L’Angleterre au temps de la Restauration/03

L’Angleterre au temps de la Restauration
Revue des Deux Mondes3e période, tome 40 (p. 336-364).
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L’ANGLETERRE
AU
TEMPS DE LA RESTAURATION

III.[1]
LA POLITIQUE LIBÉRALE.

A History of England from the conclusion of the great war in 1815, by Spencer Walpole ; London, 1878-1880. .

Ce qu’il y a de plus remarquable peut-être dans l’histoire de la Grande-Bretagne pendant la période de transition dont il s’agit ici, c’est qu’aucune réforme ne s’y introduit à l’improviste. Tout ce que les législateurs du siècle précédent ont légué de vicieux ou d’abusif à la génération présente est discuté, débattu cent fois avant d’être aboli. Les tories ont autant de persévérance pour défendre les lois existantes que les whigs pour les attaquer. Qu’il s’agisse de la réforme pénale, religieuse, commerciale ou parlementaire, on voit d’année en année les libéraux gagner quelques adhérens parmi ceux qui leur sont le plus opposés, si bien qu’au moment où le triomphe des idées modernes ne fait plus de doute, ce sont le plus souvent les chefs du parti rétrograde qui, nouveaux convertis, proposent le bill attendu, en assurent le succès, reconquièrent par cette adhésion tardive la popularité qu’une plus longue opposition leur aurait fait perdre à tout jamais. Aussi nul ministère n’est-il franchement acquis à la cause de la résistance. Ce caractère de la politique anglaise apparaît avec évidence surtout dans le ministère de lord Liverpool. Tory dès sa naissance, il l’est resté jusqu’à son dernier jour, et néanmoins il avait, sans résoudre les questions, préparé le terrain pour les solutions qui ne pouvaient plus être différées.


I

Il en est ainsi d’une des plus graves questions du jour, celle de l’affranchissement des catholiques. On sait à quels excès d’intolérance s’était abandonnée l’église d’Angleterre après la restauration des Stuarts et après la révolution de 1688. D’abord elle s’était inquiétée des puritains qui, maîtres du pays avec Cromwell, avaient eu le tort de donner l’exemple de la persécution. Ensuite, elle avait redouté la propagande romaine. Dissidens ou catholiques, elle avait adopté contre tous ses adversaires des mesures de défense qui les atteignaient également. Toutefois, comme les dissidens se montraient loyaux à la nouvelle constitution du royaume, le parlement ne leur tint pas rigueur ; tout au moins leur permit-il de se livrer aux exercices de leur religion. Les catholiques, au contraire, n’obtinrent même pas cette faculté. Posséder des terres par achat ou par héritage leur était interdit ; ils n’étaient pas électeurs, encore moins pouvaient-ils siéger au parlement. C’était encore pis en Irlande. Le mariage entre protestans et papistes était illicite. Un catholique n’était apte à aucun emploi public, civil ou militaire ; il lui était défendu de prendre une terre à bail pour plus de trente et un ans, de posséder un fusil ou un cheval de luxe, de faire élever ses enfans par des maîtres de sa religion ou de les envoyer sur le continent.

Ces persécutions d’un autre âge ne devaient pas durer longtemps. Sous le règne de George III, l’émancipation commençait déjà. Il était naturel que les dissidens fussent les premiers à en profiter, puisque leurs sentimens politiques ne les séparaient point de la masse de la nation. À la fin du XVIIIe siècle, les catholiques étaient affranchis de toute entrave en ce qui concernait l’exercice du culte et la condition civile des individus. Il restait encore une différence choquante entre le traitement auquel ils étaient soumis en Irlande et la situation qui leur était faite en Angleterre, car l’union des deux royaumes n’aurait pas été votée par le parlement irlandais si les ministres n’avaient accordé quelques avantages et n’en avaient promis d’autres encore. L’union accomplie, Pitt voulut racheter cette promesse. On le sait, George III refusa d’y faire droit, Pitt quitta le ministère. On a beaucoup blâmé ce grand ministre de ne pas s’être montré plus ferme et de s’être retiré sur le premier refus de son souverain, au lieu d’insister avec l’autorité que lui donnait sa popularité. Il paraît qu’il eut peur, en tenant tête au roi, d’amener une crise de la maladie à laquelle son infortuné maître était sujet. Que ce soit vrai ou faux, il est certain qu’il ne fut plus jamais question de mesures de clémence envers les catholiques tant que George III gouverna la Grande-Bretagne. Parlement et ministres étaient d’accord pour ne pas irriter sur ce point la susceptibilité du souverain, et pourtant l’idée d’émancipation faisait son chemin à pas lents. Dès 1812, au commencement de la régence, lord Liverpool se trouvait obligé, pour composer son ministère, d’admettre que les revendications catholiques seraient une question ouverte, c’est-à-dire que chaque membre du cabinet resterait libre d’en penser ce qu’il voulait. Castlereagh s’était déclaré partisan des concessions. En 1813, Grattan, le plus éloquent, le plus habile des avocats que l’Irlande ait jamais eus, obtenait de la chambre des communes un premier vote favorable aux intérêts de sa religion. Mais, lorsque arriva la discussion sur les articles du projet de loi qu’il avait présenté, la chambre admit un amendement en vertu duquel les catholiques auraient reconquis la jouissance de tous les droits civils et politiques, à l’exception d’un seul : l’entrée du parlement. Le remède était pire que le mal ; la discussion du projet n’alla pas plus loin.

En 1821, il y avait un nouveau roi sur le trône, un nouveau parlement à Londres. Grattan était mort ; mais les Irlandais avaient un nouveau champion, William Plunkett. Voyez comme les idées libérales gagnaient du terrain ! Plunkett appartenait au parti des grenvillites ; il avait soutenu les ministres dans les débats auxquels donnèrent lieu les troubles de Manchester, appuyé les lois restrictives proposées par le cabinet Liverpool. Elu dans la force de l’âge par un bourg irlandais, à la chambre des communes, après avoir acquis au barreau la plus brillante réputation, il était du petit nombre des avocats de grand talent à qui les hautes charges judiciaires étaient réservées. Il ne craignit point cependant d’affronter la majorité en lui demandant d’examiner les réclamations des. catholiques. Enhardi par un vote qui lui fut favorable, il proposa deux bills : par le premier, les catholiques devenaient admissibles à tous les emplois publics, à l’exception des dignités de lord-chancelier d’Angleterre et de lord-lieutenant d’Irlande ; le second donnait à la couronne un droit de veto sur la nomination des évêques par le pape ; il obligeait, en outre, les prêtres à prêter serment de tenir une conduite loyale et pacifique et de ne correspondre avec Rome que sur des matières étrangères aux droits civils du souverain. Ce double projet était fort adroitement conçu, puisque, tout en abolissant d’iniques restrictions, il prévoyait l’abus que le clergé aurait été tenté de faire de son influence sur les populations. Il fut attaqué de deux côtés : par les catholiques irréconciliables, qui n’en voulaient pas admettre les restrictions ; par les tories exaltés, qui se disaient convaincus que l’Église établie ne survivrait pas à la perte de ses privilèges. Par les mêmes motifs, il convenait aux opinions moyennes qui dominaient dans la chambre des communes. Après un mois de débats et d’ajournemens, cette assemblée le vota par une majorité de 23 voix. Le nombre n’était pas seulement significatif. On remarquait, parmi ceux qui lui avaient été favorables, tous les hommes éminens de la chambre, soit dans le parti ministériel, soit dans l’opposition, Castlereagh et Canning, Palmerston et Robinson, Wilberforce, Brougham, Mackintosh : il y avait une exception, Robert Peel.

Les protestans n’avaient plus d’espoir que dans les lords et ensuite dans le roi, sur qui toutefois ils ne comptaient qu’à moitié. En passant de l’une à l’autre des chambres du parlement, le bill d’émancipation perdait beaucoup, il est vrai. Du côté des communes, il avait été soutenu par les membres du gouvernement ; du côté des lords, il allait être combattu par Liverpool, Eldon, Sidmouth, Wellington. Ce ne fut point du banc des ministres que vint la plus vigoureuse attaque. Dès l’ouverture du débat, le duc d’York, l’aîné des frères du roi, prit la parole : « Je suis convaincu, dit-il, du danger d’une pareille mesure ; mon opposition prend sa source dans les principes que j’ai acceptés depuis que j’ai conscience de moi-même et que je chérirai, je l’espère, jusqu’au dernier jour de ma vie. » Ce discours, dans la bouche de l’héritier présomptif du trône, rallia tous les membres indécis du parti conservateur. Le projet fut repoussé par une majorité de 39 voix sur 279 votans, le 18 avril 1821.

Bien que les partisans de l’émancipation n’osassent pas renouveler leur proposition pendant les sessions de 1822 et de 1823, cette question latente pesait d’un grand poids sur l’ensemble de la politique. La divergence entre les membres du ministère sur une affaire de cette importance était surtout une cause incessante de discordes dans le cabinet, une occasion d’aigres disputes devant la chambre des communes. « Le gouvernement est comme un clavecin, dit un jour Brougham, dont les touches sont alternativement blanches et noires. » À quoi Canning répliquait en invoquant l’impossibilité de former un cabinet qui fût unanime sur le sujet auquel on faisait allusion. Brougham était vif, emporté ; on eût été tenté de croire parfois que l’éducation première lui manquait. Deux jours après, il s’oublia jusqu’à dire que la présence de Canning dans un cabinet divisé était la plus monstrueuse bassesse que l’on eût jamais vue dans l’histoire des tergiversations politiques. Sans attendre que Brougham eût fini sa phrase, Canning s’écria que c’était un mensonge. Il y eut, on le pense bien, un grand émoi dans l’assemblée. Après avoir en vain prié les deux adversaires de retirer leurs paroles, le président allait être contraint de les livrer l’un et l’autre au sergent d’armes, afin qu’ils fussent détenus aussi longtemps qu’il conviendrait à leurs collègues. Le leader des communes et le chef de l’opposition emprisonnés tous deux pour manque de respect à la chambre dont ils faisaient partie ! Un membre dont le nom mérite d’être conservé, sir Robert Wilson, eut l’adresse de trouver un biais pour sortir de cette étrange situation. Il suggéra que les paroles de Brougham se référaient au caractère officiel de Canning et que la réponse de Canning était due à ce qu’il les avait prises à tort pour une imputation personnelle. « Que les deux adversaires, ajoutait-il, veuillent bien déclarer qu’ils se sont mépris sur le sens des paroles échangées, et le motif de la querelle disparaîtra. » Ils s’y prêtèrent de bonne grâce, charmés de sortir à si bon compte d’une position difficile. Quiconque a lu les Aventures de Pickwick reconnaîtra cette scène. Dickens n’a fait que reproduire une histoire restée légendaire dans les annales du parlement anglais.

Ce qui donnait une importance spéciale aux revendications catholiques, c’était l’Irlande toujours mécontente, toujours agitée, tantôt en détresse par suite d’une récolte insuffisante, tantôt en révolte ouverte contre ses maîtres étrangers. Grattan, Plunkett, avaient été les interprètes éloquens, mais en même temps modérés, de ce mécontentement. O’Connell entrait en scène avec moins de mesure et de sang-froid. Les sociétés secrètes se multipliaient ; en particulier, l’association catholique, dont ce tribun était l’âme, se ramifiait partout sous les auspices des principaux personnages du pays.

Plusieurs années s’écoulèrent en discussions irritantes qui n’aboutissaient à rien ; mais, d’une session à l’autre, la cause libérale gagnait quelques nouveaux défenseurs. Réelle ou affectée, la crainte qu’inspirait l’association catholique nuisait beaucoup aux projets d’émancipation. L’Irlande semblait à la veille d’une guerre civile ; O’Connell invoquait tout haut l’assistance d’un Bolivar pour renouveler dans son île natale les triomphes des colons sud-américains. Enfin le cabinet ne put se dispenser de présenter, au début de la session de 1825, un bill contre les sociétés secrètes irlandaises. On avait tant répété dans les derniers temps que ces sociétés retardaient seules l’émancipation des catholiques, que ceux-ci, ou que du moins leurs avocats dans les deux chambres, jugèrent le moment venu de réclamer en même temps l’abolition des privilèges dont jouissaient les protestans. Une proposition dans ce sens fut bien accueillie par la chambre des communes. Les députés protestans d’Irlande se déclarèrent eux-mêmes disposés à la soutenir. Comme précédemment, cette mesure d’allégement n’allait. pas sans restriction ; la franchise électorale, qui appartenait en Irlande à quiconque payait un fermage annuel de 40 shillings, devait être réservée à ceux de 10 livres et au-dessus ; une dotation suffisante était destinée au clergé catholique afin de le rendre indépendant des agitateurs. Dans l’ensemble, ces mesures étaient conformes aux tendances modérées de la chambre ; elles passèrent à une majorité considérable. Les whigs pensaient déjà que les lords n’oseraient pas résister davantage ; Robert Peel, toujours contraire aux concessions, se disposait à quitter le ministère devant cette manifestation de l’opinion publique. Mais une semaine s’était à peine écoulée que la chambre haute se trouvait saisie à son tour par une pétition du doyen et du chapitre de Windsor. Le duc d’York qui la présentait, l’accompagna d’un discours : « Je suis d’autant plus affecté dans la circonstance, dit-il, que la cruelle maladie qui a assombri l’existence de mon père bien-aimé est due à une agitation de même nature. Mon sentiment sur ce sujet est fondé sur les principes que l’on m’a inculqués dans ma jeunesse, que j’ai conservés dans l’âge mûr après y avoir sérieusement réfléchi, et que je maintiendrai jusqu’à mon dernier jour, en quelque situation que je me trouve. » C’était presque un discours du trône, puisque le roi était vieux et malade et que le duc d’York était l’héritier présomptif. Cette fois encore, il remporta la victoire ; les protestans obstinés applaudirent ; les autres s’affligèrent, car la volonté royale ne s’était jamais affichée avec tant d’éclat depuis Jacques II. Cette déclaration avait le tort de surexciter toutes les opinions ; O’Connell injuriait le prince dans ses discours aux paysans d’Irlande, tandis que les tories exaltés placardaient ses paroles en lettres d’or sur les murs de leurs habitations. Wellington, plus sage que ses amis, conseillait de dissoudre le parlement afin que de nouvelles élections fussent faites pendant que le parti catholique était encore dans le désarroi. Les ministres, divisés sur la question du jour, n’osèrent rien décider.

Tandis que les affaires de politique intérieure se débattaient, tant dans la chambre qu’au dehors, avec une ardeur croissante, Canning donnait à la politique étrangère une allure plus libérale en s’appuyant avec adresse sur la répugnance qu’inspiraient au peuple anglais les tendances absolutistes des monarques du continent. Les doctrines de la sainte-alliance n’avaient jamais été populaires en Angleterre ; en outre, le régime commercial auquel l’Espagne avait soumis ses colonies ne plaisait guère aux négocians de Londres et de Liverpool ; aussi, lorsque ces colonies se déclarèrent indépendantes, en 1816, eurent-elles toutes les sympathies de la nation britannique. Par suite de la réduction des dépenses militaires, quantité d’officiers se trouvaient sans emploi ; ils offrirent leurs services aux jeunes républiques d’Amérique. Il n’y avait pas seulement des aventuriers, des officiers de fortune, dans le nombre de ceux qui mettaient leur épée à la disposition des insurgés. L’un des plus brillans capitaines de la marine de guerre, lord Cochrane, que ses opinions radicales avaient fait entrer à la chambre des communes pour Westminster et qu’une affaire délicate en avait fait sortir, partait, en 1818, pour le Chili, où les révoltés lui conférèrent tout de suite le grade de vice-amiral. L’amirauté ne regrettait pas lord Cochrane, qu’elle accusait d’être trop remuant. Toutefois, comme l’Espagne se plaignait que ses sujets insurgés eussent la faculté d’enrôler des troupes dans les Iles Britanniques, les ministres de George IV durent mettre obstacle à ce recrutement. On aura peine à le croire, aucune loi ne permettait d’empêcher le départ des volontaires ou la vente des munitions de guerre. Une loi, votée au temps de George II, déclarait coupables de félonie ceux qui s’enrôlaient dans l’armée d’un monarque étranger ; mais les colonies espagnoles n’avaient pas encore une existence reconnue ; cette loi ne s’appliquait pas aux soldats qui prenaient les armes sous leur drapeau. Le parlement vota, non sans opposition, un bill qui défendait les enrôlemens. Ce fut la dernière concession faite aux désirs de la sainte-alliance.

On le sait, l’Europe n’était pas encore pacifiée. Des révolutions éclataient à Madrid, à Naples, à Lisbonne, à Turin. Les rois étaient obligés d’accorder des constitutions à leurs sujets. Les souverains de Russie, de Prusse et d’Autriche, réunis en congrès à Laybach, s’accordèrent pour envoyer en commun aux autres puissances européennes une circulaire dans laquelle ils se déclaraient prêts à rétablir la paix, par la force des armes, dans tous les états où leur intervention serait nécessaire. Suivant les doctrines de la sainte-alliance, les lois et les constitutions peuvent être changées uniquement par l’initiative et par la volonté de ceux que Dieu a rendus dépositaires du pouvoir suprême. L’histoire entière du peuple anglais, depuis la révolution de 1688 et même depuis la grande charte, protestait contre cette maxime. Le plénipotentiaire anglais, — car il y en avait un à Laybach, — s’était abstenu ; mais n’était-ce pas trop déjà qu’il eût gardé le silence en entendant cette hautaine revendication du droit des souverains à intervenir dans les affaires intérieures des autres états ? On en fit le reproche à lord Castlereagh, qui se serait bien gardé de prendre parti contre ses anciens alliés. Il avait assez vécu avec les souverains du continent pour s’entendre avec eux à mots couverts. Il se contenta de déclarer que, tout en désapprouvant les révolutions survenues en Espagne et en Italie, il ne contestait pas que le principe d’intervention pût devenir un principe du droit international. Le duc de Wellington fut moins ambigu : il félicita l’ambassadeur d’Autriche de la marche des troupes impériales sur Naples. Ce que Castlereagh pensait sans le dire, Wellington le dit tout haut. Le prince de Metternich ne pouvait s’y tromper : il savait que le gouvernement anglais ne gênerait pas les mouvemens de l’armée autrichienne en Italie.

L’année suivante, au moment où le congrès de Vérone allait se réunir pour une entente commune sur les questions européennes, lord Castlereagh était remplacé par Canning au foreign office, Wellington représentait l’Angleterre au congrès. Avec des convictions très fermes, ce valeureux soldat était toujours prêt, par sentiment du devoir, à subordonner ses propres opinions aux volontés du gouvernement dont il était le serviteur obéissant. Cette fois, il ne s’agissait plus de l’intervention autrichienne en Italie, mais de l’intervention française en Espagne. Wellington, fidèle aux instructions qu’il avait reçues, fit entendre que la Grande-Bretagne ne s’y associerait pas. Peu après, l’expédition française en Espagne était décidée. Canning protesta aussitôt avec énergie. L’opinion publique se manifestait très vivement à Londres. À peine trouvait-on suffisante l’attitude neutre que le ministère avait observée ; l’opposition, conduite par lord Grey, soutenait qu’il eût fallu s’opposer à cette expédition, dût la guerre en résulter. Mackintosh déclarait qu’une guerre est légitime lorsqu’elle a pour but de maintenir l’équilibre des puissances en Europe. Dans ce premier acte de son ministère, Canning, que l’on aurait pu considérer comme un révolutionnaire en comparaison de son prédécesseur, s’entendait reprocher de n’avoir pas montré assez de hardiesse et non point d’avoir abandonné la politique suivie depuis 1815. Le succès de l’expédition contribuait à aigrir l’opposition. De même que l’armée autrichienne dans les provinces napolitaines, l’armée française faisait une marche triomphale en Espagne. Qu’allait-il en résulter ? Le roi de France acquérait dans le sud-ouest de l’Europe une prépondérance contraire aux intérêts britanniques ; après avoir rétabli Ferdinand VII sur le trône, à défaut d’une indemnité pécuniaire que la péninsule ruinée par tant d’années de guerre ne lui pouvait offrir, on craignait qu’il ne voulût se faire dédommager par la cession d’une des vice-royautés américaines que l’Espagne n’avait plus la force de reconquérir ? Le bruit en courut, paraît-il. Canning sut retrouver de ce côté, par un coup de maître, la popularité qui risquait de lui échapper.

À l’époque même où Wellington se prononçait au congrès de Vérone contre une action commune des puissances vis-à-vis de l’Espagne, il s’en fallait de peu que toutes les colonies se fussent émancipées. les provinces de la Plata étaient évacuées depuis longtemps ; au Mexique et dans l’Amérique centrale, la métropole ne restait en possession crue de quelques stations maritimes d’où les vaisseaux espagnols prétendaient bloquer les ports appartenant aux insurgés. Comme le commerce se faisait surtout par navires anglais, il en résultait de nombreux conflits entre l’Espagne et la Grande-Bretagne. Cette dernière puissance sentait le besoin d’instituer des consuls dans les provinces émancipées afin d’y protéger ses nationaux ; elle s’abstenait de le faire par ménagement pour le gouvernement constitutionnel de Madrid, qu’elle ne voulait point affaiblir. La marche du duc d’Angoulême au-delà des Pyrénées leva ses hésitations ; les consuls furent nommés, ce qui ne signifiait pas encore que le cabinet anglais eût reconnu aux insurgés la qualité de belligérans.

Mais Ferdinand VII, une fois délivré des constitutionnels par l’armée française, conçut, l’espoir de reconquérir ses colonies avec l’aide de ses alliés d’Europe. Il invita les cabinets de Saint-Pétersbourg, de Vienne et de Paris à se réunir en conférence pour examiner ce projet. Avis en fut donné au gouvernement britannique ; on ne le pria pas cependant d’être partie à cette conférence. Canning avait quelque tendance à suivre la politique que ses successeurs ont poussée à l’extrême ; il se défiait des congrès. « Nous avons protesté à Laybach, disait-il ; nous avons fait des remontrances à Vérone ; protestation et remontrances ont été perdues. » Du reste, le président des États-Unis lui donnait un exemple à suivre, en déclarant qu’il espérait bien que les gouvernemens d’Europe n’interviendraient pas sur le continent américain. Ainsi jugée par avance, la conférence n’aboutit à rien. L’Espagne, impuissante à réduire seule ses anciens sujets insurgés, allait-elle enfin de bon gré, bien qu’à contre-cœur, acquiescer aux effets d’une révolution qu’elle était incapable d’écraser ? Canning l’attendit pendant quelques mois ; puis, la situation ne se modifiant pas, il résolut enfin de reconnaître l’indépendance des républiques américaines, le Mexique, la Plata, la Colombie, où des gouvernemens tolérables s’étaient établis depuis que les Espagnols en avaient été expulsés.

Ce n’était pas tout de s’y résoudre, il fallait encore obtenir l’assentiment du roi George IV. Ce monarque avait conservé en vieillissant autant de sympathie pour la quadruple alliance que de haine pour les idées révolutionnaires. Les révolutions d’Amérique réveillaient en outre dans son esprit les plus fâcheux souvenirs du règne précédent. C’était peu de temps après avoir reconnu l’indépendance des États-Unis que George III avait donné les premiers signes de folie. D’ailleurs, sans remonter si loin dans le passé, à ne considérer que l’état présent, était-il prudent d’accorder cet encouragement à des insurgés lorsqu’on avait à côté de soi les Irlandais toujours prêts à la révolte ? Lord Eldon, lord Sidmouth, étaient de même opposés à cette mesure. Wellington, le seul membre du cabinet qui pût balancer l’influence de Canning, n’avait pas moins de préjugés contre une politique libérale, et son opinion était d’autant plus formelle dans la circonstance qu’il éprouvait pour la monarchie espagnole, qu’il avait contribué à rétablir, une affection en quelque sorte paternelle. Canning maintint sa proposition ; il menaça de se retirer si le roi ne signait pas. Il l’emporta. Le discours du trône, à l’ouverture de la session de 1825, annonça que la Grande-Bretagne reconnaissait les républiques américaines. Le chef du foreign office avait le droit de s’enorgueillir d’un acte auquel tous les libéraux applaudirent. C’était bien son œuvre, et il ne disait que la vérité dans le célèbre discours qu’il prononça sur ce sujet : « J’ai résolu que, si la France avait l’Espagne, elle aurait l’Espagne sans les colonies. J’ai appelé le nouveau monde à l’existence pour rétablir l’équilibre dans l’ancien. »

C’était une révolution plus grave encore qu’on ne le supposait sur le moment. Toutes les cours européennes sentirent que désormais la Grande-Bretagne prendrait une attitude isolée dans les affaires communes. Il fut évident pour les libéraux de l’intérieur que le cabinet anglais répudiait enfin cette maxime de la sainte-alliance, que ceux qui ont été préposés par Dieu pour gouverner les peuples ont seuls le droit de modifier les lois et les constitutions. Il est inutile d’insister ici sur les incidens qu’amenèrent les événemens de Portugal et d’Orient, car ces affaires furent traitées par le gouvernement anglais suivant les principes que Canning venait de faire prévaloir.


II

On ne s’étonnera pas qu’au jour où lord Liverpool fut frappé tout à coup d’apoplexie, la discorde fût sur le point d’éclater, non-seulement entre les membres du cabinet qui n’avaient jamais su se mettre d’accord sur un programme commun, mais encore entre les divers groupes du parti tory sur lesquels le gouvernement s’appuyait. Les uns, partisans de la sainte-alliance, intéressés à la fortune des propriétaires ruraux, poursuivaient d’une égale haine les révolutionnaires et les libre-échangistes. Wellington, lord Eldon et, sous certaines réserves, Robert Peel, avaient leur confiance ; la force de ce parti résidait dans la chambre des lords. Les autres avouaient leurs sympathies pour les Grecs insurgés et pour les républiques américaines ; ils s’indignaient que les blés exotiques fussent arrêtés dans les entrepôts des ports et le prix du pain surenchéri pour favoriser les cultivateurs et maintenir à un taux élevé le loyer de la terre. Ils reconnaissaient pour chef Canning et Huskisson. En face de ce parti de gouvernement désuni, les whigs ne faisaient pas très bonne figure. Ils n’avaient pas d’orateurs qu’ils pussent opposer à Canning dans la chambre des communes, car Brougham péchait par défaut de mesure. Dans la chambre, haute, leur chef, lord Grey, malgré son caractère respectable, ne pouvait prétendre à former une majorité. Le nombre était toujours du côté des tories ; les élections les plus récentes continuaient à leur donner l’avantage. Le pouvoir leur appartenait encore ; toute la question était de savoir si les libéraux ou les rétrogrades seraient chargés de former le nouveau ministère.

Ce ne fut pas longtemps douteux. Canning avait seul assez d’ascendant sur les communes pour être premier ministre. Le roi hésitait, tergiversait ; il promettait à ses intimes que la nouvelle administration serait protestante, c’est-à-dire qu’il ne s’y trouverait aucun partisan de l’émancipation des catholiques. Lord Wellington et Robert Peel furent appelés l’un après l’autre ; c’étaient tous deux des hommes de bon jugement ; ils refusèrent d’essayer même la formation d’un ministère à leur image. Il fut donc évident, au bout de quelques jours, que Canning était le premier ministre indispensable ; mais à peine eut-il été chargé par le roi de composer le cabinet que la dislocation du parti tory devint manifeste. Peel se tint à l’écart à cause de la question religieuse, — il devait réaliser lui-même un peu plus tard l’affranchissement que Canning ne faisait que promettre ; Wellington se démit du commandement de l’armée qui lui donnait un siège dans le cabinet, parce que la politique étrangère suivie en ces derniers temps ne lui présageait rien de bon ; lord Eldon était accablé par l’âge, fatigué des luttes parlementaires et des soucis de la vie publique ; il voulut se retirer. Les ministres secondaires suivirent presque tous les chefs du parti. Le cabinet anglais se compose de huit à douze personnages qu’il est déjà malaisé de réunir dans une pensée commune ; mais l’administration politique, sujette aux fluctuations du jour, comprend en outre autant d’emplois secondaires pour lesquels le premier ministre est obligé de trouver des titulaires parmi ses amis de l’une ou de l’autre chambre du parlement. Canning, abandonné par les tories, ne pouvait que se rejeter du côté des whigs ; mais ceux-ci n’étaient pas moins divisés. Lord Lansdowne, lord Holland et Brougham promettaient de le soutenir ; lord Grey et lord Althorp, qui commençait à se distinguer, se défiaient de lui. Les plus confians lui demandaient de souscrire à des conditions qu’il jugeait excessives et que, les eût-il accordées, le roi n’eût pas ratifiées. Il irrita les tories qui perdaient le pouvoir après en avoir joui pendant vingt ans ; il ne réussit cependant qu’à former un ministère peu consistant. Il est douteux que cette administration de transition, inaugurée sous de fâcheux auspices, eût vécu longtemps ; elle fut brisée par la mort inopinée de son chef. Canning succomba le 8 août 1827, quatre mois après que George IV lui avait confié la tâche de former un cabinet.

Il est inutile de parler de son successeur, Robinson, créé lord Goderich depuis quelques mois, et que, faute de mieux, le roi appela aux affaires. Robinson avait été un chancelier de l’échiquier convenable ; appelé au premier rang, il ne put s’y soutenir pendant une session. George IV n’avait plus qu’un nom à mettre en avant, celui de Wellington, qui, par une attitude sage et une conduite mesurée, ne s’était aliéné jusqu’alors aucune sympathie. Le duc avait trop de bon sens au surplus pour rêver un retour aux vieilles doctrines du torysme. Le roi lui permettait de laisser l’émancipation des catholiques à l’état de question ouverte, il lui laissait toute latitude pour le choix de ses coopérateurs pourvu que le lord-chancelier d’Angleterre, le lord-lieutenant et le lord-chancelier d’Irlande fussent tous trois protestans, ce qui s’entend en ce sens qu’ils devaient être partisans des privilèges de l’église anglicane. Peel s’unit volontiers à Wellington, ainsi que Huskisson, dont l’adhésion parut cependant être une sorte de désertion. En somme, le nouveau cabinet représentait une opinion moyenne, exposée de droite et de gauche à de violentes attaques, mais bien assise grâce aux hommes distingués qui en faisaient partie.

Cette administration n’eut pourtant qu’une courte durée parce que le désaccord entre les membres qui la composaient s’accentuait sur chaque motion. Quelqu’un proposait-il à la chambre des communes d’abolir l’acte du test (le serment qui constatait que le titulaire d’un emploi public n’était ni catholique, ni juif, ni dissident), Huskisson et Palmerston votaient pour, Peel votait contre. Pour les corn laws, qui règlent les droits de douane à l’entrée des céréales, Wellington était d’un autre avis que Peel et Huskisson. Les jours du cabinet s’écoulaient en compromis d’une nature si grave que les ministres ne pouvaient continuer longtemps de vivre ensemble. Enfin, au bout de six mois, tous ceux qui s’étaient attachés à la fortune de Canning se retirèrent d’un commun accord, afin de laisser la place à de purs tories. Le parti réactionnaire s’en réjouit d’autant plus que, depuis vingt ans pour le moins, l’influence de ce qui s’appelait les saines doctrines avait toujours été contres-balancée par la présence de ministres plus ou moins libéraux. Wellington, Peel et Lyndhurst, qui restaient les maîtres incontestés, plus puissans que le roi lui-même, avaient donné tous les gages que les défenseurs de l’église anglicane pouvaient désirer. Ce fut cependant par ce cabinet que se réalisa tout d’abord la réforme la plus importante.

L’Irlande était toujours agitée. L’association catholique, victorieuse des poursuites que l’on avait dirigées contre elle, obéissait à O’Connell, qui semblait n’avoir qu’un mot à dire pour que la guerre civile éclatât de nouveau. Il y avait alors dans cette lie un lord-lieutenant, lord Anglesey, qui n’était pas homme à se laisser intimider par une situation violente et dont l’attachement aux idées de suprématie protestante n’était pas douteux. Néanmoins lord Anglesey se disait partisan des concessions ; le plus pressé était, à son avis, de rendre aux catholiques l’égalité politique. Peel se laissa convaincre par la force des argumens qu’invoquait le premier magistrat de l’Irlande. On eût pu croire que Wellington offrirait plus de résistance ; il n’en fut rien. Ce vaillant soldat, malgré qu’il eût des convictions très fermes, se comportait partout comme un stratégiste sur le champ de bataille. Il savait envisager la position de l’ennemi sans illusion ni préjugé et céder à propos le terrain qu’il lui était impossible de défendre. Lui aussi acquit bientôt la conviction que lord Anglesey était dans le vrai. Un incident parut d’abord ajourner la solution qui se préparait. Une lettre de Wellington à l’archevêque de Dublin, colportée de main en main et mal comprise par ceux qui avaient intérêt à la mal interpréter, provoqua les critiques de lord Anglesey, qui dut se retirer. Son successeur, lord Northumberland, n’était connu que par sa grande fortune et par le luxe dont il aimait à s’entourer. Cependant la question, loin d’être enterrée, était près d’aboutir. À force d’obsessions, Wellington avait obtenu de George IV la permission de présenter un bill de réforme religieuse.

Ce fut un coup de théâtre lorsque le discours du trône, en février 1829, annonça cette grande nouvelle. On sut bientôt que Peel en était l’auteur responsable ; aussi les conservateurs n’hésitèrent-ils pas à le traiter en renégat. Peel, l’espoir du parti ! Peel, qui s’était séparé de Canning sur cette question de la suprématie protestante ! Peel, qui représentait l’université d’Oxford, la citadelle du torysme ! Il ne lui restait plus, disait-on, qu’à demander sa récompense à Rome. Le pape pouvait à bon droit ajouter une nouvelle fête à son calendrier et célébrer la conversion de saint Peel. Le secrétaire d’état de l’intérieur ne se croyait nullement traître à son pays pour s’être abandonné, sous ; l’empire des circonstances, à des tendances libérales ; mais il s’avouait que les électeurs qui l’avaient nommé pensaient peut-être)autrement. Il offrit donc au vice-chancelier d’Oxford de se démettre du mandat que les membres de l’université lui avaient conféré, puis il se représenta à leurs suffrages. Ceux qui vivaient mêlés aux événemens du jour apprécièrent ce que cette évolution avait de nécessaire et lui rendirent leurs suffrages ; mais les partisans de l’église étaient en nombre prépondérant. Peel n’eut que 609 voix tandis que son compétiteur en obtenait 775. Il n’était pas embarrassé du reste de retrouver un autre siège. Il y avait à la chambre des communes un certain sir Manasseh Lopes, baronet d’origine juive et de grande fortune, qui avait été condamné six années auparavant à 10,000 livres sterling d’amende et deux ans de prison pour corruption électorale et qui, nonobstant cette affaire, était rentré au parlement. Sir Manasseh renonça au bourg de Westbury, qu’il représentait, en désignant Peel pour son successeur. La rumeur publique prétendit que cette substitution s’était arrangée à prix d’argent. Que ce fût vrai ou non, les électeurs ne furent qu’à moitié satisfaits du marché ; Peel fut élu, mais avec une très faible majorité.

Ces événemens montraient bien à quel point les tories exaltés étaient mécontens et leur servaient en même temps d’argument pour soutenir qu’un appel au pays par voie d’élections générales leur donnerait raison. Le ministère s’efforçait de les apaiser par des concessions sur des points secondaires, par exemple en présentant et en faisant voter par les deux chambres une loi autorisant le lord-lieutenant d’Irlande à dissoudre les associations qu’il jugerait dangereuses pour la paix publique. C’était surtout sur George IV lui-même que comptaient les conservateurs, et en effet le malheureux roi, sollicité dans un sens par ses ministres, dans un autre sens par ses frères et par ses familiers, tergiversait sans cesse, retirant un jour l’approbation qu’il avait accordée la veille. La foule s’assemblait chaque jour autour du palais des communes, impatiente de connaître quelles seraient en détail les conditions de cette grande réforme religieuse dont on s’occupait depuis si longtemps. On disait tantôt que la mesure était abandonnée, que les ministres n’avaient pas su se mettre d’accord, tantôt que le bill présenté ne contiendrait que d’insignifiantes concessions. Enfin Peel prit la parole et, dès les premiers mots, chacun sut à quoi s’en tenir : « Je viens, dit-il, comme ministre du roi, avec l’autorité que me confère cette dignité, vous rendre compte de l’avis qui a été donné à sa majesté par l’unanimité du cabinet. » Les whigs comprirent, sans avoir besoin d’en entendre davantage, que la réforme promise allait être complète. En effet, le bill déclarait les catholiques admissibles à tous les emplois publics, excepté ceux de vice-roi d’Irlande et de lord-chancelier. Sauf qu’il leur était interdit d’exercer aucun patronage sur la nomination aux bénéfices ou aux emplois ecclésiastiques, ils se retrouvaient en possession des mêmes avantages politiques ou civils que les protestans. Comme conséquence de cet affranchissement, comme rachat en quelque sorte de cette large concession, le gouvernement demandait que le droit de voter fût retiré aux paysans irlandais qui payaient un fermage inférieur à 10 livres sterling. Jusqu’alors la franchise électorale s’acquérait par un loyer de 40 shillings. Les dernières élections avaient démontré que ces petits électeurs n’étaient bons qu’à se laisser conduire au scrutin un jour par les prêtres, le lendemain par les agitateurs populaires, et qu’ils échappaient presque toujours a l’influence des propriétaires protestans. L’opposition comprit que les deux mesures se compensaient l’une l’autre aux yeux des protestans incertains qui acceptaient la réforme avec plus de résignation que de conviction. Elle ne combattit pas les projets. 348 voix sur 508 votans donnèrent gain de cause au ministère.

Au cours du débat devant la chambre des communes, un incident singulier s’était produit qui dépeint trop bien les mœurs de l’époque pour qu’on le passe sous silence. Certains tories attaquaient le cabinet avec une violence inconcevable, soit en paroles devant les chambres, soit par écrit dans des pamphlets ou des lettres aux journaux. L’attorney-général Wetherell, entre autres, lit un discours d’une telle inconvenance, en opposition au bill présente par le gouvernement dont il faisait partie, que Wellington n’hésita pas à le révoquer. Les feuilles anticatholiques déclarèrent, ce qui n’a rien de surprenant, que jamais plus beau discours n’avait été prononcé dans une assemblée politique. Les autres prétendirent que l’orateur était en état d’ébriété ce soir-là. Ceci n’avait encore rien d’extraordinaire. Mais, quelques jours plus tard, lord Winchelsea, le plus ardent des partisans de la haute église, fit paraître une lettre dans laquelle il accusait Wellington de tramer depuis longtemps, sous le voile menteur d’un grand dévoûment aux intérêts du pays, une conspiration insidieuse contre la constitution de 1688. Le premier ministre avait un tempérament calme autant que l’eut jamais un militaire. Il crut cependant ne pouvoir se dispenser de demander à son trop bouillant adversaire « la satisfaction qu’un gentilhomme a le droit de requérir et qu’un gentilhomme ne refuse jamais d’accorder. » La rencontre eut lieu le lendemain. Le duc tira le premier et n’atteignit pas son adversaire. Lord Winchelsea déchargea son pistolet en l’air ; il sortit ensuite de sa poche une lettre d’excuses préparée à l’avance.

Bien que l’affaire se fût terminée ainsi de la façon la plus bénigne, le public ne fut pas satisfait. Vingt ans s’étaient passés depuis que Canning et Castlereagh, ministres d’un même cabinet, s’étaient battus en duel. Les combats singuliers n’étaient plus de mode. L’usage en fût-il resté fréquent comme autrefois, on ne comprenait pas qu’un général dont personne ne pouvait sérieusement contester la bravoure eût risqué sa vie à propos d’une boutade, alors surtout qu’il était le chef du gouvernement et que sa mort eût compromis la grande réforme qu’il venait d’entreprendre.

Le bill d’affranchissement avait encore à subir une épreuve devant la chambre des lords, qui était fort divisée, autant qu’on pouvait le savoir avant le vote. Le duc de Clarence, — depuis Guillaume IV, — était favorable, mais son jeune frère, le duc de Cumberland, était contraire. Ce dernier laissait même entendre qu’il quitterait l’Angleterre pour n’y plus revenir si la loi était votée par les deux chambres et sanctionnée par le roi. Il n’agissait ainsi, paraît-il, que par jalousie pour le duc de Wellington, et comme il était le moins populaire des princes, ses fidèles n’eurent pas de peine à lui faire comprendre que la menace était inutile, car il avait chance d’être pris au mot. Au banc des évêques, la division n’était pas moins apparente que dans la famille royale. L’archevêque de Canterbury, primat d’Angleterre, et celui d’Armagh combattaient la réforme ; d’autres prélats en prenaient la défense. En somme, pour dix évêques qui soutenaient le gouvernement, dix-neuf étaient contre lui. Le bill passa avec plus de 100 voix de majorité. Il y manquait encore la sanction royale ; les protestans se plaisaient à croire qu’elle se ferait attendre. Mais George IV avait pris son parti sans restriction. Votée le vendredi par les lords, la loi d’émancipation des catholiques fut approuvée par le roi le lundi suivant. Puis le parlement se sépara pour les vacances de Pâques. À la reprise de la session, les effets de la réforme furent déjà manifestes. Six pairs catholiques, dont le duc de Norfolk, le premier par rang d’ancienneté des ducs anglais, prirent séance avec leurs collègues pour la première fois.

Était-ce vraiment un triomphe pour le cabinet ? Non, pas plus que les réformes dans le sens du libre échange que Huskisson avait fait voter en 1827. Wellington, Peel et Lyndhurst ne pouvaient jamais former qu’un ministère tory avec des sentimens whigs. Soit à droite, soit à gauche, ils ne trouvaient de l’appui que sous réserve et ne se maintenaient que par une sorte de coalition discordante entre des élémens hétérogènes. Le pays n’avait jamais été tout à fait prospère depuis la crise industrielle de 1825. Incapables d’analyser toutes les causes qui influent sur la prospérité des affaires commerciales, les manufacturiers s’en prenaient uniquement à la réduction des droits de douane. La classe ouvrière se plaignait de l’avilissement des salaires. L’Irlande était toujours émue par les querelles incessantes des orangistes et des catholiques. Le discours que les ministres mirent dans la bouche du roi à l’ouverture de la session de 1830 attribuait ce malaise général à l’incertitude des saisons et à d’autres motifs de même genre que la volonté du législateur est impuissante à modifier. L’opinion publique n’était pas d’humeur à se contenter de cette déclaration. Le cabinet Wellington devenait de plus en plus impopulaire.

Ce cabinet ne subsistait que parce que l’opposition était désunie, par conséquent impuissante, ce qui était dû surtout à des questions personnelles. Depuis bien longtemps, elle n’avait plus, dans la chambre des communes, un chef dont l’autorité fût universellement reconnue. Ponsonby l’avait conduite jusqu’en 1816 avec un talent médiocre et un succès limité. À sa mort, Tierney en devenait le chef, mais les grenvillites avaient bientôt fait défection. Lorsque Tierney mourut à son tour, en 1830, l’embarras de lui trouver un successeur fut encore plus grand. Brougham n’avait pas de rival, ni pour l’habileté parlementaire ni pour l’éloquence ; mais on se défiait de lui. Il avait d’ailleurs abandonné en partie l’opposition lorsqu’il avait consenti à soutenir le ministère Canning de 1827 ; et puis enfin, il ne devait la situation qu’il s’était faite qu’à sa valeur personnelle. Les politiciens de naissance estimaient que la première place appartenait de droit au représentant d’une vieille famille parlementaire. Quelqu’un proposa lord Althorp, fils aîné du comte Spencer. C’était un homme modeste, ou plutôt timide, qui s’était montré plusieurs fois avec avantage dans des affaires d’importance et s’était acquis peu à peu un grand renom de droiture et de capacité. On le connaissait sous le nom de « l’honnête Jack Althorp. » Il avait le jugement sain, possédait une grande fortune, une haute position sociale ; il accepta la situation que ses amis lui offraient. Lorsque, quelques jours après, il eut occasion de déclarer, au cours d’un débat de peu d’importance d’ailleurs, qu’il ne parlait plus en son nom personnel, mais bien comme l’organe d’un parti, les ministres comprirent que l’opposition était unie, et que le pouvoir leur échapperait bientôt.

Un événement qui n’avait rien d’imprévu vînt déranger la marche ordinaire des affaires publiques. George IV était maladif depuis plusieurs années, non pas tant par l’âge, — il avait soixante-huit ans, — que par suite des excès auxquels il s’était adonné debout temps. Il vivait à l’écart, ne se montrant pas, ne sortant jamais, entouré de favorites et de domestiques. Ni parens ni amis n’étaient auprès de lui. Sa mort, qui arriva le 30 juin 1830, n’excita ni pitié ni regret. Des écrivains anglais qui veulent louer à toute force le principe monarchique ont prétendu que George IV a rendu plus de services à son pays par ses vices que George III par ses vertus. Lorsque William Pitt avait voulu présenter en 1801 un bill d’émancipation en faveur des catholiques et que le roi déclara qu’il renoncerait plutôt à la couronne que d’y consentir, l’illustre premier ministre n’osa pas insister ; il crut préférable de descendre du pouvoir plutôt que d’entrer en lutte contre le souverain respecté dont l’esprit s’était affaibli. En 1829, Wellington et Peel trouvèrent, pour la même réforme, autant de répugnance de la part de George IV, qui pleura devant ses ministres, les embrassa et, l’instant d’après, les menaça, s’ils insistaient, de se retirer dans ses états héréditaires de Hanovre. Eût-il exécuté cette menace, personne ne l’eût regretté. L’Angleterre n’éprouvait pour lui que de l’indifférence ; les ministres n’étaient pas forcés de se montrer déférons envers un roi que le pays n’avait aucun souci de conserver.

Bien que le duc de Clarence, qui succédait à son frère sous le nom de Guillaume IV, eût mené, lui aussi, une vie dissipée, il n’était pas trop impopulaire parce que ses défauts convenaient au tempérament national. Il était ouvert, remuant, familier avec les gens de peu, excentrique en somme. Tout jeune, il avait servi dans la marine. Lorsque, par la mort du duc d’York et la retraite volontaire du duc de Wellington, le commandement en chef des troupes devint vacant, en 1827, Canning, qui ne trouvait, ni dans la famille royale, ni au dehors, un personnage capable de remplir ce haut emploi, imagina par compensation de faire nommer le duc de Clarence grand-amiral. Il ne put y rester dix-huit mois, tant il fatiguait les marins et le personnel de l’amirauté par l’originalité de ses actes ou de ses démarches. Un tel souverain n’était pas de taille à faire revivre les privilèges de la prérogative royale. Le pouvoir devait appartenir, sa vie durant, aux ministres, c’est-à-dire au parlement.

On a vu que le cabinet Wellington, malgré le bien qu’il avait voulu faire et qu’il avait en partie réalisé, s’était aliéné les sympathies des libéraux aussi bien que des ultras. Sa politique étrangère ne fut pas plus heureuse. L’attitude indépendante prise par Canning en face des tendances absolutistes de l’Europe avait eu le mérite de donner un grand poids à l’Angleterre dans les affaires où elle marchait d’accord avec ses anciens alliés. Les monarques du continent comptaient avec elle, recherchaient son concours ; et ces affaires étaient graves, car il s’agissait du Portugal en proie à la guerre civile, de la Grèce qui luttait pour s’affranchir du joug du Turc. Lorsque dom Miguel avait voulu rétablir le pouvoir absolu en Portugal, Canning avait envoyé à Lisbonne un corps de débarquement pour y soutenir les constitutionnels. En juillet 1827, Canning avait conclu, avec la France et la Russie, le traité de Londres, par lequel les trois puissances s’engageaient à peser de leur influence, de leurs armes au besoin, pour faire cesser la lutte entre la Grèce et la Porte. Les troupes anglaises continuèrent à tenir garnison sur les bords du Tage ; le traité de juillet resta valable ; peut-être même les instructions données aux agens extérieurs de la Grande-Bretagne ne furent-elles pas changées ; mais, en somme, Wellington et ses collègues ne les entendirent pas dans le même sens. Ils prenaient le pouvoir au lendemain de la bataille de Navarin, et le discours du trône qu’ils avaient rédigé appelait cette victoire un événement fâcheux. Ils empêchaient les soldats portugais réfugiés en Angleterre de retourner dans leur pays pour s’y mettre au service des constitutionnels. Wellington était pour les souverains contre les révolutionnaires, pour les Turcs contre les Grecs. Il était en relations agréables avec M. de Polignac, alors ambassadeur de France à Londres, et M. de Polignac, revenu en France pour y former un ministère de réaction, considérait comme un élément de succès le maintien du cabinet Wellington. Quelques mois plus tard, les Belges s’insurgeaient contre le roi de Hollande. De tous les événemens auxquels l’illustre duc avait pris part en qualité de général d’armée, les deux plus importans étaient le rétablissement des Bourbons sur le trône de France et l’annexion de la Belgique à la Hollande. Personne ne pouvait supposer qu’il vît avec indifférence les révolutions anéantir en ces deux pays l’œuvre de 1815. En toutes choses, le duc allait à l’encontre de l’opinion publique.


III

À peine Guillaume IV était-il proclamé roi que les ministres s’empressèrent de dissoudre le parlement. Ils avaient hâte sans doute d’échapper à la situation fausse que leur créaient la rancune des tories et l’hostilité des whigs. Par un hasard malheureux, les élections générales commencèrent dans la semaine même où parurent les ordonnances de juillet, si bien que les libéraux anglais se dirent qu’ils allaient se débarrasser de Wellington, comme les Français s’étaient débarrassés de Polignac, parallèle injuste s’il en fut jamais, car il n’y avait nul motif de comparer au ministre de Charles X le général le plus respectueux des lois de son pays qu’il y eut au monde. Que les journées de Paris aient ou non influé sur les électeurs, les ministres perdaient beaucoup de leurs partisans. Les libéraux gagnaient peu de sièges, les tories conservaient la majorité ; mais les uns et les autres s’entendaient pour combattre le cabinet. En même temps, les abus propres au système électoral alors en vigueur se manifestaient avec tant d’évidence que la réforme parlementaire redevenait la question importante du jour. Au surplus, dans les grandes villes qui étaient encore dépourvues du droit de suffrage, à Birmingham notamment, des associations populaires s’étaient déjà formées pour revendiquer une plus équitable répartition des sièges au parlement. La détresse était grande d’un bout à l’autre du royaume ou, pour mieux dire, elle s’était sans cesse accrue depuis la crise financière de 1825. Le paupérisme s’était développé au point que l’on comptait un indigent sur six personnes en Angleterre et dans le pays de Galles. Dans les villes, le mécontentement des basses classes se traduisait par des manifestations politiques. Dans les campagnes, l’agitation prenait une autre forme. L’usage des machines à battre commençait à se répandre ; les paysans y perdaient une partie du travail qui les aidait à vivre : ils s’en vengeaient en brisant les machines, en incendiant les granges. Ces actes de violence excitaient les réactionnaires à la résistance, tandis que les modérés, plus clairvoyans, se disaient que le moment était venu d’appeler un plus grand nombre de citoyens au partage des droits politiques.

Le cabinet flottait entre ces deux sentimens opposés. Par conviction, Wellington se serait volontiers rapproché des tories ; mais ceux-ci se défiaient de lui et surtout de Peel. Il eut la pensée de se retourner du côté opposé et de consolider le ministère en y introduisant quelques libéraux choisis parmi les plus raisonnables, ceux par exemple qui, ayant appartenu aux administrations précédentes, ne pouvaient être des adversaires irréconciliables. Huskisson était de ce nombre, mais il périt sur ces entrefaites par un accident de chemin de fer, à l’inauguration de la ligne de Manchester à Liverpool. Il y avait encore Palmerston et Melbourne ; le premier avait été secrétaire de la guerre pendant vingt ans ; le second, qui venait d’hériter de la pairie, avait été secrétaire en chef de l’Irlande, au temps du ministère Canning, sous le nom de William Lamb. C’étaient là des esprits sages, modérés, rompus aux luttes parlementaires ; pour Wellington et Peel, c’étaient presque des amis politiques. Aux premiers offres qui lui furent faites, Palmerston répondit qu’il ne rentrerait plus aux affaires qu’avec lord Lansdowne et lord Grey ; puis, comme si ces noms n’étaient pas assez significatifs, il fit entendre clairement qu’il était décidé à voter la réforme parlementaire. Wellington n’était pas encore résigné à cette évolution ; les négociations furent rompues à la veille de l’ouverture de la session.

Le discours royal fut prononcé le 2 novembre 1830. Il y était question des Belges, que l’on appelait des sujets révoltés, des révolutions étrangères, que le roi avait apprises avec un profond regret, des troubles intérieurs, qu’il se disait résolu à réprimer par tous les moyens en son pouvoir. Ce n’était pas là ce qu’attendait l’opinion publique. Cette façon de parler des événemens de Belgique avait l’air de présager une intervention armée, ce qui fut cause que les consolidés baissèrent de 3 pour 100. Lord Grey se fît l’interprète du mécontentement des libéraux. « Le danger des révolutions nous menace, dit-il ; l’ouragan souffle autour de nous ; il n’y a qu’un moyen de reconquérir l’affection de nos concitoyens, c’est de réformer le parlement. » Wellington s’attendait-il à être interpellé sur ce sujet ? On aime à croire que, pris à l’improviste, il laissa sa parole aller plus loin que sa pensée ou que, par hasard, la prudence dont il avait donné tant de preuves en d’autres occasions lui fit défaut cette fois. Ce fut lui qui répondit à lord Grey : « Si jamais la tâche m’était imposée de former une législature pour une nation, et surtout pour une nation en possession comme celle-ci de richesses de toute sorte, je ne répondrais pas de former quelque chose d’aussi parfait que notre législature, car la nature humaine est incapable d’atteindre une telle perfection ; du moins je voudrais faire quelque chose qui fût capable de produire les mêmes résultats. » C’était patriotique, mais si peu conforme à la situation réelle du pays que la chambre fut saisie d’étonnement. Le duc se rassit au milieu des chuchotemens. « Qu’ya-t-il donc ? demanda-t-il à son collègue du ministère près duquel il était placé. — Ce n’est rien, répondit celui-ci, — lord Lyndhurst sans doute, — vous venez d’annoncer la chute de votre gouvernement ; voilà tout. »

À la chambre des lords, on s’était contenté de murmurer après la déclaration du premier ministre. Dans la chambre des communes, les protestations prirent une forme plus substantielle. « Le dictateur a prétendu, dit un orateur, que le peuple n’avait pas besoin de réforme et qu’il n’en aurait point. Au nom du peuple, je réponds que la réforme est nécessaire et que nous l’aurons. » Le plus clair de la situation est que l’on reprochait à Wellington d’avoir pris dans les affaires politiques une attitude militaire ; c’était pure calomnie ; jamais aucun général ne sut mieux se garder de ce défaut. Ce qu’il y a de vrai dans le fond, c’est que les partis étaient excités les uns contre les autres au point de transformer en prétexte de querelle l’incident le plus insignifiant. On le vit encore quelques jours plus tard. Le 9 novembre, le jour du lord-maire arrivait avec ses fêtes accoutumées. Le roi et la reine avaient daigné consentir à prendre part au dîner de la cité de Londres. Tout se préparait pour la cérémonie traditionnelle de ce grand jour, lorsque le duc reçut avis par voie indirecte que les radicaux avaient l’intention de huer le cortège dont il ferait partie. Wellington pouvait s’exposer dans une bagarre et même s’y exposer sans péril sous la protection d’une escorte suffisante ; il eût été malséant que la dignité du couple royal y fût compromise. Les ministres décidèrent en conseil que le roi n’assisterait pas au banquet du lord-maire. C’était un dimanche ; toute la ville de Londres était en mouvement. La veille, à l’annonce de cette nouvelle, les consolidés avaient encore baissé de II pour 100. Les précautions mêmes que l’on avait prises pour prévenir des troubles semblaient provoquer une révolution. Néanmoins la journée s’écoula sans autre incident que quelques collisions entre la foule et les agens de police. Chacun, ami ou ennemi, convenait que la maladresse commise par le cabinet dans la circonstance le rendait incapable de conserver le pouvoir. La crise se déclara quelques jours plus tard à l’occasion d’un vote hostile au ministère concernant la liste civile du nouveau souverain. Le duc remit au roi la démission de ses collègues et la sienne. Guillaume IV fit mander lord Grey et le chargea de composer un cabinet. Sauf de courts intervalles, il y avait quarante-sept ans que les tories gouvernaient la Grande-Bretagne.

Lord Grey était déjà vieux ; il pouvait presque passer pour un homme d’un autre temps, puisque la proposition de réforme à laquelle il avait dû dès le principe une juste célébrité datait de 1793 et que, depuis un quart de siècle, son rôle au parlement n’avait plus été que d’être le chef d’une opposition sans force et sans unité. Néanmoins il n’eut aucune peine à grouper autour de lui ce que l’opinion libérale comptait d’hommes le plus distingués. Althorp, lord Lansdowne, lord Holland, Palmerston, Melbourne, Stanley, lord John Russell, acceptèrent les postes les plus importans du nouveau ministère. Il y avait longtemps que l’Angleterre n’avait eu un gouvernement aussi aristocratique. Quatre de ses membres seulement siégeaient dans la chambre des communes, et tous quatre étaient, par leur naissance ou par leur situation sociale, destinés à la pairie. Jusque-là, tout allait bien ; mais il était impossible de laisser Brougham en dehors du gouvernement, car il était capable de faire par dépit une opposition inquiétante. D’autre part, Brougham ne se montrait pas d’humeur à se contenter d’un emploi secondaire, et les ministres déjà choisis redoutaient de le voir mêlé aux affaires de l’administration quotidienne. Il ne restait à lui offrir que la dignité de lord-chancelier, où lord Grey aurait désiré maintenir lord Lyndhurst. Il fallut céder à la nécessité qui s’imposait : Brougham devint lord-chancelier et pair. C’était, à vrai dire, pour un homme qui s’était fait une si large place dans les débats parlementaires, accepter d’être mis à l’écart.

La première affaire que le ministère eut à traiter était d’une nature délicate : il s’agissait de régler la liste civile du roi. On n’a pas oublié comment Canning avait revendiqué une sorte d’indépendance pour le budget royal à l’avènement de George IV. Les idées s’étaient bien modifiées en dix ans. Non-seulement le projet du gouvernement mit en dehors de la liste civile-les dépenses diplomatiques que l’usage y avait maintenues jusqu’alors ; non-seulement il la dépouilla de certains impôts indirects qui, sauf les revenus du duché de Lancastre, firent retour au trésor ; mais, bien plus, cette liste civile, réduite à une allocation annuelle que, sauf l’énormité du chiffre, rien ne distinguait plus du traitement d’un simple fonctionnaire public, fut soumise, avant d’être votée pour la durée du règne, au contrôle d’un comité des communes. La chambre discuta les salaires des chambellans, des écuyers, des officiers de la maison royale, en vue de s’assurer qu’aucune économie n’y était plus possible ; elle critiqua les pensions accordées sur la cassette. Elle le fit avec largeur, c’est incontestable, non pas toujours avec assez de discrétion pour que le souverain pût se dissimuler qu’il était à la merci de ses loyaux sujets.

La grosse affaire de la nouvelle administration était de préparer un bill de réforme parlementaire ; elle l’avait promis, et tout le monde attendait avec impatience de savoir comment cette promesse serait tenue. Mais ce mot de réforme parlementaire était une expression élastique que chacun comprenait à sa manière, depuis les craintifs qui se seraient crus satisfaits par la suppression de deux ou trois bourgs pourris jusqu’aux chartistes qui réclamaient le scrutin secret, le suffrage universel, des assemblées annuelles. Dans le cabinet même, on n’était pas d’accord. Palmerston et Melbourne voulaient modifier aussi peu que possible le régime existant ; Brougham avait des idées d’une hardiesse exagérée. Enfin on convint de faire préparer le bill par une commission de quatre personnes, deux membres du cabinet, Graham et Durham, et deux membres des communes, lord J. Russell et lord Duncannon, qu’une expérience parlementaire déjà longue rendait propres à juger ce que la chambre était en disposition d’accepter. Le projet auquel ils s’arrêtèrent ne péchait point par trop de timidité ; il supprimait tous les bourgs au-dessous de 2,000 habitans, au nombre de soixante ; il enlevait un député sur deux à tous ceux de 2,000 à 4,000 habitans, au nombre de quarante-six ; il accordait des représentans aux villes de 10,000 âmes au moins et augmentait le nombre des représentans dans les comtés de plus de 150,000 âmes. En même temps, le cens électoral s’abaissait à 20 livres de loyer dans les bourgs, à 50 livres dans les comtés pour les baux à court terme et à 10 livres pour les baux de très longue durée. Enfin des précautions étaient inscrites dans la loi en vue d’empêcher les abus qui s’étaient produits. Mais la durée de chaque parlement restait fixée à cinq ans ; le vote au scrutin secret n’était pas admis. Le roi, paraît-il, n’aurait pas consenti, quelle que fût la confiance qu’il eût en ses conseillers, à les suivre plus loin. Le projet, réduit à ces limites, que des réformateurs très exigeans pouvaient approuver, avait été accepté par lui. Guillaume IV s’était comporté pendant ces préliminaires comme un véritable monarque constitutionnel. Ni son frère ni son père n’avaient habitué leurs ministres à tant de condescendance.

Bien que lord Althorp fût le leader de la chambre des communes et y eût conservé une légitime influence, malgré l’échec de certaines réformes budgétaires qu’il avait présentées au début de la session, ce ne fut pas lui que le cabinet chargea de présenter le nouveau bill. Cet honneur échut à lord John Russell, qui n’occupait dans le gouvernement que l’emploi tout à fait secondaire de payeur de l’armée. Lord John l’avait mérité par les tentatives qu’il avait faites précédemment dans ce même sens et avec un médiocre espoir de succès. Il était d’ailleurs le frère cadet de lord Bedford, l’un des plus riches propriétaires de biens fonciers et de bourgs pourris qu’il y eût dans les Iles-Britanniques. Il n’était pas maladroit de lancer le projet de réforme sous les auspices d’une famille intéressée autant que qui que ce fût au maintien des lois en vigueur. Les détails de ce projet avaient été tenus secrets : l’effet en fut grand à la lecture. Les tories, qui se seraient opposés à tout changement, quel qu’il fût, s’indignèrent à bon droit ; les radicaux avouèrent qu’ils n’avaient aucune raison plausible de contester le cadeau que leur offrait le ministère.

Il y avait, comme en toute assemblée, beaucoup de membres hésitans qui, plutôt que de juger le mérite de la réforme avec leur raison, s’inquiétaient de savoir ce qu’en pensaient le roi, les lords, les évêques, ou qui, pour se rassurer, espéraient que le projet s’accrocherait aux broussailles de la discussion. On avait à peu près la certitude que Guillaume IV soutiendrait ses ministres jusques et y compris la dissolution de la chambre, s’il était nécessaire. La première lecture alla sans accident, mais la seconde se termina par un vote où le ministère n’eut qu’une voix de majorité. Les opposans reprenaient courage. À la troisième lecture, le bill fut rejeté par une majorité de 8 voix sur 590.

On était au mois d’avril. La dissolution était en principe dans les intentions du roi et du cabinet ; mais il convenait de voter d’abord le budget, afin d’assurer la marche des services publics pendant l’année financière. L’opposition crut habile de s’y refuser, espérant que les ministres, mis encore une fois en minorité sur une question accessoire, par le hasard des discussions, ne resteraient pas aux affaires et qu’ils entraîneraient dans leur chute la réforme parlementaire. Les lords eux-mêmes étaient en veine de se prêter à cette tactique ; ils avaient l’intention d’ouvrir tout de suite un débat sur une adresse au roi pour le supplier de ne pas dissoudre la chambre des communes. La lutte était périlleuse contre ces deux assemblées hostiles. Par bonheur, Guillaume IV consentit à intervenir en personne. Il se rendit à la chambre des lords pour annoncer lui-même qu’il prorogeait le parlement en vue d’une dissolution immédiate. C’était couper court à toute discussion. Toutefois, bien qu’il n’eût fait qu’user en la circonstance d’une prérogative constitutionnelle, les esprits libéraux ne sauraient approuver ce procédé césarien de fermer la bouche des opposans.

Le pays ne ressentit pas ce scrupule. Le soir, Londres fut illuminée, et la foule brisa les fenêtres des tories qui ne s’associaient pas à sa joie. La grande et légitime réputation de Wellington ne protégea pas contre les outrages l’hôtel qu’il habitait. La Grande-Bretagne s’associa tout entière à cette manifestation. « Le bill, le bill tout entier, rien que le bill, » tel fut le mot d’ordre que l’on entendit retentir d’un bout à l’autre du royaume. La publicité des débats était encore restreinte à cette époque. Des listes imprimées, répandues à profusion, firent connaître partout quel avait été le vote de chaque député sur le bill de réforme. Au jour de l’élection, l’élan de l’opinion publique dépassa ce que l’on avait vu jusqu’alors. Les bourgs pourris échappèrent à l’influence de leurs propriétaires. De grands seigneurs, comme le duc de Newcastle et lord Lonsdale, ne purent assurer le succès des candidats qu’ils avaient désignés. Les membres sortans qui avaient combattu la réforme, ne fût-ce que dans les détails, perdirent leur siège par ce seul motif. On aurait tort de considérer ce mouvement populaire comme une fantaisie des électeurs ou comme l’effet des doctrines prêchées par de stériles agitateurs. Depuis la paix, la population anglaise s’était groupée différemment sous l’influence de nouveaux intérêts. Les comtés agricoles du midi de l’Angleterre, les bourgs du littoral, dont la pêche était la principale ressource, avaient perdu de leur importance ou tout au moins étaient restés stationnaires ; les villes manufacturières, au contraire, ainsi que les districts producteurs de houille ou de métaux, avaient acquis un développement considérable auquel devait correspondre une nouvelle répartition des droits politiques.

Le nouveau parlement se réunit le 21 juin 1831. Trois jours après, lord John Russell déposa sur le bureau de la chambre des communes le second projet de réforme, qui ne différait du premier que par des détails. L’opposition ne se fit pas faute de retarder par tous les moyens de procédure en son pouvoir le vote final, qui n’eut lieu que le 21 septembre par 111 voix de majorité. Cette tactique n’eut d’autre effet que d’impatienter davantage le pays. Le bill fut enfin porté à la chambre haute par lord Grey, qui saisit avec bonheur cette occasion de se faire « l’avocat d’un principe qu’il avait soutenu toute sa vie. » Brougham apporta l’appui de son éloquence assez maladroite. Ce fut peine inutile ; les pairs rejetèrent en première lecture le projet qui leur était présenté.

Les lords avaient-ils bien prévu les conséquences de ce vote ? Les journaux de Londres parurent le lendemain encadrés de noir. Le conseil de la cité se déclara partisan de la réforme. Dans les provinces du centre, ce fut pis encore. À Birmingham, où la nouvelle parvint à cinq heures du soir, les cloches furent immédiatement mises en branle comme pour annoncer un malheur public. Il y eut des émeutes à Nottingham, à Derby ; partout des meetings s’organisèrent pour prendre des résolutions en faveur du ministère. La chambre des communes ne s’était pas laissé devancer dans cette voie. À la première séance après le vote des lords, elle exprima sa confiance dans le cabinet à la suite d’un débat prolongé dans lequel Macaulay, nouveau venu dans le parlement, montra pour la première fois ce dont il était capable. « Autrefois, s’écria-t-il, lorsque les vilains s’insurgeaient pour échapper à la tyrannie des seigneurs, le roi se mettait à leur tête en leur disant : c’est moi qui vous conduirai, et la multitude furieuse lui obéissait. Imitons cet exemple aujourd’hui. Disons à nos concitoyens : C’est nous qui vous conduirons. Le pouvoir légal dont nous sommes investis est au service de votre cause ; et ce pouvoir légal est si puissant que nous finirons par triompher. » Les députés libéraux étaient-ils certains que la multitude leur obéirait ? La situation des comtés était de nature à justifier les alarmes du parti réactionnaire. La foule ameutée brûlait à Nottingham le château du duc de Newcastle ; ailleurs la maison d’un tory était saccagée. Lord Londonderry, traversant Londres à cheval, était injurié et renversé. À Bristol, les manifestations furent d’une nature encore plus grave. L’attorney-général Wetherell, qui avait combattu le bill de réforme autant qu’il était en son pouvoir, se rendait à Bristol pour y remplir les fonctions judiciaires dont il était investi. La foule le hua lorsqu’il fit son entrée ; puis, le jour où il voulut prendre séance à la maison commune, elle envahit l’édifice et le saccagea. Un détachement de cavalerie qui tenait garnison dans le voisinage fut appelé par les autorités municipales ; mais cette troupe, mal commandée, se replia après une courte résistance. Les émeutes, enhardis par la lutte, incendièrent la maison commune, la prison, le palais épiscopal. Pendant trois jours, la ville leur appartint. Et comme s’il n’avait pas suffi de ces troubles dans les esprits et dans. les rues pour effrayer les gens sages, un fléau inconnu, le choléra, qui avait ravagé la Russie au printemps, était apporté de Riga à Sunderland par un navire de commerce, malgré la quarantaine et les précautions sanitaires que le gouvernement avait prescrites.

Le parlement, prorogé au lendemain du vote des lords, se réunissait de nouveau le 6 novembre, au milieu de ces circonstances décourageantes, et six jours après, fidèle à la ligne de conduite que l’opinion publique lui commandait de suivre, le cabinet présentait un troisième bill de réforme. Pour sauver les apparences, on y avait apporté quelques changemens : les bills précédens réduisaient le nombre des membres des communes ; cette fois, les députés restaient au même chiffre, 658 ; quelques bourgs conservaient leurs représentans ; de grandes villes en obtenaient quelques-uns de plus que le projet primitif ne leur en attribuait. La chambre basse discuta ce projet avec autant de conscience que si la matière eût été neuve ; ce fut en mars 1832 seulement que le bill parvint à la chambre haute.

Toute la question était de savoir jusqu’à quel point six mois écoulés au milieu d’une inquiétude universelle avaient modifié l’opinion des pairs, dans quelle mesure d’adroites négociations pouvaient détacher quelques membres du parti conservateur. Le banc des évêques avait voté tout entier contre la réforme au mois de septembre. Guillaume IV s’était chargé d’agir personnellement sur eux ; il n’avait guère confiance d’y avoir réussi. Il y avait entre les deux partis opposés ceux que l’on appelait les waverers, les irrésolus, que la persuasion ou bien une évidente nécessité pouvait rendre plus traitables. Les membres roturiers du cabinet conseillaient de déplacer la majorité de la chambre haute par la création de nouveaux pairs en nombre suffisant. Les aristocrates, Grey, Althorp, répugnaient à cette mesure par respect pour l’institution à laquelle ils appartenaient de naissance. Le roi ne s’en souciait pas davantage. La nécessité en devint si apparente que le monarque et ses ministres finirent par s’y résigner, sous condition que vingt et un pairs seulement seraient créés, qu’ils seraient choisis parmi les fils ou les héritiers directs des pairs existans et, enfin, que ce ne serait employé que comme dernier expédient, dans le cas où le sort de la réforme paraîtrait compromis. Les irrésolus se le tinrent pour dit et s’occupèrent d’assurer une majorité favorable au projet ministériel. En effet, la première lecture eut lieu sans qu’il fût nécessaire de voter, et la seconde lecture fut enlevée par une majorité de neuf voix.

Il y eut alors un moment d’hésitation. Personne ne contestait, — et cela n’avait pas peu contribué au demi-succès obtenu, — que le roi se fût montré dans le principe partisan convaincu du bill de réforme ; mais le bruit courait que les obstacles l’avaient refroidi. La dissolution de 1831, l’agitation du pays, les troubles de Bristol, les polémiques excessives des feuilles publiques, lui déplaisaient. Venir lui demander encore la création de pairs par fournée, c’était trop, disait-on : il s’y refusera ; il rendra alors le pouvoir aux tories. Cette rumeur était presque vraie. Le cabinet, qui se vit battu sur une disposition accessoire au cours de la troisième discussion, décida qu’il était devenu nécessaire d’avancer aux honneurs de la pairie un certain nombre de commoners. Le roi refusa ; il fit appeler aussitôt lord Lyndhurst pour le charger de composer une nouvelle administration et de préparer un autre bill de réforme avec un programme plus restreint.

L’ancien grand chancelier n’eut pas de peine à s’assurer la coopération de Wellington, qui était hostile à la réforme autant que qui que ce fût, mais qui se croyait toujours tenu de déférer à l’ordre de son souverain. Peel, au contraire, se montra presque offensé que l’on parût compter sur lui pour quelque réforme que ce fût. Lyndhurst ne put trouver d’associés qu’en s’adressant aux orateurs de troisième ou quatrième ordre. D’autre part, la chambre des communes était menaçante, les grandes villes annonçaient des pétitions monstrueuses ; la Banque d’Angleterre laissait dire qu’elle allait restreindre ses opérations pour défendre son encaisse : on parlait tout haut de refuser le paiement de l’impôt. Lyndhurst et Wellington étaient des hommes de bon sens, heureusement pour l’Angleterre. Le duc se rendit au palais et conseilla de rappeler lord Grey. Mais celui-ci se voyait dès lors en mesure de dicter des conditions. Il ne consentit à rentrer aux affaires que sur l’engagement pris par Guillaume IV de créer autant de pairs qu’il serait nécessaire pour assurer le vote définitif du bill, sinon dans la forme primitive, du moins avec les clauses essentielles. Si le roi se soumit de bonne grâce à ces exigences du parti whig, il eut cependant l’adresse de rendre le sacrifice inutile. Pour lui plaire, Wellington, Lyndhurst, d’autres pairs encore sortirent de la chambre des Tords en déclarant qu’ils ne prendraient plus part au débat. L’opposition, privée de ses chefs, ne fit plus qu’une molle résistance. Le bill fut voté le 4 juin 1832 ; trois jours, après il reçut la sanction royale. L’Angleterre allait jouir enfin d’une représentation vraiment nationale. Les conservateurs s’étaient émus par avance des dangers qu’un nouveau régime électoral ferait courir au pays. Crainte chimérique ; ce que le temps et l’expérience ont prouvé, c’est que la réforme n’était pas encore suffisante. Trente et quelques années plus tard, une nouvelle loi, dont les tories à leur tour prirent l’initiative, étendit le droit de suffrage de façon à conférer l’exercice de la vie politique au plus grand nombre des citoyens anglais.

Les dix-sept années de l’histoire d’Angleterre dont on vient de retracer les principaux événemens n’ont été marquées ni par des changemens subits ni par une évolution complète dans les idées ou dans les institutions. Et cependant la dissemblance est grande entre l’Angleterre de 1815 et celle de 1832. Il n’est pas une réforme qui ait réussi à la première tentative, pas un bill qui n’ait été longuement discuté, pas une innovation qui soit passée par surprise. Il y a eu, d’un bout à l’autre de cette période, désaccord entre les diverses classes de la population. D’un côté, le roi, les pairs, les évêques repoussent avec énergie toute tentative ayant pour but de modifier la constitution du pays à leur détriment ; de l’autre, le peuple, conduit tour à tour par des modérés ou par des énergumènes, réclame sa part d’influence sociale avec la force du nombre, force parfois brutale, toujours menaçante. La révolution sévit dans les autres contrées de l’Europe, en Italie, en Espagne, en France, en Belgique. L’Irlande paraît être chaque jour à la veille de s’insurger ; la misère est au comble. L’horizon politique est toujours embrumé, aussi bien au-dessus des Iles Britanniques que dans les pays voisins. C’est au milieu de cette atmosphère troublée que s’accomplissent paisiblement, sauf des émeutes qui n’ont jamais qu’un caractère local, des réformes qui donnent à la nation les libertés religieuse, commerciale, politique, qui adoucissent le code pénal, qui transforment son régime financier.

Est-ce donc à la sagesse des hommes que ces résultats doivent être attribués ? Personne ne le voudra croire. Dans les affaires de la politique étrangère, Castlereagh est resté jusqu’à son dernier jour fidèle à des doctrines que ses compatriotes réprouvaient ; Canning n’a pas eu, sa vie durant, la fermeté d’attitude qui commande le respect et la confiance. Dans la politique intérieure, on ne voit que des réformateurs voués, comme Romilly, Mackintosh, Huskisson, au triomphe d’idées restreintes, des ministres effacés comme Liverpool, Sidmouth, ou notoirement hostiles aux vœux populaires comme Eldon et Peel. Ce n’est qu’à la veille du triomphe que les vrais libéraux, lord Grey, Russell, Althorp, arrivent au pouvoir. On se dira peut-être que, dans cette galerie d’hommes d’état, le plus sympathique est encore le duc de Wellington. Il a du moins, avec une loyauté que personne ne conteste, une rectitude de conduite qui en impose. Ce grand général, que l’Europe entière a adulé après Waterloo, est le serviteur respectueux des lois et de la constitution que le pays s’est données ; de plus, il a du bon sens, il sait céder à propos. Mais Wellington a trop peu d’esprit politique pour être un grand ministre ; son caractère et son passé le mettent trop au-dessus des partis pour qu’il soit capable de les conduire.

Est-ce donc à de simples hasards que l’Angleterre doit d’avoir traversé cette période sans accidens ? Les Anglais ont tout l’air, en effet, lorsqu’ils regardent en arrière aujourd’hui, de la considérer comme un détroit dangereux où d’autres moins heureux auraient pu faire naufrage. Lord Derby, qui, lui aussi, est un tory en voie de se convertir aux idées libérales, évoquait ce mauvais souvenir dans un discours récent : « Je ne crois pas qu’à aucune époque de notre histoire, le peuple anglais ait été aussi pauvre, aussi misérable, aussi mécontent qu’il l’a été pendant les quinze ou vingt années qui ont suivi Waterloo. »


H. BLERZY.
  1. Voyez la Revue du 15 juin et du 1er juillet.