L’Ancien Régime et la Révolution/Livre 2/Chapitre 09

Michel Lévy frères (Œuvres complètes publiées par Madame de Tocqueville, volume 4p. 123-143).


CHAPITRE IX


comment ces hommes si semblables étaient plus séparés qu’ils ne l’avaient jamais été en petits groupes étrangers et indifférents les uns aux autres.


Considérons maintenant l’autre côté du tableau, et voyons comment ces mêmes Français, qui avaient entre eux tant de traits de ressemblance, étaient cependant plus isolés les uns des autres que cela ne se voyait peut-être nulle part ailleurs, et que cela même ne s’était jamais vu en France auparavant.

Il y a bien de l’apparence qu’à l’époque où le système féodal s’établit en Europe, ce qu’on a appelé depuis la noblesse ne forma point sur-le-champ une caste, mais se composa, dans l’origine, de tous les principaux d’entre la nation, et ne fut ainsi, d’abord, qu’une aristocratie. C’est là une question que je n’ai point envie de discuter ici ; il me suffit de remarquer que, dès le moyen-âge, la noblesse est devenue une caste, c’est-à-dire que sa marque distincte est la naissance.

Elle conserve bien ce caractère propre à l’aristocratie, d’être un corps de citoyens qui gouvernent ; mais c’est la naissance seulement qui décide de ceux qui seront à la tête de ce corps. Tout ce qui n’est point né noble est en dehors de cette classe particulière et fermée, et n’occupe qu’une situation plus ou moins élevée, mais toujours subordonnée, dans l’État.

Partout où le système féodal s’est établi sur le continent de l’Europe, il a abouti à la caste ; en Angleterre seulement, il est retourné à l’aristocratie.

Je me suis toujours étonné qu’un fait qui singularise à ce point l’Angleterre au milieu de toutes les nations modernes, et qui seul peut faire comprendre les particularités de ses lois, de son esprit et de son histoire, n’ait pas fixé plus encore qu’il ne l’a fait l’attention des philosophes et des hommes d’État, et que l’habitude ait fini par le rendre comme invisible aux Anglais eux-mêmes. On l’a souvent à demi aperçu, à demi décrit ; jamais, ce me semble, on n’en a eu la vue complète et claire. Montesquieu, visitant la Grande-Bretagne en 1739, écrit bien : « Je suis ici dans un pays qui ne ressemble guère au reste de l’Europe »  ; mais il n’ajoute rien.

C’était bien moins son parlement, sa liberté, sa publicité, son jury, qui rendaient dès lors, en effet, l’Angleterre si dissemblable du reste de l’Europe, que quelque chose de plus particulier encore et de plus efficace. L’Angleterre était le seul pays où l’on eût, non pas altéré, mais effectivement détruit le système de la caste. Les nobles et les roturiers y suivaient ensemble les mêmes affaires, y embrassaient les mêmes professions, et, ce qui est bien plus significatif, s’y mariaient entre eux. La fille du plus grand seigneur y pouvait déjà épouser sans honte un homme nouveau.

Voulez-vous savoir si la caste, les idées, les habitudes, les barrières qu’elle avait créées chez un peuple y sont définitivement anéanties : considérez-y les mariages. Là seulement, vous trouverez le trait décisif qui vous manque. Même de nos jours, en France, après soixante ans de démocratie, vous l’y chercheriez souvent en vain. Les familles anciennes et les nouvelles, qui semblent confondues en toutes choses, y évitent encore le plus qu’elles le peuvent de se mêler par le mariage.

On a souvent remarqué que la noblesse anglaise avait été plus prudente, plus habile, plus ouverte que nulle autre. Ce qu’il fallait dire, c’est que depuis longtemps il n’existe plus en Angleterre, à proprement parler, de noblesse, si on prend le mot dans le sens ancien et circonscrit qu’il avait conservé partout ailleurs.

Cette révolution se perd dans la nuit des temps, mais il en reste encore un témoin vivant : c’est l’idiome. Depuis plusieurs siècles, le mot de gentilhomme a entièrement changé de sens en Angleterre, et le mot de roturier n’existe plus. Il eût déjà été impossible de traduire littéralement en anglais ce vers de Tartuffe, quand Molière l’écrivait en 1664 :


Et, tel que l’on le voit, il est bon gentilhomme.


Voulez-vous faire une autre application encore de la science des langues à la science de l’histoire : suivez à travers le temps et l’espace la destinée de ce mot de gentleman, dont notre mot de gentilhomme était le père ; vous verrez sa signification s’étendre en Angleterre à mesure que les conditions se rapprochent et se mêlent. À chaque siècle, on l’applique à des hommes placés un peu plus bas dans l’échelle sociale. Il passe enfin en Amérique avec les Anglais. Là, on s’en sert pour désigner indistinctement tous les citoyens. Son histoire est celle même de la démocratie.

En France, le mot de gentilhomme est toujours resté étroitement resserré dans son sens primitif ; depuis la Révolution, il est à peu près sorti de l’usage, mais il ne s’est jamais altéré. On avait conservé intact le mot qui servait à désigner les membres de la caste, parce qu’on avait conservé la caste elle-même, aussi séparée de toutes les autres qu’elle l’avait jamais été.

Mais je vais bien plus loin, et j’avance qu’elle l’était devenue beaucoup plus qu’au moment où le mot avait pris naissance, et qu’il s’était fait parmi nous un mouvement en sens inverse de celui qu’on avait vu chez les Anglais.

Si le bourgeois et le noble étaient plus semblables, ils s’étaient en même temps de plus en plus isolés l’un de l’autre : deux choses qu’on doit si peu confondre ; que l’une, au lieu d’atténuer l’autre, l’aggrave souvent.

Dans le moyen-âge et tant que la féodalité conserva son empire, tous ceux qui tenaient des terres du seigneur (ceux que la langue féodale nommait proprement des vassaux), et beaucoup d’entre eux n’étaient pas nobles, étaient constamment associés à celui-ci pour le gouvernement de la seigneurie ; c’était même la principale condition de leurs tenures. Non-seulement ils devaient suivre le seigneur à la guerre, mais ils devaient, en vertu de leur concession, passer un certain temps de l’année à sa cour, c’est-à-dire l’aider à rendre la justice et à administrer les habitants. La cour du seigneur était le grand rouage du gouvernement féodal ; on la voit paraître dans toutes les vieilles lois de l’Europe, et j’en ai retrouvé encore de nos jours des vestiges très-visibles dans plusieurs parties de l’Allemagne. Le savant feudiste Edme de Fréminville, qui, trente ans avant la Révolution française, s’avisa d’écrire un gros livre sur les droits féodaux et sur la rénovation des terriers, nous apprend qu’il a vu dans les « titres de nombre de seigneuries, que les vassaux étaient obligés de se rendre tous les quinze jours à la cour du seigneur, où, étant assemblés, ils jugeaient, conjointement avec le seigneur ou son juge ordinaire, les assises et différends qui étaient survenus entre les habitants ». Il ajoute, « qu’il a trouvé quelquefois quatre-vingts, cent cinquante, et jusqu’à deux cents de ces vassaux dans une seigneurie. Un grand nombre d’entre eux étaient roturiers. » J’ai cité ceci, non comme une preuve, il y en a mille autres, mais comme un exemple de la manière dont, à l’origine et pendant longtemps, la classe des campagnes se rapprochait des gentilshommes et se mêlait chaque jour avec eux dans la conduite des mêmes affaires. Ce que la cour du seigneur faisait pour les petits propriétaires ruraux, les États provinciaux, et, plus tard, les États-généraux, le firent pour les bourgeois des villes.

On ne saurait étudier ce qui nous reste des États-généraux du quatorzième siècle, et surtout des États provinciaux du même temps, sans s’étonner de la place que le tiers-état occupait dans ces assemblées et de la puissance qu’il y exerçait.

Comme homme, le bourgeois du quatorzième siècle est sans doute fort inférieur au bourgeois du dix-huitième ; mais la bourgeoisie en corps occupe dans la société politique alors un rang mieux assuré et plus haut. Son droit de prendre part au gouvernement est incontesté ; le rôle qu’elle joue dans les assemblées politiques est toujours considérable, souvent prépondérant. Les autres classes sentent chaque jour le besoin de compter avec elle.

Mais ce qui frappe surtout, c’est de voir comme la noblesse et le tiers-état trouvent alors plus de facilités pour administrer les affaires ensemble ou pour résister en commun, qu’ils n’en ont eu depuis. Cela ne se remarque pas seulement dans les États-généraux du quatorzième siècle, dont plusieurs ont eu un caractère irrégulier et révolutionnaire que les malheurs du temps leur donnèrent, mais dans les États particuliers du même temps, où rien n’indique que les affaires ne suivissent pas la marche régulière et habituelle. C’est ainsi qu’on voit, en Auvergne, les trois ordres prendre en commun les plus importantes mesures et en surveiller l’exécution par des commissaires choisis également dans tous les trois. Le même spectacle se retrouve à la même époque en Champagne. Tout le monde connaît cet acte célèbre par lequel les nobles et les bourgeois d’un grand nombre de villes s’associèrent, au commencement du même siècle, pour défendre les franchises de la nation et les privilèges de leurs provinces contre les atteintes du pouvoir royal. On rencontre à ce moment-là, dans notre histoire, plusieurs de ces épisodes qui semblent tirés de l’histoire d’Angleterre. De pareils spectacles ne se revoient plus dans les siècles suivants.

À mesure, en effet, que le gouvernement de la seigneurie se désorganise, que les États-généraux deviennent plus rares ou cessent, et que les libertés générales achèvent de succomber, entraînant les libertés locales dans leur ruine, le bourgeois et le gentilhomme n’ont plus de contact dans la vie publique. Ils ne sentent plus jamais le besoin de se rapprocher l’un de l’autre et de s’entendre ; ils sont chaque jour plus indépendants l’un de l’autre, mais aussi plus étrangers l’un à l’autre. Au dix-huitième siècle, cette révolution est accomplie : ces deux hommes ne se rencontrent plus que par hasard dans la vie privée. Les deux classes ne sont plus seulement rivales, elles sont ennemies.

Et ce qui semble bien particulier à la France, dans le même temps que l’ordre de la noblesse perd ainsi ses pouvoirs politiques, le gentilhomme acquiert individuellement plusieurs privilèges qu’il n’avait jamais possédés ou accroît ceux qu’il possédait déjà. On dirait que les membres s’enrichissent des dépouilles du corps. La noblesse a de moins en moins le droit de commander, mais les nobles ont de plus en plus la prérogative exclusive d’être les premiers serviteurs du maître ; il était plus facile à un roturier de devenir officier sous Louis XIV que sous Louis XVI. Cela se voyait souvent en Prusse, quand le fait était presque sans exemple en France. Chacun de ces privilèges, une fois obtenu, adhère au sang ; il en est inséparable. Plus cette noblesse cesse d’être une aristocratie, plus elle semble devenir une caste.

Prenons le plus odieux de tous ces privilèges, celui de l’exemption d’impôt : il est facile de voir que, depuis le quinzième siècle jusqu’à la Révolution française, celui-ci n’a cessé de croître. Il croissait par le progrès rapide des charges publiques. Quand on ne prélevait que 1.200.000 livres de taille sous Charles VII, le privilège d’en être exempt était petit ; quand on en prélevait 80 millions sous Louis XVI, c’était beaucoup. Lorsque la taille était le seul impôt de roture, l’exemption du noble était peu visible ; mais, quand les impôts de cette espèce se furent multipliés sous mille noms et sous mille formes, qu’à la taille eurent été assimilées quatre autres taxes ; que des charges inconnues au moyen-âge, telles que la corvée royale appliquée à tous les travaux ou services publics, la milice, etc., eurent été ajoutées à la taille et à ses accessoires, et aussi inégalement imposées, l’exemption du gentilhomme parut immense. L’inégalité, quoique grande, était, il est vrai, plus apparente encore que réelle ; car le noble était souvent atteint dans son fermier par l’impôt auquel il échappait lui-même ; mais en cette matière l’inégalité qu’on voit nuit plus que celle qu’on ressent.

Louis XIV, pressé par les nécessités financières qui l’accablèrent à la fin de son règne, avait établi deux taxe communes, la capitation et les vingtièmes. Mais, comme si l’exemption d’impôts avait été en soi un privilège si respectable qu’il fallût le consacrer dans le fait même qui lui portait atteinte, on eut soin de rendre la perception différente là où la taxe était commune. Pour les uns, elle resta dégradante et dure ; pour les autres, indulgente et honorable.

Quoique l’inégalité, en fait d’impôts, se fût établie sur tout le continent de l’Europe, il y avait très-peu de pays où elle fût devenue aussi visible et aussi constamment sentie qu’en France. Dans une grande partie de l’Allemagne, la plupart des taxes étaient indirectes. Dans l’impôt direct lui-même, le privilège du gentilhomme consistait souvent dans une participation moins grande à une charge commune. Il y avait, de plus, certaines taxes qui ne frappaient que sur la noblesse, et qui étaient destinées à tenir la place du service militaire gratuit qu’on n’exigeait plus.

Or, de toutes les manières de distinguer les hommes et de marquer les classes, l’inégalité d’impôt est la plus pernicieuse et la plus propre à ajouter l’isolement à l’inégalité, et à rendre en quelque sorte l’un et l’autre incurables. Car, voyez ses effets : quand le bourgeois et le gentilhomme ne sont plus assujettis à payer la même taxe, chaque année l’assiette et la levée de l’impôt tracent à nouveau entre eux, d’un trait net et précis, la limite des classes. Tous les ans, chacun des privilégiés ressent un intérêt actuel et pressant à ne point se laisser confondre avec la masse, et fait un nouvel effort pour se ranger à l’écart.

Comme il n’y a presque pas d’affaires publiques qui ne naissent d’une taxe ou qui n’aboutissent à une taxe, du moment où les deux classes ne sont pas également assujetties à l’impôt, elles n’ont presque plus de raisons pour délibérer jamais ensemble, plus de causes pour ressentir des besoins et des sentiments communs ; on n’a plus affaire de les tenir séparées : on leur a ôté en quelque sorte l’occasion et l’envie d’agir ensemble.

Burke, dans le portrait flatté qu’il trace de l’ancienne constitution de la France, fait valoir, en faveur de l’institution de notre noblesse, la facilité que les bourgeois avaient d’obtenir l’anoblissement en se procurant quelque office : cela lui paraît avoir de l’analogie avec l’aristocratie ouverte de l’Angleterre. Louis XI avait, en effet, multiplié les anoblissements : c’était un moyen d’abaisser la noblesse ; ses successeurs les prodiguèrent pour avoir de l’argent. Necker nous apprend que, de son temps, le nombre des offices qui procuraient la noblesse s’élevait à quatre mille. Rien de pareil ne se voyait nulle part en Europe ; mais l’analogie que voulait établir Burke entre la France et l’Angleterre n’en était que plus fausse.

Si les classes moyennes d’Angleterre, loin de faire la guerre à l’aristocratie, lui sont restées si intimement unies, cela n’est pas venu surtout de ce que cette aristocratie était ouverte, mais plutôt, comme on l’a dit, de ce que sa forme était indistincte et sa limite inconnue ; moins de ce qu’on pouvait y entrer que de ce qu’on ne savait jamais quand on y était ; de telle sorte que tout ce qui l’approchait pouvait encore en faire partie, s’associer à son gouvernement et tirer quelque éclat ou quelque profit de sa puissance.

Mais la barrière qui séparait la noblesse de France des autres classes, quoique très-facilement franchissable, était toujours fixe et visible, toujours reconnaissable à des signes éclatants et odieux à qui restait dehors. Une fois qu’on l’avait franchie, on était séparé de tous ceux du milieu desquels on venait de sortir par des privilèges qui leur étaient onéreux et humiliants.

Le système des anoblissements, loin de diminuer la haine du roturier contre le gentilhomme, l’accroissait donc, au contraire, sans mesure ; elle s’aigrissait de toute l’envie que le nouveau noble inspirait à ses anciens égaux. C’est ce qui fait que le tiers-état dans ses doléances montre toujours plus d’irritation contre les anoblis que contre les nobles, et que, loin de demander qu’on élargisse la porte qui peut le conduire hors de la roture, il demande sans cesse qu’elle soit rétrécie.

À aucune époque de notre histoire la noblesse n’avait été aussi facilement acquise qu’en 89, et jamais le bourgeois et le gentilhomme n’avaient été aussi séparés l’un de l’autre. Non-seulement les nobles ne veulent souffrir dans leurs collèges électoraux rien qui sente la bourgeoisie, mais les bourgeois écartent avec le même soin tous ceux qui peuvent avoir l’apparence de gentilhomme. Dans certaines provinces, les nouveaux anoblis sont repoussés d’un côté parce qu’on ne les juge pas assez nobles, et de l’autre parce qu’on trouve qu’ils le sont déjà trop. Ce fut, dit-on, le cas du célèbre Lavoisier.

Que si, laissant de côté la noblesse, nous considérons maintenant cette bourgeoisie, nous allons voir un spectacle tout semblable, et le bourgeois presque aussi à part du peuple que le gentilhomme était à part du bourgeois.

La presque totalité de la classe moyenne dans l’ancien régime habitait les villes. Deux causes avaient surtout produit cet effet : les privilèges des gentilshommes et la taille. Le seigneur qui résidait dans ses terres montrait d’ordinaire une certaine bonhomie familière envers les paysans ; mais son insolence vis-à-vis des bourgeois ses voisins, était presque infinie. Elle n’avait cessé de croître à mesure que son pouvoir politique avait diminué, et par cette raison même ; car, d’une part, cessant de gouverner, il n’avait plus d’intérêt à ménager ceux qui pouvaient l’aider dans cette tâche, et, de l’autre, comme on l’a remarqué souvent, il aimait à se consoler, par l’usage immodéré de ses droits apparents, de la perte de sa puissance réelle. Son absence même de ses terres, au lieu de soulager ses voisins, augmentait leur gêne. L’absentéisme ne servait pas même à cela ; car des privilèges exercés par procureur n’en étaient que plus insupportables à endurer.

Je ne sais néanmoins si la taille, et tous les impôts qu’on avait assimilés à celui-là, ne furent pas des causes plus efficaces.

Je pourrais expliquer, je pense, et en assez peu de mots, pourquoi la taille et ses accessoires pesaient beaucoup plus lourdement sur les campagnes que sur les villes ; mais cela paraîtra peut-être inutile au lecteur. Il me suffira donc de dire que les bourgeois réunis dans les villes avaient mille moyens d’atténuer le poids de la taille, et souvent de s’y soustraire entièrement, qu’aucun d’eux n’eût eus isolément, s’il était resté sur son domaine. Ils échappaient surtout de cette manière à l’obligation de lever la taille, ce qu’ils craignaient bien plus encore que l’obligation de la payer, et avec raison ; car il n’y eut jamais, dans l’ancien régime, ni même, je pense, dans aucun régime, de pire condition que celle du collecteur paroissial de la taille. J’aurai occasion de le montrer plus loin. Personne cependant dans le village, excepté les gentilshommes, ne pouvait échapper à cette charge : plutôt que de s’y soumettre, le roturier riche louait son bien et se retirait à la ville prochaine. Turgot est d’accord avec tous les documents secrets que j’ai eu l’occasion de consulter, quand il nous dit « que la collecte de la taille change en bourgeois des villes presque tous les propriétaires roturiers des campagnes ». Ceci est, pour le dire en passant, l’une des raisons qui firent que la France était plus remplie de villes, et surtout de petites villes, que la plupart des autres pays d’Europe.

Cantonné ainsi dans des murailles, le roturier riche perdait bientôt les goûts et l’esprit des champs ; il devenait entièrement étranger aux travaux et aux affaires de ceux de ses pareils qui y étaient restés. Sa vie n’avait plus, pour ainsi dire, qu’un seul but : il aspirait à devenir dans sa ville adoptive un fonctionnaire public.

C’est une très-grande erreur de croire que la passion de presque tous les Français de nos jours, et en particulier de ceux des classes moyennes, pour les places, soit née depuis la Révolution ; elle a pris naissance plusieurs siècles auparavant, et elle n’a cessé, depuis ce temps, de s’accroître, grâce à mille aliments nouveaux qu’on a eu soin de lui donner.

Les places, sous l’ancien régime, ne ressemblaient pas toujours aux nôtres, mais il y en avait encore plus, je pense ; le nombre des petites n’avait presque pas de fin. De 1693 à 1709 seulement, on calcule qu’il en fut créé quarante mille, presque toutes à la portée des moindres bourgeois. J’ai compté en 1750, dans une ville de province de médiocre étendue, jusqu’à cent neuf personnes occupées à rendre la justice, et cent vingt-six chargées de faire exécuter les arrêts des premières, tous gens de la ville. L’ardeur des bourgeois à remplir ces places était réellement sans égale. Dès que l’un d’eux se sentait possesseur d’un petit capital, au lieu de l’employer dans le négoce, il s’en servait aussitôt pour acheter une place. Cette misérable ambition a plus nui aux progrès de l’agriculture et du commerce en France que les maîtrises et la taille même. Quand les places venaient à manquer, l’imagination des solliciteurs, se mettant à l’œuvre, en avait bientôt inventé de nouvelles. Un sieur Lamberville publie un Mémoire pour prouver qu’il est tout à fait conforme à l’intérêt public de créer des inspecteurs pour une certaine industrie, et il termine en s’offrant lui-même pour l’emploi. Qui de nous n’a connu ce Lamberville ? Un homme pourvu de quelques lettres et d’un peu d’aisance ne jugeait pas enfin qu’il fût séant de mourir sans avoir été fonctionnaire public. « Chacun, suivant son état, dit un contemporain, veut être quelque chose de par le roi. »

La plus grande différence qui se voie en cette matière entre les temps dont je parle ici et les nôtres, c’est qu’alors le gouvernement vendait les places, tandis qu’aujourd’hui il les donne ; pour les acquérir, on ne fournit plus son argent ; on fait mieux, on se livre soi-même.

Séparé des paysans par la différence des lieux et plus encore du genre de vie, le bourgeois l’était le plus souvent aussi par l’intérêt. On se plaint avec beaucoup de justice du privilège des nobles en matière d’impôts ; mais que dire de ceux des bourgeois ? On compte par milliers les offices qui les exemptent de tout ou partie des charges publiques : celui-ci de la milice, cet autre de la corvée, ce dernier de la taille. Quelle est la paroisse, dit-on dans un écrit du temps, qui ne compte dans son sein, indépendamment des gentilshommes et des ecclésiastiques, plusieurs habitants qui se sont procuré, à l’aide de charges ou de commission, quelque exemption d’impôt ? L’une des raisons qui font de temps à autre abolir un certain nombre d’offices destinés aux bourgeois, c’est la diminution de recette qu’amène un si grand nombre d’individus soustraits à la taille. Je ne doute point que le nombre des exempts ne fût aussi grand, et souvent plus grand, dans la bourgeoisie que dans la noblesse.

Ces misérables prérogatives remplissaient d’envie ceux qui en étaient privés, et du plus égoïste orgueil ceux qui les possédaient. Il n’y a rien de plus visible, pendant tout le dix-huitième siècle, que l’hostilité des bourgeois des villes contre les paysans de leur banlieue, et la jalousie de la banlieue contre la ville. « Chacune des villes, dit Turgot, occupée de son intérêt particulier, est disposée à y sacrifier les campagnes et les villages de son arrondissement. » — « Vous avez souvent été obligés, dit-il ailleurs en parlant à ses subdélégués, de réprimer la tendance constamment usurpatrice et envahissante qui caractérise la conduite des villes à l’égard des campagnes et des villages de leur arrondissement. »

Le peuple même qui vit avec les bourgeois dans l’enceinte de la ville leur devient étranger, presque ennemi. La plupart des charges locales qu’ils établissent sont tournées de façon à porter particulièrement sur les basses classes. J’ai eu plus d’une fois occasion de vérifier ce que dit le même Turgot dans un autre endroit de ses ouvrages, que les bourgeois des villes avaient trouvé le moyen de régler les octrois de manière à ce qu’ils ne pesassent pas sur eux.

Mais ce qu’on aperçoit surtout dans tous les actes de cette bourgeoisie, c’est la crainte de se voir confondue avec le peuple, et le désir passionné d’échapper par tous les moyens au contrôle de celui-ci.

« S’il plaisait au roi, disent les bourgeois d’une ville dans un Mémoire au contrôleur-général, que la place de maire redevînt élective, il conviendrait d’obliger les électeurs à ne choisir que parmi les principaux notables, et même dans le présidial. »

Nous avons vu comment il avait été dans la politique de nos rois d’enlever successivement au peuple des villes l’usage de ses droits politiques. De Louis XI à Louis XV, toute leur législation révèle cette pensée. Souvent les bourgeois de la ville s’y associent, quelquefois ils la suggèrent.

Lors de la réforme municipale de 1764, un intendant consulte les officiers municipaux d’une petite ville sur la question de savoir s’il faut conserver aux artisans et autre menu peuple le droit d’élire les magistrats. Ces officiers répondent qu’à la vérité « le peuple n’a jamais abusé de ce droit, et qu’il serait doux sans doute de lui conserver la consolation de choisir ceux qui doivent le commander, mais qu’il vaut mieux encore, pour le maintien du bon ordre et la tranquillité publique, se reposer de ce fait sur l’assemblée des notables ». Le subdélégué mande de son côté qu’il a réuni chez lui, en conférence secrète, les « six meilleurs citoyens de la ville. » Ces six meilleurs citoyens sont tombés unanimement d’accord que le mieux serait de confier l’élection, non pas même à l’assemblée des notables, comme le proposaient les officiers municipaux, mais à un certain nombre de députés choisis dans les différents corps dont cette assemblée se compose. Le subdélégué, plus favorable aux libertés du peuple que ces bourgeois mêmes, tout en faisant connaître leur avis, ajoute « qu’il est cependant bien dur à des artisans de payer, sans pouvoir en contrôler l’emploi, des sommes qu’ont imposées ceux de leurs concitoyens qui sont peut-être, à cause de leurs privilèges d’impôts, le moins intéressés dans la question. »

Mais achevons le tableau ; considérons maintenant la bourgeoisie en elle-même, à part du peuple, comme nous avons considéré la noblesse à part des bourgeois. Nous remarquons dans cette petite portion de la nation, mise à l’écart du reste, des divisions infinies. Il semble que le peuple français soit comme ces prétendus corps élémentaires dans lesquels la chimie moderne rencontre de nouvelles particules séparables à mesure qu’elle les regarde de plus près. Je n’ai pas trouvé moins de trente-six corps différents parmi les notables d’une petite ville. Ces différents corps, quoique fort menus, travaillent sans cesse à s’amincir encore  ; ils vont tous les jours se purgeant des parties hétérogènes qu’ils peuvent contenir, afin de se réduire aux éléments simples. Il y en a que ce beau travail a réduits à trois ou quatre membres. Leur personnalité n’en est que plus vive et leur humeur plus querelleuse. Tous sont séparés les uns des autres par quelques petits privilèges, les moins honnêtes étant encore signes d’honneur. Entre eux, ce sont des luttes éternelles de préséance. L’intendant et les tribunaux sont étourdis du bruit de leurs querelles. « On vient enfin de décider que l’eau bénite sera donnée au présidial avant de l’être au corps de ville. Le parlement hésitait ; mais le roi a évoqué l’affaire en son conseil, et a décidé lui-même. Il était temps ; cette affaire faisait fermenter toute la ville. » Si l’on accorde à l’un des corps le pas sur l’autre dans l’assemblée générale des notables, celui-ci cesse d’y paraître ; il renonce aux affaires publiques plutôt que de voir, dit-il, sa dignité ravalée. Le corps des perruquiers de la ville de la Flèche décide « qu’il témoignera de cette manière la juste douleur que lui cause la préséance accordée aux boulangers. » Une partie des notables d’une ville refusent obstinément de remplir leur office, « parce que, dit l’intendant, il s’est introduit dans l’assemblée quelques artisans auxquels les principaux bourgeois se trouvent humiliés d’être associés. » — « Si la place d’échevin, dit l’intendant d’une autre province, est donnée à un notaire, cela dégoûtera les autres notables, les notaires étant ici des gens sans naissance, qui ne sont pas de familles de notables et ont tous été clercs. » Les six meilleurs citoyens dont j’ai déjà parlé, et qui décident si aisément que le peuple doit être privé de ses droits politiques, se trouvent dans une étrange perplexité quand il s’agit d’examiner quels seront les notables et quel ordre de préséance il convient d’établir entre eux. En pareille matière, ils n’expriment plus modestement que des doutes ; ils craignent, disent-ils, « de faire à quelques-uns uns de leurs concitoyens une douleur trop sensible ».

La vanité naturelle aux Français se fortifie et s’aiguise dans le frottement incessant de l’amour-propre de ces petits corps, et le légitime orgueil du citoyen s’y oublie. Au seizième siècle, la plupart des corporations dont je viens de parler existent déjà ; mais leurs membres, après avoir réglé entre eux les affaires de leur association particulière, se réunissent sans cesse à tous les autres habitants pour s’occuper ensemble des intérêts généraux de la cité. Au dix-huitième, ils sont presque entièrement repliés sur eux-mêmes, car les actes de la vie municipale sont devenus rares, et ils s’exécutent tous par mandataires. Chacune de ces petites sociétés ne vit donc que pour soi, ne s’occupe que de soi, n’a d’affaires que celles qui la touchent.

Nos pères n’avaient pas le mot d’individualisme, que nous avons forgé pour notre usage, parce que, de leur temps, il n’y avait pas, en effet, d’individu qui n’appartint à un groupe et qui pût se considérer absolument seul ; mais chacun des mille petits groupes dont la société française se composait ne songeait qu’à lui-même. C’était, si je puis m’exprimer ainsi, une sorte d’individualisme collectif, qui préparait les âmes au véritable individualisme que nous connaissons.

Et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que tous ces hommes qui se tenaient si à l’écart les uns des autres étaient devenus tellement semblables entre eux, qu’il eût suffit de les faire changer de place pour ne pouvoir plus les reconnaître. Bien plus, qui eût pu sonder leur esprit eût découvert que ces petites barrières qui divisaient des gens si pareils leur paraissaient à eux-mêmes aussi contraires à l’intérêt public qu’au bon sens, et qu’en théorie ils adoraient déjà l’unité. Chacun d’eux ne tenait à sa condition particulière que parce que d’autres se particularisaient par la condition ; mais ils étaient tous prêts à se confondre dans la même masse, pourvu que personne n’eût rien à part et n’y dépassât le niveau commun.