L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XXIX.
LES PLONGEURS ET LA VIE SOUS L'EAU.
LE DIVING-BELL, LE DIVING-APPARATUS ET LE VILLAGE DE WHITSTADLE.



De tout temps, le rêve de l’homme a été de pénétrer au fond de la mer, soit pour en sonder les mystères, soit pour en recueillir les trésors, et pourtant jusqu’ici on ne connaissait guère que la surface de ce grand désert d’eau qui couvre les trois quarts de notre globe. L’imagination des poètes avait, il est vrai, bâti sous les vagues des palais imaginaires, élevé des grottes de corail et pavé de nacre le lit de l’océan ; mais l’œil de quelque hardi plongeur avait à peine entrevu la sombre réalité de l’abîme. Et comment en eût-il été autrement ? Que pouvait l’homme réduit à ses propres forces contre la masse irritée des ondes sous-marines ? L’art de plonger à nu sous l’eau se trouve limité par notre constitution ; aussi n’a-t-il fait aucun progrès[1]. L’expérience démontre bien qu’on peut prolonger par l’habitude la suspension des fonctions respiratoires, mais jusqu’à quel degré et pendant combien de temps ? Il n’y a point d’exemple authentique de plongeur qui soit resté au fond de la mer plus de deux minutes. Cette pratique, abandonnée aux seules forces de la nature, peut être un exercice curieux, un glorieux moyen de sauvetage ou même, dans certains cas, un métier utile ; elle ne saurait jamais exercer une grande influence sur les entreprises industrielles ni sur la science du génie maritime. Aussi le vœu de tous les siècles a-t-il été d’inventer des appareils propres à seconder sous l’eau les courageux efforts de l’homme.

Ces appareils en usage sont maintenant la cloche à plongeur (diving-bell) et le scaphandre (diving-apparatus). Les Anglais ne sont pas les seuls qui se servent de tels instrumens ; mais comme la Grande-Bretagne est en Europe le pays le plus entouré de mers, comme le nombre de ses vaisseaux et la conformation de ses côtes l’exposent plus que tout autre aux naufrages, il est bien naturel que nos voisins aient dirigé depuis longtemps leur attention vers les moyens artificiels de travail sous-marin pour fortifier leurs ports ou pour recouvrer les trésors engloutis au fond de l’océan. Dès 1663, un Anglais nommé William Phipps, fils d’un forgeron, avait conçu un système pour recueillir dans le sable de la mer les épaves d’un navire espagnol qui avait sombré sur la côte d’Hispaniola. Charles II lui prêta un vaisseau et tout ce qui était nécessaire à son entreprise ; mais l’affaire ne réussit point, et William Phipps tomba dans la plus grande pauvreté. Rien ne put néanmoins décourager son ardeur, et pour se remettre à flot il ouvrit en Angleterre une souscription à laquelle contribua le duc d’Albemarle. En 1667, Phipps s’embarqua dans un navire de deux cents tonneaux, Rengageant d’avance à partager les profits entre les vingt actions qui représentaient le fonds social. D’abord ses recherches furent infructueuses, et il commençait à désespérer quand il finit par tomber sur une veine d’or. L’heureux plongeur revint en Angleterre avec 200,000 livres sterling ; sur cette somme, il en garda 20,000 pour lui-même, tandis que 90,000 revinrent au duc d’Albemarle. Phipps fut nommé chevalier par le roi et fonda la famille noble de Mulgrave, qui a joué un assez grand rôle dans le royaume-uni.

De semblables recherches, facilitées par des moyens mécaniques d’une bien autre puissance, s’étendent aujourd’hui non-seulement le long des côtes de l’Angleterre, mais dans toutes les eaux sur lesquelles flotte le pavillon britannique. Il n’y a presque plus un seul port du royaume qui n’ait son plongeur et ses appareils de descente subaquatique. Les services rendus par ces nouvelles machines à la navigation, à l’architecture maritime et à la fortune publique sont vraiment incalculables, on va en juger par quelques études sur le passé comparées à des souvenirs du présent. Il faut commencer par la cloche (diving-bell), la première en date dans l’histoire des inventions sous-marines.


I

Il existe à Londres une institution polytechnique (polytechnic institution) qui se propose de rendre la science amusante. Là, dans une longue salle où figurent plusieurs modèles de machines et de découvertes utiles, s’étend un grand bassin de zinc rempli d’eau claire. Vers le milieu, ce bassin s’ouvre et se creuse en un puits profond dont l’embouchure est marquée à la surface par un cercle bleuâtre. A l’une des colonnes de fer qui soutiennent une galerie horizontale est suspendue par une grue et une chaîne une cloche à plongeur. C’est à l’extérieur une ruche de fonte, qui pèse, dit-on, trois tonnes ; elle est percée à l’extrémité supérieure d’ouvertures en verre solidement attachées. Les curieux qui ne craignent point certaines sensations désagréables sont admis à tenter l’expérience de la descente. On pénètre dans l’intérieur de la cloche par un escalier de quelques marches sombre et étroit. A l’aide d’une corde pendante, on se hisse vers un banc de bois qui règne tout autour de cette cage circulaire. Je me trouvais de la sorte avec trois compagnons assis dans un espace où l’on ne pouvait guère respirer librement. Dieu merci, la cloche ne tarda point à se mouvoir : portée par la grue, elle décrivit un demi-cercle et vint se poser juste au-dessus du puits où l’eau était bleue. En même temps nous entendîmes au-dessus de nos têtes le souffle haletant de la pompe à air qui nous envoyait des bouffées intermittentes. On abaissa les chaînes, et la cloche descendit lentement. Jusqu’ici on n’éprouve rien d’extraordinaire ; mais au moment où la diving-bell entr’ouvrait la surface de l’eau, je sentis un fort bourdonnement dans les oreilles. C’est un effet de la pression de l’air condensé dans l’intérieur de la cloche[2] ; nous étions en ce moment à demi submergés. Ce qu’il y a de vraiment beau dans cette invention est de sentir l’eau fuir sous les pieds avec une sorte de respect. Grâce à un appareil si simple, l’homme fait le vide devant sa volonté au sein de l’élément liquide. Il dit à l’onde : Va-t’en, et elle se retire. Est-il en effet nécessaire de rappeler que la cloche est toute grande ouverte à l’extrémité inférieure, et que c’est la seule force de l’air qui refoule la masse des vagues ? La lumière qui descend à travers les vitres de cette chambre est assez vive pour éclairer tous les objets ; à mesure pourtant qu’on s’enfonce sous l’eau, elle prend une teinte glauque et fantastique. Je me sentais glisser dans une atmosphère toute nouvelle pour moi, et qui avait les couleurs du rêve. Notre lourde machine avait absolument disparu dans la cavité du réservoir. Me croyant déjà tout au fond de la mer, j’attendais que quelque poisson vînt nous regarder par la fenêtre ; mais je ne découvris la trace d’aucun être vivant. Toutes mes impressions de voyage dans ce liquide calme et d’apparence huileuse se bornèrent à quelques singuliers effets d’acoustique. Mes compagnons cherchaient à causer ; seulement, par suite de la compression de l’air, leurs voix n’arrivaient qu’avec peine jusqu’à mon oreille ; je ne m’entendais presque pas moi-même. La cloche remonta, comme elle était descendue, avec une lenteur solennelle. Par cette expérience, j’avais voulu faire l’essai de mes forces, mais je me disais intérieurement que l’étang de l’institution polytechnique n’est point la mer, et je me promettais bien de recommencer sur un autre théâtre.

Il y a deux ans, je me trouvais à Plymouth, quand j’appris que quatre ou cinq cloches à plongeur fonctionnaient tous les jours dans les eaux du sound (détroit), tout près du brise-lame, où quelques ouvriers sous-marins continuaient cet ouvrage de titans. L’occasion était belle pour faire connaissance avec le lit de la mer, et je pris des arrangemens en conséquence. Le lendemain matin, je me rendis vers le vieux port, où l’on déchargeait des poissons sur le quai, et je frétai une barque. Le nautonnier était un enfant de la ville, mais qui avait trempé sa rame dans plus d’une eau salée. Il me dit avoir exercé pendant quelques années le même métier en Italie, et me sembla tout d’abord un homme de grande expérience. Je lui confiai mon projet, dont il ne jugea point l’exécution impossible. Ce vieux marin était en même temps un infatigable cicérone. Chemin faisant, il me fît remarquer sur une hauteur abrupte et dénudée une tour ronde qu’il disait avoir été élevée par Cromwell, la citadelle de Plymouth, d’où sortait en ce moment-là un bruit de fanfares, — puis de nouvelles fortifications et grand nombre de batteries circulaires qu’on construisait de distance en distance soit à fleur d’eau, soit sur les collines sablonneuses qui dominent le détroit. Son orgueil national était surtout flatté par le grand nombre de navires étrangers, — russes, suédois, norvégiens, hollandais, — qui s’étaient donné rendez-vous depuis quelques jours dans le sound. La barque à laquelle il venait d’attacher la voile glissait comme un oiseau à la surface des vagues mollement soulevées. Il ne manquait, disait-il, qu’un ciel plus clair pour rappeler la baie de Gênes, et encore le soleil faisait de son mieux ce jour-là pour animer la scène. Chaque vague portait à sa cime une lumière blanchâtre dans laquelle jouaient des étincelles. C’était un temps des plus favorables pour descendre au fond du détroit. La ligne de terre ondulait avec grâce sur la droite, laissant apercevoir distinctement la charmante promenade du Hoe, l’établissement des bains et la colline boisée d’Edgcumbe. Cependant nous approchions du Break-water, cette chaussée des géans, à côté de laquelle nous découvrîmes un vieux bâtiment démâté. Dans ce vaisseau de rude apparence et recouvert d’une espèce de toit vivent, comme dans une maison flottante, les ouvriers qui travaillent encore au brise-lame. Ils passent alternativement un mois à bord et l’autre mois à terre. Un de leurs petits profits consiste dans la vente d’objets de fantaisie qu’ils offrent aux visiteurs et qu’ils disent tailler eux-mêmes avec la lame d’un couteau dans les roches qu’ils font sauter du fond de la mer. Bientôt j’entendis la forte pulsation de machines ronflant et soufflant comme autant de monstres marins : c’était le bruit asthmatique des pompes à air qui alimentent les cloches ensevelies sous l’eau. J’étais en effet arrivé au terme de mon voyage : là, selon l’expression du nautonnier, je devais aller rendre visite aux congres du détroit.

Malheureusement il existait beaucoup d’obstacles que je n’avais point prévus. Le surveillant des travaux ne se croyait point autorisé à prendre sur lui une responsabilité aussi grave. On n’avait jamais entendu parler « d’un amateur » voulant descendre dans ces machines qui demandent des constitutions à l’épreuve de certains accidens physiques. A peine se, souvenait-on d’un ou deux cas où des savans avaient tenté ce voyage sous-marin, et le sang leur était monté violemment à la tête. L’un d’eux était même resté assourdi durant quelques jours. Un autre argument me convainquit davantage : ces sortes de descente coûtent à la compagnie une douzaine de livres sterling (250 francs) ; il faut interrompre les travaux et détourner les pompes à air du but pratique auquel naturellement elles sont destinées. Tout ce que je pus obtenir de l’obligeance des employés, — et c’était déjà une assez grande faveur, — fut d’assister à l’ensemble des manœuvres. C’était un ordre de faits, ajoutèrent-ils, que je n’aurais pu surveiller en descendant moi-même dans la cloche. Les ouvriers étaient sous l’eau depuis près de cinq heures, et si j’attendais jusqu’à midi, je les verrais remonter. L’endroit où ils étaient ensevelis était marqué à la surface par un léger bouillonnement. Cette agitation de l’onde accompagnée d’un faible murmure est produite par le surplus de l’air engouffré dans l’intérieur de la cloche et qui s’échappe de temps en temps à travers l’embouchure toujours béante. Le moment était arrivé de relever les hommes de leur faction sous-marine.

Le contre-maître dirigea mon attention vers un massif échafaudage qui s’élevait assez haut au-dessus de nos têtes et s’appuyait de chaque côté à deux énormes poutres dont l’extrémité inférieure plongeait dans les vagues. Le cabestan transversal qui surmontait cet ouvrage en bois était parcouru dans toute sa longueur par un petit chariot engrené, sorte de poulie mobile à laquelle pendaient des chaînes de fer. Ce sont ces chaînes qui, solidement accrochées aux crampons de la cloche, servent à la déplacer. Le signal avait été donné de remonter : .pull up ! Cet ordre fut aussitôt suivi d’un mouvement de la machine ; mais il s’en fallait de beaucoup que le travail fût rapide. On sentait bien à certains soulèvemens de l’eau et au bruit des chaînes enroulées qu’il se passait quelque chose de particulier ; toutefois la surface agitée ne trahissait encore la présence d’aucune forme visible. Enfin je distinguai dans le clair-obscur des vagues un objet qui ne devait point tarder à paraître, et en effet la cloche souleva peu à peu sa tête convexe au-dessus des eaux troublées. Elle émergea lentement, et avant de quitter l’élément liquide sembla imprimer de ses larges lèvres un baiser à la surface des flots. Les plongeurs eux-mêmes ne parlent-ils point des amours de la cloche et de l’océan ? Elle montait avec une sorte de gravité triste, quand, parvenue à environ trois pieds de la surface, elle s’arrêta en l’air immobile et ruisselante. Je m’aperçus alors qu’un petit bateau gouverné par un marin qui tenait les rames s’était glissé jusque sous l’embouchure de la cloche. De cette cavité je vis sortir de grosses bottes molles qui montaient jusqu’au dessus des genoux, et qui, suivies d’autres grosses bottes, me firent comprendre que deux hommes venaient de sauter dans la nacelle. En effet le bateau lui-même ne tarda pas à se dégager du dôme sous lequel il avait un instant disparu à moitié, et je le vis revenir chargé de deux ouvriers mouillés jusqu’à la ceinture et couverts de boue. Ils venaient de faire une demi-journée sous l’eau et ils paraissaient fatigués. Leur teint basané se colorait aux joues et autour du front d’un vif éclat sanguin. On ne changea rien à la position de la cloche, comme si l’on eût voulu lui donner le temps de se sécher et de respirer à l’air libre. C’était l’heure du dîner pour les hommes employés aux travaux. Je venais d’assister au spectacle de la cloche remontant à la surface, il me restait maintenant à la voir redescendre au fond de la mer.

La même barque qui avait amené les deux ouvriers vers la grande maison de bois flottante les reconduisit, après une heure de repos, du côté de la diving-bell, qui, suspendue entre ciel et eau, avait la forme d’un immense coffre de fer ouvert par le fond[3]. Les préparatifs de la descente ont quelque chose d’imposant qui, pour une imagination effrayée, rappellerait assez bien les apprêts d’une condamnation à mort. Rien n’y manque, ni l’échafaud, ni la chambre secrète, ni le gouffre des vagues menaçantes. Les plongeurs, Dieu merci, ne considèrent point ainsi leur situation, et semblent au contraire fiers de toucher à pied sec le fond de cette mer où tant d’autres ont trouvé leur tombeau. Quoi qu’il en soit, la barque vint se placer sous la cloche, élevée de trois ou quatre pieds au-dessus de la surface. Les deux hommes montèrent l’un après l’autre dans l’intérieur, s’aidant pour cela d’un anneau de fer suspendu au plafond de la voûte, et qu’ils saisissaient habilement avec les mains. Là ils prirent place sur deux bancs de bois huches à une certaine hauteur dans la cavité de la cloche. Quelquefois quatre et même six ouvriers trouvent à s’asseoir dans ce curieux véhicule. Ceci fait, le bateau se retire. Un moment de plus, et la voix du contre-maître commande de lâcher les chaînes : lower away ! C’est alors que la cloche, animée d’un mouvement perpendiculaire et presque insensible, descend vers la mer. Peu à peu les vagues vinrent lécher les bords inférieurs de la machine, qui s’abaissait.- Il est essentiel que les quatre coins de cette masse plus ou moins carrée touchent d’aplomb et simultanément la surface des lames, car autrement les eaux s’introduiraient dans l’intérieur de la diving-bell. Il faut aussi que la chute soit lente et graduée sous peine de causer instantanément la mort. Pourtant la cloche avait entr’ouvert la superficie des flots, où elle s’enfonçait par son propre poids, étant construite en fonte et dès lors assez lourde, quoique ballonnée d’air, pour déplacer le liquide. La calotte de fer s’éleva encore quelque temps au-dessus des vagues, puis je la vis décroître et disparaître. À peine la cloche eut-elle sombré que je pus en quelque sorte la suivre au fond de la mer, grâce aux explications que me donnèrent les plongeurs demeurés à bord.

Comment ces hommes respirent-ils sous l’eau ? Telle est la première question qu’il est naturel de s’adresser. Au centre du plafond de la cloche s’ouvre un trou par lequel arrive la provision d’air. Le fluide respirable est fourni par un tuyau de cuir dont l’extrémité s’attache à une pompe à air que quatre hommes mettent en mouvement. Cette pompe fonctionne sur l’échafaudage qui domine la mer, et le tuyau de cuir qui s’allonge successivement ressemble à un boa constrictor dénouant ses anneaux. La soupape placée à l’intérieur de la cloche, étant un des organes essentiels de la machine, a été protégée avec soin contre toutes les chances d’accidens. Le contre-maître m’assura que l’air ne manquait pas aux plongeurs, non plus que la lumière. Une douzaine de lentilles convexes, ayant chacune huit ou neuf pouces de diamètre et solidement insérées dans des cercles de cuivre, reçoivent les rayons du soleil engloutis sous l’eau. Dans certains cas, ces espèces d’œils-de-bœuf sont défendus extérieurement par un treillis de fer contre les chocs qui pourraient résulter dans la mer de la rencontre avec les rochers ou avec d’autres corps solides. La lumière qui descend ainsi dans l’intérieur de la cloche varie d’ailleurs beaucoup de couleur et d’intensité suivant les profondeurs et suivant l’état de l’océan. Dans les endroits où l’eau est troublée par le sable, le plongeur traverse quelquefois une sorte de crépuscule ou de brouillard sous-marin, qui le force d’allumer sa lampe. Le plus souvent au contraire cette clarté est assez vive pour qu’on puisse lire un journal imprimé en petit texte. On cite même l’histoire d’une lady qui écrivit une lettre et la data ainsi : « 16 juin 18.., du fond de la mer. » Son courage lui valut parmi les plongeurs le surnom de Diving-belle[4].

Je voulus aussi me rassurer sur le sort des pauvres ouvriers que j’avais vus descendre dans la cloche, et le contre-maître soutint qu’ils y jouissaient de toute sorte de bien-être, they enjoy every comfort. N’ont-ils pas des sièges pour se reposer, un rebord en bois pour appuyer leurs pieds, un assortiment d’outils et d’ustensiles suspendus à une corde ou accrochés aux gros murs en fonte de cette hutte aussi bien pourvue que celle de Robinson Crusoé ? De tout cela je dus conclure que si ce surveillant n’y mettait point un peu d’ironie, les plongeurs dans la diving-bell sont bien chez eux. Le fait est qu’ils y passent une grande partie de leur existence. Ils souffrent presque tous dans les premiers temps d’une forte douleur qu’ils définissent eux-mêmes « un mal de dent passé dans les oreilles, » leur tête bourdonne quelquefois « comme si l’on y avait lâché un essaim d’abeilles ; » mais ces symptômes fâcheux s’évanouissent après la seconde ou la troisième descente. Leur confiance dans cette chambre sèche au milieu de toutes les cataractes de l’océan tient quelquefois de la témérité. En 1820, le docteur Colladon, de Genève, étant descendu dans une cloche à plongeur sur les côtes de l’Irlande, songea en lui-même qu’à la profondeur où il se trouvait il eût suffi d’une pierre ou de toute autre cause venant à obstruer l’action de la soupape pour que la cellule fût à l’instant même envahie par les eaux. Il confia cette réflexion peu rassurante à l’un des plongeurs qui l’accompagnaient, et qui pour toute réponse lui désigna du doigt en souriant un des verres qui se trouvaient au-dessus de leur tête. Le docteur l’examina avec attention et reconnut en effet que la glace était assez fêlée pour laisser échapper des bulles d’air. C’était bien un autre sujet d’inquiétude que l’accident assez improbable de l’obstruction de la soupape ; le plongeur le savait et ne s’en émouvait nullement.

Le surveillant des travaux m’avertit que la cloche venait de toucher le fond de la mer. Les plongeurs étaient maintenant séparés du reste du monde par le Grand-Océan roulant au-dessus de leurs têtes, et pourtant ils communiquaient avec la surface et leurs semblables au moyen de signaux. Ils se servent en ce cas d’un marteau le plus souvent suspendu par une corde au dôme de la cloche et qui joue un grand rôle dans le langage mystérieux des rapports sous-marins. Aucun bruit n’arrive de la surface aux oreilles des plongeurs ; mais les sons montent au contraire distinctement du fond de la diving-bell jusqu’à ceux qui sont chargés de les recueillir à l’air libre. Un sens particulier s’attache au nombre de coups portés par le marteau contre les parois retentissantes de la cloche[5]. Pour celui qui n’y est point accoutumé, cet ébranlement communiqué à un aussi frêle rempart contre une aussi grande ennemie que la mer a quelque chose d’alarmant ; mais les plongeurs ne s’inquiètent guère pour si peu, les nerfs de ces hommes forts ne tremblent point dans leur maison tremblante. On se sert encore d’autres signaux, par exemple de petites bouées qu’on envoie à la surface. Dans certains cas, on échange même des messages au moyen d’une corde qui communique par un bout dans l’intérieur de la cloche et de l’autre à la surface. Les ouvriers écrivent ce qu’ils désirent soit avec la plume sur un morceau de papier, soit avec la craie sur une planche, et dépêchent cet avis à la surface. Leurs ordres sont aussitôt exécutés ou dans le cas contraire on leur fait savoir que la chose n’est point praticable[6]. Ce système de signaux exerce une heureuse influence non-seulement sur l’exécution des travaux sous-marins, mais encore sur le moral des plongeurs. Ensevelis dans le silence des eaux profondes, c’est le seul lien qui les rattache du sein de l’abîme au monde des vivans.

« Ils commencent à travailler, » me dit bientôt le contre-maître, qui suivait sous les vagues tous les mouvemens de ses ouvriers. La nature de leurs fonctions varie naturellement beaucoup selon le caractère des entreprises. Les deux plongeurs qui venaient de descendre avaient pour tâche de déblayer dans cet endroit-là les abords du brise-lame. A peine arrivés au fond, ils sautent à bas de leur siège et, armés d’un pic, fouillent le sable humide pour en extraire les pierres. Il arrive quelquefois que le mouvement de la marée ou toute autre cause trouble la base rocheuse du Break-water. Les ouvriers ont alors beaucoup de peine à y voir et se plaignent de ce que « la lumière est bourbeuse. » En général pourtant, l’eau se montre si transparente qu’on aperçoit du fond de la mer un nuage passant dans le ciel. Aussi les ouvriers travaillent-ils avec presque autant d’aise et autant d’ardeur que s’ils étaient à terre. Le mouvement qu’ils se donnent, joint au milieu dans lequel ils se trouvent, fait de temps en temps monter devant leurs yeux comme une épaisse vapeur qui leur dérobe les objets ; ils en sont quittes pour demander « un bain d’air. » La pompe redouble alors d’activité et leur souffle par le tuyau un courant qui dissipe le brouillard. Je ne tardai point à juger par moi-même de leur industrie : des sacs qu’ils avaient remplis de sable boueux et des seaux, buckets, qu’ils avaient chargés de pierres remontaient de moment en moment à la surface, attirés par des cordes. On eût dit l’embouchure d’une mine vers laquelle des bras invisibles envoient incessamment des débris de roche ; seulement la mine ici était la mer. La nature de ces fouilles ne permet point de travailler toujours à la même place. Déjà les plongeurs avaient demandé par un signal qu’on changeât leur position au fond du lit du détroit. Comment s’y prendrait-on pour leur obéir ? En fait d’air et de locomotion, les hommes enfermés dans la cloche dépendent entièrement des appareils qui fonctionnent à la surface. L’organe principal du mouvement est une sorte de petit chariot porté sur quatre roues et glissant sur deux chemins de fer qui lui permettent d’aller et de venir dans toutes les directions. A peine le signal est-il donné d’en bas que la cloche se trouve soulevée du fond de la mer comme un lourd ballon. Cette manœuvre s’exécute naturellement au moyen de chaînes, et la diving-bell reste un instant immobile entre deux eaux ainsi que le pendule d’une horloge arrêtée. Cependant le chariot se met en marche, et comme il fait en même temps l’office de grue, la poulie à la surface et la cloche dans l’océan se déplacent à la fois. Les plongeurs appellent cela voyager. Ils vont ainsi du nord au sud, de l’est à l’ouest, en avant et en arrière. Chemin faisant, ont-ils découvert un quartier de roche qui gêne le lit du détroit, ils donnent le signal d’arrêter, et la diving-bell s’arrête, puis redescend lentement vers le bloc de pierre. Ont-ils été emportés trop loin et sentent-ils le besoin de revenir sur leurs pas, ils en, avertissent de nouveau les ouvriers qui travaillent à la surface, et la machine complaisante les ramène vers le point désiré. Cette entente cordiale entre ce qui se passe au fond de la mer et ce qui a lieu dans la région où l’on respire est la base de toutes les opérations des plongeurs. C’est ainsi que l’homme a pu renouer des communications avec un élément dont la nature semblait lui avoir fermé l’accès ; c’est ainsi que la ligne des eaux profondes n’est plus aujourd’hui un obstacle aux entreprises des ingénieurs.

Qui a inventé la diving-bell ? Les ouvriers ne sont point des savans ; je trouvai pourtant qu’ils connaissaient assez bien l’histoire de cette découverte. Selon eux, il y a lieu de s’étonner que la méthode ne soit pas plus ancienne, tant elle repose sur une théorie très simple. Qu’on plonge un verre à boire dans un volume d’eau en le présentant par l’ouverture, et l’air contenu dans ce vase chassera devant lui le liquide. Le contre-maître, qui est un homme instruit, fait remonter l’origine de la cloche au docteur Halley[7]. Sa machine était construite en bois et recouverte de plomb. L’air vicié par la respiration s’échappait de la chambre à travers un robinet, tandis que l’air pur, y était fourni par des barils qui descendaient et remontaient alternativement aux deux côtés de la cloche comme deux seaux dans un puits. Ces barils, doublés de plomb et contenant environ trente-six gallons d’air condensé, étaient en quelque sorte les deux poumons latéraux de la diving-bell, à laquelle ils communiquaient par un tuyau de cuir. A mesure qu’un des tonneaux à air était vide, on en descendait un autre. Halley raconte lui-même que grâce à cet engin il put descendre en 1721 avec quatre autres personnes dans neuf ou dix toises d’eau (fathoms) et y rester une heure et demie. De temps en temps, l’eau entrait et faisait mine d’envahir l’intérieur de la cloche ; il repoussait alors l’ennemi « en lui versant sur la tête » trois ou quatre barils d’air. Arrivé au fond, il ouvrait le robinet par lequel devait sortir le fluide déjà respiré, et cet air impur s’échappait avec tant de violence qu’il faisait bouillonner la surface de la mer et la couvrait d’écume.

La gloire d’avoir appliqué la diving-bell aux travaux d’architecture sous-marine appartient toutefois au grand ingénieur Smeaton, dont le nom éveille tant d’échos dans le détroit de Plymouth. N’est-ce point lui qui a dressé sur un roc solitaire, à 14 ou 15 milles du sound, le phare d’Eddystone ? En 1779, Smeaton se servit de la cloche à plongeur pour réparer vers le nord de l’Angleterre les piles du pont de Hexham, dont les fondemens avaient été minés par la violence du courant. Il introduisit aussi diverses modifications dans la forme et dans les organes de l’appareil. Le premier il fit construire vers 1788 une diving-bell en fonte ; mais le caractère particulier de sa machine était l’application de la pompe à air, qui respirait en quelque sorte au profit des plongeurs sans qu’ils eussent besoin de pourvoir par eux-mêmes à leur provision de fluide vital. Cette cloche perfectionnée fut dès lors employée par tous les ingénieurs maritimes. Vers 1813, elle joua un grand rôle dans les travaux qui transformèrent le port de Ramsgate. Le célèbre Rennie, qui présidait à cette entreprise gigantesque, fit un usage constant de la diving-bell pour poser les fondemens de la jetée orientale et la défendre dans certains endroits par un tablier de solide maçonnerie contre les attaques de la mer. Cette même machine a d’ailleurs contribué puissamment en Écosse à développer le mouvement de la navigation entre Glasgow et Greenock, car elle a permis de déblayer le lit de la rivière Clyde et d’en retirer des quartiers de roche qu’on n’aurait guère pu atteindre ni enlever par un autre moyen. Aujourd’hui même elle est en pleine activité sur la côte du sud de l’Angleterre, où elle aide à construire dans les eaux tempétueuses de la Manche un brise-lame, comparé à un bras de pierre, qui déjà s’étend à plus d’un demi-mille entre la ville de Douvres et les côtes de France. L’ouvrage, il est vrai, avance lentement à cause de mille obstacles, parmi lesquels il faut tenir compte de la couleur laiteuse des vagues profondes qui, roulant sur un lit de craie, troublent la vue des plongeurs ; mais aussi quelle entreprise herculéenne !

Qu’avais-je d’ailleurs besoin de chercher au loin l’utilité de cette invention, dont autour de moi tout proclamait les services ? A Plymouth, la cloche a nettoyé l’embouchure des ports, arraché les ancres du fond de la mer, jeté les fondemens d’édifices amphibies qui reposent moitié sur la terre, moitié dans l’eau. L’un de ces édifices est le Royal William victualling house, vaste dépôt de la marine anglaise, près duquel il a fallu construire une digue, sea wall, qui permet aux plus lourds navires de charger et de décharger les marchandises sur des quais pavés de granit. Pour tous ces travaux d’architecture, on a eu recours à la diving-bell. Les pierres qui doivent être jointes ensemble au fond de la mer sont taillées, préparées et numérotées d’avance sur le rivage. On les descend ensuite au moyen d’un cabestan dans des précipices de trente à soixante pieds d’eau, où des ouvriers, travaillant sous la cloche, les reçoivent, les ajustent et font, assure-t-on, presque autant de besogne que les maçons qui bâtissent en plein air. Ainsi s’élèvent et se cimentent au sein même de l’océan les remparts destinés à briser ses fureurs.

La cloche a encore rendu plus d’un service aux ingénieurs en les mettant à même de reconnaître la nature de certaines avaries qui menacent trop souvent d’une grande ruine les ouvrages sous-marins. Lorsque Brunel était en train de construire le fameux pont sous la Tamise et que le courant du fleuve eut percé la voûte du tunnel, il descendit dans une diving-bell afin de s’assurer par lui-même de l’étendue du désastre. La machine s’enfonça sous l’eau à près de trente pieds et arriva jusqu’à l’ouverture béante creusée dans la maçonnerie. Cette déchirure était néanmoins trop étroite pour que la cloche pût y entrer. Il fallait donc, ou qu’il renonçât à poursuivre ses observations, ou qu’il recourût à un autre moyens pour atteindre le théâtre des travaux, situé huit ou dix pieds plus bas. Brunel n’hésita point ; s’emparant du bout d’une corde, il plongea lui-même dans la brèche. Là il demeura sous l’eau durant deux minutes. Ses compagnons commençaient à s’alarmer, ils donnèrent le signal pour qu’il remontât. Lui cependant, tout occupé de recherches importantes, avait quitté la corde et eut à peine le temps de la ressaisir au moment où s’éloignait cet unique moyen de salut. Revenu dans l’intérieur de la cloche, il s’étonna du temps qu’il avait passé sous la rivière et qui dépassait de beaucoup la moyenne des forces humaines. Cette circonstance valait bien la peine qu’on en cherchât la cause. Il ne faut point perdre de vue que l’atmosphère de la cloche, à forme de cône tronqué, étant condensée par une colonne d’eau de trente pieds de hauteur, contenait près de deux fois la quantité d’air que renfermerait tout autre vaisseau du même volume. Les poumons du plongeur, véritables éponges à air, étaient dès lors saturés de fluide respirable au moment où il avait quitté la machine : ne devaient-ils pas mettre plus de temps à épuiser leur double provision ? D’un autre côté, la cloche serait-elle appelée à jeter quelque nouvelle lumière sur la physiologie d’une des principales fonctions de la vie animale ? Un tel fait du moins semblerait l’indiquer.

De toutes les entreprises poursuivies dans le lit des fleuves et de l’océan, une de celles qui demandent le plus d’audace et à laquelle s’appliqua souvent la diving-bell, c’est la destruction des rochers sous-marins. Plymouth étant une ville particulièrement favorable aux grands travaux d’architecture, je ne crois pas qu’il y ait un endroit au monde où l’homme fasse à la pierre une guerre plus acharnée. Je me souviens d’une masse de calcaire grossier qui fait face à la mer, et qui, minée par la base, éventrée de bas en haut, présente aujourd’hui l’aspect d’une carrière en pleine activité. Ce rocher en lambeaux est couronné d’un groupe de pauvres maisons où demeurent les familles des carriers, et qui s’obstinent à rester debout sur une base chancelante. A chaque instant, la mine éclate ; des explosions de poudre à canon rongent les flancs de la masse ébranlée ; des éclats de roche volent jusqu’aux cottages et brisent les carreaux des fenêtres. On ne s’inquiète guère de tels accidens : ces maisons offrent tant d’autres avantages ! Les locataires ne paient que dix-huit deniers de loyer par semaine ; ils reçoivent pour rien de l’eau pure et excellente, et puis la vue sur la mer est si belle ! Il est curieux de voir ces ouvriers ruinant ainsi de jour en jour les fondemens de leur habitation, d’où ils craignent tant d’être chassés. Non content d’attaquer la pierre à la surface du sol, on la poursuit jusque dans la mer. Pour cela, il faut naturellement employer des plongeurs. La cloche descend chargée de trois hommes, dont l’un tient à la main la sonde destinée à perforer les roches, tandis que les deux autres sont armés d’un marteau. Lorsque le premier de ces plongeurs a percé un trou dans le rocher à la profondeur voulue, il y introduit une cartouche en fer-blanc remplie de poudre et ayant deux pouces de diamètre, sur un pied de long, puis il la recouvre de sable. Au bout de cette cartouche est soudé un tuyau également en fer-blanc et muni d’un écrou de cuivre à l’extrémité. La cloche remonte lentement ; l’ouvrier ajoute successivement d’autres morceaux de tube qu’il visse l’un après l’autre jusqu’à ce que l’ensemble s’élève à environ deux pieds au-dessus de la surface de l’eau. L’homme qui doit mettre le feu à la charge se tient alors tout près dans une barque, où se trouve un réchaud chargé de morceaux de fer rouge. Il se dirige vers la partie saillante du tube, et, saisissant avec une paire de pinces un des brins de fer rouge, il le précipite dans l’intérieur. Ceci met naturellement le feu à la poudre et fait aussitôt sauter la roche. Une partie du tuyau se brise près de la cartouche, mais le reste (qu’on repêche au moyen d’une corde que l’allumeur, le lighter, a eu soin d’attacher d’avance) pourra servir une autre fois. Au moment de l’explosion, ceux qui se trouvent dans le bateau n’éprouvent aucun choc ; seulement l’eau monte avec violence vers la surface en bouillonnant. Les personnes qui se trouvent à terre ou sur les pointes de rochers ayant à la base quelque communication avec celui qu’on vient de faire sauter sentent au contraire une forte commotion, semblable à la secousse d’un tremblement de terre. Pour que de tels travaux puissent se pratiquer en toute sûreté, il faut nécessairement que les eaux aient une certaine profondeur, — au moins une douzaine de pieds ; — mais en général on opère dans des abîmes bien autrement considérables. On a souvent recours à ces sapes et à ces mines ingénieuses pour débarrasser les eaux des rochers ou des récifs qui entravent la navigation. Dans le Menai-Strait (défilé de Menai), entre Holyhead et l’île d’Anglesey s’élevaient jusqu’à ces derniers temps deux écueils menaçans, dont l’un était connu sous le nom de la Vache (Cow) et l’autre s’appelait le Veau (Calf). Ces masses rocheuses soulevant leur tête au-dessus des vagues étaient un danger pour les navires. En 1863, M. W.-B. Hicks, de Falmouth, accompagné d’autres plongeurs, se mit en devoir de faire sauter cet obstacle. L’ouvrage est sans doute aujourd’hui terminé ; les deux rochers ont disparu de la surface de la mer ; encore quelques années, et leur nom même sera peut-être effacé de la mémoire des navigateurs.

La cloche à plongeur est la contre-partie du ballon. Tandis que les aéronautes montent pour explorer les champs de l’air, le diver, lui, s’enfonce dans une autre atmosphère liquide ayant aussi ses lois, ses courans, ses climats, ses couches concentriques et soumises à différens degrés de température. L’invention de la diving-bell, cet aérostat des mers, a-t-elle vraiment profité à la science ? Jusqu’ici, la cloche n’a donné lieu, j’ai pu m’en convaincre, qu’à très peu d’observations précises. On a bien constaté l’état du pouls chez quelques-unes des personnes qui descendaient dans cet appareil ; mais la température de l’eau à la surface et aux diverses profondeurs, celle de l’air à l’intérieur de la chambre, mille autres remarques sur le fond de la mer n’ont été encore que très vaguement indiquées. Il y a là une lacune qu’il est peut-être bon de signaler aux savans de l’Angleterre. La cloche à plongeur attend encore son Glaisher, cet intrépide aéronaute qui, par d’utiles ascensions et au moyen d’instrumens délicats, cherche à dérober certains secrets aux hauteurs glacées de notre atmosphère.

Dans les descentes subaquatiques, la diving-bell semble exposée à beaucoup de dangers, et pourtant, Dieu merci, les accidens sont rares. Il n’est pas de plongeurs qui ne sachent très bien que si la chaîne qui les suspend dans l’eau venait à se rompre, tout serait perdu. La machine est beaucoup trop lourde pour qu’ils puissent entretenir un instant l’espoir de la soulever, et ce dôme de plomb deviendrait en pareil cas le couvercle de leur tombeau. Ce malheur n’est pas le seul qu’ils aient à redouter. Il se peut que certains mouvemens de la mer ou certaines fausses manœuvres dérangent l’équilibre de la cloche, et alors les plongeurs courent le plus grand risque d’être noyés. A Blackwall, près de Londres, un de ces appareils chargé de trois hommes commençait à s’emplir d’eau. Heureusement l’un des divers, doué d’une rare présence d’esprit, plongea sous l’ouverture de la cloche, revint à la surface, où il donna l’alarme, et sauva ainsi ses compagnons. A Plymouth, où cet instrument s’aventure sans relâche depuis plus de quarante années dans toutes les eaux du détroit et à diverses profondeurs, il n’y a guère eu d’accidens sérieux à déplorer[8].

Les plongeurs que j’avais autour de moi, près du brise-lame de Plymouth, forment une race de maçons amphibies, qui travaillent moitié sous l’eau, moitié sur la grande chaussée qu’ils ont construite eux-mêmes. A voir les dangers qu’ils affrontent, on croirait volontiers qu’ils sont attirés au fond de l’abîme par l’appât d’un gain considérable. Il n’en est rien pourtant ; leurs salaires ne s’élèvent guère au-dessus du tarif des ouvriers ordinaires. Ils sont payés soit à la pièce, soit à la journée ; mais dans tous les cas ils gagnent rarement plus de 20 à 25 shillings par semaine (25 francs 30 centimes et 31 francs 62 cent.). Encore ont-ils des mortes-saisons ; lorsque la houle est très violente, ils ne peuvent descendre dans la cloche. Il arrive même quelquefois que la surface soit calme et que le fond soit agité par ce que les Anglais appellent ground-swell, sorte de tremblement de mer qui gêne considérablement les travaux. L’été, ils restent assez généralement sous l’eau de sept heures du matin jusqu’à midi, et d’une heure jusqu’à six heures du soir. Leur santé ne paraît guère altérée par ce long séjour dans l’atmosphère de la cloche. Le temps, assurent-ils, ne leur paraît pas long au fond de la mer, et ils y acquièrent un appétit formidable. Comme ils travaillent les pieds dans l’eau ou dans le sable humide, quelques-uns contractent pourtant certaines infirmités. Par raison d’hygiène, la plupart d’entre eux jugent à propos de prendre un verre de liqueur forte en revenant à la surface. La température au fond de la mer est à peu près la même durant toutes les saisons de l’année ; mais l’hiver, quand ils remontent tout échauffés par l’exercice des bras, ils trouvent l’air extérieur extrêmement froid. L’habitude les a depuis longtemps aguerris contre les maux de tête, qui n’attaquent que les novices, et contre les bourdonnemens d’oreilles. Aucun d’eux n’a rien perdu de la délicatesse de l’ouïe, et ils prétendent même que l’air condensé dans l’appareil est un excellent remède contre la surdité. Les ouvriers citent aussi l’exemple d’un phthisique qui fut entièrement guéri par l’exercice de la cloche à plongeur. Tout le temps qu’ils demeurent dans le bateau et même à terre, leurs habitudes ne diffèrent pas sensiblement de la vie des autres marins.

Quoique cette industrie ne soit point ancienne, elle a pourtant sa légende. C’est, comme les ouvriers l’appellent eux-mêmes, un conte de nourrice (nursery tale) qu’ils redisent le soir à leurs enfans. Jack (tel est le nom d’un plongeur qui vivait à la fin du dernier siècle) avait été occupé depuis quelques semaines à recueillir les débris d’un naufrage, quand un jour il vit apparaître à l’une des fenêtres de la cloche une figure pâle avec de longs cheveux entremêlés d’algues marines. Il avait bien entendu parler de la beauté des sirènes (mermaids), qui sont, comme tout le monde le sait, les plus ravissantes des femmes ; mais Jack n’aurait jamais cru qu’il pût exister de créature aussi parfaite. D’une voix plus douce que le gazouillement des vagues sous une fraîche brise, elle lui dit : « Je suis un des esprits de la mer : à cause de ton bon naturel, je t’ai distingué d’entre tes autres compagnons et je te protégerai, mais à une condition, c’est que tu sauras me reconnaître sous toutes les formes dans lesquelles il me plaira de m’envelopper. » La vision disparut, et Jack demeura fort surpris, avec une grande joie au fond du cœur. A partir de ce moment, tout lui réussit : où les autres plongeurs ramassaient un écu, il en trouvait trois. Se souvenant de ce que lui avait dit la sirène, il eut grand soin de traiter en ami tous les habitans de la mer. Au moment où la cloche descendait dans l’eau comme une colonne creuse, il voyait distinctement sous ses pieds à quelque distance des poissons et d’autres animaux marins ; mais il avait grand soin de ne pas les effrayer. Plus d’une fois, lorsque la cloche remontait à la surface et qu’une légère vapeur tiède couvrait d’un nuage les verres de sa prison, il cherchait du regard la belle dame de la mer, car il aurait bien voulu la revoir. Elle ne se remontra jamais. Cependant tout continuait à prospérer ; sa femme et ses enfans commençaient à croire qu’il avait de la peau de phoque séchée sous ses vêtemens et que cela lui portait bonheur. Il n’avait pas en effet osé leur parler de cette maîtresse aux yeux vert-de-mer qui veillait sur lui. Un jour pourtant, il travailla plusieurs heures de suite sans rien trouver ; une houle profonde troublait la lumière dans l’intérieur de la cloche, et l’empêchait de distinguer les objets. Comme il revenait chez lui de mauvaise humeur, il rencontra un affreux polype que le mouvement du reflux venait de laisser sur le sable. Jack l’écrasa du pied et s’en alla manger sa soupe. Le lendemain, pendant qu’il était redescendu au fond de la mer, quelle fut sa terreur en apercevant à travers les parois de la cloche, non plus l’attrayante figure de la sirène, mais un monstrueux requin ! L’animal s’approcha jusqu’au-dessus de la tête du plongeur et lui dit : « Tu m’as désobéi, donc tu mourras. » En effet, quelques jours après, un accident survint dans la machine, et Jack fut noyé.

Quoique la diving-bell rende encore de grands services, elle a été détrônée dans ces dernières années par une autre invention. On ne l’emploie plus guère aujourd’hui que dans les travaux sédentaires. Pour ceux qui demandent au contraire de la part des ouvriers du mouvement et de la liberté d’action, on lui préfère de beaucoup le diving-apparatus. J’appris alors qu’il existait à Whitstable, sur les bords de la Tamise, une colonie de plongeurs qui opéraient selon la nouvelle méthode. Aussi, dès que j’eus pris congé des ouvriers du Break-water à Plymouth, je me promis bien de visiter, l’occasion aidant, un tout autre chantier de travaux sous-marins.


II

L’année dernière (1865), je me rendis de Canterbury à Whitstable par un petit chemin, de fer à une seule paire de rails sur lesquels court clopin-clopant une vieille locomotive boiteuse et poussive. Le village de Whitstable n’a par lui-même rien de très curieux. Le grand événement était ce jour-là un orgue de Barbarie et un tambour qui parcouraient les rues avec un singe. En amont de ce village de brique s’étend vers la Tamise un village de bois qui porte le même nom, et qui a beaucoup plus de caractère. Là s’élèvent sur la grève des cabanes construites en planches et recouvertes d’un enduit de poix. Ces huttes noires sont occupées soit par des magasins où l’on dépose les voiles et les cordages, soit par des bureaux maritimes, ou même dans certains cas par des familles de pêcheurs. Après avoir traversé des rues ou des allées qui s’entre-croisent, on arrive ainsi jusqu’au bord de l’eau. Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus beau que l’estuaire de la Tamise. Ni rivière ni mer, la Tamise a ici le charme et la majesté tout à la fois. La ligne du rivage opposé se dessine vaguement à l’horizon comme un nuage. Une pointe de terre, l’extrémité de l’île de Sheppey, s’avance au contraire fermement dans les eaux, qu’elle divise. La marée arrive avec un mouvement doux, calme et sûr, emplissant peu à peu comme une coupe de sable la vaste embouchure du fleuve dont les bords se relèvent à des hauteurs inégales. Whitstable pourrait être une ville de bains, une watering place, mais il a mieux à faire que de se livrer aux plaisirs : c’est le quartier-général de la pêche aux huîtres.

A cinq heures du matin, un homme armé d’une cloche, le bell-man, parcourt les rues et réveille les dragueurs. Ces derniers se rendent aussitôt vers la grève, où ils s’embarquent trois par trois dans des smacks ou bateaux de pêche. Les bancs d’huîtres s’étendent à environ un mille du rivage. Ce sont autant de pépinières bien gardées et indiquées à la surface de l’estuaire par des balises. La semence des jeunes huîtres qu’on fait souvent venir de très loin et qu’on achète à des prix fabuleux est déposée dans des eaux peu profondes, où ces mollusques doivent croître et engraisser. Les jeudi, mardi et samedi, les hommes s’occupent à cultiver ces bancs, c’est ce qu’on appelle dredging for planting (draguer pour planter). Leur tâche consiste à examiner les huîtres l’une après l’autre et à les débarrasser des ennemis qui pourraient leur nuire. Les trois autres jours de la semaine, ils soulèvent du fond de l’eau dans des filets ou dragues les huîtres adultes, c’est-à-dire ayant trois ou quatre ans, et les envoient ensuite au marché de Billinsgate. C’est là aussi que des agens les avertissent par le télégraphe du nombre de boisseaux de coquillages qui auraient chance de se vendre tel jour à un bon prix, et l’ensemble de la demande se répartit également entre tous les membres de la fraternité. Ils forment en effet depuis longtemps une véritable association. Une cour d’eau (water-court) ou parlement des dragueurs se tient une fois par an, réforme, s’il y a lieu, les règlemens, confère certaines fonctions et nomme un jury de douze personnes. Chaque dragueur a le droit d’y voter par la voie du scrutin. On était alors en août, et la saison des huîtres venait de s’ouvrir. Cet événement a donné lieu en Angleterre à une singulière coutume : des enfans construisent au coin des rues, avec des écailles d’huîtres, une espèce de grotte dans laquelle on place une chandelle au tomber de la nuit. Comme c’est un principe anglais que tout travail mérite salaire, les jeunes architectes demandent aux passans la récompense de leurs peines. Les voilà donc qui courent de l’un à l’autre, présentant une coquille d’huître en guise de sébile et répétant cette formule invariable : remember the grotto (souvenez-vous de la grotte). Si le passant hésite à acquitter la taxe, on cherche à vaincre sa mauvaise volonté par un argument irrésistible : only once a year (la chose n’arrive qu’une fois par an).

Je n’étais pas venu à Whitstable pour des huîtres, quoiqu’on en offre à tous les étrangers et qu’on les leur vende deux fois plus cher qu’à Londres, sous prétexte que c’est un fruit local de la mer. On m’avait dit de demander John Gann le plongeur. Tout le monde le connaissait dans l’endroit, et je n’eus guère de peine à trouver sa maison ; mais il n’était point chez lui, et comme je le cherchais d’un quartier à l’autre, j’eus le loisir d’examiner les faubourgs de cette petite ville, qui s’étendent sur une espèce de dune. Dans un des jardins attenant à d’humbles cottages, je vis un objet qui attira ma curiosité. On eût dit de loin un homme attaché à un instrument de torture, les pieds écartés en l’air par deux pieux et les bras tendus en croix par un autre morceau de bois transversal. Il me semblait avoir vu ce genre de supplice dans des gravures chinoises ; mais, en y regardant de près, je reconnus que cet homme était tout simplement un habit de plongeur, diving-dress, que l’on faisait sécher au soleil. Cependant on avait trouvé John Gann. Une jeune fille cachée dans un long mouchoir de couleur qui lui recouvrait la tête et les épaules comme une cagoule de moine vint m’avertir qu’il arrivait à ma rencontre. C’était un gros homme d’une cinquantaine d’années, à la figure ronde, pleine et rouge, où tout respirait la bienveillance. Il était vêtu en dessous d’une veste bleue de marin sur laquelle s’étalait un beau paletot de drap noir. Nous entrâmes pour causer dans une petite taverne, et là John le diver s’aperçut bientôt de son erreur. Ayant entendu dire que quelqu’un le demandait, il avait cru qu’il s’agissait d’un navire ayant fait naufrage et dont on voulait recouvrer les richesses. Je fus obligé de lui avouer que mon vaisseau était tout à fait à l’abri des tempêtes. Il comprit enfin l’objet de mes recherches et s’empressa de m’être utile.

Depuis quelques années, John Gann ne descend plus lui-même au fond de la mer, quoique dans sa jeunesse il ait été un des premiers qui ait fait usage du scaphandre (diving-apparatus.) Aujourd’hui il est à la tête de dix à douze plongeurs dont il dirige les travaux. Après ces grands coups de vent qui désolent fréquemment les côtes de l’Angleterre durant la saison des tempêtes, il reçoit souvent par le télégraphe l’ordre d’envoyer ses hommes sur le théâtre d’un des naufrages. Ce sont de braves et vigoureux compagnons que je n’aurais point distingués à première vue des autres marins. Ils commencent d’ordinaire le métier à vingt ans, encore faut-il qu’ils soient d’une forte et saine constitution ; quelques-uns continuent ensuite leur état jusqu’à soixante ans et même au-delà[9]. L’abus des liqueurs spiritueuses leur serait fatal ; aussi se recommandent-ils en général par des habitudes sobres et réglées. Ces plongeurs travaillent généralement à tant pour cent (percentage) ou à la semaine, selon la nature de la cargaison submergée. Dans le premier cas, ils ont un droit fixé d’avance sur tout ce qu’ils trouvent ; dans le second, ils reçoivent 5 livres par semaine (125 fr.) pour eux-mêmes et pour l’homme qui les accompagne ; on leur paie en outre les frais de voyage. Ils restent trois ou quatre heures de suite sous les eaux tranquilles, puis ils remontent à la surface, où ils se reposent durant une heure pour renouveler leurs forces. Quelques-unes de ces entreprises de recouvrement sont des plus fructueuses : John Gann et ses plongeurs ont retiré 100,000 livres sterling (2,500,000 fr.) des ruines de Lady-Charlotte, un navire qui avait disparu au fond de la mer. Les divers de Whitstable travaillèrent aussi durant quelque temps sur les côtes de l’Irlande, dans un endroit où avait sombré un vaisseau espagnol et où ils découvrirent un amas de dollars. Ces dollars avaient été primitivement enfermés dans un baril, mais le bois s’était pourri au fond de la mer et les douves s’étaient dispersées ; il ne restait plus que les pièces d’argent dont l’ensemble avait néanmoins conservé la forme du tonneau. Avec cet argent, on a construit à Whitstable une rangée de maisons que j’ai vue et qui porte encore le nom de Dollar-Row.

John Gann voulut me conduire à son store-house (dépôt), afin de me montrer ses instrumens de plongeur. C’était une de ces cabanes peintes en noir que j’avais déjà remarquées sur la grève. Après avoir escaladé une charrette qui formait dans ce moment-là l’escalier extérieur de la porte d’entrée, nous nous trouvâmes dans une grande chambre en bois tout encombrée d’appareils dont John m’expliqua l’usage. Ce que je compris alors de plus clair fut la différence entre la cloche et le scaphandre. Dans le premier cas, le plongeur à la cloche (bell-diver) est gêné par une prison de fonte et de verre ; dans le second cas au contraire, le scaphandrier (diver with the diving-apparatus) fraie lui-même son chemin au fond de la mer.

L’histoire de cette dernière invention est très obscure[10] ; aussi je me hâte d’arriver aux temps modernes. Dans la cloche construite par Halley se trouvait déjà un appareil qui permettait au plongeur de s’aventurer à quelque distance et de rester un certain temps au fond de l’océan. Cet appareil consistait en une calotte de plomb avec des œillets de verre (eyelets), laquelle couvrait entièrement la tête et recevait l’air de l’intérieur de la cloche au moyen d’un tube flexible. Qui ne reconnaît ici le lien entre les deux systèmes ? Ne suffisait-il point de séparer ces deux branches pour que l’une d’entre elles se développât en une invention distincte ? En effet, vers 1798, un certain Kleingart de Breslau imagina un appareil qui, au lieu d’être enté sur la cloche, laissait au plongeur la liberté de ses mouvemens. Ce dernier portait sur le dos un vaisseau d’air, par exemple un sac en peau de chèvre gonflée de vent comme les outres d’Eole, et qui communiquait au masque par un tube. Cet instrument toutefois était encore trop grossier pour rendre de grands services. Il faut arriver au XIXe siècle, si l’on veut trouver une méthode qui ait enfin conquis un rang dans la science. En 1829, M. Siebe, ingénieur sous-marin, inventa, d’accord avec Charles et John Deans, le premier équipement de plongeur, diving dress equipment, où l’homme enseveli sous l’eau reçut de la surface sa provision d’air au moyen d’un tube et d’une pompe. Gann avait acheté le second de ces instrument qui eût alors été construit[11].

Tout cela sans doute était fort intéressant ; mais je fis observer à John Gann que je comprendrais beaucoup mieux la nature de ces appareils, si je les voyais en action. Je le priai donc de m’indiquer l’endroit où travaillaient alors ses hommes. Quelques-uns d’entre eux, me dit-il, étaient occupés depuis deux ou trois jours dans les eaux de Douvres. Après avoir serré cette main qui avait tant de fois cherché fortune au fond de la mer, je quittai le maître plongeur de Whitstable, et je me dirigeai vers la ville aux blanches falaises de craie.

Grâce aux renseignemens des gardes-côtes, qui, après les policemen de Londres, sont peut-être les hommes les plus civils et les plus obligeans de l’Angleterre, je n’eus point de peine à découvrir où étaient les divers. Ils travaillaient beaucoup plus haut sur la côte, dans des eaux peu profondes mais perfides, où une embarcation s’était naguère ensablée. Leur ayant fait donner rendez-vous vers le soir dans un petit public-house où se réunissent les marins, je leur expliquai l’objet de ma visite, qui les étonna beaucoup. Il fut convenu que je partirais le lendemain dans une barque et que j’irais rejoindre en mer le bateau sur lequel ils travaillaient. Ce bateau, fortement amarré, était en quelque sorte la base des opérations. C’est là que se tiennent les plongeurs avant de descendre dans l’eau ou quand ils remontent du fond de la mer ; c’est là aussi, sur cette plate-forme, que se fixent les pompes à air et les hommes chargés de les manœuvrer. Ces pompes à air sont à l’extérieur de simples boîtes ayant la forme d’une grosse valise, mais contenant à l’intérieur des cylindres d’acier et tout un ingénieux mécanisme. S’agit-il d’imprimer le mouvement à ces organes, on ajoute aux parois de la boîte une roue volante et deux manivelles que deux[12] ouvriers font tourner en même temps par la force des bras. Un jet d’air s’échappe aussitôt avec une grande puissance par une issue ouverte dans la partie inférieure de la caisse.

Au moment où je débarquai, les plongeurs étaient à bord et prenaient une heure de repos. Comme je tenais à me rendre bien compte de la nature et de l’usage de leur équipement, je leur demandai à m’habiller moi-même en diver ; ils y consentirent. Cette toilette, dont toutes les pièces font partie d’un système, ne saurait être étrangère à l’histoire moderne des inventions sous-marines. Les plongeurs de profession sont entièrement vêtus de laine, et, quand ils doivent descendre dans des eaux très profondes, ils protègent en outre certaines parties du corps par une ceinture en osier recouverte d’une flanelle verte. Ce premier accoutrement n’est d’ailleurs qu’une mesure d’hygiène. On m’apporta bientôt le véritable diving-dress (habit de plongeur) ; c’est un grand vêtement gris tout d’une pièce, en gomme élastique (indian-rubber) et à l’épreuve de l’eau, dans lequel on entre par en haut comme dans un sac, et qui se termine aux deux extrémités par un pantalon à pied ainsi que par une paire de manches. La partie supérieure de cet habillement me fut alors étroitement attachée autour du cou par un mouchoir, et autour des deux poignets on me plaça un anneau en gomme élastique de manière à coller sur la chair l’extrémité des manches, déjà très serrées. Je n’eus point de peine à comprendre que cette dernière précaution était destinée à empêcher l’eau de s’introduire. On me fit ensuite chausser une grosse paire de souliers à semelle de plomb pesant chacun dix livres. Après m’avoir mis sur la tête un bonnet de laine, on me chargea les épaules de la pèlerine métallique (collar of the helmet), sorte de collerette en étain poli comme de l’acier avec une bordure de cuivre. Au moyen de trous percés dans cette bordure et de vis qui s’y adaptaient à merveille, on fixa hermétiquement l’extrémité inférieure de la pèlerine à un bourrelet de cuir qui courait sur l’habit tout autour de la poitrine et du dos. J’étais ainsi encaissé, quand une main me posa sur la tête un casque de forme sphérique avec un gros œil en verre de chaque côté, et une seule ouverture vis-à-vis de la bouche ; c’est par là que je respirais, et encore assez mal. Ma position me faisait songer à celle du masque de fer, surtout quand on riva solidement le casque dans la pèlerine métallique dont j’ai parlé. Pour ajouter à mon armement, on me passa autour des reins une ceinture à laquelle était attaché un couteau-poignard dont la formidable lame se trouvait enfermée dans un fourreau de cuivre, seul moyen de la défendre du contact avec les eaux. Le couteau-poignard était destiné à trancher les nœuds gordiens que je pourrais rencontrer sur ma route aquatique et à combattre les monstres marins. Il ne me manquait plus qu’une hache à la main pour ressembler à un véritable plongeur autant qu’une caricature est capable de ressembler à un portrait. Je me trompe : les hommes me firent observer que j’étais encore beaucoup trop léger, et que je ne descendrais jamais ainsi au fond de la mer. En conséquence on m’attacha sur le devant de la poitrine et derrière le dos deux morceaux de plomb pesant chacun quarante livres. Pour le coup, ma toilette était complète. Je regardai alors l’ombre que je découpais à la surface du bateau, et je ne pus m’empêcher de rire. En quel animal fabuleux avais-je été changé ?

Ce n’était pas seulement mon ombre qui m’étonnait. Chaque fois que j’essayais de parler, ma voix résonnait creuse et sourde dans la cavité du casque. Je demandai cependant aux plongeurs si, étant déjà en si bon chemin, je n’essaierais point de descendre tout de bon au fond du détroit de la Manche. Ils ouvrirent de grands yeux dans lesquels je crus lire un sentiment de doute et d’inquiétude. « Après tout, dit l’un d’eux, on peut ce qu’on veut. » Et le même plongeur se chargea de me donner les instructions nécessaires. Il m’enseigna la manière de me débarrasser en un tour de main des deux poids de plomb qui étaient plaqués sur la poitrine et sur le dos, m’assurant que dans ce cas-là je remonterais immédiatement à la surface. « Je ne donnerais point ce conseil, ajouta-t-il, à un homme du métier, car pour nous laisser ses plombs au fond de la mer est une disgrâce. Nous avons d’autres moyens d’appeler à notre secours en cas de danger ou d’accident. Le plongeur communique avec la surface par le tuyau à air (air pipe) et par une corde que nous appelons corde de vie (life line). L’un et l’autre ont un langage ; ils parlent. De tous ces signaux, il n’en est qu’un qui vous intéresse ; voulez-vous remonter, vous tirez quatre fois le tuyau à air, et cela veut dire haul up (hissez-moi à la surface !) : votre désir est aussitôt compris et satisfait. Tout le temps que le plongeur reste sous l’eau, il a en effet à bord deux hommes de confiance que nous appelons attendants, et qui veillent sur lui comme une nourrice attentive sur les mouvemens de l’enfant qui marche avec des lisières. Ces trois hommes n’en font qu’un, et sur ce parfait accord est fondée toute la science du diving (la science du plongeur). Nos règlemens défendent aux deux attendants de causer entre eux ni avec d’autres personnes durant l’exercice de leurs fonctions. Cela pourrait les distraire, et n’ont-ils pas besoin de toute leur attention pour saisir le sens des moindres signaux ? Ne répondent-ils point de la vie de l’homme qui est au fond de la mer ? Voyez maintenant si le cœur vous en dit et si vous voulez passer agréablement votre temps (to enjoy your time) dans la compagnie des vagues… Ah ! j’oubliais une recommandation importante : il arrive quelquefois que le plongeur perde son chemin dans la mer et ne sache plus retrouver l’échelle par laquelle il est descendu. Nous nous servons, pour nous diriger dans ce labyrinthe (maze), d’une corde enroulée autour du poignet et que nous déroulons successivement ; s’il advient toutefois que par une cause ou une autre ce moyen de repère lui manque, le plongeur en est quitte pour faire le signal de détresse, haul up ! Et on le tire à l’instant même d’embarras en le ramenant à la surface. » J’assurai le diver que ce dernier conseil pouvait être très bon, mais qu’en ce qui me concernait il était parfaitement inutile, car je n’avais nulle envie de m’aventurer au loin dans une région tout à fait inconnue. « Je m’en doutais, » reprit-il en souriant.

Le casque qui me couvrait la tête et la figure avait par derrière deux bouts de tuyau en métal : l’un, défendu contre l’intrusion des eaux par une forte soupape ou valvule, était destiné à l’échappement de l’air vicié par la respiration (foul air valve) ; l’autre, appelé pipe holder, devait s’attacher au tube à air. Je vis en effet sur le pont du bateau un long tuyau de gomme élastique replié plusieurs fois sur lui-même comme un serpent. Un des marins prit en quelque sorte la tête de ce long reptile et la vissa dans la pompe à air, tandis qu’il écroua l’autre bout, la queue, si l’on veut l’appeler ainsi, dans le pipe holder ou tuyau métallique de mon casque. Je compris alors que toute la théorie de cet art était fondée, comme on pouvait s’y attendre, sur la constitution physique de l’homme. Les appareils du plongeur ne font que doubler et prolonger ses organes ; la pompe à air est pour lui un poumon extérieur, tandis que le tube est une trachée-artère flottante. Cependant on ferma la seule ouverture par laquelle je communiquais encore avec le monde extérieur, en vissant à l’endroit de la bouche une troisième glace ovale et protégée, comme les deux autres, au dehors par un léger treillis de cuivre. Il ne faut pas perdre de vue qu’entre le plongeur et l’océan, entre la vie et la mort, il n’y a que l’épaisseur d’un verre. Si quelque obstacle externe, quelque pointe de fer venait à briser cette frêle cloison, il aurait aussitôt à compter avec toutes les eaux de l’abîme. A peine avait-on fixé cette glace sur le devant du casque, front glass, que les pompes commencèrent à jouer et à m’envoyer de l’air ; autrement j’aurais été étouffé. Je n’avais plus en effet que les mains qui fussent en contact avec l’atmosphère, et ce n’est point par là que j’aurais su respirer. Cette fonction dépendait entièrement du tube à air ; mais si ce tube était venu à se rompre ? On m’avait expliqué que dans ce cas-là une soupape se fermerait d’elle-même pour arrêter l’invasion des eaux, et qu’il me resterait encore assez d’air dans mes habits de plongeur pour vivre quelques instans, juste le temps d’être secouru. C’était du moins une consolation. Je ne pouvais plus ni parler ni entendre ; mais je pouvais encore très bien voir : n’avais-je point trois yeux de verre ? On me fit signe de me diriger vers une échelle qui descendait du bateau dans la mer. La difficulté était de me mouvoir. Il me semblait être soudé à la planche par mes semelles de plomb ; les poids me chargeaient le dos et la poitrine ; je me sentais d’ailleurs raide et gêné dans ma robe de gomme élastique comme si j’avais été cousu dans la peau de quelque monstre marin. Je fis pourtant de mon mieux et j’atteignis enfin le premier degré de l’échelle de corde qui, tendue à l’extrémité inférieure par un poids considérable, contournait d’abord à l’air nu les flancs du bateau, puis disparaissait entièrement sous les vagues.

Les braves marins aidaient et dirigeaient d’ailleurs tous mes mouvemens ; ils m’apprirent à passer le tube à air sous le bras gauche, tandis que la corde d’appel, signal line, liée autour du corps, filait le long de l’épaule droite. Ce tube et cette corde étaient tenus à l’extrémité supérieure par deux hommes qui étaient dès lors mes deux attendants, sans compter un troisième qui m’accompagnait en me frayant la route. L’échelle me parut bien longue, quoiqu’il y eût à peine huit ou dix pieds entre le bord du bateau et la mer ; mais le moment terrible est celui où l’on touche la surface des vagues : quoique l’océan fût calme ce jour-là comme un lac, je me sentis battu et soulevé, malgré mes poids de plomb, par le mouvement naturel des eaux roulant les unes sur les autres. Ce fut bien pis lorsque j’eus la tête sous les lames et que je les vis danser au-dessus du casque. Avais-je trop d’air dans l’appareil ou n’en avais-je point assez ? Il me serait bien difficile de le dire : le fait est que je suffoquais. En même temps je sentis comme une tempête dans mes oreilles, et mes deux tempes semblaient serrées dans les vis d’un étau. J’avais en vérité la plus grande envie de remonter, mais la honte fut plus forte que la peur, et je descendis lentement, trop lentement à mon gré, cet escalier de l’abîme qui me semblait bien ne devoir finir jamais : il n’y avait pourtant que trente ou trente-deux pieds d’eau dans cet endroit-là. A peine avais-je assez de présence d’esprit pour observer autour de moi les dégradations de la lumière : c’était une clarté douteuse et livide qui me parut beaucoup ressembler à celle du ciel de Londres par les brouillards de novembre. Je crus voir flotter çà et là quelques formes vivantes sans pouvoir dire exactement ce qu’elles étaient ; enfin, après quelques minutes qui me parurent un siècle d’efforts et de tourmens, je sentis mes pieds reposer sur une surface à peu près solide. Si je m’exprime ainsi, c’est que le fond de la mer lui-même n’est pas une base très rassurante, on se sent à chaque instant soulevé par la masse d’eau, et pour ne point être renversé je fus obligé de saisir l’échelle avec les mains. Il me manquait d’ailleurs un instrument essentiel : les plongeurs, pour assurer leur marche dans l’océan, se servent volontiers d’un levier, crow-bar, sur lequel ils s’appuient comme sur une canne ; mais n’étais-je point assez encombre déjà sans cette barre de fer, qui ne m’eût d’ailleurs été d’aucune utilité ? Mon intention n’était nullement de me promener, j’étais bien trop consterné par l’effrayait silence et la morne solitude de ces eaux où je me trouvais comme perdu. La lumière me parut d’ailleurs beaucoup plus vive qu’au milieu des vagues, et mes douleurs de tête cessèrent comme par enchantement. Voulant rapporter une preuve et un souvenir de mon excursion, je me baissai pour ramasser un caillou au fond de la mer. J’allais le mettre dans la poche de mon habit, quand je m’aperçus que je n’avais point de poche et qu’il me fallait le serrer dans ma ceinture. Ceci fait, je donnai le signal pour qu’on me hissât à la surface. Avec quel sentiment de bonheur je rentrai dans mon élément ! Il me fallut pourtant encore regagner et remonter le haut de l’échelle. Une fois dans le bateau, on m’enleva d’abord la visière, puis le casque tout entier, puis enfin mon équipement de plongeur. Je m’aperçus seulement qu’il était plus facile d’entrer dans cet habit que d’en sortir ; l’extrémité des manches était si étroitement collée sur la peau qu’il fallut faire usage d’un instrument, cuff eœpanders (dilatateur des poignets), pour distendre l’étoffe. Mes vêtemens de dessous n’étaient nullement mouillés, et je dus reconnaître que la toile du diving-dress (habit de plongeur) méritait bien le titre de waterproof qui lui est donné par les inventeurs. Les bons marins me félicitèrent de mon retour à la vie, tout en riant de mon équipée. Selon eux, j’avais été faire un plongeon de canard au fond de la mer ; en vérité, ma courte descente n’avait guère été autre chose, et pourtant mon but ne se trouvait-il point atteint ? Je connaissais maintenant les méthodes essentielles des plongeurs, et surtout j’avais pu admirer de près le courage, la nature particulière de ces hommes qui, non contens de séjourner quelques minutes sous l’eau, s’y montrent capables d’exécuter pendant des heures entières toute sorte de travaux pénibles.

Le scaphandre, diving-apparatus, se prête encore mieux que la cloche à certains ouvrages d’architecture sous-marine. On s’en est servi dans ces derniers temps pour poser les fondemens des jetées, des digues et des brise-lames. Le nouveau pont de Westminster à Londres, — New Westminster Bridge, — a été construit par des ouvriers revêtus de cet appareil[13]. Il était curieux, pendant tout le temps que durèrent les travaux, de les voir descendre par une échelle le long des monstrueux échafaudages et disparaître dans l’eau avec leur casque. Ils eurent d’abord à extraire du fond de la Tamise les assises du vieux pont. De moment en moment, de formidables grues ramenaient à la surface d’énormes blocs de pierre de Portland que les plongeurs disjoignaient et soulevaient du fond de l’eau à l’aide du levier. Il leur fallut ensuite jeter les fondemens du nouveau pont. On travaillait ainsi jour et nuit ; mais où était la différence après tout ? même quand la lumière brillait sur l’horizon, les eaux de la Tamise étaient si épaisses et si chargées de matières bourbeuses que les plongeurs pouvaient à peine voir à une distance de dix-huit pouces ou de deux pieds. Ce crépuscule suffisait aux ingénieurs pour examiner l’état des travaux, mais les ouvriers reliaient les blocs de granit presque entièrement à la clarté de la lampe. Cet ouvrage se poursuivit l’hiver comme l’été durant quatre années et demie. Les ouvriers, étant vêtus de laine, ne sentaient guère le froid sous leurs habits de plongeur ; mais leurs mains, exposées au contact de l’eau, étaient quelquefois si engourdies qu’ils les frappaient avec le marteau sans même s’en apercevoir, et ne constataient la meurtrissure qu’après être remontés à la surface. Ce système de travaux par le scaphandre a été reconnu beaucoup plus économique et plus expéditif que l’ancienne méthode de la cloche.

Le diving-apparatus rend encore tous les jours de grands services à la navigation. Un vaisseau de guerre, le Howe, avait perdu son ancre et son câble ; un plongeur revêtu de l’appareil de M. Siebe descendit au fond de la mer, et au moyen d’une chaîne qu’il fixa à cette masse de fer, on put ramener l’ancre et le câble à bord. N’arrive-t-il pas aussi trop souvent que la coque d’un navire éprouve en mer des avaries sérieuses ? Grâce au scaphandre, un homme peut maintenant réparer sous l’eau les parties endommagées. C’est ainsi que le Great Eastern fut sauvé en revenant d’Amérique et put enfin atteindre le port de Liverpool. Lors du siège de Sébastopol, un bâtiment de guerre anglais, l’Agamemnon, qui se trouvait sous le feu des forts, fut frappé par une roquette au-dessous de la ligne d’eau, water-line. C’en était probablement fait du navire, quand le charpentier, recouvert de son armure de plongeur, alla reconnaître l’étendue du désastre, ferma la blessure et revint annoncer que tout était maintenant pour le mieux, all is right. Aussi les soldats de la marine britannique s’exercent-ils aujourd’hui à se servir du diving-apparatus.

Le scaphandre n’a point été appliqué avec succès qu’à la réparation des navires, il tient aussi un certain rang dans l’entretien des mines. Un accident était arrivé, il y a quelques années, aux houillères de Dearnley, près de Rochdale. La pompe s’était brisée, et l’eau avait envahi l’intérieur de la fosse à une hauteur considérable. Quand on croyait avoir porté remède au mal, on s’aperçut de nouveau que la machine fonctionnait avec peine. Il y avait évidemment, comme disent les Anglais, un écrou relâché quelque part, a screw loose somewhere ; la question était de savoir où. Sur ces entrefaites, la pompe se refusa entièrement à soulever les eaux vers la surface. L’ingénieur eut alors l’idée d’introduire une cloche à plongeur dans l’embouchure du puits. On envoya un émissaire à Liverpool, où se trouvait alors Ellis Javons, un diver qui s’était rendu célèbre en retrouvant les trésors d’un vaisseau naufragé. Il vint à Dearnley avec un autre camarade qui devait le seconder dans son entreprise. Ellis Javons n’était point un plongeur à la cloche, c’était un scaphandrier. Aussi est-ce équipé de l’habit imperméable et du casque qu’il descendit dans la bouche de la mine inondée. Au bout d’une demi-heure, il reparut portant à la main des ressorts brisés. Il avait découvert la cause qui paralysait l’action de la pompe ; le liquide s’échappait par une ouverture des tuyaux avec une telle violence qu’il avait été lui-même jeté contre les murs du puits. Il redescendit une seconde, puis une troisième fois, armé d’instrumens de travail, et réussit complètement à arrêter la fuite d’eau[14].

Le principal objet du scaphandrier est néanmoins d’aider les plongeurs à ressaisir les richesses englouties par la mer. En 1844, une troupe de divers fut employée à retrouver les restes du Royal-George, vaisseau de 104 canons qui avait fait naufrage en 1782 à Spithead dans quatre-vingt-dix pieds d’eau. Les manœuvres étaient commandées par le général Pasley. Deux soldats de l’armée qui avaient échangé pendant ce temps-là l’habit militaire contre le casque et l’uniforme de plongeur se prirent de querelle au fond de l’océan à propos d’une question de propriété. Comme ils travaillaient tous les deux sur le même débris de naufrage, ce fut à qui resterait maître du terrain et s’emparerait des dépouilles. Il s’ensuivit un combat durant lequel l’un des plongeurs donna un coup, de poing à son adversaire sur la visière du casque et brisa ainsi la glace. On fut dès lors obligé de le remonter à la surface, tandis que l’autre fit main basse sur le butin. Quand les recherches furent épuisées et qu’on voulut activer le travail de dépècement, on plaça dans les parties massives du navire des charges de poudre auxquelles on mettait le feu par le moyen d’une batterie voltaïque. Chaque fois qu’on faisait sauter la mine, l’eau se soulevait en une sorte de plein-cintre qui se brisait ensuite par le milieu. Ceux qui ont assisté à ces travaux assurent que c’était une des scènes les plus émouvantes qu’on puisse voir. A la suite de chacune de ces explosions, des poissons, des morceaux de bois, des algues de toutes les nuances flottaient à la surface de la mer. Quoique mille personnes eussent péri dans ce naufrage et que le vaisseau fût très chargé, on y trouva fort peu d’argent ; mais on retira d’entre les ruines vingt-trois pièces d’artillerie. Le bois de la carcasse fut vendu selon l’usage pour tourner des tabatières et toute sorte d’ornemens recherchés des curieux[15] Il est naturel de se demander comment sont généralement conduites en Angleterre ces entreprises où l’on se propose de reconquérir des richesses perdues. Quand un navire a été submergé, une des grandes sociétés d’assurances maritimes, par exemple la Lloyd’s Society, fait explorer pour son propre compte le théâtre du sinistre et retirer par deux ou trois plongeurs du fond de la mer le plus gros du butin. Le champ du naufrage, pool, est ensuite vendu à une compagnie qui glane à ses risques et périls dans cette moisson des tempêtes. C’est ainsi que la partie des eaux dans laquelle le Royal-Charter avait sombré fut vendue, il y a quelques années, en 1863, pour une somme de 1,000 liv. sterl. (25,000 fr.). La spéculation fut excellente ; les ouvriers recouvrèrent à plusieurs reprises des sommes considérables, une barre d’or pur pesant neuf livres et demie, et enfin un jour (heureux jour !) un coffre contenant à lui seul 3,000 liv. sterl. (75,000 fr.). Ce chantier de travail sous-marin est une sorte de loterie où chacun des plongeurs cherche à gagner le gros lingot d’or. Lorsque le navire s’est englouti dans un lit sablonneux, il peut se conserver plus ou moins intact pendant quelque temps. La lumière dépend beaucoup de la profondeur et de la nature des eaux, mais en général cette clarté crépusculaire suffit bien à diriger les mouvemens des plongeurs autour du bâtiment coulé à fond. Il n’en est plus du tout de même lorsque, montés sur le pont, ces intrépides chercheurs veulent se frayer un chemin vers les principales cabines ; là tout est noir, horrible, désolé : il leur faut marcher à tâtons, comme des aveugles. Dans les grands vaisseaux où les escaliers sont raides et profonds, où les cabines s’étendent dans de longs corridors sombres, le danger est que le plongeur n’entortille son tube à air autour de quelque objet malencontreux et ne suspende ainsi pour lui-même la source de la vie. Comment surtout retrouver son chemin dans cette nuit pour revenir sans encombre à la lumière ? Il se peut que le plongeur ait saisi dans un coin mystérieux la précieuse cassette, il la tient tout triomphant dans ses bras ; mais à quoi bon, s’il n’est point à même de découvrir l’escalier par lequel il est descendu ? Des masses froides, informes, ténébreuses, flottent autour de son casque ; ce sont les cadavres des noyés. Est-il assez heureux pour se dégager de ces obstacles et pour reconnaître sa route, il envoie à la surface le trésor qu’il vient de trouver, puis retourne chercher fortune dans les flancs caverneux du navire. Le courage de ces hommes n’a d’égal au monde que leur persévérance. Je demandais à l’un d’eux s’il ne craignait pas de s’embarrasser dans les tas de câbles au fond de ces noirs labyrinthes ; il me répondit : « Quand on craint, on ne se fait point plongeur. » Il s’en trouve dans le nombre qui possèdent une sorte de seconde vue pour aller droit au trésor caché : on appelle cela « avoir du flair au bout des mains. » Tous ne sont pas également heureux, mais tous disputent bravement aux flots ces richesses sur lesquelles plane l’image hideuse de la mort.

Des différens travailleurs qui sont en commerce avec la mer, le plongeur est peut-être celui qui assiste aux scènes les plus mélancoliques. Un diver qui avait exploré en 1865 les débris d’un vaisseau naufragé près des côtes de l’Ecosse, le Dalhousie, racontait un sombre épisode de l’histoire de l’abîme. Chaque fois qu’il descendait dans la grande cabine, il trouvait une mère à genoux dans l’attitude de la prière et serrant ses deux enfans entre ses bras, tandis que d’autres cadavres étaient restés accrochés avec les ongles aux poutres du plafond. Ces tristes spectacles ne sont pas rares dans la vie du plongeur. Un autre de ces ouvriers sous-marins qui avait été occupé à fouiller un navire échoué sur les côtes de l’Irlande disait à M. Siebe qu’il entrait souvent dans une cabine et s’arrêtait à regarder dans une des cases, berths, une jeune femme aux longs cheveux dénoués que le mouvement de l’eau faisait flotter comme des algues. « Je me serais bien gardé, ajoutait-il, de la troubler dans son sommeil ni de la déranger de sa couche ; où aurait-elle pu trouver une plus paisible tombe[16] ? »

Les sommes d’argent retirées à plusieurs reprises du fond de la mer s’élèvent en Angleterre à un chiffre énorme. Lorsque lord Elgin se rendait aux Indes, le bateau à vapeur Colombia fit naufrage vers 1850 contre la pointe de Galles. On envoya sur les lieux des plongeurs anglais qui, à l’aide de l’appareil de M. Siebe, recouvrèrent non-seulement l’argent, mais encore les papiers et les dépêches de sa seigneurie. Un autre steamer, construit pour braver le blocus américain et fourni d’un mécanisme très-coûteux, avait sombré au printemps de 1865, près de l’île Lundy. Un ingénieur, M. Mc Duff, de Portsmouth, descendit revêtu du scaphandre au fond de l’océan, démonta pièce à pièce toutes les machines et les renvoya à la surface. Il travaillait de la sorte six heures par jour avec autant de sang-froid que s’il eût été dans son atelier : il se trouvait pourtant sous quarante-deux pieds d’eau, et en outre le fond de la mer était souvent troublé par des oscillations qui venaient du détroit. Un bâtiment appartenant à l’une des plus riches sociétés maritimes de l’univers, Peninsular and oriental steam company, le Malabar, ayant échoué en 1860, reposait depuis plusieurs mois au fond de l’abîme, quand des plongeurs équipés du casque et de l’appareil de M. Heinke retrouvèrent la somme entière que portait ce navire, 280,000 liv. sterl. (7 millions de francs). Il y a tout lieu de croire que la mer est encore plus riche que la terre après les millions de naufrages qui ont englouti des fortunes royales. Le mirage de cet or dormant au fond des eaux a troublé le sommeil de plus d’un plongeur. Des trésors sont sans doute enfouis dans les sables caressés par les vagues, mais où les chercher ? comment trouver la clé de ces coffres-forts de l’océan ? Passe encore quand on connaît à peu près le site du naufrage ; mais qui dira dans quelles eaux ont échoué les vaisseaux de l’Armada ? Le désir d’explorer ces régions inconnues a plus d’une fois suggéré l’idée d’un bateau sous-marin. Vers 1857, un ingénieur de Londres, M. W.-E. Newton, inventa un appareil en fer d’une forme ovale qui contenait assez d’air pour suffire à la respiration de plusieurs personnes tout le temps qu’elles étaient sous l’eau. Ce bateau, qui avait des fenêtres pour recevoir la lumière et qui éclairait d’ailleurs sa marche au moyen d’une lampe allumée, pouvait descendre, naviguer sous la masse des lames et remonter ensuite à la surface. Il était surtout destiné à conduire les plongeurs d’un endroit à l’autre. Si l’homme arrive jamais à reconnaître de distance en distance ces profondeurs où sommeillent les restes des anciens naufrages, ce sera par quelque invention semblable. On s’est aussi beaucoup préoccupé dans ces derniers temps en Angleterre de nouvelles méthodes pour relever les navires récemment submergés. Un tel ordre de travaux ne rentre guère dans le sujet de nos études, et pourtant il exige de même le concours des plongeurs. Il leur faut souvent creuser aplat ventre dans la nuit, — quelquefois à travers la roche sous-marine, — des galeries et des passages obscurs avant d’attaquer en dessous le géant échoué et de le couvrir de chaînes qui doivent le ramener à la surface[17]. Dans mes conversations avec les plongeurs, je cherchais surtout à savoir d’eux ce qu’ils voient de la nature au fond de la mer ; mais c’est le sujet sur lequel il est le plus difficile de les faire parler Après tout, ces ouvriers de l’océan ne sont pas des artistes ils se montrent beaucoup moins préoccupés des traits extérieurs du milieu où ils descendent que soucieux de remplir leur tâche avec honneur A force de recueillir et de comparer leurs renseignemens, je crois pourtant être à même de donner quelque idée de la physionomie des lieux où ils passent une grande partie de leur existence. Il est aujourd’hui bien reconnu que le lit de la mer n’est qu’un prolongement des côtes ; les mêmes rochers, les mêmes terrains géologiques se continuent sous l’eau en s’abaissant et en formant des angles, des zigzags ou des ondulations parallèles. Ce grand abîme peut bien être une cicatrice creusée entre les continens ; ce n’est point du tout une lacune. La masse des eaux constitue de son côté une autre atmosphère, de même que la nôtre, l’air, est un océan sans rivage. Elle a ses saisons, ses aurores boréales produites par des millions d’étincelles vivantes, sa flore et sa faune particulières Il existe de véritables paysages sous-marins. La surface du lit de l’océan est presque aussi inégale que la terre ; elle forme des collines, des vallées, des plateaux, et d’immenses plaines de sable La végétation y est abondante, et la vie y pullule. Les plongeurs de Whitstable se plaignent amèrement du temps qu’ils passent à couper les grands roseaux avec la hache et à nettoyer d’herbes aquatiques le champ du naufrage avant de commencer les travaux. Sous ces touffes de plantes, ils rencontrent quelquefois de monstrueuses anguilles de mer. Un diver comparait le lit de l’océan à un jardin de sable planté d’arbrisseaux dont les poissons venaient cueillir avec la bouche l’extrémité des branches. Ce sont les oiseaux de ces bosquets silencieux. Dans nos climats, de tels arbustes sont généralement d’une très petite taille, mais on assure qu’il existe dans le golfe du Mexique de hautes forêts sous-marines. La couleur du feuillage varie aussi beaucoup selon les latitudes ; ainsi que les plantes terrestres, celles qui vivent sous l’eau empruntent tout leur éclat à la puissance radieuse du soleil. Dans les mers tropicales, les plongeurs anglais ont trouvé de larges feuilles d’une teinte écarlate qui n’avaient rien à envier aux plus belles familles végétales, des forêts vierges. Sur les côtes mêmes de la Grande-Bretagne, plus d’un diver déclare que, quand il travaille dans une eau salée bien claire par un beau jour d’été, un spectacle tout à fait imposant se déroule pour lui au fond de l’océan. Les divers roseaux qui croissent sur les rochers ont des formes charmantes, et quand il lève les yeux vers la surface il aperçoit au-dessus de sa tête le bateau flottant d’où descend le tube à air qui semble lui envoyer des nouvelles du monde extérieur. Il n’est d’ailleurs presque jamais seul, car les eaux sont encore plus peuplées que la terre. Il existe au fond comme à la surface de la mer un horizon dans lequel se trouve circonscrit le rayon visuel ; seulement l’horizon sous-marin est naturellement beaucoup plus étroit que l’autre. Dans ce cercle borné qu’embrasse la vue apparaissent de moment en moment, comme des navires à la voile, toute sorte de formes animées. Le plus souvent c’est une troupe de petits poissons effrayés et poursuivis qui fuient devant un des ogres de la mer. Quand tout est calme, ces poissons, attirés sans doute par l’éclat métallique, viennent au contraire s’abattre comme une volée d’alouettes autour de la tête du plongeur et effleurent de la bouche la surface du casque. Il en est même qui prennent bien d’autres libertés. Un diver fut dernièrement mordu à l’épaule par un chien de mer, dog-fish. Comme les plongeurs anglais ont à peu près travaillé dans toutes les mers sans jamais avoir été attaqués par le requin, on en a conclu que ce féroce animal était effrayé par la vue d’un pareil triton à tête de cuivre étamé. N’ont-ils pas d’ailleurs leur couteau, arme beaucoup plus positive contre les voraces appétits du monstre ? L’ingénieur prussien dont j’ai parlé, M. Euber, ne se montre guère convaincu cependant de l’efficacité de l’armure du plongeur pour intimider un tel ennemi. Il travaillait depuis une heure sur un débris de naufrage, quand à la lumière fantastique des eaux il crut apercevoir à quelque distance une embarcation échouée qu’il n’avait pas remarquée jusque-là. Il s’avançait pour reconnaître l’objet, qui glissa dans le liquide sans faire aucun mouvement visible, mais en jetant un regard affreux et une clarté livide. Pour le coup, c’était bien un requin. M. Euber alla chercher refuge avec un autre compagnon derrière la carcasse du vaisseau naufragé. La situation était critique : leurs amis, ne recevant plus de signaux, pouvaient d’un instant à l’autre les hisser à la surface, ce qui eût donné tout l’avantage au monstre ; aussi se décidèrent-ils à couper la corde. L’animal vint les guetter quelque temps entre les ais disjoints du navire. On croyait lire sur sa physionomie féroce quelque étonnement ; il n’avait jamais rencontré dans les eaux des êtres avec une pareille figure. Les deux plongeurs ne s’en préparaient pas moins à vendre chèrement leur vie, quand, après mûre délibération, le requin s’éloigna.

Jusqu’ici la mer n’a guère rendu à l’homme que ce qu’elle lui avait ravi. Le plongeur dispute aux vagues les restes de leur proie ; il va chercher dans le gouffre les richesses que le gouffre a dévorées. Et pourtant les eaux sont un vaste champ de production. Les bancs de corail et d’huîtres perlières, ces richesses naturelles de certaines parties de l’Océan ou de la Méditerranée, méritent bien de tenter l’ambition des sociétés modernes. Jusqu’ici une telle mine n’avait été exploitée que par des plongeurs à nu, qui, séjournant à peine une minute au fond de la mer, n’avaient guère le temps de choisir leur butin. En 1865, un plongeur revêtu du scaphandre a été employé pour la première fois dans les lacs de l’Ecosse à recueillir des perles et des éponges. La moisson a été fructueuse, et il y a lieu de croire que le même système s’étendra plus tard aux mers du sud, vastes dépôts de nacre, de corail, de madrépores et de précieux coquillages.

« Qui pénétrera les mystères de l’océan ? » a dit Salomon dans son livre de la Sagesse. Le plongeur a déjà soulevé quelques-uns des voiles qui cachaient aux anciens le fond de l’abîme. Et pourtant, à moins d’une révolution dans l’instrument du scaphandrier, il y a des profondeurs que l’œil et la main de l’homme n’atteindront jamais. Le diver qui a plongé le plus bas jusqu’ici est descendu à cent soixante-cinq pieds anglais dans la Méditerranée ; encore fut-il obligé de charger sa ceinture de balles de plomb, et Il ne resta sous l’eau que vingt-cinq minutes. Cent soixante-cinq pieds, c’est beaucoup sans doute ; mais quand on parle de vingt-cinq mille pieds d’eau dans certains parages de l’Atlantique, il y a bien de quoi renoncer à la lutte. Après 40 ou 42 mètres, la lumière diminue sensiblement. Arrive-t-il un point où elle s’éteint ? Il y a tout lieu de le croire. En même temps que les rayons du soleil cessent de pénétrer au fond de la mer, la végétation s’efface, car les plantes marines sont aussi bien que les plantes terrestres les créatures de l’astre nourricier. La vie végétale s’évanouit d’ailleurs dans ces abîmes beaucoup plus tôt que la vie animale. Des profondeurs où, selon les calculs de la science, règne une perpétuelle obscurité, la sonde a rapporté des infusoires et de petits mollusques à coquilles délicates qui s’effritent sous les doigts. Ce qui a le plus étonné en les examinant au microscope a été de leur trouver des yeux. De quel usage peuvent leur être ces organes dans des déserts sans lumière ? Selon toute vraisemblance, ces animaux-là ne vivent point au fond de la mer ; ils croissent et multiplient plus nombreux que les grains de sable dans les eaux qui avoisinent la surface. Ce n’est qu’après leur mort qu’ils descendent dans ces cimetières ténébreux où se conservent leurs parties charnues, car l’océan à de telles profondeurs paraît avoir la propriété d’embaumer ses morts. La surface de la mer représente l’inconstance ; le fond est une image de l’immobilité. De toutes les choses créées, son lit est celle qui change le moins. La masse des eaux forme une sorte de coussin placé entre l’atmosphère et les plaines sous-marines pour intercepter l’influence des causes érosives. Là tout au fond, dans ces régions sans soleil, règnent l’éternel silence, l’éternel repos et l’éternelle nuit. Là une température uniforme et, comme disent les naturalistes, une sorte de base isotherme s’étend, on a lieu de le croire, de l’équateur aux pôles. Et pourtant ce lit de la mer, si bien défendu contre les agens extérieurs, qui altèrent tout le reste à la surface du globe, n’est point lui-même à l’abri de certaines modifications successives. La neige de dépouilles vivantes qui tombe sans cesse de la surface y forme lentement des couches nouvelles. Les mêmes actions géologiques qui pendant la nuit des âges ont amoncelé les bancs de coquilles, déposé les masses de craie et construit les îles de corail, se poursuivent au sein de ces mornes solitudes. Le lit des mers profondes continue à se couvrir d’un manteau d’organismes détruits. Telles sont les données certaines que la sonde, à défaut de l’œil du plongeur, a rapportées dans ces derniers temps des grands abîmes d’eau. Nos continens modernes ont été autrefois le lit de la mer ; nos mers seront-elles un jour le sol des continens futurs ? Plusieurs géologues anglais n’en doutent nullement ; mais il aura suffi d’indiquer ici les faits positifs qui se rapportent à la géographie physique de l’océan. L’établissement des télégraphes électriques, en rendant nécessaires les vastes travaux d’exploration sous-marine, a beaucoup contribué à étendre sous ce rapport l’horizon des connaissances humaines[18].

Le besoin de savoir est le grand trait qui distingue les sociétés modernes. La mer n’a point d’abîmes, les rochers n’ont point de cavernes, les eaux n’ont point de ténèbres qui échappent aujourd’hui à l’intrépide curiosité de l’homme. Le plongeur tient un noble rang dans cette armée de chercheurs. La tête sous le casque, équipé de pied en cap contre les élémens, ce chevalier errant des mers ouvre à la science le chemin des aventures de l’esprit. Il est bien vrai que l’industrie et la cupidité, plus encore que le désir de s’instruire, l’attirent au fond de l’océan ; mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi ? Même en croyant n’obéir qu’à ses intérêts, l’homme poursuit encore l’inconnu. Les anciens baleiniers ne sont-ils point les premiers qui aient appelé l’attention des savans sur la géographie des pôles et des mers de glace ? Et ces aventuriers qui à la suite de Colomb se sont élancés sur l’Atlantique ne voulaient-ils point aussi saisir l’ombre d’une proie dans les terres flottantes à la surface des vagues ? Ils cherchaient de l’or, et ils trouvèrent un monde.


ALPHONSE ESQUIROS.

  1. Les voyageurs anglais racontent que les naturels des îles appartenant à la Mer du Sud nagent et plongent comme des poissons. Vient-on à jeter devant eux un clou ou tout autre objet dans les flots, ils sautent aussitôt à la poursuite de ce mince trophée qu’ils rapportent du fond du gouffre avec un air de triomphe. Ils paraissent jouir sous l’eau de leur présence d’esprit tout aussi bien que s’ils étaient à terre. Un jour une enclume était tombée d’un navire ; les habitans des îles trouvèrent ce bloc trop lourd pour le soulever vers la surface des lames. Que firent-ils ? Quelques-uns d’entre eux descendirent à plusieurs reprises au fond de la mer, et à force de rouler l’enclume sur elle-même ils finirent par l’amener jusqu’au rivage. Parmi les plongeurs de l’Orient, les plus célèbres sont encore ceux de Ceylan, qui vont chercher sous les vagues l’huître à perles. Accoutumés depuis l’enfance à jouer avec les profondeurs de la mer, on les a vus descendre jusqu’à quarante et cinquante fois dans un jour sous les vagues. Ce travail est d’ailleurs si pénible qu’en revenant à la surface ils rendent par la bouche, par le nez et par les oreilles de l’eau souvent mêlée de sang. Le plongeur indien est exposé à plus d’un danger, mais celui qu’il redoute le plus est la rencontre du requin. On se rappelle à ce propos un émouvant récit publié par M. Gabriel Ferry dans la Revue du 15 avril 1846.
  2. Ce phénomène bien connu agit d’une manière très différente selon la nature des personnes. Il y en a qui se plaignent d’un grand malaise, comme si leur tête était enfermée et serrée dans un cercle de fer.
  3. Cette forme varie beaucoup suivant l’âge de la construction. On fit d’abord toutes ces machines coniques, et c’est sans douté à cette circonstance qu’elles doivent le nom de cloches. Depuis, on a préféré la figure d’un parallélipipède ou d’un parallélogramme.
  4. Il est aisé de saisir le sens de ce jeu de mots : la belle plongeuse, au lieu de la cloche à plongeur.
  5. Un seul coup veut dire : « Plus d’air ! » ou « Pompez plus fort ; » deux coups signifient : « Tenez ferme ; » trois coups : « Hissez ; » quatre coups : « Abaissez, » etc. Qui ne reconnaît qu’un système a présidé à la formation de cette langue télégraphique ? Les ordres qu’on a besoin de renouveler le plus souvent sont ceux qui se transmettent par un moindre nombre de coups. N’en est-il pas ainsi dans les idiomes parlés, où généralement on désigne les objets de première nécessité par un monosyllabe : pain, eau, air, etc. ?
  6. Cette correspondance prend quelquefois un ton enjoué. « Nos complimens à nos amis d’au-dessus de l’eau, « tel était le texte d’un de ces messages, auquel il fut répondu en moins de trois minutes ; « Santé et prospérité aux gentlemen habitant la région des poissons ! »
  7. Les érudits poursuivent beaucoup plus loin la trace de cette invention à travers les âges. En 1538, deux Grecs descendirent dans un appareil au fond de la mer, en présence de Charles-Quint. C’est pourtant bien à Halley, le célèbre astronome de l’observatoire de Greenwich, qu’appartient l’honneur d’avoir inventé une machine selon les principes de la science.
  8. Voulant néanmoins conjurer les chances si formidables de cette lutte avec le plus perfide des élémens, on inventa, il y a quelques années, en Angleterre une nouvelle machine, le Nautile, que j’avais vue moi-même à Londres, en 1857, dans les Victoria-Docks. Le trait particulier de cette invention était ce que les Anglais appellent self-government. Les mouvemens de cette chambre à air dépendaient entièrement de la volonté de ceux qui l’occupaient, au lieu de dépendre, comme dans les anciennes diving-bells, d’un secours étranger. Le tube qui communiquait de haut en bas avec un réservoir de fluide respirable fut-il venu à se briser, les hommes pouvaient, à l’aide de l’air condensé dans la machine, refouler une partie des eaux et remonter a la surface.
  9. Je connais un plongeur qui a près de soixante-dix ans, et qui, jusqu’à ces derniers temps, a passé près d’un quart de sa vie sous les eaux. « Vous voyez, dit-il en riant, que le métier ne fait point mourir. »
  10. Vers 1721, un certain John Lethbridge avait construit un appareil en forme de tonneau avec deux trous pour passer les bras et un verre pour voir ce qui se passait dans la mer. Le plongeur avait besoin, pour travailler, de se coucher sur la poitrine et d’être souvent ramené à la surface pour respirer l’air frais. Les curieux trouveront de plus amples renseignemens sur cette machine dans le Gentleman’s Magazine, octobre 1749. Est-ce d’ailleurs bien là le germe des découvertes modernes ? Dans cet engin, comme dans plusieurs de ceux qui l’ont ou précédé ou suivi, on n’avait nullement pourvu au renouvellement de l’air.
  11. Cette invention s’est perfectionnée successivement. J’ai vu depuis lors chez M. Siebe, à Londres, 5, Denmark street, une série très curieuse de divers instrumens indiquant le progrès de cet art depuis le premier casque à plongeur qui ait été fabriqué jusqu’au présent appareil, qui venait d’obtenir une médaille à l’exposition de Dublin. C’est aussi un devoir pour moi de témoigner ma reconnaissance à cet excellent ingénieur pour les notes et les renseignemens qu’il a bien voulu mettre à ma disposition.
  12. Dans les eaux très profondes, on emploie volontiers quatre hommes.
  13. On avait adopté celui de M. Heinke, Heinkes’ diving-apparatus, qui se distingue par quelques traits particuliers. Une double soupape fixée sur le devant de la pèlerine met le plongeur à même de descendre et de remonter à volonté.
  14. M. Tilley, ingénieur de Londres, entretient un plongeur pour descendre au besoin dans les puits très profonds. Il y a peu de temps, cet ouvrier rapporta les cylindres d’une pompe qu’il avait été chercher dans quatre-vingts pieds d’eau et à deux cent quarante pieds de la surface.
  15. . J’ai vu chez M. Siebe de sombres et intéressantes reliques arrachées dans cette occasion au lit de la mer : le tibia d’un marin, un moulin à café, une tasse, une cuiller d’argent, un foulard, une vieille pipe, une bouteille de vin à laquelle s’étaient incrustées des écailles d’huîtres, etc. ; mais ce qui me frappa le plus, c’est une crosse de mousquet rongée par les vagues. Voilà ce que fait la mer des armes sur lesquelles l’homme compte pour sa défense ! Cette collection de curiosités doit être envoyée incessamment au Kensington-Museum.
  16. On me parlait aussi dernièrement d’un jeune militaire dont la fiancée avait péri dans un naufrage en revenant d’Australie. Ayant entendu dire que des plongeurs occupés à rechercher les restes du navire y avaient trouvé une jeune personne morte, il se familiarisa lui-même avec leurs pratiques et descendit au fond de la mer. Là, dans une cabine, il découvrit en effet une jeune morte embaumée par l’eau de mer qui laissait pendre de sa case une main à laquelle brillait l’anneau de fiancée. C’était bien elle, et il eut du moins la consolation de la revoir une dernière fois.
  17. Un célèbre ingénieur civil, M. Page, est l’auteur d’un procédé ingénieux dont on peut lire la description dans le Times du 21 septembre 1864. J’ai vu aussi à Londres un ingénieur prusso-américain, M. Euber, inventeur d’un bateau sous-marin, le Narval, qui va chercher les navires au fond du gouffre et les ramène à fleur d’eau. La grandeur, la hardiesse et le succès de ses entreprises méritent bien d’appeler l’attention.
  18. C’est ainsi que vers 1850, lorsqu’il fut question de jeter un câble télégraphique entre Newfoundland et l’Irlande, les études préalables firent découvrir une ligne de cendres et de débris volcaniques s’étendant au fond de la mer sur une longueur de mille milles.