Hambourg (Verhaeren)

Les Ailes rouges de la guerreMercure de France (p. 213-218).
LE CRI  ►

HAMBOURG


Qu’elle était large et belle, assise au bord des mers,
La grand’ville levant cent tours sur ses épaules,
Où les hommes de l’équateur et des deux pôles
Se rassemblaient et trafiquaient de l’univers.

Un maître sombre et fort[1] y dressait sa statue ;
Sur une épée énorme il maintenait ses poings ;
Ses yeux en granit pâle y semblaient les témoins
D’une dépouille immense à ses pieds rabattue.


De monstrueux vaisseaux au travers de la nuit
La lui cherchaient, là-bas, aux limites du monde
Et le vent onduleux et la vague errabonde
Se ployaient sous son ordre et s’exaltaient pour lui.

Il regardait les docks, les quais et les terrasses :
Les blés venus d’Ukraine et des pays lombards
Faisaient des monts et des vallons, sous les hangars,
Et le soleil oblique allumait d’or leurs masses.

La houleuse abondance envahissait le port
Et de là s’épandait au cœur de l’Allemagne
Jusqu’à l’âpre bruyère et l’aride montagne
Et les mines de l’Ouest et les mares du Nord.

Soit à midi, soit vers le soir, soit à l’aurore,
Sous l’Elbe, au long d’un tunnel sombre et phosphoreux
Passaient, marteaux en main, des travailleurs nombreux
Se rendant au travail innombrable et sonore.


La foule à longes remous battait les carrefours,
La gare en débordait, la banque en était pleine ;
On entendait au loin des appels de sirènes
Pleurant vers la cité du fond des brouillards lourds.

Des trains illuminés s’engouffraient sous des arches,
Tout n’y était que fièvre, ardeur, vitesse, envol.
On se disait parfois que sur ce coin de sol
Le monde entier vers l’avenir ouvrait la marche.

Hélas, que reste-t-il de son pouvoir jaloux
Et de l’ancien travail déchaînant son tonnerre
Et des comptoirs jetant jusqu’au bout de la terre,
Leur or myriadaire à travers les vents fous ?

Le maître sombre et fort qui s’y dresse en statue
Sur son épée énorme a laissé choir ses poings
Et ses yeux ne sont plus que de mornes témoins
D’une puissance immense à ses pieds abattue.


Et la banque est déserte et la gare et le port.
Plus rien au long des quais ne s’en va ni ne rentre,
Et les rats restent seuls pour habiter les ventres
Et les torses vidés de ces grands vaisseaux morts.

Hélas ! où sont les grains étagés en montagnes ?
L’Angleterre a paru et soudain l’Océan
A serré dans un siège immobile et géant
L’orgueil et peu à peu la faim de l’Allemagne.





  1. Bismarck.