L’Angleterre et la vie anglaise/05
Le célèbre docteur Prichard a divisé le genre humain en trois rameaux : les races fixées (settled), les races demi-errantes, les races errantes. Il n’est aucune de ces trois manières d’être qu’on ne rencontre au sein de la grande civilisation qui est l’objet de ces études[1]. A côté des industries sédentaires qui concourent à la richesse ou à la splendeur morale d’un état, il y a les industries que nous appellerons exentriques. Parmi ces dernières, les unes limitent leurs courses perpétuelles à l’enceinte, quelquefois même à certains quartiers des villes populeuses; d’autres au contraire mènent tout à fait la vie nomade, courant de hameau en hameau, de cité en cité. Cette division se fonde sur les habitudes, peut-être même sur le développement intellectuel et moral des différentes tribus civilisées. Les industries excentriques occupent, et avec raison, un rang inférieur; mais elles se distinguent par des traits fortement tranchés, des mœurs à part et des façons de vivre singulières. Rien n’est petit, rien n’est ridicule de ce qui procure à l’homme les moyens de vivre, et les Anglais, vrais économistes pratiques, deviennent sérieux dès qu’on leur parle d’intérêts. Je ne dirai point qu’ils professent beaucoup d’estime ni un sentiment très vif de bienveillance pour les industries qui donnent naissance à des classes vagabondes, mais ils admettent franchement la division du travail, et comme il faut que tout le monde se tire d’affaire, ils ne condamnent guère en principe aucun métier; ils ne réprouvent que les pratiques illicites.
Les poètes et les romanciers anglais ont témoigné de tout temps, mais surtout dans ces dernières années[2], une vive sympathie pour les classes abaissées, dont les pratiques se rattachent, par des racines très souterraines il est vrai, au grand arbre des arts libéraux. Ce qui a sans doute attiré les fantaisistes de Londres, ce qui m’attire moi-même, quoique à un autre point de vue, vers l’étude d’une famille sociale intéressante, c’est que cette race si curieuse est condamnée à disparaître un jour ou l’autre. Greffée sur l’ancienne géographie des villes ou sur l’institution des foires anglaises, elle tombe avec le théâtre même de sa vieille popularité, qui décline. On peut diviser les industries excentriques de l’Angleterre en trois branches : les street-musicians (musiciens des rues), les showmen[3] et les strolling ou travelling stage-players (acteurs errans). La vie de cette bohème saxonne présente un ensemble de faits peu connus et attachans pour l’observateur, car c’est surtout dans les classes exceptionnelles que se trahissent et se gravent avec le plus de vigueur les caractères d’une nation.
Londres est la ville des contrastes : à côté de l’excessive misère s’étalent la richesse, le luxe, toutes les splendeurs merveilleuses et accablantes du commerce; de sombres ruelles où penchent des huttes de brique débouchent dans de larges rues où les maisons deviennent des palais, et dans le voisinage des quartiers étouffés s’étendent des parcs immenses qu’on a bien nommés les poumons de la ville, car la ville respire par ces tissus de feuillage. Au sein de cette grande Babel, il y a place pour tous les bruits, pour tous les théâtres, pour tous les divertissemens, depuis les plus raffinés jusqu’aux plus simples. Vers neuf heures du matin, au moment où la foule se répand et s’enfle dans les rues comme une marée, la grande armée des chanteurs et des musiciens ambulans s’avance de Spitalfields, de Leather-Lane, de Holborn, de Wapping et de Clerkenwell vers les régions du West-End. On peut alors rencontrer sous les murs des grands théâtres, Covent-Garden ou Drury-Lane, un Paganini aux cheveux blancs qui joue depuis un demi-siècle le même air sur la même corde. Je ne dirai point que cette musique des rues, souvent plus bruyante que mélodieuse, soit un divertissement pour tout le monde. Hogarth, ce grand peintre de mœurs, dans une gravure publiée en 1741, nous représente les tribulations d’un maître de musique dont les fenêtres se trouvent assiégées par une bande de musiciens enragés. Le charivari est complet : une femme braille une ballade; un aveugle joue du hautbois; des enfans chantent, battent du tambour ou agitent une crécelle; un perroquet jase à tue-tête; la laitière jette son cri matinal : milk! ho! un chien aboie; le gagne-petit fait grincer la lame d’un couteau contre sa meule; le dustman[4] brandit sa lourde sonnette, et la poissonnière annonce à pleine voix sa marchandise : mackerel alive ! alive, o ! Les choses. Dieu merci, ont un peu changé depuis le temps de Hogarth : il s’en faut pourtant de beaucoup que les bruits et les cris du Londres moderne conviennent aux oreilles délicates; mais tout le monde n’est point le docteur Arne, le célèbre maestro anglais[5]. Comme la société tout entière s’appuie sur un échange de concessions, il faut que le repos de quelques-uns se sacrifie à l’utilité du commerce et aux plaisirs du plus grand nombre. Ce qui est un enfer pour le dilettante ou pour l’homme d’études est un paradis pour les servantes, les gardes-malades et les nourrices, qui ont besoin d’apprendre un air pour endormir leur nourrisson. Plus d’une jeune Anglaise écoute à la fenêtre entr’ouverte l’écho de ses rêves dans les mélodies qui passent. Et puis ne nous montrons pas trop sévères pour ce que les Anglais appellent non sans un certain charme street-minstrelsy. L’exécution, je l’avoue, n’est pas toujours irréprochable; mais que fait à l’ensemble du concert le caractère plus ou moins discordant de ces sons que balaie le vent, qu’emporte la roue foudroyante des chars, que broie, pour ainsi dire, le pic du paveur? Ce divertissement en plein air se distingue par d’autres qualités qu’il serait injuste de méconnaître : il se fait accessible à tous et ne taxe point le prix de ses services. C’est l’opéra, le concert du pauvre. Et puis la musique des rues de Londres répond à des harmonies qui sont dans l’âme humaine, mais surtout à trois cordes qu’on fait aisément vibrer dans le cœur des Anglais : la tradition, la famille, la patrie.
De temps en temps, cette musique nomade se compose de vieux airs et de vieilles ballades que chantaient les grand’mères de la génération actuelle : — Il y avait un savetier qui vivait dans une échoppe (a cobbler there was and he liv’d in a stall), — le Fantôme de Cock Lane, — les Enfans dans la forêt, — Barbara Allen, etc. Or la voix du chanteur ou de la chanteuse exposée à la bise rappelle volontiers en passant la voix tremblante de l’aïeule, glacée qu’elle était par le froid des ans. D’autres fois ces airs appartiennent aux différentes provinces du royaume-uni : aux Bretons du pays de Galles, ils parlent de la montagne ; aux Irlandais, des lacs de la verte Érin ; aux Anglais du pays plat, ils rappellent les bruyères, les humides prairies et les feux-follets, the will o’ the wisp, ces esprits de la nuit qu’ils ont vus dans leur enfance courir à la surface des marécages. Il y en a d’autres qui sont des chants nationaux, des hymnes de victoire ou de deuil : La Mort de Nelson. — O Bretagne, l’orgueil de l’Océan (Oh ! Britannia, the pride of the Océan), — le Drapeau croisé de rouge (the red cross Banner). Les musiciens ambulans connaissent d’ailleurs leur terrain ; dans le port de Londres, ils font surtout entendre des ballades dont l’air et les paroles se rapportent à la vie des matelots : Loin, loin sur la mer ! — Poor Joe the mariner, — les vieux Escaliers de Wapping, — My Mary Anne, — la jolie Fille à laquelle il faut dire adieu, etc. On pense bien que l’amour, cette « grande mine du cœur humain, » comme dit John Dryden, est aussi exploité dans les romances populaires, telles que : Oh ! seras-tu ma fiancée, Katheleen ? — Kitty Tyrrel, qui est fraîche comme la rosée du matin, — Annie Laurie, dont le front a la blancheur d’une couche de neige, — Kate Kearney, qui vit près des lacs de Killarney et dont le sourire est fatal, etc. Comme Londres sert de rendez-vous à tous les peuples, à toutes les races de la terre, la musique des rues reflète ce caractère cosmopolite. On y voit des Indiens qui chantent quelque chose en langue hindoue et qui battent du tom-tom, instrument monotone, mais dont la sourde tristesse exprime bien le mal de la patrie absente ; je dois avouer qu’ils sont tombés en défaveur depuis la dernière guerre des Indes. Des Chinois égratignent les cordes d’une espèce de mandoline, et récitent d’une voix grelottante un air aussi étrange que les paroles. Enfin des Éthiopiens, connus sous le nom de serenaders, jouent du tambourin et du banjo. La vérité m’oblige pourtant à dire que ces derniers n’ont du nègre que la couleur, et cette couleur, ils la doivent à un mélange de graisse et de noir animal[6]. Le chant et la musique dans les rues de Londres, ainsi que dans toutes les grandes villes de l’Angleterre, constituent, comme on peut le voir, une branche d’industrie qui fait vivre beaucoup de monde, et dont l’origine mérite d’être connue.
Les musiciens et les chanteurs des rues descendent en ligne directe des anciens ménestrels. En Angleterre, les minstrels, même plusieurs siècles après la conquête, étaient presque tous Normands. Ils jouissaient d’une haute estime et de privilèges considérables. L’entrée des châteaux et des riches monastères leur était ouverte comme à des hérauts ou à des ambassadeurs. On raconte dans l’histoire du comté d’Oxfordshire que, sous le règne de Charles Ier, deux voyageurs se présentèrent un soir à la porte d’une abbaye : ils furent reçus par les moines, qui les prirent d’abord pour des ménestrels; mais le sommelier, le sacristain et quelques autres frères, ayant reconnu que ces voyageurs étaient tout simplement de pauvres prêtres, les battirent et les chassèrent. Les services des trouvères étaient largement rémunérés; les bénéfices qu’ils tiraient de leur art décidèrent un grand nombre d’oisifs et de débauchés à se joindre à eux dans la même fraternité. Ces intrus ne tardèrent point à déshonorer la profession. Dans les châteaux et les monastères, où ils se rendaient par bandes considérables, surtout à l’occasion de certaines fêtes, ils ne se contentaient pas toujours de la libéralité de leurs hôtes : ils traitaient la cave, le garde-manger et toute la maison en pays conquis. Ces abus provoquèrent, contre les confrères de la gaie science, des édits peu favorables signés par Edouard II et par Edouard IV. La condition de ces artistes, jadis si florissante, déclina ainsi de siècle en siècle dans l’estime des Anglais. Sous le règne d’Elisabeth, une autre cause de décadence fut le développement de la littérature qui s’accomplissait dans les régions dorées de la société britannique, et auquel les trouvères restèrent étrangers. Leur profession était dès lors si dégradée qu’on trouve dans un statut pénal de cette reine les minstrels classés avec les vagabonds et les mendians. Cromwell, durant son protectorat, traita avec le même mépris et la même sévérité « ces gens vulgairement appelés joueurs de violon ou ménestrels. » L’industrie des minstrels se maintint en dépit des ordonnances publiques ; seulement les nobles trouvères étaient descendus du château dans la taverne ou dans la rue. Nous les voyons encore aujourd’hui promener dans la ville de Londres l’ombre d’une prospérité morte et d’une grandeur éteinte, car les musiciens et les chanteurs en plein vent forment, — et ils ne s’en doutent guère, — les restes d’une caste déchue, mais autrefois puissante et considérée[7].
Les fonctions de poète, de chanteur et de musicien se trouvent quelquefois réunies chez le ménestrel des temps modernes, ainsi qu’elles l’étaient dans certains cas chez les ménestrels du temps passé ; mais le plus souvent ces branches du bel art se montrent tout à fait séparées. Il y a trois classes distinctes de personnes qui se rattachent à la musique des rues : les auteurs, les chanteurs et les joueurs d’instrumens. L’ordre de dignité veut qu’on s’occupe d’abord des auteurs, véritables descendans des anciens trouvères normands ou rimours. Les modernes écrivains qui travaillent pour la voie publique constituent dans la bohème littéraire un ordre à part. Les deux genres de poésie qu’ils cultivent avec le plus de succès sont la ballade et la complainte, sorrowful lamentation. À en croire certains Anglais, la ballade serait d’origine britannique ; on ne peut du moins nier que ce ne soit un des monumens les plus anciens et les plus populaires de leur littérature. L’auteur des rues, street-author, est payé un shilling pour chaque chanson ; mais si l’éditeur est très content des vers ou du produit de la vente, il ajoute parfois dans sa munificence quelques pence aux conditions ordinaires du marché. Il y a quelques années, la ballade des rues constituait pour les éditeurs et les imprimeurs anglais une branche de commerce très fructueuse ; aujourd’hui cette industrie est en décadence. Les poètes des rues accusent les salles de chant et de musique, singing rooms, à présent si nombreuses dans toutes les villes importantes de la Grande-Bretagne, d’avoir gâté le métier. L’éditeur n’a plus besoin de recourir à leurs services : il trouve plus simple de se procurer un recueil de ballades toutes faites et d’en détacher celles qui lui conviennent, en faisant imprimer en tête de la feuille volante ces mots détestés du street-author, mais bien vus du public : « chantées dans les concerts de Londres. » La demande des chansons écrites expressément pour la rue s’étant beaucoup restreinte depuis ces derniers temps, le nombre des poètes qui vivaient de cette spécialité a sensiblement diminué et diminue encore tous les jours. On n’en comptait déjà plus que six en 1852. Ils écrivent sur tous les sujets, et leur verve est intarissable. Les guerres, les victoires, les événemens politiques, l’amour, tous ces motifs qui faisaient vibrer la harpe des anciens ménestrels continuent d’inspirer le rimeur populaire. Pourtant sa partie favorite est la satire. On devine bien qu’il ne faut pas chercher dans ces chansons qui courent les rues un spécimen de la littérature anglaise ; mais on y trouve çà et là quelques gros traits d’esprit, le plus souvent intraduisibles, qui complètent aux yeux du moraliste la physionomie du caractère national. Le poète des rues fait preuve d’une très grande fécondité ; mais le placement de ses œuvres est difficile : il ne peut guère vendre aux éditeurs que deux ou trois ballades par semaine, ce qui ne lui fait guère plus de deux ou trois shillings[8]. Sa condition est donc la plus triste et la plus misérable de toutes celles qui contribuent aux plaisirs de la classe ouvrière et des servantes. La plupart de ces auteurs ajoutent à leur profession une petite industrie, et le plus souvent une industrie errante, comme celle d’étameur ou de marchand d’allumettes. La grande ambition (qui n’a la sienne ?) du poète qui n’a jamais signé son nom au bas de ses ballades serait d’avoir une épitaphe en vers écrite par lui-même et gravée sur son tombeau ; mais pour graver il faut une pierre, et où est l’espoir que ce pauvre rimeur puisse jamais jouir, autrement qu’en rêve, de son monument funèbre ? Son épitaphe, quoique tracée à la plume avec un soin religieux, est donc destinée, et il le regrette profondément, à demeurer la seule de ses œuvres inédites[9]. La ballade écrite serait lettre morte, si une autre industrie ne se chargeait de lui donner l’air, le mouvement et la vie : je parle du chanteur des rues. Quelquefois ce dernier s’accompagne lui-même sur le violon. Souvent aussi on se partage les rôles : l’homme joue et la femme chante. Il y a néanmoins un grand nombre de chanteurs solitaires dont le principal bénéfice est de vendre les ballades dont ils viennent de réciter l’air et les paroles. Quoique cet artiste ambulant, si connu dans les faubourgs de Londres, prodigue sa voix à toutes les gloires et à toutes les infortunes passées, il affectionne surtout les sujets de circonstance. Quand l’horizon politique est chargé de nuages et gros d’éventualités, il espère que l’orage descendra pour lui sur le pavé en une pluie de cuivre. Tout ce qui agite les passions populaires rehausse l’importance de ses fonctions. Il y a quelques années, lors de la grande levée de boucliers contre le papisme, le chanteur des rues était devenu tout à coup un personnage. Il avait, il est vrai, de sérieuses luttes à soutenir sur la voie publique avec les Irlandais; il recevait des coups, mais il ramassait çà et là des six-pence, même des shillings, qui tombaient au bruit de ses satires en vers contre le pape et contre le cardinal Wiseman. Pour la première fois il vit des clergymen eux-mêmes tendre la main au pauvre chanteur des rues et se déclarer ses patrons. Cette gloire, cette prospérité, durèrent ce que durent chez un peuple libre les excitations du moment. Le chanteur des rues est philosophe, il avait prévu ces vicissitudes de la fortune, et il en revint à son violon, qu’il n’avait d’ailleurs jamais quitté. Il joua des airs quelconques, attendant toujours un nouveau mouvement de la marée, je veux dire de l’opinion publique. Une autre source de gain fui l’arrivée de Haynau en Angleterre. Cette fois le chanteur des rues s’adressait surtout aux femmes : or les femmes sont ses meilleures pratiques. Il est toujours certain d’une abondante récolte de petite monnaie quand, à l’aide de l’air et des paroles, il réussit à toucher la partie sensible de l’auditoire. Toutes les fêtes et les cérémonies publiques fournissent au street-singer un prétexte pour exercer son talent de vocaliste. J’étais à Londres lors du mariage de la princesse royale, et les échos des rues redisaient en vers grivois, souvent même cyniques, la nouvelle de l’événement. La licence était le caractère saillant des anciennes poésies chantées par les ménestrels : ce caractère ne s’est point effacé chez les modernes troubadours des rues. La profession de chanteur sur la voie publique n’est soumise à aucune censure ni à aucune prohibition. Le gouvernement anglais est de l’avis de Mazarin, il laisse chanter. Ne se sent-il pas d’ailleurs assez fort pour tolérer une industrie qui, sous une forme parfois irrespectueuse, ne cache dans tous les cas aucune animosité contre les institutions du pays ni contre la famille régnante? Il y a encore un autre terrain sur lequel les services du chanteur public sont souvent acceptés et même réclamés : c’est celui des élections. Affublé des couleurs politiques sous lesquelles il s’enrôle pour la circonstance, armé de son violon et d’une ballade à la louange d’un des deux candidats, il entre bravement en lice. On devine que les traits de la satire ne sont point épargnés à l’adversaire du patron. Quoiqu’il appuie de toute son influence le succès de la cause qu’il a embrassée, le chanteur des rues n’a réellement de sympathie bien chaude ni pour un parti ni pour un autre. Son violon et sa voix sont à tout le monde, — je veux dire à qui le paie.
Le street-singer étant une des figures les plus excentriques de la population anglaise, j’étais curieux de connaître sa vie. On est toujours certain de le rencontrer dans trois endroits, la rue, la taverne et le low lodging-house. Durant la journée, la rue est son théâtre : là il joue, il chante, il débite sa marchandise. Dans le public-house, où il entre souvent pour se rafraîchir la voix, il prend place au comptoir ou dans le tap-room. Si la société des buveurs est nombreuse et de belle humeur, il trouve aisément le moyen de vendre quelques ballades, en régalant les oreilles d’un peu de musique. Somme toute, il recueille souvent plus d’argent que n’en gagnent les ouvriers ordinaires; mais ses profits sont variables, et cette incertitude explique l’irrégularité de ses mœurs. Il a d’ailleurs des goûts d’artiste, c’est-à-dire des goûts de dissipation et de liberté. La nature de son commerce ambulant, et plus encore son humeur errante, lui font mépriser le domicile. Il y a sans doute quelques chanteurs des rues qui résident avec leurs familles dans de pauvres maisons de Londres et des autres villes; mais le plus grand nombre d’entre eux logent à la nuit dans d’étranges et ténébreux repaires. Quiconque a visité avec soin les quartiers populeux et caractéristiques de la ville de Londres a dû rencontrer ces mots écrits à la main ou imprimés sur une affiche : « Bons lits, — eau chaude en abondance, — gaz toute la nuit. » La maison qui porte cet écriteau ne se distingue guère, à vrai dire, des autres maisons du voisinage, si ce n’est par un caractère de tristesse et de malpropreté. Quelquefois cependant on la reconnaît à un autre signe : les fenêtres, presque de plain-pied avec le pavé de la rue, ont plus de feuilles de papier que de carreaux de verre. C’est un principe admis dans le monde de ces établissemens que les fenêtres ne sont pas faites pour donner passage à la lumière, mais pour intercepter l’air froid. On distingue deux classes de low lodging-houses. Il y a d’abord les maisons tout à fait basses et qui méritent ce titre à deux points de vue : sur celles-ci, il faut jeter un voile. Les écrivains anglais ou français qui ont chargé de sombres couleurs un tableau déjà trop sombre par lui-même ont plutôt fait, — je suis heureux de le dire, — l’histoire du vieux Londres que l’histoire du Londres moderne. Il existe bien encore quelques maisons de logement dans l’ancien style[10]; mais ces maisons deviennent plus rares de jour en jour : plusieurs d’entre elles ont été abattues, d’autres ont été restaurées et améliorées, surtout depuis l’acte du parlement qui, en 1851, a fait passer les common lodging-houses sous la surveillance de la police.
Comme type de la seconde classe de ces hôtels du pauvre, je choisirai le farm-house dans le Mint (Borough). La tradition veut que cette maison ait appartenu autrefois au cardinal Wolsey et plus tard à la reine Anne. Les bâtimens ont leurs destinées, habent sua fata, et celui-ci n’a rien conservé qui annonce une ancienne résidence royale. Triste, il se tient à l’écart des voies fréquentées et semble rentrer sous terre comme pour cacher son infortune. Il est si bas et mérite si bien, sous ce rapport du moins, l’épithète de low-house qu’il faut être dans la cour pour l’apercevoir. Dans cette maison, il y a deux cents lits et trois cuisines qui ont vu de meilleurs jours. La plus grande de ces cuisines, laquelle se détache des chambres à coucher, est la seule où l’on prépare les alimens; les deux autres sont consacrées à d’autres usages. Là, comme dans la plupart des lodging-houses, chaque pensionnaire à la nuit est son propre cuisinier. Dans la cour s’élève un lavoir bâti il y a quelques années, et cette cour même sert à faire sécher le linge blanchi par la main des habitués, customers. Ici la vue de la misère peut être pénible sans doute, mais elle n’a rien de révoltant. Par malheur, il s’en faut de beaucoup que tous les logemens de voyageurs (c’est un mot poli) présentent ce caractère d’ordre et de propreté. Il y en a où règnent le bruit, la confusion, une saleté impossible à décrire, où des murs livides et chancelans abritent assez mal des visages plus livides encore que les murailles, où l’on étouffe l’été, où l’on gèle l’hiver. Un voyageur raconte avoir couché, non loin de Drury-Lane, dans une chambre dont le plafond consistait en un toit d’ardoises qui, effeuillées par les coups de vent, laissaient entrevoir le ciel et compter les étoiles.
Le personnel qui fréquente ces logemens est très mêlé, mais il se recrute surtout parmi les industries errantes. Les hommes se groupent dans de tels établissemens en vertu de cette loi chimique : « les semblables se recherchent. » Ceux dont les mœurs et les occupations présentent pendant le jour sur la voie publique des traits d’analogie vivent ensemble sous le même toit pendant la nuit. Je n’affirmerai point que le chanteur de ballades, quoique relativement plus instruit que les autres individus de la classe nomade, choisisse toujours les common lodging-houses du meilleur caractère. Il loge un peu partout, et souvent dans les réduits les plus obscurs[11]. L’intérieur de ces maisons, excepté dans certains cas et dans certains quartiers, ne présente pas les scènes de tumulte auxquelles on pourrait croire que donne lieu une réunion d’individus si bruyans dans les rues et les carrefours. Le caractère dominant parmi les membres de cette confrérie errante est au contraire le silence. Les uns fument, d’autres sommeillent, d’autres encore préparent leur souper. Le chanteur de ballades lui-même se dépouille, en entrant dans ces logemens, de son caractère joyeux et de sa loquacité : cette joie était un masque. Tout le monde se presse contre la cheminée, car ce que ces hommes, exposés durant tout le jour aux intempéries de la rue, recherchent le plus, c’est la chaleur. L’expression taciturne des visages me frappa; mais je fus bien autrement étonné de trouver dans la plupart des lodging-houses que j’ai visités au moins un journal. Quelques-uns, parmi les meilleurs de ces établissemens, ont même des bibliothèques de quatre à cinq cents volumes. L’une des anciennes cuisines du farm-house a été transformée en un cabinet de lecture où l’on rencontre des journaux et des recueils périodiques. Chaque membre paie pour alimenter ce cabinet de lecture un penny par semaine, et comme l’ensemble de la souscription est plus que suffisant pour couvrir les frais, le reste de la somme est consacré à venir au secours des malades. Dans une des cuisines dont j’ai parlé, un service religieux se célèbre le dimanche matin. Il y en a ainsi pour tous les goûts : les croyans se rendent au prêche, et les esprits forts se dirigent vers la salle de lecture.
La plupart des moralistes anglais considèrent et avec raison le plus grand nombre des low lodging-houses comme des écoles de vice et comme des antres d’immoralité. Quelques-uns d’entre eux ont même cru voir dans l’existence de ces maisons un obstacle invincible au développement et à l’amélioration des classes pauvres. L’entassement des individus dans des chambres privées d’air, la confusion des sexes, au moins dans les cuisines, les mauvais exemples et les mauvaises leçons exercent très certainement une influence pernicieuse sur la santé et sur le moral des voyageurs. On trouve pêle-mêle dans ces repaires de cohabitation nocturne des jeunes filles de quinze ans et des enfans séparés de leur famille. Supprimer ces maisons serait une mesure incompatible avec les notions des Anglais sur le droit de propriété et sur la liberté individuelle; il n’y faut point penser. Tout ce qu’on pourrait faire serait de leur opposer des refuges de nuit où le pauvre trouverait des avantages notables. La charité britannique est déjà entrée dans cette voie; mais il y a des obstacles à vaincre, et l’un de ces obstacles est la chaîne des habitudes. Le chanteur des rues, car c’est surtout lui que j’ai en vue, n’a point de plus mauvaises mœurs que ses confrères des autres industries errantes; mais il est porté à regarder comme une servitude la discipline nécessaire qui règne dans les model lodging-houses[12]. Le fond de son caractère est l’indépendance, et pourvu qu’il chante le jour, il sait toujours où aller coucher pendant la nuit, sans se soucier beaucoup, ainsi que certains oiseaux à beau ramage, de la nature du nid.
Du chanteur des rues au musicien proprement dit, il y a la différence qui existait autrefois entre les chanterres et les minstrels instrumentistes, lesquels, dit un auteur anglais, Strutt, représentaient dans la maison des riches au moyen âge l’orchestre de l’opéra ou des concerts. Seulement aujourd’hui ils se sont séparés et vont chacun de son côté. La musique des rues de Londres se compose surtout de joueurs de harpe, de guitare, de flûte, de cornet à piston et d’autres instrumens de cuivre. Je ne parlerai point ici des joueurs d’orgue de Barbarie, parce qu’ils sont tous ou presque tous étrangers. Il y a des musiciens solitaires qui parcourent la ville et les campagnes; j’ai rencontré plusieurs fois avec tristesse dans Pimlico un pauvre jeune homme d’une vingtaine d’années jouant d’une espèce de vielle qui n’a plus qu’une note : cet instrument mélancolique et monotone ne se trouve que trop bien en harmonie avec l’âme du musicien, car ce malheureux est idiot; mais le plus ordinairement les perambulating musicians vont par bandes, souvent même assez nombreuses. Ces bandes sont ou allemandes ou anglaises. Il ne faut pas les confondre avec les itinerant musicians, qui parcourent la campagne et les villes du royaume-uni. Les vrais musiciens ambulans ne quittent point la ville de Londres, si ce n’est quelquefois pendant l’été pour aller faire des excursions au bord de la mer ou ailleurs. Un caractère singulier dans la vie de ces artistes demi-nomades, c’est la régularité de leur travail. Ils se sont partagé la ville de Londres en plusieurs districts, et ils souffrent avec peine que d’autres bandes viennent chasser sur leurs terres. Leurs courses se trouvent ainsi non-seulement limitées, mais réglées: ils ont leurs jours et pour ainsi dire leurs heures pour visiter les différentes rues de leur département musical. Si la comparaison n’était beaucoup trop ambitieuse, on pourrait dire qu’ils ressemblent à des astres errans, mais dont les mouvemens vagabonds sont déterminés par une loi. Nul ne connaît comme eux la ville ou du moins les quartiers de la ville qu’ils exploitent. Je les ai vus plus d’une fois s’engager dans les labyrinthes de rues les plus emmêlées, dans les lanes pauvres et solitaires, les sombres courts, les allées étroites, les passages tortueux et inconnus même des habitans de Londres. Tout cela leur est aussi familier que l’est à l’oiseleur la partie de la forêt où il fait parler ses pipeaux. Ils savent les murs qui ont des oreilles et ceux qui n’en ont pas; ils se rendent compte en outre des airs qui conviennent à chaque quartier, à chaque rue, souvent même à chaque maison. En général ils recherchent les endroits calmes, et profitent des heures de la journée où la population ouvrière du lieu jouit d’un instant de loisir. Leur grande ennemie est la cloche des écoles ou des fabriques, laquelle, quand elle vient à sonner en plein concert, leur enlève le meilleur de l’auditoire. Le plus souvent ils sont décemment vêtus, et se distinguent par leurs manières du commun chanteur de ballades, avec lequel ils n’ont peut-être qu’un trait de ressemblance, l’amour de la boisson. C’est un axiome parmi eux que le cuivre altère. Quoique moins atteints dans leur industrie que le poète de ballades populaires, les musiciens des rues se plaignent avec amertume du développement des concerts dans les music-halls. « Ces concerts, me disait l’un d’eux, nous enlèvent notre pain. Les amateurs y deviennent d’année en année plus difficiles. Il n’y a pas un flâneur des rues de Londres (street-idler) qui s’arrêterait aujourd’hui cinq minutes pour écouter saint Dastan lui-même jouant de son orgue, car vous savez que ce saint était un musicien ambulant comme nous (a perambulating musician), et qu’il avait inventé de ses propres mains un instrument, père de l’orgue actuel de Barbarie. »
La plupart des musiciens ambulans, — comme d’ailleurs toutes les classes errantes ou demi-errantes, — témoignent une grande indifférence en matière de religion. Il y a pourtant des exceptions curieuses. J’ai connu, il y a trois ans, dans Wapping un ouvrier écossais qui, incapable de nourrir ses enfans par son travail, avait eu plusieurs fois l’idée de les envoyer faire de la musique dans les rues. Le barde écossais est une spécialité : son costume théâtral, la rude originalité de ses airs nationaux, le son rauque, mais primitif de sa cornemuse (bagpipe), tout chez lui attire les yeux et les oreilles des passans. Et puis il n’y a guère de rue, surtout dans les anciens quartiers de Londres, où il ne se trouve au moins une famille écossaise. Or, pour un vrai cœur calédonien, ces airs-là valent mieux que tous les plus beaux airs d’opéra : c’est l’écho de la montagne, c’est la voix du pays. Le projet de suivre cette carrière d’aventures apparaissait donc à la pauvre famille comme un rêve de fortune. Cependant le père lutta et résista longtemps. Sévère presbytérien, il redoutait, et avec raison, pour ses deux enfans, — un garçon de douze ans et une fille de sept ans, — les mauvaises influences de la rue. Les circonstances se montrèrent, hélas ! plus fortes que sa volonté, et le départ des enfans fut résolu. La mère, qui devait les accompagner, tira un jour d’une vieille armoire un double costume de jeune garçon et de jeune fille highlanders. L’aîné revêtit avec l’insouciance et l’orgueil de son âge les bas à carreaux verts et rouges, le kilt qui protège sans les voiler les jambes nues, la veste collante, le plaid attaché sur l’épaule par une broche en argent représentant la fleur emblématique de l’Ecosse, le chardon (thistle). Il devait jouer de la cornemuse, et sa sœur devait danser une des danses caractéristiques du pays (highland-fling). Quand ces apprêts de toilette furent terminés, le père ouvrit gravement une vieille Bible, dont il lut un chapitre à haute voix, donna d’excellens conseils à sa femme et à ses enfans, les bénit, puis se détourna pour dévorer une larme. Le jeune itinerant musician et la petite danseuse parcoururent une grande partie du sud de l’Angleterre et s’embarquèrent même pour l’île de Jersey. Je ne sais si ce fut un effet des ferventes bénédictions du père, mais la mère et les enfans revinrent six mois après avec une bourse bien garnie, et qui arriva fort à propos, car le pauvre homme était malade depuis deux semaines dans son lit.
A Londres et dans les autres villes, les musiciens ambulans jouent presque tous les jours, quand le ciel n’est ni trop rayé de pluie, ni trop chargé de neige, et leur concert en plein vent dure plus ou moins, selon la générosité des auditeurs; mais le beau temps de l’année pour eux, c’est celui des waits[13]. Les waits commencent quinze jours ou trois semaines avant Noël et se terminent le jour de cette fête. C’est surtout dans cette circonstance que la musique des rues revêt un caractère poétique. Il est minuit : la ville repose, autant du moins que peut reposer cette colossale ruche industrielle qu’on appelle Londres. Des bandes de musiciens ambulans se répandent à cette heure de nuit dans les différens quartiers de la métropole. Une telle coutume a évidemment une origine religieuse. Les waits sont un écho prolongé à travers les âges du cantique, ou, comme dit le vieux Milton, du carol que chantèrent les anges quand ils annoncèrent aux bergers la naissance du petit enfant couché dans une crèche. D’authentiques monumens proclament en effet que cette musique nocturne était autrefois une sorte de sérénade sacrée[14]. Il paraît du reste que dès le XIIIe siècle les carols et les waits avaient dévié, au moins en partie, du sentiment des âges primitifs. Aujourd’hui le caractère de cette musique est tout profane. Des troupes de musiciens, dans lesquelles il est difficile de retrouver une image, même effacée, des anges qui apparurent aux bergers, rôdent de rue en rue, s’arrêtent de distance en distance, et jouent un air d’opéra suivi d’un air plus gai. Les instrumens sont le plus souvent une harpe, un ou deux violoncelles, une basse et une clarinette. L’exécution est ce que les Anglais appellent moyenne, middling ; mais l’heure, le silence, l’immensité de la nuit, l’imprévu de ce concert, tout prête un sentiment indéfinissable aux sons plus ou moins mélodieux que disperse le vent. Quand les instrumens ont cessé de jouer, un des musiciens souhaite d’une voix sonore aux habitans des maisons voisines, masters and mistresses, « une bonne nuit, un joyeux Noël et une heureuse année. » La classe moyenne de Londres, surtout celle des boutiquiers, professe un faible pour les waits; elle en parle avec ravissement comme d’une musique céleste, heavenly music. Faut-il l’avouer? Je partage jusqu’à un certain point cette admiration naïve des bourgeois de la Cité. La première fois que, sans être prévenu, j’entendis, il y a trois ans, retentir sous ma fenêtre, entre une heure et deux heures du matin, un groupe de notes ailées qui s’envolaient dans l’air froid et taciturne de la nuit, je ne savais plus trop dans quel monde mes rêves se trouvaient transportés. J’allais me rendormir, quand ce concert invisible recommença à une courte distance, et se répéta ensuite de trois maisons en trois maisons. A mesure que les sons s’éloignaient, ils prenaient plus de douceur, et revêtaient un caractère plus aérien, en harmonie avec le calme de la nature, le sommeil de la ville et la beauté du clair de lune. J’écoutais, et j’écoutais encore; mais le bruit, qui était venu comme un rêve, s’éteignait comme une vision : ce fut de moment en moment une harmonie confuse, puis un écho affaibli, puis rien. Autrefois les musiciens des waits frappaient la nuit aux portes des maisons pour réclamer le fruit de leurs peines: cet abus a été réformé. Aujourd’hui ils se présentent, la semaine qui précède le premier jour de l’an, dans les habitations particulières et chez les boutiquiers avec leur Chiristmas-box. Il est facile de deviner, d’après l’amour des Anglais pour un usage si ancien et pour une musique si bien appropriée au caractère des fêtes de Noël, que ces artistes récoltent d’ordinaire une bonne moisson.
Le musicien ambulant et le musicien errant ne diffèrent entre eux que par des nuances. Une des plus curieuses excursions auxquelles se livrent les itinerant musicians fut entreprise, il y a quelques années, par un jeune homme de Londres. Il était de bonne famille et avait reçu de l’éducation ; mais, un désappointement étant survenu dans ses affaires domestiques, il résolut, par une de ces excentricités propres au caractère anglais, d’essayer le rôle de ménestrel errant. Il parlait très couramment l’espagnol : cette circonstance détermina le caractère du personnage qu’il allait jouer. Ayant annoncé à sa famille qu’il allait faire un tour sur le continent, il se rendit chez un juif de Londres, acheta un manteau, une veste, une paire de culottes dans le style castillan, changea son nom en celui du señor Juan de Vega, et, muni d’une ballade anglaise qu’un de ses amis avait composée pour la circonstance, — the Spanish exile, — il se mit bravement en route. Les exilés espagnols étaient alors en faveur dans la Grande-Bretagne, et le ménestrel improvisé crut ajouter à ses chances de succès en se donnant comme une victime des guerres civiles. Sa physionomie se prêtait à l’espèce de roman dont il allait être le héros : il avait les yeux et la moustache noirs, le teint légèrement bronzé, la démarche fière. Son principal but, en jouant le rôle d’un chanteur espagnol, était de voir l’Angleterre, le paysage, les mœurs, les différentes classes de la société. Il prit d’abord le chemin de Rochester, d’où il visita tout le comté de Kent, allant de ville en ville, de village en village, chantant et jouant de la guitare dans les rues. Sa jeunesse, sa voix, son costume, ses malheurs, tout intéressa. Il recueillit quelquefois, en pluie d’argent et de cuivre, jusqu’à 8 shillings en quelques heures. Tout pourtant n’était pas couleur de rose dans la vie du troubadour voyageur. Après les beaux jours la pluie, après les temps d’abondance les temps de disette. Le jeune aventurier surmonta les fatigues, les vicissitudes, les déboires de sa nouvelle condition avec une persévérance toute britannique. Grâce à son déguisement, il s’introduisit dans les tap-rooms, dans les échoppes, quelquefois même dans les salons. Plus d’une lady mélancolique lui fit signe de venir avec la guitare charmer sous ses fenêtres, ou même dans sa chambre, les ennuis de la vie de province, country-life. Chemin faisant, il se trouva en rapport avec des Irlandais, des tailleurs ambulans, itinerant tailors, des gypsies, des marins, des mendians. Deux ou trois fois il s’assit dans les casernes, à la somptueuse table des officiers anglais (mess), et cela à titre d’ancien officier lui-même dans la révolution espagnole. A pied, ou dans de mauvais coches, il parcourut cinq ou six provinces de l’Angleterre, le pays de Galles, l’Irlande et l’Écosse. Pour mieux jouer son personnage fictif, il avait l’air de ne point entendre beaucoup la langue anglaise, et affectait de la parler très mal. Sa grande crainte était toujours d’être découvert par ses anciens amis. Dans une des maisons où il avait été appelé, une très jolie fille examina la guitare, en toucha les cordes avec ses doigts, et fit observer avec un sourire qu’elle aimerait bien à jouer de cet instrument. A la vue de cette beauté, le gentleman déguisé avait une furieuse envie de risquer quelques paroles galantes, ou du moins quelques œillades; mais le regard inquisiteur d’un officier qui était dans la chambre, et que le faux Juan de Vega avait connu à Londres, le rappela bien malgré lui à l’humilité de son rôle. Dans cette vie de ménestrel, les aventures de cœur ne manquèrent point, on le pense bien, mais c’étaient les amours d’un oiseau de passage. Des mains délicates lui firent cadeau de manchettes et d’ajustemens dans le goût espagnol, intéressans souvenirs que par les mauvais jours il fut quelquefois contraint de mettre en gage. A Dublin, il donna un concert sur le théâtre. En Écosse, il visita inconnu les ruines d’un ancien château qui avait appartenu à sa famille. Les Écossais sont soupçonneux à l’égard des étrangers; aussi le pauvre ménestrel errant frappa-t-il en vain, pour obtenir un logement, à la porte de quelques maisons dont son père était le propriétaire, et qu’il avait louées à des tenanciers. L’un d’entre eux, auquel il se découvrit, lui demanda avec inquiétude s’il n’avait pas « une abeille dans son bonnet[15]. » Dix mois s’étaient écoulés depuis que Juan de Vega avait commencé sa carrière romanesque. Il était temps d’y mettre un terme. L’habitude de parler en mauvais anglais lui avait presque fait oublier sa langue maternelle. Il redevint ce qu’il était par la naissance, M. Charles Cochrane, mais non sans regretter, du moins dans le commencement, le costume et la vie de ménestrel. Il se trouvait à la torture dans la cravate et dans les habits à la mode. Juan de Vega avait recueilli dans son tour à travers la Grande-Bretagne et l’Irlande 58 livres sterling, qu’à titre de don il adressa au comité des réfugiés espagnols. C’était un devoir, et le seul moyen de racheter ce qu’il y avait d’indélicat dans le choix d’une qualité fausse. M. Charles Cochrane rapportait d’ailleurs de son voyage quelque chose de mieux que les livres sterling : il avait appris à sympathiser avec des misères sociales qu’il ignorait jusque-là. Pour étudier à fond les classes pauvres, il faut être ou se faire pauvre soi-même. La leçon ne fut point perdue : M. Cochrane épousa plus tard une femme riche, et devint un philanthrope. C’est à lui que l’on doit quelques institutions utiles, et surtout celle des street-orderlies, qui concourt au nettoyage de la ville de Londres[16].
A côté des professions qui vivent du chant et de la musique, il y en a d’autres qui se servent bien encore de certains instrumens plus ou moins harmonieux, plus ou moins bruyans, mais seulement comme d’un moyen pour attirer, pour humaniser le public, ainsi que me disait l’un de ces industriels. Leur but est de montrer quelque chose. Nous entrons ici sur un nouveau théâtre de faits auquel se rattache la grande famille des showmen.
Un jour que je remontais le Strand, j’entrevis sous un porche soutenu par quatre colonnes, et conduisant à une allée connue sous le nom de Clement’s Passage, un théâtre de marionnettes qu’on venait de poser à terre. L’endroit était bien choisi pour une représentation de ce genre, car il se trouvait à l’abri du bruit et du mouvement des voitures. Un homme assez pauvrement vêtu, coiffé d’un chapeau qui avait été gris, cravaté d’un chalumeau de Pan à plusieurs tuyaux, pandœan pipe, soufflait dans cet instrument et frappait à la fois de ses deux mains sur un large tambour. L’effet de ce signal fut magique. De même que le bruit de l’airain, dit Virgile, rassemble en grappes les abeilles vagabondes, ainsi, aux premiers sons du chalumeau et aux premiers coups du tambour, des essaims d’enfans accoururent, sortant de tous les coins de rue, et se groupèrent devant le théâtre dont la toile était baissée. Au lever du rideau, M. Punch vint réciter un prologue qui fut bien accueilli, à en juger par les pence qui tombèrent dans une soucoupe. J’avais sous les yeux deux spectacles attachans : les marionnettes et la foule. Tous les regards étaient suspendus par un fil magnétique à ces hommes de bois qui faisaient l’un après l’autre leur entrée, gesticulaient, causaient entre eux, et finissaient presque toujours par se donner des coups de bâton. Un rire d’un accent tout britannique courait autour du cercle des spectateurs, sur le visage desquels on lisait la joie, la surprise, l’approbation. Je distinguai parmi eux un vieillard à cheveux blancs et à figure intelligente qui semblait prendre un intérêt tout particulier au dialogue des acteurs et aux péripéties du drame. Punch venait d’assommer sa femme à grands coups de gourdin, et, ravi de sa victoire, il chantait sur un air fort gai les plaisirs du veuvage, quand le spectre de Judy apparut dans un coin du théâtre, s’avança lentement, et appliqua un vigoureux soufflet sur la joue du pécheur insolent et endurci. Étourdi du coup, effrayé de revoir sa femme, Punch se sauve ; mais le spectre le poursuit : c’est une course furieuse et fantastique, à la suite de laquelle Punch, épuisé, terrifié, vaincu, tombe sans vie sur le devant de la scène. Un constable vient et constate le décès. La toile tomba un peu brusquement sur ce coup de théâtre, et un léger murmure circula parmi les spectateurs, qui se dispersèrent.
Le vieillard vint à moi et me dit : « Voilà un dénoûment tout nouveau, mais qui n’aura point de succès. » Il est rare qu’un gentleman adresse la parole dans la rue à un étranger, et j’attribuai cette manière d’agir au besoin que l’inconnu éprouvait de justifier ses rires immodérés durant la représentation, car il avait remarqué que je l’observais. « Vous vous étonnez peut-être, reprit-il, qu’un homme de mon âge s’intéresse à ces jeux. Que voulez-vous ? j’ai un faible pour ce théâtre ambulant, qui ajoute des points de vue nouveaux au spectacle des rues et des notes particulières au concert des cris de Londres. J’aime la voix de Punch, j’aime ces sons aigus que j’ai écoutés tant de fois et qui m’ont si fort réjoui dans mon enfance. C’est un bruit qui me semble aussi bien en harmonie avec le mouvement de la grande ville que l’est au printemps le chant du coucou avec le joyeux silence des vallées et la fraîche verdure des bois. Je ne suis pas le seul qui se divertisse aux aventures tragiques de Punch et de Judy; je connais des artistes, des hommes de lettres, deux membres de la chambres des communes, qui s’arrêtent volontiers comme moi devant ce théâtre en plein vent. Nous autres Anglais, nous sommes plus naïfs que nous n’en avons l’air, et nous nous amusons de peu; vous avez dû vous en apercevoir, si vous avez remarqué le grand concours de personnes de tout âge et de toute condition qui se pressent, par un beau jour d’été, autour de ces acteurs de bois qu’anime la main invisible du puppet-sho<men. Un de mes amis, philosophe et homme du monde, passe des soirées amusantes à jouer le drame de Punch and Judy devant sa famille et devant un petit cercle de connaisseurs. Quant aux puppet-showmen des rues, il existe parmi eux autant de différence, — je parle du talent, — que parmi les artistes de nos grands théâtres. Celui que vous venez d’entendre est moyen. J’en ai connu un, il y a de cela bien des années, qui était un grand homme dans son genre, in his line. Croyez-moi, j’ai assisté depuis à bien des représentations dramatiques; j’ai vu les astres, the stars, de la scène anglaise; j’ai vu les deux Kean, Charles Young, Kemble, Macready : eh bien! soit que les impressions de la jeunesse restent toujours les plus vives, soit que le showman fût vraiment un artiste habile, je n’ai jamais été si ému dans ma vie que devant ce théâtre de marionnettes. C’est de là peut-être que vient mon goût pour ce genre de spectacle. Et puis, je suis de l’avis d’Olivier Goldsmith, j’aime à voir autour de moi des figures souriantes. Punch and Judy est le théâtre du peuple et des enfans. Le pauvre lui doit ses heures de récréation et l’oubli de ses maux. Le puppet-showman lui-même est un type. Son ambition, — en est-il de plus innocente? — est d’amuser. Ne croyez point qu’il soit insensible à l’effet qu’il produit sur l’auditoire; il a son amour-propre, et il est heureux de faire plaisir aux autres. Quant à moi, j’ai plus de satisfaction à applaudir un joueur de marionnettes ou un acteur de foire qu’un grand tragédien. Ce dernier n’a que faire de mes accens d’enthousiasme qui se perdent dans le tumulte de la salle, tandis que le dernier y trouve une source d’encouragement. Si jamais vous désirez faire connaissance avec un puppet-showman, ne lui épargnez point la louange : il n’y a jamais de mal à flatter les malheureux. »
Sous une apparence de bonhomie, ce vieillard était instruit : j’obtins de lui des renseignemens sur l’histoire des marionnettes en Angleterre, sur l’origine, la biographie et le caractère de Punch, sur la vie du puppet-showman. Les marionnettes jouent depuis un temps immémorial un grand rôle dans les récréations des Anglais, et j’oserais presque dire dans leur littérature. Le grave docteur Johnson s’avança jusqu’à dire que les marionnettes pouvaient représenter les pièces de Shakspeare tout aussi bien que des acteurs vivans. Ce n’est point là tout à fait un paradoxe, car vers 1797 un Anglais, nommé Henri Rowe, jouait avec des figures de bois le drame de Macbeth, et récitait lui-même la part du dialogue qui revenait à chaque personnage. Henri Rowe mourut en 1800; il était de la ville d’York, aussi l’avait-on surnommé York trumpeter. De son vivant, il publia une édition de Macbeth¸ avec des notes et des corrections[17]. Southey, dans son Doctor raconte aussi que la ville d’Inglelon acquit, il y a une centaine d’années, une grande célébrité pour avoir servi de quartier-général à Rowland Dixon, le gesticulator maximus, et à sa troupe de marionnettes. Ces marionnettes-là étaient des hommes de grandeur naturelle, et pour les transporter d’une ville à l’autre il fallait un véhicule qui a été comparé à l’arche de Noé. Tous les écrivains anglais ne se sont point montrés également favorables, on doit l’avouer, à ces représentations dramatiques, dont les acteurs cessaient de vivre en rentrant dans la coulisse, les auteurs comiques ont même parlé avec mépris des motions[18] ; mais, prenez-y garde, c’était de leur part jalousie de métier. Les pièces jouées par les marionnettes faisaient, dans les temps passés, une concurrence très sérieuse aux pièces représentées par des acteurs en chair et en os. Les propriétaires des théâtres situés dans Drury-Lane et près de Lincoln s-inn-Fields adressèrent une pétition à Charles II pour demander qu’un théâtre de marionnettes, qui stationnait alors dans l’endroit où est maintenant bâti Cecil-Street, fût ou supprimé ou transporté dans un autre quartier de la ville. L’attrait était si fort que le puppet-show ne nuisait pas seulement à la prospérité matérielle des théâtres, mais qu’il faisait encore déserter les églises. Dans la foule des marionnettes qui défilaient alors sous les yeux du public anglais figurait le docteur Faust.
De ces anciennes pièces, il n’est guère resté que Punch and Judy. Quelques érudits veulent que le nom de Punch dérive de Punchio, et que le personnage soit d’origine italienne. Cette opinion était combattue par le vieillard que j’avais rencontré dans Clement’s Passage; suivant lui, le type de Punch, tel du moins qu’on le représente aujourd’hui dans les rues de Londres, est bien anglais. Les auteurs du XVIe et du XVIIe siècle ne font aucune mention de son arrivée dans la Grande-Bretagne. La popularité de M. Punch était établie en Angleterre dès l’époque de la reine Anne, et personne alors ne le considérait comme une nouveauté, ni surtout comme un étranger venu d’outre-mer. Des monumens écrits proclament au contraire qu’il a succédé, par voie de transformation, au personnage du Vice, qui jouait un grand rôle dans les anciens mystères de la Grande-Bretagne. C’était, ainsi que le clown du théâtre anglais moderne ou comme le gracioso des Espagnols, un être de fantaisie qui aimait à répandre sur les parties sérieuses du drame les traits de l’humour ou du ridicule. Il existe parmi les Selecta Poemata Anglorum, publiés par M. Popham, une pièce de vers latins dans laquelle le caractère de Punch se trouve gravé en traits reconnaissables, et qui ne se sont guère altérés avec le temps. On le représente comme un homuncio à figure comique, à ventre immense, qui surgit tout à coup au milieu des intrigues de la pièce, trouble tout, jette ses plaisanteries à travers les scènes les plus graves, lorgne les jeunes filles d’un œil qui les fait rougir, et provoque, par des bons mots obscènes, le rire des jeunes gens. Son nom, ajoute l’auteur du poème latin, est Punchius. La tradition anglaise veut en effet que Punch ait joué un rôle dans tous les drames sacrés ou profanes qui ont précédé la renaissance des lettres : elle le fait intervenir dans la pièce du Déluge, où il saluait le patriarche par cette exclamation : « Un triste temps, maître Noë ! (a hazy weather, master Noe!) » D’où un puppet-showman concluait un jour devant moi que le type de Punch était aussi vieux que le déluge et aussi immortel que l’Angleterre! Mais le beau temps de notre héros fut celui de Steele, d’Addison, de Gay, de Swift, qui n’ont pas dédaigné de décrire en prose et même en vers les merveilles des drames de bois, wooden dramas, dans lesquels ce don Juan bossu jouait toujours le premier rôle. Le Spectateur a même rendu célèbres les représentations de Powell, qui tenait un théâtre de marionnettes à Londres. Je dois pourtant dire que Punch ne fut pas toujours une simple marionnette : des acteurs bien vivans et bien anglais ont essayé plus d’une fois de représenter ce caractère sur la scène, particulièrement dans les foires et les théâtres de province. Après tout, il n’a manqué jusqu’ici à Punch qu’un génie dramatique de premier ordre pour le tirer de l’obscurité du puppet-show.
Il y a aujourd’hui mille manières de jouer dans les rues le petit drame de Punch and Judy. C’est un thème qui se prête à toutes les variations selon la fantaisie ou le talent du showman. Je croirais puéril de m’arrêter aux incidens, mais j’ai dû rechercher comment ce type du vice jouissait d’une si grande popularité en Angleterre. Il est d’ailleurs à remarquer que les querelles de ménage, trop souvent accompagnées de coups de bâton, se sont introduites dans la vie dramatique de master Punch à une époque relativement récente et à mesure que le théâtre de marionnettes descendait vers les rangs inférieurs de la société. A cause de son caractère de tyran domestique, Punch n’est point un favori du beau sexe, et vous verrez, si vous vous arrêtez devant un puppet-show, que l’auditoire se compose beaucoup plus d’hommes que de femmes. Malgré les mauvaises actions de sa vie, M. Punch, — et c’est à cause de cela que je m’y arrête, — personnifie un côté du caractère anglais, la force d’âme, la présence d’esprit, l’empire sur soi-même. C’est aussi à ce point de vue que le vieux gentleman, si au fait de la vie des marionnettes, défendait le personnage dramatique auquel s’intéresse le peuple de Londres.
« Après tout, me disait-il, nous ne devons point chercher la perfection dans la nature humaine, et il serait injuste de demander aux marionnettes, faites à l’image de l’homme, plus que nous n’exigeons de l’homme lui-même, fait à l’image de Dieu. Je n’aime point la manière dont, poussé par la jalousie ou aigri par les discordes conjugales, Punch jette à travers la fenêtre son enfant unique, la petite fille au maillot qu’il berçait et soignait tout à l’heure avec une dévotion de nourrice. Je n’approuve pas non plus sa conduite brutale envers mistress Judy, laquelle est très certainement une femme sacrifiée; mais je sympathise avec lui dès qu’il lutte contre les afflictions de la vie avec une force de volonté inébranlable. J’applaudis à l’énergie railleuse avec laquelle il brave l’horreur des cachots et il entend prononcer sa sentence de mort. La foule rit, et je ris avec la foule à la vue de la ruse qu’il emploie pour pendre en son lieu et place Jack Ketch lui-même[19]. Le dénoûment, je l’avoue, n’est pas très moral : après avoir échappé à la justice humaine, le coupable échappe encore à la justice divine; mais malheur au showman qui essaie de changer la conclusion! Je me souviens d’avoir vu jeter de la boue dans les rues de Londres à un joueur de marionnettes qui, par un motif honorable sans doute, avait refusé de donner la victoire à Punch sur l’exécuteur des hautes-œuvres et sur le démon. Un esprit tenace et fertile en expédiens qui triomphe de la force matérielle sous la forme d’un gros chien noir, de la maladie sous la forme d’un médecin, de la mort sous la forme d’un squelette ou du bourreau, de tous les ennemis du genre humain sous la forme du diable, qui triomphe en tout et toujours, voilà le Punch qu’il faut au public anglais. Cela rentre dans le caractère britannique, lequel ne veut point être vaincu, même quand il a tort. C’est surtout dans sa lutte avec Shalla-ba-la que j’apprécie la fermeté de Punch. Celui qui a tourmenté les autres est tourmenté à son tour. Le sombre démon agite aux oreilles de sa victime, qu’il persécute de toutes manières, une monstrueuse sonnette; mais à peine a-t-il tourné le dos que Punch oublie son horrible cauchemar, reprend sa joyeuse humeur et entonne d’une voix calme la chanson de Jim Crow ou toute autre mélodie également folâtre. Shalla-ba-la revient; Punch tient bravement tête à son ennemi intime, et finit par le vaincre. Une telle grandeur d’âme dans l’adversité me réconcilie avec ce mythe populaire. Tout le monde a dans sa vie un Shalla-ba-la sous une forme ou sous une autre, mais tout le monde n’a pas l’admirable philosophie de M. Punch[20]. »
La vie du puppet-showman a beaucoup de rapports avec celle des autres exhibiteurs sur la voie publique; j’indiquerai seulement les caractères qui lui sont particuliers. Le personnel de ces représentations ambulantes se compose le plus souvent de deux hommes, l’un qui porte le théâtre et qui déguise sa voix au moyen d’un sifflet d’étain, l’autre qui porte la boîte de marionnettes et qui souffle de la trompette ou bat du tambour; mais pour jouer Punch and Judy avec ce que les Anglais appellent great attraction, il faut de plus une voix de femme et un chien, l’immortel chien Toby. Le puppet-showman est un philosophe, un Diogène; il se soucie médiocrement du caractère de son costume, lequel est d’ordinaire pauvre et négligé. Ne vous fiez d’ailleurs point à ces apparences de misère. Ici le gain s’appuie entièrement, il est vrai, sur les contributions volontaires; mais cette source de profits est plus abondante qu’on ne le croirait. Les joueurs de marionnettes recueillent souvent de deux à quatre shillings par chaque représentation : or dans les jours d’été, où ils jouent jusqu’à dix fois, ces deux hommes ne laissent pas d’obtenir une rémunération assez forte. Quand la collecte n’est point suffisante, ils refusent quelquefois leurs services. Le vieillard me racontait avoir vu dans une occasion semblable la toile se lever, Punch saluer l’auditoire et lui adresser la parole en ces termes : « Je n’ai jamais joué jusqu’ici pour sept pence et demi, et je ne jouerai jamais pour ce prix-là; ainsi adieu. » Et les hommes plièrent bagage.
Le gain dépend, il est vrai, en grande partie de l’habileté du puppet-showman. Il lui faut un certain esprit, du tact et la connaissance de son public. Les allusions aux événemens politiques sont le plus souvent accueillies avec faveur, et cette veine bien exploitée constitue un des élémens matériels du succès. Il y a quelques années, durant les élections, un showman mettait en scène un candidat pour la représentation de Westminster qui embrassait Judy, ainsi que l’enfant, et qui sollicitait le vote de M. Punch. Lorsque le divorce bill, admis par la chambre des communes, était pendant devant la chambre des lords, j’ai entendu moi-même un joueur de marionnettes qui tirait parti des infortunes conjugales de Punch et de Judy pour appuyer la sanction de cette loi. Il y a deux ans, un certain mouvement se déclara dans l’opinion publique contre la peine de mort, et un autre puppet-showman mettait aussitôt dans la bouche de M. Punch, — lequel était partie intéressée dans la question, — quelques paroles en faveur de l’abolition du gibet, gallows. Le théâtre de Punch and Judy devient dans, ces occasions une tribune en plein vent; cependant il y a peu de joueurs de marionnettes, je dois le dire, qui s’élèvent jusqu’à la hauteur des intérêts publics. Dans sa vie de péripatéticien, le puppet-showman mange ce qu’il trouve et couche où il peut. Son moindre défaut est la prévoyance. Le plus souvent il limite ses courses à la ville où il demeure, je dirais volontiers où il perche; mais quelquefois un démon errant le pousse à travers la province et même par-delà les mers. On raconte que Bayle sortit plus d’une fois de sa studieuse retraite au son d’une trompette, qui annonçait de son temps l’arrivée d’un joueur de marionnettes anglaises à Rotterdam. Punch voyage : il y a quelques années, il trouva le chemin de Canton, et on l’a rencontré aussi sur le revers occidental des Andes.
Les autres showmen peuvent se diviser en deux classes : ceux qui s’établissent, du moins pour quelque temps, dans une ville, et ceux qui courent perpétuellement les foires ou les fêtes de campagne. Les premiers constituent l’aristocratie du métier; les seconds en forment la plèbe. Parmi les plus illustres figure au premier rang M. Barnum, qui s’est surnommé lui-même prince of humhugs[21]. Barnum n’est point Anglais, il est né dans l’état de Connecticut; mais il séjourne depuis quelques années en Angleterre, et il donne en ce moment à Londres, devant un auditoire nombreux et brillant, des leçons (lectures) sur l’art de gagner de l’argent, money making. Sous quelque aspect qu’on l’envisage, M. Barnum est certainement un type, et il mérite, à ce titre du moins, l’attention que lui prête depuis quelques années toute la presse britannique[22].
La Grande-Bretagne est la terre classique du puff. L’Américain Barnum devait y rencontrer des concurrens. Le grand art du showman, quand il a découvert quelque nouveauté vraie ou fausse, consiste à inventer une légende qui recommande sa marchandise à la curiosité publique. L’histoire la moins vraisemblable et la plus merveilleuse est ordinairement la meilleure. Il y a quelques années, on montrait avec grand succès dans les villes d’Angleterre deux enfans qu’on disait avoir été tirés des mystérieuses cités du centre de l’Amérique, où ils avaient été adorés comme idoles. C’étaient, prétendait-on, les descendans dégénérés des anciens birdmen conservés dans les temples d’Iximay. Les deux enfans étaient sourds-muets, et l’on donnait ce silence comme une preuve de leur caractère sacré : il ne leur avait jamais été permis d’entendre la voix humaine. Une sorte de roman illustré de gravures sur bois racontait même les dangers qu’on avait courus en les enlevant du temple : je dis roman, car tout cela était faux. Les deux enfans avaient bien été trouvés en Amérique, mais dans une tente de showman, où ils figuraient de compagnie avec un cochon de très haute taille. Les prétendus dieux étaient deux pauvres êtres plus ou moins acéphales, c’est-à-dire idiots.
Une autre source de succès consiste à émouvoir les sentimens généreux de la nation. On connaît l’horreur que les Anglais professent pour l’esclavage des noirs et combien il est aisé de faire vibrer chez eux sur ce point les cordes délicates de la pitié. La ville d’Edimbourg reçut un jour la visite d’un showman accompagné de deux jeunes négresses que la nature avait unies entre elles par des liens aussi indissolubles que ceux des jumeaux siamois. Un récit imprimé et distribué gratis exposait les aventures de Christina et de Milley Makoy (c’était le nom des deux sœurs), leurs infortunes, leur pénible traversée et le triste sort de leurs parens. Le prix d’admission était fixé à 2 shillings pendant le jour, à 1 shilling dans la soirée. Le fruit de cette exhibition toute sentimentale était destiné, ajoutait-on, à racheter de l’esclavage le père et la mère des deux jumelles. A cet avis, comme à l’histoire touchante des deux négresses, il ne manquait que la vérité. Les deux pauvres filles étaient exhibées par leur maître, un propriétaire de noirs, qui les avait amenées comme objet de commerce sur une terre de liberté, et qui, trouvant que la spéculation ne marchait pas assez vite, les remmena esclaves dans le Nouveau-Monde.
A la vie d’un aristocratique showman écrite par M. Barnum, et qui a fait tant de bruit en Angleterre[23], M. Miller a opposé la vie d’un showman vulgaire[24]. Le contraste est trop frappant pour que je ne le signale pas. M. Miller était clerc d’avocat à Londres et plus tard employé dans un mercantile agency office. Il fit un jour la rencontre d’une troupe de saltimbanques avec lesquels il entra pour boire dans un public-house. Le lendemain, il se réveilla dans un affreux taudis, un low lodging-house, n’ayant aucun souvenir de ce qui s’était passé. Des dix-huit souverains qu’il avait la veille dans sa poche et qui appartenaient à son père, il n’en trouva plus que seize. Cette circonstance le détermina à parcourir une carrière d’aventures, n’osant plus se représenter dans la maison paternelle, ni avouer sa faute. Il traversa bientôt des fortunes diverses. A Leeds, dans l’Yorkshire, il fit connaissance avec un showman qui avait montré quelques années auparavant une géante noire. Cette géante, s’étant mariée, avait quitté le métier, mais elle avait laissé sa toilette dans un-coin de la tente. Le showman proposa au jeune homme de jouer le rôle de cette femme : il fallut consentir, car l’enfant prodigue était à bout de ressources. On annonça donc à son de trompe que cette grande curiosité avait été amenée à grands frais par un capitaine de navire. Le public afflua, mais un jour un homme ivre voulut embrasser la négresse : Miller se défendit mal, et à la suite de la lutte le vainqueur emporta une joue presque aussi noire que celle de Miller lui-même. La foule se retira de la baraque en murmurant, mais les tambours battirent, et le bruit couvre tant de choses!... Dégoûté pourtant de cette vie de négresse et de géante, Miller voulut reprendre sa liberté. Showman pour son propre compte, escamoteur (conjuror), acteur errant, il traversa tous les degrés de la hiérarchie foraine, non sans rencontrer partout d’amers déboires et des tribulations nombreuses. Un instant il fut directeur de l’Adelphi-Theatre de Glasgow, mais son théâtre brûla. Il écrivit pour quelques publications littéraires, donna des lectures, prit, quitta, reprit le métier de showman, et, malgré tous ses efforts, ne put jamais sortir de l’abîme de misère dans lequel l’avait précipité un moment de faiblesse. La vie de M. Barnum est le roman de la profession, la vie de M. Miller en est l’histoire. Les récits du riche Yankee sont de nature à faire naître dans certaines têtes des illusions dangereuses qu’il était de mon devoir de détruire.
La seconde classe de showman, quoique généralement pauvre et obscure, présente, selon moi, beaucoup plus d’intérêt que la première. C’est dans le champ de foire qu’elle livre et soutient vaillamment la grande bataille de la vie. L’argent dépensé chaque année dans la Grande-Bretagne pour les exhibitions foraines constitue un impôt considérable prélevé sur la curiosité humaine. Il y a aussi parmi ces itinerant showmen des célébrités. Tout le monde dans les villes et les campagnes de l’Angleterre connaît le nom de Richardson. Lorsqu’il vint à Londres, M. Richardson était un pauvre enfant orphelin; après avoir logé plusieurs nuits dans une écurie, il fut engagé gagé par le maître de l’hôtel en qualité de garçon (pot-boy). Il exerçait ses humbles fonctions, quand arriva dans l’hôtellerie un malheureux vieillard avec un théâtre d’optique sur le dos. Le vieillard tomba malade et mourut. Comme Richardson avait été bon pour lui durant sa maladie, le pauvre homme lui laissa tout ce qu’il possédait sur la terre, son peep-show. Quelques semaines après, Richardson quitta son emploi, au grand déplaisir du maître de l’hôtel, et s’en alla courir les aventures. A force d’industrie et de frugalité, il amassa bientôt une certaine somme d’argent. Un jour qu’il passait près de Londres dans un village, il remarqua parmi le groupe d’adolescens qui s’étaient rassemblés devant son spectacle d’optique un enfant qui avait la figure tachetée. L’idée lui vint que ce ne serait point une mauvaise spéculation : il s’informa et apprit que la mère de cet enfant tacheté était une pauvre veuve chargée d’une nombreuse famille; il lui proposa d’engager le phénomène vivant, et lui offrit tout de suite cinq guinées avec la promesse de renouveler ce même paiement tous les trimestres. Après quelques momens d’hésitation, les cinq guinées furent acceptées. Richardson quitta donc le village, emmenant avec un air de triomphe le captif de sa bonne ou de sa mauvaise fortune. Il acheta une caravane, et se mit à montrer « la merveille des merveilles. » Le prix d’entrée était d’abord très modeste, 1 penny par personne; mais le spectacle eut tant de succès et le concours des visiteurs devint si nombreux que le showman éleva ce prix à 2 pence, puis à 6 pence, enfin à 1 shilling. Après avoir été deux ans avec Richardson, l’enfant mourut de la rougeole. Richardson, qui avait partagé avec lui son pain et son lit, se montra très affligé; il en parlait encore vingt ans après avec des larmes dans les yeux. Ce n’était point la valeur de l’enfant qu’il regrettait, c’était sa perte. Il lui éleva un monument funèbre, et continua pendant longtemps d’envoyer des présens à la mère, dont il avait doublé la pension durant la vie de l’enfant.
Richardson était un homme bon et généreux. Durant la foire de Saint-Albans, le feu avait pris dans la ville : Richardson, qui était alors propriétaire d’un théâtre portatif, arrêta la représentation, et, à la tête de sa troupe d’acteurs, lutta vaillamment contre l’incendie pour sauver les meubles et la vie des habitans. La perte était néanmoins considérable. On ouvrit une souscription en faveur des victimes de la catastrophe. Les gentilshommes de Saint-Albans et des environs envoyèrent une, deux ou même cinq guinées par tête. Un jour se présenta au bureau de la souscription un homme avec une paire de petites culottes noires, des bas de laine et un long habit bleu; il jeta sur la table cent guinées. « Quel nom inscrirai-je? demanda le caissier. — Écrivez : un ami, » répondit l’inconnu, et il sortit; mais une des personnes présentes avait reconnu Richardson le showman, et son nom figura sur la liste des donateurs. Malgré son bon cœur, il mourut riche. On nous assure qu’il laissa 50,000 liv. sterling à ses héritiers.
Une autre illustration foraine de l’Angleterre, c’est Wombwell. Il avait commencé par montrer à Londres deux boas constrictors; plus tard il acheta quelques animaux, avec lesquels il voyagea à la tête d’une petite caravane; enfin, le succès aidant, il acquit le musée zoologique le plus étendu et le plus précieux, — je parle des musées errans, — qui existât en Europe. Wombwell était de plus un artiste vétérinaire très habile. Il fut appelé par le prince Albert pour guérir une meute de chiens attaquée d’une maladie qui avait résisté à tous les efforts de la science, et découvrit la cause du mal, qui consistait dans la mauvaise qualité des eaux. Le prince, charmé, lui demanda ce qu’il attendait pour prix de ses services : « Rien, reprit le vieux Wombwell, je ne manque d’aucune chose dans le monde. » Comme pourtant le prince insistait, Wombwell dit que si son altesse royale tenait à lui faire un cadeau, il accepterait volontiers un cercueil construit avec les planches d’un vaisseau qui venait alors de faire naufrage et dont on avait retrouvé les débris, le Royal-George. Sa demande fut accueillie, et ce singulier meuble de chêne figura quelque temps dans la maison du showman. Hélas! c’est dans le même cercueil que Wombwell (l’homme aux bêtes sauvages, wild beast man) repose aujourd’hui à Kensal-Green[25].
Le caractère de l’exhibiteur forain présente des traits singuliers. Un poète anglais a comparé la vie humaine à un paysage dans lequel on rencontre alternativement des montagnes, des précipices, des collines, des vallées. De tous les horizons, celui que le showman déteste le plus, c’est la plaine. Il ne saurait supporter la monotonie d’un emploi régulier, il a horreur d’un traitement fixe; mais aussi avec quelle philosophie il traverse cette existence éventuelle, semée de succès et de revers! Il ne se plaint point quand il est sous le nuage, et il sourit au premier rayon de soleil. Il aime les hauts et les bas de la fortune. J’avoue qu’il est plus souvent en bas qu’en haut; mais il espère toujours remonter. Le sentiment indomptable de la confiance dans le lendemain l’anime, le soutient, l’encourage; il a vu si souvent, sous le climat changeant de l’Angleterre, le temps tourner de la pluie ou de la neige au ciel bleu, qu’il compte malgré tout sur une éclaircie semblable dans ses affaires. Il vit d’illusions, et il le faut bien, car je regrette de dire que souvent il n’a pas à son service d’aliment plus substantiel. Sur le champ de foire comme sur tout autre théâtre, l’habileté de l’homme est d’ailleurs pour beaucoup dans les moyens de succès. « Le succès, me disait un showman, dépend moins de l’objet qui est montré que de la manière dont on le montre. Le grand serpent de mer lui-même ne serait rien sans une chronique orale qui parle à l’imagination de la foule. » Le showman a toujours deux auditoires auxquels il doit plaire : l’un qui est dans la baraque, l’autre qui s’arrête à la porte ou qui rôde autour des toiles. Le grand art est de les tenir l’un et l’autre en belle humeur. Les exhibiteurs forains ne se font pas plus scrupule que leurs aristocratiques confrères d’abuser de la crédulité du public; mais ils ont du moins une excuse, leur misère. Quelques-uns d’entre eux ont même inventé à ce sujet une théorie pour mettre leur conscience en repos. Toute personne, disent-ils, qui entre dans ces endroits-Là se dévoue à être trompée, et ce serait de notre part un manque de respect, presque un acte de mauvaise foi, que de frustrer l’attente des spectateurs. Toute la science du showman consiste à bien déguiser le subterfuge, car si le public consent à être dupe, il n’aime point à découvrir lui-même la fraude. Le vrai est souvent ce qu’il y a de moins vraisemblable : de réels sauvages, des Bosjesmans, ayant été montrés pour 1 penny à la foire de Glasgow, la foule, — et elle était nombreuse, — prétendit que c’étaient des Irlandais ou des ramoneurs déguisés. Quand je réfléchis d’ailleurs à toutes les qualités qu’il faut pour faire un bon showman, — l’énergie, la persévérance, l’esprit d’impromptu, le courage stoïque au milieu des privations les plus amères, — je suis tenté de regretter que ces dons de la nature se dispersent en fumée, en bruit, en essais inutiles et chimériques. L’économiste doit contempler d’un œil triste toutes ces forces perdues.
Parmi les vertus des itinerant showmen, il en est une que je ne dois point oublier et qui rachète, en partie du moins, les ruses dont ils se servent pour leurrer le public : je parle de leur humanité, il arrive souvent que sur le même champ de foire se rencontrent deux ou trois empereurs des jongleurs, deux ou trois rois des géans, deux ou trois princes des albinos. Ces puissances-là, comme on doit s’y attendre, se font la guerre; mais à peine le temps des exhibitions est-il écoulé que les liens d’une sorte de franc-maçonnerie se rétablissent entre les membres de cette famille plus ou moins étrangère aux habitudes générales de la société. On a vu alors plus d’une fois un showman heureux prêter de l’argent à un confrère dans l’embarras pour que ce dernier retirât ses effets du chemin de fer ou des mains de l’hôtelier. Un coureur de foire avare est une exception, rara avis. Dans la localité de Newcastle, tout le monde connaît Billy Purvis, qui n’est pas moins célèbre pour ses talens de violoniste, de danseur et de magicien que pour ses bonnes actions et ses bons mois. Une veuve n’avait pu payer son loyer, et tout ce qu’elle possédait était saisi. M. Purvis se rend à la vente, et achète l’un après l’autre tous les articles; puis alors, au grand étonnement de la pauvre femme, il lui présente le mobilier, n’exigeant d’elle, par manière de jeu, qu’un baiser bien désintéressé. Un autre artiste forain, M. Miller, rencontre un jour sur le chemin de Belford une Irlandaise avec un enfant dans ses bras et un autre qui pleurait en marchant, parce qu’il voulait être porté. Le bon Samaritain songe à sa petite famille, qui va aussi courant par le monde, et il met bravement l’enfant sur son dos.
La vie de l’itinerant showman est une vie à part et semée d’épisodes. Après avoir marché le jour par la pluie ou la neige, il arrive le soir, bien las, bien mouillé, bien transi, dans quelque humble public house. Ces sortes de low lodging-houses, qui se trouvent situées dans les coins obscurs et retirés des villages, sont tenus le plus souvent par d’anciens saltimbanques, qui connaissent le personnel des foires et des courses de chevaux. Une telle manière de vivre n’est d’ailleurs pratiquée, je dois le dire, que par les plus pauvres voyageurs de la profession. L’amour du home est tellement gravé dans le cœur de l’Anglais, qu’il lui faut des pénates, fût-ce même des pénates mouvans. La grande ambition du showman est d’avoir une voiture couverte, sorte de boîte ou de maison roulante dans laquelle il demeure, il couche, il abrite sa famille. Quelquefois cet édifice portatif est construit par l’exhibiteur forain lui-même, et l’on devine, en pareil cas, quelle singulière figure présente aux yeux à masse tremblante et informe du véhicule. Souvent encore les chariots vivans, comme on les appelle (living wagons), se transmettent de main en main, de génération en génération. Il suffit alors de reboucher les trous, de repeindre les parois, et d’accommoder à la convenance des personnes ces fourgons, qui ont servi parfois à loger des bêtes sauvages. Enfin quelques showmen heureux possèdent des habitations neuves et élégantes, assises sur des roues, et qui voyagent de ville en ville. Si bon marché que soit, dans certaines conditions, l’établissement d’un tel moyen de transport, tout le monde n’arrive point à se le procurer, tandis que d’autres voyageurs forains qui avaient conquis cette position si enviée la perdent par divers accidens. Il ne suffit d’ailleurs point d’avoir une voiture, il faut un animal quelconque pour la traîner. Un itinerant showman me racontait ainsi ses infortunes : « J’ai eu autrefois un cheval ; mais comme ce noble animal coûtait trop cher à nourrir, je l’échangeai contre un poney. Le poney étant venu à boiter, je le cédai pour un âne, qui est mort la semaine dernière. Maintenant je suis à pied, mais je compte me relever à la foire prochaine. » Il est pourtant vrai de dire que le cheval ou l’âne du showman se conforme admirablement aux mœurs frugales de son maître. Les bonnes bêtes, c’est une justice à leur rendre, se contentent le plus souvent de brouter l’herbe qui croît dans les sentiers solitaires. Quand le voyageur forain est marié, — et en général il ne trouve pas bon que l’homme soit seul, — sa vie domestique présente un contraste touchant avec les excitations d’une industrie turbulente. La femme du showman est généralement un modèle d’ordre et de propreté. Créature dévouée, elle s’est faite la juive errante du juif errant. Il faut que les qualités solides et délicates qui rendent un intérieur heureux soient bien empreintes dans le caractère de la femme anglaise pour que la vie nomade ne les ait point altérées. Tout, jusqu’au marteau de la porte, knoker, — car il y a une porte et un marteau, — reluit sous le frottement d’une main industrieuse. L’intérieur de ces homes mouvans se divise en plusieurs compartimens, on pourrait dire en plusieurs chambres. Il y a le salon, qui est orné d’un tapis et de quelques meubles; la chambre à coucher, où l’on dort non sur des lits, mais dans des hamacs; la cuisine et un atelier pour les outils. Le showman errant, dont la vie est une tempête perpétuelle, a plus besoin qu’un autre d’un nid pour reposer sa tête. Là, il trouve une table bien frugale, mais servie avec un certain goût, un feu qui brûle dans un âtre frotté à la mine de plomb, et des enfans auxquels leur mère a inculqué de bonne heure les habitudes du ménage. Sous ces toits domestiques habitent encore, avec la famille de l’exhibiteur, les phénomènes vivans qu’on exhibe, un géant, un nain, une jeune fille aux cheveux blancs, un porc savant, a learned pig[26].
Sur le champ de foire, où nous devons le suivre, le showman a souvent à lutter contre les hommes et même contre les élémens. Des nuits tempétueuses telles qu’il n’en existe peut-être qu’en Angleterre, surtout près des côtes, mettent plus d’une fois en danger les murs de toile du théâtre qu’il vient d’élever à grand’peine avec des perches. Il n’est pas rare de voir des baraques, booths, ainsi complètement démolies par le vent : heureux encore si un taureau furieux, échappé d’un des districts de la foire, et trouvant peu à son goût la bordure rouge qui tapisse le devant de la tente, n’emporte point l’ornement entre ses cornes ! Les enfans, — cet âge est sans pitié, — s’amusent de leur côté à jeter des pierres pendant la nuit contre ces fragiles édifices, à quoi le showman est en droit de répondre, avec les grenouilles d’une fable anglaise : « Si c’est un jeu pour vous, pour nous c’est la mort. » Ce théâtre est en effet son seul moyen de subsistance : à l’heure où tout dort, il est obligé de veiller sur sa propriété chancelante. L’un d’eux me faisait en ces termes le récit de ses pertes : « Je possédais autrefois tout un appareil de magie, une tempête de neige et une tempête sur mer[27]. C’était une position sociale. Mais un jour mes instrumens de physique amusante furent retenus par un propriétaire inhumain ; ma tempête de neige prit feu par suite de la maladresse de mon garçon, qui approcha la chandelle trop près des pièces, et ma tempête sur l’eau fut balayée par une tempête trop réelle, qui en dispersa les lambeaux jusque sur la vraie mer. » Les intervalles des foires, plus ou moins éloignées les unes des autres, les mauvais temps, rendent l’existence du showman extrêmement précaire. Quand il pleut, on a beau souffler de la trompette jusqu’à devenir bleu et courir la ville en costume bizarre : on excite plus le rire, — je voudrais pouvoir dire la pitié, — qu’on n’attire à soi la curiosité publique. Un autre ennemi très sérieux du showman, c’est le preacher. Dans quelques foires se répandent des prêcheurs en plein vent qui distribuent pour rien des tracts et cherchent à tourner l’esprit de la multitude vers des sujets religieux. Il arrive même qu’une de ces bandes d’itinerant preachers loue pour une heure ou deux l’estrade du showman et se met à déclamer contre les amusemens profanes. Le malheureux, qui voit son industrie menacée, n’a d’autre ressource alors que de recourir au geste de Santerre et de faire battre les tambours. Malgré les luttes, les privations, les revers de fortune, il faut que cette vie d’itinerant showman ait des attraits qui attachent, car la plupart de ceux qui l’ont embrassée y persévèrent et refusent d’en sortir, même quand on leur ouvre des perspectives plus calmes.
Le personnel des foires se compose de deux classes d’individus bien distincts, ceux qui montrent et ceux qui sont montrés. Les journaux anglais, — et je suis loin de les en blâmer, — se sont intéressés dans ces derniers temps à la condition sociale des pauvres êtres qui forment l’élément des exhibitions foraines. Si c’est de dignité humaine qu’on parle, il est certain qu’il est triste et immoral de battre monnaie sur les infirmités de notre nature. Seulement il ne faut rien exagérer, et un journal grave a peut-être été trop loin en représentant le show (je me sers de l’expression anglaise) comme la victime du showman. Un des exemples invoqués pour exciter en faveur de ces victimes la pitié britannique était la fille à figure de porc (pig-faced lady); mais comme il a été reconnu que cette demoiselle (her ladyship) était un ours rasé, on conviendra qu’il y avait quelques raisons pour la tenir en captivité. Quant aux géans, ils sont assez grands pour se défendre eux-mêmes, et pour l’enfant gras (fat boy) ou la femme pesant trois cents kilos, leur bonne mine parle assez en faveur du régime diététique qui leur est appliqué. En fait, les phénomènes vivans considèrent le showman comme un instrument de publicité, et ils ne se font aucun scrupule de le quitter pour passer sous un autre maître, quand les conditions du traité ne leur semblent point avantageuses. La scène des foires britanniques est d’ailleurs pleine de changemens à vue, et il arrive qu’un géant, après avoir été montré pour de l’argent, montre à son tour un autre géant ou une géante. D’autres fois les individus exhibés vivent dans une telle intimité avec la famille de l’exhibiteur, que, des sauvages ayant fait leurs exercices dans une baraque, les enfans du showman deviennent sauvages à leur tour, et continuent les représentations après le départ des hommes de couleur. Les nains auraient peut-être plus besoin que les autres d’être protégés; mais la nature a tout prévu : elle leur a donné l’esprit de malice et cette sorte d’égoïsme qui est particulier aux êtres faibles; ils savent donc très bien revendiquer leurs droits. Si l’impartialité m’obligeait à faire ces réserves, je n’en reconnais pas moins et avec tristesse tout ce qu’a de pénible la vie de ces créatures infortunées, sévèrement enfermées durant les chaleurs de l’été en d’étroites boîtes roulantes, et qui se condamnent à ne rien voir pour satisfaire la curiosité des autres.
Le groupe errant avec lequel nous venons de faire connaissance montre un objet quelconque; il y a une autre famille foraine dont les individus cultivent un art ou un talent particulier : ce sont les mountebanks (écuyers ou bateleurs), les pugilists, les conjurors et surtout les acteurs, strolling players, dont j’ai été à même d’étudier la vie, ayant été admis dans leur société.
Je m’étais rendu l’année dernière à Chatam la veille des courses, Chatam races, qui ont lieu vers la fin de juin, non pour voir courir les chevaux, mais parce que j’étais sûr d’y rencontrer toute sorte de théâtres en plein vent et des scènes de mœurs. Comme la foire n’était pas encore ouverte, je visitai les environs, qui sont charmans, et je m’arrêtai dans le cimetière. J’ai un goût pour les cimetières de campagne anglais : ils sont si calmes, si verts, si pleins d’ombre et de silence! La courte biographie inscrite sur les pierres tumulaires m’intéresse : c’est comme une histoire du village. Sur plusieurs tombes, je lus le même nom patronymique, signe évident que dans ces enclos champêtres les morts dorment en pays de connaissance et pour ainsi dire en famille. Des affections brisées, mais dont le lien se continue jusque dans les abîmes de l’éternité, un tel spectacle a quelque chose de touchant, et fait envier le sort de ceux qui se sont enracinés à la terre natale. Quelques-uns de ces morts, avant d’entreprendre le grand voyage dont on ne revient plus, avaient été aux Indes ou dans d’autres colonies lointaines, et cette circonstance était gravée sur leur pierre, rongée par la mousse ou le temps.
Le jour commençait à décliner, et le gardien du cimetière, churchyard-keeper, vieillard gris comme les tombes, traversa l’enclos funèbre pour ouvrir les portes de l’église. J’allais me retirer, quant à la lumière du crépuscule je distinguai une femme assise sur un tertre vert qui marquait la place d’une sépulture. Elle avait la tête appuyée sur sa main, et une abondante grappe de cheveux noirs élégamment frisés pendait jusqu’à son épaule. Comme j’étais caché derrière une tombe, elle ne pouvait guère m’apercevoir. A un mouvement qu’elle fit en se baissant pour cueillir une petite fleur blanche épanouie dans l’herbe, le long manteau brun dont elle était couverte s’entr’ouvrit par devant, et laissa paraître, à ma grande surprise, des souliers de satin noir, des bas rouges et une jupe de soie bleue parsemée de clinquant. Cette folle toilette formait avec la tristesse du lieu et avec l’attitude mélancolique de cette femme un contraste qui piqua vivement ma curiosité. Elle se leva, essuya une larme, et sortit du cimetière. Je la suivis, dans l’espoir de découvrir plus tard le secret de cette douleur associée à des circonstances si bizarres.
Comme je m’y attendais, elle prit le chemin du champ de foire; là, tout présentait une scène bien différente de celle que je venais de quitter. On était en train de bâtir pour deux ou trois jours seulement une ville de toile. Le bruit de la scie et du marteau retentissait de toutes parts; la main des architectes était vivement occupée à enfoncer des pieux et à dresser des charpentes qui devaient servir de squelettes aux futurs édifices. Déjà quelques tentes et quelques baraques, booths, s’alignaient de manière à former de véritables rues. Je vis alors l’inconnue que j’avais rencontrée dans le cimetière monter lestement les degrés d’une façade qui promettait de devenir l’entrée d’un théâtre. La colline nue sur laquelle on préparait la fête offrait d’ailleurs dans cet instant-là un spectacle trop animé pour que je consentisse à m’en éloigner avant une certaine heure. De moment en moment arrivaient de nouvelles caravanes et de nouvelles boutiques portatives. Le chemin de la foire est comme le chemin de la vie, semé d’inégalités. Il y avait les aristocrates de la profession qui s’acheminaient avec leur famille dans des voitures traînées par de bons chevaux, tandis qu’un groupe de pauvres gens chassait devant lui un âne chargé de toiles et de perches, sur lesquelles était assis un petit enfant. Je me promenais avec curiosité autour des tentes, où brûlaient des chandelles qui les faisaient ressembler à de grandes lanternes chinoises. Ce fouillis de lumières, ce bruit, ce mouvement contrastaient avec le silence de la nature et avec la petite ville de Chatam, un nid de maisons où toutes les fenêtres étaient éteintes. Les oiseaux, ne comprenant rien à la fête, s’étaient couchés, et les habitans dormaient comme les oiseaux. J’apercevais au clair de lune le Medway, qui coulait argenté, et dont les grands navires détachaient dans le ciel leurs agrès frémissans; mais mon attention était sans cesse ramenée vers le champ de foire. C’était pour moi un monde nouveau, et je me demandais dans ce moment-là quel besoin avaient les voyageurs anglais de courir le monde quand ils ont sous les yeux dans leur pays une race tout aussi nomade, tout aussi extraordinaire, tout aussi tatouée que les races indigènes de l’Afrique ou de l’Amérique du Sud. Je savais d’ailleurs que les sauvages vivant sous ces tentes, quoique plus ou moins anthropophages, — à en croire les inscriptions du showman, — ne me mangeraient point, et j’avais grande envie de faire connaissance avec eux. Il me fallut pourtant remettre au lendemain, car tout ce peuple était trop affairé cette nuit-là pour se prêter aux recherches d’un oisif et d’un curieux.
Le lendemain, tout était changé: la fête s’était épanouie en une seule nuit, comme le printemps, qui, dans certaines latitudes du Nord, sort tout à coup d’un voile de neige. Je parcourais les exhibitions en me rappelant ces deux vers de Byron : « Nous pouvons rire de toutes les choses que nous désirons connaître, car que sont-elles après tout? une parade, » quand sur l’estrade d’un des théâtres que j’avais vu bâtir la veille, j’avisai une danse forcenée mêlée d’hommes et de femmes, parmi lesquelles se distinguait, par ses sourires et surtout par l’énergie de ses bonds, l’actrice que j’avais rencontrée dans le cimetière. Un homme annonça à travers un porte-voix le programme du spectacle; la foule se précipita dans l’intérieur, et j’entrai avec la foule. Ce qu’on jouait était très beau, et je regrette d’en avoir oublié le titre. C’était peut-être Jack Sheppard, ou le Mystère, ou Jane Shore, ou George Barnwell, ou Richard Cordevand, car telles sont les pièces de théâtre qu’on représente le plus souvent dans les foires. Je reconnus avec plaisir que la femme qui pleurait la veille sur une tombe était l’étoile conductrice, leading star, de cette bande de tragédiens. Malgré une voix un peu rauque, elle avait un germe de talent étouffé par une mauvaise pratique, de la beauté et des manières presque distinguées. Après la pièce sérieuse, dans laquelle apparurent à la fin les ombres de tous les personnages tués durant l’action, — imposant tableau ! — vint une comédie. Les deux principaux rôles de cette pièce légère étaient remplis par le clown et par le bas comédien, low comedian. Le clown est ce que les Anglais appellent une création, c’est-à-dire un prodige. La figure peinte ou plutôt barbouillée de rouge et de blanc, affublé d’un habit grotesque, il attire et amuse à la porte du théâtre le peuple des campagnes; à l’intérieur, il fait encore rire les spectateurs par ses bons mots, ses tours et ses grosses bouffonneries, aussi vieilles que les robes des actrices. On peut dire qu’il n’y a qu’un clown, tant ils se ressemblent tous. Les annales de l’art dramatique distinguent pourtant parmi eux des célébrités, Bolenos, Wallet, Nelson, Seal. Quand la comédie fut terminée, une jeune fille d’une douzaine d’années qui avait représenté l’Amour dans le première pièce intervint cette fois à titre d’ange, et elle convenait très bien aux deux rôles, car elle avait une paire d’ailes, de beaux cheveux blonds et des joues rondes, sur lesquelles s’épanouissaient à la guise de chacun les roses de l’olympe ou du paradis.
Tout cela n’avait duré qu’un quart d’heure, car l’art des acteurs forains consiste surtout à réduire le dialogue et à parler vite. On les a vus jouer Richard III jusqu’à vingt fois dans une demi-journée. Durant tout le temps de la représentation, ma curiosité était beaucoup moins éveillée, je l’avoue, par ce qui se passait sur la scène que par la comédie humaine qui devait se jouer derrière ces toiles, — autrement dit par la vie de ces acteurs et de ces actrices nomades. J’avais bien lu les volumineux mémoires d’un comédien errant qui vivait au commencement de ce siècle[28] ; mais les livres apprennent peu, et j’étais résolu à voir par moi-même. Un intervalle très court sépare une représentation d’une autre : je ne perdis donc point de temps et adressai la parole à la jeune fille aux ailes blanches, au pantalon de tricot rose et à la jupe courte semée d’étoiles d’or; seule elle était restée dans la salle ou du moins dans le booth. La connaissance se noua sans peine, car l’ange n’était nullement ennemi des gingerbread-nuts[29], et je profitai de cette circonstance pour lui faire ma cour. Le stage-manager (directeur de la scène), qui était le père de la jeune fille, s’approcha de moi avec un air grave : je vis tout de suite qu’il se méprenait sur la nature de mes intentions. Il avait sans doute cru que j’étais un artiste qui cherchait de l’emploi. La vérité est que la troupe venait tout dernièrement de perdre un excellent sujet; c’était un homme du pays de Galles, qui jouait le rôle d’un Français dans une pièce où il faisait beaucoup rire, parce qu’il se donnait pour tout nouvellement débarqué du continent, et était ainsi censé ne rien entendre au langage des Anglo-Saxons. Le manuscrit de la pièce, en cela d’accord avec la couleur locale, aurait voulu qu’il parlât français; mais comme il ne savait pas prononcer un seul mot de cette langue, il se contentait de parler welsh, et le peuple des campagnes anglaises, également étranger à l’un et à l’autre idiome, se montrait toujours satisfait. Le stage-manager avait néanmoins jugé qu’il y aurait avantage à utiliser les petits moyens d’un Français en chair et en os, récitant des phrases dans sa propre langue. Il m’apprit donc que si le succès de la recette répondait à son attente, comme il y avait tout lieu de l’espérer, car le temps était magnifique, un souper, sorte de pique-nique, aurait lieu entre les acteurs à la suite des courses, et que j’étais libre de m’y rendre. Pourquoi aurais-je refusé? C’était une entrée dans le monde que je désirais connaître, et je poussai un peu étourdiment sans doute cette porte entr’ouverte. Il fut convenu que je souperais avec la troupe, et ce rendez-vous devait être comme un premier pas dans ce que le stage-manager appelait ma carrière publique. Cela dit, il saisit son porte-voix et courut vers l’estrade extérieure, où l’appelaient ses fonctions, car la troupe, dans toute sa gloire et dans toute la pompe de ses vêtemens pailletés, venait de tourner, de danser et de parader trois ou quatre fois sur la plate-forme[30].
Les courses de chevaux, auxquelles je prêtai peu d’attention, mais qui étaient la grande affaire des fermiers, venus de très loin dans d’élégantes voitures découvertes, se terminèrent à la fin du troisième jour, et la fête s’éteignit avec les courses. Le lendemain, la magie de la scène avait disparu, laissant pour une dizaine de mois[31] la colline de Chatam au silence, à la solitude et aux rendez-vous d’amour entre les servantes et les soldats. On reploya les tentes, on démantela les pavillons, on démolit les baraques, et les caravanes reprirent avec leurs bagages le chemin d’une autre foire. Il en est toujours ainsi de ces villages locomotifs : une nuit les apporta, et un matin les remporte. Les acteurs de la troupe avec laquelle je devais rompre le pain de l’amitié éprouvèrent, chemin faisant, quelques difficultés à trouver une table d’hôte. La femme du propriétaire d’un public house à laquelle ils s’adressèrent les reçut fort mal : son fils s’était engagé bien malgré elle, quelques mois auparavant, dans une bande de comédiens errans, et elle détestait de toute son affection maternelle la figure des heavy men[32] et des clowns. Les autres taverniers, qui n’avaient point de fils acteur, se défiaient de la bourse de ces gens-là et de la mauvaise réputation qu’ils donnent à une maison respectable. Enfin on découvrit une auberge assez propre, mais qui, située à l’écart de la route, dans un endroit désert, attirait peu les voyageurs. La se trouvèrent réunis, à ma grande satisfaction, non-seulement les artistes dramatiques, mais encore un pugiliste, un conjuror, un acrobate, et quelques autres individus appartenant à la nombreuse franc-maçonnerie des courses de chevaux et des foires anglaises. L’endroit dans lequel on mit le couvert n’avait rien, je l’avoue, des splendeurs que j’avais vu figurer à Aston-Hall Exhibition, dans un tableau peint par Maclise, et qui représente un festin d’acteurs. C’était une salle basse dont les deux fenêtres s’ouvraient sur un jardin bien soigné, comme tous les jardins du Kent, avec des buissons de cassis et des cerisiers dont les fruits commençaient à rougir. Les murs étaient tapissés d’un papier peint et verni, consacrant le souvenir d’une foire célèbre qui eut lieu sur la Tamise dans l’hiver de 1813 à 1814, et parmi d’autres scènes se distinguait un groupe d’hommes et de femmes qui étaient en train de faire rôtir un bœuf devant un feu allumé sur la glace. Les mœurs frugales du strolling player sont connues de ceux qui ont lu les mémoires de William Ryley, et le souper qu’on nous servit ne démentit nullement cette réputation de sobriété. Une des utilités de la troupe, le lamplighter (allumeur de quinquets et plus souvent de chandelles) venait de poser sur la table quelques pots d’ale, quand le stage-manager éleva son verre et dit d’une voix solennelle : « Aux absens ! » Je ne saisissais pas bien le sens de ce toast; mais mon voisin de droite, le old man[33], se chargea de me l’expliquer. Il m’apprit que la troupe, telle qu’elle se trouvait assise à table, n’était point complète : ils avaient été obligés de laisser à quinze milles de Chatam, comme otages, le walking gentleman et le light comedian entre les mains d’un landlord impitoyable. Les habits de ville des femmes étaient également restés en gage. Cette dernière circonstance m’expliquait comment la première tragédienne, leading tragedian, s’était rendue l’autre soir au cimetière dans un costume si peu approprié à la sainteté du lieu et au sentiment de tristesse qu’exprimait alors sa figure. Le old man ajouta, non sans un air de satisfaction, que, la recette ayant été bonne durant les courses, ils allaient délivrer leurs frères. Jusqu’ici, la conversation était peu animée, et la scène du souper ne présentait nullement ce désordre de discours, ce tapage, ces feux croisés de saillies, qu’on prête dans certains romans anglais aux réunions d’acteurs forains. Le clown lui-même était silencieux et morne. J’en fis l’observation à ma voisine de gauche, l’étoile de la tragédie. « Cet homme, me dit-elle à voix basse, a deux visages, l’un gai et l’autre triste : le premier appartient aux autres, le second est à lui-même. Il rira tout à l’heure pour nous faire rire. »
Une sorte de discussion générale s’engagea pourtant entre les convives sur le sujet qui les intéressait le plus, l’état présent des foires en Angleterre. Je transcrirai cette conversation en ne supprimant que le langage trivial (low english) et quelques plaisanteries grossières. Un showman, dont les cheveux commençaient à blanchir et dont le front était marqué de rides, creusées moins encore par l’âge que par les injures de la bise et par les soucis d’une vie errante, soutint le rôle de landator temporis acti. « Hélas! s’écria-t-il, notre profession décline de jour en jour. Le public n’est plus aujourd’hui ce qu’il était dans mon enfance. Autrefois les personnes qui, poussées par la curiosité, s’étaient glissées dans une tente où l’on exposait des sauvages vivans avaient si peur qu’après avoir payé 1 penny pour le droit d’entrée, elles donnaient volontiers 2 pence pour qu’on les laissât sortir avant la fin de la représentation. A présent les sauvages ont beau être tatoués jusqu’aux dents et faire semblant de manger de la viande crue, les femmes elles-mêmes ne s’effraient plus, elles rient. Le monde est devenu incrédule, depuis surtout que des transfuges tels que Barnum et Miller ont révélé aux profanes les mystères de l’art. Le voile du temple, — c’est la toile de la tente que je veux dire, — est déchiré.
— Vous avez raison, dit le conjuror en retournant son verre, comme s’il allait faire un tour d’escamotage; mais ce n’est pas seulement la bonne et naïve curiosité de nos campagnes qui s’en va, les foires elles-mêmes, cette noble et antique institution de la vieille Angleterre, les foires meurent. J’ai vu finir dans mon enfance St. Barlholomew fair, qui existait depuis des siècles, et dont la célébrité attirait avec les habitans de Londres un grand nombre de paysans et d’étrangers[34]. On vient tout dernièrement d’abolir la foire de Greenwich, sous prétexte que c’était un nid de pick-pockets (filous), et qu’il s’y commettait toute sorte de grosses immoralités[35]. Je ne dis pas le contraire, mais les honorables membres du parlement devraient bien considérer que nous avons des femmes et des familles à nourrir. Les autres foires qui existent encore tombent et perdent leur importance d’année en année, sans même que l’autorité s’en mêle. Durant la belle saison, les excursions en chemin de fer, les jeux en plein champ et les trips (voyages) au bord de la mer ont ouvert à nos concitoyens d’autres sources de divertissemens.
— Les chemins de fer nous font du mal, répliqua l’acrobate; mais vous oubliez la principale cause de la tiédeur du public à notre endroit. On imprime aujourd’hui tant de journaux, de magazines. de volumes à bon marché, et les ouvriers eux-mêmes ont tellement pris le goût de la lecture, qu’ils dédaignent les tours de force. A mesure que la curiosité publique se retire de nous, le talent se perd et la profession se dégrade. Il ne se forme plus dans notre partie des sujets de premier ordre, comme il s’en formait autrefois dans l’âge d’or des foires et des exhibitions. Où trouver maintenant un Joseph Clark? Avez-vous entendu parler de Clark l’acrobate? C’était dans le dernier siècle, m’a dit mon père, une des gloires de notre pays[36]. Il est toujours plus dans le caractère des Anglais que dans celui des autres peuples (je le sais, car j’ai voyagé sur le continent) d’admirer les exercices du corps; mais la plupart des enfans pratiquent aujourd’hui la gymnastique dans les écoles, et quelques-uns d’entre eux y sont devenus si habiles qu’ils en remontreraient aux maîtres de l’art. C’est moi qui vous le dis, les lumières nous tuent.
— Bah! murmura le pugilist en retroussant sa manche et en laissant voir un bras herculéen, vous avez beau dire, la force sera toujours la force. J’ai assisté, il y a quelques jours, à un combat qui, je vous l’assure, avait attiré une foule immense de curieux et d’amateurs. Une bonne partie des habitans de Londres, venus de grand matin par le chemin de fer, entourait le champ clos, qui s’étendait près de la ville de Gravesend, dans les marais situés en face de Greenhithe. La lutte devait avoir lieu entre Johnny Waker et Bob Travers dit le Noir, car il est de la race de Cham ; mais Waker, quoique bien connu pour être un vaillant athlète, déclina la rencontre avec un aussi rude antagoniste que l’hercule de couleur. Le prix du combat était fixé à 100 livres sterling. Bob, maître du terrain sans coup férir, réclama l’enjeu. Ce n’était pas l’affaire de la multitude, qui était accourue de loin pour voir battre des hommes. Elle cria, tempêta, et demanda que d’autres lutteurs prissent la place de Waker, qui s’était retiré. Ses vœux furent satisfaits, et deux autres athlètes, Sullivan et Havey, combattirent longtemps, mais sans succès, contre l’inébranlable nègre. Leurs forces étaient épuisées, et j’avais grande envie de me mettre sur les rangs pour continuer les hostilités; mus deux hommes qui se dirent les amis personnels de Sullivan et de Havey se présentèrent. La lutte durait depuis environ une heure, lorsque l’un de ces deux hommes, nommé Philipp Redwood et âgé de vingt-six ans, tomba raide comme une pierre sur le terrain. Ce fut une scène triste et lamentable, car le moribond, qui respirait encore, fut placé dans un bateau et conduit de l’autre côté de la rivière vers la jetée (pier) de Gravesend, où l’on essaya, mais en vain, de le rappeler à la vie. Je me retirai dans un public house pour boire un verre de gin, tant la vue de cet accident avait remué en moi de mauvais souvenirs. On dit que la justice informe contre Bob Travers, qui s’est sauvé à Londres, où il se cache, mais où il sera bien vite découvert à cause de sa couleur et de sa célébrité. Je ne dis point que la justice ait tort, mais une fois sur le terrain il est bien difficile pour un lutteur de mesurer ses coups. Le plus malheureux est que le mort laisse derrière lui une veuve et deux jeunes enfans sans ressources. J’avais tout de suite reconnu à sa pauvre stature et à ses membres relativement grêles que ce jeune homme n’était pas de force à rencontrer un jouteur comme Bob Travers. En cela, je blâme le Goliath noir; il n’aurait pas dû accepter le défi.
Le old man, mon voisin, me raconta que le pugilist ou fighting man qui venait de parler avait eu lui-même le malheur de blesser mortellement son adversaire dans un combat qui avait eu lieu en 1853[37]. J’ai peu de goût dans tous les cas pour les exercices violens; mais, vu à la lumière d’un tel épisode tragique, cet homme me fit horreur. Ma voisine de gauche lut sans doute un sentiment peu charitable sur ma physionomie, car elle me dit : « Cet homme n’est pas aussi mauvais que vous le croyez. Il a une mère vieille et infirme qu’il soutient par son travail, des enfans qu’il élève avec grand soin, et qu’il chérit. Après le fatal accident, il livra des combats au bénéfice de la veuve et de la famille de la victime. Les autres fighting men le secondèrent et l’aidèrent à réparer ce qu’il y avait de réparable dans un tel désastre, car les lutteurs s’aiment et se soutiennent entre eux. » Ces quelques mots me réconcilièrent avec l’espèce humaine; je reconnus à ma honte que mes sentimens étaient en partie injustes, car dans les professions les plus basses, dans les âmes les plus obscurcies par les ténèbres de la force brutale, il y a toujours quelques traces de générosité et comme un rayon de la nature divine. C’est le green spot, le point vert, l’oasis dont parlent les moralistes anglais, et qui se rencontre jusque dans les cœurs où règnent la rudesse et la stérilité du désert.
— Toutes les professions, dit à son tour le conjuror, qui avait écouté avec attention et non sans attendrissement l’histoire de l’homme tué par Bob Travers, ont leurs infortunes. La mienne, Dieu merci, est inoffensive : je n’ai guère à me reprocher que quelques mensonges bien innocens, car personne ne croit à la parole d’un escamoteur; mais, nous autres conjuros, nous avons un ennemi inventé par la nature, c’est le sourd. A la dernière séance que j’ai donnée durant les courses de Chatam, j’étais singulièrement mortifié par la présence d’un vieux gentleman qui découvrait le fil de tous mes tours et qui riait d’un air malicieux. Comme la science d’un professeur de legerdemain (prestidigitation) consiste surtout à détourner l’attention de l’auditoire par les remarques qu’il fait, et comme ce vieillard, — je le reconnus tout de suite, — n’entendait point mes paroles, il mettait toute mon habileté en défaut. Notre grand art est de tromper les yeux en occupant et en distrayant l’esprit; l’adresse des doigts s’acquiert, mais l’autre faculté ne s’acquiert point. C’est un don du ciel, a heavenly gift.
Le showman, l’acrobate, le professeur de legerdemain et le pugiliste se retirèrent, car l’heure était déjà avancée dans la nuit. Le stage-manager profita de leur départ pour célébrer la vie d’acteur. A l’entendre, le strolling player était comme le lis des champs, qui ne file ni ne travaille, mais qui est mieux vêtu que Salomon dans toute sa gloire. L’existence se déroulait devant lui comme un continuel voyage, une scène pleine de changemens à vue, un fleuve dont les rivages se succèdent sans monotonie et avec des perspectives enchantées. Cette peinture, beaucoup trop flatteuse, excita des rires d’incrédulité. Pour imposer silence aux démentis, il fit l’éloge de sa troupe, laquelle, disait-il, était la meilleure qui courût les campagnes de l’Angleterre. Il avoua que quelques-uns des sujets ne savaient pas lire, mais il se hâta d’ajouter que c’étaient ceux qui savaient le mieux leurs rôles par cœur. Ces phénomènes de mémoire ne sont pas rares chez les acteurs illettrés. Il prétendit que les plus grands artistes dont s’honore la scène anglaise avaient fait leurs débuts sous des tentes. Edmund Kean lui-même n’avait-il pas figuré dans sa jeunesse à St. Barlholomew fair, et plus tard n’avait-il pas rempli le rôle de Harlequin dans la troupe de Richardson, l’ancien showman[38]? N’était-ce point une bande d’acteurs plus ou moins errans qui, s’étant arrêtés dans la ville de Strafford, inspirèrent à William Shakspeare lui-même le goût du théâtre?...
Au nom de Shakspeare, je l’interrompis pour lui demander si sa troupe jouait les drames de ce grand poète.
— Nous jouons tout, reprit-il d’un air capable[39]. Durant le temps des foires, il faut faire de l’argent, et nous sommes obligés de n’offrir au public que des raccourcis; mais l’hiver nous donnons des représentations de trois ou quatre heures dans les granges ou dans les étables, et alors nous faisons de l’art. Le théâtre de Shakspeare n’a qu’un défaut : ses pièces coûtent trop cher à monter. Nous avons dû obvier de notre mieux à cet inconvénient, et suppléer par notre industrie à l’insuffisance de nos moyens pécuniaires. Nos décorations ne répondent pas toujours, je l’avoue, au lieu de la scène indiqué par le poète, et les spectateurs ont quelquefois ri de nous voir jouer dans une forêt l’acte du Roi Lear qui devrait se passer sur un rocher nu au bord de la mer. Nous en sommes quittes pour annoncer alors au public que la grande toile sur laquelle nous comptions n’a pu venir à temps par le chemin de fer ou par le coche. L’année dernière, nous avons joué avec beaucoup de succès Venise sauvée[40] ; mais comme nous n’avions pas de cloche à notre service, un apothicaire de la ville nous prêta un pilon et un mortier qui produisirent exactement le même effet. Le first tragedian que vous voyez au bout de la table est très beau dans la scène du souper de Macbeth, où apparaît le spectre de Banquo. Seulement nous avons trouvé que cette scène, telle qu’elle se représente d’ordinaire sur le théâtre[41], entraînait une trop grande dépense de verres cassés, et chez nous Macbeth se contente de jeter par terre à la vue du spectre un pot de bière en étain, a pewter pint-pot. Ces petits changemens n’altèrent en rien la morale de la pièce. Un jour que nous donnions Othello, nous ne pûmes trouver entre nous tous un mouchoir blanc pour jouer la fameuse scène que vous savez; un mouchoir à gros carreaux rouges y suppléa. Pourquoi d’ailleurs le célèbre More n’aurait-il point aimé les mouchoirs à carreaux rouges?
Le first tragedian, jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, qui avait écouté avec surprise et avec des airs d’ironie les premières paroles du stage-manager, rompit enfin le silence. « Je n’affirmerai point, dit-il, que la vie du strolling player soit aussi douce et aussi agréable que veut bien le croire notre régisseur. Heureusement pour lui, le comédien errant constitue une race, et l’on pourrait dire un animal à part dans l’espèce humaine. Endurci à toutes les privations, il a l’estomac patient du chameau; quand il trouve à manger, il mange; à boire, il boit : quand les moyens de se procurer la nourriture et la boisson lui manquent, il s’en passe avec philosophie durant des journées entières. J’avoue que quelques-uns d’entre nous sont enclins à noyer dans l’ivresse les chagrins d’une ambition déçue; mais ce n’est pas leur faute, c’est la faute du public. Le strolling player a beaucoup d’amis, ou du moins il connaît beaucoup de monde; c’est à qui le régalera d’un verre de bonne ale. On ferait mieux souvent de lui offrir à déjeuner. Je ne sais pas non plus si nos habits de théâtre ont l’éclat du lis, ni s’ils ressemblent à la gloire du feu roi Salomon ; mais je sais bien qu’ils ont été achetés pour une bagatelle à un juif, entre les mains duquel ils avaient été laissés en gage par d’autres malheureux strollers. Après tout, qu’est la vie humaine? Un théâtre, dit Shakspeare, une scène sur laquelle les hommes et les femmes ne sont que des acteurs et des actrices; ils s’agitent pendant une heure, et puis l’on n’entend plus parler d’eux. Plus qu’aucune autre, il faut l’avouer, notre vie donne raison au poète dramatique; mais cette vie, nous l’avons choisie, et nous n’avons point le droit de nous en plaindre. Elle a d’ailleurs ses mirages, ses flux et ses reflux. J’avoue que nos affaires sont, dans ce moment, plus à sec qu’à flot; ici encore croyons-en Shakspeare, notre père à tous, « il y a dans les affaires humaines une marée qui, prise à temps, conduit à la fortune; «nous attendrons la marée. J’ai fait mes études à Londres, et je me crois aussi habile dans mon art que bien d’autres qui recueillent chaque soir des applaudissemens sur nos grands théâtres. Que m’a-t-il manqué jusqu’ici pour réussir ? L’occasion. Le talent mérite la notoriété, mais c’est l’accident qui la donne. Combien parmi les acteurs ressemblent à cet homme dont parle Byron, qui le soir se coucha obscur, mais qui le lendemain « s’éveilla et se trouva célèbre ! »
J’avais déjà remarqué que la vanité est le trait caractéristique du strolling player. La plupart de ces comédiens errans se sont enrôlés dans une carrière ingrate, pleine de troubles et généralement méprisée, poussés, — le croirait-on ? — par l’amour de la gloire. À la vue de telles illusions, je me demandai si l’orgueil n’était pas dans ce cas un voile jeté par la Providence sur les faiblesses humaines et sur les misères inséparables de la condition d’acteur forain pour rendre à des infortunés la vie supportable. Sans l’estime de soi-même, beaucoup de pauvres créatures mourraient désespérées.
Quelques nouveaux pots de bière ayant été servis sur la table, la conversation s’échauffa. Le clown, qui était resté jusque-là taciturne, répéta quelques-unes des vieilles plaisanteries qui avaient déjà fait rire depuis un temps immémorial le public et les acteurs eux-mêmes. Je profitai de ce moment de confusion pour interroger ma voisine de gauche sur les motifs de la visite mystérieuse qu’elle avait rendue, la veille de la foire, au cimetière de Chatam. Après un moment d’hésitation, elle me raconta une partie de son histoire. « Je suis née, me dit-elle, dans le nord de l’Angleterre. Ma mère étant morte quand j’étais encore au berceau, et mon père s’étant séparé de sa seconde femme, je fus élevée par les soins d’une vieille grand’mère. Pauvre granny[42] ! c’était une bonne âme, a good soul ; elle m’aimait, et je lui étais attachée, mais mon cœur ne valait pas le sien. J’avais quinze ans, et mon principal défaut était la coquetterie, quand une troupe de comédiens errans passa dans le village et s’arrêta pour la fête. Je fus éblouie par le costume des femmes qui dansaient sur l’estrade, et qui m’apparurent dans un nuage de dentelle comme autant de visions du paradis. Ce fut bien autre chose quand, ayant donné mon sou, je fus admise dans le booth et vis jouer pour la première fois de ma vie une tragédie dont l’héroïne était Jane Shore. Il faut croire que la nature m’avait douée de moyens dramatiques, car mon émotion fut extrême. J’y rêvai toute la nuit et récitai à haute voix des parties du rôle de Jane Shore condamnée à mourir de faim dans les rues de Londres. Je me voyais moi-même sur les planches avec une sorte d’extase ; si une fée m’avait proposé dans ce moment-là d’être actrice ou reine, j’aurais choisi sans hésiter la vie d’actrice. Le lendemain, je retournai de bonne heure devant le théâtre, et un homme de la troupe, remarquant les regards d’envie que j’attachais sur les femmes en costume, me demanda si j’aimerais à jouer la comédie. — De toute mon âme, lui dis-je. Il répondit qu’il ne tenait qu’à moi et que j’avais une assez jolie figure pour faire fortune dans un théâtre. Flattée du compliment, mais plus ravie encore de la perspective qui s’ouvrait devant moi, je résolus de m’en gager. L’homme me demanda si j’avais des parens; je lui répondis que j’étais orpheline et maîtresse de mes actions. Comme vous pensez, je me gardai bien de lui parler de ma pauvre grand’mère. En retournant dans notre cottage, je fis de ma garde-robe un paquet qui n’était pas lourd, et avec le plus grand mystère je préparai mes moyens de fuite. Avant même qu’il fît jour, je traversai sur la pointe du pied la chambre à coucher de ma grand’mère et je tirai à moi la porte de la rue, qui se ferma sans bruit. Il m’en coûtait de la quitter ainsi sans l’embrasser, ma pauvre granny, sans même lui jeter un dernier regard; mais je sentais que si je m’étais approchée du lit, les forces nécessaires pour l’exécution de mon projet m’auraient abandonnée. J’avais commis une faute, une grande faute; l’expiation ne se fit point attendre. D’abord je fus comme folle de joie en essayant des habits de théâtre et en récitant quelques bouts de rôle. L’enivrement dura peu. Si j’avais une couronne de roses fanées sur la tête, j’avais une épine au cœur. Comme ma bonne grand’mère m’avait élevée religieusement, je reconnus bien vite ce qu’il y avait de blâmable dans ma conduite, et j’en éprouvai du remords; mais je m’étais avancée trop loin pour reculer. Qu’étais-je pourtant sur la terre? Une vagabonde. Plus tard, je me mariai avec le first tragedian. Une fois mariée, je cédai mon tricot couleur de chair et mes ailes à la petite Kitty, l’ange actuel de la troupe, et qui rit dans ce moment-ci de nous entendre parler ensemble. Nous traversâmes de bons et de mauvais jours : souvent la robe que je portais en ville ne m’appartenait même pas; je la louais à raison de trois ou quatre pence par jour dans un second hand cloths-shop (boutique de revendeuse à la toilette). Je me résignais pourtant à cette vie d’aventures, qui, d’un autre côté, n’est pas sans charme, car on voit beaucoup de pays et beaucoup de monde, quand je rencontrai un jour à Berry-Saint-Edmund un garçon de l’endroit où j’étais née. Il s’était fait lui-même marchand dans les foires et m’apprit que ma grand’mère, depuis mon départ, avait quitté le village pour aller à Chatam, où l’appelaient une vieille sœur et de petits intérêts de famille. J’avais toujours évité, depuis cinq ans, de mettre les pieds dans mon hameau, et j’avais détourné la troupe de s’y rendre à l’époque de la fête, car la vue de l’église, de l’école et des grands arbres sous lesquels je jouais étant enfant m’aurait fait mal; mais, croyant que ma chère granny vivait encore à Chatam, je résolus cette année de me jeter dans ses bras et d’implorer l’absolution de ma faute. Hélas! je découvris en arrivant qu’elle était morte depuis sept mois. Vous savez maintenant pourquoi vous m’avez rencontrée dans le cimetière. C’était plus qu’un tribut de regret que je payais ce soir-là à celle qui avait été bonne pour moi, c’était une larme que je versais sur ma vie et un pardon que je demandais à la tombe. »
À ce moment, l’hôtelier entra avec un groupe de chandeliers et de chandelles allumées dans les bras. Il annonça qu’il y avait trois bonnes chambres vacantes, plus une grande salle avec des lits. Le clown s’écria : « Le pas aux dames ! » Il voulait dire que les bonnes chambres appartenaient de droit aux actrices[43]. Les hommes se rendirent en conséquence dans une espèce de grenier où il y avait une douzaine de lits avec des draps de calicot grossier, mais blanc. Je dormis peu pour mon compte : toutes les splendeurs d’une nuit d’été entraient par la fenêtre, dont les vitres étaient cassées et versaient comme une sorte de consolation sur les souvenirs généralement pénibles que m’avait laissés la soirée. Je rêvais donc les yeux ouverts, quand une apparition singulière se dessina avec un léger bruit dans le clair-obscur de la chambre; c’était un jeune garçon d’une douzaine d’années qui arpentait le plancher de la salle en marchant sur ses mains et en tenant les jambes élevées en l’air. Après avoir fait ainsi deux ou trois fois le tour d’un cercle très régulier, il se recoucha paisiblement. Ce garçon était le fils de l’acrobate, et je sus le lendemain qu’il était sujet à des accès de somnambulisme. Une vieille horloge de bois, armée d’un alarm-watch (réveil-matin), carillonna de bonne heure, — et je lui en sus gré, — le moment du lever, car les acteurs avaient annoncé l’intention de se remettre en route avant la chaleur du jour. Au déjeuner, qui consista en une tasse de thé et un morceau de pain, le stage-manager me fit des propositions directes; elles étaient brillantes: durant le premier mois, mes gages devaient s’élever à zéro (car il faut que tout le monde fasse son apprentissage) ; mais ensuite je devais participer à la recette dans la mesure de mes talens et de mes forces. A la grande surprise et, si je ne craignais de manquer aux lois de la modestie, je dirais au grand déplaisir du stage-manager, qui tenait beaucoup à la comédie du Français dans l’embarras (the Frenchman in trouble), je déclinai cet engagement.
Il me reste à rechercher, — et ce sera la conclusion naturelle de cette étude, — quelle peut être la mission sociale[44] des street musicians, des showmen et des strolling players. Ces industries excentriques sont-elles aussi inutiles et aussi parasites qu’on est trop Souvent porté à le croire? Quelques réflexions peuvent servir à résoudre ce problème, qui intéresse le moraliste. Il faut d’abord se souvenir qu’il y a dans les fabriques de Londres, de Manchester, de Birmingham, de Sheffield, des légions d’ouvriers qui travaillent durement du matin jusqu’au soir, et pour lesquels les moyens de divertissement n’abondent pas. Un peu de musique à la fin de la journée ou durant les courtes heures de récréation leur fait du bien au cœur. Quels moyens auraient-ils de connaître les airs des opéras plus ou moins nouveaux, si ces airs ne leur étaient apportés par les instrumens qui courent les rues? Le showman vit sur la curiosité; mais ce sentiment dont on abuse quelquefois est la racine de toutes les grandes découvertes, le germe même de la civilisation. Certains propriétaires de ménageries foraines rendent des services réels en propageant quelques connaissances d’histoire naturelle dans les campagnes. Les monstres eux-mêmes appartiennent à la science, et l’on m’assure qu’un grand physiologiste anglais, Richard Owen, en cela d’accord avec Geoffroy Saint-Hilaire, ne manque jamais l’occasion de visiter les booths où se trouvent des sujets intéressans. D’autres showmen colportent avec eux des instrumens scientifiques, des télescopes, des microscopes et des machines électriques. Quant au strolling player, il a aussi son genre d’utilité : il sert à dorer d’un rayon de joie la vie des pauvres gens, à balayer, selon l’expression d’un poète anglais (James Smith), les toiles d’araignée qui chargent le front de l’ennui. Il cultive le rire, cette faculté qui distingue l’homme des animaux. Quand on songe d’ailleurs au prix de quels sacrifices ces comédiens errans dérident le visage sérieux des villageois, on oublie volontiers le caractère grotesque de leurs manières et l’excentricité de leurs mœurs. Ils divertissent la foule, et ils souffrent. Bien ou mal ils interprètent dans certains temps de l’année les chefs-d’œuvre de la scène anglaise, et il faut bien se dire que tout est relatif : les couronnes de papier doré représentent aux yeux du peuple des campagnes les grandeurs de ce monde aussi bien que les couronnes d’or massif; elles sont d’ailleurs aussi lourdes pour le front qui les porte. La voix de l’acteur, récitant même sans beaucoup d’art les vers de Shakspeare, donne toujours aux passions humaines une forme qui les purifie. Les solennelles et héroïques péripéties du drame enlèvent, par un sentiment confus de grandeur, le public le plus ignorant à la vie des intérêts matériels, et entr’ouvrent dans la nuit, ne fût-ce que pour un instant, les portes du monde idéal.
ALPHONSE ESQUIROS.
- ↑ Voyez la Revue du 15 septembre 1857, du 15 février, 15 juin et 15 novembre 1858.
- ↑ Je me bornerai à citer Old Curiosity-Shop, par Charles Dickens, et Christopher Tadpole, par Albert Smith.
- ↑ Ce mot, qu’il est difficile de traduire en français par un équivalent, est formé de show (montrer), et de man (homme). La langue anglaise affirme toujours la personnalité humaine comme dans Englishman, alderman, yeoman, liveryman. L’individu, — et c’est un des traits de la race anglo-saxonne, — ne disparaît ni sous la nationalité ni sous la condition sociale.
- ↑ Celui qui ramasse la poussière à la porte des maisons.
- ↑ Les Irlandais prétendent que le martyr représenté par Hogarth est Festin, le maître de musique; les Anglais soutiennent que c’est Arne. Je ne trancherai point la question.
- ↑ La première bande de ces nigger-melodits qui se fit entendre à Londres venait d’Amérique. C’étaient des descendans de la race anglo-saxonne, et ils étaient aussi blancs que les Anglais, ce qui n’est pas peu dire; mais avant de paraître en scène ils donnaient à leur visage et à leurs mains la couleur du charbon. Ils jouèrent du banjo sur plusieurs des théâtres de Londres et de la province, faisant profession de répéter les airs originaux qui allègent les travaux des noirs sur la terre de la captivité. C’étaient en somme des artistes habiles qui représentaient au naturel la vie et le langage des nègres. Leur succès fut contagieux : d’autres bandes de musiciens qui n’avaient sans doute jamais été en Amérique suivirent l’exemple donné, mais non avec le même talent. Aujourd’hui une telle branche d’industrie est tombée très bas : c’est pourtant encore une des plus fructueuses dans ce genre de spéculation, la musique des rues. Les mélodistes nègres de fabrication anglaise courent les rues en costume extravagant, avec un habit bleu à longue queue d’hirondelle, un col de chemise qui leur cache presque la tête et un énorme lorgnon qui leur pend sur la poitrine. Je dois ajouter, pour en finir avec la musique éthiopienne en Angleterre, qu’un vocaliste estimé, M. Henry Russell, qui a demeuré en Amérique, contrefait les manières des nègres et chante quelques-unes de leurs mélodies avec un talent comique et une fidélité très remarquables.
- ↑ Voyez au sujet des anciens ménestrels anglais le livre de M. Chappel intitulé Popular Music of the Olden Time. L’auteur, qui est un antiquaire enthousiaste, a passé plusieurs années de sa vie à recueillir ou à copier d’anciens livres et manuscrits de musique oubliés dans les bibliothèques. On trouve dans cette curieuse collection les chansons caractéristiques de chaque époque. Il est surtout intéressant d’y lire les paroles et la musique des anciennes ballades auxquelles Shakspeare et les autres auteurs du XVIe et du XVIIe siècle font allusion dans leurs ouvrages. Là se retrouve cette chanson que chantait, nous dit Desdemona, la domestique de sa mère.
- ↑ Il trouve une autre source de petits profits dans la rédaction des feuilles volantes qu’on désigne sous le nom de Gallows Literature of the street, et qui contiennent le récit des crimes commis avec une complainte en vers.
- ↑ M. Mayhew a publié l’une de ces épitaphes dans London Labour and the London Poor. M. Henri Mayhew est un des écrivains anglais qui connaissent le mieux la condition des classes pauvres. Non content de décrire dans ses ouvrages les caractères les plus saillans du grand drame social, il joue les personnages de ce drame en acteur consommé. J’ai assisté avec infiniment de plaisir, dans Saint-Martin’s Hall, à ses entertainments, sorte de comédies de mœurs dans lesquelles l’artiste changeait à chaque instant de rôle, et représentait les divers types de Londres avec une vérité un peu triviale, mais qui annonçait de sérieuses et profondes études.
- ↑ Je suis entré, accompagné d’un policeman, dans plusieurs de ces établissemens et à différentes heures du jour ou de la nuit, La plus affreuse maison que j’aie visitée est dans Fox-Court (Gray’s-inn-Lane) ; elle n’est habitée que par des prostituées et des voleurs. La première fois, que je fis appel à l’obligeance du policeman qui était de service dans ce quartier, il nous fut interdit de franchir le seuil de ce logement, parce que les pensionnaires n’étaient pas levés. Il était onze heures du matin, et il faisait un épais brouillard. Mon guide me dit que cette dernière circonstance, si elle avait été connue des dormeurs, les aurait certainement attirés dans la rue, car c’était une belle occasion de se livrer à leur industrie.
- ↑ Il est à observer que le degré plus ou moins inférieur de ces maisons ne coïncide pas toujours avec le caractère ou la condition sociale de ceux qui les fréquentent. Des hommes qui ont reçu de l’éducation, qui ont occupé un certain rang dans le monde, mais que des revers de fortune ou une vie dissipée ont précipités dans la misère, hantent souvent les plus mauvais endroits : comme la pierre détachée de la montagne et qui ne s’arrête point dans sa chute, ils roulent volontiers au plus profond de l’abîme.
- ↑ Je me bornerai à citer une seule des institutions en faveur du pauvre sans feu ni lieu, houseless poor. Elle est située dans White-Cross Street. Les portes de l’établissement s’ouvrent durant la saison la plus inclémente de l’année à tous ceux qui n’ont point d’abri. On donne des billets de logement pour trois nuits aux habitans de Londres et pour sept nuits aux gens de la campagne. Soir et matin, on leur distribue une livre de pain. L’eau abonde pour les soins de toilette. Chaque lit se compose d’un matelas et d’une couverture. Il y a un médecin attaché à la maison et un chapelain qui officie le dimanche. Cette institution est soutenue par des contributions volontaires. Je me suis d’ailleurs assuré que le personnel flottant de cette maison de refuge appartenait en immense majorité à une classe d’ouvriers que différentes causes, mais surtout la stagnation des travaux, avaient privés d’un toit. Sur 6,092 individus, hommes et femmes, qui furent admis dans l’hiver de 1857, je ne crois pas qu’il y ait eu un seul vendeur de ballades des rues.
- ↑ Waits vient de watch (veillée); watchmen, veilleurs de nuit.
- ↑ Voyez Popular Antiquities de Brand.
- ↑ S’il n’était pas un peu fou.
- ↑ Les street-orderlies parurent pour la première fois dans les rues de Londres en 1843. M. Charles Cochrane, en formant cette société philanthropique, s’était proposé d’atteindre deux buts : la propreté, qui contribue à la santé des habitans dans les grandes villes, et l’amélioration du sort des balayeuses, dont il éleva le salaire de 7 ou 8 shillings à 12 shillings par semaine.
- ↑ La plupart des acteurs célèbres en Angleterre ont l’habitude de faire sous leur nom une édition du théâtre de Shakspeare ou du moins de la pièce qu’ils affectionnent le plus.
- ↑ C’était le terme dont on se servait autrefois pour désigner les marionnettes.
- ↑ Nom populaire qu’on donne dans la Grande-Bretagne au bourreau, hangman.
- ↑ Le caractère de Punch a servi de prototype au plus spirituel des journaux anglais. On peut également consulter les très remarquables croquis de Punch and Judy dessinés par un artiste habile, George Cruikshank.
- ↑ Le prince de la blague ou des blagueurs.
- ↑ Voyez sur M. Barnum la Revue du 1er avril 1855.
- ↑ Life of P. T. Barnum the Yankee Showman and prince of Humbug written by himself.
- ↑ Life of a Showman of David Prince Miller.
- ↑ Un exemple non moins frappant de la prospérité, d’ailleurs peu commune, de certains showmen errans est M. Hughes, qui traversa, il y a quelques années, les campagnes de l’Angleterre à la tête d’une procession d’éléphans, de chameaux et d’autres animaux rares. Ayant amassé une petite fortune avec son Mammoth Circus, il a établi, dit-on, une maison de banque à Liverpool.
- ↑ Le porc savant est une des plus anciennes, mais des plus immortelles curiosités de l’Angleterre. L’histoire a conservé le nom du fameux Toby, qui fit ses débuts en 1817 et qui florissait encore en 1833. Il s’intitulait lui-même le vrai porc savant, par allusion à un sosie qui figurait de son côté sous le titre de amaziny pig of knowledge. Une des particularités de l’éducation de ce dernier est qu’il connaissait la valeur de l’argent. Quelques graves écrivains ont même attribué à cette circonstance l’air chétif et râpé (shabby) du pauvre animal.
- ↑ Sortes de dioramas sur une petite échelle, et qui étaient très en faveur il y a quelques années dans les foires de l’Angleterre.
- ↑ The Itinerant, or Memoirs of an Actor, par Ryley, 1808-27.
- ↑ Sorte de macarons en pain d’épice.
- ↑ Le régisseur d’un théâtre forain est un personnage très occupé. L’une de ses fonctions est d’appeler sur la brèche les soldats de son régiment, qui ne se montrent que trop disposés à se disséminer çà et là.
- ↑ Outre les courses de chevaux, il y a la foire proprement dite, qui a lieu au mois de mai.
- ↑ Emploi comique : mot à mot homme lourd.
- ↑ Celui qui joue les vieillards.
- ↑ Voyez Memoirs of S. Bartholomew fair, par Morley.
- ↑ La foire de Greenwich a été supprimée depuis que je suis en Angleterre. Cette mesure fut réclamée, au nom de la morale publique, par deux mille habitans de la ville, et il n’y a que les showmen qui s’en plaignent.
- ↑ Joseph Clark, le fameux posture master, avait l’art de changer de figure à volonté. Toute sa personne elle-même se prêtait aux transformations les plus étranges. Un de ses tours favoris était de faire prendre mesure à un tailleur devant lequel il jouait le rôle de bossu. Quand l’habit était fait, le tailleur s’accusait lui-même d’inadvertance, en reconnaissant, à sa grande surprise, que la bosse qu’il croyait être placée sur l’épaule droite s’élevait sur l’épaule gauche. Il apportait au bout de quelques jours un habit nouveau; mais quelle était sa mortification, en reconnaissant que le dos de son client était parfaitement droit! Joseph Clark imitait tous les genres de difformité. Il se rendit plusieurs fois aux consultations de M. Molins, un grand chirurgien du temps, et se fit examiner pour toute sorte d’horribles dislocations. Le docteur déclara à différentes reprises ces cas-là très intéressans au point de vue de la science, mais tout à fait incurables.
- ↑ Cet adversaire avait, m’a-t-on dit, succombé dans l’année aux suites d’un coup qu’il avait reçu dans la poitrine.
- ↑ Il est très vrai que quelques-uns des directeurs de théâtre ou des bons comédiens de Londres ont commencé par être des stage-managers forains ou des strolling players.
- ↑ Un journal français déclarait, il y a quelque temps, avec une rare assurance, que le théâtre de Shakspeare n’était plus en Angleterre qu’un théâtre de bibliothèque. Or il y a d’abord à Londres une salle de spectacle, Sadler’s-Wells, qui fait profession de jouer tous les jours les pièces du dramaturge anglais. Outre cela, non-seulement les grands et petits théâtres de Londres, mais encore tous les théâtres de villes de province donnent de temps en temps des représentations de Shakspeare. Il n’y a point si mince acteur qui n’ait figuré cinq ou six cents fois dans sa vie comme un des personnages de Hamlet. Il est vraiment incroyable que sept ou huit lieues d’eau et une différence de langage élèvent de telles barrières morales entre deux peuples qui ont tout intérêt à se connaître.
- ↑ Venice preserved or a Plot discover’d n’est point de Shakspeare; cette pièce a été écrite en 1628 par Thomas Otway.
- ↑ C’est une erreur : le spectre de Banquo ne se montre plus guère sur le théâtre anglais; mais il se montrait autrefois, et les strolling players, d’accord en cela avec M. Charles Kean, veulent que la pièce se joue telle qu’elle a été écrite.
- ↑ Nom familier que donnent les enfans à leur aïeule.
- ↑ L’une de ces actrices, jeune femme blonde, avait été marchande d’oranges à Londres; ses moyens dramatiques s’étaient révélés un soir qu’elle avait été à Garrick-Theatre.
- ↑ Cette alliance de mots semblera peut-être bien ambitieuse; mais elle n’est pas de moi : je l’emprunte à un journal anglais.