L’Angleterre au temps de la Restauration/01

L’Angleterre au temps de la Restauration
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 858-884).
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L’ANGLETERRE
AU
TEMPS DE LA RESTAURATION

I.
LA SITUATION EN 1815.

A History of England from the conclusion of the great war in 1815, by Spencer Walpole ; London, 1878.[1].

La Grande-Bretagne sortit des guerres du premier empire avec plus de gloire que de profit. Grâce à la victoire finale de Wellington, elle avait le dernier mot ; les puissances continentales auxquelles elle avait fourni des subsides étaient ses obligées ; ses plénipotentiaires exerçaient une influence prépondérante au congrès de Vienne. Cependant les avantages matériels qu’elle en retira furent assez minces, puisque, dans cette assemblée toute-puissante où souverains et ambassadeurs se partageaient les territoires sans autre souci que leurs convenances réciproques, elle n’obtint pour sa part que des colonies dont les autres n’auraient su que faire. Le Cap, les Antilles, l’île de France, Malte, les îles Ioniennes ont acquis sans doute une grande importance comme stations maritimes ou coloniales depuis un demi-siècle ; on peut croire que l’empereur de Russie et le roi de Prusse ne firent alors aucune difficulté de les abandonner au roi d’Angleterre. Le gouvernement britannique avait contracté pendant vingt-quatre années de lutte une dette colossale ; il avait connu, sauf l’invasion, toutes les misères de la guerre. Bien plus, il y avait sacrifié, par haine de la révolution française, les principes libéraux ; qui, depuis Guillaume III, étaient sa règle de conduite. Après avoir pris les armes, au début avec William Pitt, dans le seul dessein de sauver la monarchie en France, il en était venu, avec lord Castlereagh, à s’associer pour une action commune à des souverains qui niaient que les peuples eussent aucun droit de régler leur propre destinée. Les doctrines de droit divin, admises dans les congrès, avaient réagi sur la politique intérieure. L’oligarchie en qui se concentrait le pouvoir parlementaire ne voulait plus entendre parler, ni de la liberté de la presse, ni de la liberté d’association, encore moins de la liberté religieuse. Libre échange, réforme électorale, tout ce qui sentait la révolution lui était odieux. Les cinq années qui suivirent la chute du premier empire furent une époque de réaction dont l’histoire d’Angleterre, depuis deux siècles, n’offre pas un plus triste exemple.

Puis, par le seul progrès des idées, presque sans que les hommes fussent changés, l’esprit libéral reprit tous ses droits. En douze autres années, cinq grandes réformes modifièrent tout l’édifice social. Mackintosh et Romilly effacèrent du code pénal toutes les lois d’un caractère draconien ; Huskisson fit prévaloir en finances et en économie politique les idées d’Adam Smith ; Canning bouleversa la diplomatie de la sainte-alliance ; les catholiques et les dissidens échappèrent à la tyrannie de la haute église ; pour couronner l’œuvre, la chambre des communes subit une transformation qui en fit la représentation plus vraie de l’opinion publique. La Grande-Bretagne de 1832 fut, en Europe et à l’intérieur, un tout autre gouvernement que la Grande-Bretagne de 1815. Sans être tout à fait paisible, cette évolution s’est accomplie sans brutalité. C’est par là surtout que l’histoire en est instructive. Le plus curieux peut-être est qu’il n’y a pendant cette période ni de grands rois sur le trône, ni d’hommes d’état d’une capacité hors ligne dans le ministère ou dans les assemblées délibérantes. Les trois monarques qui se succèdent, George III, George IV, Guillaume IV, sont de ceux dont Thackeray dit : « Qui de nous ne s’étonne aujourd’hui qu’on ait pu les respecter, les admirer ? » Les ministres sont tories, opposés à toute réforme. Cependant rois et ministres finissent par céder à la pression de l’opinion publique. C’est bien la nation elle-même qui, plus perspicace que les classes dirigeantes, fait prévaloir sa volonté.


I.

Bien qu’il n’y eût pas de statistique précise, on peut évaluer la population du royaume-uni à dix-neuf millions en 1816 ; vingt-quatre ans auparavant, lorsque la guerre avait commencé, ce chiffre n’était que de quatorze millions. L’accroissement avait donc été considérable. Mais la dette publique s’était accrue pendant la même période dans une bien autre proportion. Elle était de 240 millions de livres sterling en 1792 ; elle dépassait 860 millions en 1815. On ne saurait comprendre que le pays ait pu supporter ce fardeau si l’on ne se rendait compte que les emprunts d’état s’étaient acclimatés en Angleterre depuis déjà plus d’un siècle sous la garantie du parlement. Ce fut sous le règne de Guillaume III qu’un financier de génie, Charles Montagu, devenu plus tard lord Halifax, créa presque simultanément la Banque d’Angleterre et la Compagnie des Indes orientales, et qu’avec l’appui de ces puissantes institutions il émit des titres de rente au paiement desquels le public prit confiance. Sous les règnes précédens, l’état avait emprunté plus d’une fois ; mais, bien que le parlement lût autorisé ces emprunts, les créanciers s’étaient vus obligés d’abandonner moitié du capital et plusieurs années d’intérêts. Lord Halifax et ses successeurs n’eurent pas la maladresse de recommencer cette banqueroute ; aussi la dette nationale devint-elle une ressource merveilleuse pour les guerres du XVIIIe siècle, ressource d’autant plus durable qu’elle était ménagée. Walpole, au cours de sa longue administration, n’avait pas négligé d’en rembourser une partie. Mais, après lui, des événemens malheureux, la guerre de sept ans, la guerre d’Amérique, l’accrurent de plus en plus. Avec un milliard de francs en capital de rente consolidée, les gens qui se croyaient prévoyans gémissaient déjà : «Tant que l’Angleterre sera endettée à ce point, elle ne pourra maintenir sa dignité, se faire respecter au dehors. L’existence même de la nation est menacée. Jamais nos descendans ne voudront croire que nous avons été si prodigues. » Ces lamentations n’arrêtèrent rien. On sait combien de milliards la Grande-Bretagne a dépensés de 1782 à 1815 ; on n’ignore pas qu’elle en paya toujours les intérêts avec régularité ; la confiance des prêteurs ne s’ébranla jamais, et la preuve la plus claire en est que ces emprunts, contractés en 3 pour 100, se négocièrent toujours au-dessus de 50.

Il serait difficile de dire en quelle mesure l’existence d’une caisse d’amortissement concourut à maintenir les cours des fonds publics. Pitt en avait été le créateur ; son influence demeura si grande, même après sa mort, que ses successeurs n’y osaient toucher. A chaque nouvel emprunt, la part de l’amortissement était mise de côté. En 1815, le budget annuel de la dette s’élevait à 46 millions de livres sterling, dont 14 pour cette caisse, dont les opérations illusoires rassuraient les contribuables qui ne voulaient pas être effrayés. On convenait, il est vrai, que, pour lui faire produire de l’effet, il fallait, d’année en année, emprunter plus que l’on n’aurait emprunté sans cela. Cette complication n’inquiétait personne. Il y avait dans les chiffres prestigieux de l’intérêt composé une sorte de magie qui aveuglait les plus clairvoyans.

Les revenus publics s’étaient accrus du reste à proportion des besoins. Peut-être faut-il, comme pour la dette, en attribuer le mérite à ce que la Grande-Bretagne s’était habituée depuis longtemps à des budgets réguliers. Les rois d’Angleterre avaient eu jadis des revenus qui leur étaient propres, dont ils acquéraient la jouissance en montant sur le trône et dont ils ne devaient compte à personne. S’ils avaient été sages et modérés en leurs dépenses, il ne leur aurait fallu rien de plus pour subvenir à toutes les charges du gouvernement. Le concours d’un parlement leur aurait été inutile. Cela ne fut pas, heureusement pour l’Angleterre, et l’on a dit avec raison que la nation doit sous ce rapport plus de reconnaissance à ses mauvais qu’à ses bons rois. Les mauvais rois ont rendu le régime parlementaire inévitable. Ce n’est pas le seul paradoxe que nous offre l’histoire de ce pays en pareille matière. Lorsque ses représentans commencèrent à intervenir d’une façon périodique dans le budget des recettes et des dépenses de l’état, les chambres se composaient de propriétaires terriens à l’exclusion de toutes autres classes. Il leur parut avantageux de faire peser les impôts sur toutes les sources de richesses que le fisc peut atteindre de préférence au sol dont ils étaient possesseurs. Les impôts indirects, excise, douanes, bien d’autres encore, reçurent dès cette époque, une extension prodigieuse. On sait que ceux-ci seuls sont élastiques et susceptibles de se développer à proportion des besoins. L’Angleterre s’y était accoutumée lorsque de nouveaux besoins se manifestèrent. Pendant la période des grandes guerres du premier empire, le revenu public fut doublé sans que les contribuables parussent en être écrasés.

En somme, lorsqu’on veut s’expliquer les ressources prodigieuses que le gouvernement anglais a su trouver pour soutenir la lutte contre Napoléon, il faut considérer que nos adversaires étaient en possession, longtemps avant le commencement de cette lutte, d’un système financier bien conçu, et que leurs budgets ne furent alors que le développement des budgets précédens poussés à outrance, comme les circonstances l’exigeaient.

L’attitude de la Banque d’Angleterre durant cette longue crise s’explique de même façon. Elle avait un siècle d’existence au début de la crise révolutionnaire ; elle avait déjà suspendu trois fois ou entravé par des moyens indirects le remboursement de ses billets. En 1797, l’exportation des espèces métalliques, les faillites de nombreuses banques provinciales, la peur de l’invasion, amenèrent une panique : le parlement autorisa les directeurs de la banque à ne plus payer en numéraire pour une période indéterminée qui devait prendre fin six mois après la signature d’un traité de paix définitif ; cela dura plus de vingt ans. Fut-ce un bien, fut-ce un mal pour la population de l’Angleterre ? L’une et l’autre opinion ont été soutenues. Ce n’est pas que la circulation fiduciaire se soit jamais beaucoup développée ou que ce papier ait jamais été beaucoup déprécié. Aux plus mauvais jours, la banque en émit pour 525 millions de francs ; les billets se négociaient avec 13 pour 100 de perte. Combinée avec les difficultés d’approvisionnement qu’éprouvait le royaume-uni, pour qui les ports de l’Europe continentale étaient fermés, cette situation eut pour conséquence de rendre la vie plus chère, de surélever les fermages de la propriété foncière. Les ouvriers, les rentiers, les gens qui vivent d’un salaire fixe en souffrirent ; les propriétaires et leurs fermiers aussi bien que les négocians en eurent le profit. La surcharge d’impôts que la guerre rendait inévitable opérait dans le même sens. Non-seulement les douanes et en général tous les impôts indirects furent augmentés, ce qui eût été tolérable comme toute taxe que le contribuable ne paie que par intermédiaire ; mais en outre une taxe de guerre spéciale, l’impôt sur le revenu au taux de 10 pour 100, vint atteindre directement chaque citoyen dans le plus clair de ses ressources annuelles.

Cependant, en dépit du blocus continental, ce fut encore le commerce et l’industrie que les circonstances favorisèrent le plus, à tel point que négocians et industriels commencèrent dès lors, en vertu de leurs richesses, à partager l’influence politique dont les propriétaires fonciers avaient joui presque seuls jusqu’à ce jour. Seule préservée de l’invasion et des rapines de la guerre, s’emparant de nouvelles colonies à mesure que Napoléon s’emparait d’un nouvel état et lui en fermait les ports, l’Angleterre devenait la seule nation manufacturière de l’ancien monde. Le blocus continental, combiné avec la suprématie maritime que personne ne lui contestait plus, lui livrait, en dehors de l’Europe, tous les marchés du globe, d’où ses marchandises revenaient sans doute par des voies inconnues jusque sur les marchés du continent dont l’accès direct leur était inter(ut. Personne n’ignore plus que, lorsque le commerce a de larges débouchés, les impôts ne lui pèsent guère par la raison qu’il en rejette le fardeau sur d’innombrables consommateurs. L’activité des manufactures contribuait, à relever le taux des salaires, à développer la production agricole. Ainsi l’Angleterre prospérait par l’effet même des conditions désastreuses qu’un potentat avait voulu créer autour d’elle.

Par un de ces hasards dont l’histoire des arts et métiers offre de nombreux exemples, plusieurs inventions survinrent à point pour accroître la puissance productive du pays. L’industrie de la laine, qui avait été la plus florissante des temps passés, souffrait parce que la matière première n’arrivait plus du dehors en quantité suffisante et aussi parce que l’agriculture commençait à faire l’élevage des moutons plutôt en vue de la production de la viande que de la toison. Mais l’industrie cotonnière acquérait une importance que personne n’avait prévue. Un parlement de gros propriétaires avait intérêt à imposer des droits d’entrée exorbitans sur la laine étrangère qui lui faisait concurrence ; l’importation du coton lui était indifférente. Le commerce en était donc plus libre. Cependant, aussi longtemps que ce textile dut être filé à la main, le tissage lui-même ne prit guère d’extension, les fabriques anglaises ne pouvaient lutter, à prix égal. de production contre les fabriques de l’Hindoustan, où la main-d’œuvre était à meilleur marché. Hargraves et Arkwright inventèrent la filature mécanique ; un autre perfectionna la machine à carder. Cartwright appliqua la mécanique au tissage. Watt et son associé Boulton construisirent des machines à vapeur qui donnaient la force motrice. Davy inventa la lampe qui porte encore son nom, au moyen de laquelle île mineur exploite avec une sécurité relative les filons de houille d’où se dégagent des gaz délétères. Tous les instrumens de travail perfectionnés se plaçaient l’un après l’autre à la disposition du manufacturier. Il importait peu que certaines industries de luxe, telles que celle de la soie, restassent entravées par le manque de matière première ou par le mauvais goût des ouvriers, puisque les manufactures de textiles plus grossiers suffisaient à l’emploi de tous les capitaux, au travail de tous les bras disponibles.

Les voies de communication ne pouvaient rester, par ce temps de renaissance commerciale, ce qu’elles. avaient été pendant le XVIIIe siècle. Bien que la Grande-Bretagne possède un réseau fort étendu de rivières, l’industrie eût bientôt manqué de place au long des cours d’eau navigables. D’ailleurs les transports entre deux bassins fluviaux limitrophes devenaient indispensables pour la facilité des approvisionnemens. De 1800 à 1820, deux ingénieurs qui s’étaient formés eux-mêmes, Telford et, Mac-Adam, firent pour l’Angleterre ce que le corps des ponts et chaussées avait fait en France le siècle précédent : ils tracèrent des routes à pentes modérées, ils construisirent des ponts aux passages dangereux des rivières ; ils enseignèrent l’art d’entretenir les chaussées en bon état d’empierrement par une méthode que Trésaguet avait employée le premier dans la généralité de Limoges cinquante ans auparavant. De bons chemins rendirent les charrois moins coûteux et surtout plus rapides. La création plus récente des chemins de fer nous permet d’être dédaigneux pour les vitesses dont nos grands-pères se contentaient ; cependant chacun comprend que, par comparaison avec les anciens moyens de locomotion, il fut déjà merveilleux, vers la fin du règne de George III, de voyager à raison de 15 à 20 kilomètres l’heure. Il ne restait plus qu’un progrès à réaliser, appliquer la vapeur à l’industrie des transports. Ce fut l’œuvre de la génération suivante.

À défaut des voies ferrées, on avait déjà construit des canaux. Le duc de Bridgewater vivait à une époque où, s’il faut croire l’humoriste Sydney Smith, un tiers des hommes de la meilleure société se trouvait dans un état permanent d’ivresse. Il avait un grand nom, une fortune colossale ; malgré tout, devenu misanthrope à la suite d’un amour contrarié, il se retira du monde pour se vouer à l’amélioration de ses immenses domaines. Son père avait projeté d’ouvrir un canal entre l’Irwell et les mines de houille dont il était propriétaire, en vue d’amener le charbon de terre par eau jusqu’à Manchester. L’entreprise avait paru trop audacieuse, car il fallait faire passer ce canal au-dessus d’une rivière. Le jeune duc eut le bonheur, lorsqu’il reprit l’exécution de ce projet, de s’associer l’ingénieur Brindley dont le mérite ne s’était pas encore révélé. Ce premier canal achevé, le duc de Bridgewater, encouragé par le succès, voulut en ouvrir un autre entre Manchester et Liverpool. Les travaux furent longs, coûteux ; ils faillirent épuiser le talent de l’ingénieur et les ressources financières de son noble patron ; mais enfin l’œuvre se termina sans encombre. Bien que les canaux a section réduite creusés à cette époque ne suffisent plus à la circulation prodigieuse du commerce actuel, on doit reconnaître le mérite de ceux qui les premiers osèrent les entreprendre.

L’accroissement de la population dans les grandes villes fut une conséquence presque immédiate de cet essor industriel. Londres avait toujours été très peuplé, au point même que la reine Elisabeth et le roi Jacques Ier décrétèrent qu’il n’y serait plus bâti de nouvelles maisons, précaution inutile, comme on pense. Dès 1811, il s’y trouvait plus d’un million d’habitans ; mais on y aurait en vain cherché des voitures publiques, et le premier bec de gaz venait à peine d’y être allumé ; la police était nulle. C’était néanmoins la ville la plus grande et aussi la plus somptueuse du royaume-uni. Dublin ne dépassait pas 160,000 âmes ; Manchester en avait 140,000 ; Liverpool 120,000. Si Dublin ne s’accrut plus qu’avec lenteur, il n’en fut pas de même des deux autres cités, grâce aux canaux du duc de Bridgewater. Glasgow n’était encore qu’un port secondaire parce que l’estuaire de la Clyde était envasé. Birmingham était plus arriéré encore, par la raison qu’on n’y arrivait que par de mauvaises routes. Aujourd’hui Birmingham est le centre de l’industrie du fer comme Manchester de l’industrie du coton ; les rades de Glasgow, de Dublin, de Liverpool sont encombrées de bateaux à vapeur. Tout ce que l’Angleterre a gagné de population s’est entassé dans ces villes laborieuses, dont la prospérité date des grandes guerres du premier empire. Au contraire, Edimbourg a plutôt perdu que gagné, car l’industrie et le commerce lui sont restés assez indifférens, et personne n’osera dire que les écrivains illustres qui furent alors sa gloire, Adam Smith, Robertson, Dugald Stewart, Walter Scott, aient eu des successeurs dignes d’eux.

Au-delà des mers, la Grande-Bretagne possédait déjà toutes les colonies que nous lui connaissons ; mais, à les classer par ordre d’importance, on les eût rangées tout autrement qu’aujourd’hui. L’Hindoustan appartenait presque en entier aux monarques indigènes ; l’Australie venait de naître ; le cap de Bonne-Espérance comptait à peine, sauf en tant que station navale. Les Indes occidentales étaient les plus riches de ces dépendances lointaines. Pourtant le parlement n’avait pas craint de porter atteinte à leur prospérité en abolissant la traite des nègres. Ce grand acte de philanthropie n’est pas le moins curieux intermède d’une époque où l’Europe entière était ravagée par la guerre. Vers 1779, Wilberforce entrait à la chambre des communes, comme on y entrait à cette époque : il n’avait que vingt ans, et cette élection lui avait coûté 8 à 9 mille livres sterling. Rien ne le distinguait des autres membres de la majorité tory que d’être l’un des intimes de Pitt. Ce jeune orateur, à qui l’art de la persuasion ne manquait pas, se déclara bientôt l’avocat des noirs. Pitt, Fox, Burke, l’écoutaient avec faveur, ou tout au moins ne s’opposaient pas à ses projets d’émancipation ; peut-être jugeaient-ils la question d’un intérêt trop lointain. L’insurrection de Saint-Domingue jeta pour un moment quelque défaveur sur la cause que Wilberforce défendait ; nonobstant, le public s’y laissa gagner peu à peu. En 1807, le parlement supprima la traite. Les colonies conservaient les esclaves qu’elles possédaient ; elles ne pouvaient plus en acquérir d’autres. L’abolition complète de l’esclavage n’était plus qu’une affaire de temps.

Ainsi, dotée d’un commerce prospère et d’une industrie florissante, imbue d’idées généreuses, la Grande-Bretagne marchait à grands pas dans la voie du progrès lorsque survint la paix de 1815. Malgré tout, bien des coutumes barbares subsistaient encore au fond de cette société qu’animaient un esprit actif et des tendances humanitaires. On ne s’en rendra bien compte qu’en examinant ce qu’étaient les institutions de ce temps.


II.

Au lendemain de la révolution de 1688, la chambre des communes s’était attribué le droit de convoquer les collèges électoraux pour la nomination de ses membres, d’où cette conséquence que les circonscriptions ne pouvaient être modifiées qu’avec son assentiment. Rien n’est plus conservateur qu’une assemblée, surtout lorsque ses intérêts sont en jeu. Aussi n’y eut-il plus de changemens. Le nombre des membres de la chambre des communes s’était accru dans une proportion notable jusque-là. Dix-sept bourgs avaient obtenu la franchise électorale sous Henry VIII ; quatorze sous Édouard VI ; dix sous Marie ; vingt-quatre sous Élisabeth. Le privilège d’élire deux représentans état accordé par le souverain à toute ville qui acquérait de l’importance ou qui peut-être avait à la cour l’appui d’un protecteur influent. À vrai dire, c’était alors un privilège que les déshérités n’enviaient guère. En ce temps où il était moins facile de traverser l’Angleterre qu’il ne l’est aujourd’hui d’aller de Londres à San-Francisco, les électeurs ne trouvaient pas toujours à se faire représenter par des hommes de leur classe : ils se défiaient avec raison de la petite noblesse de province qui abandonnait son patrimoine pour vivre dans la capitale. Que les sièges fussent mal répartis, le pays ne s’en occupait pas. Si la répartition fut inégale sous Élisabeth ou sous Charles il, elle le devint bien plus dès que l’industrie naissante eut déplacé les hommes et les intérêts.

Telle quelle, et après cent cinquante ans d’immutabilité, la chambre des communes se composait de 658 membres : 489 pour l’Angleterre, 100 pour l’Irlande, 45 pour l’Écosse et 24 pour le pays de Galles. On s’est plu à combiner des chiffres pour montrer combien la représentation des diverses provinces était inégale. Dix comtés méridionaux de l’Angleterre, avec moins de 3 millions d’âmes, nommaient 237 députés ; les trente autres comtés avec plus de 8 millions nommaient 252 députés, tandis que l’Écosse en avait 45 avec 2 millions. La population n’influait en rien sur le nombre des élus, pas même sur le nombre des électeurs, qui était prodigieusement restreint. Ainsi 46 collèges avaient chacun moins de 50 électeurs ; 19 autres en avaient moins de 100 ; 46 moins de 200. On avait calculé que plus de la moitié des membres étaient élus par moins de quinze mille électeurs.

Encore ces électeurs n’étaient-ils pas libres de désigner eux-mêmes leurs représentans. La chambre des communes déclarait avec solennité au début de chaque session que ses droits et privilèges interdisaient à tout membre du gouvernement ou de la chambre haute d’intervenir dans les élections. Simple affaire de forme que personne ne prenait au sérieux. Peu nombreux, les électeurs des bourgs étaient à la dévotion des seigneurs dont ils dépendaient. Lord Lonsdale disposait de neuf sièges à la chambre des communes ; les ducs de Newcastle et de Buckingham, lord Westminster, lord Hersford, lord Darlington, avaient chacun trois bourgs et nommaient par conséquent chacun six membres de la seconde chambre. Ce dernier ne possédait d’abord qu’un bourg dont il avait hérité ; il en avait acquis deux autres à beaux deniers ; le roi le fit marquis par récompense. Acheter un bourg était un moyen aussi bon qu’un autre, plus facile sans doute, d’arriver aux honneurs et aux dignités.

Les comtés qui nommaient aussi des représentans jouissaient-ils au moins de plus d’indépendance que les bourgs ? Nullement ; l’influence des seigneurs y prédominait tout autant. C’était un dicton que les membres pour le comté d’York étaient toujours élus dans la salle : à manger de lord Rockingham, et cependant le comté d’York était un des plus peuplés de l’Angleterre. Dans une douzaine d’autres moins importans, on n’avait pas souvenir qu’il y eût jamais eu compétition. En Écosse surtout, il n’y avait pour ainsi dire pas d’électeurs. Fife en avait 240 ; Cromarty, 9 seulement. En l’année 1831, à la veille de la réforme, l’élection du comté de Roxburg fut très disputée ; le candidat heureux obtint 40 voix et son compétiteur 19 ; cependant Roxburg avait quarante mille habitans. Mieux encore, le comté de Bute, avec quatorze mille habitans, avait vingt-et-un électeurs dont un, seul résidait dans le pays. À l’une des élections qui y eut lieu, un seul individu fut présent, en outre du shérif et du greffier. Cet unique électeur prit le siège du président, déclara la séance ouverte, lut la liste des votans et répondit à l’appel de son nom ; il vota pour lui-même, comme on pense. Puis il s’accorda gravement la parole pour appuyer son élection, et, personne n’ayant protesté, il se déclara élu à l’unanimité. Il est dans le caractère anglais de s’acquitter de ces formalités avec un sérieux parfait, mais quel dédain du vrai droit des électeurs sous ce respect exagéré des formes !

La situation était autre en Irlande, par le motif que les électeurs étaient moins rares, car les tenanciers s’y comptaient par milliers, et chacun de ceux qui payaient 40 shillings de fermage avait par cela même le droit de voter. Mais si les assemblées électorales étaient nombreuses, l’indépendance leur faisait défaut. Tantôt c’était le clergé catholique qui dictait les choix, tantôt c’étaient les seigneurs. Un jour, au lendemain d’une élection, le duc de Newcastle donna congé à cinq cent vingt-sept de ses fermiers parce qu’ils avaient voté contre son candidat. Comme on lui en faisait des remontrances : « N’ai-je pas le droit de disposer de mon bien ainsi que je l’entends ? » répliqua-t-il, et l’on n’ignore pas que, pour les tenanciers irlandais, l’expulsion était la ruine et la misère.

Observons que certains bourgs en étaient venus, par la suite des temps, à n’avoir plus qu’une existence presque nominale. Bramber avait cent habitans, tous cultivateurs ; Corfe Castle se composait de quelques chaumières autour d’un château démantelé ; Beeralston était une maison louée 250 francs par an ; Galton était le parc de son propriétaire ; le fameux Old Sarum, qui eut le grand honneur d’être représenté par les deux Pitt, n’était qu’une colline verdoyante ; Dunwich avait été submergé. Dieu sait quand ! dans les flots de l’Atlantique. Tout bourg nommait pourtant ses deux membres. S’étonnera-t-on que cette sorte de propriété eût une valeur vénale ? Cela se vend, cela s’achète comme des billets de spectacle, disait une pétition adressée à la chambre des communes en 1817. Le prix courant s’élevait, paraît-il, à 10,000 livres pour les deux sièges et pour la durée d’un parlement. Personne ne semblait s’apercevoir que ce trafic fût contraire à la loi ou réprouvé par la morale. Brougham, déjà classé comme l’un des champions du parti whig, se plaignit avec amertume que le duc de Bedford eût vendu, sans même lui en donner avis, le bourg de Camelfort dont il était l’élu ; le public pensa que Brougham avait raison de n’être pas content, car il était l’ami personnel du duc ; celui-ci devait au moins prévenir son représentant.

Il n’y a pas d’institution si mauvaise qui n’ait, d’un point de vue différent, quelque avantage. Sans ce vice de simonie l’aristocratie britannique serait restée impénétrable, elle eût été ce que l’on appelle de nos jours un corps fermé, dont l’influence politique aurait décru sans cesse ; à l’instar de ce qui s’est vu dans d’autres pays, elle aurait conservé le pouvoir, tandis que les classes bourgeoises plus riches, plus intelligentes, plus instruites en eussent toujours été exclues. Bien que la propriété foncière fût restée le signe le plus manifeste, le plus respecté, le plus envié de la richesse, la fortune mobilière avait acquis un grand développement dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, le commerce et les entreprises industrielles réussissaient. D’autre part, des cadets de famille, partis à dix-huit ans pour l’Inde, en revenaient plus riches que leurs aînés héritiers du domaine paternel. Négocians et nababs avaient souci d’acquérir la situation sociale que conférait un siège au parlement. Les bourgs, quel qu’en fût le prix, semblaient faits pour eux. Fallût-il, le propriétaire indemnisé, payer encore les électeurs, la dépense n’était pas pour les effrayer. Toute élection dans un district populeux était une semaine de prodigalité, de débauche, d’ivrognerie, partant de querelles et de batailles. La loi permettait que les opérations électorales fussent continuées pendant plusieurs semaines, même pendant plusieurs mois. Aussi la carte à payer atteignait-elle un chiffre excessif. On cite une élection de 1807 où deux candidats dépensèrent 5 millions de francs. On ne dit point toutefois que le vote fût payé bien cher, A Hull, il était d’usage de remettre deux guinées à chaque électeur. À Honiton, lord Cochrane fit annoncer, après le vote, par le crieur de ville, que tout votant n’avait qu’à se présenter chez son banquier pour recevoir la somme de 10 livres 10 shellings. Mais si le fait était si peu dissimulé, comment se fait-il, pensera-t-on, que la chambre des communes n’en fût pas émue ? Électeurs et députés savaient prendre leurs précautions. L’argent n’était livré qu’au lendemain du délai fixé par la loi pour le dépôt des protestations. Le parlement ne demandait pas mieux que d’être trompé lui-même.

Dans les pays où la corruption est la source du pouvoir, il est naturel que le pouvoir soit la source de la fortune. La carrière politique devient une loterie où presque tout le monde gagne, où les gros lots surtout sont un gain splendide. Tout homme d’état anglais acquérait, la vie durant, la jouissance d’un ample revenu sur le budget de l’état ; il assurait, par le même moyen, l’avenir de ses enfans. En veut-on un exemple ? Le duc de Portland fut secrétaire d’état de l’intérieur avec William Pitt, ensuite premier ministre de 1807 à 1809. Son parent, lord William Bentinck, recevait 1,131 livres comme clerc de l’échiquier et 2,511 livres comme colonel de hussards ; son gendre, Charles Greville, 600 livres comme contrôleur de l’excise, 350 livres comme secrétaire de l’île de Tobago, 572 livres comme officier naval de la Trinité. Son petit-fils, Charles Greville, — dont les mémoires posthumes sur les règnes de George IV et de Guillaume IV ont eu un si grand succès, — 2,000 livres comme clerc du conseil et 3,000 comme secrétaire du gouvernement de la Jamaïque où il ne mit jamais le pied. Les sinécures prenaient toutes les formes, s’appelaient de tous les titres. Il y avait un lord gardien des cinq ports avec 3,000 livres par an ; un secrétaire en chef de la chambre des communes avec 12,000 livres ; un clerc des procès en Irlande recevait 10,000 livres, et l’usage lui permettait d’avoir un substitut doté d’un salaire de 7,000 livres dont, s’il faut en croire des gens autorisés, la perception était illégale. On gagnait 2,696 livres à être custos brevium. À une époque, il y eut quatre titulaires de cet office, une femme, un enfant, un fou ; le quatrième était un catholique, ce qui paraissait encore plus extraordinaire. C’était pourtant dans cette aristocratie bigarrée que se recrutait la chambre des lords. « Plus de la moitié des pairs, disait un historien du temps, ont été élevés à cette dignité sous le règne de George III. On ne citerait dans le nombre ni grands, orateurs, ni grands écrivains, ni penseurs éminens, ni hommes d’état de haute capacité, ni même de vrais nobles du royaume. Ce sont surtout de simples avocats ou des gentilshommes campagnards distingués par leur richesse, par la grande quantité de voix que cette richesse met à leur disposition. »

Des législateurs intéressés à ce point au maintien des sinécures ne devaient pas être partisans des réformes. La richesse donnait tout, l’influence politique d’abord, la possession des sinécures ensuite, enfin les honneurs de la pairie. Les hauts emplois de l’état étaient l’apanage d’une caste privilégiée, et nul emploi n’était indigne d’un duc ou du fils d’un duc pourvu que le profit en fût à la hauteur de cette dignité. Que la fonction à ; remplir fût insignifiante ou importante, elle échéait à quelqu’un de qualifié, non point par son mérite, mais par sa situation dans le monde. Cette aristocratie d’argent n’était pas exclusive, on l’a dit plus haut ; elle accueillait avec empressement les jeunes hommes de talent que le hasard lui présentait. Tout étudiant qui se distinguait aux universités d’Oxford ou de Cambridge avait belle chance d’obtenir le patronage d’un chef de parti, whig ou tory, et de se voir offrir un siège au parlement à l’âge où chez nous l’on n’a pas encore quitté l’école. L’Angleterre était fière de ce recrutement juvénile de ses hommes d’état. Lord Liverpool, Fox, lord John Russell, entrèrent dans la vie publique par cette voie avant vingt et un ans. On commençait dès le collège à se préparer une carrière politique. Aussi les parens avisés envoyaient-ils à l’université l’enfant qui montrait d’heureuses dispositions. Celui-ci grandissait, ayant en perspective la profession d’homme d’état ; il s’y essayait dès le jeune âge et dirigeai ses études dans ce sens.

Et cependant l’instruction que donnaient les célèbres écoles de Eton et de Harrow, les universités séculaires d’Oxford et de Cambridge, se réduisait à l’étude des lettres grecques et latines. Les bons élèves en sortaient capables d’écrire des vers ïambiques, familiers avec les discours de Cicéron et les dialogues de Platon ; ils auraient disserté sur les campagnes d’Annibal et de Jules César ; ils ne parlaient d’autre langue moderne que la leur ; les faits élémentaires de l’histoire contemporaine leur étaient inconnus. À peine avaient-ils retenu les premières notions des sciences exactes, et les professeurs qui leur avaient parlé par hasard d’Adam Smith et de Malthus ne leur avaient certes point inspiré le désir d’étudier les doctrines modernes auxquelles ces deux économistes avaient attaché leur nom. Les défenseurs des études classiques ont bien raison d’invoquer ceci comme preuve de ce que vaut le système d’éducation qu’ils préconisent, car ces jeunes gens, frais sortis des bancs de l’école, ne faisaient point mauvaise figure sur les bancs du parlement : leur esprit, aiguisé par une saine préparation, pénétrait sans peine les questions confuses que débattent les assemblées politiques. Faut-il tout dire ? le jeune Anglais ne revenait pas de l’université avec ce que l’on appelle quelquefois en France le respect du mandarinat. Il avait pris l’habitude d’estimer l’adresse aux exercices corporels autant que les palmes académiques ; d’ailleurs les diplômes s’y distribuaient avec une indifférence qui excluait même l’idée de toute supériorité intellectuelle. Tout fils de bonne famille était certain de subir avec succès les examens auxquels il était le moins préparé. Bien plus, on vit, au commencement du règne de George IV, l’université d’Oxford gratifier les étudians d’un degré académique à titre de don de joyeux avènement. Il eût été difficile de mieux démontrer quelle médiocre importance s’attachait aux études sérieuses.

Il était rare au surplus que le fils aîné d’une famille noble, celui qui devait tenir le rang et continuer le nom, reçût l’éducation universitaire. Tandis que les cadets allaient aux écoles pour de là chercher fortune, soit dans l’armée ou la marine, soit au barreau, soit dans l’église, l’aîné grandissait sur le domaine héréditaire. Il y menait une vie honnête, il était bon pour ses tenanciers, secourable pour les pauvres, il y prenait fatalement des habitudes violentes. De grossiers plaisirs, tels que les combats de coqs ou de chiens, étaient la principale distraction de son existence. L’intempérance était son plus grave défaut. On prétendait dans ce temps que le mal n’est pas de s’enivrer une fois par hasard, mais de s’enivrer tous les jours. La chasse était l’occupation quotidienne ; aussi les lois du royaume prenaient-elles soin d’en conserver le privilège aux propriétaires du sol ; encore fallait-il posséder une terre de certaine étendue pour être en droit d’y poursuivre le gibier. On raconte que le fermier d’un domaine de 500 arpens fut condamné, à la requête d’un propriétaire voisin, pour avoir chassé avec la permission de son propriétaire but les champs qu’il cultivait. L’animal sauvage était réservé au seigneur. Ce n’était point d’ailleurs une loi que les magistrats des comtés lussent disposés à laisser tomber en désuétude, car les condamnations pour délits de chasse se comptaient par milliers chaque année, et à peine infligée était souvent la déportation. Mais le peuple, à qui cette jurisprudence draconienne déplaisait, prenait volontiers le parti des braconniers.

De même que la loi sur la chasse était maintenue pour les plaisirs de l’aristocratie, de même aussi les vieilles lois sur les céréales subsistaient à son bénéfice. La noblesse ne pouvait maintenir sa situation sans une grande dépense : Sheridan se disait pauvre avec 50,000 francs de rente. La plupart des gentilshommes campagnards vivaient sans doute à meilleur marché que Sheridan. Toutefois, comme leur fortune ne consistait qu’en fonds de terre, il était essentiel que nul impôt nouveau ne vînt peser sur le sol. Le parlement, composé de propriétaires, agissait en conséquence. Toute la législation avait pour but d’empêcher l’avilissement du prix du blé. Il était interdit depuis plusieurs siècles d’importer du blé, sauf dans les années de famine, et de l’exporter à moins que le prix n’en fût très réduit.

Le régime qui prévalait n’était pas favorable aux progrès de l’agriculture assurée d’un gain sans modifier en rien ses mœurs ou ses procédés. Cependant l’aristocratie campagnarde ne pouvait vivre toujours isolée des autres classes. L’amélioration des chemins et des moyens de transport, l’habitude qu’on prit de voyager au loin firent sortir le propriétaire de chez lui. En se déplaçant, dans l’échange des idées auquel donne lieu le voyage en commun dans les voitures publiques ou la fréquentation des grandes villes, le gentleman farmer comprit qu’il y avait d’autres intérêts que les siens. Il cessa de se considérer comme la source de tout pouvoir, comme le détenteur de toute fortune. Il apprit que les hommes dont on parlait le plus, depuis Watt et Davy jusqu’à Peel et lord Eldon, le grand chancelier, étaient issus des rangs inférieurs de la société. De nouvelles idées pénétrèrent alors, non dans le peuple, qui n’avait encore ni vote ni influence, mais du moins dans les classes moyennes qu’un degré seulement séparait de la classe dirigeante. C’était toute une révolution sociale. Bien qu’elle se fît peu à peu et qu’il soit embarrassant pour ce motif d’en déterminer l’époque précise, on peut dire néanmoins qu’elle s’accomplit pendant le premier quart du XIXe siècle.


III.

Après les propriétaires terriens, l’église anglicane tenait le premier rang dans le pays. Par son organisation intérieure, elle ne différait point de la société laïque. Au plus haut degré de la hiérarchie étaient les évêques, dotés de traitemens magnifiques. Mais on ne pouvait plus arriver à un siège épiscopal qu’en étant cadet de grande famille ou précepteur d’un homme d’état influent. En 1815, dix évêques étaient fils ou frères de pairs du royaume ; onze autres étaient des professeurs d’université qui avaient eu pour élèves Pitt, ou Perceval, ou lord Sidmouth ; soit en tout vingt et un prélats nommés par ces sortes d’influences sur vingt-six qu’il y en avait alors en Angleterre. Au surplus, aussitôt parvenu jusqu’à ce haut degré de la hiérarchie ecclésiastique, un ministre anglican ne croyait pas sa fortune encore complète. Les rectorats, les prébendes, les canonicats s’accumulaient sur sa tête ou sur la tête de ses enfans. Le docteur Sparke, évêque d’Ely, par la protection du duc de Rutland, dont il avait été précepteur, sut obtenir pour ses fils ou gendres, — il en avait quatre, — des emplois ecclésiastiques dont les revenus donnaient à chacun d’eux 90,000 francs de rente. Il n’y avait pas moins de dix mille cinq cents bénéfices en Angleterre et dans le pays de Galles. Les vieilles lois du royaume, édictées par Henri VIII et par Elisabeth, imposaient aux titulaires la condition de résider dans leur paroisse pendant un certain nombre de mois de chaque année. La règle était si stricte qu’ils étaient mis à l’amende même lorsqu’ils justifiaient, ce qui s’était vu, ne pouvoir point y trouver un logement. Une loi de 1802, tout en maintenant la résidence en principe, permit aux évêques d’accorder des dispenses lorsqu’ils le jugeraient opportun. L’abus ne tarda pas à s’en faire sentir. Dans ce même diocèse d’Ely, dont le chef était si bien pourvu, il existait, pour 82,000 âmes, 140 bénéfices, avec un revenu total de 60,000 livres sterling. Dix ans plus tard, on ne comptait plus que quarante-cinq ministres résidans dans leur paroisse. Le mal devint si grand qu’une nouvelle loi dut imposer à ceux qui se dispensaient d’accomplir en personne leurs devoirs spirituels l’obligation de se donner un vicaire avec un traitement convenable. Cette loi, que les évêques combattirent de tout leur pouvoir, à laquelle même les whigs s’opposèrent par un esprit de parti qui s’explique mal, ne fut votée qu’après avoir été repoussée plusieurs fois par l’une ou l’autre des deux chambres.

Il est aisé de concevoir ce qu’était le clergé inférieur lorsque ses chefs étaient absorbés par ces préoccupations égoïstes. Que la plupart des ministres fussent vertueux, charitables, on n’en doute pas ; mais le premier de leurs soucis était, à l’exemple de leurs supérieurs, de s’assurer la possession des richesses temporelles ou d’en jouir lorsqu’ils les possédaient. Le gentilhomme campagnard, le squire, avait parfois des devoirs politiques à remplir qui l’appelaient hors de chez lui. Le clergyman n’était dérangé par rien dans l’uniformité de sa vie. En bon Anglais qu’il était, il se livrait avec frénésie aux exercices du sport. La chasse et la pêche occupaient six jours de la semaine. Aussi y excellait-il : personne ne montait mieux à cheval, ni n’était plus adroit le fusil ou l’hameçon à la main. L’habitude en était si bien prise que personne ne s’en effarouchait. Pourvu qu’il fût exact à lire les prières et prêcher le dimanche et toujours prêt à remplir son ministère dans la semaine si quelque circonstance exceptionnelle l’exigeait, les paroissiens ne trouvaient point mauvais qu’il occupât ses heures de loisir comme il l’entendait.

Le clergé conservait cependant assez d’esprit de corps et d’influence politique pour que la suprématie de l’église établie ne fût pas encore mise en question. Depuis Charles II, le serment de foi et d’allégeance était imposé à tous ceux qui voulaient siéger au parlement ou tenir un emploi public, ne fût-ce : qu’un emploi municipal. Le but de cette mesure avait été, dans le principe, d’écarter les catholiques. Ses auteurs n’avaient pas songé que, par conséquence, les dissidens de la confession protestante se trouvaient aussi exclus du pouvoir. Bien plis, de simples illuminés qui ne contestaient aucune des doctrines de l’église établie, qui s’étaient seulement imposé, par scrupule de conscience, lui règle de ne jamais prêter serment, se voyaient frappés par cet ostracisme non moins inique qu’injurieux. Pour apprécier jusqu’où portait cette exclusion, il faut se rappeler que les universités et l’enseignement tout entier étaient sous la direction de l’église, que toutes les fondations attribuées au soulagement des pauvres ou bien au développement de l’instruction appartenaient à des corporations cléricales, que les dissidens payaient le dîme au clergé de même que tous les citoyens, et devaient en outre s’imposer entre eux pour les frais de leur culte. Jamais, à Rome même, l’intolérance ne lui plus absolue qu’elle l’était alors en Angleterre.

Comme résultat naturel, la grande masse de la population était pour l’église établie. Quelques vieilles familles de l’aristocratie restaient fidèles au catholicisme par tradition. Nombre de pauvres gens appartenaient aux églises dissidentes. Quiconque avait de l’ambition pour soi ou pour ses enfans, quiconque aspirait aux emplois publics ou voulait vivre comme tout le monde, appartenait au culte officiel. Il était mal porté d’être dissident. Le même état de choses produisit de tout autres effets en Irlande. L’immense majorité de la population y étant catholique, la suprématie protestante restait comme l’indice de la conquête étrangère : De là une situation violente qui se manifestait souvent par des troubles et, dans la vie habituelle, par un mécontentement chronique.

On l’a dit plus haut, le prix du blé n’avait cessé de s’accroître depuis que la Grande-Bretagne était en guerre contre la France. Les fermages s’étaient élevés à proportion, et par conséquent la dîme ; les propriétaires fonciers et le clergé s’en étaient bien trouvés ; ceux qui n’avaient à recevoir ni dîme, ni rentes, ni fermages, en avaient souffert. Le travail abondait dans quelques villes de manufactures, il n’en était pas de même dans les comtés agricoles. Les salaires y diminuaient, loin de progresser. Le taux en fût-il resté invariable, quelle ne devait pas être la misère lorsque le prix du pain s’élevait du simple au double, comme de 1800 à 1802 ou de 1804 à 1812 ? On aurait peine à rendre compte de ce que fut la situation des ouvriers ruraux pendant les dernières années de la guerre contre Napoléon, si la statistique des maisons de secours ne fournissait des chiffres éloquens. les lois sur le paupérisme en vigueur à cette époque depuis trois siècles, imposaient à chaque paroisse le devoir de subvenir aux besoins des infirmes ou de fournir du travail aux mendians en état de gagner leur vie. Pour se libérer de la première de ces obligations, les paroisses ouvrirent des asiles ; bien que mal nourris et entassés au-delà de ce que l’humanité permettait, les habitans de ces asiles ne furent pas seuls à réclamer l’assistance publique dans les années de détresse. Les malheureux qui ne quittaient pas leur chaumière, les familles chargées d’enfans surtout, n’avaient pas moins de droits aux secours de la charité. À chaque nouvelle période de détresse, la mendicité s’accroissait et la taxe des pauvres devenait de plus en plus lourde. Le nombre des individus secourus était de plus d’un million en 1800, de quinze cent mille en 1816. Sur cent Anglais, on en comptait huit, dix ou douze, suivant les temps, réduits à vivre de l’assistance publique.

Le pouvoir législatif appartenait à ceux qui supportaient ce fardeau ; les lois qu’ils firent pour y remédier ne furent pas toujours humaines. On commença par imposer aux malheureux un domicile de secours ; chaque paroisse dut garder ses pauvres. L’homme riche avait la faculté de se déplacer autant qu’il le désirait, de porter son capital et son industrie dans n’importe quelle partie du royaume. Il était interdit au malheureux de quitter la paroisse sur le territoire de laquelle il était né. Il devenait en quelque sorte l’esclave de ses concitoyens. Vagabond dans les rues, les autorités locales avaient le droit de l’emprisonner ; recueilli dans une maison de secours, elles le soumettaient à la plus stricte discipline ; elles le renfermaient dans un cachot pour un blasphème, pour une parole grossière ; elles l’obligeaient de travailler chez le maître qui lui était désigné. Avait-il des enfans, ceux-ci passaient sous la tutelle municipale, qui se chargeait de les mettre en apprentissage. Lorsque la police signalait trop d’enfans pauvres dans un faubourg de Londres, on les expédiait loin de là dans les comtés de York ou de Lancastre aux filateurs de coton qui n’étaient pas embarrassés de leur donner de l’ouvrage. Il n’y avait encore ni surveillance du travail dans les manufactures, ni loi limitant la durée de leur journée ou obligeant le patron à leur donner l’instruction la plus élémentaire. Ces malheureux petits êtres étaient livrés à ceux qui les avaient recueillis sans que personne eût souci de leur bien-être ou de leur amélioration. Une coutume locale, encore en vigueur dans le comté de Lincoln en 1816, autorisait les administrateurs des pauvres à disposer, comme ils le jugeaient à propos, des enfans inscrits sur la liste des indigens, et même à leur infliger des punitions corporelles.

Au surplus, le code pénal avait alors de telles sévérités pour tout le monde que les pauvres n’étaient pas seuls à s’en plaindre. Par exemple, la loi appliquait la peine de mort à deux cents crimes pour le moins, et dans le nombre il en est que l’on ne considère plus aujourd’hui que comme de simples délits. Voler dans un magasin des marchandises valant au moins 5 shillings ou bien un objet valant 40 shillings dans une maison habitée, ou bien un cheval ou un mouton ; mendier quand on était soldat ou marin, c’était une offense digne de la peine capitale aussi bien que briser une machine. Quelqu’un avait proposé sérieusement de punir de mort les débiteurs récalcitrans : toutefois la proposition n’avait pas été adoptée. On s’était vu obligé d’établir des degrés dans le mode d’application de cette terrible punition. Le coupable ordinaire avait la consolation d’être enterré après avoir été pendu ; le meurtrier était livré aux salles de dissection. Il n’était pas rare que cinq ou six cents personnes fussent condamnées à mort en une année ; à peine une sur dix était-elle livrée au bourreau ; pourtant c’était un dicton assez répandu que l’on pendait autant d’individus en Angleterre que dans tout le reste de l’Europe. Ces lois draconiennes avaient pour effet de rendre la répression fort inégale. Le jury se montrait d’autant plus difficile à convaincre que le juge pouvait élever ou abaisser le degré de la peine de façon presque arbitraire. Lord Eldon, qui fut depuis lors chancelier, était d’avis que le maintien de la peine de mort pour des faites légères était indispensable afin de permettre au juge de redresser le verdict du jury lorsque celui-ci n’avait pas bien apprécié l’affaire. On raconte qu’il appliqua cette doctrine dans le cas suivant : un homme ayant volé un cheval, l’avait vendu pour être dépecé au prix de 7 shillings 1/2. Le fait était prouvé, il fut déclaré coupable. Lord Eldon prononça la peine de mort ; non pas qu’il jugeât la peine appropriée à si maigre larcin, mais parce que la police avait trouvé dans les poches du condamné un trousseau de clés ouvrant toutes les barrières de Londres. L’homme était pendu pour un fait que le jury n’avait pas eu à apprécier.

Le coupable échappait-il à la peine capitale, un cruel avenir s’ouvrait devant lui. Parfois il était transporté aux antipodes. Célibataire, il considérait cet exil presque comme une délivrance. Marié, c’était une séparation qui brisait tous les liens de la famille. Quant aux femmes, le voyage de la Nouvelle-Galles du Sud était pour elles une école d’immoralité, car nulle discipline ne régnait sur les navires où elles étaient entassées. Le régime des prisons d’Angleterre était d’ailleurs tout aussi malfaisant ; nulle distinction n’y était faite entre les enfans et les adultes de tous âges, entre les fous et les meurtriers, les voleurs et les prisonniers pour dettes. Prévenus et condamnés s’y trouvaient confondus, et, s’il y avait quelque différence entre les détenus, elle n’était autre que l’éternelle différence entre ceux qui ont de l’argent et ceux qui n’en ont pas. Les premiers, quel que fût le motif qui les avait amenés là, se procuraient des alimens recherchés, un cabinet avec un lit et des meubles ; les autres vivaient en commun, malades ou bien portans, entassés dans des chambres trop petites et mal tenues. Les gardiens n’étaient autres que des prisonniers, choisis pour cet emploi parce qu’ils avaient su se donner l’apparence du repentir. Le régime pénitentiaire était donc malfaisant à tous les points de vue ; les condamnés sortaient de la maison de force pires qu’ils y étaient entrés.

D’honnêtes philanthropes en avaient entrepris déjà la réforme. John Howard, retenu en captivité pendant la guerre de sept ans, avait éprouvé toutes les rigueurs auxquelles innocens et coupables étaient soumis sans distinction ; il consacra le reste de sa vie et sa fortune à diriger seul une enquête sur le sort des prisonniers dans tous les états de l’Europe. Au commencement du siècle. Mrs Fry créa une association de dames pour visiter à de fréquens intervalles les prisons de femmes. Enfin Bentham sut persuader au gouvernement de construire une maison de détention sur un plan rationnel. En même temps, le pilori était supprimé ; les punitions corporelles devenaient moins fréquentes. Il restait encore à réformer l’organisation de la police, où de graves abus s’étaient introduits.

Chaque paroisse de Londres avait ses gardiens de jour et de nuit, gardiens vigilans peut-être sur le territoire où ils exerçaient leurs fonctions, mais qui s’abstenaient avec soin d’intervenir à ce qui se passait sur la paroisse voisine. D’une rue à l’autre, ou même d’un côté à l’autre d’une même rué, ils seraient restés témoins impassibles d’un crime perpétré en dehors de leur circonscription. Mal rétribués au surplus, ils s’en dédommageaient par les profits du métier que la loi ou l’usage leur attribuait. L’arrestation d’un criminel était payée 40 livres sterling sur les fonds du trésor, pourvu que le crime fût un peu grave. Aussi l’homme de la police avait-il tout intérêt à ne poursuivre que les plus coupables ou à les faire paraître plus coupables qu’ils n’étaient. L’arrestation d’un mendiant était tarifée au prix de 10 shillings. Quoi de plus simple que de supposer le délit de mendicité ? Au besoin, le vagabond et le sergent de ville s’entendaient ensemble. À part ces crimes ou délits dont elle vivait, la police s’occupait peu du reste. La loi pénale, trop rigoureuse, était incertaine dans son application ; les coupables enfermés dans les prisons s’y corrompaient davantage au lieu de s’amender. La population était complice d’une foule de délits dont elle excusait les auteurs ; c’est ainsi par exemple que la contrebande s’exerçait partout avec la connivence des petites gens, quelquefois des riches propriétaires. La démoralisation s’étendait comme une plaie que l’on irrite en voulant la guérir par des remèdes énergiques qui ne lui conviennent point.

Il y avait encore, à cette époque, des préjugés contre l’instruction des classes pauvres ; aussi les écoles manquaient-elles partout pour les enfans du peuple. Un demi-million d’enfans recevait de façon ou d’autre une éducation plus ou moins imparfaite ; deux millions grandissaient dans l’ignorance. Il n’était pas nécessaire d’aller bien loin pour apprendre ce que vaut l’instruction primaire et comment elle peut être donnée sans grande dépense. L’Ecosse possédait des écoles de paroisse depuis deux cents ans et les entretenait au moyen de l’impôt foncier. Mais en Angleterre les maîtres faisaient défaut autant que les bâtimens d’école. Cependant la réforme s’annonçait déjà, et la concurrence entre les diverses confessions religieuses en fut le plus actif stimulant. Les dissidens avaient créé en 1807 une société pour l’amélioration de l’enseignement primaire ; les partisans de l’église établie créèrent une société rivale deux ans plus tard. Les classes pauvres ne demandaient qu’à profiter des occasions de s’instruire qui leur étaient offertes. Mais les écoles élémentaires restèrent longtemps encore au-dessous de ce qu’elles devaient être. Pour les écoles, de même que pour les prisons, pour les luttes électorales, que l’on relise Dickens, le peintre véridique de la vie anglaise au commencement du XIXe siècle.


IV.

Quelle place tenait l’armée, au sortir d’une longue guerre, dans cette société où les idées de la révolution française n’avaient produit aucun effet, où les classes nobles étaient riches et égoïstes, les commerçans ambitieux du pouvoir, le peuple pauvre et ignorant ? Par tradition, il n’y avait pas de pays en Europe où l’on fût moins disposé à admettre qu’une armée permanente est nécessaire. Cette répugnance s’était traduite et se traduit encore de nos jours sous une forme dont on ne rencontrerait l’analogue nulle autre part. Depuis 1689, la loi contre la mutinerie n’est jamais votée que pour une année. Non content de renouveler chaque année le vote des subsides à défaut desquels les troupes ne seraient pas payées, le parlement veut encore ne pas donner d’avance au gouvernement le pouvoir de conserver les soldats sous les drapeaux. C’est au fond le maintien de la discipline qui est remis en question à chaque session. Par le même motif, le parlement se refusa longtemps à laisser construire des casernes. Malgré tout, la Grande-Bretagne avait équipé des soldats en aussi grand nombre qu’il lui était nécessaire : chaque fois qu’elle était entrée en lutte contre une puissance continentale. Mais ses troupes étaient disséminées dans toutes les parties du globe où flottait le pavillon britannique. À peine avait-elle dix-huit mille hommes dans-les garnisons de la métropole à la veille des grandes guerres de la révolution.

Par un singulier contraste avec le vote annuel des subsides et de la loi sur la discipline, les soldats étaient engagés à vie. Ils étaient la lie de la populace. Tant qu’ils restaient au détriment, une discipline de fer, soutenue par une fréquente application des peines corporelles, les maintenait dans le devoir. Congédiés, ils n’inspiraient plus que la crainte ou le dégoût. Un vieux militaire, estropié, misérable, eût été la dernière personne qu’un Anglais eût songé à recueillir chez lui. On était fier des succès remportés par les troupes de Wellington ; on aurait dit que la gloire tout entière en revenait aux officiers et que nulle parcelle n’en devait rejaillir sur ceux qui avaient composé les gros bataillons.

C’est que les officiers sortaient tous de ces classes dirigeantes qui s’étaient réservé déjà tous les hauts emplois des services civils, tous les bénéfices de l’église établie. La profession des armes était, comme partout, la plus noble qu’un jeune homme pût embrasser, à condition d’y débuter par le grade d’enseigne. Dans une famille, l’enfant le plus intelligent était destiné au barreau, qui souvent le conduisait à une carrière politique ; avec des protections, il entrait dans l’église, où, fût-il un peu lourd d’esprit, une position lucrative lui échéait tôt ou tard ; avait-il droit à un héritage, il semblait naturel qu’il devînt le représentant du bourg natal à la chambre des communes. N’avait-il ni intelligence, ni protections, ni fortune héréditaire, l’armée le recevait pourvu qu’il eût un nom, des parens, pourvu qu’il pût faire valoir en sa faveur une influence. Avec un peu d’aide, il achetait une commission ; enseigne à quinze ans, il devenait lieutenant-colonel à vingt-cinq si la chance lui était favorable.

Bien que les campagnes de Wellington en Espagne et en Flandre ; eussent jeté un singulier lustre sur les troupes anglaises pendant les derniers temps de l’empire, l’intérêt que la nation portait à l’armée de terre était de date récente, car ses régimens n’étaient pas habitués à la victoire. C’était la marine de guerre qui avait soutenu, l’honneur du drapeau sous les règnes précédens. Pourtant la noblesse n’embarquait pas volontiers ses enfans, peut-être parce que les voyages lointains, si fréquens à cette époque, séparaient trop le jeune homme de sa famille, ou plutôt parce que les grades ne s’y achetaient pas et que l’on y faisait son chemin plutôt par le mérite que par la fortune. Toutefois le service à la mer restait très populaire dans les classes moyennes, où se recrutait de préférence le corps des officiers de vaisseau. Les grands noms de Byng, d’Anson, de Rodney étaient connus de tout le monde. Les merveilleux succès d’Aboukir et de Trafalgar firent croire aux Anglais qu’ils étaient invincibles sur mer. Pour sûr, l’Océan leur appartint alors. Une autre considération contribua sans doute à conserver la popularité dont les marins avaient joui pendant les guerres antérieures. Ils restaient dans les ports ou dans les colonies, ou bien ils naviguaient sous les latitudes lointaines. On entendait parler d’eux plus qu’on ne les voyait. Il n’y avait pas à craindre pour eux, comme pour les soldats de l’armée de terre, qu’un gouvernement autoritaire voulût les faire intervenir dans les événemens de la politique intérieure.

Malgré de récens succès, il y avait dans les équipages de vaisseau aussi bien que dans les régimens un vice d’organisation dont un gouvernement prévoyant aurait dû se préoccuper plus qu’on ne le faisait. Le recrutement volontaire ne suffisait pas à remplir les cadres. Pour l’armée de terre, on y pourvoyait soit en élevant le taux de la solde et des primes d’engagement, soit en enrôlant des étrangers ; pour la marine, le moyen était moins onéreux, mais plus brutal. On enlevait de force dans les faubourgs des ports des hommes qui, transportés sur le pont d’un navire, s’y trouvaient obligés de servir bon gré mal gré pendant tout le cours d’une campagne. Quel prodigieux excès d’arbitraire de la part d’une nation qui se vantait de n’être composée que de citoyens libres ! C’est qu’il faut bien comprendre ce que l’Anglais des classes élevées désignait par le mot de citoyen. Il n’appliquait ce titre ni au paysan, ni à l’ouvrier vivant d’un salaire quotidien, ni surtout à l’indigent nourri de ses aumônes. Le citoyen, c’était son semblable, l’homme instruit ou fortuné qui possédait comme électeur, comme fonctionnaire, comme officier, une part, si petite fût-elle, de la puissance publique.

Telle était la base étroite sur laquelle reposait le gouvernement oligarchique de la Grande-Bretagne. Il est juste d’ajouter que d’éminens esprits en avaient déjà contesté les principes. L’année 1776 avait vu paraître deux livres dont l’influence devait être considérable. Par son ouvrage sur la Richesse des nations, Adam Smith battait en brèche les vieilles idées de balance du commerce, de protection commerciale. Il professait que le négociant, l’ouvrier, le capitaliste doivent rester libres d’employer leur travail ou leur industrie de la façon qu’ils préfèrent sans que l’état ait à les protéger ou à les guider. Plus audacieux, s’attaquant aux fondemens mêmes de la constitution britannique, Jeremy Bentham proclamait que les lois et les institutions ne se justifient que par l’utilité. Ce fut d’abord comme une explosion au milieu d’une société fondée sur le monopole et le privilège. Le monde officiel de l’époque n’eut pas assez d’indignation pour foudroyer les deux réformateurs. « Ce sont de dangereuses doctrines, » s’écriait l’attorney-général, Alexandre Wedderburn. Bentham n’était pas plus radical qu’il ne convient : «Dans une société telle que je la conçois, répondit-il, il y aurait un attorney-général, et rien n’empêcherait qu’un Wedderburn fût revêtu de cette haute dignité ; mais il n’aurait point comme conséquence un traitement de 15,000 livres par an ; il ne disposerait pas en outre de 500 sinécures sous forme de bénéfices ecclésiastiques ou autres. » Adam Smith et Bentham gardaient la mesure. Aussi, malgré les protestations intéressées de ceux que leurs doctrines menaçaient, les idées nouvelles eurent-elles bientôt des partisans jusque sur les bancs du gouvernement. Pitt s’en inspira de façon évidente dans le traité de commerce qu’il négocia avec la France, dans le projet de réforme parlementaire auquel il promit son appui. Les plus gros abus que recelaient les institutions de la Grande-Bretagne allaient sans doute disparaître par degrés, lorsque la révolution française éclata. Épouvantés du désordre dont Paris leur donnait le spectacle, les plus libéraux ne songèrent plus qu’à enrayer le mouvement qu’ils avaient favorisé de leurs vœux au début. La guerre qui survint parut justifier toutes les compressions. Lorsque les esprits sages furent revenus de cette panique, ce fut par la littérature que se manifesta tout d’abord le réveil des opinions.

Le beau temps de la littérature anglaise est une période de cent cinquante ans environ qui va du règne d’Elisabeth à celui de la reine Anne, de Shakspeare à Dryden. Bien que des poètes élégans, des prosateurs distingués apparaissent encore par la suite, l’imagination décline ; le raisonnement philosophique, les recherches scientifiques, la critique historique, occupent le plus grand nombre des écrivains. Cette transformation devient encore plus manifeste à mesure que la révolution française se rapproche. De grands inventeurs se révèlent : Hutton, Priestley, Cavendish, Hunter, créent des sciences qui n’existaient pour ainsi dire pas avant eux ; s’il y a encore des poètes, ils écrivent sous l’influence des événemens du jour. Walter Scott, qui est avant tout un archéologue, n’y échappe pas tout à fait cependant ses romans sont presque tous des légendes écossaises ; mais Southey, Wordsworth, Coleridge, sont tour à tour libéraux ou autoritaires suivant le goût du jour. Par jalousie de toute gloire rivale de la sienne, Byron conspue les hommes politiques que leur rang désigne à l’attention publique. Cette préoccupation des idées courantes se fait sentir plus encore, comme on pense, chez les historiens. Mackintosh est tour à tour le partisan et l’adversaire de notre révolution. Mitford prêche les réformes dans le premier volume de son Histoire de la Grèce ; dans les derniers volumes, il se déclare convaincu que tout gouvernement démocratique est barbare. Les écrivains reviennent en général à des tendances libérales avant que la majorité des électeurs les y invite. Sous bien des rapports, ils ne font qu’imiter la presse périodique qui commença précisément d’acquérir à cette époque la grande influence dont elle devait jouir un peu plus tard.

Bien que des journaux existassent depuis plus d’un siècle à Londres, ce ne fut que pendant les grandes guerres de l’empire qu’ils acquirent une influence considérable. Leur tirage était insignifiant. Que l’on en juge par un seul fait. L’impôt du timbre sur les feuilles publiques avait été imaginé en 1712. On l’abolit un peu plus tard parce qu’il ne rendait presque rien. Toutefois il fut rétabli, en sorte que l’on peut avoir une idée assez vraie du développement des journaux d’après le chiffre du produit qu’ils rapportaient au fisc. Il se vendait 7 millions de feuilles en 1753, 16 millions en 1801, 25 millions en 1821. Le Times, qui avait déjà la vogue, atteignit 8,000 exemplaires à cette époque. En réalité, le tirage était limité, non par le goût du public ou par le prix élevé de la vente, mais plutôt par des difficultés matérielles d’exécution. Les presses à vapeur venaient d’être inventées, c’étaient des engins encore imparfaits.

Londres avait, en 1815, six journaux quotidiens qui se partageaient la faveur du public. Outre le Times, le Morning Chronicle, le Courrier, la Post, avaient le plus de réputation, parce qu’ils étaient aux mains d’éditeurs intelligens qui avaient enrôlé les talens les plus divers. John Campbell, qui fut depuis lord chancelier, le poète Coleridge, l’historien Mackintosh, les meilleurs écrivains du temps, ne dédaignaient point de collaborer à ces feuilles quotidiennes. Néanmoins la profession de publiciste était encore peu considérée. On cite une délibération des avocats de Lincoln’s Inn qui déclara vers cette époque toute personne convaincue d’écrire pour les journaux indigne de faire partie du barreau. Southey, qui en avait essayé peut-être sans y réussir, prétendait que la presse périodique détruirait les institutions du pays et que le seul moyen de réprimer la licence des écrivains politiques était de les transporter tous en Australie. On connaît ces doléances : on sait l’effet qu’elles ont produit partout où elles ont été écoutées.

Ces journaux, imprimés sur un petit format, remplis presque en entier par les événemens du jour, ne donnaient qu’une trop petite place aux études sérieuses. Une association formée à Edimbourg entre des hommes d’esprit et de savoir qui s’exerçaient à débattre d’un point de vue élevé les questions du jour, — ce qu’en France on appela plus tard une conférence, — entreprit de publier un recueil périodique consacré surtout à la critique honnête et indépendante des œuvres littéraires. Ce fut le début de la Revue d’Edimbourg. Dugald Stewart, Playfair, Mackintosh, Walter Scott faisaient partie de l’association et y donnaient le ton. Les fondateurs de ce recueil d’un nouveau genre étaient plus jeunes, mais non moins distingués. Sydney Smith y apportait un esprit pétillant, sarcastique, qui lui donnait la réputation d’être le plus vigoureux pamphlétaire du jour. Jeffrey avait le jugement droit qu’exige la critique et le tact que veut la profession difficile d’éditeur. Horner était, tout au contraire de Sydney Smith, un homme lourd, posé, mais d’une expérience reconnue en matière économique. Brougham était le savant universel, propre à écrire sur tous les sujets, droit ou littérature, science ou politique, et, malgré cette diversité d’études, traitant chaque chose avec une compétence incontestée. C’est une tradition admise qu’un numéro de la Revue d’Edimbourg fut écrit par lui seul. Il sut, ont dit ses ennemis, — son caractère lui en avait fait beaucoup, — exceller en tout et n’être le premier en rien. Quoi qu’il en soit, Sydney Smith, Horner, Jeffrey, Brougham, unis pour cette œuvre commune, offraient un ensemble de qualités qui devaient assurer tout de suite le succès de leur entreprise et lui créer une réputation durable.

Le succès, ou plutôt peut-être l’amour de la contradiction, suscita des imitateurs. Les écrivains qui viennent d’être nommés appartenaient tout entiers au parti libéral, avec cette distinction toutefois, en ce qui concerne Jeffrey, qu’il était avant tout un critique littéraire, plus frappé du mérite de la forme que des tendances politiques exposées dans les œuvres qu’il discutait. Eût-il été seul, Jeffrey eût accepté pour collaborateurs les whigs et les tories sans faire de différence. Il l’avait bien prouvé en accueillant Walter Scott avec un empressement que le talent de l’auteur expliquait. Mais les autres, Brougham notamment, voulaient mettre la Revue au service de leur opinion politique. Jeffrey comprit que la neutralité devenait impossible et que l’unité de vues était indispensable dans un recueil qui prétendait influer sur l’esprit public. Il écarta les articles politiques que Walter Scott lui présentait.

Il se trouvait précisément alors que le ministère tory avait un vif désir de créer une rivale à cette Revue d’Edimbourg, dont l’hostilité le gênait parfois. Canning, qui faisait partie du cabinet, avait des goûts assez littéraires pour comprendre que le gouvernement devait être défendu, en même temps qu’attaqué, sur ce terrain de la critique large et indépendante. Le libraire Murray, un éditeur de talent, William Gifford, lancèrent un nouveau recueil, la Quarterly Review, dont Walter Scott fut l’inspirateur pendant les premières années. Ce second essai de périodicité trimestrielle ne fut pas moins bien conduit que le premier. Les deux partis politiques qui se partagent la Grande-Bretagne eurent dès lors chacun un organe où les questions du jour se discutaient avec une réserve d’appréciation, une maturité de jugement que la presse quotidienne, emportée par le besoin d’une publicité hâtive, ne comporte point.

En même temps, et dans un genre tout différent, Cobbett inaugurait la presse agressive. Ce que De Foë avait fait sous la reine Anne, Wilkes pendant les premières années du règne de George III, Cobbett le recommença, non sans acrimonie ni sans péril, bien qu’avec une adresse de plume qui défiait les poursuites judiciaires. Il inventa le journal hebdomadaire à bon marché. Le Weekly Register combattait en faveur de la réforme parlementaire ; aucune feuille publique ne contribua davantage à dévoiler les vices du régime électoral en vigueur.

Ainsi tous les écrivains, depuis ceux qui racontaient en gros volumes les annales du temps passé jusqu’aux simples folliculaires des journaux quotidiens, tous prenaient une allure plus libérale qu’au siècle passé. Le grand effroi qu’avaient inspiré les excès de la révolution française s’était évanoui. Les doctrines économiques et politiques, que Adam Smith et Bentham avaient exposées sous forme de dissertations philosophiques pénétraient dans la presse périodique qui acquérait sur l’esprit public une influence inconnue jusqu’alors. Les membres du parlement ne pouvaient plus débattre ou arranger entre eux les affaires de la nation ; l’opinion leur demandait compte de leurs votes, s’inquiétait de ce que leur rapportaient leurs concessions. À défaut d’une large base électorale, la presse devenait un pouvoir dans l’état.

Telle était la situation au lendemain de cette abominable guerre de vingt ans qui avait bouleversé l’Europe. Sortie de la lutte au prix d’efforts inouïs, sans y avoir éprouvé de grands désastres, l’Angleterre se retrouvait en 1815 un peu moins avancée qu’au moment où elle avait pris les armes. L’essor des idées modernes s’était ralenti, sinon arrêté. L’Angleterre était devenue l’alliée des princes de la sainte-alliance, elle était gouvernée comme au siècle précédent par une aristocratie de terre et d’argent, dont les pouvoirs reposaient sur d’iniques privilèges, avec un parlement corrompu dans son essence, une populace ignorante et pauvre, une église intolérante, une dynastie discréditée. Néanmoins les idées de réforme avaient mûri. Il reste à dire comment elles triomphèrent.


H. BLERZY.

  1. L’Histoire d’Angleterre depuis 1815, à laquelle la substance de ces récits est empruntée, est une œuvre de longue haleine et de grand mérite, dépourvue de tout mauvais préjugé de caste ou d’opinion politique. À peine l’esprit national s’y affirme-t-il de temps à autre avec trop d’insistance ; mais le lecteur français, qui n’a pas les mêmes motifs que les compatriotes de l’auteur pour s’intéresser à tous les incidens de la vie publique pendant les dix-sept ans d’une période fort agitée, y trouverait des longueurs, un manque de proportion. On s’est contenté d’emprunter à M. Spencer Walpole le tableau des événemens qui ont, soit précédé, soit accompagné le vote des réformes, sans se croire tenu de partager toujours les sentimens que ces événemens lui inspirent.