5. Un journal (diary) qui parait avoir été écrit par un membre de la société du Middle Temple, et qui s’étend de 1601 à 1604, contient cette note : « Février 1601. — A notre fête, nous eûmes une pièce de théâtre intitulée Twefth night ou What you will… » Suit une courte analyse du sujet de la comédie. Ce journal manuscrit est conservé à la bibliothèque du British Muséum. Quelques écrivains anglais ont supposé que la pièce avait été jouée ce soir-là pour la première fois par les étudians du Temple ; mais je ne vois rien qui justifie cette conjecture.
  6. A côté de la vieille église des templiers, sur un lit de sable rougeâtre, s’élève un cercueil de pierre qui semble sortir à demi du fond de la fosse. Sur les deux faces de ce simple monument, on lit la courte inscription suivante : « Ici git Olivier Goldsmith, né le 10 novembre 1728, mort le 4 avril 1774. »
  7. L’espace qui les sépare était autrefois couvert par des jardins, des champs et les résidences isolées de quelques gentilshommes. C’est à présent une des parties de Londres les plus encombrées de magasins et de boutiques. Un avocat de Lincoln’s Inn me disait que, de tous les anciens règlemens, le mieux observé de nos jours est celui qui interdisait aux étudians de tirer à l’arbalète sur les lapins du voisinage.
  8. Il est du moins certain que le poète dédia plus tard une de ses comédies aux inns of court, qu’il appelle « une des plus nobles pépinières de l’humanité et de la liberté. »
  9. Le bibliothécaire, M. W. H. Spilsbury, est un homme très instruit, qui a écrit une histoire de Lincoln s Inn, et auquel je dois des remerciemens pour l’obligeance avec laquelle il m’a montré tout l’édifice.
  10. Ipsa nova exorior nobilitanda coquo.
  11. C’est une manière de dire qu’on demande à retenir ses services.
  12. Une des prérogatives à laquelle le sergent tient le plus, et à peu près la seule qui lui reste, est celle d’être appelé frère, brother, par les juges du tribunal.
  13. Les autres membres du bench sont généralement élus selon, des formes assez différentes et particulières à chaque société. Après les queen’s counsels, on admet volontiers les vieux oracles du barreau. A Lincoln’s lnn, pour entrer au bench par titre d’ancienneté, il faut avoir cinquante années d’exercice, ce qui suppose au moins soixante et onze ans d’âge. Autrefois il suffisait d’une seule boule noire pour faire rejeter le candidat ; cet usage a été modifié.
  14. Celle de Lincoln’s Inn fournit gratuitement des cours de justice au lord-chancelier et aux trois vice-chanceliers, ainsi qu’une autre salle pour les lords de justice moyennant une très faible redevance ; mais ces audiences ajoutent une grande valeur aux maisons de l’endroit. Les avocats peuvent en quelque sorte se rendre au tribunal sans sortir de chez eux. Aussi les voit-on passer dans les cours de l’hôtel en robe noire et en large perruque poudrée à blanc.
  15. A l’Inner Temple, la cotisation des barristers est de 19 sh. 8 deniers par an, au Middle Temple de 1 livre sterling, à Lincoln’s Inn de 3 livres sterling 15 sh. 10 den., à Gray’s Inn de 1 livre sterling 3 sh. 4 deniers.
  16. A l’Inner Temple, l’étudiant paie en entrant 259 fr., au Middle Temple 252 fr. 50, à Lincoln’s Inn 127 fr. 25, et à Gray’s Inn 207 fr. 35 c.
  17. Les quatre inns of court s’entendent entre eux pour entretenir cinq professeurs, qui reçoivent chacun un traitement de 8,000 fr. Chaque inn défraie entièrement un de ces professeurs ou readers (lecteurs), et toutes ensemble contribuent au paiement du cinquième. Les étudians versent à leur entrée 134 francs, et acquièrent par là le droit de suivre tous les cours. Il y a aussi des classes du soir pour ceux qui veulent bien s’y rendre.
  18. C’est une grande dépense ; aussi faut-il à un jeune homme quelque fortune pour réussir dans le barreau anglais. Il paie généralement à l’avocat qui l’instruit 100 guinées par an (2,680 francs) durant tout le temps de son stage.
  19. Au Middle Temple, ces frais s’élèvent à 936 francs 25 centimes ; ils ne sont que de 550 francs 25 centimes à Gray’s Inn.
  20. Les attornies forment en somme une corporation très honorable. A l’instar des avocats, ils ont fondé, au prix de 90,000 livres sterling (2,272,500 fr.), un hôtel, Clifford’s Inn, où ils reçoivent des étudians et leur imposent des examens. Les frais d’éducation pour un jeune homme qui se prépare à exercer les fonctions d’attorney ou de solicitor s’élèvent d’ordinaire à 25,000 fr. Cet inn a, comme les autres, des chaires pour les cours publics, une bibliothèque et une grande salle, hall, qui sert de réfectoire. L’opinion générale est que le caractère des avoués anglais s’est beaucoup élevé depuis un siècle dans l’estime publique. Quelle est pourtant la profession où ne se rencontre de temps en temps ce que nos voisins appellent black sheep, des brebis noires ? « Il y a des avoués, disait lord Hardwicke, auxquels je confierais volontiers ma vie et mon honneur ; il y en a d’autres auxquels je ne confierais point mon vieil habit. »
  21. Pour qu’on saisisse bien la valeur de cette distinction, il est utile de rappeler que les anciens tribunaux anglais se croyaient tenus d’obéir strictement à la lettre de la loi commune, même dans les cas où celle-ci blessait le sentiment de la justice. Eu pareille circonstance, la partie lésée en appelait volontiers au chancelier du roi, qui, intervenant au nom de la couronne, modifiait le jugement. Plus tard fut instituée la cour de chancellerie, qui devait tempérer la loi par l’équité, c’est-à-dire par les principes éternels du droit et les inspirations de la conscience humaine. Aujourd’hui pourtant ces distinctions se trouvent à peu près effacées dans la pratique.
  22. Le chief justice de la cour du banc de la reine reçoit 200,000 francs par an ; celui des plaids communs et le lord chief baron de l’échiquier touchent 175,000 fr. ; les puisne judges (juges puînés ou assesseurs) 125,000 fr. Il ne faut jamais perdre de vue que ces magistrats sont choisis parmi les avocats du premier mérite. Dans un pays où la profession du barreau est fort lucrative, du moins pour les célébrités, l’état a dû leur offrir de grands avantages en retour de la clientèle qu’ils abandonnent. Nos voisins considèrent en outre la libéralité des traitemens comme une garantie d’indépendance pour les juges du royaume.
  23. Fondée en 1857 et présidée par un juge qui occupe un des premiers rangs de la magistrature, cette cour a beaucoup fait parler d’elle dans ces derniers temps. Attaquée par quelques membres de la haute église, elle est d’un autre côté énergiquement défendue par l’opinion publique.
  24. Un agent de la force publique arrivant sur les lieux au moment où un crime vient d’être commis, peut, il est vrai, appréhender celui qu’il croit coupable ; mais il agit ainsi sous sa propre responsabilité et s’expose au danger d’être poursuivi pour contrainte illégale. Il en est de même de tout Anglais qui en fait arrêter un autre par la main d’un policeman. Le plus souvent, une personne ayant à se plaindre d’une injustice ou embrassant la cause de la victime suit une voie plus régulière ; elle se présente devant un magistrat, fait sa déposition en séance publique et obtient ainsi un warrant contre l’auteur présumé du crime ou du délit.
  25. En Écosse, un officier de la loi connu sous le titre de lord advocate et réunissant sous ses ordres trente et un procurateurs-fiscaux a au contraire pour charge de poursuivre les criminels et les malfaiteurs.
  26. C’est toujours, il est vrai, à ses risques et périls. Qu’on suppose, un homme volé par sa servante et déposant contre elle devant un magistrat. Celui-ci la redemande, c’est-à-dire la renvoie à une autre séance. Dans l’intervalle, le plaignant, touché de compassion ou réfléchissant qu’il ne reverra jamais son argent s’il fait condamner cette malheureuse fille, entre avec elle en accommodement, et, moyennant restitution, lui promet d’arrêter les poursuites. Il lui suffit pour cela de ne point comparaître devant le tribunal. La servante est mise en liberté ; mais elle peut alors poursuivre son maitre pour fausse accusation et arrestation illégale.
  27. Par exemple la Société protectrice des femmes, la Société protectrice des animaux, la Société protectrice des banquiers, etc.
  28. Autrefois ces magistrats électifs, les coroners, étaient payés tant par enquête ; mais, en vertu d’un bill du parlement, ils reçoivent aujourd’hui un traitement annuel calculé sur la moyenne des honoraires qu’ils recevaient durant les cinq années qui ont précédé 1859.
  29. L’acte d’accusation, indictment, figure devant les yeux du grand jury, composé généralement de trente personnes, choisies parmi les habitans du comté qui remplissent les fonctions de juges de paix. Ils n’examinent que les témoins à charge pour voir s’il y a matière à un procès criminel. Dans le cas où une majorité de douze membres décide qu’il y a lieu de poursuivre, le président du grand jury écrit sur l’acte d’accusation true bill (bill vrai). Si au contraire les charges ne semblent point fondées, il écrit no true bill, ou, dans quelques comtés, croise l’acte d’un double trait de plume. Cette déclaration est ensuite portée par le grand jury de la salle où il tient ses séances dans l’enceinte même de la cour.
  30. Cette sorte d’interrogatoire est ce qu’on appelle arraigning the prisoner.
  31. Dans les cas de haute trahison, la couronne et le prévenu peuvent de chaque côté épuiser jusqu’à trente-cinq récusations péremptoires ; pour tous les autres crimes, la limite est fixée à vingt. Les récusations pour cause s’adressent à tout le tableau des jurés dans le cas où le shériff est soupçonné d’avoir fait un choix injuste ou partial ; elles ont au contraire un caractère individuel quand c’est tel ou tel juré qu’on a des raisons pour croire défavorable à l’accusé. Si le fait est disputé, on nomme deux arbitres, triers, qui entendent les témoins et décident en dernier ressort.
  32. Le témoin vent dire par là « que je sois détruit comme ce vase fragile, si je prononce un mensonge ! »
  33. Certaines questions de droit sont bien quelquefois portées devant la cour d’appel criminel (court of criminal appeal) ; mais il est extrêmement rare que la sentence des cours d’assises soit annulée par elle pour vice de forme ou pour toute autre cause.