L’Angleterre (Verhaeren)

Les Ailes rouges de la guerreMercure de France (p. 203-211).

L’ANGLETERRE


L’Angleterre !
Elle s’ancrait parmi les eaux,
Comme un immense et solide vaisseau
Fait de granit et de terre ;
Sa carène de rocs, de caps et de brisants
Domptait les flots retentissants ;
L’Angleterre !
Elle régnait et dominait là-bas
Dans la haute tempête et ses houleux combats,
Brumeuse et solitaire.


À la voir si farouche et si puissante au loin,
On eût dit parfois qu’elle seule était le monde ;
Sa force se prouvait tranquillement féconde :
Elle était dans sa main et non pas dans son poing.
Mais si belle que fût sa grandeur couronnée,
Elle aimait qu’on la vît ample, mais éloignée ;
Elle attisait dans le tréfond de son vieux cœur
Les périlleux amours et les chères erreurs
Et l’antique brasier d’où s’élevaient leurs flammes,
Afin que son orgueil pût, même en notre temps,
Grandir encor en s’exaltant
De l’égoïste ardeur qui calcine les âmes.

Or, aujourd’hui,
Nul ne peut plus vivre pour lui
Seul, loin des autres.
Tout ce qui est d’autrui devient aussitôt nôtre.
Tout ce qui est ou mobile ou changeant
Ici, là-bas, plus loin, au bout de l’Océan,
Importe à mon pays, à ma race, à mon être.


L’univers tournoyant m’assiège et me pénètre
Et mon cœur est coupable et fou, s’il s’interdit
D’écouter tressaillir et penser l’infini.

Angleterre !
Que tu dusses sortir de ton isolement,
Tu l’as compris soudainement
À la lueur sinistre et rouge de la guerre ;
Et c’est d’un coup
Que tu te réveillas et te dressas debout,
Plantant ta loyauté au cœur du conflit brusque.
Ta parole n’est point de celles qui s’embusquent
Au coin d’un vieux traité pour en briser un sceau.
Tu es tranquille et digne et tiens l’honneur trop haut
Pour le descendre au ras d’un marché usuraire.
Tu soutins la Belgique ardente et téméraire,
Plaçant ton cœur près de son cœur
Aux temps rouges de son malheur ;
Tu l’accueillis errante en sa fuite cruelle
Et chaque jour tu te portais au devant d’elle,

Jusqu’aux rochers de Douvre, où dans le vent amer,
Jadis, Lear avait fui
Et crié lui aussi
Tout le long de la mer
Sa détresse immortelle

Longtemps tu avais cru, qu’en ton île, là-bas,
Tu te garais et des assauts et des conquêtes,
Rien qu’à prendre pour alliés et pour soldats
Et le flot innombrable et l’immense tempête.
Ne rassemblaient-ils point pour ta gloire leurs eaux ?
Et quel ciel n’était point barré par les fumées
Que traînaient derrière eux tes triomphants vaisseaux
Foulant de mer en mer les vagues opprimées ?

Pourtant,
Si lumineux que fût ton pavillon battant
Sur l’Océan,
Tu ne pouvais songer à opposer sur terre
À la dure Allemagne une forte Angleterre :

Ton armée était faible et ployait en tes mains ;
Mais tout soudain
Pour qu’elle fût nombreuse et terrible, demain,
Ta volonté se fit si ferme et si profonde
Que jamais peuple au monde
Ne nous paraît avoir voulu
Avec un tel vouloir muet, mais absolu.

Sur tes places, au coin des rues,
À ton appel urgent se massaient les recrues ;
Mille affiches brillaient et s’exaltaient dans l’air ;
Des voix graves parlaient d’honneur et de patrie
Et tes femmes au geste clair
Redonnaient de l’orgueil aux âmes amoindries.
Des phares de Penzance aux beffrois d’Edimbourg,
Tes cités embrasaient de leur cœur tes campagnes ;
Des ouragans d’ardeur sautaient de bourg en bourg
À travers bois, vallons, fleuves, coteaux, montagnes ;
En tous lieux se muait pour les rudes combats

Ta race de marins en peuple de soldats ;
Londre oublia Carthage et se souvint de Rome,
Si bien qu’un jour, son île héroïque trembla
Du long pas cadencé de quatre millions d’hommes.

Et pour qu’à l’avenir tes foules peu dociles
Ne pussent retourner au dangereux passé,
Tu serras dans l’étau d’une loi immobile
La vaillance et le zèle en leur cœur condensés.
La guerre entra volante et brusque en tes usines ;
Elle y mêla pour la bataille et ses enjeux
Étain et fer, acier et plomb, huile et résine
Et l’orage ordonné des gestes et des feux.
Ton esprit replié et tassé sur lui-même
S’ouvrit enfin à l’ample et pressante clarté ;
Il fut comme arrosé d’un merveilleux baptême
Par le péril, l’angoisse et la nécessité.
Ta force lente et vieille en fut remaniée ;
Tout lui devint et renaissance et changement.


Peut-être en fus-tu triste et songeuse un moment,
Mais ta fierté fut grande en même temps
De t’être aussi superbement
Et ressaisie et reniée.

Et désormais, parmi les eaux,
Tu es aux yeux de l’univers cette Angleterre
Qui aime à se sentir amie et tributaire
D’une Europe nouvelle en un monde nouveau
Et qui déjà victorieusement se taille
Pour les grands jours qui vont venir
Son avenir
Dans le bloc fourmillant et sanglant des batailles.