L’Angleterre et la vie anglaise
Revue des Deux Mondes2e période, tome 53 (p. 90-134).
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L’ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XXV.
LES LUMIÈRES FLOTTANTES ET LES PHARES.

TRINITY HOUSE, LES ILES SCILLY ET LE ROCHER D’EDDYSTONE.


Rien de ce qui intéresse les hommes de mer n’est étranger à une nation maritime. L’Angleterre par exemple, si ingénieuse et si libérale quand il s’agit de moyens de sauvetage pour les naufragés[1], ne se montre pas moins attentive à prévenir les naufrages en protégeant ses îles par une ceinture de feux. Aussi l’étude des phares qu’elle élève et qu’elle entretient avec tant de zèle mérite-t-elle de préoccuper quiconque ne veut négliger aucun des aspects caractéristiques de la vie anglaise.

Les phares étaient connus en Angleterre dès les temps les plus anciens. Les Romains avaient construit sur les rivages mêmes de la Grande-Bretagne des tours qui paraissent avoir servi à la fois de fanal et de point d’observation pour guetter dans la mer le mouvement des vaisseaux ennemis. Près de Douvres, on pouvait voir encore, il y a quelques années, une vieille ruine qui s’est récemment écroulée, et à laquelle le langage vulgaire donnait le nom de Devil’s drop of mortar (goutte de mortier du diable). C’étaient les restes d’un ancien phare romain destiné à diriger pendant la nuit l’entrée des navires dans le goulet du port. Il vint pourtant une époque où l’on cessa d’éclairer les bords de la mer. Durant tout le moyen âge, on songeait beaucoup moins à protéger les intérêts de la navigation et du commerce qu’à se défendre contre des surprises et des coups de main. À quoi auraient alors servi les phares ? À guider les pirates vers leur proie et à signaler aux ennemis les côtes de l’Angleterre. La Grande-Bretagne d’alors ressemblait à la sèche, qui, pour échapper à un danger, fait la nuit autour d’elle en répandant dans les eaux une liqueur noirâtre. La prudence voulait qu’après le coucher du soleil Albion disparût dans ses ténèbres. Les étroits défilés de mer, les rochers, les écueils, les mille périls dont ses côtes sont entourés, lui faisaient ainsi une sorte de forteresse naturelle que nul n’osait braver. Une conséquence bien évidente de ce système était que dans ce temps-là on ne naviguait point la nuit. Tout annonce qu’un tel état de choses se prolongeait encore sous le règne d’Élisabeth, lorsque vers 1600, pour satisfaire à des réclamations particulières, un certain Bushall créa deux phares à Caister, qui furent bientôt suivis de deux autres à Lowestoft. Une telle innovation devait rencontrer nécessairement quelque résistance, et ce qui est curieux, c’est que cette résistance partit surtout de la société maritime qui fut chargée de veiller plus tard en Angleterre à l’entretien de ces mêmes lampadaires de l’Océan.

Aujourd’hui la question de l’éclairage des côtes britanniques ne divise plus personne. Il y a seulement un choix à faire, selon les localités, entre deux procédés bien distincts : on peut fixer la lumière soit à un navire, soit à une tour. Dans le premier cas, on a ce qu’on appelle un light-vessel, un vaisseau-fanal, dans le second cas, un light-house, un phare. Avant d’examiner l’une et l’autre méthode, il convient d’étudier le système administratif qui préside chez nos voisins à la disposition de ces feux chargés d’indiquer dans les ténèbres la ligne des rivages ou la présence d’un écueil. Les phares, dans la Grande-Bretagne, ne sont point, comme en France, entre les mains de l’état, quelques-uns d’entre eux appartiennent à des villes ou à des autorités locales ; mais ils relèvent généralement d’anciennes et vénérables sociétés maritimes qui ont joué un grand rôle dans l’économie politique de la nation.

I.

En face de la Tour de Londres ou plutôt des anciens fossés de la citadelle, convertis en une promenade charmante, s’étend une belle place avec un tapis vert tout bordé d’arbustes, et derrière ce square s’élève un édifice qui semble s’isoler à dessein du bruit et de la multitude : c’est la maison de la Trinité (Trinity House). Le siège de cette importante société maritime était autrefois dans Water-Lane, d’où elle fut en quelque sorte chassée par deux incendies. Pouvait-elle d’ailleurs mieux choisir que le voisinage de la Tamise, des docks et des mâts de vaisseau qui la couronnent à distance, comme les parcs ou les forêts de grands arbres entourent de loin les manoirs de l’aristocratie anglaise ? Les principaux traits de l’édifice, construit en 1793 par Wiatt, consistent en un soubassement massif surmonté d’un seul étage, orné de colonnes d’ordre dorique et de pilastres, le tout bâti en pierre de Portland. Sur la façade, des génies qu’à leur face ronde et joufflue on prendrait volontiers pour des amours tiennent à la main des ancres, des compas, des cartes marines : ces emblèmes indiquent assez bien le caractère de l’institution. L’intérieur est occupé au rez-de-chaussée par les bureaux ; l’étage supérieur contient de belles salles dans lesquelles le public n’est point reçu, mais qu’on me permit de visiter. Un noble vestibule conduit à un double escalier de pierre, dont l’une et l’autre branche, après avoir suivi des directions opposées, se réunissent à un palier central, rehaussé d’ornemens et de sculptures. À droite, dans un demi-cercle décrit par la muraille, s’encadre un grand tableau à l’huile du neveu de Thomas Gainsborough représentant d’anciens « frères aînés » (Elder Brethren)[2], groupés avec leur uniforme dans une assemblée de famille. Le secrétaire, qui a passé cinquante ans dans la maison et qui a vu de près la plupart de ces figures, déclare qu’elles revivent sous la toile : sans les avoir connues, on parierait pour la ressemblance. À gauche sont inscrits sous de grands panneaux de verre les noms des bienfaiteurs de l’établissement et les sommes d’argent qu’ils ont léguées (benefactions). Des portes d’acajou massif introduisent le visiteur dans la salle du conseil (board room), dont le plafond, peint en 1796 par un artiste français, Rigaud, et tout chargé d’allégories, nous montre la prospérité de l’Angleterre naissant de la navigation et du commerce. Le Neptune britannique s’avance triomphant, entouré par les chevaux de mer et servi par les tritons. D’une main il porte un trident, de l’autre le bouclier du royaume-uni. Des canons et d’autres instrumens de guerre protègent sa marche, tandis que des génies agitent l’étendard de la Grande-Bretagne. Passe encore pour l’étendard ; mais les canons ! n’est-ce point abuser de l’anachronisme même en peinture ? D’un autre côté, Britannia, assise sur un rocher, reçoit dans son sein les produits des contrées lointaines. Des nymphes de mer accourent de tous les points du monde chargées de richesses, et des marins répandent sur les rivages de l’Angleterre ces fruits du commerce. Des enfans secouent des torches, représentant les lumières des phares qui entourent les côtes des îles britanniques, et qui dirigent pendant la nuit les mouvemens des navires. Les murs de cette salle sont décorés de portraits en pied de George III et de Guillaume IV avec leurs femmes, car la royauté elle-même n’est point étrangère aux annales de Trinity House, et les souverains s’honorent de figurer sous les insignes de la confrérie dont ils ont été les membres et les patrons. Le portrait du duc de Wellington par Lucas passe pour le meilleur qui existe du vainqueur de Waterloo. Les bustes de la reine Victoria et du prince Albert, taillés dans le marbre blanc par Noble, un des rares statuaires vivans qui soient arrivés à la célébrité en Angleterre, reposent solennellement aux deux coins de la cheminée. Vingt fauteuils rangés autour d’une vaste table échancrée en demi-lune et recouverte d’un tapis vert marquent la place des membres du conseil durant les séances. Les associés de Trinity House ont pensé, avec Ben Jonson que les bons repas entretiennent la fraternité. Leur salle à manger (dining room), éclairée par une sorte de lanterne ronde qui surmonte le plafond, étale ce qu’on aimerait à appeler un luxe tranquille et substantiel. On y remarque le buste de Pitt par Chantrey, les portraits du comte de Sandwich, du duc de Bedford, de sir Francis Drake, et surtout celui de Kenelm Digby par Van-Dyck. Là eut lieu tout dernièrement un grand banquet en l’honneur du prince de Galles. De distance en distance, d’excellens modèles de phares en relief, et conservés sous verre, rappellent au visiteur le but sérieux de cette société, fondée par Henri VIII.

L’histoire de Trinity House n’est guère connue des Anglais eux-mêmes ; une partie de ses anciennes archives a été dévorée par le feu en 1714, et peut-être, comme toutes les vieilles corporations, tenait-elle assez peu à communiquer aux profanes le mystère de ses annales[3]. Tout ce qu’on sait, c’est qu’elle existe en vertu d’une charte de Henri VIII, datée de Canterbury le 20 mars 1512, et non, comme on l’avait cru jusqu’à présent, de Westminster le 20 mai 1514. L’original même de cet acte est perdu ; mais arriverait-on à le retrouver qu’un tel document, dont on possède d’ailleurs une copie authentique, ne jetterait aucune lumière sur l’âge réel de la société. La date de l’acte d’incorporation donne-t-elle bien la date de la naissance ? Il y a lieu d’en douter. La plupart de ces anciennes associations surgirent d’une communauté d’intérêts et d’affaires. Des hommes rattachés entre eux par le lien des mêmes industries s’unirent à petit bruit pour établir certaines règles et pour suivre certaines mesures dont ils devaient tirer avantage. Plus tard, quand ils eurent acquis de l’influence et que l’utilité de leurs services fut généralement reconnue, ils s’adressèrent à l’état pour obtenir une sanction. La charte royale ne fit alors que reconnaître et consacrer des droits acquis, tout en y ajoutant certains privilèges. On est donc porté à croire que la confrérie des hommes de mer existait bien avant de recevoir le baptême de l’autorité : peut-être même remonte-t-elle au berceau de la navigation britannique ; mais pourquoi ce nom de Trinity House ? Est-ce parce que les premiers confrères se réunissaient à certains jours dans une chapelle consacrée à la Trinité ? Serait-ce parce que Henri VIII institua en même temps trois sociétés de marins, celles de Deptford, de Newcastle et de Hull[4] ? Le champ reste ouvert aux conjectures ; mais l’opinion la plus accréditée est que cette corporation s’appelait Trinity Board ou Trinity House à cause des termes de la charte même de Henri VIII, commençant par ces mots : « au nom de la très glorieuse et indivisible Trinité… » Plus tard, dans un autre acte, ce prince y ajouta l’invocation de saint Clément, et ce dernier nom servit aussi plus d’une fois à désigner la corporation ou guild. Il ne faut point perdre de vue que cette confrérie avait été fondée à l’origine sous l’inspiration des idées religieuses, peut-être même monastiques. Le devoir des membres de l’association était de prier pour l’âme des matelots noyés en mer et pour la vie de ceux qui luttaient contre la tempête. Henri VIII, dans les commencemens, lui conserva ce caractère, et astreignit même les frères et sœurs à certaines pratiques de dévotion. Un chapelain devait être élu et payé par l’association pour célébrer des messes. Dans la seconde moitié du règne de Henri VIII, le mouvement de la réformation ne tarda point à effacer ce qu’on appelait déjà ces restes de papisme. Du sentiment religieux qui avait présidé à sa naissance, la fraternité des marins ne garda guère que la charité : elle institua une école pour les enfans et une maison de refuge, almshouse, pour les vieux matelots indigens. Modifiée ainsi par le protestantisme, cette ancienne société catholique se dégagea des formes du moyen âge, et sépara le point de vue civil du point de vue mystique. Quel était après tout son but ? Augmenter la science des marins et développer la navigation du royaume.

Le siège de cette confrérie était primitivement à Deptford, ancien village de pêcheurs, situé sur une crique d’eau profonde formée par la Tamise dans le voisinage de Londres. Jugeant la position favorable, Henri VIII y avait institué un dock en 1513 et y avait bâti un arsenal. Ce dock ne tarda point à devenir un des plus importans du royaume. C’est là que se rendit Pierre le Grand, durant son séjour en Angleterre, pour étudier l’art de construire des navires. Il était logé dans la maison de John Evelyn[5]. Sayes Court (c’était le nom de cette résidence) était alors le rendez-vous favori des écrivains célèbres, des savans et des hommes de goût. Non content de faire naviguer tous les jours un yacht sur la Tamise et de travailler dans le dockyard (chantier pour la construction des vaisseaux), le tsar de toutes les Russies aimait à se promener dans une brouette à travers les avenues des jardins célèbres qui entouraient Sayes Court. Il fit si bien qu’il détruisit toutes les haies, à l’exception des haies de houx, lesquelles, dit Evelyn, avaient le moyen de se protéger elles-mêmes : illum nemo impune lacessit. Ces jardins ont entièrement disparu, et sont aujourd’hui remplacés par des magasins de vivres (victualling yard). J’ai longtemps cherché dans la ville de Deptford les traces de l’ancienne association d’où est sortie Trinity House. Une vieille maison dans laquelle les frères tenaient leurs meetings fut abattue en 1787. C’est dans cette maison que furent rédigées les lois de l’institution, bye laws, et en souvenir sans doute du berceau de la confrérie les membres de Trinity House se rendent encore à Deptford ou dans les environs pour célébrer certaines solennités. Deux hospices qui se rattachent à l’association sont restés debout : l’un date du règne d’Henri VIII, quoique rebâti en 1788 ; l’autre fut construit vers la fin du dernier siècle, L’église de Saint-Nicolas dans la même bourgade a peut-être aussi quelque chose à nous apprendre sur les origines de la confrérie ; dans cette église, qui a sans doute servi de noyau à l’institution, se rassemblaient encore, il y a quelques années, le lundi de la Trinité, les principaux membres de la confrérie, et les habitans de Deptford se souviennent d’y avoir vu entrer ce jour-là le vieux duc de Wellington en sa qualité de maître de Trinity House. Tout près de Deptford, mais de l’autre côté de la Tamise, est l’ancien village de Stepney, aujourd’hui un faubourg de Londres. Dans l’église de Stepney s’élève un monument funèbre sur lequel on lit l’inscription suivante : « Sir Thomas Spert, pendant quelque temps contrôleur de la marine du roi Henri VIII, fondateur et premier maître de la digne corporation appelée la maison de la Trinité. » Ce monument a été érigé par ladite corporation en 1622, quatre-vingt-un ans après la mort de celui dont on voulait honorer la mémoire. Ce sir Thomas Spert était un grand favori d’Henri VIII, et c’est d’après ses conseils que le roi fonda ou plutôt constitua Trinity House.

La reine Élisabeth confirma l’existence de cette société maritime par un acte du parlement. Des chartes lui furent ensuite octroyées par Jacques Ier, Charles II et Jacques II. J’ai vu dans les bureaux de l’institution ces vénérables parchemins religieusement conservés au fond d’une vieille boîte en chagrin noir. Que se proposaient les auteurs de ces nouvelles chartes ? Expliquer les libertés, franchises et privilèges de la société, assez vaguement indiqués par Henri VIII. Bien loin d’étendre la juridiction de la confrérie, on ne fit guère que lui assigner des bornes. Définir un pouvoir, n’est-ce point le limiter ? La société devait d’abord exercer une surveillance, non-seulement sur la marine marchande, mais aussi sur la marine de l’état. Ce dernier privilège se trouva restreint du temps même d’Henri VIII, lorsque ce roi institua des commissaires pour inspecter les vaisseaux de guerre. Trinity house conservait pourtant encore sous son règne, et même sous les règnes suivans, quelques branches de la police maritime qui passèrent peu à peu dans d’autres mains. Sa constitution fut aussi plusieurs fois remaniée. La société se divise aujourd’hui en frères aînés, Elder Brethren, et en frères cadets, Younger Brethren. Cette distinction n’existait point du tout à l’origine. D’après l’acte de fondation, tous les marins d’Angleterre étaient appelés à faire partie de cette société, tous y étaient représentés et concouraient à la rédaction des lois. La charte d’Henri VIII était donc, comme on dirait aujourd’hui, entièrement démocratique ; celles qui suivirent ont effacé peu à peu ce caractère. La différence entre les frères aînés et les frères cadets s’introduisit sous le règne de Jacques Ier. Ce roi autorisa le maître, les directeurs et les assistans de Trinity House à choisir dans l’association des marins dix-huit personnes qui porteraient désormais le titre d’Elder Brethren. Ce fut la source de la présente hiérarchie. La même charte interdisait pour la première fois aux frères cadets de voter les lois et règlemens relatifs aux affaires de la compagnie ; elle leur reconnaissait pourtant le droit de prendre part aux délibérations toutes les fois qu’il s’agirait de nommer ou de destituer le maître et les directeurs. Plus tard, les chartes de Jacques II et de Charles II ne leur laissèrent que le droit de nommer et non celui de destituer les membres du conseil. Ceux qui se rendaient à ces élections recevaient pour leur peine une demi-couronne (3 francs), au lieu d’un dîner. Avec le temps, ce dernier privilège lui-même, le droit d’élire, leur fut enlevé. Le prétexte, dont on se servit pour exclure les frères cadets de la participation au vote et aux affaires de la société fut qu’ils se montraient beaucoup trop tumultueux dans les réunions. Aujourd’hui les Younger Brethren sont choisis d’après le bon plaisir du conseil, sur la proposition d’un des frères aînés, et sans que leur élection soit soumise, comme autrefois, à la formalité du scrutin. C’est à Deptford, le lundi de la Trinité, qu’avait lieu la cérémonie de la réception, d’après un ancien usage conservé jusqu’en 1709. Cette cérémonie, très simple, consistait pour l’initié à prêter serment et à serrer la main de chaque frère aîné, qui lui souhaitait en retour la bienvenue. Ceci fait, il recevait une branche, c’est le nom qu’on donne à un certificat portant la signature de la société[6]. Il avait ensuite à payer 20 shillings pour les pauvres comme droit d’entrée. Le nombre des frères cadets n’est point limité : il ne saurait être trop grand, disent les anciennes chartes, parce que les marins représentent la force de la nation. De nos jours pourtant on n’en compte que trois cent soixante. N’est-il point à regretter que Trinity House ait beaucoup trop introduit, avec le temps, dans sa constitution, le principe tout britannique de la primogéniture ? Les aînés se sont emparés du pouvoir, des honneurs et des profits de l’institution, tandis qu’ils laissaient aux cadets un vain nom et une branche sèche. Il est ainsi arrivé parmi eux ce qui arrive trop souvent dans certaines familles anglaises.

Les frères aînés, au nombre de trente et un, doivent être choisis parmi les frères cadets. En vertu de ce principe, toutes les fois que la société voulut admettre dans son sein un personnage d’élite, elle l’a d’abord reçu younger brother, puis (très souvent le même jour) elle l’a élevé à la dignité d’elder brother. Les cadets sont donc ainsi des candidats au rang supérieur de la fraternité ; mais dans Trinity House, comme dans le royaume des cieux, il y a plus d’appelés que d’élus, et la plupart d’entre eux restent à l’état de candidats perpétuels. D’après une modification du règlement qui remonte à 1835, tout frère cadet aspirant au droit d’aînesse doit d’ailleurs subir une sorte d’examen sur la validité de ses titres. Nul n’est admis à se présenter, s’il n’a d’abord servi au moins quatre années en qualité de capitaine dans la marine de l’état ou dans la marine marchande. Le jour des élections, une liste des candidats approuvés est remise par le secrétaire à tous les membres présens de la cour ou du conseil, court. Chacun d’eux, à commencer par le plus jeune, marque d’un trait de plume les noms des trois qui lui paraissent éligibles. Ceci fait, les trois noms qui ont réuni le plus de barres noires sont soumis à l’épreuve du scrutin, et celui qui obtient le plus grand nombre de boules est proclamé élu. Le nouveau frère aîné paie alors 30 livres sterling pour les pauvres et autant pour un dîner de réception, en tout 1,500 francs. À l’une des séances suivantes, il prête serment, et fait désormais partie du conseil de Trinity House.

Les frères aînés, Elder Brethren, se partagent en membres honoraires et en membres actifs. Dès les premiers temps, la compagnie comprit l’avantage d’appeler dans ses rangs des hommes étrangers à la navigation, mais célèbres par la naissance, la position sociale ou de grands services rendus au pays. Dès 1673, un évêque de Rochester, ayant prêché devant la corporation le lundi de la Trinité, reçut le baptême de la société. Pitt occupa la dignité de maître durant dix-sept années. Guillaume IV remplissait les mêmes fonctions lors de son avènement au trône. Wellington et le prince Albert sont aujourd’hui remplacés par lord Palmerston. Autour de lui se groupent des hommes d’état de nuances politiques bien diverses, lord John Russell par exemple et lord Derby. Une figure de rhétorique chère au langage anglais, le vaisseau de l’état, est d’ailleurs le seul lien qui rattache les uns et les autres à une association maritime. Ces membres honoraires, au nombre de onze, ne sont point rétribués ; ils ne s’occupent guère des affaires intérieures de la maison, mais ils lui donnent de l’éclat et de l’influence. En cas de décès, ils sont remplacés à la majorité des voix, et c’est dans les mêmes sphères élevées du gouvernement ou des gloires nationales qu’on leur cherche un successeur. Les vingt membres actifs, sur lesquels reposent en réalité les intérêts matériels de la compagnie, sont d’anciens capitaines de vaisseaux de ligne ou de vaisseaux marchands retirés du service de mer.

Le conseil effectif de Trinity House se compose d’un député-maître, deputy-master, de quatre directeurs ou wardens, de huit assistans et de sept autres frères aînés. Ces vingt membres se divisent en six comités chargés de traiter toutes les affaires de la corporation. Le premier, appelé committee of wardens, se compose du député-maître et des directeurs : il s’occupe plus spécialement des finances et exerce un contrôle sur l’ensemble des opérations de la société. Les cinq autres comités, suivant les diverses fonctions qui leur sont assignées, nomment les pilotes et leur délivrent un brevet de capacité, surveillent le lestage des navires dans la Tamise, établissent ou entretiennent tous les signaux de reconnaissance, sea marks, examinent les enfans de Christ’s Hospital qui se destinent à la marine, recueillent les revenus de la société, ou bien prennent soin des pensionnaires dans les maisons de refuge appartenant à Trinity House. Les chartes leur confèrent en outre le droit de punir les matelots pour cause de révolte, de mauvaise conduite ou de désertion. La marine royale, comme la marine marchande, est peut-être de toutes les carrières celle qui se prête le mieux dans la Grande-Bretagne à l’essor du mérite personnel. Plusieurs des officiers qui se sont élevés le plus haut dans le service de l’état ont commencé par grimper au mât, et le capitaine Cook lui-même débuta comme mousse dans un bâtiment qui transportait du charbon de terre sur les côtes. Parmi les anciens capitaines de vaisseau qui dirigent Trinity House, il y en a quelques-uns qui peuvent se dire les fils de leurs œuvres ; ce sont dans tous les cas des hommes pratiques, chez lesquels l’expérience de la mer s’allie à l’énergique résolution de protéger les intérêts du commerce.

Parmi les fonctions si diverses et si étendues de cette société, je ne m’arrêterai qu’à celles qui concernent l’éclairage des mers britanniques. Pour la première fois, sous le règne de Jacques Ier, on se demanda si les privilèges accordés à Trinity House par Henri viii et par la reine Élisabeth embrassaient bien le droit d’ériger des phares, light-houses. Une personne se trouvait surtout intéressée à faire triompher l’opinion contraire : c’était le roi. La concession des phares était une source de faveurs et par conséquent un moyen sur lequel on pouvait compter pour étendre les prérogatives de la couronne. Ainsi pensait Jacques Ier, et les courtisans étaient de son avis. Il n’y avait point alors un coin de rocher nu et désolé au bord de la mer qui ne fût convoité par les spéculateurs pour y bâtir une tour et y allumer un fanal. Un ancien ministre d’état fort bien en cour, lord Grenville, écrivait sur son journal en forme de note ou de memorandum : « Guetter le moment où le roi sera de bonne humeur pour lui demander un phare ». Ces light-houses levaient en effet un droit considérable sur tous les vaisseaux qui passaient à portée de la lumière projetée par la lanterne. Les prétentions de Jacques Ier embarrassèrent beaucoup les juges, qui finirent par transiger entre les deux puissances ; il fut décidé que la confrérie des marins était autorisée à élever des phares, mais que la couronne jouissait du même privilège en vertu de la loi commune. À partir de ce moment, au lieu de rester, comme l’avait voulu Élisabeth, la propriété exclusive de Trinity House, le bail et le monopole des feux allumés sur les côtes furent accordés ou vendus par le souverain à certains particuliers. Les conséquences de ce système ont été déplorables. Quelques-uns des feux éclairaient mal ; d’autres ne s’allumaient point du tout, et dans tous les cas les navires avaient à payer de grosses taxes. Enfin, sous le règne de Guillaume IV, un acte du parlement introduisit une certaine uniformité dans l’administration des light-houses et réduisit les droits de péage, tolls. Cet acte décida que tous les intérêts du souverain relatifs à la question des phares passeraient entre les mains de Trinity House moyennant une somme de 300,000 livres sterling (7,500,000 fr.) une fois payée aux commissaires de la couronne. Il autorisa aussi la corporation à racheter les light-houses qui appartenaient à des particuliers, et en cas de contestation la valeur de ces propriétés devait être fixée par un jury. C’est alors qu’éclatèrent surtout aux yeux du pays les abus de l’ancien ordre de choses. Un des propriétaires ne rougissait point de demander pour un roc stérile situé au milieu de l’Océan et couvert d’une masure la somme étourdissante de 550,000 livres sterling (13,750,000 francs) ; il finissait par accepter en soupirant 400,000 livres sterling (10 millions de francs). La source de ces immenses profits était évidemment dans les impôts prélevés sur la navigation. Les light-houses tenues par les particuliers frappaient alors les navires d’un droit de 2 deniers par tonne. Depuis que ces mêmes phares appartiennent à Trinity House, les droits de péage varient entre un demi-farthing (liard) et 1 denier. Et pourtant les frais d’éclairage, par conséquent le volume de la lumière, ont beaucoup augmenté sous le nouveau régime. Le phare de Smalls-Rock, au-dessus du canal de Bristol, n’usait que deux cents gallons d’huile par an quand il était entre les mains de l’industrie privée ; il en consume aujourd’hui quinze cents gallons. On aperçoit d’ici les services qu’a rendus sous ce rapport à la navigation Trinity House. Le prélèvement des droits de péage constitue néanmoins une branche très importante de son revenu : c’est avec cet argent, comme aussi avec la vente du lest pour les navires et le produit de ses terres, les unes achetées, les autres laissées à titre de legs, que la société fait face à toutes ses dépenses. Une de ses principales charges est la construction et l’entretien des phares et des autres signaux de reconnaissance qui avertissent sur mer les vaisseaux. Elle applique aussi une grande partie de ses fonds à des œuvres de charité, et c’est à ce titre qu’elle a été exemptée, ainsi que les hôpitaux en Angleterre, des taxes publiques. Au point de vue civil, Trinity House constitue un lien entre l’amirauté et la marine marchande. Indépendante de l’état, mais attirant dans son sein les gloires et les influences du gouvernement, appuyée d’ailleurs sur des chartes qui lui assurent une autorité légitime et suffisamment étendue, elle est le type de ces institutions vraiment anglaises dans lesquelles le pouvoir donne pour ainsi dire la main à la liberté.

Ce qu’est à l’Angleterre Trinity House, une confrérie de marins dirigeant les intérêts généraux de la police et de la navigation, les commissaires du nord (Northern Commissioners) et le Ballast Board (conseil du lest) le sont à l’Écosse et à l’Irlande. Ces trois sociétés ont été placées en 1853 sous le contrôle du Board of trade (conseil du commerce), dont le siège est à Londres dans les bâtimens de la trésorerie. Ce dernier est bien une branche du gouvernement, un comité du conseil privé (Privy council), ayant à sa tête un président, un vice-président et deux secrétaires. Ses attributions sont assez étendues. Les différens projets de loi relatifs aux intérêts du commerce, les traités et les négociations qui concernent l’industrie, les changemens dans l’économie et la balance des douanes sont généralement étudiés dans ses bureaux. Les eaux et forêts tombent aussi sous sa juridiction. Il est aisé de saisir l’intention de l’autorité en rattachant les trois grandes corporations maritimes du royaume au Board of trade : on a voulu frapper leurs opérations d’un cachet d’unité. Qu’on n’aille pourtant point au-delà des vœux du gouvernement anglais, et surtout qu’on n’applique point au jeu des institutions britanniques nos idées françaises ! Chez nous, un pouvoir central est par le fait un pouvoir absorbant ; il dirige, il réglemente, il ordonne, il prend à la liberté individuelle tout ce qu’il peut lui enlever sans se mettre en contradiction trop flagrante avec la loi. Tel n’est point du tout le caractère de l’intervention de l’état chez nos voisins. Le conseil du commerce n’exerce une sanction sur les affaires de Trinity House qu’en matière d’argent. C’est pourtant beaucoup que de tenir en main les cordons de la bourse, et grâce aux questions de finances le Board of trade exerce une influence directe sur l’administration de cette société. En veut-on un exemple ? Avant 1854, s’agissait-il de construire un phare dans quelque localité voisine de la mer, les commerçans et les armateurs intéressés au succès de l’entreprise rédigeaient des pétitions, priant Trinity House d’éclairer tel ou tel point dangereux des côtes. Ils s’engageaient en même temps à payer un droit raisonnable à la compagnie pour l’indemniser de ses frais. Si l’utilité de cette création lui était démontrée, la corporation s’adressait alors à la couronne pour obtenir un brevet revêtu du sceau royal et l’autorisant à lever les taxes convenues sur le passage des navires. Aujourd’hui le conseil du commerce, avant de permettre aux fonds de la société de s’aventurer dans la construction d’un phare, examinerait peut-être par lui-même si cette mesure répond bien à un besoin. Quoi qu’il en soit, cette surveillance de l’état a rendu plus vraie l’ancienne devise de la compagnie : trinitas in unitate.

Parmi les divers procédés qui concourent à l’éclairage des mers britanniques, il en est un qui appartient bien à l’Angleterre, et auquel on a donné le nom de floating lights (lumières flottantes) ; c’est aussi celui qui devra nous occuper d’abord.

ii.

Les voyageurs qui se rendent de France en Angleterre par le bateau à vapeur ont pu remarquer pendant la nuit, à l’embouchure de la Tamise, une lumière qui guide tous les navires du monde vers le port de Londres. Cette lumière, appelée Nore light, a été placée sur un vaisseau-fanal, beacon-vessel, pour signaler un banc de sable perfide, le Nore-Sand. L’inventeur de ce système d’éclairage est un nommé Robert Hamblin, qui vivait dans le dernier siècle. Ancien barbier de Lynn, il avait épousé dans cette ville la fille d’un patron de navire, et peut-être à cause de cette alliance se crut-il lui-même un peu marin. Le fait est que, sans avoir été élevé pour la mer, il devint maître d’équipage dans un bâtiment qui portait du charbon de terre sur les côtes. Ce commerce ne semble point l’avoir enrichi, et après avoir échoué dans plusieurs entreprises, il résolut d’introduire un nouveau système pour distinguer entre elles les lumières marines. Le hasard le mit en rapport avec un homme à grands projets, David Avery, qui se réveillait tous les matins la tête pleine de millions et les poches vides. Agissant de concert, ils obtinrent du gouvernement anglais, le 4 juillet 1730, un brevet de quatorze années pour exploiter leur invention. Passant bientôt d’un plan à un autre, ils établirent à Nore une lumière flottante à bord d’un vaisseau, puis ils prirent sur eux de lever des droits destinés à entretenir le fanal. Cette dernière circonstance parut à Trinity House une infraction à ses privilèges. Le vaisseau-lumière, light-vessel, avait réussi et était fort approuvé de la navigation. Encouragé par ce succès, David Avery, qui semble avoir joué le principal rôle dans l’exécution du projet, annonça hautement l’intention d’ériger un navire tout semblable dans les mers des îles Scilly. On vit le moment où toute la Grande-Bretagne allait être entourée d’un cordon de lumières flottantes. Les membres de Trinity House, en leur qualité de gardiens de la navigation, portèrent plainte devant les lords de l’amirauté, qui ne purent ou ne voulurent point agir. La société maritime alors s’adressa au roi et lui représenta combien il était illégal qu’un particulier frappât un impôt sur la marine marchande. Elle fit si bien que le 4 mai 1732. le brevet fut retiré. Avery, dont les projets de fortune se trouvaient renversés par ce coup de foudre, se présenta devant la compagnie et proposa de traiter avec elle en ce qui regardait la lumière du Nore-Sand. Il prétendit avoir déboursé 2,000 liv. sterl. (50,000 fr.). On capitula : le brevet et la propriété du fanal passèrent à perpétuité dans les mains de Trinity House, mais Avery obtint d’en retenir le bail durant soixante et un ans, à la condition de payer annuellement 100 livres sterling (2,500 francs). Telle est l’origine des lumières flottantes. Hamblin et Avery ne sont point en odeur de sainteté parmi les membres du Trinity Board. Je ne vois pourtant aucune raison pour les traiter l’un et l’autre avec dédain. L’invention était vraiment utile, et la preuve, c’est qu’elle a survécu. On prétend, il est vrai, que cette même idée avait été proposée cinquante ans auparavant par sir John Clayton. Toujours est-il que la maison de la Trinité avait repoussé le projet, tandis que les deux aventuriers, si l’on tient à les appeler ainsi, eurent du moins l’honneur et le mérite de le mettre à exécution.

L’éclairage des mers par le moyen des vaisseaux est soumis à certaines conditions géologiques. On compte maintenant quarante et une lumières flottantes en Angleterre, tandis qu’il n’en existe qu’une en Écosse et cinq en Irlande. Ne doit-il point y avoir une raison, ou, comme disent les naturalistes, une loi géographique déterminant la distribution des vaisseaux lumineux à la surface de l’Océan ? Cette loi, la voici : les rivages de l’Écosse et de l’Irlande se composent principalement de rochers de granit et de porphyre ; désagrégées depuis des siècles, ces masses ont bien formé dans certains endroits des accumulations de bancs de sable donnant naissance à des détroits et à des défilés de mer d’un accès dangereux ; mais il reste toujours des blocs solides sur lesquels on peut bâtir des phares. Il n’en est plus du tout de même dans le sud et à l’est de l’Angleterre : là, presque toute la ligne du littoral consiste en falaises de craie ou d’autres roches friables, tandis que le fond de la mer est un lit de sable : dans de telles circonstances, où trouver une base assez ferme pour y jeter les fondemens d’une tour destinée à braver le vent, la tempête, quelquefois même les injures des vagues ? C’est dans de pareilles localités que le vaisseau-fanal rend surtout des services. Un des endroits les plus redoutés des marins est, sur les côtes du Kent, ce qu’on appelle les sables de Goodwin (Goodwin Sands), qui ont, s’il faut en croire certains récits, la propriété de dévorer les navires. Différentes tentatives pour y élever un phare ayant échoué, on a établi sur ces sinistres parages trois lumières flottantes qui avertissent les vaisseaux, et qui ont certainement empêché plus d’un naufrage[7]. De semblables signaux sont employés à Yarmouth, dans Lowestoft-Roads, et ailleurs à peu près pour les mêmes causes. Enfin le light-ship, dans d’autres localités bien différentes, sert à mettre en garde les matelots contre des courans perfides, des tourbillons sous-marins ou des écueils sournoisement cachés à certaines heures par les grandes eaux. C’est surtout à cette dernière intention que répond la lumière flottante des îles Scilly (Scilly islands).

Curieux de visiter ce vaisseau-fanal, situé à l’extrémité sud-ouest de l’Angleterre, je m’étais embarqué à Penzance en 1863. Ce que j’avais lu des îles Scilly me donnait d’ailleurs l’idée de terres dispersées et rocailleuses habitées plus ou moins par des phoques et des sauvages. Trente-six milles de mer séparent Penzance de Saint-Mary’s, l’endroit où je devais m’arrêter d’abord. Sur le pont, un homme à taille haute et flexible, la tête couverte d’une casquette, le pied aussi ferme que celui d’un marin sur les planches, allait et venait avec une agilité extraordinaire malgré les secousses et les soubresauts du bateau à vapeur. Il paraissait connaître tout le monde, même ceux qu’il n’avait jamais vus auparavant. Ayant sans doute deviné mon faible, il me désignait du doigt et me nommait tous les points curieux de la côte. Grâce à cet obligeant cicérone, je pus saluer en passant le Treryn Castle, formidable promontoire couronné d’un rocher mouvant (Logan Rock), le Runnel, sombre écueil couvert par la marée haute, les masses granitiques de Penwith, un des traits imposans du rivage, et enfin le Land’s End, qui se dessinait triste et superbe dans un lointain de deux à trois milles. Il en est de certaines beautés de la nature comme de certains événemens de l’histoire qui paraissent plus grands à distance. Bientôt nous perdîmes de vue la terre, et nous nous trouvâmes entre ciel et eau. S’il faut en croire la tradition, il fut un temps où cette solution de continuité n’existait nullement. Une langue de terre s’étendait entre ce qui est aujourd’hui le promontoire du Land’s End et les îles Scilly. C’étaient, assure-t-on, de vertes et fertiles campagnes, entremêlées de villages, surmontées par les flèches et les clochers de cent quarante églises. La contrée s’appelait alors Lethowsow ou Lionesse ; c’est encore le nom qu’on donne aujourd’hui au bras de mer qui sépare l’extrémité de la Cornouaille des îles Sorlingues[8] par un abîme d’une trentaine de milles. Selon d’anciens romanciers, la terre de Lionesse aurait même été le théâtre d’une sanglante bataille. Là, « pendant tout le jour, le bruit de la mêlée roula parmi les montagnes et sur le bord de la mer jusqu’à ce que tous les chevaliers de la Table-Ronde fussent tombés, homme à homme, autour de leur roi Arthur. » Où est maintenant cette terre de beauté, et comment a-t-elle disparu ? Elle est au fond de la mer. De vagues récits de pêcheurs veulent que des débris de portes et de fenêtres, des fragmens de pierre à moulin et d’autres vestiges aient été recueillis de temps en temps dans les filets. Une ancienne famille du pays, celle des Trevillian, porte sur ses armes un cheval sortant des eaux, en souvenir d’un de ses ancêtres, qui durant l’inondation parvint à gagner le rivage de la Cornouaille, monté sur un coursier, intrépide nageur. Pourquoi faut-il que ces fables se trouvent démenties par l’autorité de Strabon, qui décrit les lieux à peu près tels qu’ils existent aujourd’hui ? La géologie n’a pourtant point de raisons pour rejeter le fond de la légende, depuis surtout que les théories de Lyell ont appelé l’attention sur les derniers envahissemens de la mer. Ces eaux sont assez profondes et assez tempétueuses pour avoir forcé une ancienne barrière. Quelques rochers isolés, tels que le Wolf (le Loup) et les Seven-Stones (les Sept-Pierres), paraissent bien être les débris d’un isthme qui, ébranlé par des convulsions souterraines ou miné peu à peu par les vagues, s’est un jour abîmé violemment dans l’Atlantique ; mais une sorte de nuage ou de voile impénétrable couvre la date de l’événement.

Après deux ou trois heures de pleine mer, nous aperçûmes à l’horizon comme un groupe de nuages pétrifiés : c’étaient les îles Scilly. Mon cicérone m’apprit alors qu’il était un habitant de Saint-Mary’s et m’offrit de m’accommoder, c’est-à-dire de me fournir un logement dans sa maison. Je n’aime point les auberges ; les hôtels sont aux voyages ce qu’est le lieu-commun aux discours : aussi j’acceptai de grand cœur sa proposition, et nous fîmes des arrangemens en conséquence. Je n’en admirai pas moins son habileté, et je commençai à revenir un peu de ma première opinion sur la naïveté des Scilloniens[9]. Chemin faisant, nous rencontrâmes un joli vaisseau, le Maiden Bower, tout couvert de drapeaux, qui avait été lancé le matin même et que nous étions chargés de remorquer, c’est-à-dire de reconduire en triomphe dans le port. Les deux équipages échangèrent d’un navire à l’autre de vigoureux hourras, les chapeaux se balancèrent en l’air par trois fois, et je compris, que c’était une manière de saluer le nouveau venu sur les mers, en lui souhaitant toute sorte de prospérités. Mon hôte (car déjà je le considérais ainsi) me dit que le Maiden Bower avait été construit dans les îles Scilly : ces sauvages possédaient donc au moins d’excellentes notions sur l’architecture nautique !

Nous côtoyâmes quelque temps de farouches rochers, prodigieuses forteresses de la nature. Le premier aspect de ces îles est des plus singuliers : si jamais nos continens sont engloutis par la mer, ils auront cette forme. Des lambeaux de granit dispersés, déchirés, flottent en quelque sorte à la surface des mers pleines d’épouvante et de grandeur. À première vue, ces îles et ces îlots semblent inhabités ; on dirait les ruines d’un monde. Un vaste océan, sur lequel les rayons du soleil commençaient à décliner, mugissait, avec un air d’empire autour de ces terres à demi naufragées, que protégeait néanmoins une âpre ceinture de falaises. Il était à peu près six heures du soir quand nous entrâmes dans le port de Saint-Mary’s, entouré d’une longue jetée curviligne, peer, construite de 1835 à 1838. Le quai était couvert de monde, accouru, j’imagine, pour saluer l’entrée du nouveau navire. Quel ne fut pas mon étonnement de retrouver toutes les modes de Londres ! Les femmes portaient des chapeaux de paille ronds, et elles parlaient l’anglais avec un accent beaucoup plus pur que celui de la Cornouaille. On pénètre dans la ville, ou, comme on dit, dans la capitale de l’île, appelée Hugh-Town, par une entrée étroite et un peu sombre, comme celle d’une forteresse. Nous traversâmes des rues assez bien bâties et une grande place nommée la Parade, sur laquelle un interprète, me reconnaissant pour un Français, vint m’offrir ses services. C’est un Espagnol de naissance qui parle toutes les langues sans en savoir aucune. Une élégante boutique attira mon attention : j’entrai, et après m’avoir servi, le marchand, avec toute la politesse du West-End de Londres, me rendit ma monnaie de cuivre enveloppée dans un petit sac de papier. Décidément je m’étais trompé sûr les mœurs des habitans de Scilly islands.

La maison de mon hôte était construite en granit, ainsi que la plupart des maisons de Hugh-Town. Il avait épousé une Irlandaise qui ne regrettait point son pays. Comme tous les deux avaient besoin de sortir pour faire les provisions, ils me laissèrent le maître du logis. C’était un samedi, jour de visites, et l’on me pria de recevoir les visiteurs. Je ne puis dire qu’on me confia les clés de la maison, car il n’y avait point de clés : les chambres, les armoires, les bahuts, tout était ouvert avec la bonne foi des âges primitifs. À peine étais-je seul que j’entendis frapper à la porte de la rue. Je me levais pour ouvrir, quand deux jeunes filles, deux sœurs, entrèrent délibérément dans la cuisine. C’étaient les filles d’un fermier de l’île ; mais il n’y avait rien de rustique dans leur toilette ni dans leurs manières. L’aînée, forte, grande, haute en couleur, était une savante : elle avait appris les mathématiques, l’histoire et le français avec une institutrice de Hugh-Town. Elle était engagée à un jeune homme de Saint-Mary’s, et portait au doigt l’anneau d’or des fiançailles. La seconde avait environ dix-huit ans, des traits plus fins et plus délicats, un air de distinction naturelle. Toutes les deux n’avaient jamais quitté l’île, et pourtant elles étaient possédées du désir de connaître le monde. Elles parlaient de Penzance comme les bergers de Virgile parlent de la grande cité, urbem quam dicunt Romam, et leur père leur avait promis de les conduire l’année prochaine sur la terre ferme, mainland, si elles étaient bien sages. À Hugh-Town, on n’a pour se guider la nuit dans les rues que la lune et les étoiles, qui ne brillent pas toujours pendant l’hiver. Combien une ville éclairée au gaz leur semblait une grande merveille ! Ni l’une ni l’autre n’avait aucune idée de ce que peut être un théâtre, quoique l’aînée eût lu tous les drames de Shakespeare. Le roi devait être bien beau sur la scène, si son costume répondait aux descriptions et aux gravures ; mais c’est surtout la princesse qu’elles désiraient voir. Ce mélange de culture intellectuelle et d’ignorance de la société avait quelque chose d’intéressant. Elles aimaient fort les romans, et si elles se fussent senti les ailes libres, je crois que la mer ne les aurait point retenues. « Qui sait, s’écria la plus jeune, ce qui nous arriverait dans les pays étrangers ? » Et par pays étrangers elle entendait évidemment l’Angleterre. Tout en causant, les deux sœurs se mirent bravement à soigner le souper, qui jusque-là cuisait tout seul dans un coin de la cheminée, comme s’il avait pris l’habitude de se gouverner lui-même. Elles crurent pourtant utile d’activer le feu au moyen d’un soufflet cyclopéen, massive relique des temps primitifs de la civilisation. Un second coup de marteau retentit à la porte de la rue : c’était leur père qui venait les rejoindre. Vêtu de beaux habits de drap noir, ce visiteur avait, ainsi que disent les Anglais, l’air tout à fait respectable. Il était fier de ses filles, et comme l’étendue de leurs connaissances se représentait dans son esprit par la somme d’argent qu’il avait payée pour les instruire, il répétait volontiers avoir consacré 60 livres sterling (1,500 francs) à leur éducation. Sur ces entrefaites, mes hôtes étaient revenus. Le souper consista en une énorme langouste qu’on avait pêchée le matin dans les eaux de la baie. Nous ne nous séparâmes que vers onze heures du soir, et comme j’étais encore sous l’impression du bateau à vapeur, il me sembla voguer pendant toute la nuit. La même brise que j’avais entendue siffler dans la journée à mes oreilles, les mêmes vagues qui avaient mugi autour du navire, paraissaient souffler et hurler contre mes fenêtres, tant la mer était dans le voisinage. Saint-Mary’s, la plus grande des îles Scilly, n’a guère que de huit à neuf milles de circonférence, et la ville de Hugh-Town est bâtie sur une étroite langue de terre qui s’étend entre deux masses d’eau. Cette position est charmante, mais dangereuse, et des prophètes de malheur ont prédit que Hugh-Town serait un jour ou l’autre emporté par un déluge.

Je m’éveillai le dimanche matin au chant des psaumes, qui m’arrivait d’une chapelle voisine. Saint-Mary’s possède deux églises, l’ancienne et la nouvelle. La vieille église, old church, s’élève au milieu des champs : c’est une vénérable ruine dans laquelle on célèbre encore de temps en temps le service pour les morts. La nouvelle est un assez grand édifice construit en 1837, et dont le principal ornement est la simplicité. Le mouvement religieux se trouve d’ailleurs dominé par les sectes dissidentes, celle des ranters[10] a même opéré depuis ces dernières années une véritable réforme dans les mœurs des habitans. Il existe dans la ville deux écoles, l’une primaire pour les filles et les garçons, l’autre, plus avancée, pour les adultes. L’hiver, des cours publics, lectures, ont lieu le soir pour les grandes personnes dans l’école des enfans. Un trait qu’il faut noter à l’honneur de la population de Saint-Mary’s, c’est que dans cette île il n’y a point de pauvres. Si quelque insulaire est incapable de gagner sa vie, les autres viennent sans rien dire à son secours, de sorte qu’on ne rencontre jamais dans la ville ni dans les campagnes la misère en haillons. L’ivrognerie y est inconnue, surtout parmi les femmes. Les jeunes filles sont d’un caractère indépendant et ne veulent point servir. Elles s’engageraient peut-être comme domestiques dans des familles étrangères ; mais dans l’île, où chacun se connaît et vit sur un certain pied d’égalité, leur amour-propre souffrirait d’obéir à une maîtresse. On leur fait plus volontiers apprendre une profession, telle que celle de couturière ou de modiste. Les garçons de leur côté étudient la navigation dans les écoles et deviennent quelque chose de mieux que simples matelots. Les jeunes gens épousent presque toujours des filles de la localité, mais il n’est pas rare qu’on se fasse la cour durant huit ou dix années avant de s’engager dans des liens indissolubles. Faut-il dire qu’il existe une raison secrète à cette longue patience de l’amour ? Le mariage est ici presque toujours une conséquence de la maternité, ce n’est pas la maternité qui est, comme ailleurs, un fruit du mariage. Un pasteur protestant, qui vécut dans l’île pendant quatorze années, n’avait vu tout ce temps-là que deux premiers-nés venir au monde plus de neuf mois après la cérémonie. Il fut si ravi de cette circonstance peu commune, qu’à l’une des mères il fit cadeau d’un joli bonnet pour l’enfant, et à l’autre d’une bible dorée sur tranche. Il n’y a qu’un seul médecin pour toutes les îles : aussi vient-on le chercher avec un bateau pour le conduire à cinq ou six milles en mer dans les villages éparpillés derrière de redoutables falaises. Quand deux femmes font leurs couches en même temps dans deux îles différentes, il faut que l’une d’elles se passe des services de la science, à moins que l’enfant ne veuille bien attendre le retour du docteur. Ce médecin, très aimé à cause de son désintéressement et de sa bienfaisance, exerce une sorte de ministère à travers vents et marées. La force publique est représentée à Saint-Mary’s par un policeman, charpentier de son état, et qui travaille pendant la journée, mais qui, le soir venu, revêt l’habit de l’autorité et se promène, majestueusement sur le port. L’île se trouve en outre défendue par une citadelle connue sous le nom de Star Castle (château de l’Étoile). Cette citadelle ou château fort touche à Hugh-Town. On y parvient en gravissant une rude colline élevée d’environ cent dix pieds au-dessus du niveau de la mer, et devant la porte est suspendue une cloche, destinée en cas de besoin à sonner l’alarme. Star Castle a été construit en 1593, sous le règne d’Élisabeth. Il embrasse des bâtimens assez étendus, des logemens pour les officiers, une poudrière, des casernes, et se trouve protégé par des batteries, dont la principale, armée de cinq canons, s’élève du côté de Morning Point (la pointe du matin). Les remparts forment aujourd’hui une belle promenade, dont le sable fin, tout scintillant de grains de mica, est recouvert par des genêts épineux et de gigantesques fougères. À l’entrée, je rencontrai un sergent de haute taille qui me paraissait bien être le maître des lieux. Je lui demandai combien il avait d’hommes sous ses ordres. « Pour l’instant, me répondit-il, je suis la garnison ; mais le fort a logé de mon temps une dizaine de soldats, et comme on parle d’en venir aux mains dans toute l’Europe, j’espère qu’on nous remettra sur le pied de guerre. » En attendant, il était assisté dans ses fonctions militaires par sa femme, qui tenait les clés de la place.

Ces îles sont les Cassiterides ou îles d’étain des Grecs ; on n’y trouve pourtant presque aucune trace de travaux de mines bien étendus. Il est probable que les anciens ont confondu cet archipel avec les côtes de la Cornouaille sous le rapport de la production des métaux. Les Romains en avaient fait un lieu de bannissement. Ausone est le premier qui les décrive sous le nom de Sillinæ insulæ, lequel semble venir du mot breton sullêh, « rochers dédiés au soleil[11]. » Ces îles furent conquises par Athelstan, le premier foi saxon qui ait soumis les Bretons de la Cornouaille vers l’an 938. Durant les guerres civiles entre Charles ier et le parlement, elles tinrent d’abord pour le roi ; mais elles furent réduites en 1651 par l’amiral Blake et sir George Ayscue. Sur le rivage de l’île de Tresco s’élève une sombre tour qui porte encore le nom de Château de Cromwell (Cromwell’s Castle), et presque en face de cette tour se dresse un rocher appelé l’Île-du-Bourreau (Hangman’s Isle), parce que, selon la tradition, quelques soldats mutins furent pendus dans cet endroit-là par les troupes républicaines. Les îles Scilly appartenaient anciennement à la couronne : elles ont passé, on ne sait trop comment, dans le duché de Cornouaille ; mais depuis le règne d’Élisabeth elles ont été louées à des particuliers pour un temps limité. Le tenancier (lessee) gouverneur de ces îles est aujourd’hui M. Augustus Smith, qui habite Tresco Island, située presque en face de Saint-Mary’s. Le manoir de M. Smith consiste en un groupe de bâtimens modernes jetés d’une manière très pittoresque sur le front d’un rocher. Qui s’attendrait à trouver au pied de ces falaises arides deux lacs d’eau douce, s’étendant au milieu des riches cultures d’une délicieuse vallée ? M. Smith a planté des jardins sur les ruines d’une ancienne abbaye fondée dans le xe siècle, et les plantes grimpantes qui ont envahi les piliers, les arceaux, les ogives, recouvrent sans les masquer toutes les lignes délicates de l’architecture. Les fleurs les plus rares s’élancent avec profusion de la surface rugueuse des roches granitiques. Des bosquets de géraniums s’élèvent de plusieurs mètres au-dessus de la tête des promeneurs. Toutes les richesses de la végétation exotique se déploient pompeusement en plein air. Malgré les vents, le climat de ces îles est très doux, et dans les endroits abrités les plantes des pays chauds réussissent à merveille. Le propriétaire du manoir eut, il y a quelques années, l’idée d’acclimater à Tresco les autruches. Il commença par quatre de ces oiseaux, qui depuis lors ont crû et multiplié. M. Augustus Smith est une sorte de vice-roi dont l’autorité, tant soit peu dictatoriale, s’étend, sur tout le groupe des îles Scilly. Cinq d’entre elles seulement, — Saint-Mary’s, Tresco, Saint-Martin’s, Sainte-Agnes et Bryher, — sont habitées. Les autres, au nombre d’environ cent quarante, ne sont guère que des îlots recouverts d’un maigre gazon et fréquentés par les oiseaux de mer. Sainte-Agnes possède une église, une ou deux boutiques et un beau phare. Une des îles aujourd’hui inhabitées, Simson, avait encore dernièrement trois maisons et trois familles ; mais les parens moururent, et les enfans, plus ambitieux, ont déserté l’humble terre natale. L’île de Saint-Helen, où l’on trouve pourtant les ruines d’une église, n’est plus occupée que par un troupeau de daims et par quelques chèvres redevenues sauvages. Quand un étranger visite leur domaine, ces animaux le guettent d’un regard inquiet et gagnent la pointe des rochers ; ils ne reprennent un air d’assurance que quand ils voient l’importun s’éloigner sur son bateau. Dans un autre îlot vivent deux ânes qui saluent d’un braiement mélancolique le passage des barques, comme pour montrer qu’ils n’ont point encore perdu le sentiment de la société : ils habitaient autrefois Saint-Mary’s, où ils furent accusés de détruire les haies et sans doute aussi de commettre d’autres dégâts ; ils ont été jugés et transportés en conséquence, par ordre de M. Smith, sur ce rocher désert. Les pêcheurs leur donnent en passant des morceaux de biscuit de mer que ces pauvres bannis mangent avec un air de reconnaissance.

Les îles Scilly présentent un grand intérêt au point de vue des antiquités celtiques. Borlase, historien et antiquaire, prétend que les anciens druides honoraient dans les rochers une des personnifications de la Divinité. Pouvaient-ils mieux choisir sous ce rapport qu’un sombre océan tacheté d’îles, dont les flancs abrupts et battus par les vagues furieuses s’élèvent de toutes parts avec une grandeur austère et désolée ? Je ne crois pas qu’il y ait un endroit au monde où le granit ait revêtu des formes plus étranges, plus solennelles et plus religieuses, dans le sens où l’entendaient les anciens adorateurs de la nature. Ces masses grisâtres et solennelles, ces amas de pierres jetés dans un sublime désordre comme des villes de géans écroulées, ce mugissement de la mer répété par les échos des cavernes, tout annonce que de telles côtes ont dû servir autrefois de lieux sacrés. Ces rochers ont reçu des noms bizarres, selon la ressemblance qu’on a cru leur trouver avec les ouvrages de l’art ou de l’industrie humaine. La Chaise du Druide, Druid’s chair, par exemple, est un massif fauteuil de granit dans lequel on aime à croire que s’asseyait le grand-prêtre pour contempler le lever du soleil. Borlase pense en outre que quelques-unes des falaises avaient été artificiellement touchées par le ciseau pour y creuser des gouttières et des bassins (rock basins) destinés à recevoir l’eau du ciel dont on se servait dans les cérémonies lustrales. Les géologues ont démontré plus tard que la seule force des élémens avait pu imprimer de telles traces en décomposant la texture du granit. Ces coupes d’eau naturelle n’en ont pas moins un caractère singulier, et, attiré par le cri rauque des mouettes, je me suis arrêté plusieurs fois devant ces durs rochers où les oiseaux trouvent à boire. Une des curiosités qui ont le plus occupé les antiquaires sont les blocs mouvans (logan rocks), dont on trouve un bel exemple à Saint-Mary’s. Les îles Scilly contiennent aussi plusieurs barrows (tertres tumulaires), et dans un cairn (amas de pierre) fouillé il y a deux ou trois ans à Simson par les ordres de M. Smith, on a découvert un cercueil de granit et quelques ossemens. À Saint-Mary’s, près d’une tour appelée le Télégraphe, et du haut de laquelle les gardes-côtes observent tout ce qui se passe aux environs, j’ai visité un ancien cromlech à demi caché sous les fougères, et qui a reçu le nom de Giant’s grave (tombe du Géant). Ce monument consiste en trois blocs de granit couchés sur des pierres latérales qui leur servent de point d’appui, et forment ainsi vers le milieu une sorte de vide à travers lequel un homme pourrait passer en rampant. On trouve aussi dans l’île un spécimen curieux de ce que les Anglais appellent cliff castles (châteaux-falaises). Il ne faudrait pourtant point, sur la foi du nom, s’attendre à trouver une citadelle construite d’après l’art moderne de nos ingénieurs ; ces châteaux-forts annoncent au contraire l’absence de toute architecture. Borlase attribue aux Danois les traces de grossiers ouvrages militaires qu’on découvre autour d’une des falaises de Saint-Mary’s ; mais le vulgaire, qui aime le merveilleux, lui a donné le nom de château du Géant, Giant’s castle. Ce n’est point seulement sur les pierres et les monumens de la nature que les anciens Bretons ont gravé la trace de leur passage ; quelques coutumes celtiques se sont conservées dans les mœurs des habitans. Au solstice d’été, midsummer, les côtes de la Cornouaille en face des îles Scilly se couronnent de feux de joie. Tous les antiquaires attribuent l’origine de cette coutume aux anciens druides, qui croyaient attirer ainsi les bénédictions du ciel sur les fruits de la terre commençant à mûrir.

Il est difficile de ne pas être frappé de la ressemblance qui devait exister autrefois entre cette partie de l’Angleterre et notre Bretagne française. C’était la même race d’habitans, la même langue, presque la même configuration des roches. Aujourd’hui la différence est grande. Tandis que des dogmes immobiles, des traditions féodales, des coutumes de l’ancien régime enchaînaient nos Bretons à l’ignorance et à la misère, les Celtes de l’autre côté du détroit ont trouvé dans la liberté religieuse et dans la liberté politique le moyen de dominer les conditions ingrates que leur avait faites la nature. Les habitans des îles Scilly sont très industrieux : les uns exercent la profession de pilote, d’autres se livrent à la construction des navires ou à l’agriculture. L’intérieur de Saint-Mary’s est un délicieux jardin entouré par une redoutable ceinture de rochers et de falaises au milieu desquels domine l’orgueilleux promontoire de Penninis. On y trouve toute la grâce d’une campagne bien verte, bien cultivée, arrosée de sources et de ruisseaux, formant un contraste perpétuel avec les aspects les plus farouches et les beautés les plus sauvages. Les fermes ont un grand air de prospérité. Des huttes construites avec des pierres sans ciment et surmontées d’un toit de chaume lié par de grosses cordes de paille servent de granges pour recevoir le produit de la moisson. Les champs se trouvent divisés par des haies de mûriers sauvages, le long desquelles des enfans, les mains et les dents rougies, cueillent des baies pour faire des black berry pies (tourtes de fruits). Les fermiers vont à cheval et en voiture. Je me souviens d’avoir rencontré dans une des routes sablées et bien entretenues un carrosse de forme antique traîné par deux jumens noires qui semblaient regretter que l’île ne fût pas plus longue pour montrer leur ardeur. Près de la ville, des jardins divisés entre les habitans s’étendent au penchant d’un coteau ; c’est là que chacun vient le soir cultiver ses légumes. Les arbres à fruit ne prospèrent bien que dans les endroits abrités des vents. Près d’Old-Town (l’ancien village) se trouve un excellent verger entouré de remparts de terre et de murailles élevées contre l’ennemi de la végétation, c’est-à-dire la brise de mer. Là, les plantes d’agrément, qu’on ne trouve ordinairement que dans les serres, se marient sans orgueil aux plantes utiles. Les murs se montrent très rarement nus, ils sont presque toujours recouverts d’une herbe grasse qu’on appelle ice-plant[12], originaire du cap de Bonne-Espérance, et qui forme des haies charmantes. La principale culture de l’île est pourtant la pomme de terre, qui pousse de bonne heure dans un terrain chaud et sablonneux, et qu’on envoie comme primeur au marché de Covent-Garden.

Le besoin de bâtir et de faire fortune est une des maladies de la civilisation moderne, surtout en Angleterre ; je crains fort que cette maladie n’ait passé la mer, et n’ait atteint les naturels des îles Scilly. Je m’étais arrêté dans l’intérieur de l’île devant une maison toute nouvellement construite et décorée avec une certaine élégance, quand un homme pâle, maigre, exténué, m’aborda et me raconta son histoire. « C’est moi, dit-il, qui ai bâti cette maison ; elle est très jolie, très agréable, mais elle m’a tué. Pour avoir le moyen de conduire à bien mon entreprise, je me suis condamné à ne manger pendant dix années que des pommes de terre et à travailler comme un cheval. Le résultat, vous le voyez (et il me montra ses membres appauvris). À mesure que la maison s’élevait et se portait de mieux en mieux, je dépérissais. Aujourd’hui qu’elle est terminée, je n’ai pas deux ans à vivre. »
iii.

L’Océan, qui entoure les îles Scilly, est un objet de terreur pour la navigation. À Saint-Mary’s, dans Porthellick Bay, gît ce qu’on appelle la tombe de l’Amiral, Admiral’s grave. Sir Cloudesley Shovell revenait de Toulon en 1707, quand son vaisseau et quelques autres heurtèrent contre les rochers qui forment le groupe occidental de cette chaîne de granit. Il fut enterré avec son chien, et deux pierres, l’une à la tête, l’autre aux pieds, marquent sur le sable nu la place de cette ancienne sépulture. Sa femme, plus tard, le fit exhumer et transporter à Londres. Mais pourquoi parler d’anciens naufrages ? Durant mon séjour aux îles Scilly, une goëlette française, la Dunkerquoise, entra dans le port de Saint-Mary’s le grand mât fracassé, les flancs ouverts et faisant eau de toutes parts. Les marins étaient de blonds enfans de la Bretagne qui avaient été poursuivre la morue dans les eaux glacées de l’Islande. La pêche avait été bonne ; mais au retour ils avaient été jetés pendant la nuit contre un steamer anglais. L’équipage s’était heureusement sauvé sur le bateau à vapeur à l’exception d’un mousse âgé de quinze ans, qui avait été perdu et noyé dans la catastrophe. On serra dans un sac ses bottes vides et ses pauvres vêtemens, puis on jeta la paille de son lit dans la mer, et tout fut dit. Pourtant le capitaine avait les larmes aux yeux. On a vu quelquefois à Saint-Mary’s, pendant l’hiver, jusqu’à huit et dix cadavres recueillis sur la grève et portés silencieusement dans les rues de la ville. La Parade a même été sous certains vents envahie par les flots. Après un naufrage, les requins apparaissent dans ces mers, flairant et suivant à la piste les corps morts. De telles calamités n’en constituent pas moins pour les insulaires une branche d’industrie. C’est surtout l’hiver qu’ils font de l’argent en recueillant la moisson des tempêtes. Les désastres se montrent, il est vrai, moins fréquens depuis que les mers sont mieux éclairées, et c’est tout au plus si les habitans des îles Scilly ne se plaignent point à voix basse de cette amélioration. Que voulez-vous ? Le progrès ne saurait contenter tout le monde.

Cette dernière circonstance, l’éclairage des mers, me rappela le but de mon voyage. J’étais venu pour voir le vaisseau-fanal qui fut amarré en 1841 à peu près deux milles à l’est des Seven Stones, sombre groupe d’écueils annoncé de loin par le cercle d’écume que décrit la mer en se brisant contre les rochers. Il me fallut attendre un temps parfaitement calme, car les bateliers de Saint-Mary’s ne se risqueraient pour rien au monde dans une telle expédition quand le vent souffle haut et que la marée suit une direction défavorable. Je pus apprécier moi-même dans le bateau la fureur de la vague prise entre un réseau de falaises et la violence inouïe de ces mers, où par certains jours, disent les matelots, les navires s’enfoncent ainsi qu’un morceau de plomb. Nous arrivâmes pourtant sans encombre, après avoir tourné, près de Tresco, le promontoire de Saint-Martin, Saint-Martin’s Head. À première vue et de loin, un light-vessel ressemble beaucoup pendant la journée à un vaisseau ordinaire. Si l’on y regarde de plus près, on trouve entre eux une bien grande différence. Le vaisseau-lumière flotte, mais il ne remue point : ses mâts épais et courts sont dénués de voiles et couronnés de grosses boules. Les autres navires représentent le mouvement, celui-ci représente l’immobilité. Ce qu’on demande d’ordinaire à un bâtiment est d’être sensible au vent, à la mer ; ce qu’on exige du light-ship est de résister aux élémens. Qu’arriverait-il en effet si, chassé par la tempête, il venait à dériver ? Pareil à un météore, ce fanal errant tromperait les pilotes au lieu de les avertir. Un navire qui ne navigue point, un vaisseau-borne, tel est donc l’idéal que se propose le constructeur d’un light-vessel, et cet idéal a naturellement exercé dans plus d’un sens l’imagination des architectes nautiques. Les formes varient selon les localités : la coque du navire est plus allongée en Irlande qu’en Angleterre ; mais dans tous les cas on s’est proposé un même but, la résistance à la force des vents et des vagues. On a voulu que par les plus violentes marées, au milieu des eaux les plus bouleversées et dans les situations les plus exposées à la puissance des courans, il chassât sur son ancre en s’agitant le moins possible. Pour qu’il restât par tous les temps dans la même situation maritime, il a été nécessaire de l’attacher. Galérien rivé à une chaîne et à des câbles de fer, il ne peut s’éloigner ni à droite ni à gauche. L’étendue de cette chaîne varie selon les localités : aux Seven Stones, où le vaisseau repose sur deux cent quarante pieds d’eau, elle mesure un quart de mille de longueur. On y a depuis quelques années ajouté des entraves qui subjuguent les mouvemens du navire, et encore a-t-on obtenu que, tout esclave qu’il fût, il pesât le moins possible sur ses amarres. Il y a très peu d’exemples d’un light-vessel ayant rompu ses liens, et il n’y en a point jusqu’ici qui ait fait naufrage. On n’a jamais vu non plus les marins de l’équipage changer volontairement de position, quelle que fût la fureur de la tempête. Si pourtant le vaisseau se trouve déplacé par l’irrésistible force des éléments au point que sa lumière puisse devenir une source d’erreurs pour la navigation, on arbore un signal de couleur rouge, on tire le canon, et généralement il se trouve bientôt réintégré dans sa situation normale. Le danger de dériver et la présence d’esprit qu’exigent en pareil cas les différentes manœuvres proclament néanmoins assez haut le courage des hommes qui vivent toute l’année sous une pareille menace. Comme il faut d’ailleurs tout prévoir, un vaisseau de rechange, spare-vessel, se tient prêt dans les quartiers-généraux du district à n’importe quelle éventualité ; grâce aux télégraphes établis sur les côtes, la nouvelle est bientôt connue, et souvent, avant le coucher du soleil, le bâtiment de réserve, remorqué à toute vapeur, occupe déjà la place du navire forcé et arraché par la tourmente. Les light-vessels de Trinity House sont peints en rouge, ceux d’Irlande sont noirs. On a reconnu que le rouge et le noir étaient les deux couleurs qui contrastaient le mieux avec la nuance générale de la mer. Sur les flancs du vaisseau est écrit son nom en grosses lettres. Un drapeau portant une croix écartelée de quatre navires flotte contrarié et tordu par la brise : ce sont les armes de la maison de la Trinité.

Deux marins placés en vedette sur le pont reconnurent de loin l’arrivée de notre bateau et nous firent signe que nous serions les bienvenus à bord. L’équipage du light-vessel se compose d’un maître ou capitaine, master, d’un aide, mate, et de neuf hommes. Parmi ces neuf hommes, trois sont chargés du service des lampes, tandis que les six autres, parmi lesquels est un habile charpentier, entretiennent l’ordre et la propreté dans le vaisseau-fanal. Il ne faudrait d’ailleurs point s’attendre à trouver l’équipage au complet ; deux tiers seulement des marins sont à bord, tandis que leurs camarades vivent pour un temps sur le rivage. L’expérience a démontré que le séjour perpétuel sur un tel vaisseau était au-dessus des forces morales et physiques de la nature humaine. L’écrasante monotonie des mêmes scènes, la vue des mêmes eaux toutes blanches d’écume aussi loin que s’étend le regard, le bruit du sifflement éternel de la brise et le tonnerre des vagues, si retentissant que parfois les hommes ne s’entendent point parler entre eux, tout cela doit exercer sur l’esprit une influence sinistre. J’oubliais l’écueil des Seven-Stones, morne voisin toujours englouti, toujours menaçant, avec ses deux pointes de rochers qui se montrent comme deux dents par la marée basse. Si quelque chose étonne, c’est qu’il se rencontre des hommes pour braver une existence entourée de conditions si sévères ; les Anglais eux-mêmes ont rangé les équipages des light-vessels parmi « les curiosités de la civilisation ». Afin d’adoucir néanmoins les rigueurs d’une profession si étrange, on a décidé que les marins passeraient deux mois sur le vaisseau et un mois à terre. Le capitaine et l’aide alternent de mois en mois entre la mer et le rivage. Encore faut-il que l’Océan permette aux hommes de se relever ainsi à tour de rôle : tel n’est pas toujours son bon plaisir. Il arrive assez souvent pendant l’hiver que la tempête et la marée s’opposent à toute espèce de débarquement, et que des semaines s’écoulent sans que les communications puissent être rétablies entre le light-ship et les îles Scilly. Les marins à terre sont occupés par l’administration à nettoyer les chaînes, à peindre les bouées, à remplir d’huile les canules, oil tins, ou à d’autres ouvrages du même genre. Ceux des Seven Stones demeurent alors à Tresco. Une observation assez intéressante pour quiconque s’occupe de la physiologie des songes m’a été communiquée par un de ces derniers : tout le temps, me disait-il, qu’il était sur terre, il rêvait de la mer ; tout le temps qu’il était en mer, il rêvait de la terre.

À bord, j’admirai la belle tenue des hommes et du vaisseau. Combien leur visage, hâlé par la brise de mer, respirait un air de franchise et d’assurance ! Assez contens de leur sort, ils se plaignent seulement de la quantité et de la qualité des vivres. La ration de pain (sept livres par semaine) n’est point, selon eux, suffisante pour des hommes en bonne santé (hearty men), et j’avoue par expérience que l’air vif auquel ils sont exposés est bien fait pour aiguiser l’appétit. Quand ils sont en mer, la nourriture leur est fournie par Trinity House ; à terre, ils reçoivent 1 shilling 3 deniers par jour (1 fr. 50 cent.) au lieu de provisions. L’un des deux marins qui se trouvent en même temps à bord chargés du soin des lampes, lamp trimmers (le troisième est à terre), remplit pendant un mois les fonctions de cuisinier. Autrefois, s’il faut en croire la rumeur publique, des équipages de light-vessels, isolés par de continuelles tempêtes qui rendaient la mer impraticable, auraient été réduits à la cruelle nécessité de mourir de faim[13]. Aujourd’hui un bateau à vapeur ou un vaisseau bon voilier fait assez régulièrement le service tous les mois. Par les mauvais temps, les communications ne se trouvent en tout cas jamais suspendues pendant plus de six semaines, et les équipages ont des provisions qui leur permettraient au besoin d’attendre au-delà de ce terme.

Un light-vessel, ne l’oublions pas, a deux missions : il doit signaler un danger et servir de flambeau sur les mers. Le danger ici est l’écueil des Seven Stones, et le vaisseau a été placé aussi près du récif qu’il pouvait l’être sans trop exposer la sûreté du bâtiment. Quant au système d’éclairage, il a été déterminé par les conditions mêmes où la lumière est appelée à vivre. Si bien enchaîné que soit un navire, il remue toujours un peu avec la mer qui s’élève et qui s’abaisse. En pareil cas, on n’a pu se servir de ces grandes lanternes fixes, massives ruches de cristal, que l’on voit souvent dans les phares. L’appareil consiste en lampes dites lampes d’Argand, qui se balancent et sautillent en l’air jusqu’à ce qu’elles aient atteint une position verticale. Tout cela est tenu avec une extrême propreté, et les réflecteurs d’argent sont si bien polis que l’œil n’y découvrirait point la moindre rayure. Les lanternes dans lesquelles se trouvent fixées les lampes entourent le mât ; on les descend pendant la journée sur le pont pour les nettoyer et les alimenter d’huile ; la nuit, on élève, au moyen d’une corde, cette couronne de lumières. Le vaisseau est en outre pourvu de canons et d’un gong. On tire le canon lorsqu’on voit des navires s’approcher inconsidérément de l’écueil des Seven-Stones. Le gong est un instrument en cuivre et sonore, sorte de tam-tam sur lequel on frappe durant les temps de brouillard ou dans les tempêtes de neige pour avertir de la présence du péril. Malheureusement les navires étrangers ne comprennent point toujours ces signaux. Les marins du light-vessel n’ont vu que deux naufrages contre le récif : dans le premier cas, ils sauvèrent un homme ; dans le second, tous les passagers, à l’exception de la femme d’un missionnaire. Le sauvetage n’entre pourtant point dans leur service, et l’administration admire sans les encourager de tels actes d’héroïsme. Leur devoir est de veiller sur la lumière, et c’est à elle seule qu’ils ont juré de se dévouer. La discipline est sévère, et nul homme ne doit quitter son poste sous quelque prétexte que ce soit. Un marin, ayant appris en 1854 la mort de sa femme, déserta, le vaisseau-fanal pour se rendre à Londres, où devait avoir lieu l’enterrement. Il fut réprimandé ; mais, en considération du motif pour lequel il s’était absenté, on voulut bien ne point le frapper de destitution. Le light-ship des Seven-Stones est le plus exposé et le plus menacé de tous les vaisseaux de la côte ; le capitaine le considère néanmoins comme chassant plus aisément sur ses ancres dans ces mers à longues lames que d’autres navires du même genre amarrés dans des mers à lames plus courtes. À l’entendre, cet intrépide bâtiment « est toujours prêt pour la tourmente. » Et pourtant le pont est quelquefois balayé par les vagues, et quand la mer le frappe, par le haut-bord, on croirait entendre « décharger une pièce de quatre. »

La vie des hommes de l’équipage est à peu près la même sur tous les light-vessels. Le dimanche, au lever du soleil, on abaisse la lanterne ; l’allumeur (lamplighter) nettoie et prépare les lampes pour le soir. À huit heures, tout le monde doit être levé ; on suspend les hamacs, et l’on sert le déjeuner. Après cela, les marins font leur toilette et revêtent leur uniforme, dont ils sont fiers, car sur les boutons figurent les armes de Trinity House. À dix heures et demie, ils se rassemblent dans une cabine pour célébrer le service religieux. Au coucher du soleil, on hisse et arbore la lanterne allumée, véritable étendard du vaisseau, puis on se réunit encore pour prier Dieu et lire la Bible. À part les services du matin et du soir, les autres jours de la semaine ressemblent beaucoup au dimanche. Le mercredi et le vendredi sont les grandes fêtes du nettoyage ; il faut alors que le vaisseau reluise de propreté. Surveiller et entretenir les appareils d’éclairage, faire le guet sur le pont, noter sept fois toutes les vingt-quatre heures les conditions du vent et de l’atmosphère, s’assurer aux changemens de lune que les chaînes du vaisseau sont en bon état, tel est à peu près le cercle invariable des occupations. Ces travaux laissent néanmoins des momens de loisir, que l’on occupe par la lecture. Il y a toujours à bord une bibliothèque, et les ouvrages circulent de main en main. Qui ne plaindrait dans de pareilles circonstances l’homme ne sachant ni lire ni écrire ? Telle est pourtant la condition de quelques-uns d’entre ces marins à leur entrée dans le service ; mais, soit la force de l’exemple, soit le besoin de tromper l’accablant ennui des heures désœuvrées, il arrive assez souvent qu’aidés par les soins obligeans du capitaine ou du second maître, ils réparent plus ou moins ce défaut absolu d’éducation. Il en est un par exemple qui s’est assez instruit lui-même pour devenir aide à bord d’un vaisseau-fanal, et qui est aujourd’hui l’un des meilleurs officiers de la compagnie. Les marins se livrent en outre à toute sorte d’ouvrages de patience, et de fantaisie ; quelques-uns exercent un état tel que celui de cordonnier ou de menuisier. Certains épisodes de mer viennent parfois rompre l’effrayante monotonie de cette existence taciturne. De même qu’une chandelle allumée attire les phalènes, la lumière du navire appelle de temps en temps au milieu de la nuit des nuées d’oiseaux. Plusieurs d’entre eux tombent morts sur le pont ou étourdis par le choc, d’autres s’attachent à la lanterne trop épuisés pour échapper à la main des matelots. On raconte que mille de ces oiseaux furent ainsi pris en une nuit par l’équipage d’un light-vessel, et que les hommes en firent un gigantesque pâté de mer (sea-pie). Ces marins reçoivent un salaire d’à peu près 55 shillings par mois, qui s’accroît d’ailleurs à mesure qu’on s’élève vers les rangs supérieurs. Le capitaine touche 80 livres sterling (2,000 fr.) par an. Ils sont presque tous mariés et pères de famille. À terre, ils soignent volontiers un petit jardin paré de fleurs et de légumes ; sur mer, ils ont le sentiment d’être utiles, et cette conviction n’est point étrangère à l’espèce de courage stoïque avec lequel ils supportent la solitude de l’océan. Leur destinée ressemble à celle du vaisseau qu’ils habitent durant la plus grande partie de l’année ; enchaîné, obligé de résister aux tentations de la vague et de la brise, mordant en quelque sorte son frein, il souffre, mais il éclaire.

Le royaume-uni possède quarante-sept lumières flottantes, dont trente-quatre appartiennent en Angleterre à Trinity House, quatre en Irlande au Ballast Board, et le reste à des autorités locales. La construction et l’équipement d’un de ces vaisseaux coûtent de 3,622 liv. sterl. (90,550 fr.) à 6,224 liv. sterl. (155,600 fr.). L’entretien de chaque bâtiment, en comptant la consommation de l’huile, le salaire, l’habillement et la nourriture des hommes, entraîne pour Trinity House une dépense annuelle de 103 liv. sterl. (27,575 fr.). Les light-vessels rendent à coup sûr de grands services, ils s’adaptent merveilleusement à la configuration d’une partie des côtes britanniques, et cette circonstance explique assez qu’ils aient pris naissance en Angleterre ; mais leur lumière ne saurait s’élever à une grande puissance. Aussi leur préfère-t-on de beaucoup le feu des phares dans tous les endroits où la nature a permis d’élever certains ouvrages de maçonnerie[14]. C’est cette seconde branche de l’éclairage des mers qu’il nous faut étudier.

iv.

Les phares ou édifices destinés à servir de véhicule à la lumière, light-houses, se présentent en Angleterre dans trois conditions bien différentes. Les premiers s’élèvent montés sur de hautes échasses à l’embouchure des rivières refoulées par la marée, et ressemblent tant soit peu à des hérons. Ces échasses sont ou des charpentes de bois ou des tiges de fer qui soutiennent en l’air le corps du logis, de sorte que la vague peut tressaillir et écumer pendant des siècles sans atteindre le sommet où vit la lumière. La solidité de telles constructions bizarres donne généralement un démenti au proverbe qui veut que les maisons bâties sur le sable ne soient point à même de défier le choc du vent et des eaux. Les secondes light-houses sont des tours qui s’élancent avec beaucoup plus de dignité sur les côtes. Environnées de blancs cottages et enfermées par un mur d’enceinte, elles font face à la mer qu’elles dominent. On peut voir un bel exemple de ces phares au cap du Lizard : l’édifice consiste en deux tours surmontées d’une lanterne et reliées entre elles par une galerie couverte, de telle sorte que le gardien chargé d’entretenir la lumière, light-keeper, peut passer de l’une à l’autre pendant la nuit sans être exposé à la pluie ni aux injures de l’air. Les bureaux, les appartemens, les maisons des gardiens du phare forment tout ensemble avec les tours une masse de bâtimens blanchis à la chaux qui, à cause de cette couleur éclatante, servent de point de repère aux marins pendant la journée. Enfin les troisièmes light-houses sont des géans de granit debout et isolés au milieu des abîmes de l’Océan. On les comparerait volontiers à Prométhée : cloués au roc, ils lèvent à bras tendu vers le ciel, comme un défi jeté à Jupiter, le feu que toutes les colères de la tempête ne sauraient éteindre. L’érection de ce dernier système de phares est évidemment le triomphe de l’architecture appliquée à la science des ingénieurs. Le plus ancien de tous est celui qui se dresse au milieu de la mer sur le rocher d’Eddystone, Eddystone Lighthouse.

Je m’y rendis de l’ancien port de Plymouth, Sutton Pool, sur une forte barque gouvernée par deux hommes : il était huit heures du matin, et je fus averti que le voyage pour aller et pour revenir durerait à peu près toute la journée. Nous passâmes devant la citadelle, où l’on était en train d’élever des batteries circulaires sur des collines nues et farouches. Arrivés dans le détroit de Plymouth, nous rencontrâmes sur la droite le Break-Water (brise-lames), ouvrage de titans ; c’est une chaussée toute pavée de quartiers de roches et qui s’étend sur une longueur d’un mille dans la mer, dont elle rompt la sauvage impétuosité. La première pierre, — un énorme bloc, — fut posée ou pour mieux dire précipitée dans ces eaux le 12 avril 1812. Depuis lors, on a englouti des carrières de quatre millions de tonnes de rochers pour combler dans cet endroit le lit de l’Océan. Je m’arrêtai au Break-Water, curieux de visiter à la fois cette stupéfiante barrière qui dompte la fureur des flots et un phare construit en 1843 qui s’élève à l’extrémité ouest du brise-lames. Après avoir marché quelque temps sur une grève toute jonchée de rochers de granit aplanis et façonnés en manière de dalles par le ciseau, je trouvai au bout de cette voie cyclopéenne une tour grisâtre percée d’étroites fenêtres irrégulières, couronnée d’une lanterne et flanquée d’un tuyau de cheminée qui fumait. On n’arrive à la porte, massive et solidement fixée dans un chambranle de métal, qu’après avoir escaladé plusieurs marches de granit aussi raides que les degrés d’une échelle : on a évidemment voulu fermer l’entrée de la tour à un visiteur dangereux, et ce visiteur est la mer, qui par les gros temps s’élance quelquefois sur la chaussée, élevée pourtant de dix-huit à vingt pieds au-dessus du niveau des eaux basses. À l’intérieur, un escalier de pierre tournant, tel qu’on en rencontre dans les anciens donjons, conduit d’abord à la chambre des huiles (oil room), où se trouvent seize grands récipiens connus sous le nom de citernes (oil cisterns). On voit ensuite se succéder la chambre des provisions (store-room), la chambre à coucher (bed-room), le salon (dwelling-room), et la chambre du guet (watch-room). Le tout est surmonté par une loge de verre recouverte d’un toit également de verre, et au milieu de laquelle trône la lanterne, haute de huit pieds, soutenue par des piliers de bronze. Cette lanterne se trouve pourvue de quatre réflecteurs et de cent dix-huit miroirs ; la lumière porte à une distance de huit milles ; elle est rouge pour ceux qui l’aperçoivent en mer et blanche pour ceux qui l’observent du rivage. Au phare est attachée une cloche que l’on sonne constamment par les temps de brouillard, et telle est l’expérience des pilotes que d’après la manière dont le son de cette cloche leur arrive, ils savent tout de suite dans quel endroit de la mer ils se trouvent[15]. Le personnel se compose de trois hommes, qui passent chacun deux mois dans le phare et un mois sur le rivage. Les deux qui sont de service se relèvent l’un l’autre pendant la nuit. Ils reçoivent tous les mois de Plymouth leurs provisions, qui consistent surtout en légumes secs et en viandes salées. Dans le cas où l’un des hommes vient à tomber malade, on fait jouer le télégraphe, et si c’est la nuit, on donne le signal par une lumière. Leur femme et leur famille peuvent venir en bateau les visiter pendant la journée ; mais dès le coucher du soleil il faut vider la place. Durant l’hiver, les vagues montent souvent plus haut que le toit de la tour. Ces deux phares, celui du Break-Water et celui du rocher d’Eddystone, ont ensemble plus d’un rapport, en ce sens que, se trouvant sur le même chemin, ils guident d’une lumière à l’autre les vaisseaux qui veulent entrer la nuit dans le port de Plymouth. Il y a pourtant entre eux la différence d’un nain à un colosse. C’est vers le colosse que devait maintenant me pousser la voile de la barque, un instant amarrée aux anneaux de fer du brise-lames.

L’histoire du phare d’Eddystone a été racontée avec une noble simplicité par celui-là même qui eut la gloire de le construire[16]. Un premier entrepreneur, nommé Henri Winstanley, avait élevé en 1696, sur ce roc isolé au milieu de la mer, une maison assez semblable à une pagode chinoise ou à un belvédère. Une gravure du temps, exécutée par les ordres de l’architecte, le représente lui-même se livrant du haut d’une fenêtre aux innocens plaisirs de la pêche à la ligne. Cette maison, toute chargée de devises et d’inscriptions, couronnée de galeries ouvertes, hérissée d’angles, de saillies et d’ornemens fantasques, n’avait en vérité qu’un défaut : elle n’était point solide. Cet Henri Winstanley paraît avoir été un excentrique. Après avoir érigé une construction qui laissait beaucoup à désirer sous le rapport de la force et de la stabilité, il appelait sans cesse la tempête avec un air de triomphe et de défi. « Soufflez, vents ! l’entendait-on s’écrier dans un accès d’audace lyrique ; révolte-toi, mer ; déchaînez-vous, élémens, et venez mettre à l’épreuve mon ouvrage ! » La tempête vint, comme elle en était priée, mais ce fut pour engloutir le bâtiment et l’architecte. Le 26 novembre 1703, Winstanley s’était rendu sur les lieux pour faire quelques réparations au light-house, lorsque pendant la nuit un effroyable orage arracha tout l’édifice avec les habitans, et ne laissa qu’une chaîne de fer rivée dans la pierre. Cependant un phare était nécessaire sur le rocher d’Eddystone. Depuis que la lumière s’était éteinte, un vaisseau de guerre, le Winchelsea, venait d’être mis en pièces pour avoir heurté contre cet écueil, et plus de la moitié de l’équipage avait péri. La difficulté de l’entreprise ne découragea point un mercier de Londres, John Rudierd, qui tenait boutique dans Ludgate Hill. Le hasard avait fait de lui un marchand, mais la nature avait voulu qu’il fût ingénieur. En juillet 1706, il se mit à l’œuvre et réussit à construire une tour en bois qui excita l’admiration des juges les plus compétens. Le nouveau feu fut inauguré en juillet 1708, et pendant quinze années il ne cessa de briller et d’éclairer les navires. Les rudes hivers se succédèrent, les vagues se soulevèrent avec furie ; les tempêtes, même celle de 1744, qui a laissé de tristes souvenirs, passèrent sur l’édifice sans l’ébranler. Ce second light-house avait résisté à la puissance des eaux, il fut détruit par le feu. Au commencement de la nuit du 1er décembre 1755, une sombre nuit d’hiver, tout était calme dans la tour, quand vers deux heures du matin le gardien de service monta comme d’habitude dans la lanterne pour moucher les chandelles, et la trouva pleine de fumée. À peine eut-il ouvert la porte qu’un courant d’air fit éclater les flammes. Ce gardien, qui était un vieillard, donna l’alarme à ses deux camarades ; mais ces derniers dormaient, et quelque temps se passa, avant qu’ils ne vinssent à son secours. Il chercha, en les attendant, à éteindre le feu au moyen d’un tuyau d’eau qui se trouvait placé à l’étage supérieur : inutiles efforts ! Une pluie de plomb fondu lui tomba du sommet de la tour sur la tête, sur les épaules et jusque dans la bouche[17]. Les deux autres gardiens ne furent pas plus heureux : la provision d’eau était épuisée, et pour la renouveler il leur eût fallu descendre et remonter un escalier de soixante-dix pieds de hauteur. Il ne restait d’autre parti à prendre que de battre en retraite : ils se sauvèrent d’étage en étage devant l’incendie, qui finit par les poursuivre jusque sur le bord de la mer. Heureusement la marée était basse, et ils purent ainsi chercher un refuge sous une chaîne de rochers qui s’élève à l’est de l’écueil. Vers la pointe du jour, le livide reflet de l’incendie fut aperçu par les pêcheurs de Cawsand et de Rame Head, qui arrivèrent avec leurs barques ; mais à cette heure la mer était haute, et la brise fraîchissait : aussi ne fut-ce point sans peine qu’on put porter secours aux trois gardiens tremblans et comme frappés de stupeur. Tel fut le sort du second phare construit sur le rocher d’Eddystone.

Il était réservé à Smeaton, fabricant, d’instrumens de mathématiques, de vaincre par la science et le calcul l’opiniâtre résistance des élémens conjurés. Averti, non découragé par l’échec de ses deux prédécesseurs, il résolut d’ériger une tour en pierre. On pourrait définir son édifice un arbre de granit enraciné, dans le roc. C’est en observant la nature, il nous le dit lui-même, c’est en considérant le tronc d’un chêne qu’il conçut l’idée d’un monument destiné à braver par la forme aussi bien que par la solidité de la matière l’épouvantable violence de la tempête. La première pierre fut posée le 15 juin 1757 et la dernière le 24 août 1759. Ce troisième light-house est celui que je voyais maintenant s’élever triste et fier au-dessus des profondeurs de l’Océan. À chaque souffle de la brise qui nous rapprochait, il semblait grandir, et je pus alors mieux comprendre l’étymologie du nom qui a été donné à l’écueil d’Eddystone (eddy, tourbillon). Debout au milieu de ce cercle d’écume, le phare s’élance peint de bandes horizontales alternativement rouges et blanches : ces deux couleurs sont bien faites pour attirer les regards des marins[18]. À peine débarqués, nous escaladâmes de rudes marches taillées dans le rocher, et nous nous trouvâmes au pied de la tour, la face tournée vers la mer, qui nous enveloppait en grondant. Les deux pêcheurs qui m’avaient amené se découvrirent et agitèrent leur chapeau rond du côté de Plymouth, dont Eddystone est séparé par une distance de quatorze milles. C’est de près et en examinant les caractères de la structure qu’on peut apprécier la solidité de cette tour ; elle ne forme pour ainsi dire qu’une seule pierre, tant les pièces de granit, assemblées, selon le langage des architectes, à queue d’aronde, s’incrustent et se confondent les unes dans les autres. L’intérieur ressemble beaucoup, pour la disposition, à celui de tous les light-houses, étant composé d’une cuisine, de deux chambres pour les provisions, store-rooms, d’une chambre à coucher et d’une lanterne. Sur la corniche de granit qui règne autour du second store-room, on lit ces paroles qui n’ont jamais été mieux appropriées à la circonstance : « À moins que le Seigneur ne construise lui-même la maison, ceux qui la bâtissent travaillent en vain. » Puis sur la dernière pierre de l’édifice, au-dessus de la porte de la lanterne, l’architecte, joyeux et reconnaissant, a écrit : Laus Deo. Autrefois cette lanterne était éclairée par des chandelles ; mais en 1807, époque où le phare d’Eddystone fut réuni à Trinity House, on substitua à ce vieux système des becs de lampe avec des réflecteurs paraboliques de cuivre doublé d’argent. À une distance de treize milles, cette lumière est d’un éclat égal à celui de l’étoile la plus brillante dans la Grande Ourse. Une galerie règne vers le sommet de la tour, et du haut de cette galerie circulaire on domine l’immensité de l’Océan. Ayant à soutenir le choc de l’Atlantique et de la mer de Biscaye, cette construction a été mise plus d’une fois à de terribles épreuves. Par les gros temps, la multitude des vagues irritées s’élance contre les flancs de la tour, et cette colonne d’eau, en se brisant, rejaillit bien au-dessus du toit de l’édifice, puis retombe en cataractes d’une pesanteur formidable. Recouvert d’un panache d’écume ou enveloppé d’un tourbillon de mer transparent, le phare ressemble alors de loin à un modèle posé sous un verre de cheminée. Quelqu’un avait dit à Smeaton que, si sa tour résistait à la furieuse tempête qui éclata au commencement de 1762, elle durerait jusqu’au jugement dernier. Je ne sais point ce qu’il en sera au jugement dernier ; mais Eddystone Lighthouse a bravé cet orage et bien d’autres sans sourciller. Durant ces tourmentes, les hommes sentent vibrer et trembler la maison comme le tronc d’un grand chêne secoué par l’ouragan : est-ce un effet de ce que Smeaton lui-même appelait l’élasticité des pierres ?

Dans les commencemens, ce phare fut le théâtre d’une sombre tragédie. Il était alors desservi par deux hommes qui se relevaient alternativement pour faire le guet et renouveler les chandelles. Un jour on vit flotter sur la tour un drapeau de détresse. Le système des signaux n’était point encore très développé, et d’ailleurs la mer était si mauvaise que les bateaux ne purent s’approcher assez de l’écueil pour parler aux gardiens du phare. Que se passait-il donc dans l’intérieur de ce donjon ? Les conjectures les plus alarmantes couraient sur toute la côte, et pourtant au tomber de la nuit la lumière du phare brillait toujours. Les deux gardiens avaient une mère ; ils étaient mariés : quelle était l’inquiétude des pauvres femmes ! Enfin, quoique le temps fût encore désastreux, des marins purent débarquer non sans peine sur le récif. Une odeur révoltante était répandue dans toute la tour et annonçait assez la présence d’un cadavre. Un homme seul était vivant : ce que cet homme avait souffert, on pouvait le deviner à sa pâleur, à son morne silence, à ses membres grêles et amaigris. Son compagnon était mort depuis plus d’un mois : sa première idée avait été de jeter le cadavre à la mer ; sur le point d’en agir ainsi, il avait été retenu par une affreuse réflexion qui lui traversa le cerveau comme un éclair. N’allait-on pas l’accuser d’être un assassin ? La loi humaine n’allait-elle pas lui crier aux oreilles : « Caïn, qu’as-tu fait de l’on frère ? » Dans ces muettes demeures où un crime peut être si facilement commis, quels témoins invoquerait-il pour sa justification ? Les pierres, les sombres vagues, les voûtes sans écho de cette tour solitaire s’élevaient au contraire pour l’accuser. Frappé de terreur, il s’était donc résigné à vivre avec le mort. Tonnelier de son état, il avait construit un grossier cercueil dans lequel il avait couché son compagnon ; puis, avec un sublime courage, il s’était mis à soigner lui-même les lampes et à faire tout le service du phare. Parce qu’un homme manquait, il ne fallait point que les vaisseaux fussent exposés à se heurter contre l’écueil et à faire naufrage. Aussi la lumière brillait toujours ! Les efforts surnaturels que ce malheureux s’était imposés, seul dans la tour et comme face à face avec la mort, avaient brisé sa constitution. Quand les marins trouvèrent ces deux hommes, l’un déjà décomposé, l’autre hagard et livide, ils crurent voir un cadavre gardé par un fantôme. C’est depuis ce temps-là qu’on emploie constamment trois personnes dans ces phares isolés au milieu de la mer.

La vie de ces gardiens est assez monotone, Le vent souffle quelquefois avec tant de violence qu’ils peuvent à peine respirer. Ils sont alors obligés de se renfermer étroitement dans la tour obscurcie par un sombre brouillard ou par l’écume des hautes vagues qui les enveloppe comme un voile déchiré. Là, ils prêtent l’oreille pendant de longues heures à la voix des grandes eaux courroucées, n’attendant rien des hommes et ne se confiant qu’en Dieu. L’été, par les beaux jours, ils montent au sommet des rochers à l’heure du reflux et s’amusent à pêcher. Si peu variée que soit cette existence, elle trouve néanmoins des partisans. Un homme avait vécu quatorze ans dans le phare d’Eddystone, et il avait conçu un tel attachement pour sa prison, que pendant deux étés il avait cédé à ses camarades son tour de congé. Il voulait en faire autant la troisième année, mais on le pressa tant qu’il consentit à profiter cette fois du droit que lui donnait le règlement des light-houses. Tout le temps qu’il avait été sur le rocher et dans son cachot de granit ; il s’était toujours bien conduit ; à terre, il se trouva, comme on dit, dépaysé, et, sans doute pour noyer son chagrin, il se mit à boire jusqu’à l’ivresse. On le ramena dans cet état sur un bateau au phare d’Eddystone, où l’on espérait qu’il recouvrerait son bon sens et ses habitudes de tempérance. Après avoir langui quelques jours, il mourut. Smeaton cite un autre exemple qui explique bien la pensée de quelques-uns des employés. Un cordonnier avait été engagé comme allumeur de lampes dans le même phare d’Eddystone. Pendant la traversée, le patron du bateau lui dit : « Comment se fait-il, maître Jacob, que vous alliez vous enfermer là, quand sur le rivage vous pouvez gagner une demi-couronne ou trois shillings par jour, tandis qu’un light-keeper reçoit à peine dix shillings par semaine ? — À chacun son goût, répondit Jacob ; j’ai toujours aimé l’indépendance. » Le mot ne manque point de vérité, si étrange qu’il paraisse, appliqué à une vie de réclusion et à une sorte de régime cellulaire. Ce qui constitue réellement la prison est la captivité morale. Ici, au contraire, l’âme est libre, elle plane sur les steppes sauvages de l’Océan tout tachetés de voiles. Confiner de vive force un homme dans de pareilles conditions semblerait presque une barbarie de la loi ; mais du moment que le choix est volontaire et que cet isolement est une faveur au lieu d’être une punition, le morne donjon lui-même se dépouille de la moitié de ses rigueurs en perdant l’idée de servitude. Il y a pourtant des natures qui ne résistent point à l’écrasante uniformité des mêmes scènes et des mêmes impressions extérieures. À environ un mille et un quart du Land’s End, sur un groupe d’îlots de granit enfermés par la mer, s’élève un phare construit en 1793 qu’on appelle Longships Lighthouse. Le rocher de forme conique sur lequel il s’appuie est le Carn Bras, qui émerge de quarante-cinq pieds au-dessus du niveau des eaux basses. En hiver, le rocher et l’édifice disparaissent parfois durant quelques secondes derrière les vagues, qui montent de plusieurs toises au-dessus de la lanterne[19]. Si triste que soit cette situation, il y en a qui l’aiment, car l’un des allumeurs de lampes a vécu dans cette tour pendant dix-neuf ans. Un jour pourtant, en 1862, deux drapeaux noirs flottèrent au haut du phare : c’était évidemment un signal de détresse. Qu’était-il donc arrivé ? Des trois hommes qui habitent le light-house, celui dont le tour de garde était venu s’était ouvert la poitrine avec un couteau. Ses compagnons avaient essayé d’étancher le sang en fourrant des morceaux d’étoupe dans la blessure. Trois jours s’étaient ainsi passés avant qu’on pût obtenir du secours. La mer était si rude et le débarquement si dangereux qu’on fut obligé de lancer du phare dans le bateau le blessé, suspendu à une sorte de balançoire. On lui prodigua les soins, mais il mourut peu de temps après avoir touché le rivage. Le jury, éclairé par les rapports de ses camarades, déclara qu’il avait agi sous le coup de l’aliénation mentale. Il n’est point étonnant que l’homme placé dans de telles circonstances effrayantes sente le vertige de l’abîme lui monter à la tête.

Ce qui ajoute beaucoup aux horreurs de cet emprisonnement au milieu des flots est la cohabitation forcée entre individus dont les goûts et les humeurs ne s’accordent point toujours. Des curieux ayant un jour débarqué sur le roc d’Eddystone, quelqu’un, qui en parlait bien à son aise, fit observer à l’un des gardiens combien il devait se trouver heureux dans cette retraite. « Oui, très heureux, reprit le light-keeper, si nous pouvions seulement jouir du plaisir de la conversation ; mais voici un grand mois que mon compagnon et moi nous n’avons soufflé mot. » Aujourd’hui qu’ils sont trois, ils ont plus de chance de trouver à qui parler ; mais le frottement perpétuel entre certains caractères anguleux, joint à la communauté du domicile et à l’ennui de la captivité, engendre quelquefois des aversions profondes. Il n’y a pas très longtemps que l’administration dut se prononcer entre deux gardiens qui ne pouvaient point se souffrir. Elle donna congé à l’un des deux : c’était le seul moyen de les mettre d’accord. La condition matérielle des light-keepers s’est d’ailleurs beaucoup améliorée depuis qu’ils ont été réunis à Trinity House. Avant cette époque, on vit souvent éclater dans les phares les calamités les plus navrantes. Un jour les habitans du rivage ramassèrent sur le sable ce que les Anglais appellent un message de l’abîme, c’est-à-dire un billet de papier enfermé dans une bouteille soigneusement cachetée et enveloppée elle-même dans un baril. Sur le baril étaient inscrits ces mots : « Ouvrez ceci, et vous trouverez une lettre.[20]. » Ce triste message venait d’un groupe de rochers, les Smalls, situés au milieu de la mer, en face de l’île Skomer, dans le sud de la principauté de Galles. Sur ce groupe d’écueils, un jeune homme, nommé Whiteside, dont l’état était de fabriquer des violons, des épinettes et des harpes, mais que la nature avait doué d’un génie singulier pour les grandes entreprises, aidé par une bande de mineurs de la Cornouaille et par un ou deux charpentiers de navire, avait réussi à construire un phare. Qui dira ce qu’ils avaient couru de dangers, quel courage héroïque ils avaient déployé dans cette lutte opiniâtre contre les élémens ? Et maintenant, abandonné, oublié, ce même Whiteside était exposé à mourir de faim dans la maison tremblante qu’il avait pour ainsi dire conquise sur la tempête[21]. On raconte bien d’autres histoires lugubres : des light-keepers privés de toute ressource auraient été réduits, s’il faut en croire la tradition, à boire l’huile et à manger les chandelles. Encore devaient-ils en user sobrement, car avant tout il fallait qu’ils songeassent à alimenter la lumière du phare.

Le feu est l’âme du light-house, et c’est à entretenir ce feu que se consacrent les light-keepers avec la dévotion des vestales. Quoi qu’il arrive et quelque temps qu’il fasse, la lanterne doit briller à toutes les heures de la nuit et durant toutes les nuits de l’année. « Vous allumerez les lampes chaque soir au coucher du soleil, et vous les entretiendrez claires et limpides jusqu’au lever du jour », voilà pour eux le premier commandement ; tels sont la loi et les prophètes. Cette étoile du phare doit être à son poste sur le rocher comme un astre dans le ciel. À cette condition, mais à cette condition seulement, les hommes seront assez bien payés, bien nourris, bien vêtus : ils recevront dans leurs vieux jours une pension qui peut même, en certains cas, s’étendre à leur veuve ; une assurance sur la vie mettra pour jamais leur famille à l’abri du besoin. On leur fournira des livres et des médicamens, on leur inculquera certains principes de moralité, certaines habitudes d’ordre et de propreté qu’ils seront à même de transmettre à leur femme et à leurs enfans ; mais surtout qu’ils n’oublient point la lumière ! Ainsi qu’un drapeau dans une place forte, c’est la dernière chose qu’ils doivent abandonner après une défaite. Il y a deux ou trois ans, un phare qui s’élevait alors sur un point appelé les Double Stanners, entre Lytham et Blackpool, menaçait ruine depuis quelque temps à cause des envahissemens de la vague, qui ronge peu à peu les côtes en cet endroit. Vainement des ouvriers travaillèrent à consolider l’édifice en élevant de nouveaux piliers autour de la base et en fortifiant surtout la partie qui regardait la mer. Les gardiens s’aperçurent une nuit que la tour vibrait encore plus qu’à l’ordinaire. Le lendemain matin, ils découvrirent qu’une portion de la façade s’était écroulée, et que presque tous les fondemens du phare étaient minés par les eaux. Ils emportèrent leurs meubles, mais ils laissèrent les instrumens nécessaires pour allumer les lampes. Au tomber des ténèbres, la marée haute les enveloppa ; le vent soufflait avec une telle violence qu’il y avait très peu d’espoir que le bâtiment résistât jusqu’à l’aube, et pourtant la lumière ne brilla jamais plus éclatante que cette nuit-là. Le lendemain, un coup de vent abattit tout à fait l’édifice, mais les hommes se retiraient avec les honneurs de la guerre : le feu avait brûlé jusqu’au dernier moment.

J’aurais voulu passer la nuit au phare d’Eddystone ; malheureusement pour moi, c’est une faveur qui n’est accordée à personne. On craint que les étrangers ne dérangent les hommes de leur service ou n’interceptent l’éclat de la lumière en se promenant dans la lanterne. D’ailleurs qu’aurais-je vu ? Des apparitions de vaisseaux glissant sur la sombre mer, de joyeuses figures de marins qui regardent avidement du côté de la tour, puis qui, un instant éclairées, disparaissent dans l’immensité de la nuit. Je quittai donc le rocher d’Eddystone bien avant le coucher du soleil, et, ballotté par les vagues, je regagnai tranquillement Plymouth, non sans me retourner plusieurs fois pour regarder le phare, qui décroissait à l’horizon. Cet ouvrage d’Hercule a été lui-même de beaucoup dépassé depuis une soixantaine d’années. Smeaton fut suivi par des géans dans la voie qu’il avait ouverte. Dans les mers de l’Écosse, à douze milles des îles les plus voisines, s’élève un roc isolé qui avait été pendant des siècles un objet de terreur pour les marins. Les abbés d’Aberbrothwick, qui habitaient dans les environs, avaient attaché à cet écueil un radeau surmonté d’une grosse cloche que le mouvement des vagues faisait sonner en tout temps, mais principalement par les jours de tempête. Ce récif, appelé d’abord Inchcape Rock, prit ainsi le nom de Bell Rock (rocher de la Cloche). Ce système de signal ne réussit que médiocrement ; les naufrages succédèrent aux naufrages ; un vaisseau de guerre entre autres, de soixante-quatorze canons, l’York, avait péri avec tout son équipage. Les commissaires du nord, Northern Commissioners, résolurent enfin d’élever un phare d’après les mêmes principes que celui d’Eddystone, et nommèrent un ingénieur, Robert Stevenson, pour diriger les travaux. Stevenson débarqua sur le rocher désert avec ses ouvriers le 17 août 1807 ; mais, comme ce récif était couvert de douze pieds d’eau à la marée haute, les hommes ne pouvaient travailler que quelques heures entre le flux et le reflux. Un jour l’ingénieur et trente-deux maçons faillirent être noyés par la mer, qui s’éleva tout à coup ; le navire de service avait brisé ses chaînes et s’en allait à la dérive : on attendait un autre canot qui n’arrivait point. Robert Stevenson voulut adresser la parole à ce groupe frappé de terreur ; mais sa langue s’attacha desséchée à son palais. Il se penchait pour se laver la bouche dans une petite flaque d’eau de mer qui se trouvait sur le rocher, quand il entendit retentir autour de lui cet heureux cri : « Un bateau ! un bateau ! » La tour fut achevée en octobre 1810 ; élargie à la base, elle s’élève en s’amincissant vers le ciel, toujours à la manière d’un arbre. Une sorte de jetée en fer favorise le débarquement sur le roc. Une échelle de bronze fixée à la colonne de granit conduit vers la porte, exhaussée à une grande distance du sol. Les gardiens assurent que la marée s’élève quelquefois de treize pieds au-dessus de la base de l’édifice. Ce phare contient six chambres et possède deux puissantes cloches qui tintent durant les temps de brouillard. Dans le sitting-room (chambre où se tiennent les hommes pendant la journée), s’élève le buste en marbre de Robert Stevenson[22]. Les quatre gardiens de Bell Rock Lighthouse sont mariés et ont chacun de trois à sept enfans. Que doit être la vie de famille pour des hommes ainsi séparés de leur foyer domestique, durant la plus grande partie de l’année, par toutes les colères de l’Océan ? Byron dit que l’absence fortifie les affections de l’âme. J’ai vu moi-même une jeune femme nouvellement mariée à un light-keeper escalader tous les soirs de dangereux récifs pour voir briller au loin la lumière d’un phare isolé au milieu de la mer. Ceci fait, elle s’en retournait chez elle le cœur plus léger : tout était bien dans la tour, all was right, puisque le feu brûlait et lui souhaitait une bonne nuit, good night.

Un autre lampadaire de l’Océan, deep-sea lamp-post, est le Skerryvore lighthouse, le plus hardi de tous ces ouvrages élevés contre les puissances de l’abîme. Le Skerryvore (grand rocher) forme le centre d’un groupe d’écueils jeté dans l’Océan-Atlantique, entre les îles occidentales de l’Écosse et le nord de l’Irlande. Par les marées ordinaires, on n’aperçoit que la pointe de ces récifs, contre lesquels toute la force des lames se brise avec un fracas épouvantable. C’est pourtant sur ce rocher inhumain qu’en 1838 Alan Stevenson, fils de Robert Stevenson, entreprit de planter un phare. Les premiers travaux furent emportés par une tempête dans la nuit du 3 septembre 1838. On éleva de nouvelles baraques en bois dans lesquelles l’architecte et ses trente ouvriers se tenaient huches à quarante pieds au-dessus du rocher, le plus souvent couvert par les vagues furieuses. Combien les jours et les nuits se traînaient avec lenteur dans ces tristes demeures aériennes ! La mer ne permettait pas même aux prisonniers de descendre sur le récif ! Avec quelle inquiétude ils regardaient le côté de la mer d’où devaient venir les provisions de bouche ! Comme ils soupiraient après un changement de l’atmosphère assez favorable pour qu’on pût reprendre les travaux ! Si haut perchée que fût leur habitation, plus d’une fois ils furent réveillés durant la nuit par de terribles secousses ; la mer s’était élancée et retombait sur la toiture ; la maison tremblait sur ses piliers, l’eau entrait par les portes et par les fenêtres : en deux occasions, l’alarme fut telle que tous les hommes sautèrent à bas de leur lit. Le 21 juillet 1842, Alan Stevenson avait néanmoins réussi à visser sur le roc une tour de granit haute de cent trente-sept pieds, et en février 1844 une lumière brilla pour la première fois sur le sinistre groupe des Skerryvores. Cet édifice forme un bloc de maçonnerie cinq fois plus considérable que celui d’Eddystone Lighthouse. L’érection des phares dans de telles circonstances est le trait le plus frappant et le plus glorieux de l’architecture britannique. Les âges de la chevalerie ne sont point éteints ; seulement les héros sont aujourd’hui ces ingénieurs et ces ouvriers qui, avec une force d’âme bien supérieure au courage militaire, livrent bataille aux élémens pour rapprocher l’homme de l’homme en étendant les rapports de la navigation et du commerce. L’Océan lui-même semble admirer ces audacieux ouvrages, et s’écrierait volontiers avec le poète : « Ils sont grands, puisqu’ils m’ont vaincu ! Great I must call them, for they conquered me ! »

Une commission chargée d’inspecter les phares, les lumières flottantes, les balises et les bouées de la Grande-Bretagne publia, en 1861, un volumineux rapport sur les résultats de son enquête[23]. Les membres de cette commission avaient rempli leur tâche en conscience ; ils avaient fait le tour du royaume-uni, croisé les îles du détroit et visité même les côtes de la France et de l’Espagne. Chemin faisant, ils avaient interrogé mille cent quatre-vingt-quatre témoins et s’étaient procuré les renseignemens officiels de treize nations étrangères. L’état des appareils destinés à engendrer la lumière appela naturellement leur attention. Tous les genres d’éclairage étaient autrefois employés dans les phares de la Grande-Bretagne, et le dernier feu de charbon de terre, celui de St. Bees, ne s’éteignit qu’en 1822. L’huile est aujourd’hui la source unique de la lumière ; mais dans l’usage de ce combustible quelle diversité ! Parmi les feux, les uns sont fixes, d’autres tournent sur eux-mêmes, revolving lights, paraissant, disparaissant et reparaissant aux yeux des marins comme une étoile intermittente. Les couleurs varient et passent en quelque sorte par toutes les nuances du prisme, tour à tour blanches, rouges, vertes ou bleues. Une grande différence règne aussi dans l’arrangement des lampes. Deux systèmes connus, l’un sous le nom de catoptrique, et l’autre de dioptrique, ajoutent à l’éclat et à la portée de la lumière, soit par des réflecteurs, soit par de grosses lentilles de verre. De ces deux systèmes, le premier et le plus ancien a été pourtant généralement détrôné : l’appareil consiste aujourd’hui dans la plupart des light-houses en un foyer central recouvert d’une énorme cloche de cristal qui coûte quelquefois jusqu’à plus de 1,000 guinées (26,000 fr.). Le gaz, la lumière galvanique ou électrique ont été aussi essayés avec plus ou moins de succès. La vérité est que l’éclairage des mers se trouve en Angleterre, comme partout ailleurs, dans un état de transition. Trinity House s’est assuré les services d’un savant, le professeur Faraday, pour la guider dans la voie des découvertes modernes.

Une autre circonstance a frappé les membres de la commission : c’est l’absence d’unité dans le système. Sur les 357 phares que possède le Royaume-Uni, 197 appartiennent aux trois grandes sociétés de l’Angleterre, de l’Écosse et de l’Irlande, et 160 à des autorités locales. Qui s’attendrait à ce qu’une parfaite harmonie pût sortir d’une telle division des pouvoirs ? En France, on le sait, les choses se passent tout autrement. Les phares s’allument et s’éteignent au même moment de la journée comme gouvernés par le souffle d’une organisation centrale. Le volume de la lumière, la quantité d’huile qu’on doit brûler en une heure pour alimenter la flamme, tout, jusqu’aux moindres détails, est réglé avec une précision militaire. On dirait que tous les ressorts du système fonctionnent sous une seule main. Ce fiat lux de l’autorité paraît avoir séduit un instant les membres de la commission britannique. Ils auraient voulu qu’un tel ordre s’introduisît de l’autre côté du détroit. Leurs conseils ont pourtant trouvé jusqu’ici très peu d’écho chez un peuple trop jaloux de ses droits pour ne pas se réserver le soin d’administrer ses affaires. La liberté se trompe quelquefois, elle est fille de l’humanité ; mais elle peut toujours corriger et redresser ses erreurs, tandis qu’une fois perdue, comment la reconquérir ? Les Anglais ont d’ailleurs lieu d’être fiers de ce qu’ils ont fait de génération en génération pour éclairer leurs côtes. Sans rien demander à leur gouvernement, ils ont construit dans les endroits les plus sauvages de glorieux édifices, véritables temples des mers, qui leur coûtent chacun de 75,000 francs à 2 millions. Tous les jours de l’année, au coucher du soleil, ils élèvent comme par autant de bras libres et invisibles 404 flambeaux, en y comprenant les phares et les vaisseaux couronnés d’un fanal, qui dénoncent aux marins les embûches de l’Océan, et qui réunissent les voiles venues des quatre points du globe sous cette lumière, radieux symbole de la paix et de la fraternité des nations.

Alphonse Esquiros.
  1. Voyez sur les life-boats (bateaux de sauvetage) en Angleterre la Revue du 15 mai 1864.
  2. C’est le nom qu’on donne aux associés d’un rang supérieur.
  3. C’est à l’extrême obligeance du secrétaire de la société, M. Berthon, que je dois des renseignemens négligés jusqu’ici.
  4. Ces trois sociétés jouissent d’assez grands privilèges, mais celles de Newcastle et de Hull ne représentent que les marins de ces deux ports, tandis que la Trinity House de Deptford est la corporation des armateurs et des marins de tout le royaume.
  5. L’auteur de quelques mémoires et d’un petit écrit intitulé Silvia ou Discours sur les arbres.
  6. On l’appelait ainsi parce qu’elle contenait une branche ou un extrait des statuts.
  7. Un phare et deux balises, beacons, ont été successivement érigés et détruits depuis 1841. Une des trois lumières flottantes est aujourd’hui à North Sandhead, environ six milles de Margate, l’autre à Blunt Head, presqu’en face de Deal, et la dernière à six milles de South Foreland.
  8. C’est ainsi qu’on appelle les îles Scilly en France.
  9. Habitans des îles Scilly.
  10. Mot à mot énergumènes ou déclamateurs à cause au caractère de leur prédication.
  11. Selon d’autres, ce nom dérive de silya, anguille de mer, à cause du commerce que les anciens habitans faisaient de ce poisson. La baie au nord de Sainte-Agnes est encore appelée Perconger (le port de l’anguille de mer). La Scilly-Isle, qui a donné son nom au groupe des autres îles, est un rocher massif séparé en deux par un abîme béant.
  12. Cette herbe est le mesembryanthemum crystallinum des botanistes. Le nom d’ice (glace) lui vient de ce qu’elle est toujours froide au toucher. Quelques-uns veulent qu’elle ait été importée de Grèce en 1727.
  13. Un romancier anglais, sir Lascelles Wraxall, a tiré de cette circonstance le sujet d’un épisode émouvant dans The Fife and Drum (Fifres et Tambours).
  14. Sans même quitter les îles Scilly, on peut visiter deux phares très intéressans, celui de Sainte-Agnes et celui du Bishop Rock (rocher de l’Évêque). Ce dernier a succédé à un édifice qui s’écroula en 1850 durant une violente tempête. Il s’élève sur un roc isolé au milieu de la mer, et l’accès en est si difficile que pour y aborder les gardiens du phare ne se risquent guère sans une ceinture de sauvetage. Il faut sauter de la barque sur une surface polie comme le diamant, et pour peu que le pied glisse ou que la main manque de saisir les angles du rocher, l’homme est précipité dans la mer. Ce phare, l’un des ouvrages de pierre les plus admirables et les plus exposés aux injures des vagues, fut assailli en 1860 par une trombe d’eau qui lui arracha sa cloche suspendue à cent pieds au-dessus du niveau ordinaire des hautes marées. La viande fraîche et les légumes ne s’y conservent point ; aussi les hommes sont-ils quelquefois attaqués par le scorbut. À terre, ils habitent dans Saint-Mary’s de belles maisons blanches que met à leur disposition Trinity House.
  15. Le meilleur système pour donner un signal d’alarme au milieu du brouillard, fog signal, n’est point encore très connu. Il y en a du moins un préférable à celui de la cloche. Dans le phare de South-Stack, près de Holyhead, construit au milieu d’une île sous une falaise et relié à la terre ferme par un pont, on se sert d’oiseaux de mer apprivoisés. Les mouettes se perchent sur les murs du light-house et poussent des cris qui avertissent les marins. Ce phare possède une cloche et un canon ; mais le signal naturel a été jugé si supérieur, qu’on a éloigné le canon à quelque distance du roc, de peur que le bruit n’effrayât les oiseaux. Dans l’île, les jeunes mouettes courent à terre parmi les lapins blancs, avec lesquels elles vivent sur un pied d’intimité.
  16. A Narrative of the Building and a Description of the Construction of the Eddystone Lighthouse with Stone, by John Smeaton, civil engineer.
  17. Cet homme, Old Hall, mourut douze jours après l’incendie, et les médecins trouvèrent dans son estomac un morceau de plomb. Ce cas extraordinaire est rapporté très au long dans le recueil des Philosophical Transactions.
  18. Pour comprendre l’importance qu’on attache à la couleur des phares, il faut savoir que ces édifices répondent à deux besoins : la nuit ils éclairent, et le jour ils servent de point de repère aux marins. Dans ce dernier cas, ils ne sauraient être trop visibles. La couleur naturelle de la pierre ou du granit ne leur convient guère : elle se confond trop avec la nuance des rochers et ne tranche point assez sur la mer. De curieuses expériences ont été faites à cet égard. Les chasseurs d’oiseaux sauvages sur le bord de la mer ont reconnu que les volatiles de couleur foncée se laissaient plus aisément suivre par le regard, et que les jeunes cygnes, à cause de leur couleur grise, étaient les plus difficiles de tous à distinguer. Profitant de cet avis de la nature, les gardes-côtes, qui ont besoin de se cacher sur la mer, s’entourent de couleurs blanches ou grisâtres.
  19. Un jour, la mer souleva la calotte de cette lanterne ; l’eau entra, éteignit les lampes et ne fut repoussée qu’à force de travail et de présence d’esprit. Une autre circonstance ajoute beaucoup à la terreur des lieux. Il y a sous le phare une caverne ouverte par une longue crevasse à l’extrémité du rocher. Quand la mer est mauvaise, le bruit produit par l’air resserré dans cette caverne est si violent que les hommes peuvent à peine dormir. L’un d’eux fut frappé d’une telle frayeur par ce phénomène naturel que ses cheveux blanchirent en une nuit. D’autres cavernes rugissantes, roaring caverns, existent au Lizard et en Écosse.
  20. Voici le texte de cette lettre :
    « À M. Williams.
    « Smalls, 1er février 1777.

    « Monsieur, nous trouvant dans une position dangereuse et désespérée, nous espérons que la Providence vous fera parvenir cette note. Nous vous prions de venir nous chercher avant le printemps prochain, autrement nous périrons tous. Notre provision d’eau est presque entièrement épuisée ; nous n’avons presque plus de feu, et notre maison est dans l’état le plus mélancolique. Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage, et demeure votre malheureux et humble serviteur,

    « Henri Whiteside. »
  21. Un nouveau phare, terminé en 1861, s’élève maintenant sur les Smalls. Cette tour de granit, construite d’après les principes de la science, laisse bien en arrière la pauvre baraque élevée dès 1776 ; mais elle ne doit point la faire oublier
  22. Walter Scott, qui visita Bell Rock Lighthouse en 1814, écrivit sur l’album des vers dont voici la traduction : « Loin dans le sein de l’abîme, je fais le guet sur ce sauvage récif, rouge diamant de couleur changeante, attaché au front ténébreux de la nuit. Le marin envoie un salut à ma lumière et dédaigne alors de replier sa voile craintive. » C’est naturellement le phare qui parle.
  23. Commissioners : Lights, Buoys and Beacons, tomes XXV et XXVI des Parliamentary Reports, 1861.