L’Angleterre et la vie anglaise
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 63 (p. 809-852).
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L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XXX.
LES MISSIONNAIRES ANGLAIS
ET LA VIE RELIGIEUSE DANS LES MISSIONS LOINTAINES
D'APRES LEUR CORRESPONDANCE.



Pour trouver la principale gloire de la Grande-Bretagne ; il faut regarder par-delà les mers. Sa force est dans l’ubiquité. Sans parler de ses immenses colonies, quelle terre ou brûlante ou glacée échappe au génie aventureux de ses émigrans ? Où ne touchent point ses navires ? Ce serait peu de la force matérielle pour protéger un tel ensemble de relations politiques ou commerciales. La marine de guerre, si puissante qu’elle soit, échouerait à faire respecter par le canon le pavillon de la reine flottant sur toutes les eaux. Aussi l’Angleterre a-t-elle eu recours depuis longtemps à un système d’influence morale pour établir d’un pôle à l’autre l’unité de son empire. Un des élémens peu connus de ce système est la propagande religieuse. Ce qu’on ne songe point à vaincre par les armes, on cherche à se l’assimiler par les doctrines et les croyances. Les missionnaires protestans sont dans le monde entier les instrumens d’une conquête qui ne doit rien aux entreprises militaires, quoiqu’elle ouvre souvent la voie à l’intervention et à la suprématie de la famille anglo-saxonne. Grâce à ces soldats d’une idée, la Grande-Bretagne règne sur beaucoup de territoires qu’elle n’a pas conquis, et ses armes spirituelles vont plus loin encore que ses étendards de guerre. Dans toutes les contrées les plus reculées, elle sème un livre qui la représente.

Chaque fois qu’il s’agit en Angleterre d’une œuvre vraiment nationale, ce n’est point le gouvernement, c’est la société qui intervient. On doit donc s’attendre à trouver les missions étrangères soutenues par les libres efforts et l’argent des différentes sectes religieuses. C’est à Londres que se concentrent les ressources et les principaux nerfs de ce grand mouvement de propagande. C’est là qu’il faut l’observer à son point de départ avant de suivre les voyageurs chrétiens dans l’exercice de leur périlleuse mission.


I

Un des quartiers de Londres les plus bouleversés par l’ouverture des nouvelles lignes de fer et par la construction des quais sur une des rives de la Tamise est sans contredit Blackfriars. Le fleuve, chassé d’une partie de son lit, resserré par un rivage artificiel sur lequel se déchargent de moment en moment des tombereaux de terre, se trouve en outre tourmenté par trois ponts qui se suivent à une distance de quelques mètres. De ces trois ponts, l’un, appuyé sur des colonnes de fonte, livre passage aux monstrueuses locomotives qui imitent en courant le bruit du tonnerre ; l’autre, en bois, conduit provisoirement d’une rive à l’autre les piétons et les voitures, tandis que le troisième n’est guère indiqué jusqu’ici que par de robustes piliers de granit s’élevant à fleur d’eau. Près du théâtre de ces travaux et de cette confusion babélique s’embranche à Bridge-street une ancienne rue, Earl-street, qui doit elle-même subir bien des changemens. On s’attend à ce que la ligne des quais en construction poussera plus tard vers la Cité un immense mouvement d’affaires, et pour ouvrir passage à cette marée d’hommes et de voitures le conseil métropolitain des travaux publics, metropolitan Board of Works, a résolu dernièrement de percer une longue et large voie qui reliera le nouveau pont de Blackfriars à la maison du lord-maire, Mansion-house. Pour faciliter le tracé de cette grande artère de communication, Earl-street doit à demi disparaître. Après tout, cette rue est peu regrettable ; parmi les bâtimens promis à une démolition prochaine, il en est un cependant qui mérite bien d’appeler notre attention. A l’extérieur, c’est une simple maison en brique n’ayant rien de très remarquable ; mais sur l’entrée on lit : Bible society. Là depuis près d’un demi-siècle trône un comité dont l’influence se fait plus ou moins sentir jusqu’aux extrémités du monde. La Société biblique est une des grandes forteresses du protestantisme anglais. A défaut d’artillerie, elle a ses presses, d’où sortent par millions des livres imprimés en cent soixante-neuf langues et en toute sorte de caractères. L’intérieur est occupé par des bureaux, des magasins, des salles de réunion et une bibliothèque sacrée renfermant cinq mille volumes ou manuscrits. A l’histoire de cette institution se rattachent les annales de la propagande religieuse dans la Grande-Bretagne, dans les colonies anglaises et jusque dans ces îles reculées où abordent rarement les navires.

La Société biblique fut fondée en 1804. Le 7 mars de cette même année, un meeting eut lieu à London-Tavern ; trois cents personnes environ y assistèrent, et une somme de 700 liv. st. (17,500 fr.) fut aussitôt souscrite pour accroître et encourager la circulation des Écritures. A peine constituée, la société se mit aussitôt à l’œuvre. En 1805, elle lançait dans le monde une première édition du Nouveau Testament en anglais. Vers cette époque, la stéréotypie, connue depuis longtemps en Europe, mais jusque-là rebelle à la pratique, faisait de grands progrès en Angleterre entre les mains du comte Stanhope et de l’ingénieur Andrew Wilson. Ce procédé rendit d’importans services à la Bible society en la mettant à même de multiplier les exemplaires et de les vendre à très bon marché[1]. Ce qui compliquait beaucoup la tâche de l’institution était le nombre et la variété des dialectes. Pour ne parler que de l’intérieur, il existe dans les îles britanniques cinq langues bien distinctes : le welche, l’ancien irlandais ou erse, le gaélique, le manx[2] et l’anglais. Il fallut traduire et imprimer la Bible dans tous ces idiomes. La difficulté fut bien autrement grande lorsque la société dirigea ses efforts vers le continent européen et surtout vers les autres parties du monde. Que de signes différens de la pensée ! que de langues dont nous ignorons même le nom ! que de caractères qui semblent défier l’intelligence humaine ! L’institution triompha pourtant de tous ces obstacles. La Bible est aujourd’hui traduite en tout ou en partie dans quatorze dialectes de la Polynésie, dans dix-neuf idiomes de l’Afrique, dans quinze langues primitives du Nouveau-Monde. Qui n’a été parfois intrigué à la vue de l’écriture chinoise, aussi hiéroglyphique et aussi impénétrable que la civilisation de ce peuple mystérieux ? Eh bien ! telle est la facilité acquise dans ces derniers temps par les Anglais pour imprimer des livres chinois, qu’une traduction du Nouveau Testament, qui coûtait autrefois deux guinées, se vend à présent trois deniers et demi sur les marchés de Pékin. L’Inde était une autre forêt vierge à entamer ; mais il fallait pour cela s’emparer d’idiomes d’un accès difficile. Parmi les membres chargés de réviser une traduction de la Bible en tamil (langue parlée par près de douze millions d’Indiens), l’un avait étudié pendant douze années et l’autre pendant quarante années avant de se charger de cette tâche délicate. Un des grands obstacles contre lesquels ont à lutter les interprètes du livre saint est l’insuffisance des expressions religieuses au milieu de la richesse poétique des langues orientales. Les mots manquent parce que les idées qu’il s’agirait d’exprimer sont étrangères à certaines familles humaines[3]. La société n’en a pas moins conquis à ses desseins une quarantaine de dialectes qui florissent dans l’Inde ou à Ceylan. Le nombre total des traductions s’élève à deux cent sept, et depuis 1804 l’institution a disséminé dans le monde plus de quarante-six millions d’exemplaires de la Bible.

Le gouvernement de la Bible society réside dans un comité composé de trente-six laïques. Parmi ces membres influens, six sont des étrangers résidant à Londres ou dans les environs ; le reste se divise en deux moitiés égales de régnicoles, l’une appartenant à l’église d’Angleterre et l’autre aux diverses sectes chrétiennes. Le comité se rassemble régulièrement le premier et le troisième lundi du mois dans le local de la société, Society’s house. Il nomme lui-même un président, des vice-présidens et des secrétaires, qui ont tous le droit de voter, ainsi que les membres du clergé anglican et les ministres des sectes dissidentes qui veulent bien assister aux séances. Un des vice-présidens était le célèbre William Wilberforce, qui en 1833 suggéra l’acte du parlement pour l’abolition de l’esclavage des noirs dans toutes les colonies anglaises. Le comité d’alors s’unit à lui pour témoigner la satisfaction que lui inspirait cette grande mesure. Tous les pouvoirs dérivent d’ailleurs d’une assemblée annuelle, annual meeting » qui se tient le 1er mai, et à laquelle peuvent se rendre tous les membres de la société. C’est cette assemblée qui élit le comité ainsi que le trésorier devant entrer en fonction, c’est elle qui sanctionne les comptés et les rapports. Pour être membre de la société, il faut payer une guinée par an : ceux qui versent à la fois dix guinées sont membres à vie, life members. Les principales sources de revenu sont les souscriptions, les legs, les donations, les collectes dans les écoles et les églises. Les opérations de la société-mère s’appuient en outre sur le concours des succursales, auxiliary and branch societies, au nombre de 3,887 dans le royaume-uni et de 1,059 dans les colonies ou autres dépendances de l’Angleterre. Les membres de ces associations auxiliaires ne paient souvent qu’un denier par semaine ; mais les minces ruisseaux forment en se réunissant de grosses rivières. En 1804, l’institution naissante ne recueillit que 640 liv. sterl. (16,000 fr.) ; ses recettes annuelles s’élèvent maintenant à plus de 160,000 liv. sterl. (4 millions de francs). Les succursales lui fournissent en outre des alliés dans tous les pays habités. La vieille maison d’Earl-street, d’où s’envolent des Bibles, est connue jusque chez les sauvages des îles Fidji. Douée d’une force d’expansion incalculable, cette société embrasse le monde. Aussi donne-t-elle à son œuvre le nom de catholique (universelle)[4].

En 1845, la Bible society adopta un système de colportage qui contribua beaucoup à étendre la vente du livre. Ces colporteurs ou hawkers forment une classe distincte de la population anglaise. On les rencontre surtout dans les houblonnières à l’époque de la cueillette (hop-picking), dans les foires, les marchés et certaines réunions publiques. A Newcastle, lors de l’exposition agricole, royal agricultural show, en 1864, l’un d’entre eux avait établi près de l’édifice de l’exposition une petite tente dans laquelle la foule venait se réfugier en cas de pluie. Il profitait de la circonstance pour offrir sa marchandise et vendit ainsi 1,449 exemplaires de la Bible. D’autres prennent les steamers ou les docks pour théâtre d’opérations : dans cette même année 1864, 4,807 bibles furent achetées, grâce aux visites des colporteurs, par les équipages des 15,715 bâtimens qui naviguaient sur la Tamise. Ces messagers d’un livre n’obtiennent pas tous le même succès : ceux par exemple qui courent les campagnes où les chaumières se trouvent fort dispersées placent naturellement moins d’exemplaires que dans les districts industriels, quoique la somme de leurs efforts soit pour le moins aussi considérable. Le moyen d’ailleurs de leur échapper ? Ils vous présentent le même livre composé en caractères typographiques assortis à tous les états de la vue, depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse ; ils ont même des lettres en relief pour les aveugles. Ce qui me déplaît dans certains de ces colporteurs, c’est une sorte de jargon mystique associé à la ruse et au génie des affaires. Il en est qui se servent des menaces du livre pour commander la vente de leur marchandise. Pris en somme, ils forment pourtant une classe morale et assez éclairée. Depuis quelques années, la Société biblique a eu l’idée d’utiliser, pour le même genre de service, le ministère des femmes. Sous le nom de Bible women, il existe dans la Grande-Bretagne environ deux cents courtières des Écritures, pour lesquelles le comité vote chaque année une somme de 840 liv. st. (21,000 f.) à titre de salaires. Plus engageantes que les hommes, la langue très déliée, l’air honnête et modeste, elles s’introduisent jusque dans le foyer du pauvre sous prétexte d’y verser les bénédictions de la parole de Dieu. La société vend ses livres à un bon marché incroyable ; mais à moins de cas particuliers elle croirait, en les donnant, diminuer la valeur qu’elle veut qu’on y attache. L’Anglais n’estime que ce qu’il paie. Ce système de colportage s’étend bien au-delà des limites de la Grande-Bretagne. Il est organisé sur les mêmes bases dans toute l’Europe, en Chine, en Turquie, dans l’Inde, sur toute la terre. Les révolutions politiques ont été plus d’une fois favorables aux vues de la société en abaissant les barrières qui s’opposent dans certains pays catholiques à la libre circulation de la librairie. C’est ainsi que dans l’ancien royaume de Naples, depuis la réunion à l’Italie, la vente des Bibles a augmenté de plusieurs milliers d’exemplaires ; on voit par là que le comité a lieu de remercier Garibaldi. Le même fait s’était produit pour la France lors de la révolution de 1848. Dans les pays de l’Orient, le métier de colporteur biblique est très souvent exercé par des Juifs convertis qui, au zèle du néophyte, joignent le coup d’œil perçant du brocanteur. Outre les agens salariés, la société compte en Angleterre et ailleurs un grand nombre d’agens volontaires. L’un des champs de propagande les plus fertiles, le croirait-on ? est le cabaret, public home. Dans un seul district de la Grande-Bretagne, 7,388 Bibles ont été vendues en trois années chez une centaine de publicains par des ouvriers qui venaient y passer avec intention la soirée du samedi. A l’aide de tous ces moyens d’action, la société a écoulé en 1864 2,495,118 exemplaires.

Comment s’étonner après une telle diffusion des Écritures qu’on les rencontre partout en Angleterre ? Entre-t-on dans la salle d’attente d’un chemin de fer, le seul volume qu’on trouve pour tromper l’ennui des heures est celui qui nous entretient de l’éternité. Dort-on dans un hôtel, la Bible veille auprès du lit, sur la table de la chambre à coucher. Lorsque les émigrans quittent le port de Londres, de Southampton ou de Liverpool, la mère-patrie leur dit adieu et les suit au-delà des mers dans un livre. Le comité préside à toutes ces distributions : il appelle cela « jeter du pain sur les eaux. » Que prêche le missionnaire anglais dans les steppes lointains où il déploie sa tente ? La Bible, toujours la Bible. On raconte que la reine Victoria répondit aux députés d’une peuplade barbare qui témoignaient devant elle une sorte de ravissement à la vue des merveilles de la civilisation britannique : « Je vais vous montrer la source de toute cette grandeur sociale, » et elle leur présenta la Bible. Vraie ou fausse, cette manière de voir est partagée par la majorité de la nation. Le moyen qu’un livre si généralement répandu n’ait point gravé une forte impression sur l’esprit et les mœurs des Anglais ? Je n’ai pourtant à suivre la trace de cette influence que dans les rapports de la Grande-Bretagne avec les races étrangères.

La Bible society n’est point la seule qui se charge de multiplier les Écritures ainsi que les cinq pains dans le désert[5] ; mais un livre si étranger aux croyances et aux habitudes des nations antichrétiennes ne parle guère par lui-même. Il a donc fallu l’appuyer de l’action vivifiante de certains interprètes. Aux sociétés bibliques se rattachent en effet les sociétés de missionnaires, dont on compte jusqu’à quarante et une dans le royaume-uni, et parmi lesquelles il suffira de signaler les plus importantes.

La plus ancienne et sans contredit l’une des principales est la Society for the propagation of the Gospel in foreign parts (société pour propager l’Évangile dans les contrées étrangères), qui fut instituée en 1701. Elle était d’abord destinée à répandre l’instruction chrétienne dans les colonies anglaises ; mais, non contente d’exercer ses efforts sur des possessions couvrant une superficie de neuf millions de milles carrés, elle entame aujourd’hui bien d’autres territoires sur lesquels ne flotte point le drapeau de la reine. Le célèbre John Wesley était un des missionnaires de cette société, qui l’envoya en Amérique de 1735 à 1738. A l’époque de la fondation, elle ne comptait guère dans les pays lointains qu’une vingtaine d’émissaires ; sa juridiction et ses services s’étendent maintenant à trois mille clergymen de l’église d’Angleterre, disséminés sur toutes les parties du monde. Dans les vastes régions où pénètre son influence, elle implante le système des évêchés et des paroisses tel qu’il existe dans la mère-patrie, et frappe ainsi les contrées les plus diverses du cachet de l’organisation protestante. Cette société, à la tête de laquelle figurent l’archevêque de Canterbury et toutes les sommités ecclésiastiques du royaume, jouit d’un revenu qui s’élevait en 1864 à 102,997 livres sterling (2,574,925 francs), et qui se forme chaque année de souscriptions ou de dons volontaires. Une autre grande institution, également fondée sur les principes de l’église établie, est la Church missionary society (société de missionnaires pour l’Afrique et l’Orient). Elle naquit à Londres en 1799 d’une réunion de clergymen et de laïques. Durant les deux premières années, elle ne put réunir que la faible somme de 177 livres sterl. (4,425 fr.). Ses ressources pécuniaires s’accrurent un peu avec le temps ; mais les hommes, c’est-à-dire les missionnaires, manquaient absolument dans la Grande-Bretagne. La côte d’Afrique et plus particulièrement les environs de Sierra-Leone, sur lesquels on se proposait d’agir, étaient alors considérés comme une des régions les plus malsaines de la terre. Vers ce même temps, il existait en Allemagne une autre société de missionnaires protestans qui avait des hommes, mais point d’argent. Les deux institutions entrèrent en rapports. Les Anglais convinrent de fournir des fonds, si les Allemands voulaient bien fournir des soldats pour cette œuvre de conquête morale. Ce furent donc des étrangers qui entrèrent les premiers en lice et qui tracèrent la voie aux entreprises britanniques dans ces terres redoutées. Un fait remarquable, c’est que les femmes en Angleterre eurent alors plus de courage que les hommes. Les missionnaires allemands, qui partirent mariés, emmenèrent avec eux des épouses anglaises, décidées à braver les terreurs du climat. Aujourd’hui quel changement ! L’élément national a remplacé l’élément étranger dans le personnel des missions, et combien s’est agrandi le cercle d’action de la société ! Elle envoie 680 ouvriers de tous les rangs, labourers, pour travailler à la conversion du monde ; ses émissaires prêchent ou enseignent dans plus de cinquante langues différentes, et ses 800 écoles distribuent l’instruction chrétienne à 36,000 enfans ou adultes choisis parmi tous les groupes de la famille humaine. En 1865, la Church missionary society recueillit dans le royaume-uni la somme énorme de 144,464 livres sterling (3,611,600 francs). Avec de telles ressources, elle manie sans aucun doute un levier puissant que dirige sur presque tous les points du globe l’intelligence du clergé protestant.

Les sectes dissidentes ne sont point restées étrangères, il s’en faut de beaucoup, à cette conquête religieuse de l’univers par l’influence de l’idée anglaise. Dès 1786, Carey, ministre d’une congrégation de baptistes, attira l’attention de ses confrères sur les contrées idolâtres. Entraîné vers la propagande chrétienne par un grand amour de la géographie, il voulait communiquer à l’étude du globe terrestre et à la linguistique une impulsion sacrée. En 1791, il traita le sujet devant un meeting de ministres baptistes réunis à Clipstone, Northamptonshire. Un an plus tard, la société était formée sous le nom de Baptist missionary society. Peu de temps après, le docteur Carey partit pour les Indes orientales, et une imprimerie fut établie à Sérampore. Doué du don des langues à un degré presque incroyable, il traduisit, d’accord avec ses confrères, les Écritures en quarante ou cinquante idiomes pour l’usage des différentes tribus hindoues. Sa mort, qui eut lieu en 1834, affligea tous les amis de la science. Cette société de missionnaires baptistes, qui jouissait en 1865 d’un revenu de 28,744 livres sterling (718,600 fr.), dut une partie de ses succès dans l’Inde à son esprit de tolérance et de sagesse. Dès 1805, elle recommandait à ses missionnaires de respecter les préjugés des Hindous, de s’abstenir d’attaques violentes contre leurs idoles et de ne point interrompre les cérémonies de leur culte. « Les conquêtes de l’Évangile, ajoutait-elle, sont celles de l’amour. » Cette même association étend aujourd’hui ses travaux et ses luttes à quelques autres parties du monde. Son nom a été mêlé dernièrement aux tristes événemens de la Jamaïque, qu’elle avait prédits et qu’elle croyait sans doute conjurer en dénonçant avec vigueur au gouvernement local les justes griefs de la race noire.

Dans Blomfield-street, Finsbury, s’élève un bâtiment neuf en pierres de taille qui appartient à la London missionary society, fondée en 1795 par des chrétiens de diverses dénominations, mais soutenue en grande partie par des indépendans[6]. Les murs de quelques salles d’attente et le cabinet d’un des directeurs sont couverts de portraits de missionnaires et de leurs femmes. À cette phalange se rattachent les noms illustres de Morrison, d’Ellis, de Moffat et de Livingstone. J’ai visité aussi avec intérêt un musée d’objets recueillis par les voyageurs chrétiens sur le vaste champ des missions de la société. Quoique l’histoire naturelle des climats la vie domestique et l’industrie des différens groupes de l’espèce humaine soient assez bien représentées dans cette galerie, ce qu’il y a de plus curieux est la collection des idoles. Qui ne serait frappé à la vue des singuliers monumens de cette genèse historique des cultes ? Les dieux fils des races inférieures sont comme les embryons des dieux plus parfaits qui leur succèdent dans d’autres systèmes religieux. A travers quelle série d’avatars s’est dégagé dans l’esprit humain l’idéal d’un être suprême ! Le musée commence par les dieux de la Polynésie. Lorsque le roi Pomaré se fut converti au christianisme, il envoya en 1818 les idoles de sa famille aux missionnaires anglais. « Je désire, ajoutait-il dans une lettre, que vous les fassiez passer dans la Grande-Bretagne pour qu’on y connaisse la figure des dieux qu’adorait Otahiti. » Ces images, je le déclare, font peu d’honneur à la nation qui leur a offert des sacrifices. La plupart sont des morceaux de bois grossièrement taillés sur lesquels le sauvage a empreint le caractère de ses instincts bas et carnassiers : que penser par exemple de cette idole avec très peu de tête et une immense bouche toute armée de dents pointues ? Certains accidens vulgaires contribuent à rendre de tels fétiches encore plus laids et plus ridicules ; c’est ainsi que Tarignarue, le grand dieu d’Atui, a été presque tout entier mangé par les rats qui s’étaient logés dans l’intérieur de la statue. On détourne la tête avec humiliation de ces premiers cauchemars du sentiment religieux, et l’on arrive ainsi aux divinités bourgeoises de la Chine. Ces idoles familières et sensuelles trahissent jusque dans les fantaisies de l’art un peuple sans beaucoup d’idéal ; mais pourtant quelle distance entre elles et les hideux fœtus des dieux polynésiens ! À cette série d’images sacrées se superpose la grandiose mythologie de l’Inde, dont les types étranges et symboliques s’élèvent quelquefois aux proportions de la beauté. Parmi les divinités de cette terre féconde en surprises figure d’une manière assez inattendue une jolie statuette de la Vierge à l’Enfant. Cette effigie a eu des destinées bizarres : façonnée en bois doré par un artiste italien, elle avait été transportée aux Indes par des missionnaires catholiques. Admise avec le temps dans le panthéon des croyances hindoues, on lui attribuait toute sorte de vertus, et son départ causa une véritable consternation dans le pays. N’est-ce point trop souvent l’histoire des missions ? On veut détruire les superstitions d’un peuple, et on lui apporte une autre idole.

Les wesleyens, qui forment une des sectes les plus étendues et les plus actives de la Grande-Bretagne, ne pouvaient céder leur part d’influence dans une œuvre si profondément nationale. Dès 1786, ils avaient des émissaires sur différens points du globe, mais ce n’est qu’en 1816 ; qu’ils formèrent une société connue sous le nom de Wesleyan-methodist missionary society. Le docteur Coke, un des premiers missionnaires méthodistes, rencontra dans les Indes occidentales une grande opposition de la part des propriétaires de noirs. Les planteurs se déclarèrent contre la Bible, sous prétexte qu’un esclave sachant lire n’était plus propre à remplir les devoirs de sa condition. La société, qui occupe dans Centenary-Hall un grand bâtiment à colonnes, recueillit en 1864 la somme de 141,899 livres sterling (3,547,475 fr. ). Toutes les branches du protestantisme anglais produisent, on le voit, des dévouemens et des sacrifices au moins égaux à ceux de n’importe quelle autre religion. On estime à près d’un million de livres sterling (25 millions de francs) le capital engagé dans le champ des missions étrangères. Ne vous tarde-t-il point de voir à l’œuvre ces riches sociétés[7] ? L’échelle des missions anglaises, s’étendant sur toute la terre, nous montrera l’esprit chrétien aux prises avec tous les degrés de, l’intelligence humaine, depuis le sauvage qui épèle péniblement quelques lignes jusqu’à ces antiques sociétés de l’Orient où l’art et la poésie trouvent leur plus ancien foyer.


II

Le 4 janvier 1866 mouillait dans les eaux de Gravesend un bâtiment qui n’avait point encore défié la mer. C’était le Nouveau John-Williams ; il succédait à un navire du même nom, qui, après vingt années de service dans l’Océan Pacifique, sombra le 17 mai 1864 en vue de l’île du Danger, tandis que les naufragés furent recueillis par les sauvages auxquels ce même vaisseau, lors d’une première visite, avait apporté l’Évangile. La nouvelle de ce désastre fit une grande sensation, et les enfans de l’île du Danger, imités en cela par la jeunesse des autres îles voisines remirent à la femme du capitaine diverses offrandes pour la construction d’un autre John-Williams. Ceux qui n’avaient point d’argent apportèrent de l’huile, du café, du tabac, de l’arrow-root. La London missionary society, à laquelle appartenait le vaisseau naufragé, ouvrit de son côté une souscription, qui fut en grande partie couverte par les enfans des écoles anglaises, et qui s’éleva bientôt à plus de 12,000 liv. sterling (300,000 fr.). A l’aide de ces dons volontaires avait été construit dans les chantiers à Aberdeen le fier bâtiment qui, tout appareillé, allait cette année même braver les mers du sud. Debout sur le pont, dix passagers, les missionnaires et leurs femmes, faisaient leurs adieux à tout ce qui les entourait. Six d’entre eux étaient envoyés aux îles des Navigateurs, les quatre autres à Rarotonga et à Huaheine. C’est toujours un moment solennel que celui du départ d’un navire ; mais ici la longueur de la traversée et le but moral que ce vaisseau allait poursuivre au-delà des mers ajoutaient beaucoup à l’émotion des spectateurs. On eût pourtant cherché en vain ces scènes d’attendrissement et de confusion qui règnent d’ordinaire à bord en pareil cas. Le visage des voyageurs, surtout celui des femmes, n’exprimait qu’une légère nuance de mélancolie, éclairée par un rayon d’enthousiasme calme et contenu. Ce qui caractérise les missionnaires anglais est l’humeur errante associée au sentiment religieux. S’il existe encore de la foi sur la terre, c’est parmi eux qu’il faut la chercher. La famille, dont ils ne se séparent jamais dans leurs expéditions lointaines, leur donne un grand avantage sur les prêtres catholiques. Quel est le véritable missionnaire protestant au milieu des races plus ou moins idolâtres ? La femme. C’est sur elle et sur les enfans plus encore que sur l’homme que comptent les diverses sociétés de Londres pour insinuer le christianisme anglais dans les bonnes grâces des sauvages. Cependant le John-Williams, toutes les voiles au vent, semblait frémir d’impatience. Après divers signaux, la voix du capitaine commanda de lever l’ancre, et le navire partit pour son premier voyage. La foule le suivit longtemps des yeux : les autres bâtimens qui voguaient alors sur la Tamise étaient des messagers d’affaires, lui était le représentant d’une idée.

La London missionary society est la première qui ait entamé le champ vierge de la Polynésie. En 1790, elle envoya dix-neuf ouvriers de la foi à Otahiti sur le Duff vaisseau qu’elle avait acheté pour ce service et qui est resté célèbre dans les annales des missions britanniques. Les commencemens ne furent point heureux. Comme on était alors en guerre, le Duff, durant une seconde traversée, fut saisi dans les mers du sud par un corsaire français, qui le conduisit à Rio-Janeiro. Les vingt-neuf missionnaires qui faisaient partie de cette seconde expédition retournèrent en Angleterre après dix mois d’absence sans même avoir atteint le but de leur voyage. Sur treize autres transportés en 1800 par un vaisseau de galériens à bord duquel éclata la fièvre maligne, trois moururent ou abandonnèrent leurs compagnons. Presque tout le monde se demandait si cette œuvre valait bien le sang, l’argent et les sacrifices qu’elle avait déjà coûtés à l’Angleterre. D’un autre côté, l’état de la mission était déplorable. Les sauvages, d’abord favorables aux étrangers, avaient fini par se tourner contre eux. La défection se mit dans les rangs ; l’un des missionnaires épousa une femme idolâtre et un autre renonça tout à fait à sa religion. Qu’on ajoute à cela les premières difficultés inhérentes à toute entreprise de ce genre. Dans les commencemens, les missionnaires ont tout à apprendre, l’histoire, les mœurs, la géographie du pays. Comme il n’existe ni grammaire ni dictionnaire, et que le langage n’est point même écrit, il faut saisir par l’oreille et reproduire tant bien que mal les sons étranges et grossiers qui sortent de la bouche des indigènes. Comment donc le champ des premiers travaux ne serait-il point infertile ? Les missionnaires furent contraints de quitter Otahiti en 1810 et de se retirer dans la Nouvelle-Galles du sud. Tout semblait perdu quand, vers 1812, la conversion du roi Pomaré changea subitement la face des choses. Ce ne fut pourtant qu’à partir de 1818, époque où le célèbre missionnaire John Williams entra en lice, que l’influence anglaise pénétra vraiment dans cet océan tacheté d’îles.

John Williams vécut dix-huit ans parmi les sauvages et voyagea sur un espace de cent mille milles. Confiné d’abord dans l’île de Raiatea, il voulut étendre l’Évangile au groupe des Herveys et à l’archipel des îles des Navigateurs ; mais, comme on ne passe point les mers à pied sec et qu’il n’existait alors aucun moyen de transport à son service, il résolut de construire lui-même un vaisseau. Le missionnaire se mit bravement à l’œuvre. Avant de faire le navire, il lui fallut faire de ses propres mains les outils. Il n’y avait de son temps que quatre chèvres dans l’île et parmi elles une qui donnait du lait ; John en tua trois, et avec leurs peaux il essaya de façonner un soufflet de forge. Encore avait-il compté sans les rats qui pullulaient alors dans ces contrées sauvages : ils dévorèrent son œuvre. A force de persévérance et avec l’aide des indigènes, auxquels il apprit les élémens de l’architecture navale, il finit néanmoins par mettre à flots une arche de Noé qui n’avait point trop mauvaise mine et à laquelle il donna le nom de Messager de Paix. Un tel navire n’aurait sans doute pas tenu contre une mer bien orageuse, car le matériel de construction laissait beaucoup à désirer. Le bâtiment se composait de pièces de bois à peine rejointes par quelques morceaux de fer ; la coque était enduite de chaux et de gomme de l’arbre à pain en guise de goudron, tandis que les voiles, faites avec les nattes sur lesquelles couchent les naturels des îles, avaient été cousues de manière à résister au vent. C’est pourtant sur cette frêle embarcation que John Williams commença son voyage de découvertes. La cinquième partie du monde était en effet si mal connue que ce fut à l’aide de légendes et de vagues indications fournies par les indigènes qu’il trouva quelques-unes des îles perdues dans l’immensité des eaux. Les habitans de ces îles inspiraient aux voyageurs un effroi bien justifié par la mort du capitaine Cook et par d’autres aventures tragiques. Plusieurs d’entre les naturels étaient anthropophages ; d’autres faisaient usage de flèches empoisonnées et cachaient un principe vénéneux soit dans la nourriture qu’ils vendaient aux étrangers, soit même dans les eaux qu’on venait puiser sur leurs rivages[8]. John Williams brava tous ces dangers. Dans une première entrevue avec une tribu sauvage, les missionnaires doivent néanmoins se tenir sur leurs gardes. Aussi ont-ils le plus souvent à bord du vaisseau un ou deux chefs des îles voisines qu’ils ont rattachés à leur cause. Les naturels, voyant des hommes de leur nation et de leur couleur, désarment et entrent plus aisément en pourparlers. On échange alors les offrandes de paix, qui consistent de la part des sauvages en fruits de l’arbre à pain, une pièce d’étoffe ou tout autre présent auquel est attachée la feuille sacrée du cocotier, et de la part des étrangers en d’autres bagatelles qui sont autant de signes d’amitié. Ceci fait, les naturels lancent leurs canots, et le navire se trouve bientôt entouré d’une foule d’hommes tatoués dont les cris et les gestes n’ont rien de très rassurant. Le missionnaire explique le but de sa visite, et si ses propositions sont acceptées, il touche à terre avec un ou deux maîtres d’école indigènes qui l’accompagnent. John Williams s’introduisit ainsi dans plusieurs îles, et qui sait où se fussent arrêtées ses conquêtes, s’il n’eût été massacré en 1839 par les sauvages d’Eromanga ?

Un autre missionnaire d’un grand courage et d’une haute intelligence, M. W. Ellis, lui succéda quelque temps dans les mers du sud, où il fut d’ailleurs suivi par toute une armée d’évangélistes. Après de tels efforts multipliés, n’est-il point naturel de se demander quels changemens a produits l’influence de la Grande-Bretagne dans la condition des insulaires de l’Océanie ? D’abord le règne de l’idolâtrie a presque entièrement disparu. Ces pauvres dieux avec lesquels nous avons déjà fait connaissance dans le musée des missionnaires de Londres ont rencontré pour la plupart une fin humiliante. Les uns ont reçu le coup de pied du sauvage, d’autres ont été jetés à l’eau une pierre au cou, d’autres ont été brûlés pour faire la cuisine. Après tout, n’avaient-ils point mérité leur sort ? Les tribus mêmes qui n’étaient pas cannibales avaient des idoles auxquelles on offrait des sacrifices humains. Les anciennes superstitions ont d’ailleurs opposé peu de résistance. Excepté dans certains cas, où les chefs avaient intérêt à perpétuer un culte qui leur conférait les honneurs divins, les temples grossiers, les statues de bois, les hideux symboles d’une théologie confuse s’écroulèrent comme tombent les forêts de la Polynésie par une nuit d’orage. Il faut pourtant dire que les sauvages se faisaient une singulière idée de la religion des Anglais. Un des naturels de Rarotonga, voyant un missionnaire se promener avec la Bible, s’écria : « Voilà le dieu de cet homme, et quel étrange dieu ! il le porte dans sa poche, tandis que nous avons les nôtres à la marae[9]. » Il serait d’ailleurs difficile de séparer les progrès du christianisme des avantages que donnent aux missionnaires les bienfaits de la civilisation. Les sauvages, ayant l’habitude de tout rapporter à un principe surnaturel, ne virent d’abord dans le dieu des Anglais qu’un dieu plus malin que les leurs, puisqu’il avait appris aux hommes blancs à se chausser, à se vêtir et à construire toute sorte d’ustensiles ingénieux.

A une époque où les études se reportent vers les origines du christianisme, il serait peut-être curieux de chercher une source d’analogie dans l’état présent des missions. Ces églises de la Polynésie ont, comme celles des anciens temps, leurs catéchumènes, leurs confesseurs, leurs martyrs. On y voit comment se sont formées les légendes. Les missionnaires sont chassés d’une île où ils venaient prêcher l’Évangile et dépouillés par les indigènes. Peu de temps après leur départ, une épidémie éclate qui atteint les vieillards et les enfans ; les sauvages, attribuant cette calamité à la vengeance du dieu des étrangers, ramassent tous les objets qu’ils leur ont pris et les jettent dans une caverne, puis ils font un vœu solennel. « Si le dieu des étrangers, s’écrient-ils, veut bien suspendre l’exécution de ses arrêts et ramener ses adorateurs vers nos rivages, nous les recevrons de notre mieux et nous partagerons avec eux notre nourriture ! » Que ces mêmes missionnaires reviennent, et le pays est désormais ouvert à leur influence. Une autre fois c’est le chef d’une tribu dont la fille unique est dangereusement malade : on donne l’alerte aux prêtres, qui ne cessent d’offrir des sacrifices et d’invoquer les idoles jour et nuit. La fille meurt, et le père, irrité contre ces dieux ingrats, envoie son propre fils mettre le feu au temple. Les bons missionnaires seraient bien un peu tentés de voir des miracles dans de pareils faits ; plus modestes pourtant, ils se contentent d’y chercher la main de la Providence. Ou je me trompe fort, ou si les peuples de l’Océanie ont jamais des chroniques, une nuance de merveilleux se mêlera nécessairement à l’histoire de l’introduction du christianisme dans ces îles. Un roi sauvage longtemps malheureux à la guerre finit un jour par attribuer ses défaites à l’impuissance des divinités locales : il invoque sous conditions le Dieu des chrétiens et remporte la victoire. — En lisant ce récit des missionnaires, qui ne songe à Clovis et à la bataille de Tolbiac ? Il est aussi intéressant de suivre chez les naturels convertis la trace des anciennes superstitions. Un oncle du roi de Rarotonga avait élevé à Jéhovah et à Jésus-Christ un autel qui fut visité bientôt par de nombreux-malades, et comme les guérisons paraissaient certaines, cette nouvelle marae obtint un grand succès. Le christianisme anglais, dans sa rigidité théosophique, était tellement opposé aux idées de ces peuples qu’il fallait que l’esprit de l’Évangile modifiât l’état des mœurs, ou que la force des habitudes altérât l’esprit du livre. C’est le plus souvent l’un et l’autre résultat qui s’est produit.

Tout le système de propagande religieuse repose sur ce qu’on appelle native agents, agens indigènes. Ce sont les sauvages qui instruisent les sauvages. A peine les missionnaires anglais ont-ils gagné un des insulaires, qu’ils s’en servent pour convertir les autres. Comme il parle naturellement la langue du pays et qu’il connaît le caractère des hommes de sa race, il exerce sur eux beaucoup plus d’influence qu’un étranger. Quelques-uns de ces agens à peau jaune ou noire mènent souvent une vie très aventureuse au milieu de mers fertiles en odyssées. L’un d’eux, nommé Elékana, cherchait avec huit compagnons à passer d’une île à l’autre quand la voile de leur embarcation fut emportée par un coup de vent ; les malheureux virent la terre s’évanouir et se trouvèrent au milieu d’un désert d’eau qui s’ouvrait à chaque instant comme pour les engloutir. Après avoir été exposés pendant huit semaines à toutes les injures de l’océan, le canot qui les portait fut jeté contre les récifs d’une île située à trois ou quatre cents milles de l’endroit où ils comptaient aborder. Elékana et trois autres qui survivaient au désastre furent recueillis par les insulaires, qui étaient idolâtres. Pour payer la dette de l’hospitalité, Elékana ouvrit une école, et après quelque temps, ayant trouvé un vaisseau qui allait à Samoa, il vint annoncer aux missionnaires du clergé anglais ce qui se passait. Il avait besoin de bibles et de collaborateurs, pour étendre l’œuvre commencée. Grâce à cette circonstance, l’église d’Angleterre a gagné dernièrement trois îles nouvelles dans des latitudes presque ignorées des navigateurs. Ce que j’admire ici dans le protestantisme, c’est qu’étant fondé sur un livre, il a dû tout d’abord pourvoir à l’instruction des sauvages. A l’époque où les premiers missionnaires abordèrent dans les archipels de la mer du sud, ils y trouvèrent une langue inculte comme les montagnes de ces îles vierges. Les habitans ignoraient même l’usage des caractères de l’alphabet. Le peu de littérature qu’ils possèdent aujourd’hui leur vient des étrangers, qui leur ont restitué leur langage, leurs traditions, leurs idées sous une forme écrite. La Bible fut successivement traduite et imprimée en quatorze dialectes ; mais pour la rendre accessible à tous, on s’occupa de former des maîtres d’école parmi les indigènes. Ces instituteurs sont choisis dans toutes les classes de la population ; c’est ainsi que le roi des îles des Amis, Friendly islands, remplit à la fois les fonctions de prédicateur et de maître des études. Il existe en outre tout un système d’écoles normales à l’aide duquel les missionnaires développent en quelque sorte l’enseignement mutuel de la nation[10]. Ce que je crains est qu’on n’ait en grande partie sacrifié à l’élément religieux les instincts naïfs de la famille noire ou malaise. Dans les professions de foi des indigènes convertis au christianisme, on sent trop la greffe des idées européennes. Imposer à une race juvénile des formes étrangères n’est point le moyen de raviver son énergie, c’est au contraire la condamner à une vieille enfance[11].

Un des services les plus réels qu’aient rendus les missionnaires anglais aux sauvages de la Polynésie a été l’introduction de certains animaux domestiques. Les îles des mers du sud abondent en beautés naturelles ; on les a comparées à des jardins de verdure enfermés par l’océan. Les unes, d’origine volcanique, dressent fièrement vers le ciel des groupes de montagnes à pic, tandis que d’autres, formées par des bancs de coraux et de madrépores, ne s’élèvent que de quelques pieds au-dessus du niveau de la mer, et ne s’annoncent au navigateur que par les arbres qui se balancent à la surface. Dans toutes néanmoins, le règne animal était extrêmement pauvre. Quelques-unes d’entre elles n’étaient guère occupées que par des serpens, des chauves-souris vampires et des rats ; il est vrai que ces derniers y pullulaient., Dans les commencemens, les missionnaires ne pouvaient se mettre à table sans avoir deux ou trois personnes chargées de protéger les mets contre les attaques des maraudeurs. Une Anglaise, ayant laissé un soir ses souliers à côté de son lit, ne les retrouva plus le lendemain au point du jour. Pour faire la guerre à de tels ennemis, on introduisit un chat dans l’une des îles. Cet animal causa de grandes frayeurs parmi les habitans, et joua plus d’un tour qui donna lieu à des récits empreints de merveilleux. A quoi bon d’ailleurs détruire les rats avant d’avoir pourvu à leur remplacement ? Les insulaires en vivaient ; la chair en était considérée comme exquise, et « aussi bon qu’un rat » était un proverbe favori parmi les sauvages pour exprimer une des nuances de l’épicurisme. Quand les missionnaires anglais importèrent pour la première fois deux porcs à Mangaia, les naturels, qui n’avaient jamais vu de pareils êtres, poussèrent des cris d’étonnement. Le chef les revêtit de ses propres habits et des insignes de sa dignité, puis les envoya faire leur cour aux dieux. Aujourd’hui ces animaux sont très communs dans la plupart des îles de l’Océanie ; doués d’un appétit glouton, ils ont en partie détruit les rats, offrant à l’homme leur chair en échange. La chèvre eut aussi l’honneur de provoquer à l’origine l’admiration des indigènes ; ils la prirent pour un oiseau merveilleux, ayant deux grosses dents sur la tête. Cet oiseau à longs poils s’est prodigieusement accru et multiplié dans les montagnes de ces îles, où la nature s’était montrée si avare de formes vivantes. L’âne et le cheval, surnommé par les Polynésiens « le grand cochon qui porte l’homme, » sont entrés à leur tour dans les mêmes régions où ils ont été suivis par le gros bétail. Cette œuvre de naturalisation a considérablement enrichi le régime alimentaire des habitans. Dans les premiers temps, les missionnaires et leurs familles étaient obligés de se contenter de la viande de porc. Dix années se passèrent depuis l’arrivée de John Williams dans les îles de l’Océanie, avant qu’il pût abattre un bœuf. Ce fut une grande fête à laquelle il invita plusieurs de ses confrères qui passèrent la mer pour assister au festin. Quelle fut pourtant leur mystification quand ils trouvèrent que chacun d’entre eux ne pouvait plus souffrir l’odeur ni le goût de cette nourriture éminemment anglaise ! Une des femmes des missionnaires éclata en sanglots, et s’écria : « Faut-il que nous soyons devenus si barbares ! » Ce n’est pas au reste seulement l’alimentation, c’est l’ensemble des mœurs qui a été modifié chez les sauvages de la Polynésie par le passage de la chasse et de la pêche à la vie pastorale.

Avant l’arrivée des Anglais, les naturels de l’Océanie n’avaient point même de mot qui répondît au bien-être domestique. Aujourd’hui quel changement, s’il faut en croire la correspondance des missionnaires[12] ! Les huttes basses et recouvertes de feuilles ont fait place à d’agréables chaumières. Embellir les habitations, c’est élever le caractère des habitans ; aussi dans certaines écoles enseigne-t-on aux-élèves ; les élémens de l’art de bâtir. Sous les toits ombragés par les bananiers, on rencontre maintenant des ustensiles de ménage, et même des sophas[13]. Les modes européennes exercent aussi un grand empire sur l’opinion des indigènes. Les Anglaises apprennent aux filles de la Polynésie à manier l’aiguille et à faire des chapeaux. Quel puissant attrait pour la coquetterie ! Plusieurs d’entre les femmes idolâtres veulent se faire chrétiennes pour être bien mises. Je me demande pourtant ce que ces chapeaux et ces robes ajoutent aux charmes des Malaises ou des négresses ; ne les transforment-ils pas plutôt en caricatures ? Chaque type de l’humanité. a un style de toilette qui est dicté par la nature. La femme de l’Océanie dans tout le luxe sauvage de la fantaisie, la tête entrelacée de guirlandes de feuilles et de fleurs, les épaules couvertes de perles bleues et de baies rouges, la taille entourée d’une natte de jonc, n’est-elle pas plus près du beau idéal de sa race que si elle était déguisée gauchement en lady ? Les missionnaires et les sauvages eux-mêmes, je dois le dire, n’en jugent point ainsi ; dans les îles, les croyances se reconnaissent aux costumes, et les modes de la civilisation obtiennent décidément l’avantage. Cet amour de la toilette développe du moins l’adresse des doigts et crée un lien avec les étrangers. N’est-ce point à eux que les femmes de la Polynésie doivent de voir leur image dans un miroir au lieu d’aller comme autrefois se regarder dans un ruisseau ? La force de l’exemple et le besoin croissant du bien-être ont d’un autre côté présidé à la naissance des arts utiles. Le paysage, autrefois assombri par les forêts et les romantiques beautés du désert, a plus ou moins pris l’aspect d’un jardin où l’on cultive l’igname, la canne à sucre, le coton, le tabac. Chez nous, on achète les marchandises avec de l’argent ; dans ces sociétés naissantes, c’est au contraire avec les marchandises, je veux dire avec les produits de la terre qu’on achète l’argent. Le gouvernement, qui était autrefois une forme abjecte et cruelle de despotisme, s’est assujetti à des lois. Les droits des personnes et ceux de la propriété reposent aujourd’hui sur des contrats inviolables. Des magistrats administrent la justice, et l’institution même du jury s’est introduite dans les mers du sud. Les guerres de tribu à tribu qui ensanglantaient ces îles ont presque cessé de décimer la population, et l’infanticide, crime qui était presque passé en usage, a entièrement disparu[14]. Les missionnaires se sont surtout appliqués à relever la condition de la femme. Le plus souvent achetée en mariage, celle-ci était à la fois l’esclave et la propriété de l’homme. On la considérait comme un objet si impur qu’elle n’était jamais admise à franchir les limites des parvis sacrés et que sa présence était regardée comme plus odieuse aux dieux que celle des animaux immondes. Dans les îles Fidji, les femmes des chefs étaient étranglées dans les funérailles sous prétexte qu’elles seraient utiles à leur mari dans l’autre monde. Le protestantisme anglais, en abolissant la polygamie et en réformant les institutions civiles, a réellement assis la famille sur de nouvelles bases.

Quelle est pourtant la vie du missionnaire dans ces contrées qui sortent de l’état sauvage ? Grâce aux richesses naturelles du climat et à sa propre industrie, il trouve généralement moyen de se faire un chez-soi assez comfortable. Son principe est qu’il ne vient point pour se barbariser (to barbarise himself), mais pour civiliser les barbares. Et pourtant il faut qu’il ait en lui dans les commencemens un peu du génie inventif de Robinson Crusoé. S’il veut une maison plus commode et plus ornée que les autres, il est très souvent obligé de la construire. Les indigènes, il est vrai, offrent leurs services ; mais c’est à lui d’être l’architecte et de diriger les travaux. Quel fut l’étonnement des sauvages la première fois qu’ils virent cuire des pierres pour faire de la chaux ! Mêlant l’ocre rouge à la poussière des madrépores que voiturent les flots de la mer, on obtient une belle couleur saumon qui donne aux murs un aspect des plus agréables. Si j’en crois les dessins faits par les missionnaires eux-mêmes et conservés à Londres, quelques-unes de ces habitations ont un grand air d’élégance. Les jardins en sont soignés, et les bananiers, l’arbre à pain et les cocotiers qui les entourent répandent toutes les richesses d’un feuillage tropical. Il s’agit maintenant de meubler l’intérieur de la maison. Ce n’est point la matière brute qui manque ; le bois de rose et d’autres essences forestières de grand prix ne coûtent que la peine de les abattre ; mais le missionnaire anglais doit être un peu tourneur et un peu ébéniste, s’il veut tirer avantage de ces présens de la nature. La plupart d’entre eux ont une certaine pratique des métiers manuels, et sous l’empire de la nécessité, que nos voisins appellent la mère des arts, ils triomphent peu à peu des premiers obstacles. Comme ils recommencent la civilisation, les procédés les plus simples sont les meilleurs, et c’est de l’expérience bien plutôt que des livres qu’ils apprennent les élémens de l’industrie. Leurs femmes sont aussi d’un grand secours pour tout ce qui touche au bien-être domestique. Elles exercent dans la maison et au dehors une influence toute de sympathie qui contribue beaucoup au succès des missions anglaises. Plus à même que les hommes de s’introduire auprès des femmes du pays et des enfans malades, elles gagnent aisément les cœurs par les services qu’elles rendent. Les sauvages eux-mêmes associent aisément l’idée d’une compagne aux travaux des évangélistes. Quand les missionnaires catholiques arrivèrent dans les îles de l’Océanie avec les sœurs de charité, les naturels les reçurent comme les femmes des prêtres, et c’est une idée qu’on ne put jamais leur ôter de la tête. Qui n’admirerait d’ailleurs le dévouement des Anglaises qui se condamnent à vivre loin de tous les avantages de la société ? Seules au milieu d’hommes d’une autre couleur, parlant une autre langue, suivant d’autres usages, ce n’est pas sans horreur qu’elles considèrent leur situation dans le cas où leur mari viendrait à mourir et à les laisser dans ces contrées barbares. Elles accompagnent souvent le missionnaire dans ses courses et partagent bravement ses dangers avec le reste de la famille. On compte même parfois sur ces êtres faibles pour apprivoiser les instincts farouches ; mais le genre d’affection qu’ils excitent parmi les indigènes devient dans plus d’un cas une source d’embarras. John Williams était en vue de l’île d’Aitutaki dans un vaisseau où il parlementait avec les naturels, quand l’attention de ceux-ci fut attirée par le fils du missionnaire, un beau garçon de quatre ans qui se trouvait à bord du navire. C’était le premier enfant blanc qu’ils eussent jamais vu ; aussi sa présence causa tant d’enthousiasme que ce fut à qui se frotterait le nez contre le nez du jeune Européen[15]. Les sauvages s’attendrirent en outre sur le sort d’un être si délicat exposé à toutes les colères du tempétueux océan, et ils demandèrent avec instance qu’on voulût bien le leur donner. — « Et qu’en feriez-vous ? « demanda le père alarmé, car il craignait que les habitans de l’île ne fussent cannibales. Le chef répondit au nom de tous qu’ils prendraient le plus grand soin de l’enfant et que leur intention était de le faire roi. Cette offre brillante ne tenta guère l’ambition des parens, et comme les cris, les gestes des sauvages prenaient un caractère menaçant, la mère emporta son fils dans ses bras au fond d’une cabine. Élevés parmi les sauvages, les enfans de missionnaires se distinguent eux-mêmes par une tournure d’esprit particulière et s’habituent à penser dans la langue du pays. L’un d’eux ayant perdu un jeune frère qui était mort d’une de ces maladies si fréquentes dans des climats malsains, disait à son père : « Ne le plante pas, je t’en prie : il est trop beau ! » Planter, dans les idées des indigènes, c’est mettre en terre.

Le missionnaire est-il bien fixé et bien établi dans une maison construite de ses propres mains, il a trop souvent encore à compter avec les ouragans. Des tempêtes couvées par cette immensité des mers du sud viennent tout à coup s’abattre sur les îles. La foudre éclate et met le feu aux forêts qui couvrent les hautes montagnes.

Tout tremble sous le passage du vent ; les géans de la végétation se dispersent comme des brins de paille. Un pareil désastre fondit en 1865 sur l’île d’Aitutaki ; sept mille cocotiers en plein rapport furent en une seule nuit couchés sur le sol ; la provision des fruits de l’arbre à pain, base de l’alimentation des familles indigènes, se trouva entièrement détruite, tandis qu’il ne restait plus debout une seule maison ni un seul édifice du culte. Une inondation de la mer, qui s’éleva vers minuit à une hauteur inaccoutumée, couvrit en outre tous les champs de culture. Plusieurs des habitans roulèrent des nattes autour des femmes et des enfans pour les empêcher d’être séparés les uns des autres et emportés par la violence des rafales. Le missionnaire, M. Roll, et sa famille cherchèrent un refuge derrière les débris d’un mur, seuls restes de la plus belle maison de l’île. Qui ne se figure l’état de consternation dans lequel une telle calamité plongea les pauvres insulaires ? Le soleil levant éclaira une scène de ruine et d’horreur. Tel est pourtant l’attachement de ces anciens sauvages pour les hommes qui leur ont apporté les élémens de la civilisation, qu’ils voulurent avant tout relever la maison du missionnaire anglais. En vain leur représenta-t-il qu’ils étaient les premières victimes et qu’ils devaient songer à leur propre malheur : ils s’obstinèrent et commencèrent à l’instant même les travaux. « Sans cela, assurèrent-ils naïvement, ils n’auraient jamais trouvé le courage de réparer le désastre pour eux-mêmes. »

Les missionnaires chrétiens ont plus d’un obstacle à combattre ; mais leur œuvre est surtout troublée dans les mers du sud par des hommes de leur propre couleur et à peu près de leur religion. Il y a deux ou trois ans, des bâtimens péruviens se montrèrent dans ces eaux et enlevèrent soit par ruse, soit par violence, une grande partie des habitans des îles. Ces négriers brûlaient les maisons, attaquaient les canots et faisaient main basse sur les hommes, les femmes, les enfans, qu’ils emmenaient avec eux en esclavage. Dans certains endroits, ils avaient recours à un singulier stratagème. Le bruit se répandait qu’à bord de leur vaisseau était un missionnaire, et les naïfs insulaires accouraient du rivage pour le voir. Un des marins, en habit noir, jouait assez bien le rôle du personnage sacré, puis, au moment où l’on s’y attendait le moins, la voile s’enflait, et le navire s’éloignait avec sa proie. Ces voleurs d’hommes inspirèrent aux habitans une telle horreur que pendant plusieurs mois l’apparition d’un vaisseau étranger fut un objet d’alarme sur toutes les côtes. Un des négriers fut enfin saisi par les naturels de Rapa, qui le remirent entre les mains des autorités françaises à Otahiti. On força, d’un autre côté, le gouvernement du Pérou à prendre des mesures contre de tels actes de brigandage, et en manière de réparation il renvoya trois cent soixante-huit indigènes appartenant à différens groupes d’îles. Le vaisseau était une prison flottante ; à peine avait-il quitté le port que la petite vérole et la dysenterie éclatèrent, et avant qu’on eût atteint Râpa, trois cent quarante-quatre cadavres avaient été jetés à la mer. Ceux qui survivaient furent débarqués de force sur le rivage malgré les justes réclamations des habitans, effrayés de les recevoir dans un pareil état. Ils semèrent en effet le germe d’une épidémie qui enleva un quart de la population. Pauvre île de Rapa ! on lui avait ravi ses enfans, on lui rendit la peste.

Quels avantages a tirés la Grande-Bretagne de ses missions dans les mers du sud ? D’abord elle s’est créé des alliés et des amis. Dans les commencemens, un des grands obstacles à la diffusion de l’Évangile était, de la part des indigènes, la crainte qu’on n’en voulût à leur territoire. On n’avait que trop accoutumé les races noires et cuivrées à voir dans le missionnaire chrétien le messager des armées d’invasion. L’Angleterre, déjà surchargée de colonies, a fait acte de politique et de sagesse en s’abstenant d’annexer de nouvelles îles à son vaste empire ; elle s’est gagné ainsi les bonnes grâces des chefs insulaires. Dans ce grand désert d’eau océanique, elle trouve maintenant des points de ravitaillement pour ses navires, des stations pour ses baleiniers, des marchés pour l’écoulement des produits de ses fabriques. Sans même étendre ses conquêtes, une nation s’accroît en élevant d’un degré les races étrangères sur l’échelle de la vie sociale.


III

Une autre partie du monde vers laquelle s’est dirigée depuis longtemps la sollicitude des Anglais est l’Afrique. Je me trouvais, il y a quelques années, à Cromer, petite ville du comté de Norfolk envahie de jour en jour par la mer. De nombreuses affiches annonçaient un missionary meeting auquel je me fis une fête d’assister. On se réunit dans une petite chapelle où s’élevait une plate-forme en planches sur laquelle parut une Anglaise aux traits accentués tenant par la main une jeune négresse de sept à huit ans dont l’œil effarouché ressemblait à celui d’une gazelle surprise dans le désert. C’est cette femme qui était le missionnaire, et voici à peu près le discours qu’elle adressa d’un air inspiré à son auditoire : « Lorsque j’étais jeune fille, ma tête était pleine de rêves de voyages ; il me semblait être appelée à éclairer les femmes de la race noire et leurs enfans. Mon esprit ne pouvait trouver de repos, et cette idée fixe me rendit impropre à toute autre profession. Je priais Dieu nuit et jour de me fournir les moyens de réaliser le roman de ma vie. Quelques missionnaires avec lesquels je fis connaissance me promirent de m’envoyer dans leurs colonies quand il y aurait une place vacante. J’attendais avec impatience lorsqu’une parente éloignée vint à mourir et me laissa une somme de 500 livres sterling. C’était bien assez pour le voyage et pour l’exécution de mes projets. Je m’embarquai dans un vaisseau qui faisait voile pour la côte ouest de l’Afrique. On était alors au mois d’août, et tout dans la nature semblait sourire à mon entreprise. Assise au milieu du pont sur un rouleau de cordes, je regardais les vagues en songeant que je m’étais lancée seule sur l’océan de la vie, tout à fait seule ; mais j’avais confiance dans mes forces et dans la protection du ciel. Il y avait à bord un ministre, M. C., avec sa famille, qui émigrait vers les mêmes côtes et qui me prit sous sa défense. Après un long et pénible voyage, nous arrivâmes enfin à Sierra-Leone, où il me conduisit chez un autre missionnaire résident qui voulut bien nous donner l’hospitalité. Je l’entretins de tout le bien que je désirais faire aux pauvres nègres ; il sourit un peu de mon enthousiasme et me révéla dans la voie où j’allais entrer plus d’un obstacle, plus d’un danger que je n’avais point prévus. Après tout, je lui répondis que Dieu avait fait les épaules pour le fardeau[16], et je m’engageai bravement dans le désert. Dès que je fus à même de parler un peu la langue du pays, j’ouvris une école : c’était une petite maison en bois où j’étendis sur le sol des nattes en guise de bancs. Ma première leçon consista en une distribution de verroteries et d’autres objets dont j’appris aux enfans le nom et l’usage. Il était amusant de les voir danser et se parer de mes présens avec toute sorte de cris et de gestes sauvages. Mon école prospéra, j’eus bientôt de vingt à trente élèves plus noirs que le jais. Le temps se passait heureusement, car j’avais la conscience d’être utile, quand je fis la connaissance d’une famille du pays qui s’était convertie à notre religion. La femme, une belle négresse, tomba malade, et mourut entre mes bras en me recommandant de prendre soin de son enfant. Cet enfant est la jeune fille que vous avez devant les yeux. Cependant le père ne voulut point consentir à ce que je l’emmenasse de la hutte : il prit une autre femme pour la soigner ; mais un soir il revint lui-même de la forêt avec une blessure à la jambe et fut emporté quelques jours après par une mauvaise fièvre. Je me souvins de la promesse que j’avais faite à la mère, et, voyant l’enfant maltraitée, je résolus de la soustraire à sa nourrice, qui était idolâtre. Il me fallut alors partir, me cacher pendant le jour et voyager à pied durant la nuit dans le désert, car cet enlèvement avait excité la colère des noirs. J’atteignis de la sorte le village le plus voisin où je tombai malade de fatigue. Sur ces entrefaites, une guerre éclata entre les tribus, qui brûlèrent les maisons, et nous dûmes tous chercher notre salut dans la fuite. J’ai été obligée de coucher la nuit derrière les buissons, exposée aux attaques des bêtes féroces. J’avais appelé l’enfant Zélika et elle m’appelait sa mère. L’idée que je l’élèverais chrétiennement et que je remplirais ainsi un devoir soutenait mon courage au-dessus de toutes les épreuves. Je gagnai enfin une station ou établissement de missionnaires qui par l’entremise de la société me procurèrent les moyens de retourner en Angleterre. Le temps avait détruit beaucoup de mes espérances ; je n’avais enlevé à l’idolâtrie qu’un bien mince trophée, et pourtant je suis encore toute prête à reprendre le chemin des terres brûlées par le soleil, si Dieu m’en fournit l’occasion. » Par l’exaltation de ses idées, cette femme missionnaire appartenait évidemment au genre excentrique. D’ordinaire les choses se passent d’une manière beaucoup plus simple. Un jeune homme a été élevé par une des sectes dissidentes ; il se peut même qu’il ait montré des dispositions pour le ministère de la parole. Dans l’ardeur de l’adolescence, le mirage des contrées lointaines et des moissons que peut y récolter la foi passe devant son cerveau comme un rêve de l’Apocalypse. Il expose ses sentimens devant un meeting religieux de son district qui l’envoie à Londres pour être examiné par un comité de missionnaires. Là il poursuit ses études durant une ou deux années dans une des institutions soutenues par la secte à laquelle il appartient. La moindre circonstance décide quelquefois de la partie du monde vers laquelle doit le conduire son étoile. Un des plus remarquables parmi les missionnaires wesleyens, M. William Moister, était ainsi attendant son sort, lorsqu’en 1830, par une froide matinée d’octobre, une jeune fille noire se présente à la porte de la vieille Mission-house dans Hatton-Garden. Elle portait dans les bras un enfant blanc à l’air maladif, le fils du révérend Richard Marshall, mort de la fièvre maligne cette même année, près de la rivière Gambia, dans l’ouest de l’Afrique. Deux jours après les funérailles, sa femme s’était embarquée pour l’Angleterre, ramenant avec elle son tout jeune fils et une Africaine nommée Sally, qui devait en prendre soin durant le passage. Arrivée à Bristol, mistress Marshall sentit ses forces épuisées et expira quarante-huit heures après avoir touché sa terre natale. C’était donc un orphelin que la fidèle négresse venait présenter à la maison des missionnaires. Son amour pour l’enfant semblait extrême ; tout en l’entourant de ses bras noirs et tout en l’arrosant de ses larmes, elle parlait avec enthousiasme de son pays. Cette scène touchante émut jusqu’aux larmes les jeunes candidats à l’œuvre des missions. Il fallait maintenant un successeur à M. Marshall dans la station de Gambia ; mais, par suite de la grande mortalité qui depuis plusieurs années avait frappé l’un après l’autre les évangélistes dans tout l’ouest de l’Afrique, le comité avait résolu de ne plus envoyer que ceux qui offriraient eux-mêmes leurs services. Un tel incident détermina la vocation de M. W. Moister. Cette contrée était la plus malsaine et la plus entourée de périls ; c’est là qu’il voulut aller.

Le lieu de destination étant fixé, le jeune missionnaire reçoit les ordres et se marie à une femme décidée, comme lui, à braver les dangers et les fatigues d’une vie errante. Il ne lui reste plus maintenant qu’à dire adieu à sa famille, à ses amis, et à se préparer pour le grand voyage. Accompagné de celle qui doit partager ses luttes, il fait voile dans un des vaisseaux de la société. Que trouve-t-il en arrivant ? Groupons, pour répondre à cette question, quelques détails empruntés aux correspondances. La côte d’Afrique apparaît dans toute sa magnificence sauvage. Des naturels, qui ont appris d’avance l’arrivée du nouveau missionnaire, se jettent à l’eau et plongent autour de la barque qui le conduit vers le rivage. D’abord tout lui paraît grandi tout lui semble nouveau : rien de ce qu’il voit ne ressemble, à ce qu’il a vu dans la pâle Angleterre. Des cocotiers qui se balancent au souffle du vent, de majestueux palmiers, tout un peuple de noirs, hommes, femmes, enfans demi-nus, une douzaine de langues qui heurtent leurs accens bizarres autour de ses oreilles et dont pas une n’est encore intelligible pour lui, telle est la scène étrange et pourtant émouvante qui le salue à l’arrivée. Il faut maintenant le conduire à sa nouvelle résidence, éloignée quelquefois de plusieurs milles dans les terres. Une maison, protégée contre les ardeurs du soleil par une véranda, se détache au milieu d’un groupe de huttes. Cette maison est désormais la sienne, et n’a point du tout mauvaise mine à l’extérieur. On pénètre dans la cour, et au pied des marches de pierre qui conduisent vers le rez-de-chaussée croît une belle fleur sauvage, une sorte de jasmin exotique. « Voilà qui est d’un bon augure, s’écrie la femme du missionnaire ; cette fleur nous souhaite la bienvenue ! » Et pourtant c’est l’absence de l’homme qui a donné à la plante le droit de s’introduire jusque sur le seuil de la maison déserte. A l’intérieur, tout respire un air de deuil et de consternation. Cette maison est celle d’un mort ; elle est restée dans l’état où l’a laissée le dernier soupir du dernier occupant. Le jeune ménage apprend ainsi du silence des lieux ce qui l’attend un jour ou l’autre dans ce climat fatal. On récrépit les murs, on nettoie le plancher, on ouvre les fenêtres pour faire rentrer dans cette tombe tous les souffles vivans de la nature. Après avoir pourvu aux premiers besoins du foyer domestique, le missionnaire se met joyeusement à l’œuvre. Ses devoirs consistent à surveiller l’école, où se rendent pendant la journée une centaine d’enfans noirs, et à prêcher la parole de Dieu. Bientôt pourtant ces humbles travaux ne suffisent plus à son zèle ; il lui faut étendre le champ de sa mission et atteindre des tribus voisines qui vivent quelque part dans l’intérieur du pays. Emmènera-t-il sa femme ou la laissera-t-il seule au milieu des noirs ? Le plus souvent elle l’accompagne dans ses courses.

Voyager dans l’ouest de l’Afrique n’est point, à vrai dire, une petite affaire. Les meilleures routes sont de simples sentiers à travers les déserts et les forêts, où les piétons s’avancent à la file portant chacun à la main un fusil ou un coutelas pour se défendre contre les bêtes sauvages. On fait quelquefois usage des chevaux de selle ; mais dans certains districts ces animaux ne vivent point longtemps, soit à cause de la qualité des herbes, soit par l’effet du climat : le chameau lui-même, quoique enfant du pays, ne résiste guère dans l’ouest à certaines marches forcées. Aussi la coutume la plus générale est-elle de franchir le désert dans des chariots traînés par des bœufs. Ces chariots, longs et étroits, montés sur deux paires de roues, se trouvent en outre recouverts d’une grande toile en forme de tente qui protège les voyageurs contre le soleil ou la pluie. Deux vastes coffres, dont l’un sert de siège au cocher et dont l’autre se place en arrière du char, servent à recevoir les provisions de bouche. Sous la voiture est suspendu ce qu’on appelle la trappe ; on y entasse les ustensiles de cuisine, ainsi que les outils destinés à réparer les accidens qui peuvent arriver sur la route. L’intérieur de cette maison roulante se divise en deux compartimens, l’un dans lequel le missionnaire et sa compagne se tiennent pendant la journée, l’autre où ils couchent durant la nuit. C’est naturellement la femme qui préside aux arrangemens domestiques, et pour peu qu’elle ait, comme disent les Anglais, la main industrieuse, elle répand sur ce ménage nomade un ordre et un bien-être qu’envierait plus d’une famille sédentaire. Le jour, on la voit commodément assise travailler à l’aiguille, tandis que son mari surveille les gens ou le bétail, et, si tout va bien, se livre tranquillement à la lecture. Le lourd chariot est traîné par un attelage de bœufs qui peut varier de douze à dix-huit, selon les circonstances du voyage. Ces animaux, presque tous de la même couleur et se ressemblant les uns aux autres, forment un groupe éclatant d’énergie et de santé. Trois hommes sont nécessaires pour gouverner un chariot, le cocher, le conducteur et un aide qui prend soin des bêtes destinées à la boucherie. Lorsque tous les préparatifs de départ sont terminés, le cocher, assis sur son siège, fait claquer son immense fouet, et la pesante machine s’ébranle le long de chemins rudes et à peine tracés. On fait ainsi en moyenne trois milles par heure à travers un paysage grandiose, pittoresque, mais triste. L’Afrique est une contrée sévère qui dans certains endroits semble comme pétrifiée par le soleil. Après trois ou quatre heures de marche, il faut faire halte et dételer les bœufs haletans. On choisit pour cela quelque oasis dans le désert. Le conducteur donne alors le mot à ses hommes, et le véhicule s’arrête. Les bœufs, délivrés du joug, se rendent d’abord vers le ruisseau où ils s’abreuvent et ensuite vers les pâturages naturels dont ils tondent l’herbe fraîche. Pendant ce temps-là, les hommes ont ramassé des morceaux de bois sec, allumé le feu, et le coquemar, qui joue un si grand rôle dans la vie domestique des Anglais, commence sa joyeuse chanson, suspendu à une sorte de trépied. On étend la nappe sur l’herbe ou sur la surface plate d’un rocher, et, les préparatifs terminés, chacun se tient debout le chapeau à la main, tandis que le missionnaire appelle les bénédictions du ciel sur le frugal repas. Les hommes qui prennent le thé, les moutons et les chèvres qui se reposent, les bœufs qui broutent, tout cela forme une scène curieuse. Cependant après une ou deux heures de halte on se remet en route jusqu’à la nuit. La soirée se passe autour d’un feu de bivouac à chanter des hymnes, à causer et à prier. Tout le monde se met au lit de bonne heure. Il n’est pas rare qu’un orage éclate pendant la nuit ; mais la maison est étroitement fermée, tandis que les gens de service, ayant eu la précaution d’étendre la toile de la tente autour des roues, dorment tranquillement sous la voiture à l’abri de la pluie. Le lendemain, au point du jour, on rassemble les bœufs, et après un modeste déjeuner on reprend le chemin des solitudes.

Comme ce voyage dure souvent des mois, on s’explique aisément les préparatifs et les provisions qu’il exige. Il arrive quelquefois qu’on tue sur la route une antilope, et qu’on ajoute ainsi le produit éventuel de la chasse au quartier-général des vivres. La plupart des animaux qu’on rencontre ne sont pourtant point d’un grand secours ; ce sont des troupeaux d’autruches qui passent en battant des ailes ou des bandes de chacals qui hurlent la nuit le long des buissons. Il s’en faut d’ailleurs de beaucoup que le chariot s’avance sur un terrain uni ; il doit de temps en temps escalader des collines abruptes ou s’engager dans des passages dangereux, entre des rochers à pic. Tout le monde alors met pied à terre, heureux encore quand le timon ne se brise point au milieu des rudes chocs imprimés à la lourde machine. D’autres fois ce sont des rivières qui barrent tout à coup le passage ; on est alors obligé ou de chercher un gué dans les sables ou de construire des radeaux que de hardis. nageurs poussent de l’autre côté du fleuve. Ne faut-il point aussi après quelque temps songer à faire le pain et à blanchir le linge ? C’est naturellement l’ouvrage des femmes. On profite pour cela d’un beau jour et d’un clair ruisseau coulant au pied d’une montagne ; mais en Afrique les plus beaux jours sont souvent troublés par des orages. Le tonnerre éclate tout à coup, suivi d’un déluge de grêle et de pluie qui force tous les travailleurs à chercher un refuge dans. le chariot. Une heure après, le soleil rayonne ; mais le feu est éteint, la pâte détrempée par l’eau du ciel, et il faut recommencer les apprêts domestiques. Il arrive qu’on passe quelquefois près d’un village ou du moins d’un groupe de huttes. Quelle belle occasion, de prêcher, surtout si c’est un dimanche ! A l’aide du chariot et de la tente, on improvise une église en plein air, dans laquelle on range les hommes, les femmes, les enfans. Un jeune berger noir vient-il à passer dans ce moment-là avec son troupeau de chèvres, on l’invite à arrêter ses bêtes et à prendre sa part du service divin. Après bien des obstacles, le missionnaire atteint enfin le but de son voyage, le territoire de la tribu avec laquelle il veut nouer des rapports d’amitié. Des hommes armés sortent brusquement d’un buisson et le conduisent devant le roi. C’est là qu’il a besoin d’éloquence et de diplomatie pour plaider la cause de l’Évangile. Je dois dire qu’il est aidé par sa femme, généralement très sensible à l’honneur d’être reçue par un souverain, même par un souverain noir. Elle présente à cette majesté barbare quelques tasses de café préparé de ses propres mains. Comme les Anglaises sont toujours gantées, même dans le désert, un des grands sujets d’étonnement du royal sauvage est d’ordinaire la forme des doigts : il se demande comment il se fait que les femmes blanches n’aient point d’ongles. Le missionnaire propose alors de parler au peuple, et si sa demande est exaucée, on organise un meeting pour la circonstance. Le roi lui-même apparaît dans un char traîné par deux cents soldats, et après avoir été conduit sous un arbre il reçoit les hommages de ses sujets. Tout le monde s’assoit sur l’herbe, et c’est alors au missionnaire de haranguer l’auditoire. On l’écoute d’ordinaire avec attention ; seulement à chaque éternument du roi tous les noirs se tournent de son côté et lui adressent des éloges. Plus ou moins content de ces premières ouvertures, le missionnaire prend congé de la tribu et regagne ses foyers. Cette seconde partie du voyage est souvent la plus pénible : les bœufs sont fatigués et tombent quelquefois l’un après l’autre sur la route pour ne plus se relever. Si le missionnaire et sa femme n’ont pas encore reçu le baptême de la fièvre locale, combien sont-ils exposés l’un et l’autre à contracter cette maladie au milieu des terres basses et brûlantes ! En vue de tels accidens, on emporte avec soi des remèdes, et souvent le chariot, si gai au départ, n’est plus au retour qu’une infirmerie mouvante.

Et pourtant cette vie doit avoir des charmes, car les femmes des missionnaires anglais en parlent avec plaisir dans leurs lettres. « Ici, disent-elles, la nature tient lieu de tant de choses ! » Leur salle à manger est très souvent un bosquet d’orangers à l’ombre desquels s’élève une table de bois entourée de quelques sièges. La grande désolation de l’Afrique est le manque d’eau ; aussi la pluie est-elle saluée par les enfans du pays des épithètes les plus flatteuses : on l’appelle « la bonne, la belle, la gracieuse. » Une foule de négrillons sortent alors avec des vases de toute forme pour la recueillir. Le filtre est dans l’intérieur de la maison comme un objet sacré sur lequel veille la femme du missionnaire ; c’est à elle de le tenir plein d’eau et d’empêcher qu’on ne le vide inutilement. Les jardins, où il y a un puits et des bras pour arroser, ressemblent à des bateaux de fleurs et de fruits flottans au milieu d’un océan de stérilité.

Les missionnaires anglais ne partagent nullement les idées des Américains sur l’infériorité absolue des nègres. Tous au contraire rendent hommage aux bonnes qualités de la race éthiopienne ; lorsqu’ils ont quelquefois à rougir, c’est de la conduite des blancs qui traversent le pays à la poursuite de l’ivoire ou des plumes d’autruche et qui donnent les plus tristes exemples à la population noire. Dans les écoles, les enfans de couleur témoignent une certaine facilité pour apprendre[17]. Parmi les hommes qui ont le plus fait pour l’éducation des noirs, il faut citer le vénérable Robert Moffat, beau-père du grand voyageur Livingstone. Droit et ferme malgré son grand âge comme un palmier dans le désert, seul étranger au milieu d’une contrée presque sauvage, il surveille lui-même le champ des travaux apostoliques où il est aidé dans la direction des classes par sa fille Jane. La grande objection des nègres idolâtres qui refusent de se convertir au christianisme est « que la religion du blanc est faite pour le blanc, comme la religion du noir est faite pour le noir. » Il pourrait bien y avoir dans ce raisonnement naïf un fond de vérité physiologique. Aussi, tandis que certains missionnaires à vues étroites veulent à toute force inculquer chez l’homme de couleur des dogmes inintelligibles, d’autres plus éclairés se contentent de graver dans son cœur les traits généraux de la morale chrétienne[18].

Pendant de longues années, les missionnaires anglais ont eu beaucoup moins à souffrir de la part des nègres idolâtres que de la part des maîtres d’esclaves, leurs compatriotes. Quant à ces derniers, Ils ont vu avec regret leur règne finir en 1838 ; mais il s’en faut de beaucoup que l’esclavage soit aboli de fait sur les côtes de l’Afrique. Et comment en serait-il ainsi quand dans l’intérieur de ce malheureux pays, où l’on voit les annales de la race noire écrites en caractères de sang, les sujets sont vendus par les chefs, les enfans par les pères, les familles par les familles ? Le commerce de chair humaine est surtout exercé par les Arabes, et l’esclave qu’on échange de main en main se trouve considéré entre ces marchands comme une sorte de monnaie courante. Il ne se passe guère de jour où un navire faisant la traite des noirs ne soit saisi sur la côte à la suite d’un furieux engagement entre les marins anglais et les Arabes. Les missionnaires et leurs femmes assistent d’ordinaire à la scène navrante du débarquement. Les marins déposent d’abord à terre des enfans de trois à six ans qu’ils étendent sur le sable avec de rudes bons mots et en les caressant sur la tête comme des agneaux noirs. Viennent ensuite les jeunes filles dont quelques-unes ont été blessées dans la bataille, les mères avec leur nourrisson, et les hommes étonnés de l’intérêt qu’on leur témoigne. Une cargaison de trois cent cinquante noirs est quelquefois entassée dans un étroit bateau où chacun n’a qu’une poignée de riz cru pour se nourrir. Les Arabes calculent qu’à cause de la grande mortalité qui règne à bord, un nègre sur trois arrivera à bon port ; mais cette proportion n’en donne pas moins de grands bénéfices d’argent. Les missionnaires anglais comptent beaucoup sur l’abolition de l’esclavage dans les états du sud de l’Amérique, fruit de la dernière guerre, pour éteindre cet odieux trafic. Les efforts qu’ils ont faits sur la côte de l’Afrique en vue de limiter les horreurs d’un tel régime leur ont d’ailleurs valu pour eux-mêmes et pour leur nation les bonnes grâces de la famille éthiopienne. M. Livingstone racontait en 1865 à la séance annuelle des missionnaires de Londres que, lorsque le fouet public (car il existe une pareille institution) agit avec force dans l’intérieur du pays, les malheureux nègres flagellés s’écrient jusque sous les coups : « Oh ! les Anglais ! quand viendront les Anglais ? »

Dans les premières années du XIXe siècle, l’attention de la Grande-Bretagne fut appelée sur Madagascar. Les vingt-deux états entre lesquels l’île se trouvait divisée venaient de tomber entre les mains des Hovas, race forte et guerrière. En 1820, la société des missionnaires de Londres envoya des hommes qui, à une instruction libérale, joignaient une certaine connaissance des arts mécaniques. Ils furent bien reçus par le roi Radama Ier, qui, trop dieu lui-même pour céder la place à un autre[19], n’en favorisa pas moins les écoles fondées par les étrangers. En 1828, Radama mourut ; l’héritier légitime de la couronne était son fils Rakotobe, un disciple des missionnaires dans lequel ils plaçaient leurs meilleures espérances, mais ils avaient compté sans l’ambition d’une femme. Ranavalona, une des douze sultanes du dernier roi, jura de ramasser le sceptre, fit assassiner Rakotobe et institua un règne de terreur contre les chrétiens. « Les entrailles de la terre, s’écria-t-elle, seront fouillées et les lacs dragués par le filet avant qu’un seul d’entre eux échappe à la justice, du pays. » Elle rouvrit en effet l’ère des persécutions sanglantes et la série des martyrs. Les chrétiens du pays la comparaient à une tigresse noire, mais avec une tache blanche ; cette tache blanche était l’affection maternelle. Elle aimait son fils Rakoto-radama, un jeune homme de dix-sept ans qui avait suivi en secret les assemblées religieuses des néophytes. Après un règne marqué par des supplices, Ranavalona mourut en 1861. Rakoto avait un rival qui lui disputait le trône : il le fit enfermer dans un château-fort et fut proclamé roi sous le nom de Radama II. Le nouveau souverain rappela les missionnaires anglais, que la tourmente avait éloignés de l’île ; ils revinrent, et l’un d’eux, le révérend William Ellis, se fit le Mentor de ce Télémaque noir. Les chrétiens exilés rentrèrent ; les bibles qu’on avait enterrées sortirent du sable des déserts, et les persécutés montrèrent avec orgueil la trace des fers qu’ils avaient portés sous le dernier règne. Le caractère et la conduite du jeune roi ne répondirent pourtant point à l’opinion qu’avaient conçue de lui les missionnaires. Après un règne assez court, il fut déposé du trône et mis à mort. Aujourd’hui la religion chrétienne est tolérée à Madagascar, quoique le gouvernement soit idolâtre. Le consul anglais, M. Pakenham, a négocié dernièrement un traité en vertu duquel ses compatriotes, aussi bien que les chrétiens indigènes, doivent jouir de la liberté religieuse. Cet état de choses a ranimé le zèle des missions protestantes, qui gagnent chaque jour du terrain ; elles ont pourtant un grand obstacle à vaincre dans la constitution politique du pays. La présente reine de Madagascar croit ses prérogatives intéressées au maintien des anciens usages : ce sont les idoles qui font son pouvoir sacré.


IV

On a vu jusqu’ici l’influence morale de la Grande-Bretagne aux prises avec des races ignorantes et naïves bien forcées de reconnaître dans le christianisme les traits d’une religion supérieure : il n’en est plus du tout de même lorsque les missionnaires s’adressent à des nations qui possèdent déjà une philosophie, une doctrine et des livrés sacrés. Les peuples qui n’ont que des dieux de bois les remettent sans trop de résistance aux mains des étrangers ; mais combien l’homme défend avec une tout autre obstination les idoles de l’esprit ! C’est surtout ce qui a lieu dans le Céleste-Empire. Les missions anglaises, auxquelles dès 1807 les savantes études de Morrison frayaient la voie en Chine, commencèrent leurs travaux en 1845, lorsqu’un décret impérial déclara que la religion chrétienne serait tolérée dans l’empire du milieu. Le champ de la propagande était pourtant encore très limité par les lois du pays. On avait un moment compté sur l’insurrection qui menaçait le gouvernement chinois pour abaisser certaines barrières et pour favoriser les vues des propagateurs de la Bible. Il semblait en effet qu’un élément spiritualiste animât la fureur des nouveaux sectaires. Il fallut pourtant renoncer à ces illusions ; la prise de Nankin termina la longue guerre entre les impériaux et les insurgés, qui n’étaient d’ailleurs nullement attirés vers le christianisme. Le retour de plusieurs milliers de fugitifs dans leurs foyers, la reprise des travaux de l’industrie, les avantages de la paix constituaient en somme un état de choses propice à l’œuvre des missions protestantes. D’un autre côté, le traité conclu par lord Elgin garantissait aux missionnaires toute la protection que pouvait leur assurer l’autorité du chef de l’état. Les différentes sociétés de Londres organisèrent alors en Chine un système de colportage de la Bible et de prédication ambulante, itinerancy. Des voyageurs de l’Évangile s’avancèrent seuls ou presque seuls au milieu d’un pays inexploré, de villes florissantes et de marchés où affluent tous les produits du commerce. D’autres se sont déjà établis dans les grandes cités, où ils ont ouvert des hôpitaux et des écoles. A Nankin, par exemple, c’est en soignant les maladies du corps qu’on espère gagner les âmes. L’école des femmes présente durant la belle saison de l’année une scène des plus agréables : chacune des néophytes porte une reine-marguerite (aster) dans le nœud de cheveux noirs qui couronne le sommet de la tête et des pots de la même fleur garnissent toute la salle. Que parle-t-on encore de l’intolérance des Chinois ? Évidemment ce n’est point du tout là qu’est l’écueil : les missionnaires anglais trouvent aujourd’hui des amis jusque parmi les mandarins. L’un d’eux, sur une simple lettre de recommandation, fit dresser dans sa cour une table recouverte d’un morceau de drap rouge, et présenta l’orateur chrétien à de nombreux auditeurs, disant que cet étranger était venu de loin pour les entretenir de sa religion, et qu’il l’avait lui-même invité à prendre la parole. En était-il pour cela mieux disposé à abandonner le culte de son pays ? Non vraiment. Le christianisme rencontre de la part des Chinois lettrés le même genre d’opposition qu’essuya Jésus de la part des pharisiens, des scribes et des prêtres de la Judée ; il ne fait guère de prosélytes que parmi les classes inférieures, tandis que les disciples de Confucius, les magistrats et les savans l’accueillent avec le froid dédain du scepticisme ou avec une approbation railleuse. « Très bonne doctrine, s’écriait un mandarin après avoir entendu des missionnaires lire au peuple quelques pages de l’Évangile, excellente doctrine en vérité, tout à fait semblable à celle de nos livres ! »

Le Céleste-Empire présente l’étonnant spectacle d’un peuple plus ou moins athée au milieu de la multitude des dieux. Les Chinois ont-ils une religion ? Ceux qui ont vécu dans le pays en doutent encore[20]. A première vue, leur culte public semble être une des formes de l’idolâtrie ; mais ils se soucient bien des idoles ! On fait si bon marché de ces pauvres dieux qu’ils sont quelquefois vendus par leur prêtre ainsi que le temple où ils habitent[21]. Le culte des ancêtres et des génies de la terre exerce, il est vrai, plus d’empire sur les consciences, des bosquets d’arbres funéraires consacrent le souvenir des morts ; mais là n’est point l’obstacle aux progrès du christianisme. Cet obstacle, il faut le chercher dans ce que Lamennais appelait chez nous l’indifférence en matière de religion. Les Chinois ne tiennent point à leurs divinités, mais ils tiennent encore moins à changer leurs livres pour l’Évangile. « Notre religion peut bien être fausse, répondent-ils aux missionnaires anglais ; c’est du moins un usage de notre nation, et il remonte à une haute antiquité. Nos idoles peuvent bien être ce que vous dites, du bois ou de la boue, nos dieux les fantômes des morts ; mais qu’importe ? En religion, l’existence objective a peu de valeur ; c’est le mode subjectif qui est la grande chose. Pourquoi abandonnerions-nous les fictions de notre pays, si peu qu’elles soient, pour des mythes étrangers ? Effacez de vos livres le nom de Jésus, ou du moins son titre de fils de Dieu) et nous les lirons. » C’est en effet dans la morale bien plus que dans des cérémonies extérieures auxquelles on a cessé de croire que les Chinois instruits cherchent des armes contre les dogmes de la jeune Europe. Et pourtant qu’on ne s’y trompe point : le culte national n’a rien perdu de son ancien éclat matériel. Quelle triste figure fait le pauvre méthodiste errant au milieu des temples de marbre chargés d’images d’or, des opulens monastères et des résidences officielles des prêtres ! Tout cela sans doute n’est nullement une garantie de durée, et le paganisme romain n’avait jamais été si riche qu’à la veille de sa chute.

S’il faut en croire l’opinion des missionnaires anglais, l’édifice religieux des Chinois serait menacé du même sort ; il craque de toutes parts, et l’on touche à un changement dont les conséquences doivent s’étendre sur plus d’un tiers de l’Asie. Certes l’occasion est belle, et l’on comprend le zèle qu’apportent nos voisins dans cette nouvelle croisade d’idées. En vue de leur commerce et de leur diplomatie, sans parler même d’autres motifs plus nobles, ils auraient le plus grand intérêt à implanter le christianisme anglais sur les ruines de l’idolâtrie mongolique ; mais combien grandes sont les difficultés ! Le nombre des moissonneurs est bien restreint, si la moisson est considérable. Est-ce une poignée d’hommes parlant à peine la langue du pays qui triomphera de l’obstination et des dédains d’une race infatuée de ses mérites ? Quelques missionnaires éclairés le reconnaissent eux-mêmes : à la philosophie des Chinois il faudrait opposer une philosophie, à leur littérature des monumens littéraires, à leur prétendue science une autre science plus profonde et plus exacte. Pour qu’il en fût ainsi, il serait nécessaire que des hommes de talent se rendissent de bonne heure en Chine, que pendant un séjour de dix années ils ne négligeassent rien pour acquérir une connaissance suffisante de la langue, et qu’ils écrivissent ensuite des traités capables de convaincre les classes lettrées du pays. Mais ces jeunes érudits, où les trouver ? En l’absence de tels instrumens, on cherche à gagner parmi les indigènes ceux qui ont passé des examens auxquels se rattachent en Chine les honneurs et les distinctions sociales. Les missionnaires ont réussi auprès de quelques maîtres ès-arts, esprits inquiets ayant joué dans leur vie toute sorte de rôles, tels que ceux de devin, d’astrologue et de charlatan. Comme ils connaissent les livres de Confucius, ils sont plus à même que d’autres de réfuter les argumens de ses disciples. Est-ce pourtant avec de si faibles élémens qu’on peut entretenir l’espoir d’atteindre une société de trois cent quatre-vingt-seize millions d’individus ? Cette nation a-t-elle d’ailleurs tout à fait tort à son point de vue de repousser la coupe qu’on lui offre pour guérir ses maux ? En visitant le musée des missionnaires de Londres, je remarquai une bouteille de forme curieuse avec une étiquette sur laquelle on lit ces mots de l’Évangile écrits à la main : « Nul ne met du vin nouveau dans de vieux vaisseaux ; autrement le vin nouveau les fera éclater, et le vin se répandra et les vaisseaux se perdront. » Un tel avis me paraît s’adresser directement à la famille mongolique, et je ne m’étonne point qu’elle l’ait suivi d’instinct tout en ignorant peut-être la lettre du livre. C’est parce que les idées nouvelles dissolvent les anciennes formes sociales que la Chine, sans autre fanatisme que celui de sa propre conservation, sans foi dans ses dieux, résiste néanmoins de toutes ses forces à l’invasion des doctrines chrétiennes. Pour accepter l’Évangile, il lui faudrait changer ses mœurs, ses institutions, ses usages : long et pénible travail sous lequel s’est englouti l’empire romain. Aussi aime-t-elle mieux s’endormir dans son passé, dans la molle et apathique ivresse des fantaisies polythéistes, comme dans un rêve causé par les fumées de l’opium.

L’Inde est une autre nation de l’Asie que l’Angleterre a un intérêt tout particulier à convertir. La reine Victoria y compte plus de sujets mahométans que n’en a le Grand-Turc et plus de sujets idolâtres que n’importe quel souverain de la terre, si l’on en excepte l’empereur de la Chine. Nos voisins savent d’ailleurs très bien qu’on n’a vraiment conquis un peuple que quand on a vaincu ses dieux. Aussi le mouvement des missions protestantes dans l’Inde a-t-il commencé avec le XIXe siècle. L’apparition du christianisme a d’abord eu pour effet de ranimer le zèle des Hindous envers leur religion ; les plus riches et les plus instruits parmi eux s’associèrent pour publier les anciens livres sacrés qui n’avaient jamais été imprimés auparavant, et dont les manuscrits étaient aussi rares que coûteux. Ces annales poétiques, contenant les doctrines, les rites, et les cérémonies du culte, parurent en livraisons mensuelles et trouvèrent des souscripteurs dans toutes les villes. Comme on voulait défendre ces livres contre la curiosité des missionnaires, il était recommandé aux Hindous de ne point les communiquer aux hommes d’une autre religion. Dans la crainte que ces monumens des croyances nationales ne fussent point encore un rempart suffisant contre les idées étrangères, des journaux et des magazines, rédigés par les indigènes, se fondèrent à Bombay et à Poonah. Toutes les sectes hindoues prirent part au mouvement : les parsis ou adorateurs du feu, qui tiennent un rang élevé dans le pays par leur intelligence et leur esprit d’entreprise, défendirent le système de Zoroastre dans un recueil mensuel, et publièrent le Zend-Avesta avec un commentaire et des notes en anglais. La religion des Hindous en est arrivée maintenant à l’état où se trouvait le paganisme quand parut l’école d’Alexandrie : elle cherche à épurer ses dogmes, à remonter vers les sources et à retremper ses forces dans la discussion. Non contente de se défendre, elle attaque ses ennemis. Les polémistes indiens se servent des écrits de Voltaire et des autres philosophes du XVIIIe siècle comme d’autant d’armes pour repousser la doctrine de la révélation. Il ne se publie guère en France ou en Angleterre un livre d’exégèse historique et religieuse qui ne trouve des échos par-delà les mers, dans les profondeurs de l’Hindoustan. Le nom de l’évêque. Colenso est aussi bien connu dans les bazars de Bénarès que dans les écoles d’Oxford. Le missionnaire anglais croyait n’avoir à combattre que Bouddha, et voilà qu’on lui oppose chaque jour les Essays and Reviews, la Bible de Michelet et la Vie de Jésus de Renan.

Quant à l’idolâtrie vulgaire, elle perd visiblement du terrain. En vain les murs de certaines villes dont les noms rappellent une des divinités du panthéon hindou étalent-ils encore de maison en maison les légendes peintes sur bois de la mythologie brahmanique : toute cette pompe et cette fantasmagorie sacrée cachent assez mal le déclin des croyances. Les temples tombent en ruine, et nul ne se soucie de les relever. Un missionnaire revenait de prêcher dans un district idolâtre, lorsque, traversant un village, il rencontre un homme qui l’arrête en lui disant : « Avez-vous entendu dire ce qui est arrivé à Runga Saorma, le grand dieu de la localité ? — Et que lui est-il donc arrivé ? demande l’Anglais. — Des voleurs se sont introduits dans son temple, l’ont arraché de son piédestal et l’ont jeté au fond d’un puits. Autrefois un tel événement aurait causé une grande émotion. Nous aurions été obligés de ramasser entre nous une grosse somme d’argent pour le retirer de sa fosse, le consacrer de nouveau par la main des prêtres, et le replacer sur son autel. — Et n’allez-vous pas en faire autant ? — Non, nous sommes tous arrivés à cette conclusion, que, puisqu’il ne peut se sauver lui-même, il saurait encore moins sauver les autres. » Tel est l’état des esprits dans les campagnes ; mais c’est surtout dans les grands centres de population que l’ancien culte se montre frappé de caducité. Parmi les causes qui ont amené cette décadence, il faut placer l’éducation des écoles établies dans l’Inde par le gouvernement anglais. Dans ces écoles, on respecte hautement la liberté de conscience des indigènes, mais on leur enseigne les élémens des connaissances humaines. D’après le système des Hindous, tout se rattache à un principe divin : aussi les brahmes leur avaient-ils assuré qu’il n’existait point de fait en géographie, en astronomie ou en toute autre science, qui ne fût révélé dans les livres sacrés. Les religions, comme les gouvernemens, périssent par l’absolutisme. Lorsque les écoles anglaises s’ouvrirent et que les dogmes des Védas se trouvèrent en présence de la science occidentale, ils ne purent soutenir le parallèle, et perdirent aussitôt toute autorité sur l’esprit de la jeunesse. C’est l’étude des lois de la nature qui, sur le berceau même du polythéisme, a vaincu les dieux. Que les chrétiens toutefois ne se hâtent pas trop de se réjouir d’un tel triomphe ; ce n’est guère au profit de leurs croyances que s’écroule l’édifice colossal des superstitions hindoues. Sous divers noms, tels que Brahmo-Sijah, Brahmo-Somaj et Véda-Somajam, il s’est formé, dans ces dernières années, une nouvelle secte qui se tient à égale distance de toutes les révélations. Les membres de ces sortes de franc-maçonneries indiennes ne se rallient qu’à la croyance en un être suprême. Opposés en même temps au christianisme et à la religion des Hindous, trouvant dans la Bible aussi bien que dans les Védas des passages en contradiction avec la science, ils ont résolu, comme ils disent eux-mêmes, de couper le câble qui rattache l’esprit des autres hommes à une autorité surnaturelle. Ces disciples de la raison se font d’ailleurs remarquer par un grand esprit de tolérance et s’engagent entre eux à respecter toutes les opinions. Il leur arrive quelquefois d’observer les cérémonies en usage, comme, par exemple, dans les mariages et les enterremens, mais c’est pour ne point blesser les sentimens de la société au milieu de laquelle ils vivent. A part ces légers sacrifices aux préjugés existans, leur conduite témoigne d’une grande liberté d’esprit : dans toutes les formes de religion qui n’appartiennent point au pur déisme, ils déclarent ouvertement ne reconnaître que les restes inertes de superstitions évanouies. De telles associations, entourées de l’éclat que donnent l’intelligence et la richesse, exercent nécessairement une grande influence sur la jeunesse éclairée de Bombay, de Madras et de Calcutta. Aussi s’est-il formé une génération de penseurs qui étonnent les missionnaires anglais par la hardiesse et l’étendue des jugemens philosophiques. Parlent-ils dans les meetings, la hauteur de leur morale défie la censure des chrétiens eux-mêmes ; sans distinction de race ni de pays, ils citent à l’appui de leurs idées les noms des écrivains, des voyageurs, des savans, qui ont rapproché les distances et préparé l’unité de la famille humaine.

Sur les cent cinquante millions d’habitans qui couvrent la surface de l’Inde, on calcule qu’environ cent douze mille se sont convertis au christianisme. C’est une bien maigre gerbe dans une moisson si abondante, et pourtant les missionnaires n’ont jamais témoigné plus d’espoir. Les Shastras, un des livres sacrés, n’annoncent-ils point une douzième incarnation de Wishnou ? D’après les commentaires des brahmes ; eux-mêmes, on touche au grand événement qui doit modifier la religion des Indiens. Ce changement, tout le monde le prévoit, les Chrétiens l’attendent ; mais répondra-t-il bien à l’idée que s’en font les missionnaires anglais ? Il suffira d’indiquer ici quelques-uns des obstacles qui s’opposent dans l’Inde aux progrès de l’Évangile, et d’abord le régime des castes. D’accord en cela avec les usages du pays, la religion des Hindous a cherché dans l’ordre divin la racine de toutes les distinctions sociales. Il n’en est plus du tout de même du christianisme, qui proclame, du moins en principe, l’égalité des hommes devant Dieu. Aussi est-ce parmi les castes inférieures et notamment celle des parias que les évangélistes recrutent surtout des partisans ; les autres Hindous craignent, en changeant de religion, de perdre les honneurs et la considération qui s’attachent à leur famille. D’un autre côté, les missionnaires n’ont point affaire ici comme dans les mers du sud à de vagues et absurdes légendes, à une théogonie informe ; les Hindous leur opposent au contraire une tradition, des monumens littéraires, une poésie de haute source. La Bible contre les Védas et contre le Coran, c’est un combat de livres. Les mahométans, qui sont très nombreux aux Indes, soutiennent que l’Ancien et le Nouveau Testament existaient déjà du temps du prophète, que Mahomet en a reconnu une partie comme étant la parole de Dieu, et que ses disciples n’ont aucune raison d’aller plus loin que lui dans la foi aux Écritures. Près des sauvages, un des grands argumens en faveur du christianisme est la supériorité de la civilisation britannique. « Nos pères, leur disent les Anglais, étaient eux-mêmes des barbares ; mais des missionnaires sont venus dans leur île, et ils leur ont apporté un livre qui a changé l’état des choses. » Ce même raisonnement ne réussit guère auprès des Chinois et des Hindous, qui jouissent après tout d’une société différente de la nôtre, mais à quelques égards florissante. « Et que faisait votre Dieu, répondent-ils dédaigneusement aux missionnaires anglais, du temps où vos ancêtres adoraient les arbres des forêts ? »

N’oublions pas, d’un autre côté, que, l’empire indien étant une des annexes de la Grande-Bretagne, les naturels sont portés à voir dans la religion de leurs maîtres un des fantômes de la conquête. Il y a quelques années, à la suite de l’insurrection qui avait éclaté dans l’armée du Bengale, les sociétés de Londres, attribuant cette lutte à l’état des esprits, firent de nouveaux sacrifices d’argent pour affermir dans l’Inde les croyances chrétiennes. On cherche surtout, en pareil cas, à employer des Hindous convertis, dont l’éducation et le rang social inspirent du respect aux indigènes, sans soulever les mêmes préjugés qui s’attachent trop souvent à la domination étrangère. Ce qu’on ignore peut-être en Europe, c’est que l’anxiété du doute, regardée comme un signe des époques de transition, n’est point du tout une maladie particulière à notre continent et à nos sociétés. Cette contagion morale, elle existe dans l’Inde, où l’on trouve aussi des Werther et des René à sang noir. L’un d’eux, poursuivi par une vague aspiration, avait traversé toutes les sectes et toutes les écoles pour découvrir, la lumière. Ce qu’il désirait maintenant était le repos de l’âme ; mais qu’il était loin d’y atteindre ! Pour calmer l’agitation de son esprit, un prêtre indien lui glissa dans l’oreille quelques monosyllabes cabalistiques. Ce remède, on pense bien, ne produisit point l’effet désiré. Un ascétique lui persuada que ces mots n’étaient point les bons, et que, s’il voulait apaiser les angoisses de son cœur, il devait répéter une autre formule. Trois ans se passèrent dans ces exercices avant qu’il connût et embrassât le christianisme, dans lequel, s’il faut en croire les missionnaires, il a enfin trouvé la paix intérieure. Ces conversions sont rares parmi les lettrés. Est-ce à dire pour cela que l’œuvre des missions ait été stérile ? Non vraiment. Le reflet des idées chrétiennes a dégagé dans le caractère asiatique les traits d’une morale plus élevée et forcé l’homme qui renonçait aux dieux de chercher une religion dans sa conscience. En fouillant les annales des croyances, on a d’ailleurs découvert que c’était l’idolâtrie qui était nouvelle aux Indes et le monothéisme au contraire qui était ancien[22].

Les missionnaires anglais dans l’Inde peuvent se diviser en nomades et en résidens. les premiers courent les villes et les campagnes de la péninsule. Mêlés à la population, ils prêchent au milieu des fêtes et des cérémonies publiques. On les trouve à la porte des temples, sur le passage du char de Juggernauth, dont les roues sanglantes écrasent des victimes humaines, au bord de la rivière Jumna, sur laquelle flottent des lampes allumées pendant la nuit et portées par des gondoles de paille en l’honneur de la déesse. Quelques-uns d’entre eux s’adressent surtout aux femmes du pays. La réclusion des Indiennes n’est ni aussi générale ni aussi sévère qu’on se le figure généralement en Europe. Les femmes des princes et de quelques riches mahométans ne sortent guère des gynécées, et encore ont-elles toujours la figure couverte d’un voile ; mais elles reçoivent des visites. Quant aux autres, elles traversent les rues ou les places publiques à presque toutes les heures du jour et vivent presque autant que les hommes en dehors de la maison. Plus d’un missionnaire prêchant en plein air découvre à une fenêtre durant ce temps-là une de ces brunes filles d’Eve qui écoute sans être vue de la foule. Le missionnaire marié possède d’ailleurs un autre moyen d’atteindre ces farouches infidèles : n’a-t-il point sa femme ? Cette dernière s’introduit dans les maisons, parfois dans, les palais. Il y en a même qui partagent les travaux du ministère. Le bruit s’étant répandu à Ralmaiswi, — 14 lieues de Nagpore. — qu’une lady (mistress Cooper) était arrivée qui parlait le marathi, plus de deux cents femmes de la ville allèrent la voir dans sa tente. Son mari était absent et prêchait alors dans le bazar : elle profita de la circonstance pour leur lire et leur expliquer la Bible. « Nous n’aurions pas osé venir, ajoutèrent ces femmes, si le sahib avait été un homme ; mais, puisque c’est une personne de notre sexe, nous ne voyons point de mal à recueillir de sa bouche ce que nos maris écoutent de leur côté dans le bazar. »

Les missionnaires résidens appartiennent surtout à l’église anglicane. Quelques-uns d’entre eux habitent tout à fait dans l’intérieur des terres, comme par exemple M. Joseph Higgins, qui vint s’établir, il y a cinq ou six ans, dans la longue vallée de Budwail, enfermée de tous côtés par de noires collines recouvertes de forêts basses et de buissons sauvages. C’est un pays plat avec des lacs luisant au soleil des tropiques, et de nombreux villages à demi cachés par les grands tamarins ou les figuiers qui les ombragent. Presque seul Européen, il vit là au milieu d’une rude population hindoue, la tribu des Malas. Sa hutte s’élève sur le bord d’une rivière dans un endroit triste, éloigné de toute autre habitation. Il est vrai qu’elle se trouve abritée par un bosquet de grands arbres sous lequel le missionnaire se promène ou s’assoit le soir en rêvant. Plus d’un laboureur indien passant devant la maison pour se rendre à son village s’arrête étonné à la vue du padre la tête penchée sur un livre, ou noircissant du papier avec une plume chargée d’encre, et se livrant ainsi à des occupations dont l’Indien des classes inférieures ne peut se former aucune idée. La nuit, la fenêtre étoilée d’une lumière inspire une sorte de terreur merveilleuse au milieu de l’océan de ténèbres qui couvrent la vallée. Cette hutte solitaire a pourtant ses fêtes, et quand on parle de réjouissances, quel Anglais ne songe à la Noël ? La veille de ce grand jour, des groupes d’hommes, de femmes et d’enfans revêtus des couleurs les plus éclatantes, — robes blanches avec des vestes et des turbans écarlate, — arrivent des divers villages chrétiens. La plupart des femmes portent des fleurs dans leurs cheveux, et les enfans sont couverts de guirlandes de soucis et de chrysanthèmes. Au tomber de la nuit, environ cinq cents personnes se trouvent réunies, et une petite clochette donne le signal du service religieux. Sous la rustique véranda, formée de perches supportant des fascines recouvertes de terre et couronnées de rameaux verts, on place une petite table devant laquelle s’assoit le missionnaire, tandis que la faible clarté d’une seule lampe accentue vaguement les traits bronzés des auditeurs silencieux. Après le service, tout le monde se disperse : les uns chantent, les autres dansent ; mais le plus grand nombre d’entre eux se serrent autour du padre, qui leur montre les prodiges de la lanterne magique. Comme plusieurs de ces visiteurs nocturnes viennent de villages éloignés de quinze ou vingt milles, le missionnaire est tenu de remplir envers eux les devoirs de l’hospitalité : ses faibles moyens y suffiront-ils ? Qu’on ne s’effraie point : ces peuples se contentent de peu ; d’abord on couche en plein air, et quelques poignées de riz, distribuées de groupe en groupe, sont bientôt transformées en un plat suffisant pour l’appétit frugal d’un Hindou. Le lendemain, avant le jour, les enfans chantent des carols (des noëls) en langue télugu, qui a été surnommée pour la douceur et l’élégance l’italien de l’Orient. Dès l’aube, de nouveaux villageois arrivent, apportant au ministre quelques offrandes, des fruits, du miel, du baume. On se rend alors à l’église, une humble cabane décorée de guirlandes et de festons. Pour mieux célébrer la fête, le missionnaire présente à la foule deux ou trois moutons qu’il tenait en réserve dans son étable. Les feux s’allument, les femmes préparent la nourriture ; de larges feuilles servent d’assiettes, et les convives s’assoient sur l’herbe pour dîner. Ceci fait, tout le monde se sépare, et le missionnaire reste dans sa hutte face à face avec la solitude et le souvenir navrant de la patrie absente, que réveille pour un Anglais sous tous les climats le plum-pudding de Noël.

Les missions protestantes de la Grande-Bretagne s’étendent sur bien d’autres contrées de l’ancien et du nouveau monde ; mais elles nous présenteraient avec de légères nuances le même théâtre de faits. Partout l’école est annexée à l’église, car le sauvage qui se convertit au christianisme doit apprendre à lire la Bible. Cette condition rencontre pourtant plus d’un genre de difficultés, surtout parmi les adultes. Pour vaincre ces obstacles, le révérend R. Hunt, ayant exercé longtemps les fonctions de missionnaire en Patagonie dans Rupert’s Lands, a inventé sur les lieux un nouveau système d’écriture qui permet, assure-t-on, aux plus ignorans de lire la Bible après quelques leçons et quelques jours d’exercice. Cette écriture s’applique à toutes les langues ; aussi l’auteur lui donne-t-il le nom d’universelle, de prébabélique. Par antithèse avec nos artifices et nos signes de convention, il intitule ses caractères des lettres naturelles. Il serait difficile de donner une idée de cette méthode à quiconque n’a point le syllabaire devant les yeux[23] ; mais ne suffira-t-il point de savoir qu’elle a parfaitement réussi auprès des peaux-rouges, et que dans l’école normale des femmes missionnaires du nord de Londres, north London female missionary training Institution, une heure a suffi aux élèves pour lire à l’aide de ces nouveaux signes une langue qui leur était tout à fait inconnue ? S’il faut en croire M. Hunt, toute Anglaise ayant accès près des femmes de l’Orient peut, d’après le même procédé, leur apprendre en quelques visites à tromper par la lecture l’accablant ennui d’une vie oisive. Il semble en outre espérer que cette nouvelle écriture si simple détrônera un jour nos caractères typographiques et supprimera ainsi, jusque dans nos écoles, un des obstacles qui arrêtent longtemps l’esprit de l’enfance.

Si florissantes que soient les missions anglaises, elles ont trouvé chez nos voisins eux-mêmes plus d’un adversaire. L’œuvre que l’on poursuit vaut-elle bien l’argent et les efforts qu’elle coûte à la nation ? La Grande-Bretagne ne ferait-elle pas mieux de consacrer toutes ses ressources à éclairer ses propres enfans ? Les missionnaires n’ont-ils pas en certains cas sacrifié aux intérêts de la foi les intérêts mêmes de l’humanité en apportant la guerre et la division au sein de populations tranquilles ? Ces objections, dont on ne saurait méconnaître la force, ne doivent pas néanmoins nous faire perdre de vue des services réels. Les messagers de l’Évangile ont fixé par l’écriture des langues qui, abandonnées à la tradition orale, n’auraient peut-être pas tardé à disparaître ; ils ont ouvert des régions inconnues et préparé aux voyageurs futurs un champ plus facile de découvertes, car pour le barbare converti au christianisme l’étranger n’est plus un ennemi. Guidés par un esprit de sagesse, quelques missionnaires anglais se sont d’ailleurs moins attachés dans les commencemens à intervenir dans la religion des indigènes qu’à les attirer vers la lumière par les relations de commerce, le bien-être et les séductions des arts utiles. Tout le monde n’est-il point intéressé à rétrécir de plus en plus le cercle de la barbarie et de la superstition ? Il n’y a que l’ignorance qui soit impie. La propagande anglaise a d’un autre côté forcé les peuples de l’Asie à comparer leurs dogmes avec les nôtres et à renouer ainsi la chaîne d’or des traditions sacrées. La Bible, présentée aux Indiens comme le vrai Véda, a peut-être eu à souffrir de certaines attaques ; mais au fond l’esprit humain y a gagné. La religion, telle qu’on aime à la concevoir, doit aussi bien que la science tenir compte de tous les monumens, de toutes les traditions, et dégager les rayons de l’idéal disséminés dans toutes les croyances qui réchauffent la face de la terre.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Après un temps d’essai, la méthode stéréotypique a pourtant été abandonnée en grande partie. La société lui préfère aujourd’hui un autre système. Elle fait composer tout le livre et conserve ensuite les lettres de plomb à l’état fixe ou en formes. Il a été reconnu que par ce moyen les caractères s’usaient moins vite, et que les erreurs de typographie étaient plus faciles à corriger. Un tel procédé exige, il est vrai, au commencement de grands déboursés ; mais, à mesure que les éditions se succèdent, il finit par être le plus économique.
  2. Dialecte celtique particulier à l’Ile de Man.
  3. Un exemple servira, je crois, à préciser la nature de cette difficulté. M. Thompson, missionnaire chargé de traduire les Écritures en thibétain, se plaignait dernièrement de ne point trouver de mot dans cette langue qui répondit à l’idée de justice. « J’ai cherché en vain, ajoutait-il, un mot pour désigner la conscience, » Le traducteur fut contraint d’employer une périphrase : « la distinction du bien et du mal. » Il en est de même pour esprit, vision, extase, juger, condamner, réconcilier, qui n’ont point d’équivalent dans l’idiome du Thibet. L’extase des Orientaux, par exemple, est un autre phénomène que celui des chrétiens, — le transport naturel et volontaire de l’âme hors du monde des sens. La mort elle-même, comme substantif et personnification d’un fait, n’existe point pour les Thibétains ; ils ne connaissent que les choses mortes. M. Thompson interrogea les savans du pays, les lamas ; mais il n’apprit d’eux qu’à mieux constater la différence entre leur manière de penser et la nôtre,
  4. En présence de tels efforts, n’est-il point naturel de se demander comment s’est faite la Bible anglaise qui sert encore aujourd’hui de prototype à la plupart des traductions en langues étrangères ? Depuis le temps de Wickliffe jusqu’au règne de Jacques Ier, l’Angleterre n’avait pas de version des Écritures qui fût généralement accréditée. C’est pour répondre à ce besoin que Jacques Ier choisit cinquante-quatre savans qui s’étaient distingués dans ce genre d’études. Quarante-sept d’entre eux se mirent à l’œuvre : ils se divisèrent en six classes indépendantes, et à chacune d’entre elles fut allouée une partie du travail. Chaque personne devait produire sa traduction et la soumettre à une assemblée de ses collaborateurs. Quand une classe était d’accord sur la version d’une partie du livre, cette même version était communiquée à toutes les autres classes, de telle sorte que chaque fragment reçut la sanction du corps entier. L’ouvrage dura trois années, de 1607 à 1610. Le premier exemplaire sortit des presses de Robert Barker en 1611. L’étude des langues orientales n’était point alors très avancée, et plusieurs de ces savans, nommés d’office, manquaient sans doute du sens critique ; leur traduction de la Bible, acceptée à la fois par l’église établie et par les sectes dissidentes, n’en est pas moins considérée comme un des monumens de la littérature anglaise.
  5. Parmi les plus actives, il faut nommer la Society for promoting christian know-ledge (société pour encourager la connaissance du christianisme).
  6. Avec un revenu de 91,048 livres sterling (2,276,200 francs), la société des missionnaires de Londres entretient 167 missionnaires européens, 700 maîtres d’école appartenant, à diverses races plus ou moins barbares, et, huit séminaires pour former des évangélistes et des pasteurs parmi les indigènes.
  7. C’est un devoir pour moi de remercier les diverses sociétés de missionnaires pour l’extrême obligeance avec laquelle m’ont été communiqués tous les documens qui pouvaient intéresser les lecteurs de la Revue.
  8. Quelques-unes de ces tribus étaient cannibales jusque dans leurs jeux. Un des enfans faisait semblant d’être mort, et les autres le portaient ça et là, entonnant le chant du festin. Plus tard même, les sauvages, voyant les missionnaires manger de la viande, s’imaginèrent qu’ils mangeaient un de leurs semblables. Toute chair était pour eux de la chair humaine.
  9. Temple des divinités polynésiennes.
  10. La société des missionnaires de Londres soutient à elle seule dans les mers du sud 372 établissemens d’éducation recevant 21,103 élèves. Dans les commencemens, un message écrit causait la plus grande surprise parmi les insulaires. « Comment cela peut-il parler ? se demandaient-ils ; cela n’a pas de bouche ! » Aujourd’hui plusieurs maîtres d’école indigènes expriment couramment leurs idées dans des lettres adressées aux missionnaires. Des livres ont été imprimés dans ces îles, et la composition, le tirage, aussi bien que la reliure, ont été exécutés par la main des indigènes.
  11. Les missionnaires nous assurent qu’ils ont tout fait pour conserver les traditions nationales, les légendes et la poésie. Je voudrais de tout mon cœur qu’il en fût ainsi ; n’ont-ils pas pourtant supprimé des îles de l’Océanie les danses et les jeux dans la crainte que sous ces anciens usages ne se cachassent des restes d’idolâtrie ? Qu’ils prennent garde d’attrister la vie de ces peuples et d’éteindre les germes de leur individualité !
  12. Chaque missionnaire adresse une correspondance aux diverses sociétés de Londres. Ces archives sont extrêmement intéressantes à consulter. Quels récits de voyageurs peuvent leur être comparés ? Les missionnaires ne sont pas toujours des savans, il leur arrive de se tromper dans beaucoup de choses, leurs observations en géologie, en ethnologie et en histoire naturelle sont souvent vagues et incertaines ; mais comme ils connaissent mieux que tout autre l’esprit et les mœurs des populations au milieu desquelles ils vivent !
  13. Aucune race n’est indifférente au bien-être. John Williams était sur son vaisseau, quand sa cabine se trouva, un jour envahie et sa couche menacée par les femmes sauvages. Elles auraient bien voulu dormir dans ce lit moelleux ; mais, comme le missionnaire craignait pour la blancheur de ses draps le contact des peaux huileuses, elles durent se contenter de frotter leurs joues l’une après l’autre contre les oreillers de plume.
  14. La dernière chaire dans laquelle monta M. W. Ellis pour prêcher l’Évangile dans les îles de la Société avant de quitter l’Océanie était entourée d’anciennes lances de guerriers. Plusieurs des armes et instrumens de combat ont été aussi convertis en instrumens d’agriculture. En moins d’un siècle, le groupe des îles Sandwich s’est dégagé des ombres de la barbarie, et jouit même des bienfaits d’un gouvernement constitutionnel.
  15. C’est la manière de saluer qui répond dans la Polynésie à la poignée de main anglaise.
  16. Locution familière aux Anglais.
  17. Trois jeunes nègres arrachés à l’esclavage furent amenés dernièrement en Angleterre par M. Rigby, ancien consul à Zanzibar, et placés dans diverses institutions,.où ils se distinguèrent par leur mérite. L’un d’eux était toujours à la tête de sa classe. On assure néanmoins que vers quatorze ans se déclare une époque critique dans les facultés du nègre. La vérité est que nos méthodes européennes ne conviennent point toujours au développement particulier de son intelligence.
  18. Le docteur Colenso, à une séance de la Société géographique de Londres, déclarait qu’il faudrait au moins deux siècles avant que les Zoulous fussent à même de saisir les subtilités théologiques du symbole d’Athanase, « et c’est bien heureux, ajoutait-il, car d’ici là l’église d’Angleterre aura eu le temps de modifier quelques-unes de ses doctrines. »
  19. Durant un orage, il s’amusait à faire tirer le canon, quand le consul anglais lui ayant demandé la raison de ce bruit : « Le Dieu d’en haut, répliqua le roi, parle par son tonnerre et moi par le canon ; nous nous répondons l’un à l’autre. »
  20. Près de Bristol, dans la charmante propriété de Hollywood, réside un des Anglais qui connaissent le mieux la Chine. Sir John Francis Davis a été ministre plénipotentiaire de la Grande-Bretagne dans le Céleste-Empire et gouverneur en chef de la colonie de Hong-kong. Il a écrit sur le pays un des meilleurs livres qui existent, et pourtant, quand je demandai un jour au baronnet si les Chinois croient à l’existence d’un Dieu, il fut embarrassé pour me répondre.
  21. A Nankin, le nouvel hôpital des missionnaires est un ancien temple qui leur fut livré avec les images pour une somme d’argent par le prêtre bouddhiste.
  22. Les Mahars, qui passent pour les habitans primitifs du pays, ont conservé l’idée d’un Dieu un et invisible. Quelques-uns d’entre eux, entendant les missionnaires prêcher l’Évangile, s’écrièrent : » Voila justement la doctrine que nous enseignent nos maîtres ! » Un des livres sacrés déclare même que le culte des images est une innovation et qu’on ne doit adorer qu’un être suprême.
  23. On peut voir les détails de cette découverte dans Missionary news, 15 mars 1866.