L’Ancien Régime et la Révolution/Livre 2

Michel Lévy frères (Œuvres complètes publiées par Madame de Tocqueville, volume 4p. 33-201).


LIVRE II
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CHAPITRE PREMIER


pourquoi les droits féodaux étaient devenus plus odieux au peuple en france que partout ailleurs.


Une chose surprend au premier abord : la Révolution, dont l’objet propre était d’abolir partout le reste des institutions du moyen âge, n’a pas éclaté dans les contrées où ces institutions, mieux conservées, faisaient le plus sentir au peuple leur gêne et leur rigueur, mais, au contraire, dans celles où elles les lui faisaient sentir le moins  ; de telle sorte que leur joug a paru le plus insupportable là où il était en réalité le moins lourd.

Dans presque aucune partie de l’Allemagne, à la fin du dix-huitième siècle, le servage n’était encore complètement aboli, et, dans la plupart, le peuple demeurait positivement attaché à la glèbe, comme au moyen âge. Presque tous les soldats qui composaient les armées de Frédéric II et de Marie-Thérèse ont été de véritables serfs.

Dans la plupart des États d’Allemagne, en 1788, le paysan ne peut quitter la seigneurie, et, s’il la quitte, on peut le poursuivre partout où il se trouve et l’y ramener de force. Il y est soumis à la justice dominicale, qui surveille sa vie privée et punit son intempérance et sa paresse. Il ne peut ni s’élever dans sa position, ni changer de profession, ni se marier sans le bon plaisir du maître. Une grande partie de son temps doit être consacrée au service de celui-ci. Plusieurs années de sa jeunesse doivent s’écouler dans la domesticité du manoir. La corvée seigneuriale existe dans toute sa force et peut s’étendre, dans certains pays, jusqu’à trois jours par semaine. C’est le paysan qui rebâtit et entretient les bâtiments du seigneur, mène ses denrées au marché, le conduit lui-même, et est chargé de porter ses messages. Le serf peut cependant devenir propriétaire foncier, mais sa propriété reste toujours très-imparfaite. Il est obligé de cultiver son champ d’une certaine manière, sous l’œil du seigneur ; il ne peut ni l’aliéner ni l’hypothéquer à sa volonté. Dans certains cas, on le force d’en vendre les produits  ; dans d’autres on l’empêche de les vendre ; pour lui, la culture est toujours obligatoire. Sa succession même ne passe pas tout entière à ses enfants : une partie en est d’ordinaire retenue par la seigneurie.

Je ne recherche pas ces dispositions dans des lois surannées, je les rencontre jusque dans le code préparé par le grand Frédéric et promulgué par son successeur, au moment même où la Révolution française vient d’éclater.

Rien de semblable n’existait plus en France depuis longtemps : le paysan allait, venait, achetait, vendait, traitait, travaillait à sa guise. Les derniers vestiges du servage ne se faisaient plus voir que dans une ou deux provinces de l’Est, provinces conquises  ; partout ailleurs il avait entièrement disparu, et même son abolition remontait à une époque si éloignée, que la date en était oubliée. Des recherches savantes, faites de nos jours, ont prouvé que, dès le treizième siècle, on ne le rencontre plus en Normandie.

Mais il s’était fait dans la condition du peuple, en France, une bien autre révolution encore : le paysan n’avait pas seulement cessé d’être serf ; il était devenu propriétaire foncier. Ce fait est encore aujourd’hui si mal établi, et il a eu, comme on le verra, tant de conséquences, qu’on me permettra de m’arrêter un moment ici pour le considérer.

On a cru longtemps que la division de la propriété foncière datait de la Révolution et n’avait été produite que par elle ; le contraire est prouvé par toutes sortes de témoignages.

Vingt ans au moins avant cette révolution, on rencontre des sociétés d’agriculture qui déplorent déjà que le sol se morcelle outre mesure. « La division des héritages, dit Turgot vers le même temps, est telle que celui qui suffisait pour une seule famille se partage entre cinq ou six enfants. Ces enfants et leurs familles ne peuvent plus dès lors subsister uniquement de la terre. » Necker avait dit, quelques années plus tard, qu’il y avait en France une immensité de petites propriétés rurales.

Je trouve, dans un rapport secret fait à un intendant peu d’années avant la Révolution : « Les successions se subdivisent d’une manière égale et inquiétante, et, chacun voulant avoir de tout et partout, les pièces de terre se trouvent divisées à l’infini et se subdivisent sans cesse. » Ne croirait-on pas que ceci est écrit de nos jours ?

J’ai pris moi-même des peines infinies pour reconstruire en quelque sorte le cadastre de l’ancien régime, et j’y suis quelquefois parvenu. D’après la loi de 1790, qui a établi l’impôt foncier, chaque paroisse a dû dresser un état des propriétés alors existantes sur son territoire. Ces états ont disparu pour la plupart ; néanmoins je les ai retrouvés dans un certain nombre de villages, et, en les comparant avec les rôles de nos jours, j’ai vu que, dans ces villages-là, le nombre des propriétaires fonciers s’élevait à la moitié, souvent aux deux tiers du nombre actuel ; ce qui paraîtra bien remarquable si l’on pense que la population totale de la France s’est accrue de plus d’un quart depuis ce temps.

Déjà, comme de nos jours, l’amour du paysan pour la propriété foncière est extrême, et toutes les passions qui naissent chez lui de la possession du sol sont allumées.

« Les terres se vendent toujours au-delà de leur valeur, dit un excellent observateur contemporain ; ce qui tient à la passion qu’ont tous les habitants pour devenir propriétaires. Toutes les épargnes des basses classes, qui ailleurs sont placées sur des particuliers et dans les fonds publics, sont destinées en France à l’achat des terres. »

Parmi toutes les choses nouvelles qu’Arthur Young aperçoit chez nous, quand il nous visite pour la première fois, il n’y en a aucune qui le frappe davantage que la grande division du sol parmi les paysans ; il affirme que la moitié du sol de la France leur appartient en propre. « Je n’avais nulle idée, dit-il souvent, d’un pareil état de choses »  ; et, en effet, un pareil état de choses ne se trouvait alors nulle part ailleurs qu’en France ou dans son voisinage le plus proche.

En Angleterre il y avait eu des paysans propriétaires, mais on en rencontrait déjà beaucoup moins. En Allemagne on avait vu, de tout temps et partout, un certain nombre de paysans libres et qui possédaient en toute propriété des portions du sol. Les lois particulières et souvent bizarres qui régissaient la propriété du paysan se retrouvent dans les plus vieilles coutumes germaniques ; mais cette sorte de propriété a toujours été un fait exceptionnel, et le nombre de ces petits propriétaires fonciers fort petit.

Les contrées de l’Allemagne où, à la fin du dix-huitième siècle, le paysan était propriétaire et à peu près aussi libre qu’en France, sont situées, la plupart, le long du Rhin ; c’est aussi là que les passions révolutionnaires de la France se sont le plus tôt répandues et ont été toujours les plus vives. Les portions de l’Allemagne qui ont été, au contraire, le plus longtemps impénétrables à ces passions sont celles où rien de semblable ne se voyait encore. Remarque digne d’être faite.

C’est donc suivre une erreur commune que de croire que la division de la propriété foncière date en France de la Révolution ; le fait est bien plus vieux qu’elle. La Révolution a, il est vrai, vendu toutes les terres du clergé et une grande partie de celles des nobles ; mais, si l’on veut consulter les procès-verbaux mêmes de ces ventes, comme j’ai eu quelquefois la patience de le faire, on verra que la plupart de ces terres ont été achetées par des gens qui en possédaient déjà d’autres ; de sorte que, si la propriété a changé de mains, le nombre des propriétaires s’est bien moins accru qu’on ne l’imagine. Il y avait déjà en France une immensité de ceux-ci, suivant l’expression ambitieuse, mais juste, cette fois, de M. Necker.

L’effet de la Révolution n’a pas été de diviser le sol, mais de le libérer pour un moment. Tous ces petits propriétaires étaient, en effet, fort gênés dans l’exploitation de leurs terres, et supportaient beaucoup de servitudes dont il ne leur était pas permis de se délivrer.

Ces charges étaient pesantes sans doute ; mais ce qui les leur faisait paraître insupportables était précisément la circonstance qui aurait dû, ce semble, leur en alléger le poids : ces mêmes paysans avaient été soustraits, plus que nulle part ailleurs en Europe, au gouvernement de leurs seigneurs ; autre révolution non moins grande que celle qui les avait rendus propriétaires.

Quoique l’ancien régime soit encore bien près de nous, puisque nous rencontrons tous les jours des hommes qui sont nés sous ses lois, il semble déjà se perdre dans la nuit des temps. La révolution radicale qui nous en sépare a produit l’effet des siècles : elle a obscurci tout ce qu’elle ne détruisait pas. Il y a donc peu de gens qui puissent répondre aujourd’hui exactement à cette simple question : Comment s’administraient les campagnes avant 1789 ? Et, en effet, on ne saurait le dire avec précision et avec détail sans avoir étudié, non pas les livres, mais les archives administratives de ce temps-là.

J’ai souvent entendu dire : la noblesse, qui depuis longtemps avait cessé de prendre part au gouvernement de l’État, avait conservé jusqu’au bout l’administration des campagnes ; le seigneur en gouvernait les paysans. Ceci ressemble bien à une erreur.

Au dix-huitième siècle, toutes les affaires de la paroisse étaient conduites par un certain nombre de fonctionnaires qui n’étaient plus les agents de la seigneurie et que le seigneur ne choisissait plus ; les uns étaient nommés par l’intendant de la province, les autres élus par les paysans eux-mêmes. C’était à ces autorités à répartir l’impôt, à réparer les églises, à bâtir les écoles, à rassembler et à présider l’assemblée de la paroisse. Elles veillaient sur le bien communal et en réglaient l’usage, intentaient et soutenaient au nom de la communauté les procès. Non seulement le seigneur ne dirigeait plus l’administration de toutes ces petites affaires locales, mais il ne la surveillait pas. Tous les fonctionnaires de la paroisse étaient sous le gouvernement ou sous le contrôle du pouvoir central, comme nous le montrerons dans le chapitre suivant. Bien plus, on ne voit presque plus le seigneur agir comme le représentant du roi dans la paroisse, comme l’intermédiaire entre celui-ci et les habitants. Ce n’est plus lui qui est chargé d’y appliquer les lois générales de l’État, d’y assembler les milices, d’y lever les taxes, d’y publier les mandements du prince, d’en distribuer les secours. Tous ces devoirs et tous ces droits appartiennent à d’autres. Le seigneur n’est plus en réalité qu’un habitant que des immunités et des privilèges séparent et isolent de tous les autres  ; sa condition est différente, non son pouvoir. Le seigneur n’est qu’un premier habitant, ont soin de dire les intendants dans leurs lettres à leurs subdélégués.

Si vous sortez de la paroisse et que vous considériez le canton, vous reverrez le même spectacle. Nulle part les nobles n’administrent ensemble, non plus qu’individuellement ; cela était particulier à la France. Partout ailleurs le trait caractéristique de la vieille société féodale s’était en partie conservé : la possession de la terre et le gouvernement des habitants demeuraient encore mêlés.

L’Angleterre était administrée aussi bien que gouvernée par les principaux propriétaires du sol. Dans les portions mêmes de l’Allemagne où les princes étaient le mieux parvenus, comme en Prusse et en Autriche, à se soustraire à la tutelle des nobles dans les affaires générales de l’État, ils leur avaient en grande partie conservé l’administration des campagnes, et, s’ils étaient allés dans certains endroits jusqu’à contrôler le seigneur, nulle part ils n’avaient encore pris sa place.

À vrai dire, les nobles français ne touchaient plus depuis longtemps à l’administration publique que par un seul point, la justice. Les principaux d’entre eux avaient conservé le droit d’avoir des juges qui décidaient certains procès en leur nom, et faisaient encore de temps en temps des règlements de police dans les limites de la seigneurie ; mais le pouvoir royal avait graduellement écourté, limité, subordonné la justice seigneuriale, à ce point que les seigneurs qui l’exerçaient encore la considéraient moins comme un pouvoir que comme un revenu.

Il en était ainsi de tous les droits particuliers de la noblesse. La partie politique avait disparu ; la portion pécuniaire seule était restée, et quelquefois s’était fort accrue.

Je ne veux parler en ce moment que de cette portion des privilèges utiles qui portait par excellence le nom de droits féodaux, parce que ce sont ceux-là particulièrement qui touchent le peuple.

Il est malaisé de dire aujourd’hui en quoi ces droits consistaient encore en 1789, car leur nombre avait été immense et leur diversité prodigieuse, et, parmi eux, plusieurs avaient déjà disparu ou s’étaient transformés ; de sorte que le sens des mots qui les désignaient, déjà confus pour les contemporains, est devenu pour nous fort obscur. Néanmoins, quand on consulte les livres des feudistes du dix-huitième siècle et qu’on recherche avec attention les usages locaux, on s’aperçoit que tous les droits encore existants peuvent se réduire à un petit nombre d’espèces principales ; tous les autres subsistent, il est vrai, mais ils ne sont plus que des individus isolés.

Les traces de la corvée seigneuriale se retrouvent presque partout à demi effacées. La plupart des droits de péage sur les chemins sont modérés ou détruits ; néanmoins, il n’y a que peu de provinces où l’on n’en rencontre encore plusieurs. Dans toutes, les seigneurs prélèvent des droits sur les foires et dans les marchés. On sait que, dans la France entière, ils jouissaient du droit exclusif de chasse. En général, ils possèdent seuls des colombiers et des pigeons ; presque partout ils obligent le paysan à faire moudre à leur moulin et vendanger à leur pressoir. Un droit universel et très onéreux est celui des lods et ventes ; c’est un impôt qu’on paye au seigneur toutes les fois qu’on vend ou qu’on achète des terres dans les limites de la seigneurie. Sur toute la surface du territoire, enfin, la terre est chargée de cens, de rentes foncières et de redevances en argent ou en nature, qui sont dues au seigneur par le propriétaire, et dont celui-ci ne peut se racheter. À travers toutes ces diversités, un trait commun se présente : tous ces droits se rattachent plus ou moins au sol ou à ses produits  ; tous atteignent celui qui le cultive.

On sait que les seigneurs ecclésiastiques jouissaient des mêmes avantages ; car l’Église, qui avait une autre origine, une autre destination et une autre nature que la féodalité, avait fini néanmoins par se mêler intimement à elle, et, bien qu’elle ne se fût jamais complètement incorporée à cette substance étrangère, elle y avait si profondément pénétré qu’elle y demeurait comme incrustée.

Des évêques, des chanoines, des abbés possédaient donc des fiefs ou des censives en vertu de leurs fonctions ecclésiastiques. Le couvent avait, d’ordinaire, la seigneurie du village sur le territoire duquel il était placé. Il avait des serfs dans la seule partie de la France où il y en eût encore  ; il employait la corvée, levait des droits sur les foires et marchés, avait son four, son moulin, son pressoir, son taureau banal. Le clergé jouissait de plus, en France, comme dans tout le monde chrétien, du droit de dîme.

Mais ce qui m’importe ici, c’est de remarquer que, dans toute l’Europe alors, les mêmes droits féodaux, précisément les mêmes, se retrouvaient, et que, dans la plupart des contrées du continent, ils étaient bien plus lourds. Je citerai seulement la corvée seigneuriale. En France, elle était rare et douce ; en Allemagne, elle était encore universelle et dure.

Bien plus, plusieurs des droits d’origine féodale qui ont le plus révolté nos pères, qu’ils considéraient non-seulement comme contraires à la justice, mais à la civilisation : la dîme, les rentes foncières inaliénables, les redevances perpétuelles, les lods et ventes, ce qu’ils appelaient, dans la langue un peu emphatique du dix-huitième siècle, la servitude de la terre, toutes ces choses se retrouvaient alors, en partie, chez les Anglais ; plusieurs s’y voient encore aujourd’hui même. Elles n’empêchent pas l’agriculture anglaise d’être la plus perfectionnée et la plus riche du monde, et le peuple anglais s’aperçoit à peine de leur existence.

Pourquoi donc les mêmes droits féodaux ont-ils excité dans le cœur du peuple en France une haine si forte, qu’elle survit à son objet même et semble ainsi inextinguible ? La cause de ce phénomène est, d’une part, que le paysan français était devenu propriétaire foncier, et, de l’autre, qu’il avait entièrement échappé au gouvernement de son seigneur. Il y a bien d’autres causes encore, sans doute, mais je pense que celles-ci sont les principales.

Si le paysan n’avait pas possédé le sol, il eût été comme insensible à plusieurs des charges que le système féodal faisait peser sur la propriété foncière. Qu’importe la dîme à celui qui n’est que fermier ? Il la prélève sur le produit du fermage. Qu’importe la rente foncière à celui qui n’est pas propriétaire du fonds ? Qu’importent mêmes les gênes de l’exploitation à celui qui exploite pour un autre ?

D’un autre côté, si le paysan français avait encore été administré par son seigneur, les droits féodaux lui eussent paru bien moins insupportables, parce qu’il n’y aurait vu qu’une conséquence naturelle de la constitution du pays.

Quand la noblesse possède non seulement des privilèges, mais des pouvoirs, quand elle gouverne et administre, ses droits particuliers peuvent être tout à la fois plus grands et moins aperçus. Dans les temps féodaux, on considérait la noblesse à peu près du même œil dont on considère aujourd’hui le gouvernement : on supportait les charges qu’elle imposait en vue des garanties qu’elle donnait. Les nobles avaient des privilèges gênants, ils possédaient des droits onéreux ; mais ils assuraient l’ordre public, distribuaient la justice, faisaient exécuter la loi, venaient au secours du faible, menaient les affaires communes. À mesure que la noblesse cesse de faire ces choses, le poids de ses privilèges parait plus lourd, et leur existence même finit par ne plus se comprendre.

Imaginez-vous, je vous prie, le paysan français du dix-huitième siècle, ou plutôt celui que vous connaissez, car c’est toujours le même ; sa condition a changé, mais non son humeur. Voyez-le tel que les documents que j’ai cités l’ont dépeint, si passionnément épris de la terre qu’il consacre à l’acheter toutes ses épargnes et l’achète à tout prix. Pour l’acquérir, il lui faut d’abord payer un droit, non au gouvernement, mais à d’autres propriétaires du voisinage, aussi étrangers que lui à l’administration des affaires publiques, presque aussi impuissants que lui. Il la possède enfin ; il y enterre son cœur avec son grain. Ce petit coin du sol qui lui appartient en propre dans ce vaste univers le remplit d’orgueil et d’indépendance. Surviennent pourtant les mêmes voisins qui l’arrachent à son champ et l’obligent à venir travailler ailleurs sans salaire. Veut-il défendre sa semence contre leur gibier : les mêmes l’en empêchent ; les mêmes l’attendent au passage de la rivière pour lui demander un droit de péage. Il les retrouve au marché, où ils lui vendent le droit de vendre ses propres denrées ; et quand, rentré au logis, il veut employer à son usage le reste de son blé, de ce blé qui a crû sous ses yeux et par ses mains, il ne peut le faire qu’après l’avoir envoyé moudre dans le moulin et cuire dans le four de ces mêmes hommes. C’est à leur faire des rentes que passe une partie du revenu de son petit domaine, et ces rentes sont imprescriptibles et irrachetables.

Quoi qu’il fasse, il rencontre partout sur son chemin ces voisins incommodes, pour troubler son plaisir, gêner son travail, manger ses produits ; et, quand il a fini avec ceux-ci, d’autres, vêtus de noir, se présentent, qui lui prennent le plus clair de sa récolte. Figurez-vous la condition, les besoins, le caractère, les passions de cet homme, et calculez, si vous le pouvez, les trésors de haine et d’envie qui se sont amassés dans son cœur.

La féodalité était demeurée la plus grande de toutes nos institutions civiles en cessant d’être une institution politique. Ainsi réduite, elle excitait bien plus de haines encore, et c’est avec vérité qu’on peut dire qu’en détruisant une partie des institutions du moyen âge, on avait rendu cent fois plus odieux ce qu’on en laissait.


CHAPITRE II


que la centralisation administrative est une institution de l’ancien régime, et non pas l’œuvre de la révolution et de l’empire, comme on le dit.


J’ai entendu jadis un orateur, dans le temps où nous avions des assemblées politiques en France, qui disait, en parlant de la centralisation administrative : « Cette belle conquête de la Révolution, que l’Europe nous envie. » Je veux bien que la centralisation soit une belle conquête, je consens à ce que l’Europe nous l’envie, mais je soutiens que ce n’est point une conquête de la Révolution. C’est, au contraire, un produit de l’ancien régime, et, j’ajouterai, la seule portion de la constitution politique de l’ancien régime qui ait survécu à la Révolution, parce que c’était la seule qui pût s’accommoder de l’état social nouveau que cette Révolution a créé. Le lecteur qui aura la patience de lire attentivement le présent chapitre trouvera peut-être que j’ai surabondamment prouvé ma thèse.

Je prie qu’on me permette d’abord de mettre à part ce qu’on appelait les pays d’état, c’est-à-dire les provinces qui s’administraient, ou plutôt avaient l’air de s’administrer encore en partie elles-mêmes.

Les pays d’état, placés aux extrémités du royaume, ne contenaient guère que le quart de la population totale de la France, et, parmi eux, il n’y en avait que deux où la liberté provinciale fût réellement vivante. Je reviendrai plus tard aux pays d’états, et je montrerai jusqu’à quel point le pouvoir central les avait assujettis eux-mêmes aux règles communes. [note] Voyez l’Appendice.

Je veux m’occuper principalement ici de ce qu’on nommait dans la langue administrative du temps les pays d’élection, quoiqu’il y eût là moins d’élections que nulle part ailleurs. Ceux-là enveloppaient Paris de toute part  ; ils se tenaient tous ensemble, et formaient le cœur et la meilleure partie du corps de la France.

Quand on jette un premier regard sur l’ancienne administration du royaume, tout y parait d’abord diversité de règles et d’autorité, enchevêtrement de pouvoirs. La France est couverte de corps administratifs ou de fonctionnaires isolés qui ne dépendent pas les uns des autres, et qui prennent part au gouvernement en vertu d’un droit qu’ils ont acheté et qu’on ne peut leur reprendre. Souvent leurs attributions sont si entremêlées et si contiguës qu’ils se pressent et s’entre-choquent dans le cercle des mêmes affaires.

Des cours de justice prennent part indirectement à la puissance législative ; elles ont le droit de faire des règlements administratifs qui obligent dans les limites de leur ressort. Quelquefois elles tiennent tête à l’administration proprement dite, blâment bruyamment ses mesures et décrètent ses agents. De simples juges font des ordonnances de police dans les villes et dans les bourgs de leur résidence.

Les villes ont des constitutions très-diverses. Leurs magistrats portent des noms différents, ou puisent leurs pouvoirs à différentes sources : ici un maire, là des consuls, ailleurs des syndics. Quelques-uns sont choisis par le roi, quelques autres par l’ancien seigneur ou le prince apanagiste ; il y en a qui sont élus pour un an par leurs citoyens, et d’autres qui ont acheté le droit de gouverner ceux-ci à perpétuité.

Ce sont là les débris des anciens pouvoirs ; mais il s’est établi peu à peu au milieu d’eux une chose comparativement nouvelle ou transformée, qui me reste à peindre.

Au centre du royaume et près du trône s’est formé un corps administratif d’une puissance singulière, et dans le sein duquel tous les pouvoirs se réunissent d’une façon nouvelle, le conseil du roi.

Son origine est antique, mais la plupart de ses fonctions sont de date récente. Il est tout à la fois : cour suprême de justice, car il a le droit de casser les arrêts de tous les tribunaux ordinaires ; tribunal supérieur administratif : c’est de lui que ressortissent en dernier ressort toutes les juridictions spéciales. Comme conseil du gouvernement, il possède en outre, sous le bon plaisir du roi, la puissance législative, discute et propose la plupart des lois, fixe et répartit les impôts. Comme conseil supérieur d’administration, c’est à lui d’établir les règles générales qui doivent diriger les agents du gouvernement. Lui-même décide toutes les affaires importantes et surveille les pouvoirs secondaires. Tout finit par aboutir à lui, et de lui part le mouvement qui se communique à tout. Cependant il n’a point de juridiction propre. C’est le roi qui seul décide, alors même que le conseil semble prononcer. Même en ayant l’air de rendre la justice, celui-ci n’est composé que de simples donneurs d’avis, ainsi que le dit le Parlement dans une de ses remontrances.

Ce conseil n’est point composé de grands seigneurs, mais de personnages de médiocre ou de basse naissance, d’anciens intendants et autres gens consommés dans la pratique des affaires, tous révocables.

Il agit d’ordinaire discrètement et sans bruit, montrant toujours moins de prétentions que de pouvoir. Aussi n’a-t-il par lui-même aucun éclat ; ou plutôt il se perd dans la splendeur du trône dont il est proche, si puissant qu’il touche à tout, et en même temps si obscur que c’est à peine si l’histoire le remarque.

De même que toute l’administration du pays est dirigée par un corps unique, presque tout le maniement des affaires intérieures est confié aux soins d’un seul agent, le contrôleur-général.

Si vous ouvrez un almanach de l’ancien régime, vous y trouvez que chaque province avait son ministre particulier ; mais, quand on étudie l’administration dans les dossiers, on aperçoit bientôt que le ministre de la province n’a que quelques occasions peu importantes d’agir. Le train ordinaire des affaires est mené par le contrôleur-général ; celui-ci a attiré peu à peu à lui toutes les affaires qui donnent lieu à des questions d’argent, c’est-à-dire l’administration publique presque tout entière. On le voit agir successivement comme ministre des finances, ministre de l’intérieur, ministre des travaux publics, ministre du commerce.

De même que l’administration centrale n’a, à vrai dire, qu’un seul agent à Paris, elle n’a qu’un seul agent dans chaque province. On trouve encore, au dix-huitième siècle, de grands seigneurs qui portent le nom de gouverneurs de province. Ce sont les anciens représentants, souvent héréditaires, de la royauté féodale. On leur accorde encore des honneurs, mais ils n’ont plus aucun pouvoir. L’intendant possède toute la réalité du gouvernement.

Celui-ci est un homme de naissance commune, toujours étranger à la province, jeune, qui a sa fortune à faire. Il n’exerce point ses pouvoirs par droit d’élection, de naissance ou d’office acheté ; il est choisi par le gouvernement parmi les membres inférieurs du conseil d’État et toujours révocable. Séparé de ce corps, il le représente, et c’est pour cela que, dans la langue administrative du temps, on le nomme le commissaire départi. Dans ses mains sont accumulés presque tous les pouvoirs que le conseil lui-même possède ; il les exerce tous en premier ressort. Comme ce conseil, il est tout à la fois administrateur et juge. L’intendant correspond avec tous les ministres ; il est l’agent unique, dans la province, de toutes les volontés du gouvernement.

Au-dessous de lui, et nommé par lui, est placé dans chaque canton un fonctionnaire révocable à volonté, le subdélégué. L’intendant est d’ordinaire un nouvel anobli ; le subdélégué est toujours un roturier. Néanmoins il représente le gouvernement tout entier dans la petite circonscription qui lui est assignée, comme l’intendant dans la généralité entière. Il est soumis à l’intendant, comme celui-ci au ministre.

Le marquis d’Argenson raconte, dans ses Mémoires, qu’un jour Law lui dit : « Jamais je n’aurais cru ce que j’ai vu quand j’étais contrôleur des finances. Sachez que ce royaume de France est gouverné par trente intendants. Vous n’avez ni parlement, ni états, ni gouverneurs ; ce sont trente maîtres des requêtes commis aux provinces de qui dépendent le malheur ou le bonheur de ces provinces, leur abondance ou leur stérilité. »

Ces fonctionnaires si puissants étaient pourtant éclipsés par les restes de l’ancienne aristocratie féodale, et comme perdus au milieu de l’éclat qu’elle jetait encore ; c’est ce qui fait que, de leur temps même, on les voyait à peine, quoique leur main fût déjà partout. Dans la société, les nobles avaient sur eux l’avantage du rang, de la richesse et de la considération qui s’attache toujours aux choses anciennes. Dans le gouvernement, la noblesse entourait le prince et formait sa cour ; elle commandait les flottes, dirigeait les armées ; elle faisait, en un mot, ce qui frappe le plus les yeux des contemporains et arrête trop souvent les regards de la postérité. On eût insulté un grand seigneur en lui proposant de le nommer intendant ; le plus pauvre gentilhomme de race aurait le plus souvent dédaigné de l’être. Les intendants étaient à ses yeux les représentants d’un pouvoir intrus, des hommes nouveaux, préposés au gouvernement des bourgeois et des paysans, et, au demeurant, de fort petits compagnons. Ces hommes gouvernaient cependant la France, comme avait dit Law et comme nous allons le voir.

Commençons d’abord par le droit d’impôt, qui contient en quelque façon en lui tous les autres.

On sait qu’une partie des impôts était en ferme : pour ceux-là, c’était le conseil du roi qui traitait avec les compagnies financières, fixait les conditions du contrat et réglait le mode de la perception. Toutes les autres taxes, comme la taille, la capitation et les vingtièmes, étaient établies et levées directement par les agents de l’administration centrale ou sous leur contrôle tout-puissant.

C’était le conseil qui fixait chaque année par une décision secrète, le montant de la taille et de ses nombreux accessoires, et aussi sa répartition entre les provinces. La taille avait ainsi grandi d’année en année, sans que personne en fût averti d’avance par aucun bruit.

Comme la taille était un vieil impôt, l’assiette et la levée en avaient été confiées jadis à des agents locaux, qui tous étaient plus ou moins indépendants du gouvernement, puisqu’ils exerçaient leurs pouvoirs par droit de naissance ou d’élection, ou en vertu de charges achetées. C’étaient le seigneur, le collecteur paroissial, les trésoriers de France, les élus. Ces autorités existaient encore au dix-huitième siècle ; mais les unes avaient cessé absolument de s’occuper de la taille, les autres ne le faisaient plus que d’une façon très-secondaire et entièrement subordonnée. Là même, la puissance entière était dans les mains de l’intendant et de ses agents  : lui seul, en réalité, répartissait la taille entre les paroisses, guidait et surveillait les collecteurs, accordait des sursis ou des décharges.

D’autres impôts, comme la capitation, étant de date récente, le gouvernement n’y était plus gêné par les débris des vieux pouvoirs  ; il y agissait seul, sans aucune intervention des gouvernés. Le contrôleur-général, l’intendant et le conseil fixaient le montant de chaque cote.

Passons de l’argent aux hommes.

On s’étonne quelquefois que les Français aient supporté si patiemment le joug de la conscription militaire à l’époque de la Révolution et depuis  ; mais il faut bien considérer qu’ils y étaient tous pliés depuis longtemps. La conscription avait été précédée par la milice, charge plus lourde, bien que les contingents demandés fussent moins grands. De temps à autre, on faisait tirer au sort la jeunesse des campagnes, et on prenait dans son sein un certain nombre de soldats dont on formait des régiments de milice où l’on servait pendant six ans.

Comme la milice était une institution comparativement moderne, aucun des anciens pouvoirs féodaux ne s’en occupait ; toute l’opération était confiée aux seuls agents du gouvernement central. Le conseil fixait le contingent général et la part de la province. L’intendant réglait le nombre d’hommes à lever dans chaque paroisse ; son subdélégué présidait au tirage, jugeait les cas d’exemption, désignait les miliciens qui pouvaient résider dans leurs foyers, ceux qui devaient partir, et livrait enfin ceux-ci à l’autorité militaire. Il n’y avait de recours qu’à l’intendant et au conseil.

On peut dire également qu’en dehors des pays d’état tous les travaux publics, même ceux qui avaient la destination la plus particulière, étaient décidés et conduits par les seuls agents du pouvoir central.

Il existait bien encore des autorités locales et indépendantes qui, comme le seigneur, les bureaux de finances, les grands voyers, pouvaient concourir à cette partie de l’administration publique. Presque partout ces vieux pouvoirs agissaient peu ou n’agissaient plus du tout : le plus léger examen des pièces administratives du temps nous le démontre. Toutes les grandes routes, et même les chemins qui conduisaient d’une ville à une autre, étaient ouverts et entretenus sur le produit des contributions générales. C’était le conseil qui arrêtait le plan et fixait l’adjudication. L’intendant dirigeait les travaux des ingénieurs, le subdélégué réunissait la corvée qui devait les exécuter. On n’abandonnait aux anciens pouvoirs locaux que le soin des chemins vicinaux, qui demeuraient dès lors impraticables.

Le grand agent du gouvernement central en matière de travaux publics était, comme de nos jours, le corps des ponts et chaussées. Ici tout se ressemble d’une manière singulière, malgré la différence des temps. L’administration des ponts et chaussées a un conseil et une école : des inspecteurs qui parcourent annuellement toute la France  ; des ingénieurs qui résident sur les lieux et sont chargés, sous les ordres de l’intendant, d’y diriger tous les travaux. Les institutions de l’ancien régime, qui, en bien plus grand nombre qu’on ne le suppose, ont été transportées dans la société nouvelle, ont perdu d’ordinaire dans le passage leurs noms, alors même qu’elles conservaient leurs formes ; mais celle-ci a gardé l’un et l’autre : fait rare.

Le gouvernement central se chargeait seul, à l’aide de ses agents, de maintenir l’ordre public dans les provinces. La maréchaussée était répandue sur toute la surface du royaume en petites brigades, et placée partout sous la direction des intendants. C’est à l’aide de ces soldats, et au besoin de l’armée, que l’intendant parait à tous les dangers imprévus, arrêtait les vagabonds, réprimait la mendicité et étouffait les émeutes que le prix des grains faisait naître sans cesse. Jamais il n’arrivait, comme autrefois, que les gouvernés fussent appelés à aider le gouvernement dans cette partie de sa tâche, excepté dans les villes, où il existait d’ordinaire une garde urbaine dont l’intendant choisissait les soldats et nommait les officiers.

Les corps de justice avaient conservé le droit de faire des règlements de police et en usaient souvent  ; mais ces règlements n’étaient applicables que sur une partie du territoire, et, le plus souvent, dans un seul lieu. Le conseil pouvait toujours les casser, et il les cassait sans cesse, quand il s’agissait des juridictions inférieures. De son côté, il faisait tous les jours des règlements généraux, applicables également à tout le royaume, soit sur des matières différentes de celles que les tribunaux avaient réglementées, soit sur les mêmes matières qu’ils réglaient autrement. Le nombre de ces règlements, ou, comme on disait alors, de ces arrêts du conseil, est immense, et il s’accroît sans cesse à mesure qu’on s’approche de la Révolution. Il n’y a presque aucune partie de l’économie sociale ou de l’organisation politique qui n’ait été remaniée par des arrêts du conseil pendant les quarante ans qui la précèdent.

Dans l’ancienne société féodale, si le seigneur possédait de grands droits, il avait aussi de grandes charges. C’était à lui à secourir les indigents dans l’intérieur de ses domaines. Nous trouvons une dernière trace de cette vieille législation de l’Europe dans le code prussien de 1795, où il est dit : « Le seigneur doit veiller à ce que les paysans pauvres reçoivent l’éducation. Il doit, autant que possible, procurer des moyens de vivre à ceux de ses vassaux qui n’ont point de terre. Si quelques-uns d’entre eux tombent dans l’indigence, il est obligé de venir à leur secours. »

Aucune loi semblable n’existait plus en France depuis longtemps. Comme on avait ôté au seigneur ses anciens pouvoirs, il s’était soustrait à ses anciennes obligations. Aucune autorité locale, aucun conseil, aucune association provinciale ou paroissiale n’avait pris sa place. Nul n’était plus obligé par la loi à s’occuper des pauvres des campagnes ; le gouvernement central avait entrepris hardiment de pourvoir seul à leurs besoins.

Tous les ans, le conseil assignait à chaque province, sur le produit général des taxes, certains fonds que l’intendant distribuait en secours dans les paroisses. C’était à lui que devait s’adresser le cultivateur nécessiteux. Dans les temps de disette, c’était l’intendant qui faisait distribuer au peuple du blé ou du riz. Le conseil rendait annuellement des arrêts qui ordonnaient d’établir, dans certains lieux qu’il avait soin d’indiquer lui-même, des ateliers de charité où les paysans les plus pauvres pouvaient travailler moyennant un léger salaire. On doit croire aisément qu’une charité faite de si loin était souvent aveugle ou capricieuse, et toujours très-insuffisante.

Le gouvernement central ne se bornait pas à venir au secours des paysans dans leurs misères  ; il prétendait leur enseigner l’art de s’enrichir, les y aider et les y forcer au besoin. Dans ce but, il faisait distribuer de temps en temps par ses intendants et ses subdélégués, de petits écrits sur l’art agricole, fondait des sociétés d’agriculture, promettait des primes, entretenait à grands frais des pépinières dont il distribuait les produits. Il semble qu’il eût été plus efficace d’alléger le poids et de diminuer l’inégalité des charges qui opprimaient alors l’agriculture  ; mais c’est ce dont on ne voit pas qu’il se soit avisé jamais.

Quelquefois le conseil entendait obliger les particuliers à prospérer, quoi qu’ils en eussent. Les arrêts qui contraignent les artisans à se servir de certaines méthodes et à fabriquer de certains produits sont innombrables ; et, comme les intendants ne suffisaient pas à surveiller l’application de toutes ces règles, il existait des inspecteurs-généraux de l’industrie qui parcouraient les provinces pour y tenir la main.

Il y a des arrêts du conseil qui prohibent certaines cultures dans des terres que ce conseil y déclare peu propres. On en trouve où il ordonne d’arracher des vignes plantées, suivant lui, dans un mauvais sol, tant le gouvernement était déjà passé du rôle de souverain à celui de tuteur.


CHAPITRE III


Comment ce qu’on appelle aujourd’hui la tutelle administrative est une institution de l’ancien régime.


En France, la liberté municipale a survécu à la féodalité. Lorsque déjà les seigneurs n’administraient plus les campagnes, les villes conservaient encore le droit de se gouverner. On en rencontre, jusque vers la fin du dix-septième siècle, qui continuent à former comme de petites républiques démocratiques, où les magistrats sont librement élus par tout le peuple et responsables envers lui, où la vie municipale est publique et active, où la cité se montre encore fière de ses droits et très-jalouse de son indépendance.

Les élections ne furent abolies généralement pour la première fois qu’en 1692. Les fonctions municipales furent alors mises en offices, c’est-à-dire que le roi vendit, dans chaque ville, à quelques habitants, le droit de gouverner perpétuellement tous les autres.

C’était sacrifier, avec la liberté des villes, leur bien-être ; car, si la mise en offices des fonctions publiques a eu souvent d’utiles effets quand il s’est agi des tribunaux, parce que la condition première d’une bonne justice est l’indépendance complète du juge, elle n’a jamais manqué d’être très-funeste toutes les fois qu’il s’est agi de l’administration proprement dite, où on a surtout besoin de rencontrer la responsabilité, la subordination et le zèle. Le gouvernement de l’ancienne monarchie ne s’y trompait pas : il avait grand soin de ne point user pour lui-même du régime qu’il imposait aux villes, et il se gardait bien de mettre en offices les fonctions de subdélégués et d’intendants.

Et ce qui est bien digne de tous les mépris de l’histoire, cette grande révolution fut accomplie sans aucune vue politique. Louis XI avait restreint les libertés municipales parce que leur caractère démocratique lui faisait peur ; Louis XIV les détruisit sans les craindre. Ce qui le prouve, c’est qu’il les rendit à toutes les villes qui purent les racheter. En réalité, il voulait moins les abolir qu’en trafiquer, et, s’il les abolit en effet, ce fut pour ainsi dire sans y penser, par pur expédient de finances ; et, chose étrange, le même jeu se continue pendant quatre-vingts ans. Sept fois, durant cet espace, on vend aux villes le droit d’élire leurs magistrats, et, quand elles en ont de nouveau goûté la douceur, on le leur reprend pour le leur revendre. Le motif de la mesure est toujours le même, et souvent on l’avoue. « Les nécessités de nos finances, est-il dit dans le préambule de l’édit de 1722, nous obligent à chercher les moyens les plus sûrs de les soulager. » Le moyen était sûr, mais ruineux pour ceux sur qui tombait cet étrange impôt. « Je suis frappé de l’énormité des finances qui ont été payées dans tous les temps pour racheter les offices municipaux, écrit un intendant au contrôleur-général en 1764. Le montant de cette finance, employé en ouvrages utiles, aurait tourné au profit de la ville, qui, au contraire, n’a senti que le poids de l’autorité et des privilèges de ces offices. » Je n’aperçois pas de trait plus honteux dans toute la physionomie de l’ancien régime.

Il semble difficile de dire aujourd’hui précisément comment se gouvernaient les villes au dix-huitième siècle ; car, indépendamment de ce que l’origine des pouvoirs municipaux change sans cesse, comme il vient d’être dit, chaque ville conserve encore quelques lambeaux de son ancienne constitution et a des usages propres. Il n’y a peut-être pas deux villes en France où tout se ressemble absolument ; mais c’est là une diversité trompeuse, qui cache la similitude.

En 1764, le gouvernement entreprit de faire une loi générale sur l’administration des villes. Il se fit envoyer, par ses intendants, des Mémoires sur la manière dont les choses se passaient alors dans chacune d’elles. J’ai retrouvé une partie de cette enquête, et j’ai achevé de me convaincre en la lisant que les affaires municipales étaient conduites de la même manière à peu près partout. Les différences ne sont plus que superficielles et apparentes  ; le fond est partout le même.

Le plus souvent le gouvernement des villes est confié à deux assemblées. Toutes les grandes villes sont dans ce cas et la plupart des petites.

La première assemblée est composée d’officiers municipaux, plus ou moins nombreux suivant les lieux : c’est le pouvoir exécutif de la commune, le corps de ville, comme on disait alors. Ses membres exercent un pouvoir temporaire et sont élus, quand le roi a établi l’élection ou que la ville a pu racheter les offices. Ils remplissent leur charge à perpétuité moyennant finance, lorsque le roi a rétabli les offices et a réussi à les vendre, ce qui n’arrive pas toujours ; car cette sorte de marchandise s’avilit de plus en plus, à mesure que l’autorité municipale se subordonne davantage au pouvoir central. Dans tous les cas, ces officiers municipaux ne reçoivent pas de salaire, mais ils ont toujours des exemptions d’impôts et des privilèges. Point d’ordre hiérarchique parmi eux ; l’administration est collective. On ne voit pas de magistrat qui la dirige particulièrement et en réponde. Le maire est le président du corps de la ville, non l’administrateur de la cité.

La seconde assemblée, qu’on nomme l’assemblée générale, élit le corps de ville, là où l’élection a lieu encore, et partout elle continue à prendre part aux principales affaires.

Au quinzième siècle, l’assemblée générale se composait souvent de tout le peuple  ; cet usage, dit l’un des Mémoires de l’enquête, était d’accord avec le génie populaire de nos anciens. C’est le peuple tout entier qui élisait alors ses officiers municipaux ; c’est lui qu’on consultait quelquefois  ; c’est à lui qu’on rendait compte. À la fin du dix-septième siècle, cela se rencontre encore parfois.

Au dix-huitième siècle, ce n’est plus le peuple lui-même agissant en corps qui forme l’assemblée générale. Celle-ci est presque toujours représentative. Mais ce qu’il faut bien considérer, c’est que nulle part elle n’est plus élue par la masse du public et n’en reçoit l’esprit. Partout elle est composée de notables, dont quelques-uns y paraissent en vertu d’un droit qui leur est propre  ; les autres y sont envoyés par des corporations ou des compagnies, et chacun y remplit un mandat impératif que lui a donné cette petite société particulière.

À mesure qu’on avance dans le siècle, le nombre des notables de droit se multiplie dans le sein de cette assemblée  ; les députés des corporations industrielles y deviennent moins nombreux ou cessent d’y paraître. On n’y rencontre plus que ceux des corps ; c’est-à-dire que l’assemblée contient seulement des bourgeois et ne reçoit presque plus d’artisans. Le peuple, qui ne se laisse pas prendre aussi aisément qu’on se l’imagine aux vains semblants de la liberté, cesse alors partout de s’intéresser aux affaires de la commune et vit dans l’intérieur de ses propres murs comme un étranger. Inutilement ses magistrats essayent de temps en temps de réveiller en lui ce patriotisme municipal qui a fait tant de merveilles dans le moyen-âge : il reste sourd. Les plus grands intérêts de la ville semblent ne plus le toucher. On voudrait qu’il allât voter, là où on a cru devoir conserver la vaine image d’une élection libre : il s’entête à s’abstenir. Rien de plus commun qu’un pareil spectacle dans l’histoire. Presque tous les princes qui ont détruit la liberté ont tenté d’abord d’en maintenir les formes : cela s’est vu depuis Auguste jusqu’à nos jours ; ils se flattaient ainsi de réunir à la force morale que donne toujours l’assentiment public les commodités que la puissance absolue peut seule offrir. Presque tous ont échoué dans cette entreprise, et ont bientôt découvert qu’il était impossible de faire durer longtemps ces menteuses apparences là où la réalité n’était plus.

Au dix-huitième siècle, le gouvernement municipal des villes avait donc dégénéré partout en une petite oligarchie. Quelques familles y conduisaient toutes les affaires dans des vues particulières, loin de l’œil du public et sans être responsables envers lui : c’est une maladie dont cette administration est atteinte dans la France entière. Tous les intendants la signalent  ; mais le seul remède qu’ils imaginent, c’est d’assujettir de plus en plus les pouvoirs locaux au gouvernement central.

Il était cependant difficile de le mieux faire qu’on ne l’avait déjà fait ; indépendamment des édits qui de temps à autre modifient l’administration de toutes les villes, les lois particulières à chacune d’elles sont souvent bouleversées par des règlements du conseil non enregistrés, rendus sur les propositions des intendants, sans enquête préalable, et quelquefois sans que les habitants de la ville eux-mêmes s’en doutent.

« Cette mesure, disent les habitants d’une ville qui avait été atteinte par un semblable arrêt, a étonné tous les ordres de la ville, qui ne s’attendaient à rien de semblable. »

Les villes ne peuvent ni établir un octroi, ni lever une contribution, ni hypothéquer, ni vendre, ni plaider, ni affermer leurs biens, ni les administrer, ni faire emploi de l’excédent de leurs recettes, sans qu’il intervienne un arrêt du conseil sur le rapport de l’intendant. Tous leurs travaux sont exécutés sur des plans et d’après des devis que le conseil a approuvés par arrêt. C’est devant l’intendant ou ses subdélégués qu’on les adjuge, et c’est d’ordinaire l’ingénieur ou l’architecte de l’État qui les conduit. Voilà qui surprendra bien ceux qui pensent que tout ce qu’on voit en France est nouveau.

Mais le gouvernement central entre bien plus avant encore dans l’administration des villes que cette règle même ne l’indique ; son pouvoir y est bien plus étendu que son droit.

Je trouve dans une circulaire adressée vers le milieu du siècle par le contrôleur-général à tous les intendants : « Vous donnerez une attention particulière à tout ce qui se passe dans les assemblées municipales. Vous vous en ferez rendre le compte le plus exact et remettre toutes les délibérations qui y seront prises, pour me les envoyer sur-le-champ avec votre avis. »

On voit, en effet, par la correspondance de l’intendant avec ses subdélégués, que le gouvernement a la main dans toutes les affaires des villes, dans les moindres comme dans les plus grandes. On le consulte sur tout, et il a un avis décidé sur tout ; il y règle jusqu’aux fêtes. C’est lui qui commande, dans certains cas, les témoignages de l’allégresse publique, qui fait allumer les feux de joie et illuminer les maisons. Je trouve un intendant qui met à l’amende de vingt livres des membres de la garde bourgeoise qui se sont absentés du Te Deum.

Aussi les officiers municipaux ont-ils un sentiment convenable de leur néant.

« Nous vous prions très-humblement, monseigneur, écrivent quelques-uns d’entre eux à l’intendant, de nous accorder votre bienveillance et votre protection. Nous tâcherons de ne pas nous en rendre indignes, par notre soumission à tous les ordres de Votre Grandeur. » — « Nous n’avons jamais résisté à vos volontés, monseigneur, » écrivent d’autres qui s’intitulent encore magnifiquement pairs de la ville.

C’est ainsi que la classe bourgeoise se prépare au gouvernement et le peuple à la liberté.

Au moins, si cette étroite dépendance des villes avait préservé leurs finances ; mais il n’en est rien. On avance que sans la centralisation les villes se ruineraient aussitôt : je l’ignore ; mais il est certain que, dans le dix-huitième siècle, la centralisation ne les empêchait pas de se ruiner. Toute l’histoire administrative de ce temps est pleine du désordre de leurs affaires.

Que si nous allons des villes aux villages, nous rencontrons d’autres pouvoirs, d’autres formes, même dépendance.

Je vois bien les indices qui m’annoncent que, dans le moyen-âge, les habitants de chaque village ont formé une communauté distincte du seigneur. Celui-ci s’en servait, la surveillait, la gouvernait  ; mais elle possédait en commun certains biens dont elle avait la propriété propre ; elle élisait ses chefs, elle s’administrait elle-même démocratiquement.

Cette vieille constitution de la paroisse se retrouve chez toutes les nations qui ont été féodales et dans tous les pays où ces nations ont porté les débris de leurs lois. On en voit partout la trace en Angleterre, et elle était encore toute vivante en Allemagne il y a soixante ans, ainsi qu’on peut s’en convaincre en lisant le code du grand Frédéric. En France même, au dix-huitième siècle, il en existe encore quelques vestiges.

Je me souviens que, quand je recherchais pour la première fois, dans les archives d’une intendance, ce que c’était qu’une paroisse de l’ancien régime, j’étais surpris de retrouver, dans cette communauté si pauvre et si asservie, plusieurs des traits qui m’avaient frappé jadis dans les communes rurales d’Amérique, et que j’avais jugés alors à tort devoir être une singularité particulière au Nouveau-Monde. Ni l’une ni l’autre n’ont de représentation permanente, de corps municipal proprement dit ; l’une et l’autre sont administrées par des fonctionnaires qui agissent séparément, sous la direction de la communauté tout entière. Toutes deux ont, de temps à autre, des assemblées générales où tous les habitants, réunis dans un seul corps, élisent leurs magistrats et règlent les principales affaires. Elles se ressemblent, en un mot, autant qu’un vivant peut ressembler à un mort.

Ces deux êtres si différents dans leurs destinées ont eu, en effet, même naissance.

Transportée d’un seul coup loin de la féodalité et maîtresse absolue d’elle-même, la paroisse rurale du moyen-âge est devenue le township de la Nouvelle-Angleterre. Séparée du seigneur, mais serrée dans la puissante main de l’État, elle est devenue en France ce que nous allons dire.

Au dix-huitième siècle, le nombre et le nom des fonctionnaires de la paroisse varient suivant les provinces. On voit par les anciens documents que ces fonctionnaires avaient été plus nombreux quand la vie locale avait été plus active ; leur nombre a diminué à mesure qu’elle s’est engourdie. Dans la plupart des paroisses du dix-huitième siècle, ils sont réduits à deux : l’un se nomme collecteur, l’autre s’appelle le plus souvent le syndic. D’ordinaire ces officiers municipaux sont encore élus ou sont censés l’être ; mais ils sont devenus partout les instruments de l’État plus que les représentants de la communauté. Le collecteur lève la taille sous les ordres directs de l’intendant. Le syndic, placé sous la direction journalière du subdélégué de l’intendant, le représente dans toutes les opérations qui ont trait à l’ordre public ou au gouvernement. Il est son principal agent quand il s’agit de la milice, des travaux de l’État, de l’exécution de toutes les lois générales.

Le seigneur, comme nous l’avons déjà vu, reste étranger à tous ces détails du gouvernement ; il ne les surveille même plus ; il n’y aide pas ; bien plus, ces soins par lesquels s’entretenait jadis sa puissance lui paraissent indignes de lui, à mesure que sa puissance elle-même est mieux détruite. On blesserait aujourd’hui son orgueil en l’invitant à s’y livrer. Il ne gouverne plus ; mais sa présence dans la paroisse et ses privilèges empêchent qu’un bon gouvernement paroissial ne puisse s’établir à la place du sien. Un particulier si différent de tous les autres, si indépendant, si favorisé, y détruit ou y affaiblit l’empire de toutes les règles.

Comme son contact a fait fuir successivement vers la ville, ainsi que je le montrerai plus loin, presque tous ceux des habitants qui possédaient de l’aisance et des lumières, il ne reste en dehors de lui qu’un troupeau de paysans ignorants et grossiers, hors d’état de diriger l’administration des affaires communes. « Une paroisse, a dit avec raison Turgot, est un assemblage de cabanes et d’habitants non moins passifs qu’elles. »

Les documents administratifs du dix-huitième siècle sont remplis de plaintes que font naître l’impéritie, l’inertie et l’ignorance des collecteurs et des syndics de paroisses. Ministres, intendants, subdélégués, gentilshommes même, tous le déplorent sans cesse ; mais aucun ne remonte aux causes.

Jusqu’à la Révolution, la paroisse rurale de France conserve dans son gouvernement quelque chose de cet aspect démocratique qu’on lui avait vu dans le moyen-âge. S’agit-il d’élire des officiers municipaux ou de discuter quelque affaire commune : la cloche du village appelle les paysans devant le porche de l’église ; là, pauvres comme riches ont le droit de se présenter. L’assemblée réunie, il n’y a point, il est vrai, de délibération proprement dite ni de vote ; mais chacun peut exprimer son avis, et un notaire, requis à cet effet et instrumentant en plein vent, recueille les différents dires et les consigne dans un procès-verbal.

Quand on compare ces vaines apparences de la liberté avec l’impuissance réelle qui y était jointe, on découvre déjà en petit comment le gouvernement le plus absolu peut se combiner avec quelques-unes des formes de la plus extrême démocratie, de telle sorte qu’à l’oppression vienne encore s’ajouter le ridicule de n’avoir pas l’air de la voir. Cette assemblée démocratique de la paroisse pouvait bien exprimer des vœux, mais elle n’avait pas plus le droit de faire sa volonté que le conseil municipal de la ville. Elle ne pouvait même parler que quand on lui avait ouvert la bouche ; car ce n’était jamais qu’après avoir sollicité la permission expresse de l’intendant, et, comme on le disait alors, appliquant le mot à la chose, sous son bon plaisir, qu’on pouvait la réunir. Fût-elle unanime, elle ne pouvait ni s’imposer, ni vendre, ni acheter, ni louer, ni plaider, sans que le conseil du roi le permît. Il fallait obtenir un arrêt de ce conseil pour réparer le dommage que le vent venait de causer au toit de l’église ou relever le mur croulant du presbytère. La paroisse rurale la plus éloignée de Paris était soumise à cette règle comme les plus proches. J’ai vu des paroisses demander au conseil le droit de dépenser vingt-cinq livres.

Les habitants avaient retenu, d’ordinaire, il est vrai, le droit d’élire par vote universel leurs magistrats  ; mais il arrivait souvent que l’intendant désignait à ce petit corps électoral un candidat qui ne manquait guère d’être nommé à l’unanimité des suffrages. D’autres fois il cassait l’élection spontanément faite, nommait lui-même le collecteur et le syndic, et suspendait indéfiniment toute élection nouvelle. J’en ai vu mille exemples.

On ne saurait imaginer de destinée plus cruelle que celle de ces fonctionnaires communaux. Le dernier agent du gouvernement central, le subdélégué, les faisait obéir à ses moindres caprices. Souvent il les condamnait à l’amende ; quelquefois il les faisait emprisonner ; car les garanties qui, ailleurs, défendaient encore les citoyens contre l’arbitraire n’existaient plus ici. « J’ai fait mettre en prison, dit un intendant en 1750, quelques principaux des communautés qui murmuraient, et j’ai fait payer à ces communautés la course des cavaliers de la maréchaussée. Par ce moyen, elles ont été facilement matées. » Aussi les fonctions paroissiales étaient-elles considérées moins comme des honneurs que comme des charges auxquelles on cherchait, par toutes sortes de subterfuges, à se dérober.

Et pourtant ces derniers débris de l’ancien gouvernement de la paroisse étaient encore chers aux paysans, et aujourd’hui même, de toutes les libertés publiques, la seule qu’ils comprennent bien, c’est la liberté paroissiale. L’unique affaire de nature publique qui les intéresse réellement est celle-là. Tel qui laisse volontiers le gouvernement de toute la nation dans la main d’un maître, regimbe à l’idée de n’avoir pas à dire son mot dans l’administration de son village : tant il y a encore de poids dans les formes les plus creuses !

Ce que je viens de dire des villes et des paroisses, il faut l’étendre à presque tous les corps qui avaient une existence à part et une propriété collective.

Sous l’ancien régime comme de nos jours, il n’y avait ville, bourg, village, ni si petit hameau en France, hôpital, fabrique, couvent ni collège, qui pût avoir une volonté indépendante dans ses affaires particulières, ni administrer à sa volonté ses propres biens. Alors, comme aujourd’hui, l’administration tenait donc tous les Français en tutelle ; et si l’insolence du mot ne s’était pas encore produite, on avait du moins déjà la chose.


CHAPITRE IV


que la justice administrative et la garantie des fonctionnaires sont des institutions de l’ancien régime.


Il n’y avait pas de pays en Europe où les tribunaux ordinaires dépendissent moins du gouvernement qu’en France ; mais il n’y en avait guère non plus où les tribunaux exceptionnels fussent plus en usage. Ces deux choses se tenaient de plus près qu’on ne se l’imagine. Comme le roi n’y pouvait presque rien sur le sort des juges ; qu’il ne pouvait ni les révoquer, ni les changer de lieu, ni même le plus souvent les élever en grade ; qu’en un mot il ne les tenait ni par l’ambition, ni par la peur, il s’était bientôt senti gêné par cette indépendance. Cela l’avait porté, plus que nulle part ailleurs, à leur soustraire la connaissance des affaires qui intéressaient directement son pouvoir, et à créer, pour son usage particulier, à côté d’eux, une espèce de tribunal plus dépendant, qui présentait à ses sujets quelque apparence de la justice, sans lui en faire craindre la réalité.

Dans les pays, comme certaines parties de l’Allemagne, où les tribunaux ordinaires n’avaient jamais été aussi indépendants du gouvernement que les tribunaux français d’alors, pareille précaution ne fut pas prise et la justice administrative n’exista jamais. Le prince s’y trouvait assez maître des juges pour n’avoir pas besoin de commissaires.

Si l’on veut bien lire les édits et déclarations du roi publiés dans le dernier siècle de la monarchie, aussi bien que les arrêts du conseil rendus dans ce même temps, on en trouvera peu où le gouvernement, après avoir pris une mesure, ait omis de dire que les contestations auxquelles elle peut donner lieu et les procès qui peuvent en naître seront exclusivement portés devant les intendants et devant le conseil. « Ordonne en outre Sa Majesté que toutes les contestations qui pourront survenir sur l’exécution du présent arrêt, circonstances et dépendances, seront portées devant l’intendant, pour être jugées par lui, sauf appel au conseil. Défendons à nos cours et tribunaux d’en prendre connaissance. » C’est la formule ordinaire.

Dans les matières réglées par des lois ou des coutumes anciennes, où cette précaution n’a pas été prise, le conseil intervient sans cesse par voie d’évocation, enlève d’entre les mains des juges ordinaires l’affaire où l’administration est intéressée, et l’attire à lui. Les registres du conseil sont remplis d’arrêts d’évocation de cette espèce. Peu à peu l’exception se généralise, le fait se transforme en théorie. Il s’établit, non dans les lois, mais dans l’esprit de ceux qui les appliquent, comme maxime d’État, que tous les procès dans lesquels un intérêt public est mêlé, ou qui naissent de l’interprétation d’un acte administratif, ne sont point du ressort des juges ordinaires, dont le seul rôle est de prononcer entre des intérêts particuliers. En cette matière, nous n’avons fait que trouver la formule : à l’ancien régime appartient l’idée.

Dès ce temps-là, la plupart des questions litigieuses qui s’élèvent à propos de la perception de l’impôt sont de la compétence exclusive de l’intendant et du conseil. Il en est de même pour tout ce qui se rapporte à la police du roulage et des voitures publiques, à la grande voirie, à la navigation des fleuves, etc. ; en général, c’est devant des tribunaux administratifs que se vident tous les procès dans lesquels l’autorité publique est intéressée.

Les intendants veillent avec grand soin à ce que cette juridiction exceptionnelle s’étende sans cesse ; ils avertissent le contrôleur-général et aiguillonnent le conseil. La raison que donne un de ces magistrats pour obtenir une évocation mérite d’être conservée : « Le juge ordinaire, dit-il, est soumis à des règles fixes, qui l’obligent de réprimer un fait contraire à la loi ; mais le conseil peut toujours déroger aux règles dans un but utile. »

D’après ce principe, on voit souvent l’intendant ou le conseil attirer à eux des procès qui ne se rattachent que par un lien presque invisible à l’administration publique, ou même qui, visiblement, ne s’y rattachent point du tout. Un gentilhomme en querelle avec son voisin, et mécontent des dispositions de ses juges, demande au conseil d’évoquer l’affaire ; l’intendant consulté répond : « Quoiqu’il ne s’agisse ici que de droits particuliers, dont la connaissance appartient aux tribunaux, Sa Majesté peut toujours, quand elle le veut, se réserver la connaissance de toute espèce d’affaire, sans qu’elle puisse être comptable de ses motifs. »

C’est d’ordinaire devant l’intendant ou le prévôt de la maréchaussée que sont renvoyés, par suite d’évocation, tous les gens du peuple auxquels il arrive de troubler l’ordre par quelque acte de violence. La plupart des émeutes que la cherté des grains fait si souvent naître donnent lieu à des évocations de cette espèce. L’intendant s’adjoint alors un certain nombre de gradués, sorte de conseil de préfecture improvisé qu’il a choisi lui-même, et juge criminellement. J’ai trouvé des arrêts, rendus de cette manière, qui condamnent des gens aux galères et même à mort. Les procès criminels jugés par l’intendant sont encore fréquents à la fin du dix-septième siècle.

Les légistes modernes, en fait de droit administratif, nous assurent qu’on a fait un grand progrès depuis la Révolution : « Auparavant les pouvoirs judiciaires et administratifs étaient confondus, disent-ils ; on les a démêlés depuis et on a remis chacun d’eux à sa place. » Pour bien apprécier le progrès dont on parle ici, il ne faut jamais oublier que, si d’une part, le pouvoir judiciaire, dans l’ancien régime, s’étendait sans cesse au-delà de la sphère naturelle de son autorité, d’une autre part, il ne la remplissait jamais complètement. Qui voit l’une de ces deux choses sans l’autre n’a qu’une idée incomplète et fausse de l’objet. Tantôt on permettait aux tribunaux de faire des règlements d’administration publique, ce qui était manifestement hors de leur ressort, tantôt on leur interdisait de juger de véritables procès, ce qui était les exclure de leur domaine propre. Nous avons, il est vrai, chassé la justice de la sphère administrative où l’ancien régime l’avait laissée s’introduire fort indûment ; mais dans le même temps, comme on le voit, le gouvernement s’introduisait sans cesse dans la sphère naturelle de la justice, et nous l’y avons laissé : comme si la confusion des pouvoirs n’était pas aussi dangereuse de ce côté que de l’autre, et même pire ; car l’intervention de la justice dans l’administration ne nuit qu’aux affaires, tandis que l’intervention de l’administration dans la justice déprave les hommes et tend à les rendre tout à la fois révolutionnaires et serviles.

Parmi les neuf ou dix constitutions qui ont été établies à perpétuité en France depuis soixante ans, il s’en trouve une dans laquelle il est dit expressément qu’aucun agent de l’administration ne peut être poursuivi devant les tribunaux ordinaires sans qu’au préalable la poursuite n’ait été autorisée. L’article parut si bien imaginé, qu’en détruisant la constitution dont il faisait partie, on eut soin de le tirer du milieu des ruines, et que, depuis, on l’a toujours tenu soigneusement à l’abri des révolutions. Les administrateurs ont encore coutume d’appeler le privilège qui leur est accordé par cet article une des grandes conquêtes de 89 ; mais en cela ils se trompent également, car, sous l’ancienne monarchie, le gouvernement n’avait guère moins de soin que de nos jours d’épargner aux fonctionnaires le désagrément d’avoir à se confesser à la justice, comme de simples citoyens. La seule différence essentielle entre les deux époques est celle-ci : avant la Révolution, le gouvernement ne pouvait couvrir ses agents qu’en recourant à des mesures illégales et arbitraires, tandis que, depuis, il a pu légalement leur laisser violer les lois.

Lorsque les tribunaux de l’ancien régime voulaient poursuivre un représentant quelconque du pouvoir central, il intervenait d’ordinaire un arrêt du conseil qui soustrayait l’accusé à ses juges et le renvoyait devant des commissaires que le conseil nommait ; car, comme l’écrit un conseiller d’État de ce temps-là, un administrateur ainsi attaqué eût trouvé de la prévention dans l’esprit des juges ordinaires, et l’autorité du roi eût été compromise. Ces sortes d’évocations n’arrivaient pas seulement de loin en loin, mais tous les jours ; non-seulement à propos des principaux agents, mais des moindres. Il suffisait de tenir à l’administration par le plus petit fil pour n’avoir rien à craindre que d’elle. Un piqueur des ponts-et-chaussées chargé de diriger la corvée est poursuivi par un paysan qu’il a maltraité. Le conseil évoque l’affaire, et l’ingénieur en chef, écrivant confidentiellement à l’intendant, dit à ce propos : « A la vérité, le piqueur est très-répréhensible, mais ce n’est pas une raison pour laisser l’affaire suivre son cours ; car il est de la plus grande importance pour l’administration des ponts et chaussées que la justice ordinaire n’entende ni ne reçoive les plaintes des corvéables contre les piqueurs des travaux. Si cet exemple était suivi, ces travaux seroient troublés par des procès continuels, que l’animosité publique qui s’attache à ces fonctionnaires feroit naître. »

Dans une autre circonstance, l’intendant lui-même mande au contrôleur-général, à propos d’un entrepreneur de l’État qui avait pris dans le champ du voisin les matériaux dont il s’était servi : « Je ne puis assez vous représenter combien il seroit préjudiciable aux intérêts de l’administration d’abandonner ses entrepreneurs au jugement des tribunaux ordinaires, dont les principes ne peuvent jamais se concilier avec les siens. »

Il y a un siècle précisément que ces lignes ont été écrites, et il semble que les administrateurs qui les écrivirent aient été nos contemporains.


CHAPITRE V


comment la centralisation avait pu s’introduire aussi au milieu des anciens pouvoirs, et les supplanter sans les détruire.


Maintenant, récapitulons un peu ce que nous avons dit dans les trois derniers chapitres qui précèdent : un corps unique, et placé au centre du royaume, qui réglemente l’administration publique dans tout le pays  ; le même ministre dirigeant presque toutes les affaires intérieures  ; dans chaque province, un seul agent qui en conduit tout le détail ; point de corps administratifs secondaires ou des corps qui ne peuvent agir sans qu’on les autorise d’abord à se mouvoir ; des tribunaux exceptionnels qui jugent les affaires où l’administration est intéressée et couvrent tous ses agents. Qu’est ceci, sinon la centralisation que nous connaissons ? Ses formes sont moins marquées qu’aujourd’hui, ses démarches moins réglées, son existence plus troublée  ; mais c’est le même être. On n’a eu, depuis à lui ajouter ni à lui ôter rien d’essentiel  ; il a suffi d’abattre tout ce qui s’élevait autour d’elle pour qu’elle apparût telle que nous la voyons.

La plupart des institutions que je viens de décrire ont été imitées depuis en cent endroits divers ; mais elles étaient alors particulières à la France, et nous allons bientôt voir quelle grande influence elles ont eue sur la Révolution française et sur ses suites.

Mais comment ces institutions de date nouvelle avaient-elles pu se fonder en France au milieu des débris de la société féodale ?

Ce fut une œuvre de patience, d’adresse et de longueur de temps, plus que de force et de plein pouvoir. Au moment où la Révolution survint, on n’avait encore presque rien détruit du vieil édifice administratif de la France ; on en avait, pour ainsi dire, bâti un autre en sous-œuvre.

Rien n’indique que, pour opérer ce difficile travail, le gouvernement de l’ancien régime ait suivi un plan profondément médité à l’avance ; il s’était seulement abandonné à l’instinct qui porte tout gouvernement à vouloir mener seul toutes les affaires, instinct qui demeurait toujours le même à travers la diversité des agents. Il avait laissé aux anciens pouvoirs leurs noms antiques et leurs honneurs, mais il leur avait peu à peu soustrait leur autorité. Il ne les avait pas chassés, mais éconduits de leurs domaines. Profitant de l’inertie de celui-ci, de l’égoïsme de celui-là, pour prendre sa place ; s’aidant de tous leurs vices, n’essayant jamais de les corriger, mais seulement de les supplanter, il avait fini par les remplacer presque tous, en effet, par un agent unique, l’intendant, dont on ne connaissait pas même le nom quand ils étaient nés.

Le pouvoir judiciaire seul l’avait gêné dans cette grande entreprise ; mais là même il avait fini par saisir la substance du pouvoir, n’en laissant que l’ombre à ses adversaires. Il n’avait pas exclu les parlements de la sphère administrative ; il s’y était étendu lui-même graduellement de façon à la remplir presque tout entière. Dans certains cas extraordinaires et passagers, dans les temps de disette, par exemple, où les passions du peuple offraient un point d’appui à l’ambition des magistrats, le gouvernement central laissait un moment les parlements administrer et leur permettait de faire un bruit qui souvent a retenti dans l’histoire ; mais bientôt il reprenait en silence sa place, et remettait discrètement la main sur tous les hommes et sur toutes les affaires.

Si l’on veut bien faire attention à la lutte des parlements contre le pouvoir royal, on verra que c’est presque toujours sur le terrain de la politique, et non sur celui de l’administration, qu’on se rencontre. Les querelles naissent d’ordinaire à propos d’un nouvel impôt ; c’est-à-dire que ce n’est pas la puissance administrative que les deux adversaires se disputent, mais le pouvoir législatif, dont ils avaient aussi peu de droits de s’emparer l’un que l’autre.

Il en est de plus en plus ainsi, en approchant de la Révolution. À mesure que les passions populaires commencent à s’enflammer, le parlement se mêle avantage à la politique ; et comme, dans le même temps, le pouvoir central et ses agents deviennent plus expérimentés et plus habiles, ce même parlement s’occupe de moins en moins de l’administration proprement dite ; chaque jour, moins administrateur et plus tribun.

Le temps, d’ailleurs, ouvre sans cesse au gouvernement central de nouveaux champs d’action où les tribunaux n’ont pas l’agilité de le suivre ; car il s’agit d’affaires nouvelles sur lesquelles ils n’ont pas de précédents et qui sont étrangères à leur routine. La société, qui est en grand progrès, fait naître à chaque instant des besoins nouveaux, et chacun d’eux est pour lui une source nouvelle de pouvoir ; car lui seul est en état de les satisfaire. Tandis que la sphère administrative des tribunaux reste fixe, la sienne est mobile et s’étend sans cesse avec la civilisation même.

La Révolution, qui approche et commence à agiter l’esprit de tous les Français, leur suggère mille idées nouvelles que lui seul peut réaliser ; avant de le renverser, elle le développe. Lui-même se perfectionne comme tout le reste. Cela frappe singulièrement quand on étudie ses archives. Le contrôleur-général et l’intendant de 1790 ne ressemblent plus à l’intendant et au contrôleur-général de 1740 ; l’administration est transformée. Ses agents sont les mêmes, un autre esprit les meut. À mesure qu’elle est devenue plus détaillée, plus étendue, elle est aussi devenue plus régulière et plus savante. Elle s’est modérée en achevant de s’emparer de tout ; elle opprime moins, elle conduit davantage.

Les premiers efforts de la Révolution avaient détruit cette grande institution de la monarchie ; elle fut restaurée en 1800. Ce ne sont pas, comme on l’a dit tant de fois, les principes de 1789 en matière d’administration qui ont triomphé à cette époque et depuis, mais bien au contraire ceux de l’ancien régime qui furent tous remis alors en vigueur et y demeurèrent.

Si l’on me demande comment cette portion de l’ancien régime a pu être ainsi transportée tout d’une pièce dans la société nouvelle et s’y incorporer, je répondrai que, si la centralisation n’a point péri dans la Révolution, c’est qu’elle était elle-même le commencement de cette révolution et son signe ; et j’ajouterai que, quand un peuple a détruit dans son sein l’aristocratie, il court vers la centralisation comme de lui-même. Il faut alors bien moins d’efforts pour le précipiter sur cette pente que pour l’y retenir. Dans son sein tous les pouvoirs tendent naturellement vers l’unité, et ce n’est qu’avec beaucoup d’art qu’on peut parvenir à les tenir divisés.

La révolution démocratique, qui a détruit tant d’institutions de l’ancien régime, devait donc consolider celle-ci, et la centralisation trouvait si naturellement sa place dans la société que cette révolution avait formée, qu’on a pu aisément la prendre pour une de ses œuvres.


CHAPITRE VI


des mœurs administratives sous l’ancien régime.


On ne saurait lire la correspondance d’un intendant de l’ancien régime avec ses supérieurs et ses subordonnés sans admirer comment la similitude des institutions rendait les administrateurs de ce temps-là pareils aux nôtres. Ils semblent se donner la main à travers le gouffre de la Révolution qui les sépare. J’en dirai autant des administrés. Jamais la puissance de la législation sur l’esprit des hommes ne s’est mieux fait voir.

Le ministre a déjà conçu le désir de pénétrer avec ses propres yeux dans le détail de toutes les affaires et de régler lui-même tout à Paris. À mesure que le temps marche et que l’administration se perfectionne, cette passion augmente. Vers la fin du dix-huitième siècle, il ne s’établit pas un atelier de charité au fond d’une province éloignée sans que le contrôleur-général veuille surveiller lui-même la dépense, en rédiger le règlement et en fixer le lieu. Crée-t-on des maisons de mendicité : il faut lui apprendre le nom des mendiants qui s’y présentent, lui dire précisément quand ils sortent et quand ils entrent. Dès le milieu du siècle (1733), M. d’Argenson écrivait : « Les détails confiés aux ministres sont immenses. Rien ne se fait sans eux, rien que par eux, et si leurs connaissances ne sont pas aussi étendues que leurs pouvoirs, ils sont forcés de laisser tout faire à des commis qui deviennent les véritables maîtres. »

Un contrôleur-général ne demande pas seulement des rapports sur les affaires, mais de petits renseignements sur les personnes. L’intendant s’adresse à son tour à ses subdélégués, et ne manque guère de répéter mot pour mot ce que ceux-ci lui disent, absolument comme s’il le savait pertinemment par lui-même.

Pour arriver à tout diriger de Paris et à y tout savoir, il a fallu inventer mille moyens de contrôle. La masse des écritures est déjà énorme, et les lenteurs de la procédure administrative si grandes, que je n’ai jamais remarqué qu’il s’écoulât moins d’un an avant qu’une paroisse pût obtenir l’autorisation de relever son clocher ou de réparer son presbytère ; le plus souvent deux ou trois années se passent avant que la demande soit accordée.

Le conseil lui-même remarque, dans un de ses arrêts (29 mars 1773), « que les formalités administratives entraînent des délais infinis dans les affaires et n’excitent que trop souvent les plaintes les plus justes ; formalités cependant toutes nécessaires », ajoute-t-il.

Je croyais que le goût de la statistique était particulier aux administrateurs de nos jours ; mais je me trompais. Vers la fin de l’ancien régime, on envoie souvent à l’intendant de petits tableaux tout imprimés qu’il n’a plus qu’à faire remplir par ses subdélégués et par les syndics des paroisses. Le contrôleur-général se fait faire des rapports sur la nature des terres, sur leur culture, l’espèce et la quantité des produits, le nombre des bestiaux, l’industrie et les mœurs des habitants. Les renseignements ainsi obtenus ne sont guère moins circonstanciés ni plus certains que ceux que fournissent en pareils cas de nos jours les sous-préfets et les maires. Le jugement que les subdélégués portent, à cette occasion, sur le caractère de leurs administrés, est en général peu favorable. Ils reviennent souvent sur cette opinion que « le paysan est naturellement paresseux, et ne travaillerait pas s’il n’y était obligé pour vivre. »

C’est là une doctrine économique qui paraît fort répandue chez ces administrateurs.

Il n’y a pas jusqu’à la langue administrative des deux époques qui ne se ressemble d’une manière frappante. Des deux parts, le style est également décoloré, coulant, vague et mou ; la physionomie particulière de chaque écrivain s’y efface et va se perdant dans une médiocrité commune. Qui lit un préfet lit un intendant.

Seulement, vers la fin du siècle, quand le langage particulier de Diderot et de Rousseau a eu le temps de se répandre et de se délayer dans la langue vulgaire, la fausse sensibilité qui remplit les livres de ces écrivains gagne les administrateurs et pénètre même jusqu’aux gens de finance. Le style administratif, dont le tissu est ordinairement fort sec, devient alors parfois onctueux et presque tendre. Un subdélégué se plaint à l’intendant de Paris « qu’il éprouve souvent dans l’exercice de ses fonctions une douleur très-poignante à une âme sensible ».

Le gouvernement distribuait, comme de nos jours, aux paroisses certains secours de charité, à la condition que les habitants devaient faire de leur côté certaines offrandes. Quand la somme ainsi offerte par eux est suffisante, le contrôleur-général écrit en marge de l’état de répartition : Bon, témoigner satisfaction ; mais quand elle est considérable, il écrit : Bon, témoigner satisfaction et sensibilité.

Les fonctionnaires administratifs, presque tous bourgeois, forment déjà une classe qui a son esprit particulier, ses traditions, ses vertus, son honneur, son orgueil propre. C’est l’aristocratie de la société nouvelle qui est déjà formée et vivante ; elle attend seulement que la Révolution ait vidé sa place.

Ce qui caractérise déjà l’administration en France, c’est la haine violente que lui inspirent indistinctement tous ceux, nobles ou bourgeois, qui veulent s’occuper d’affaires publiques en dehors d’elle. Le moindre corps indépendant qui semble vouloir se former sans son concours lui fait peur ; la plus petite association libre, quel qu’en soit l’objet, l’importune ; elle ne laisse subsister que celles qu’elle a composées arbitrairement et qu’elle préside. Les grandes compagnies industrielles elles-mêmes lui agréent peu ; en un mot, elle n’entend point que les citoyens s’ingèrent d’une manière quelconque dans l’examen de leurs propres affaires ; elle préfère la stérilité à la concurrence. Mais, comme il faut toujours laisser aux Français la douceur d’un peu de licence, pour les consoler de leur servitude, le gouvernement permet de discuter fort librement toutes sortes de théories générales et abstraites en matière de religion, de philosophie, de morale et même de politique. Il souffre assez volontiers qu’on attaque les principes fondamentaux sur lesquels reposait alors la société, et qu’on discute jusqu’à Dieu même, pourvu qu’on ne glose point sur ses moindres agents. Il se figure que cela ne le regarde pas.

Quoique les journaux du dix-huitième siècle, ou, comme on disait dans ce temps-là, les gazettes, continssent plus de quatrains que de polémique, l’administration voit déjà d’un œil fort jaloux cette petite puissance. Elle est débonnaire pour les livres, mais déjà fort âpre contre les journaux ; ne pouvant les supprimer absolument, elle entreprend de les tourner à son seul usage. Je trouve, à la date de 1761, une circulaire adressée à tous les intendants du royaume, où l’on annonce que le roi (c’était Louis XV) a décidé que désormais la Gazette de France serait composée sous les yeux mêmes du gouvernement : « Voulant Sa Majesté, dit la circulaire, rendre cette feuille intéressante et lui assurer la supériorité sur toutes les autres. En conséquence, ajoute le ministre, vous voudrez bien m’adresser un bulletin de tout ce qui se passe dans votre généralité de nature à intéresser la curiosité publique, particulièrement ce qui se rapporte à la physique, à l’histoire naturelle, faits singuliers et intéressants. » À la circulaire est joint un prospectus dans lequel on annonce que la nouvelle gazette, quoique paraissant plus souvent et contenant plus de matière que le journal qu’elle remplace, coûtera aux abonnés beaucoup moins.

Muni de ces documents, l’intendant écrit à ses subdélégués et les met à l’œuvre  ; mais ceux-ci commencent par répondre qu’ils ne savent rien. Survient une nouvelle lettre du ministre, qui se plaint amèrement de la stérilité de la province. « Sa Majesté m’ordonne de vous dire que son intention est que vous vous occupiez très-sérieusement de cette affaire et donniez les ordres les plus précis à vos agents. » Les subdélégués s’exécutent alors : l’un d’eux mande qu’un contrebandier en saunage (contrebande de sel) a été pendu et a montré un grand courage ; un autre, qu’une femme de son arrondissement est accouchée à la fois de trois filles ; un troisième, qu’il a éclaté un terrible orage, qui, il est vrai, n’a causé aucun mal. Il y en a un qui déclare que, malgré tous ses soins, il n’a rien découvert qui fût digne d’être signalé, mais qu’il s’abonne lui-même à une gazette si utile et va inviter tous les honnêtes gens à l’imiter. Tant d’efforts semblent cependant peu efficaces ; car une nouvelle lettre nous apprend « que le roi, qui a la bonté, dit le ministre, de descendre lui-même dans tout le détail des mesures relatives au perfectionnement de la gazette, et qui veut donner à ce journal la supériorité et la célébrité qu’il mérite, a témoigné beaucoup de mécontentement en voyant que ses vues étaient si mal remplies ».

On voit que l’histoire est une galerie de tableaux où il y a peu d’originaux et beaucoup de copies.

Il faut, du reste, reconnaître qu’en France le gouvernement central n’imite jamais ces gouvernements du midi de l’Europe, qui semblent ne s’être emparés de tout que pour laisser tout stérile. Celui-ci montre souvent une grande intelligence de sa tâche et toujours une prodigieuse activité. Mais son activité est souvent improductive et même malfaisante, parce que, parfois, il veut faire ce qui est au-dessus de ses forces, ou fait ce que personne ne contrôle.

Il n’entreprend guère ou il abandonne bientôt les réformes les plus nécessaires, qui, pour réussir, demandent une énergie persévérante ; mais il change sans cesse quelques règlements ou quelques lois. Rien ne demeure un instant en repos dans la sphère qu’il habite. Les nouvelles règles se succèdent avec une rapidité si singulière, que les agents, à force d’être commandés, ont souvent peine à démêler comment il faut obéir. Des officiers municipaux se plaignent au contrôleur-général lui-même de la mobilité extrême de la législation secondaire. « La variation des seuls règlements de finance, disent-ils, est telle, qu’elle ne permet pas à un officier municipal, fût-il inamovible, de faire autre chose qu’étudier les nouveaux règlements, à mesure qu’ils paraissent, jusqu’au point d’être obligé de négliger ses propres affaires. »

Lors même que la loi n’était pas changée, la manière de l’appliquer variait tous les jours. Quand on n’a pas vu l’administration de l’ancien régime à l’œuvre, en lisant les documents secrets qu’elle a laissés, on ne saurait imaginer le mépris où finit par tomber la loi, dans l’esprit même de ceux qui l’appliquent, lorsqu’il n’y a plus ni assemblée politique, ni journaux, pour ralentir l’activité capricieuse et borner l’humeur arbitraire et changeante des ministres et de leurs bureaux.

On ne trouve guère d’arrêts du conseil qui ne rappellent des lois antérieures, souvent de date très-récente, qui ont été rendues, mais non exécutées. Il n’y a pas, en effet, d’édit, de déclaration du roi, de lettres patentes solennellement enregistrées qui ne souffrent mille tempéraments dans la pratique. On voit par les lettres des contrôleurs-généraux et des intendants que le gouvernement permet sans cesse de faire par exception autrement qu’il n’ordonne. Il brise rarement la loi, mais chaque jour il la fait plier doucement dans tous les sens, suivant les cas particuliers et pour la grande facilité des affaires.

L’intendant écrit au ministre à propos d’un droit d’octroi auquel un adjudicataire des travaux de l’État voulait se soustraire : « Il est certain qu’à prendre à la rigueur les édits et les arrêts que je viens de citer, il n’existe dans le royaume aucun exempt de ces droits ; mais ceux qui sont versés dans la connaissance des affaires savent qu’il en est de ces dispositions impérieuses comme des peines qu’elles prononcent, et que, quoiqu’on les trouve dans presque tous les édits, déclarations et arrêts portant établissement d’impôts, cela n’a jamais empêché les exceptions. »

L’ancien régime est là tout entier : une règle rigide, une pratique molle ; tel est son caractère.

Qui voudrait juger le gouvernement de ce temps-là par le recueil de ses lois, tomberait dans les erreurs les plus ridicules. Je trouve, à la date de 1757, une déclaration du roi qui condamne à mort tous ceux qui composeront ou imprimeront des écrits contraires à la religion ou à l’ordre établi. Le libraire qui les vend, le marchand qui les colporte, doit subir la même peine. Serions-nous revenus au siècle de saint Dominique ? Non, c’est précisément le temps où régnait Voltaire.

On se plaint souvent de ce que les Français méprisent la loi ; hélas ! quand auraient-ils pu apprendre à la respecter ? On peut dire que, chez les hommes de l’ancien régime, la place que la notion de la loi doit occuper dans l’esprit humain était vacante. Chaque solliciteur demande qu’on sorte en sa faveur de la règle établie, avec autant d’insistance et d’autorité que s’il demandait qu’on y rentrât, et on ne la lui oppose jamais, en effet, que quand on a envie de l’éconduire. La soumission du peuple à l’autorité est encore complète, mais son obéissance est un effet de la coutume plutôt que de la volonté ; car, s’il lui arrive par hasard de s’émouvoir, la plus petite émotion le conduit aussitôt jusqu’à la violence, et presque toujours c’est aussi la violence et l’arbitraire, et non la loi, qui le répriment.

Le pouvoir central en France n’a pas encore acquis au dix-huitième siècle cette constitution saine et vigoureuse que nous lui avons vue depuis ; néanmoins, comme il est déjà parvenu à détruire tous les pouvoirs intermédiaires, et qu’entre lui et les particuliers il n’existe plus rien qu’un espace immense et vide, il apparaît déjà de loin à chacun d’eux comme le seul ressort de la machine sociale, l’agent unique et nécessaire de la vie publique.

Rien ne le montre mieux que les écrits de ses détracteurs eux-mêmes. Quand le long malaise qui précède la Révolution commence à se faire sentir, on voit éclore toutes sortes de systèmes nouveaux en matière de société et de gouvernement. Les buts que se proposent ces réformateurs sont divers, mais leur moyen est toujours le même. Ils veulent emprunter la main du pouvoir central et l’employer à tout briser et à tout refaire suivant un nouveau plan qu’ils ont conçu eux-mêmes ; lui seul leur paraît en état d’accomplir une pareille tâche. La puissance de l’État doit être sans limite comme son droit, disent-ils ; il ne s’agit que de lui persuader d’en faire un usage convenable. Mirabeau le père, ce gentilhomme si entiché des droits de la noblesse, qu’il appelle crûment les intendants des intrus, et déclare que, si on abandonnait au gouvernement seul le choix des magistrats, les cours de justice ne seraient bientôt que des bandes de commissaires, Mirabeau lui-même n’a de confiance que dans l’action du pouvoir central pour réaliser ses chimères.

Ces idées ne restent point dans les livres ; elles descendent dans tous les esprits, se mêlent aux mœurs, entrent dans les habitudes et pénètrent de toutes parts, jusque dans la pratique journalière de la vie.

Personne n’imagine pouvoir mener à bien une affaire importante si l’État ne s’en mêle. Les agriculteurs eux-mêmes, gens d’ordinaire fort rebelles aux préceptes, sont portés à croire que, si l’agriculture ne se perfectionne pas, la faute en est principalement au gouvernement, qui ne leur donne ni assez d’avis, ni assez de secours. L’un d’eux écrit à un intendant, d’un ton irrité où l’on sent déjà la Révolution : « Pourquoi le gouvernement ne nomme-t-il pas des inspecteurs qui iraient une fois par an dans les provinces voir l’état des cultures, enseigneraient aux cultivateurs à les changer pour le mieux, leur diraient ce qu’il faut faire des bestiaux, la façon de les mettre à l’engrais, de les élever, de les vendre, et où il faut les mener au marché ? On devrait bien rétribuer ces inspecteurs. Le cultivateur qui donnerait des preuves de la meilleure culture recevrait des marques d’honneur. »

Des inspecteurs et des croix ! voilà un moyen dont un fermier du comté de Suffolk ne se serait jamais avisé !

Aux yeux du plus grand nombre, il n’y a déjà que le gouvernement qui puisse assurer l’ordre public : le peuple n’a peur que de la maréchaussée ; les propriétaires n’ont quelque confiance qu’en elle. Pour les uns et pour les autres, le cavalier de la maréchaussée n’est pas seulement le principal défenseur de l’ordre, c’est l’ordre lui-même. « Il n’est personne, dit l’assemblée provinciale de Guyenne, qui n’ait remarqué combien la vue d’un cavalier de la maréchaussée est propre à contenir les hommes les plus ennemis de toute subordination. » Aussi chacun veut-il en avoir à sa porte une escouade. Les archives d’une intendance sont remplies de demandes de cette nature ; personne ne semble soupçonner que sous le protecteur pourrait bien se cacher le maître.

Ce qui frappe le plus les émigrés qui arrivent d’Angleterre, c’est l’absence de cette milice. Cela les remplit de surprise, et quelquefois de mépris pour les Anglais. L’un d’eux, homme de mérite, mais que son éducation n’avait pas préparé à ce qu’il allait voir, écrit : « Il est exactement vrai que tel Anglais se félicite d’avoir été volé, en se disant qu’au moins son pays n’a pas de maréchaussée. Tel qui est fâché de tout ce qui trouble la tranquillité, se console cependant de voir rentrer dans le sein de la société des séditieux, en pensant que le texte de la loi est plus fort que toutes les considérations. Ces idées fausses, ajoute-t-il, ne sont pas absolument dans toutes les têtes ; il y a des gens sages qui en ont de contraires, et c’est la sagesse qui doit prévaloir à la longue. »

Que ces bizarreries des Anglais pussent avoir quelques rapports avec leurs libertés, c’est ce qui ne lui tombe point dans l’esprit. Il aime mieux expliquer ce phénomène par des raisons plus scientifiques. « Dans un pays où l’humidité du climat et le défaut de ressort dans l’air qui circule, dit-il, impriment au tempérament une teinte sombre, le peuple est disposé à se livrer de préférence aux objets graves. Le peuple anglais est donc porté par sa nature à s’occuper de matières de gouvernement ; le peuple français en est éloigné. »

Le gouvernement ayant pris ainsi la place de la Providence, il est naturel que chacun l’invoque dans ses nécessités particulières. Aussi rencontre-t-on un nombre immense de requêtes qui, se fondant toujours sur l’intérêt public, n’ont trait néanmoins qu’à de petits intérêts privés. Les cartons qui les renferment sont peut-être les seuls endroits où toutes les classes qui composaient la société de l’ancien régime se trouvent mêlées. La lecture en est mélancolique : des paysans demandent qu’on les indemnise de la perte de leurs bestiaux ou de leur maison ; des propriétaires aisés, qu’on les aide à faire valoir plus avantageusement leurs terres ; des industriels sollicitent de l’intendant des privilèges qui les garantissent d’une concurrence incommode. Il est très-fréquent de voir des manufacturiers qui confient à l’intendant le mauvais état de leurs affaires, et le prient d’obtenir du contrôleur-général un secours ou un prêt. Un fonds était ouvert, à ce qu’il semble, pour cet objet.

Les gentilshommes eux-mêmes sont quelquefois de grands solliciteurs ; leur condition ne se reconnaît guère alors qu’en ce qu’ils mendient d’un ton fort haut. C’est l’impôt du vingtième qui, pour beaucoup d’entre eux, est le principal anneau de leur dépendance. Leur part dans cet impôt étant fixée chaque année par le conseil sur le rapport de l’intendant, c’est à celui-ci qu’ils s’adressent d’ordinaire pour obtenir des délais et des décharges. J’ai lu une foule de demandes de cette espèce que faisaient des nobles, presque tous titrés et souvent grands seigneurs : vu, disaient-ils, l’insuffisance de leurs revenus ou le mauvais état de leurs affaires. En général, les gentilshommes n’appelaient jamais l’intendant que Monsieur, mais j’ai remarqué que dans ces circonstances, ils l’appellent toujours Monseigneur, comme les bourgeois.

Parfois la misère et l’orgueil se mêlent dans ces placets d’une façon plaisante. L’un d’eux écrit à l’intendant : « Votre cœur sensible ne consentira jamais à ce qu’un père de mon état fût taxé à des vingtièmes stricts, comme le serait un père du commun. »

Dans les temps de disette, si fréquents au dix-huitième siècle, la population de chaque généralité se tourne tout entière vers l’intendant et semble n’attendre que de lui seul sa nourriture. Il est vrai que chacun s’en prend déjà au gouvernement de toutes ses misères. Les plus inévitables sont de son fait ; on lui reproche jusqu’à l’intempérie des saisons.

Ne nous étonnons plus en voyant avec quelle facilité merveilleuse la centralisation a été rétablie en France au commencement de ce siècle. Les hommes de 89 avaient renversé l’édifice ; mais ses fondements étaient restés dans l’âme même de ses destructeurs, et sur ces fondements on a pu le relever tout à coup à nouveau et le bâtir plus solidement qu’il ne l’avait jamais été.


CHAPITRE VII


comment la france était déjà, de tous les pays de l’europe, celui où la capitale avait acquis le plus de prépondérance sur les provinces et absorbait le mieux tout l’empire.


Ce n’est ni la situation, ni la grandeur, ni la richesse des capitales qui causent leur prépondérance politique sur le reste de l’empire, mais la nature du gouvernement.

Londres, qui est aussi peuplé qu’un royaume, n’a pas exercé jusqu’à présent d’influence souveraine sur les destinées de la Grande-Bretagne.

Aucun citoyen des États-Unis n’imagine que le peuple de New York puisse décider du sort de l’Union américaine. Bien plus, personne, dans l’État même de New York, ne se figure que la volonté particulière de cette ville puisse diriger seule les affaires, Cependant New York renferme aujourd’hui autant d’habitants que Paris en contenait au moment où la Révolution a éclaté.

Paris même, à l’époque des guerres de religion, était, comparativement au reste du royaume, aussi peuplé qu’il pouvait l’être en 1789. Néanmoins il ne put rien décider. Du temps de la Fronde, Paris n’est encore que la plus grande ville de France. En 1789, il est déjà la France même.

Dès 1740 Montesquieu écrivait à un de ses amis : « Il n’y a en France que Paris et les provinces éloignées, parce que Paris n’a pas encore eu le temps de les dévorer. » En 1750, le marquis de Mirabeau, esprit chimérique, mais parfois profond, dit, parlant de Paris sans le nommer : « Les capitales sont nécessaires ; mais, si la tête devient trop grosse, le corps devient apoplectique, et tout périt. Que sera-ce donc si, en abandonnant les provinces à une sorte de dépendance directe et en n’en regardant les habitants que comme des régnicoles de second ordre, pour ainsi dire, si, en n’y laissant aucun moyen de considération et aucune carrière à l’ambition, on attire tout ce qui a quelque talent dans cette capitale ! » Il appelle cela une espèce de révolution sourde qui dépeuple les provinces de leurs notables, gens d’affaires, et de ce que l’on nomme gens d’esprit.

Le lecteur qui a lu attentivement les précédents chapitres connaît déjà les causes de ce phénomène  ; ce serait abuser de sa patience que de les indiquer de nouveau ici.

Cette révolution n’échappait pas au gouvernement, mais elle ne le frappait que sous sa forme la plus matérielle, l’accroissement de la ville. Il voyait Paris s’étendre journellement, et il craignait qu’il ne devînt difficile de bien administrer une si grande ville. On rencontre un grand nombre d’ordonnances de nos rois, principalement dans le dix-septième et le dix-huitième siècle, qui ont pour objet d’arrêter cette croissance. Ces princes concentraient de plus en plus dans Paris ou à ses portes toute la vie publique de la France, et ils voulaient que Paris restât petit. On défend de bâtir de nouvelles maisons, ou l’on oblige de ne les bâtir que de la manière la plus coûteuse et dans les lieux peu attrayants qu’on indique à l’avance. Chacune de ces ordonnances constate, il est vrai, que, malgré la précédente, Paris n’a cessé de s’étendre. Six fois pendant son règne, Louis XIV, en sa toute-puissance, tente d’arrêter Paris et y échoue : la ville grandit sans cesse, en dépit des édits. Mais sa prépondérance s’augmente plus vite encore que ses murailles ; ce qui la lui assure, c’est moins ce qui se passe dans son enceinte que ce qui arrive au dehors.

Dans le même temps, en effet, on voyait partout les libertés locales disparaître de plus en plus. Partout les symptômes d’une vie indépendante cessaient ; les traits mêmes de la physionomie des différentes provinces devenaient confus ; la dernière trace de l’ancienne vie publique était effacée. Ce n’était pas pourtant que la nation tombât en langueur : le mouvement y était, au contraire, partout ; seulement, le moteur n’était plus qu’à Paris. Je ne donnerai qu’un exemple de ceci entre mille. Je trouve dans les rapports faits au ministre sur l’état de la librairie qu’au seizième siècle et au commencement du dix-septième, il y avait des imprimeries considérables dans des villes de province qui n’ont plus d’imprimeurs ou dont les imprimeurs ne font plus rien. On ne saurait douter pourtant qu’il ne se publiât infiniment plus d’écrits de toute sorte à la fin du dix-huitième siècle qu’au seizième ; mais le mouvement de la pensée ne partait plus que du centre. Paris avait achevé de dévorer les provinces.

Au moment où la Révolution française éclate, cette première révolution est entièrement accomplie.

Le célèbre voyageur Arthur Young quitte Paris peu après la réunion des États-généraux et peu de jours avant la prise de la Bastille ; le contraste qu’il aperçoit entre ce qu’il vient de voir dans la ville et ce qu’il trouve au dehors le frappe de surprise. Dans Paris, tout était activité et bruit ; chaque moment produisait un pamphlet politique : il s’en publiait jusqu’à quatre-vingt-douze par semaine. « Jamais, dit-il, je n’ai vu un mouvement de publicité semblable, même à Londres. » Hors de Paris, tout lui semble inertie et silence ; on imprime peu de brochures et point de journaux. Les provinces, cependant, sont émues et prêtes à s’ébranler, mais immobiles ; si les citoyens s’assemblent quelquefois, c’est pour apprendre les nouvelles qu’on attend de Paris. Dans chaque ville, Young demande aux habitants ce qu’ils vont faire. « La réponse est partout la même, dit-il : « Nous ne sommes qu’une ville de province ; il faut voir ce qu’on fera à Paris. » — « Ces gens n’osent pas même avoir une opinion, ajoute-t-il, jusqu’à ce qu’ils sachent ce qu’on pense à Paris. »

On s’étonne de la facilité surprenante avec laquelle l’Assemblée constituante a pu détruire d’un seul coup toutes les anciennes provinces de la France, dont plusieurs étaient plus anciennes que la monarchie, et diviser méthodiquement le royaume en quatre-vingt-trois parties distinctes, comme s’il s’était agi du sol vierge du Nouveau-Monde. Rien n’a plus surpris et même épouvanté le reste de l’Europe, qui n’était pas préparée à un pareil spectacle. « C’est la première fois, disait Burke, qu’on voit des hommes mettre en morceaux leur patrie d’une manière aussi barbare. » Il semblait, en effet, qu’on déchirât des corps vivants : on ne faisait que dépecer des morts.

Dans le temps même où Paris achevait d’acquérir ainsi au dehors la toute-puissance, on voyait s’accomplir dans son sein même un autre changement qui ne mérite pas moins de fixer l’attention de l’histoire. Au lieu de n’être qu’une ville d’échanges, d’affaires, de consommation et de plaisir, Paris achevait de devenir une ville de fabriques et de manufactures : second fait qui donnait au premier un caractère nouveau et plus formidable.

L’événement venait de très-loin ; il semble que, dès le moyen-âge Paris fût déjà la ville la plus industrieuse du royaume, comme il en était la plus grande. Ceci devient évident en approchant des temps modernes. À mesure que toutes les affaires administratives sont attirées à Paris, les affaires industrielles y accourent. Paris, devenant de plus en plus le modèle et l’arbitre du goût, le centre unique de la puissance et des arts, le principal foyer de l’activité nationale, la vie industrielle de la nation s’y retire et s’y concentre davantage.

Quoique les documents statistiques de l’ancien régime méritent le plus souvent peu de créance, je crois qu’on peut affirmer sans crainte que, pendant les soixante ans qui ont précédé la Révolution française, le nombre des ouvriers a plus que doublé à Paris ; tandis que, dans la même période, la population générale de la ville n’augmentait guère que d’un tiers.

Indépendamment des causes générales que je viens de dire, il y en avait de très-particulières qui, de tous les points de la France, attiraient les ouvriers vers Paris, et les aggloméraient peu à peu dans certains quartiers qu’ils finissaient par occuper presque seuls. On avait rendu moins gênantes à Paris que partout ailleurs en France les entraves que la législation fiscale du temps imposait à l’industrie ; nulle part on n’échappait plus aisément au joug des maîtrises. Certains faubourgs, tels que le faubourg Saint-Antoine et celui du Temple, jouissaient surtout, sous ce rapport, de très-grands privilèges. Louis XVI étendit encore beaucoup ces prérogatives du faubourg Saint-Antoine, et travailla de son mieux à accumuler là une immense population ouvrière, « voulant, dit ce malheureux prince dans un de ses édits, donner aux ouvriers du faubourg Saint-Antoine une nouvelle marque de notre protection et les délivrer des gênes qui sont préjudiciables à leurs intérêts aussi bien qu’à la liberté du commerce ».

Le nombre des usines, manufactures, hauts-fourneaux, s’était tellement accru dans Paris, aux approches de la Révolution, que le gouvernement finit par s’en alarmer. La vue de ce progrès le remplissait de plusieurs craintes fort imaginaires. On trouve, entre autres, un arrêt du conseil de 1782, où il est dit que « le Roy, appréhendant que la multiplication rapide des manufactures n’amenât une consommation de bois qui devînt préjudiciable à l’approvisionnement de la ville, prohibe désormais la création d’établissements de cette espèce dans un rayon de quinze lieues autour d’elle ». Quant au danger véritable qu’une pareille agglomération pouvait faire naître, personne ne l’appréhendait.

Ainsi Paris était devenu le maître de la France, et déjà s’assemblait l’armée qui devait se rendre maîtresse de Paris.

On tombe assez d’accord aujourd’hui, ce me semble, que la centralisation administrative et l’omnipotence de Paris sont pour beaucoup dans la chute de tous les gouvernements que nous avons vus se succéder depuis quarante ans. Je ferai voir sans peine qu’il faut attribuer au même fait une grande part dans la ruine soudaine et violente de l’ancienne monarchie, et qu’on doit le ranger parmi les principales causes de cette révolution première qui a enfanté toutes les autres.


CHAPITRE VIII


que la france était le pays où les hommes étaient devenus le plus semblables entre eux.


Celui qui considère attentivement la France de l’ancien régime rencontre deux vues bien contraires.

Il semble que tous les hommes qui y vivent, particulièrement ceux qui y occupent les régions moyennes et hautes de la société, les seuls qui se fassent voir, soient tous exactement semblables les uns aux autres.

Cependant, au milieu de cette foule uniforme s’élèvent encore une multitude prodigieuse de petites barrières qui la divisent en un grand nombre de parties, et dans chacune de ces petites enceintes apparaît comme une société particulière qui ne s’occupe que de ses intérêts propres, sans prendre part à la vie de tous.

Je songe à cette division presque infinie, et je comprends que, nulle part les citoyens n’étant moins préparés à agir en commun et à se prêter un mutuel appui en temps de crise, une grande révolution a pu bouleverser de fond en comble une pareille société en un moment. J’imagine toutes ces petites barrières renversées par ce grand ébranlement lui-même ; j’aperçois aussitôt un corps glacial plus compact et plus homogène qu’aucun de ceux qu’on avait peut-être jamais vus dans le monde.

J’ai dit comment, dans presque tout le royaume, la vie particulière des provinces était depuis longtemps éteinte ; cela avait beaucoup contribué à rendre tous les Français fort semblables entre eux. À travers les diversités qui existent encore, l’unité de la nation est déjà transparente ; l’uniformité de la législation la découvre. À mesure qu’on descend le cours du dix-huitième siècle, on voit s’accroître le nombre des édits, déclarations du roi, arrêts du conseil, qui appliquent les mêmes règles, de la même manière, dans toutes les parties de l’empire. Ce ne sont pas seulement les gouvernants, mais les gouvernés, qui conçoivent l’idée d’une législation si générale et si uniforme, partout la même, la même pour tous ; cette idée se montre dans tous les projets de réforme qui se succèdent pendant trente ans avant que la Révolution n’éclate. Deux siècles auparavant, la matière de pareilles idées, si l’on peut parler ainsi, eût manqué.

Non-seulement les provinces se ressemblent de plus en plus, mais dans chaque province les hommes des différentes classes, du moins tous ceux qui sont placés en dehors du peuple, deviennent de plus en plus semblables, en dépit des particularités de la condition.

Il n’y a rien qui mette ceci plus en lumière que la lecture des cahiers présentés par les différents ordres en 1789. On voit que ceux qui les rédigent diffèrent profondément par les intérêts, mais que, dans tout le reste, ils se montrent pareils.

Si vous étudiez comment les choses se passaient aux premiers États-généraux, vous aurez un spectacle tout contraire : le bourgeois et le noble ont alors plus d’intérêts communs, plus d’affaires communes ; ils font voir bien moins d’animosité réciproque ; mais ils semblent encore appartenir à deux races distinctes.

Le temps, qui avait maintenu, et sous beaucoup de rapports aggravé les privilèges qui séparaient ces deux hommes, avait singulièrement travaillé à les rendre en tout le reste pareils.

Depuis plusieurs siècles, les nobles français n’avaient cessé de s’appauvrir. « Malgré ses privilèges, la noblesse se ruine et s’anéantit tous les jours, et le tiers-état s’empare des fortunes, » écrit tristement un gentilhomme en 1755. Les lois qui protégeaient la propriété des nobles étaient pourtant toujours les mêmes ; rien dans leur condition économique ne paraissait changé. Néanmoins ils s’appauvrissaient partout dans la proportion exacte où ils perdaient leur pouvoir.

On dirait que, dans les institutions humaines comme dans l’homme même, indépendamment des organes que l’on voit remplir les diverses fonctions de l’existence, se trouve une force centrale et invisible qui est le principe même de la vie. En vain les organes semblent agir auparavant, tout languit à la fois et meurt quand cette flamme vivifiante vient à s’éteindre. Les nobles français avaient encore les substitutions ; Burke remarque même que les substitutions étaient, de son temps, plus fréquentes et plus obligatoires en France qu’en Angleterre, le droit d’aînesse, les redevances foncières et perpétuelles, et tout ce qu’on nommait les droits utiles ; on les avait soustraits à l’obligation si onéreuse de faire la guerre à leurs dépens, et pourtant on leur avait conservé, en l’augmentant beaucoup, l’immunité d’impôt, c’est-à-dire qu’ils gardaient l’indemnité en perdant la charge. Ils jouissaient, en outre, de plusieurs autres avantages pécuniaires que leurs pères n’avaient jamais eus ; cependant ils s’appauvrissaient graduellement à mesure que l’usage et l’esprit du gouvernement leur manquaient. C’est même à cet appauvrissement graduel qu’il faut attribuer, en partie, cette grande division de la propriété foncière que nous avons remarquée précédemment. Le gentilhomme avait cédé morceau par morceau sa terre aux paysans, ne se réservant que les rentes seigneuriales, qui lui conservaient l’apparence plutôt que la réalité de son ancien état. Plusieurs provinces de France, comme celle du Limousin, dont parle Turgot, n’étaient remplies que par une petite noblesse pauvre, qui ne possédait presque plus de terres et ne vivait guère que de droits seigneuriaux et de rentes foncières.

« Dans cette généralité, dit un intendant, dès le commencement du siècle, le nombre des familles nobles s’élève encore à plusieurs milliers, mais il n’y en a pas quinze qui aient vingt mille livres de rente. » Je lis dans une sorte d’instruction qu’un autre intendant (celui de Franche-Comté) adresse à son successeur en 1750 : « La noblesse de ce pays est assez bonne, mais fort pauvre, et elle est autant fière qu’elle est pauvre. Elle est très-humiliée en proportion de ce qu’elle était autrefois. La politique n’est pas mauvaise, de l’entretenir dans cet état de pauvreté, pour la mettre dans la nécessité de servir et d’avoir besoin de nous. Elle forme, ajoute-t-il, une confrérie où l’on n’admet que les personnes qui peuvent faire preuve de quatre quartiers. Cette confrérie n’est point patentée, mais seulement tolérée, et elle ne s’assemble tous les ans qu’une fois, et en présence de l’intendant. Après avoir dîné et entendu la messe ensemble, ces nobles s’en retournent chacun chez eux, les uns sur leurs rossinantes, les autres à pied. Vous verrez le comique de cette assemblée. »

Cet appauvrissement graduel de la noblesse se voyait plus ou moins, non-seulement en France, mais dans toutes les parties du continent, où le système féodal achevait, comme en France, de disparaître, sans être remplacé par une nouvelle forme de l’aristocratie. Chez les peuples allemands qui bordent le Rhin, cette décadence était surtout visible et très-remarquée. Le contraire ne se rencontrait que chez les Anglais. Là, les anciennes familles nobles qui existaient encore avaient non-seulement conservé, mais fort accru leur fortune ; elles étaient restées les premières en richesse aussi bien qu’en pouvoir. Les familles nouvelles qui s’étaient élevées à côté d’elles n’avaient fait qu’imiter leur opulence sans la surpasser.

En France, les roturiers seuls semblaient hériter de tout le bien que la noblesse perdait ; on eût dit qu’ils ne s’accroissaient que de sa substance. Aucune loi cependant n’empêchait le bourgeois de se ruiner ni ne l’aidait à s’enrichir ; il s’enrichissait néanmoins sans cesse ; dans bien des cas, il était devenu aussi riche et quelquefois plus riche que le gentilhomme. Bien plus, sa richesse était souvent de la même espèce : quoiqu’il vécût d’ordinaire à la ville, il était souvent propriétaire aux champs ; quelquefois même il acquérait des seigneuries.

L’éducation et la manière de vivre avaient déjà mis entre ces deux hommes mille autres ressemblances. Le bourgeois avait autant de lumières que le noble, et ce qu’il faut bien remarquer, ses lumières avaient été puisées précisément au même foyer. Tous deux étaient éclairés par le même jour. Pour l’un comme pour l’autre, l’éducation avait été également théorique et littéraire. Paris, devenu de plus en plus le seul précepteur de la France, achevait de donner à tous les esprits une même forme et une allure commune.

À la fin du dix-huitième siècle, on pouvait encore apercevoir, sans doute, entre les manières de la noblesse et celles de la bourgeoisie, une différence ; car il n’y a rien qui s’égalise plus lentement que cette superficie de mœurs qu’on nomme les manières ; mais, au fond, tous les hommes placés au-dessus du peuple se ressemblaient ; ils avaient les mêmes idées, les mêmes habitudes, suivaient les mêmes goûts, se livraient aux mêmes plaisirs, lisaient les mêmes livres, parlaient le même langage. Ils ne différaient plus entre eux que par les droits.

Je doute que cela se vît alors au même degré nulle part ailleurs, pas même en Angleterre, où les différentes classes, quoique attachées solidement les unes aux autres par des intérêts communs, différaient encore souvent par l’esprit et les mœurs ; car la liberté politique qui possède cette admirable puissance, de créer entre tous les citoyens des rapports nécessaires et des liens mutuels de dépendance, ne les rend pas toujours pour cela pareils ; c’est le gouvernement d’un seul qui, à la longue, a toujours pour effet inévitable de rendre les hommes semblables entre eux et mutuellement indifférents à leur sort.


CHAPITRE IX


comment ces hommes si semblables étaient plus séparés qu’ils ne l’avaient jamais été en petits groupes étrangers et indifférents les uns aux autres.


Considérons maintenant l’autre côté du tableau, et voyons comment ces mêmes Français, qui avaient entre eux tant de traits de ressemblance, étaient cependant plus isolés les uns des autres que cela ne se voyait peut-être nulle part ailleurs, et que cela même ne s’était jamais vu en France auparavant.

Il y a bien de l’apparence qu’à l’époque où le système féodal s’établit en Europe, ce qu’on a appelé depuis la noblesse ne forma point sur-le-champ une caste, mais se composa, dans l’origine, de tous les principaux d’entre la nation, et ne fut ainsi, d’abord, qu’une aristocratie. C’est là une question que je n’ai point envie de discuter ici ; il me suffit de remarquer que, dès le moyen-âge, la noblesse est devenue une caste, c’est-à-dire que sa marque distincte est la naissance.

Elle conserve bien ce caractère propre à l’aristocratie, d’être un corps de citoyens qui gouvernent ; mais c’est la naissance seulement qui décide de ceux qui seront à la tête de ce corps. Tout ce qui n’est point né noble est en dehors de cette classe particulière et fermée, et n’occupe qu’une situation plus ou moins élevée, mais toujours subordonnée, dans l’État.

Partout où le système féodal s’est établi sur le continent de l’Europe, il a abouti à la caste ; en Angleterre seulement, il est retourné à l’aristocratie.

Je me suis toujours étonné qu’un fait qui singularise à ce point l’Angleterre au milieu de toutes les nations modernes, et qui seul peut faire comprendre les particularités de ses lois, de son esprit et de son histoire, n’ait pas fixé plus encore qu’il ne l’a fait l’attention des philosophes et des hommes d’État, et que l’habitude ait fini par le rendre comme invisible aux Anglais eux-mêmes. On l’a souvent à demi aperçu, à demi décrit ; jamais, ce me semble, on n’en a eu la vue complète et claire. Montesquieu, visitant la Grande-Bretagne en 1739, écrit bien : « Je suis ici dans un pays qui ne ressemble guère au reste de l’Europe »  ; mais il n’ajoute rien.

C’était bien moins son parlement, sa liberté, sa publicité, son jury, qui rendaient dès lors, en effet, l’Angleterre si dissemblable du reste de l’Europe, que quelque chose de plus particulier encore et de plus efficace. L’Angleterre était le seul pays où l’on eût, non pas altéré, mais effectivement détruit le système de la caste. Les nobles et les roturiers y suivaient ensemble les mêmes affaires, y embrassaient les mêmes professions, et, ce qui est bien plus significatif, s’y mariaient entre eux. La fille du plus grand seigneur y pouvait déjà épouser sans honte un homme nouveau.

Voulez-vous savoir si la caste, les idées, les habitudes, les barrières qu’elle avait créées chez un peuple y sont définitivement anéanties : considérez-y les mariages. Là seulement, vous trouverez le trait décisif qui vous manque. Même de nos jours, en France, après soixante ans de démocratie, vous l’y chercheriez souvent en vain. Les familles anciennes et les nouvelles, qui semblent confondues en toutes choses, y évitent encore le plus qu’elles le peuvent de se mêler par le mariage.

On a souvent remarqué que la noblesse anglaise avait été plus prudente, plus habile, plus ouverte que nulle autre. Ce qu’il fallait dire, c’est que depuis longtemps il n’existe plus en Angleterre, à proprement parler, de noblesse, si on prend le mot dans le sens ancien et circonscrit qu’il avait conservé partout ailleurs.

Cette révolution se perd dans la nuit des temps, mais il en reste encore un témoin vivant : c’est l’idiome. Depuis plusieurs siècles, le mot de gentilhomme a entièrement changé de sens en Angleterre, et le mot de roturier n’existe plus. Il eût déjà été impossible de traduire littéralement en anglais ce vers de Tartuffe, quand Molière l’écrivait en 1664 :


Et, tel que l’on le voit, il est bon gentilhomme.


Voulez-vous faire une autre application encore de la science des langues à la science de l’histoire : suivez à travers le temps et l’espace la destinée de ce mot de gentleman, dont notre mot de gentilhomme était le père ; vous verrez sa signification s’étendre en Angleterre à mesure que les conditions se rapprochent et se mêlent. À chaque siècle, on l’applique à des hommes placés un peu plus bas dans l’échelle sociale. Il passe enfin en Amérique avec les Anglais. Là, on s’en sert pour désigner indistinctement tous les citoyens. Son histoire est celle même de la démocratie.

En France, le mot de gentilhomme est toujours resté étroitement resserré dans son sens primitif ; depuis la Révolution, il est à peu près sorti de l’usage, mais il ne s’est jamais altéré. On avait conservé intact le mot qui servait à désigner les membres de la caste, parce qu’on avait conservé la caste elle-même, aussi séparée de toutes les autres qu’elle l’avait jamais été.

Mais je vais bien plus loin, et j’avance qu’elle l’était devenue beaucoup plus qu’au moment où le mot avait pris naissance, et qu’il s’était fait parmi nous un mouvement en sens inverse de celui qu’on avait vu chez les Anglais.

Si le bourgeois et le noble étaient plus semblables, ils s’étaient en même temps de plus en plus isolés l’un de l’autre : deux choses qu’on doit si peu confondre ; que l’une, au lieu d’atténuer l’autre, l’aggrave souvent.

Dans le moyen-âge et tant que la féodalité conserva son empire, tous ceux qui tenaient des terres du seigneur (ceux que la langue féodale nommait proprement des vassaux), et beaucoup d’entre eux n’étaient pas nobles, étaient constamment associés à celui-ci pour le gouvernement de la seigneurie ; c’était même la principale condition de leurs tenures. Non-seulement ils devaient suivre le seigneur à la guerre, mais ils devaient, en vertu de leur concession, passer un certain temps de l’année à sa cour, c’est-à-dire l’aider à rendre la justice et à administrer les habitants. La cour du seigneur était le grand rouage du gouvernement féodal ; on la voit paraître dans toutes les vieilles lois de l’Europe, et j’en ai retrouvé encore de nos jours des vestiges très-visibles dans plusieurs parties de l’Allemagne. Le savant feudiste Edme de Fréminville, qui, trente ans avant la Révolution française, s’avisa d’écrire un gros livre sur les droits féodaux et sur la rénovation des terriers, nous apprend qu’il a vu dans les « titres de nombre de seigneuries, que les vassaux étaient obligés de se rendre tous les quinze jours à la cour du seigneur, où, étant assemblés, ils jugeaient, conjointement avec le seigneur ou son juge ordinaire, les assises et différends qui étaient survenus entre les habitants ». Il ajoute, « qu’il a trouvé quelquefois quatre-vingts, cent cinquante, et jusqu’à deux cents de ces vassaux dans une seigneurie. Un grand nombre d’entre eux étaient roturiers. » J’ai cité ceci, non comme une preuve, il y en a mille autres, mais comme un exemple de la manière dont, à l’origine et pendant longtemps, la classe des campagnes se rapprochait des gentilshommes et se mêlait chaque jour avec eux dans la conduite des mêmes affaires. Ce que la cour du seigneur faisait pour les petits propriétaires ruraux, les États provinciaux, et, plus tard, les États-généraux, le firent pour les bourgeois des villes.

On ne saurait étudier ce qui nous reste des États-généraux du quatorzième siècle, et surtout des États provinciaux du même temps, sans s’étonner de la place que le tiers-état occupait dans ces assemblées et de la puissance qu’il y exerçait.

Comme homme, le bourgeois du quatorzième siècle est sans doute fort inférieur au bourgeois du dix-huitième ; mais la bourgeoisie en corps occupe dans la société politique alors un rang mieux assuré et plus haut. Son droit de prendre part au gouvernement est incontesté ; le rôle qu’elle joue dans les assemblées politiques est toujours considérable, souvent prépondérant. Les autres classes sentent chaque jour le besoin de compter avec elle.

Mais ce qui frappe surtout, c’est de voir comme la noblesse et le tiers-état trouvent alors plus de facilités pour administrer les affaires ensemble ou pour résister en commun, qu’ils n’en ont eu depuis. Cela ne se remarque pas seulement dans les États-généraux du quatorzième siècle, dont plusieurs ont eu un caractère irrégulier et révolutionnaire que les malheurs du temps leur donnèrent, mais dans les États particuliers du même temps, où rien n’indique que les affaires ne suivissent pas la marche régulière et habituelle. C’est ainsi qu’on voit, en Auvergne, les trois ordres prendre en commun les plus importantes mesures et en surveiller l’exécution par des commissaires choisis également dans tous les trois. Le même spectacle se retrouve à la même époque en Champagne. Tout le monde connaît cet acte célèbre par lequel les nobles et les bourgeois d’un grand nombre de villes s’associèrent, au commencement du même siècle, pour défendre les franchises de la nation et les privilèges de leurs provinces contre les atteintes du pouvoir royal. On rencontre à ce moment-là, dans notre histoire, plusieurs de ces épisodes qui semblent tirés de l’histoire d’Angleterre. De pareils spectacles ne se revoient plus dans les siècles suivants.

À mesure, en effet, que le gouvernement de la seigneurie se désorganise, que les États-généraux deviennent plus rares ou cessent, et que les libertés générales achèvent de succomber, entraînant les libertés locales dans leur ruine, le bourgeois et le gentilhomme n’ont plus de contact dans la vie publique. Ils ne sentent plus jamais le besoin de se rapprocher l’un de l’autre et de s’entendre ; ils sont chaque jour plus indépendants l’un de l’autre, mais aussi plus étrangers l’un à l’autre. Au dix-huitième siècle, cette révolution est accomplie : ces deux hommes ne se rencontrent plus que par hasard dans la vie privée. Les deux classes ne sont plus seulement rivales, elles sont ennemies.

Et ce qui semble bien particulier à la France, dans le même temps que l’ordre de la noblesse perd ainsi ses pouvoirs politiques, le gentilhomme acquiert individuellement plusieurs privilèges qu’il n’avait jamais possédés ou accroît ceux qu’il possédait déjà. On dirait que les membres s’enrichissent des dépouilles du corps. La noblesse a de moins en moins le droit de commander, mais les nobles ont de plus en plus la prérogative exclusive d’être les premiers serviteurs du maître ; il était plus facile à un roturier de devenir officier sous Louis XIV que sous Louis XVI. Cela se voyait souvent en Prusse, quand le fait était presque sans exemple en France. Chacun de ces privilèges, une fois obtenu, adhère au sang ; il en est inséparable. Plus cette noblesse cesse d’être une aristocratie, plus elle semble devenir une caste.

Prenons le plus odieux de tous ces privilèges, celui de l’exemption d’impôt : il est facile de voir que, depuis le quinzième siècle jusqu’à la Révolution française, celui-ci n’a cessé de croître. Il croissait par le progrès rapide des charges publiques. Quand on ne prélevait que 1.200.000 livres de taille sous Charles VII, le privilège d’en être exempt était petit ; quand on en prélevait 80 millions sous Louis XVI, c’était beaucoup. Lorsque la taille était le seul impôt de roture, l’exemption du noble était peu visible ; mais, quand les impôts de cette espèce se furent multipliés sous mille noms et sous mille formes, qu’à la taille eurent été assimilées quatre autres taxes ; que des charges inconnues au moyen-âge, telles que la corvée royale appliquée à tous les travaux ou services publics, la milice, etc., eurent été ajoutées à la taille et à ses accessoires, et aussi inégalement imposées, l’exemption du gentilhomme parut immense. L’inégalité, quoique grande, était, il est vrai, plus apparente encore que réelle ; car le noble était souvent atteint dans son fermier par l’impôt auquel il échappait lui-même ; mais en cette matière l’inégalité qu’on voit nuit plus que celle qu’on ressent.

Louis XIV, pressé par les nécessités financières qui l’accablèrent à la fin de son règne, avait établi deux taxe communes, la capitation et les vingtièmes. Mais, comme si l’exemption d’impôts avait été en soi un privilège si respectable qu’il fallût le consacrer dans le fait même qui lui portait atteinte, on eut soin de rendre la perception différente là où la taxe était commune. Pour les uns, elle resta dégradante et dure ; pour les autres, indulgente et honorable.

Quoique l’inégalité, en fait d’impôts, se fût établie sur tout le continent de l’Europe, il y avait très-peu de pays où elle fût devenue aussi visible et aussi constamment sentie qu’en France. Dans une grande partie de l’Allemagne, la plupart des taxes étaient indirectes. Dans l’impôt direct lui-même, le privilège du gentilhomme consistait souvent dans une participation moins grande à une charge commune. Il y avait, de plus, certaines taxes qui ne frappaient que sur la noblesse, et qui étaient destinées à tenir la place du service militaire gratuit qu’on n’exigeait plus.

Or, de toutes les manières de distinguer les hommes et de marquer les classes, l’inégalité d’impôt est la plus pernicieuse et la plus propre à ajouter l’isolement à l’inégalité, et à rendre en quelque sorte l’un et l’autre incurables. Car, voyez ses effets : quand le bourgeois et le gentilhomme ne sont plus assujettis à payer la même taxe, chaque année l’assiette et la levée de l’impôt tracent à nouveau entre eux, d’un trait net et précis, la limite des classes. Tous les ans, chacun des privilégiés ressent un intérêt actuel et pressant à ne point se laisser confondre avec la masse, et fait un nouvel effort pour se ranger à l’écart.

Comme il n’y a presque pas d’affaires publiques qui ne naissent d’une taxe ou qui n’aboutissent à une taxe, du moment où les deux classes ne sont pas également assujetties à l’impôt, elles n’ont presque plus de raisons pour délibérer jamais ensemble, plus de causes pour ressentir des besoins et des sentiments communs ; on n’a plus affaire de les tenir séparées : on leur a ôté en quelque sorte l’occasion et l’envie d’agir ensemble.

Burke, dans le portrait flatté qu’il trace de l’ancienne constitution de la France, fait valoir, en faveur de l’institution de notre noblesse, la facilité que les bourgeois avaient d’obtenir l’anoblissement en se procurant quelque office : cela lui paraît avoir de l’analogie avec l’aristocratie ouverte de l’Angleterre. Louis XI avait, en effet, multiplié les anoblissements : c’était un moyen d’abaisser la noblesse ; ses successeurs les prodiguèrent pour avoir de l’argent. Necker nous apprend que, de son temps, le nombre des offices qui procuraient la noblesse s’élevait à quatre mille. Rien de pareil ne se voyait nulle part en Europe ; mais l’analogie que voulait établir Burke entre la France et l’Angleterre n’en était que plus fausse.

Si les classes moyennes d’Angleterre, loin de faire la guerre à l’aristocratie, lui sont restées si intimement unies, cela n’est pas venu surtout de ce que cette aristocratie était ouverte, mais plutôt, comme on l’a dit, de ce que sa forme était indistincte et sa limite inconnue ; moins de ce qu’on pouvait y entrer que de ce qu’on ne savait jamais quand on y était ; de telle sorte que tout ce qui l’approchait pouvait encore en faire partie, s’associer à son gouvernement et tirer quelque éclat ou quelque profit de sa puissance.

Mais la barrière qui séparait la noblesse de France des autres classes, quoique très-facilement franchissable, était toujours fixe et visible, toujours reconnaissable à des signes éclatants et odieux à qui restait dehors. Une fois qu’on l’avait franchie, on était séparé de tous ceux du milieu desquels on venait de sortir par des privilèges qui leur étaient onéreux et humiliants.

Le système des anoblissements, loin de diminuer la haine du roturier contre le gentilhomme, l’accroissait donc, au contraire, sans mesure ; elle s’aigrissait de toute l’envie que le nouveau noble inspirait à ses anciens égaux. C’est ce qui fait que le tiers-état dans ses doléances montre toujours plus d’irritation contre les anoblis que contre les nobles, et que, loin de demander qu’on élargisse la porte qui peut le conduire hors de la roture, il demande sans cesse qu’elle soit rétrécie.

À aucune époque de notre histoire la noblesse n’avait été aussi facilement acquise qu’en 89, et jamais le bourgeois et le gentilhomme n’avaient été aussi séparés l’un de l’autre. Non-seulement les nobles ne veulent souffrir dans leurs collèges électoraux rien qui sente la bourgeoisie, mais les bourgeois écartent avec le même soin tous ceux qui peuvent avoir l’apparence de gentilhomme. Dans certaines provinces, les nouveaux anoblis sont repoussés d’un côté parce qu’on ne les juge pas assez nobles, et de l’autre parce qu’on trouve qu’ils le sont déjà trop. Ce fut, dit-on, le cas du célèbre Lavoisier.

Que si, laissant de côté la noblesse, nous considérons maintenant cette bourgeoisie, nous allons voir un spectacle tout semblable, et le bourgeois presque aussi à part du peuple que le gentilhomme était à part du bourgeois.

La presque totalité de la classe moyenne dans l’ancien régime habitait les villes. Deux causes avaient surtout produit cet effet : les privilèges des gentilshommes et la taille. Le seigneur qui résidait dans ses terres montrait d’ordinaire une certaine bonhomie familière envers les paysans ; mais son insolence vis-à-vis des bourgeois ses voisins, était presque infinie. Elle n’avait cessé de croître à mesure que son pouvoir politique avait diminué, et par cette raison même ; car, d’une part, cessant de gouverner, il n’avait plus d’intérêt à ménager ceux qui pouvaient l’aider dans cette tâche, et, de l’autre, comme on l’a remarqué souvent, il aimait à se consoler, par l’usage immodéré de ses droits apparents, de la perte de sa puissance réelle. Son absence même de ses terres, au lieu de soulager ses voisins, augmentait leur gêne. L’absentéisme ne servait pas même à cela ; car des privilèges exercés par procureur n’en étaient que plus insupportables à endurer.

Je ne sais néanmoins si la taille, et tous les impôts qu’on avait assimilés à celui-là, ne furent pas des causes plus efficaces.

Je pourrais expliquer, je pense, et en assez peu de mots, pourquoi la taille et ses accessoires pesaient beaucoup plus lourdement sur les campagnes que sur les villes ; mais cela paraîtra peut-être inutile au lecteur. Il me suffira donc de dire que les bourgeois réunis dans les villes avaient mille moyens d’atténuer le poids de la taille, et souvent de s’y soustraire entièrement, qu’aucun d’eux n’eût eus isolément, s’il était resté sur son domaine. Ils échappaient surtout de cette manière à l’obligation de lever la taille, ce qu’ils craignaient bien plus encore que l’obligation de la payer, et avec raison ; car il n’y eut jamais, dans l’ancien régime, ni même, je pense, dans aucun régime, de pire condition que celle du collecteur paroissial de la taille. J’aurai occasion de le montrer plus loin. Personne cependant dans le village, excepté les gentilshommes, ne pouvait échapper à cette charge : plutôt que de s’y soumettre, le roturier riche louait son bien et se retirait à la ville prochaine. Turgot est d’accord avec tous les documents secrets que j’ai eu l’occasion de consulter, quand il nous dit « que la collecte de la taille change en bourgeois des villes presque tous les propriétaires roturiers des campagnes ». Ceci est, pour le dire en passant, l’une des raisons qui firent que la France était plus remplie de villes, et surtout de petites villes, que la plupart des autres pays d’Europe.

Cantonné ainsi dans des murailles, le roturier riche perdait bientôt les goûts et l’esprit des champs ; il devenait entièrement étranger aux travaux et aux affaires de ceux de ses pareils qui y étaient restés. Sa vie n’avait plus, pour ainsi dire, qu’un seul but : il aspirait à devenir dans sa ville adoptive un fonctionnaire public.

C’est une très-grande erreur de croire que la passion de presque tous les Français de nos jours, et en particulier de ceux des classes moyennes, pour les places, soit née depuis la Révolution ; elle a pris naissance plusieurs siècles auparavant, et elle n’a cessé, depuis ce temps, de s’accroître, grâce à mille aliments nouveaux qu’on a eu soin de lui donner.

Les places, sous l’ancien régime, ne ressemblaient pas toujours aux nôtres, mais il y en avait encore plus, je pense ; le nombre des petites n’avait presque pas de fin. De 1693 à 1709 seulement, on calcule qu’il en fut créé quarante mille, presque toutes à la portée des moindres bourgeois. J’ai compté en 1750, dans une ville de province de médiocre étendue, jusqu’à cent neuf personnes occupées à rendre la justice, et cent vingt-six chargées de faire exécuter les arrêts des premières, tous gens de la ville. L’ardeur des bourgeois à remplir ces places était réellement sans égale. Dès que l’un d’eux se sentait possesseur d’un petit capital, au lieu de l’employer dans le négoce, il s’en servait aussitôt pour acheter une place. Cette misérable ambition a plus nui aux progrès de l’agriculture et du commerce en France que les maîtrises et la taille même. Quand les places venaient à manquer, l’imagination des solliciteurs, se mettant à l’œuvre, en avait bientôt inventé de nouvelles. Un sieur Lamberville publie un Mémoire pour prouver qu’il est tout à fait conforme à l’intérêt public de créer des inspecteurs pour une certaine industrie, et il termine en s’offrant lui-même pour l’emploi. Qui de nous n’a connu ce Lamberville ? Un homme pourvu de quelques lettres et d’un peu d’aisance ne jugeait pas enfin qu’il fût séant de mourir sans avoir été fonctionnaire public. « Chacun, suivant son état, dit un contemporain, veut être quelque chose de par le roi. »

La plus grande différence qui se voie en cette matière entre les temps dont je parle ici et les nôtres, c’est qu’alors le gouvernement vendait les places, tandis qu’aujourd’hui il les donne ; pour les acquérir, on ne fournit plus son argent ; on fait mieux, on se livre soi-même.

Séparé des paysans par la différence des lieux et plus encore du genre de vie, le bourgeois l’était le plus souvent aussi par l’intérêt. On se plaint avec beaucoup de justice du privilège des nobles en matière d’impôts ; mais que dire de ceux des bourgeois ? On compte par milliers les offices qui les exemptent de tout ou partie des charges publiques : celui-ci de la milice, cet autre de la corvée, ce dernier de la taille. Quelle est la paroisse, dit-on dans un écrit du temps, qui ne compte dans son sein, indépendamment des gentilshommes et des ecclésiastiques, plusieurs habitants qui se sont procuré, à l’aide de charges ou de commission, quelque exemption d’impôt ? L’une des raisons qui font de temps à autre abolir un certain nombre d’offices destinés aux bourgeois, c’est la diminution de recette qu’amène un si grand nombre d’individus soustraits à la taille. Je ne doute point que le nombre des exempts ne fût aussi grand, et souvent plus grand, dans la bourgeoisie que dans la noblesse.

Ces misérables prérogatives remplissaient d’envie ceux qui en étaient privés, et du plus égoïste orgueil ceux qui les possédaient. Il n’y a rien de plus visible, pendant tout le dix-huitième siècle, que l’hostilité des bourgeois des villes contre les paysans de leur banlieue, et la jalousie de la banlieue contre la ville. « Chacune des villes, dit Turgot, occupée de son intérêt particulier, est disposée à y sacrifier les campagnes et les villages de son arrondissement. » — « Vous avez souvent été obligés, dit-il ailleurs en parlant à ses subdélégués, de réprimer la tendance constamment usurpatrice et envahissante qui caractérise la conduite des villes à l’égard des campagnes et des villages de leur arrondissement. »

Le peuple même qui vit avec les bourgeois dans l’enceinte de la ville leur devient étranger, presque ennemi. La plupart des charges locales qu’ils établissent sont tournées de façon à porter particulièrement sur les basses classes. J’ai eu plus d’une fois occasion de vérifier ce que dit le même Turgot dans un autre endroit de ses ouvrages, que les bourgeois des villes avaient trouvé le moyen de régler les octrois de manière à ce qu’ils ne pesassent pas sur eux.

Mais ce qu’on aperçoit surtout dans tous les actes de cette bourgeoisie, c’est la crainte de se voir confondue avec le peuple, et le désir passionné d’échapper par tous les moyens au contrôle de celui-ci.

« S’il plaisait au roi, disent les bourgeois d’une ville dans un Mémoire au contrôleur-général, que la place de maire redevînt élective, il conviendrait d’obliger les électeurs à ne choisir que parmi les principaux notables, et même dans le présidial. »

Nous avons vu comment il avait été dans la politique de nos rois d’enlever successivement au peuple des villes l’usage de ses droits politiques. De Louis XI à Louis XV, toute leur législation révèle cette pensée. Souvent les bourgeois de la ville s’y associent, quelquefois ils la suggèrent.

Lors de la réforme municipale de 1764, un intendant consulte les officiers municipaux d’une petite ville sur la question de savoir s’il faut conserver aux artisans et autre menu peuple le droit d’élire les magistrats. Ces officiers répondent qu’à la vérité « le peuple n’a jamais abusé de ce droit, et qu’il serait doux sans doute de lui conserver la consolation de choisir ceux qui doivent le commander, mais qu’il vaut mieux encore, pour le maintien du bon ordre et la tranquillité publique, se reposer de ce fait sur l’assemblée des notables ». Le subdélégué mande de son côté qu’il a réuni chez lui, en conférence secrète, les « six meilleurs citoyens de la ville. » Ces six meilleurs citoyens sont tombés unanimement d’accord que le mieux serait de confier l’élection, non pas même à l’assemblée des notables, comme le proposaient les officiers municipaux, mais à un certain nombre de députés choisis dans les différents corps dont cette assemblée se compose. Le subdélégué, plus favorable aux libertés du peuple que ces bourgeois mêmes, tout en faisant connaître leur avis, ajoute « qu’il est cependant bien dur à des artisans de payer, sans pouvoir en contrôler l’emploi, des sommes qu’ont imposées ceux de leurs concitoyens qui sont peut-être, à cause de leurs privilèges d’impôts, le moins intéressés dans la question. »

Mais achevons le tableau ; considérons maintenant la bourgeoisie en elle-même, à part du peuple, comme nous avons considéré la noblesse à part des bourgeois. Nous remarquons dans cette petite portion de la nation, mise à l’écart du reste, des divisions infinies. Il semble que le peuple français soit comme ces prétendus corps élémentaires dans lesquels la chimie moderne rencontre de nouvelles particules séparables à mesure qu’elle les regarde de plus près. Je n’ai pas trouvé moins de trente-six corps différents parmi les notables d’une petite ville. Ces différents corps, quoique fort menus, travaillent sans cesse à s’amincir encore  ; ils vont tous les jours se purgeant des parties hétérogènes qu’ils peuvent contenir, afin de se réduire aux éléments simples. Il y en a que ce beau travail a réduits à trois ou quatre membres. Leur personnalité n’en est que plus vive et leur humeur plus querelleuse. Tous sont séparés les uns des autres par quelques petits privilèges, les moins honnêtes étant encore signes d’honneur. Entre eux, ce sont des luttes éternelles de préséance. L’intendant et les tribunaux sont étourdis du bruit de leurs querelles. « On vient enfin de décider que l’eau bénite sera donnée au présidial avant de l’être au corps de ville. Le parlement hésitait ; mais le roi a évoqué l’affaire en son conseil, et a décidé lui-même. Il était temps ; cette affaire faisait fermenter toute la ville. » Si l’on accorde à l’un des corps le pas sur l’autre dans l’assemblée générale des notables, celui-ci cesse d’y paraître ; il renonce aux affaires publiques plutôt que de voir, dit-il, sa dignité ravalée. Le corps des perruquiers de la ville de la Flèche décide « qu’il témoignera de cette manière la juste douleur que lui cause la préséance accordée aux boulangers. » Une partie des notables d’une ville refusent obstinément de remplir leur office, « parce que, dit l’intendant, il s’est introduit dans l’assemblée quelques artisans auxquels les principaux bourgeois se trouvent humiliés d’être associés. » — « Si la place d’échevin, dit l’intendant d’une autre province, est donnée à un notaire, cela dégoûtera les autres notables, les notaires étant ici des gens sans naissance, qui ne sont pas de familles de notables et ont tous été clercs. » Les six meilleurs citoyens dont j’ai déjà parlé, et qui décident si aisément que le peuple doit être privé de ses droits politiques, se trouvent dans une étrange perplexité quand il s’agit d’examiner quels seront les notables et quel ordre de préséance il convient d’établir entre eux. En pareille matière, ils n’expriment plus modestement que des doutes ; ils craignent, disent-ils, « de faire à quelques-uns uns de leurs concitoyens une douleur trop sensible ».

La vanité naturelle aux Français se fortifie et s’aiguise dans le frottement incessant de l’amour-propre de ces petits corps, et le légitime orgueil du citoyen s’y oublie. Au seizième siècle, la plupart des corporations dont je viens de parler existent déjà ; mais leurs membres, après avoir réglé entre eux les affaires de leur association particulière, se réunissent sans cesse à tous les autres habitants pour s’occuper ensemble des intérêts généraux de la cité. Au dix-huitième, ils sont presque entièrement repliés sur eux-mêmes, car les actes de la vie municipale sont devenus rares, et ils s’exécutent tous par mandataires. Chacune de ces petites sociétés ne vit donc que pour soi, ne s’occupe que de soi, n’a d’affaires que celles qui la touchent.

Nos pères n’avaient pas le mot d’individualisme, que nous avons forgé pour notre usage, parce que, de leur temps, il n’y avait pas, en effet, d’individu qui n’appartint à un groupe et qui pût se considérer absolument seul ; mais chacun des mille petits groupes dont la société française se composait ne songeait qu’à lui-même. C’était, si je puis m’exprimer ainsi, une sorte d’individualisme collectif, qui préparait les âmes au véritable individualisme que nous connaissons.

Et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que tous ces hommes qui se tenaient si à l’écart les uns des autres étaient devenus tellement semblables entre eux, qu’il eût suffit de les faire changer de place pour ne pouvoir plus les reconnaître. Bien plus, qui eût pu sonder leur esprit eût découvert que ces petites barrières qui divisaient des gens si pareils leur paraissaient à eux-mêmes aussi contraires à l’intérêt public qu’au bon sens, et qu’en théorie ils adoraient déjà l’unité. Chacun d’eux ne tenait à sa condition particulière que parce que d’autres se particularisaient par la condition ; mais ils étaient tous prêts à se confondre dans la même masse, pourvu que personne n’eût rien à part et n’y dépassât le niveau commun.


CHAPITRE X


comment la destruction de la liberté politique et la séparation des classes ont causé presque toutes les maladies dont l’ancien régime est mort.


De toutes les maladies qui attaquaient la constitution de l’ancien régime et le condamnaient à périr, je viens de peindre la plus mortelle. Je veux revenir encore sur la source d’un mal si dangereux et si étrange, et montrer combien d’autres maux en sont sortis avec lui.

Si les Anglais, à partir du moyen-âge, avaient entièrement perdu comme nous la liberté politique et toutes les franchises locales qui ne peuvent exister longtemps sans elle, il est très-probable que les différentes classes dont leur aristocratie se compose se fussent mises chacune à part, ainsi que cela a eu lieu en France, et, plus ou moins, sur le reste du continent, et que toutes ensemble se fussent séparées du peuple. Mais la liberté les força de se tenir toujours à portée les unes des autres afin de pouvoir s’entendre au besoin.

Il est curieux de voir comment la noblesse anglaise, poussée par son ambition même, a su, quand cela lui paraissait nécessaire, se mêler familièrement à ses inférieurs et feindre de les considérer comme ses égaux. Arthur Young, que j’ai déjà cité, et dont le livre est un des ouvrages les plus instructifs qui existent sur l’ancienne France, raconte que, se trouvant un jour à la campagne chez le duc de Liancourt, il témoigna le désir d’interroger quelques-uns des plus habiles et des plus riches cultivateurs des environs. Le duc chargea son intendant de les lui amener. Sur quoi l’Anglais fait cette remarque : « Chez un seigneur anglais, on aurait fait venir trois ou quatre cultivateurs (farmers), qui auraient dîné avec la famille, et parmi les dames du premier rang. J’ai vu cela au moins cent fois dans nos îles. C’est une chose que l’on chercherait vainement en France depuis Calais jusqu’à Bayonne. »

Assurément, l’aristocratie d’Angleterre était de nature plus altière que celle de France, et moins disposée à se familiariser avec tout ce qui vivait au-dessous d’elle ; mais les nécessités de sa condition l’y réduisaient. Elle était prête à tout pour commander. On ne voit plus, depuis des siècles, chez les Anglais, d’autres inégalités d’impôts que celles qui furent successivement introduites en faveur des classes nécessiteuses. Considérez, je vous prie, où des principes politiques différents peuvent conduire des peuples si proches ! Au dix-huitième siècle, c’est le pauvre qui jouit, en Angleterre, du privilège d’impôt ; en France, c’est le riche. Là, l’aristocratie a pris pour elle les charges publiques les plus lourdes, afin qu’on lui permît de gouverner ; ici, elle a retenu jusqu’à la fin l’immunité d’impôt pour se consoler d’avoir perdu le gouvernement.

Au quatorzième siècle, la maxime : N’impose qui ne veut, paraît aussi solidement établie en France qu’en Angleterre même. On la rappelle souvent : y contrevenir semble toujours acte de tyrannie ; s’y conformer, rentrer dans le droit. À cette époque, on rencontre, ainsi que je l’ai dit, une foule d’analogies entre nos institutions politiques et celles des Anglais ; mais alors les destinées des deux peuples se séparent et vont toujours devenant plus dissemblables à mesure que le temps marche. Elles ressemblent à deux lignes qui, partant de points voisins, mais dans une inclinaison un peu différente, s’écartent ensuite indéfiniment à mesure qu’elles s’allongent.

J’ose affirmer que, du jour où la nation, fatiguée des longs désordres qui avaient accompagné la captivité du roi Jean et la démence de Charles VI, permit aux rois d’établir un impôt général sans son concours, et où la noblesse eut la lâcheté de laisser taxer le tiers-état pourvu qu’on l’exceptât elle-même ; de ce jour-là fut semé le germe de presque tous les vices et de presque tous les abus qui ont travaillé l’ancien régime pendant le reste de sa vie et ont fini par causer violemment sa mort ; et j’admire la singulière sagacité de Comines quand il dit : « Charles VII, qui gagna ce point d’imposer la taille à son plaisir, sans le consentement des États, chargea fort son âme et celle de ses successeurs, et fit à son royaume une plaie qui longtemps saignera. »

Considérez comment la plaie s’est élargie, en effet, avec le cours des ans ; suivez pas à pas le fait dans ses conséquences.

Forbonnais dit avec raison, dans les savantes Recherches sur les finances de la France, que, dans le moyen-âge, les rois vivaient généralement des revenus de leurs domaines ; « et, comme les besoins extraordinaires, ajoute-t-il, étaient pourvus par des contributions extraordinaires, elles portaient également sur le clergé, la noblesse et le peuple. »

La plupart des impôts généraux votés par les trois ordres, durant le quatorzième siècle, ont, en effet, ce caractère. Presque toutes les taxes établies à cette époque sont indirectes, c’est-à-dire qu’elles sont acquittées par tous les consommateurs indistinctement. Parfois l’impôt est direct ; il porte alors, non sur la propriété, mais sur le revenu. Les nobles, les ecclésiastiques et les bourgeois sont tenus d’abandonner au roi, durant une année, le dixième, par exemple, de tous leurs revenus. Ce que je dis là des impôts votés par les États-généraux, doit s’entendre également de ceux qu’établissaient, à la même époque, les différents États provinciaux sur leurs territoires.

Il est vrai que, dès ce temps-là, l’impôt direct, connu sous le nom de taille, ne pesait jamais sur le gentilhomme. L’obligation du service militaire gratuit en dispensait celui-ci ; mais la taille, comme impôt général, était alors d’un usage restreint, plutôt applicable à la seigneurie qu’au royaume.

Quand le roi entreprit pour la première fois de lever des taxes de sa propre autorité, il comprit qu’il fallait d’abord en choisir une qui ne parût pas frapper directement sur les nobles ; car ceux-ci, qui formaient alors pour la royauté de classe rivale et dangereuse, n’eussent jamais souffert une nouveauté qui leur eût été si préjudiciable  ; il fit donc choix d’un impôt dont ils étaient exempts ; il prit la taille.

A toutes les inégalités particulières qui existaient déjà, s’en joignit ainsi une plus générale, qui aggrava et maintint toutes les autres. À partir de là, à mesure que les besoins du trésor public croissent avec les attributions du pouvoir central, la taille s’étend et se diversifie ; bientôt elle est décuplée, et toutes les nouvelles taxes deviennent des tailles. Chaque année l’inégalité d’impôt sépare donc les classes et isole les hommes plus profondément qu’ils n’avaient été isolés jusque-là. Du moment que l’impôt avait pour objet, non d’atteindre les plus capables de le payer, mais les plus incapables de s’en défendre, on devait être amené à cette conséquence monstrueuse de l’épargner au riche et d’en charger le pauvre. On assure que Mazarin, manquant d’argent, imagina d’établir une taxe sur les principales maisons de Paris, mais qu’ayant rencontré dans les intéressés quelque résistance, il se borna à ajouter les cinq millions dont il avait besoin au brevet général de la taille. Il voulait imposer les citoyens les plus opulents ; il se trouva avoir imposé les plus misérables ; mais le trésor n’y perdit rien.

Le produit de taxes si mal réparties avait des limites, et les besoins des princes n’en avaient plus. Cependant ils ne voulaient ni convoquer les États pour en obtenir des subsides, ni provoquer la noblesse, en l’imposant, à réclamer la convocation de ces assemblées.

De là vint cette prodigieuse et malfaisante fécondité de l’esprit financier, qui caractérise si singulièrement l’administration des deniers publics durant les trois derniers siècles de la monarchie.

Il faut étudier dans ses détails l’histoire administrative et financière de l’ancien régime, pour comprendre à quelles pratiques violentes ou déshonnêtes le besoin d’argent peut réduire un gouvernement doux, mais sans publicité et sans contrôle, une fois que le temps a consacré son pouvoir et l’a délivré de la peur des révolutions, cette dernière sauvegarde des peuples.

On rencontre à chaque pas, dans ces annales, des biens royaux vendus, puis ressaisis comme invendables ; des contrats violés, des droits acquis méconnus, le créancier de l’État sacrifié à chaque crise, la foi publique sans cesse faussée.

Des privilèges accordés à perpétuité sont perpétuellement repris. Si l’on pouvait compatir aux déplaisirs qu’une sotte vanité cause, on plaindrait le sort de ces malheureux anoblis auxquels, pendant tout le cours des dix-septième et dix-huitième siècles, on fait racheter de temps à autre ces vains honneurs ou ces injustes privilèges qu’ils ont déjà payés plusieurs fois. C’est ainsi que Louis XIV annula tous les titres de noblesse acquis depuis quatre-vingt-douze ans, titres dont la plupart avaient été donnés par lui-même ; on ne pouvait les conserver qu’en fournissant une nouvelle finance, tous ces titres ayant été obtenus par surprise, dit l’édit. Exemple que ne manque point d’imiter Louis XV, quatre-vingts ans plus tard.

On défend au milicien de se faire remplacer, de peur, est-il dit, de faire renchérir pour l’État le prix des recrues.

Des villes, des communautés, des hôpitaux sont contraints de manquer à leurs engagements, afin qu’ils soient en état de prêter au roi. On empêche des paroisses d’entreprendre des travaux utiles, de peur que, divisant ainsi leurs ressources, elles ne payent moins exactement la taille.

On raconte que M. Orry et M. de Trudaine, l’un contrôleur-général et l’autre directeur-général des ponts-et-chaussées, avaient conçu le projet de remplacer la corvée des chemins par une prestation en argent que devaient fournir les habitants de chaque canton pour la réparation de leurs routes. La raison qui fit renoncer ces habiles administrateurs à leur dessein est instructive : ils craignirent, est-il dit, que, les fonds étant ainsi faits, on ne pût empêcher le trésor public de les détourner pour les appliquer à son usage, de façon à ce que bientôt les contribuables eussent à supporter tout à la fois et l’imposition nouvelle et les corvées. Je ne crains pas de dire qu’il n’y a pas un particulier qui eût pu échapper aux arrêts de la justice, s’il avait conduit sa propre fortune comme le grand roi, dans toute sa gloire, menait la fortune publique.

Si vous rencontrez quelque ancien établissement du moyen-âge qui se soit maintenu en aggravant ses vices au rebours de l’esprit du temps, ou quelque nouveauté pernicieuse, creusez jusqu’à la racine du mal : vous y trouverez un expédient financier qui s’est tourné en institution. Pour payer des dettes d’un jour, vous verrez fonder de nouveaux pouvoirs qui vont durer des siècles.

Un impôt particulier, appelé le droit de franc fief, avait été établi à une époque très reculée sur les roturiers qui possédaient des biens nobles. Ce droit créait entre les terres la même division qui existait entre les hommes et accroissait sans cesse l’une par l’autre. Je ne sais si le droit de franc fief n’a pas plus servi que tout le reste à tenir séparé le roturier du gentilhomme, parce qu’il les empêchait de se confondre dans la chose qui assimile le plus vite et le mieux les hommes les uns aux autres, la propriété foncière. Un abîme était ainsi, de temps à autre, rouvert entre le propriétaire noble et le propriétaire roturier son voisin. Rien, au contraire, n’a plus hâté la cohésion de ces deux classes en Angleterre que l’abolition, dès le dix-septième siècle, de tous les signes qui y distinguaient le fief de la terre tenue en roture.

Au quatorzième siècle, le droit féodal de franc fief est léger et ne se prélève que de loin en loin  ; mais au dix-huitième, lorsque la féodalité est presque détruite, on l’exige à la rigueur tous les vingt ans, et il représente une année entière du revenu. Le fils le paye en succédant au père. « Ce droit, dit la Société d’Agriculture de Tours en 1761, nuit infiniment au progrès de l’art agricole. De toutes les impositions des sujets du roi, il n’en est point, sans contredit, dont la vexation soit aussi onéreuse dans les campagnes. » — « Cette finance, dit un autre contemporain, qu’on n’imposait d’abord qu’une fois dans la vie, est devenue successivement depuis un impôt très-cruel. » La noblesse elle-même aurait voulu qu’on l’abolît, car il empêchait les roturiers d’acheter ses terres ; mais les besoins du fisc demandaient qu’on le maintînt et qu’on l’accrût.

On charge à tort le moyen-âge de tous les maux qu’ont pu produire les corporations industrielles. Tout annonce qu’à l’origine les maîtrises et les jurandes ne furent que des moyens de lier entre eux les membres d’une même profession, et d’établir au sein de chaque industrie un petit gouvernement libre, dont la mission était tout à la fois d’assister les ouvriers et de les contenir. Il ne paraît pas que saint Louis ait voulu davantage.

Ce ne fut qu’au commencement du seizième siècle, en pleine Renaissance, qu’on s’imagina, pour la première fois, de considérer le droit de travailler comme un privilège que le roi pouvait vendre. Alors seulement chaque corps d’état devint une petite aristocratie fermée, et l’on vit s’établir enfin ces monopoles si préjudiciables aux progrès des arts, et qui ont tant révolté nos pères. Depuis Henri III, qui généralisa le mal, s’il ne le fit pas naître, jusqu’à Louis XVI, qui l’extirpa, on peut dire que les abus du système des jurandes ne cessèrent jamais un moment de s’accroître et de s’étendre, dans le temps même où les progrès de la société les rendaient plus insupportables, et où la raison publique les signalait mieux. Chaque année de nouvelles professions cessèrent d’être libres ; chaque année les privilèges des anciennes furent accrus. Jamais le mal ne fut poussé plus loin que dans ce qu’on a coutume d’appeler les belles années du règne de Louis XIV, parce que jamais les besoins d’argent n’avaient été plus grands, ni la résolution de ne point s’adresser à la nation mieux arrêtée.

Letronne disait avec raison en 1775 : « L’État n’a établi les communautés industrielles que pour y trouver des ressources, tantôt par des brevets qu’il vend, tantôt par de nouveaux offices qu’il crée et que les communautés sont forcées de racheter. L’édit de 1673 vint tirer les dernières conséquences des principes de Henri III, en obligeant toutes les communautés à prendre des lettres de confirmation moyennant finance ; et l’on força tous les artisans qui n’étaient pas encore en communauté de s’y réunir. Cette misérable affaire produisit trois cent mille livres. »

Nous avons vu comment on bouleversa toute la constitution des villes, non par vue politique, mais dans l’espoir de procurer quelques ressources au trésor.

C’est à ce même besoin d’argent, joint à l’envie de n’en point demander aux États, que la vénalité des charges dut sa naissance, et devint peu à peu quelque chose de si étrange, qu’on n’avait jamais rien vu de pareil dans le monde. Grâce à cette institution que l’esprit de fiscalité avait fait naître, la vanité du tiers-état fut tenue pendant trois siècles en haleine et uniquement dirigée vers l’acquisition des fonctions publiques, et l’on fit pénétrer jusqu’aux entrailles de la nation cette passion universelle des places, qui devint la source commune des révolutions et de la servitude.

À mesure que les embarras financiers s’accroissaient, on voyait naître de nouveaux emplois, tous rétribués par des exemptions d’impôts ou des privilèges ; et, comme c’étaient les besoins du trésor, et non ceux de l’administration, qui en décidaient, on arriva de cette manière à instituer un nombre presque incroyable de fonctions entièrement inutiles ou nuisibles. Dès 1664, lors de l’enquête faite par Colbert, il se trouva que le capital engagé dans cette misérable propriété s’élevait à près de cinq cents millions de livres. Richelieu détruisit, dit-on, cent mille offices. Ceux-ci renaissaient aussitôt sous d’autres noms. Pour un peu d’argent, on s’ôta le droit de diriger, de contrôler et de contraindre ses propres agents. Il se bâtit de cette manière peu à peu une machine administrative si vaste, si compliquée, si embarrassée et si improductive, qu’il fallut la laisser en quelque façon marcher à vide, et construire en dehors d’elle un instrument de gouvernement qui fût plus simple et mieux à la main, au moyen duquel on fit en réalité ce que tous ces fonctionnaires avaient l’air de faire.

On peut affirmer qu’aucune de ces institutions détestables n’aurait pu subsister vingt ans, s’il avait été permis de les discuter. Aucune ne se fût établie ou aggravée si on avait consulté les États, ou si on avait écouté leurs plaintes quand par hasard on les réunissait encore. Les rares États-généraux des derniers siècles ne cessèrent de réclamer contre elles. On voit à plusieurs reprises ces assemblées indiquer comme l’origine de tous les abus le pouvoir que s’est arrogé le roi de lever arbitrairement des taxes, ou, pour reproduire les expressions mêmes dont se servait la langue énergique du quinzième siècle, « le droit de s’enrichir de la substance du peuple sans le consentement et délibération des trois États. » Ils ne s’occupent pas seulement de leurs propres droits ; ils demandent avec force et souvent ils obtiennent qu’on respecte ceux des provinces et des villes. À chaque session nouvelle, il y a des voix qui s’élèvent dans leur sein contre l’inégalité des charges. Les États demandent à plusieurs reprises l’abandon du système des jurandes ; ils attaquent de siècle en siècle avec une vivacité croissante la vénalité des offices. « Qui vend office vend justice, ce qui est chose infâme, » disent-ils.

Quand la vénalité des charges est établie, ils continuent à se plaindre de l’abus qu’on fait des offices. Ils s’élèvent contre tant de places inutiles et de privilèges dangereux, mais toujours en vain. Ces institutions étaient précisément établies contre eux ; elles naissaient du désir de ne point les assembler et du besoin de travestir, aux yeux des Français, l’impôt qu’on n’osait leur montrer sous ses traits véritables.

Et remarquez que les meilleurs rois ont recours à ces pratiques comme les pires. C’est Louis XII qui achève de fonder la vénalité des offices ; c’est Henri IV qui en vend l’hérédité : tant les vices du système sont plus forts que la vertu des hommes qui le pratiquent !

Ce même désir d’échapper à la tutelle des États fit confier aux Parlements la plupart de leurs attributions politiques, ce qui enchevêtra le pouvoir judiciaire dans le gouvernement d’une façon très-préjudiciable au bon ordre des affaires. Il fallait avoir l’air de fournir quelques garanties nouvelles à la place de celles qu’on enlevait ; car les Français, qui supportent assez patiemment le pouvoir absolu, tant qu’il n’est pas oppressif, n’en aiment jamais la vue, et il est toujours sage d’élever devant lui quelque apparence de barrières qui, sans pouvoir l’arrêter, le cachent du moins un peu.

Enfin ce fut ce désir d’empêcher que la nation, à laquelle on demandait son argent, ne redemandât sa liberté, qui fit veiller sans cesse à ce que les classes restassent à part les unes des autres, afin qu’elles ne pussent ni se rapprocher ni s’entendre dans une résistance commune, et que le gouvernement ne se trouvât jamais avoir affaire à la fois qu’à un très-petit nombre d’hommes séparés de tous les autres. Pendant tout le cours de cette longue histoire, où l’on voit successivement paraître tant de princes remarquables, plusieurs par l’esprit, quelques-uns par le génie, presque tous par le courage, on n’en rencontre pas un seul qui fasse effort pour rapprocher les classes et les unir autrement qu’en les soumettant toutes à une égale dépendance. Je me trompe : un seul l’a voulu et s’y est même appliqué de tout son cœur ; et celui-là, qui pourrait sonder les jugements de Dieu ! ce fut Louis XVI.

La division des classes fut le crime de l’ancienne royauté, et devint plus tard son excuse ; car, quand tous ceux qui composent la partie riche et éclairée de la nation ne peuvent plus s’entendre et s’entr’aider dans le gouvernement, l’administration du pays par lui-même est comme impossible, et il faut qu’un maître intervienne.

« La nation, dit Turgot avec tristesse dans un rapport secret au roi, est une société composée de différents ordres mal unis et d’un peuple dont les membres n’ont entre eux que très-peu de liens, et où, par conséquent, personne n’est occupé que de son intérêt particulier. Nulle part il n’y a d’intérêt commun visible. Les villages, les villes, n’ont pas plus de rapports mutuels que les arrondissements auxquels ils sont attribués. Ils ne peuvent s’entendre entre eux pour mener des travaux publics qui leur sont nécessaires. Dans cette guerre perpétuelle de prétentions et d’entreprises, Votre Majesté est obligée de tout décider par elle-même ou par ses mandataires. On attend vos ordres spéciaux pour contribuer au bien public, pour respecter les droits d’autrui, quelquefois pour exercer les siens propres. »

Ce n’est pas une petite entreprise que de rapprocher des concitoyens qui ont ainsi vécu pendant des siècles en étrangers ou en ennemis, et de leur faire enseigner à conduire en commun leurs propres affaires. Il a été bien plus facile de les diviser qu’il ne l’est alors de les réunir. Nous en avons fourni au monde un mémorable exemple. Quand les différentes classes qui partageaient la société de l’ancienne France rentrèrent en contact, il y a soixante ans, après avoir été isolées si longtemps par tant de barrières, elles ne se touchèrent d’abord que par leurs endroits douloureux, et ne se retrouvèrent que pour s’entre-déchirer. Même de nos jours, leurs jalousies et leurs haines leur survivent.


CHAPITRE XI


de l’espèce de liberté qui se rencontrait sous l’ancien régime et de son influence sur la révolution.


Si l’on s’arrêtait ici dans la lecture de ce livre, on n’aurait qu’une image très-imparfaite du gouvernement de l’ancien régime, et l’on comprendrait mal la société qui a fait la Révolution.

En voyant des concitoyens si divisés et si contractés en eux-mêmes, un pouvoir royal si étendu et si puissant, on pourrait croire que l’esprit d’indépendance avait disparu avec les libertés publiques, et que tous les Français étaient également pliés à la sujétion. Mais il n’en était rien ; le gouvernement conduisait déjà seul et absolument toutes les affaires communes, qu’il était encore loin d’être le maître de tous les individus.

Au milieu de beaucoup d’institutions déjà préparées pour le pouvoir absolu, la liberté vivait ; mais c’était une sorte de liberté singulière, dont il est difficile aujourd’hui de se faire une idée, et qu’il faut examiner de très-près pour pouvoir comprendre le bien et le mal qu’elle nous a pu faire.

Tandis que le gouvernement central se substituait à tous les pouvoirs locaux et remplissait de plus en plus toute la sphère de l’autorité publique, des institutions qu’il avait laissées vivre ou qu’il avait créées lui-même, de vieux usages, d’anciennes mœurs, des abus même gênaient ses mouvements, entretenaient encore au fond de l’âme d’un grand nombre d’individus l’esprit de résistance, et conservaient à beaucoup de caractères leur consistance et leur relief.

La centralisation avait déjà le même naturel, les mêmes procédés, les mêmes visées que de nos jours, mais non encore le même pouvoir. Le gouvernement, dans son désir de faire de l’argent de tout, ayant mis en vente la plupart des fonctions publiques, s’était ôté ainsi à lui-même la faculté de les donner et de les retirer à son arbitraire. L’une de ses passions avait ainsi grandement nui au succès de l’autre : son avidité avait fait contre-poids à son ambition. Il en était donc réduit sans cesse, pour agir, à employer des instruments qu’il n’avait pas façonnés lui-même et qu’il ne pouvait briser. Il lui arrivait souvent de voir ainsi ses volontés les plus absolues s’énerver dans l’exécution. Cette constitution bizarre et vicieuse des fonctions publiques tenait lieu d’une sorte de garantie politique contre l’omnipotence du pouvoir central. C’était comme une sorte de digue irrégulière et mal construite qui divisait sa force et ralentissait son choc.

Le gouvernement ne disposait pas encore non plus de cette multitude infinie de faveurs, de secours, d’honneurs et d’argent qu’il peut distribuer aujourd’hui ; il avait donc bien moins de moyens de séduire aussi bien que de contraindre.

Lui-même, d’ailleurs, connaissait mal les bornes exactes de son pouvoir. Aucun de ses droits n’était régulièrement reconnu ni solidement établi ; sa sphère d’action était immense, mais il y marchait encore d’un pas incertain, comme dans un lieu obscur et inconnu. Ces ténèbres redoutables, qui cachaient alors les limites de tous les pouvoirs et régnaient autour de tous les droits, favorables aux entreprises des princes contre la liberté des sujets, l’étaient souvent à sa défense.

L’administration, se sentant de date récente et de petite naissance, était toujours timide dans ses démarches, pour peu qu’elle rencontrât un obstacle sur son chemin. C’est un spectacle qui frappe, quand on lit la correspondance des ministres et des intendants du dix-huitième siècle, de voir comme ce gouvernement, si envahissant et si absolu tant que l’obéissance n’est pas contestée, demeure interdit à la vue de la moindre résistance, comme la plus légère critique le trouble, comme le plus petit bruit l’effarouche, et comme alors il s’arrête, il hésite, parlemente, prend des tempéraments et demeure souvent bien en deçà des limites naturelles de sa puissance. Le mol égoïsme de Louis XV et la bonté de son successeur s’y prêtaient. Ces princes, d’ailleurs, n’imaginaient jamais qu’on songeât à les détrôner. Ils n’avaient rien de ce naturel inquiet et dur que la peur a souvent donné, depuis, à ceux qui gouvernent. Ils ne foulaient aux pieds que les gens qu’ils ne voyaient pas.

Plusieurs des privilèges, des préjugés, des idées fausses qui s’opposaient le plus à l’établissement d’une liberté régulière et bienfaisante, maintenaient chez un grand nombre de sujets l’esprit d’indépendance, et disposaient ceux-là à se roidir contre les abus de l’autorité.

Les nobles méprisaient fort l’administration proprement dite, quoiqu’ils s’adressassent de temps en temps à elle. Ils gardaient jusque dans l’abandon de leur ancien pouvoir quelque chose de cet orgueil de leurs pères, aussi ennemi de la servitude que de la règle. Ils ne se préoccupaient guère de la liberté générale des citoyens, et souffraient volontiers que la main du pouvoir s’appesantît tout autour d’eux ; mais ils n’entendaient pas qu’elle pesât sur eux-mêmes, et, pour l’obtenir, ils étaient prêts à se jeter au besoin dans de grands hasards. Au moment où la Révolution commence, cette noblesse, qui va tomber avec le trône, a encore vis-à-vis du roi, et surtout de ses agents, une attitude infiniment plus haute et un langage plus libre que le tiers-état, qui bientôt renversera la royauté. Presque toutes les garanties contre les abus du pouvoir que nous avons possédées durant les trente-sept ans du régime représentatif sont hautement revendiquées par elle. On sent, en lisant ses cahiers, au milieu de ses préjugés et de ses travers, l’esprit et quelques-unes des grandes qualités de l’aristocratie. Il faudra regretter toujours qu’au lieu de plier cette noblesse sous l’empire des lois, on l’ait abattue et déracinée. En agissant ainsi, on a ôté à la nation une portion nécessaire de sa substance et fait à la liberté une blessure qui ne se guérira jamais. Une classe qui a marché pendant des siècles la première, a contracté, dans ce long usage incontesté de la grandeur, une certaine fierté de cœur, une confiance naturelle en ses forces, une habitude d’être regardée qui fait d’elle le point le plus résistant du corps social. Elle n’a pas seulement des mœurs viriles ; elle augmente, par son exemple, la virilité des autres classes. En l’extirpant, on énerve jusqu’à ses ennemis mêmes. Rien ne saurait la remplacer complètement ; elle-même ne saurait jamais renaître ; elle peut retrouver les titres et les biens, mais non l’âme de ses pères.

Les prêtres, qu’on a vus souvent depuis si servilement soumis dans les choses civiles au souverain temporel, quel qu’il fût, et ses plus audacieux flatteurs, pour peu qu’il fit mine de favoriser l’Église, formaient alors l’un des corps les plus indépendants de la nation, et le seul dont on eût été obligé de respecter les libertés particulières.

Les provinces avaient perdu leurs franchises, les villes n’en possédaient plus que l’ombre. Dix nobles ne pouvaient se réunir pour délibérer ensemble sur une affaire quelconque sans une permission expresse du roi. L’Église de France conservait jusqu’au bout ses assemblées périodiques. Dans son sein, le pouvoir ecclésiastique lui-même avait des limites respectées. Le bas clergé y possédait des garanties sérieuses contre la tyrannie de ses supérieurs, et n’était pas préparé par l’arbitraire illimité de l’évêque à l’obéissance passive vis-à-vis du prince. Je n’entreprends point de juger cette ancienne constitution de l’Église ; je dis seulement qu’elle ne préparait point l’âme des prêtres à la servilité politique.

Beaucoup d’ecclésiastiques, d’ailleurs, étaient gentilshommes de sang, et transportaient dans l’Église la fierté et l’indocilité des gens de leur condition. Tous, de plus, avaient un rang élevé dans l’État et y possédaient des privilèges. L’usage de ces mêmes droits féodaux, si fatal à la puissance morale de l’Église, donnait à ses membres individuellement un esprit d’indépendance vis-à-vis du pouvoir civil.

Mais ce qui contribuait surtout à donner aux prêtres les idées, les besoins, les sentiments, souvent les passions du citoyen, c’était la propriété foncière. J’ai eu la patience de lire la plupart des rapports et des débats que nous ont laissés les anciens États provinciaux, et particulièrement ceux du Languedoc, où le clergé était plus mêlé encore qu’ailleurs aux détails de l’administration publique, ainsi que les procès-verbaux des assemblées provinciales qui furent réunies en 1779 et 1787  ; et, apportant dans cette lecture les idées de mon temps, je m’étonnais de voir des évêques et des abbés, parmi lesquels plusieurs ont été aussi éminents par leur sainteté que par leur savoir, faire des rapports sur l’établissement d’un chemin ou d’un canal, y traiter la matière en profonde connaissance de cause, discuter avec infiniment de science et d’art quels étaient les meilleurs moyens d’accroître les produits de l’agriculture, d’assurer le bien-être des habitants et de faire prospérer l’industrie, toujours égaux et souvent supérieurs à tous les laïques qui s’occupaient avec eux des mêmes affaires.

J’ose penser, contrairement à une opinion bien générale et fort solidement établie, que les peuples qui ôtent au clergé catholique toute participation quelconque à la propriété foncière et transforment tous ses revenus en salaires, ne servent que les intérêts du saint-siège et ceux des princes temporels, et se privent eux-mêmes d’un très grand élément de liberté.

Un homme qui, pour la meilleure partie de lui-même, est soumis à une autorité étrangère, et qui dans le pays qu’il habite ne peut avoir de famille, n’est, pour ainsi dire, retenu au sol que par un seul lien solide, la propriété foncière. Tranchez ce lien, il n’appartient plus en particulier à aucun lieu. Dans celui où le hasard l’a fait naître, il vit en étranger au milieu d’une société civile dont presque aucun des intérêts ne peuvent le toucher directement. Pour sa conscience, il ne dépend que du pape  ; pour sa subsistance, que du prince. Sa seule patrie est l’Église. Dans chaque événement politique, il n’aperçoit guère que ce qui sert à celle-ci ou lui peut nuire. Pourvu qu’elle soit libre et prospère, qu’importe le reste ? Sa condition la plus naturelle en politique est l’indifférence : excellent membre de la cité chrétienne, médiocre citoyen partout ailleurs. De pareils sentiments et de semblables idées, dans un corps qui est le directeur de l’enfance et le guide des mœurs, ne peuvent manquer d’énerver l’âme de la nation tout entière en ce qui touche à la vie publique.

Si l’on se veut faire une idée juste des révolutions que peut subir l’esprit des hommes par suite des changements survenus dans leur condition, il faut relire les cahiers de l’ordre du clergé en 1789.

Le clergé s’y montre souvent intolérant et parfois opiniâtrement attaché à plusieurs de ses anciens privilèges  ; mais, du reste, aussi ennemi du despotisme, aussi favorable à la liberté civile, et aussi amoureux de la liberté politique que le tiers-état ou la noblesse, il proclame que la liberté individuelle doit être garantie, non point par des promesses, mais par une procédure analogue à celle de l’habeas corpus. Il demande la destruction des prisons d’État, l’abolition des tribunaux exceptionnels et des évocations, la publicité de tous les débats, l’inamovibilité de tous les juges, l’admissibilité de tous les citoyens aux emplois, lesquels ne doivent être ouverts qu’au seul mérite  ; un recrutement militaire moins oppressif et moins humiliant pour le peuple, et dont personne ne sera exempt  ; le rachat des droits seigneuriaux, qui, sortis du régime féodal, dit-il, sont contraires à la liberté  ; la liberté illimitée du travail, la destruction des douanes intérieures  ; la multiplication des écoles privées : il en faut une, suivant lui, dans chaque paroisse, et qu’elle soit gratuite ; des établissements laïques de bienfaisance dans toutes les campagnes, tels que des bureaux et des ateliers de charité  ; toutes sortes d’encouragements pour l’agriculture.

Dans la politique proprement dite, il proclame, plus haut que personne, que la nation a le droit imprescriptible et inaliénable de s’assembler pour faire des lois et voter librement l’impôt. Nul Français, assure-t-il, ne peut être forcé à payer une taxe qu’il n’a pas votée lui-même ou par représentant. Le clergé demande encore que les États-généraux, librement élus, soient réunis tous les ans  ; qu’ils discutent en présence de la nation toutes les grandes affaires  ; qu’ils fassent des lois générales auxquelles on ne puisse opposer aucun usage ou privilège particulier ; qu’ils dressent le budget et contrôlent jusqu’à la maison du roi, que leurs députés soient inviolables et que les ministres leur demeurent toujours responsables. Il veut aussi que des assemblées d’États soient créées dans toutes les provinces et des municipalités dans toutes les villes. Du droit divin, pas le moindre mot.

Je ne sais si, à tout prendre, et malgré les vices éclatants de quelques-uns de ses membres, il y eut jamais dans le monde un clergé plus remarquable que le clergé catholique de France au moment où la Révolution l’a surpris, plus éclairé, plus national, moins retranché dans les seules vertus privées, mieux pourvu de vertus publiques, et en même temps de plus de foi : la persécution l’a bien montré. J’ai commencé l’étude de l’ancienne société, plein de préjugés contre lui ; je l’ai finie, plein de respect. Il n’avait, à vrai dire, que les défauts qui sont inhérents à toutes les corporations, les politiques aussi bien que les religieuses, quand elles sont fortement liées et bien constituées, à savoir la tendance à envahir, l’humeur peu tolérante, et l’attachement instinctif et parfois aveugle aux droits particuliers du corps.

La bourgeoisie de l’ancien régime était également bien mieux préparée que celle d’aujourd’hui à montrer un esprit d’indépendance. Plusieurs des vices mêmes de sa conformation y aidaient. Nous avons vu que les places qu’elle occupait étaient plus nombreuses encore dans ce temps-là que de nos jours, et que les classes moyennes montraient autant d’ardeur pour les acquérir. Mais voyez la différence des temps. La plupart de ces places, n’étant ni données ni ôtées par le gouvernement, augmentaient l’importance du titulaire sans le mettre à la merci du pouvoir, c’est-à-dire que ce qui aujourd’hui consomme la sujétion de tant de gens était précisément ce qui leur servait le plus puissamment alors à se faire respecter.

Les immunités de toutes sortes qui séparaient si malheureusement la bourgeoisie du peuple en faisaient, d’ailleurs, une fausse aristocratie qui montrait souvent l’orgueil et l’esprit de résistance de la véritable. Dans chacune de ces petites associations particulières qui la divisaient en tant de parties, on oubliait volontiers le bien général, mais on était sans cesse préoccupé de l’intérêt et des droits du corps. On y avait une dignité commune, des privilèges communs à défendre. Nul ne pouvait jamais s’y perdre dans la foule et y aller cacher de lâches complaisances. Chaque homme s’y trouvait sur un théâtre fort petit, il est vrai, mais très-éclairé, et y avait un public toujours le même et toujours prêt à l’applaudir ou à le siffler.

L’art d’étouffer le bruit de toutes les résistances était alors bien moins perfectionné qu’aujourd’hui. La France n’était pas encore devenue le lieu sourd où nous vivons ; elle était, au contraire, fort retentissante, bien que la liberté politique ne s’y montrât pas, et il suffisait d’y élever la voix pour être entendu au loin.

Ce qui assurait surtout dans ce temps-là aux opprimés un moyen de se faire entendre, était la constitution de la justice.

Nous étions devenus un pays de gouvernement absolu par nos institutions politiques et administratives, mais nous étions restés un peuple libre par nos institutions judiciaires. La justice de l’ancien régime était compliquée, embarrassée, lente et coûteuse ; c’étaient de grands défauts, sans doute, mais on ne rencontrait jamais chez elle la servilité vis-à-vis du pouvoir, qui n’est qu’une forme de la vénalité, et la pire. Ce vice capital, qui non-seulement corrompt le juge, mais infecte bientôt tout le peuple, lui était entièrement étranger. Le magistrat était inamovible et ne cherchait pas à avancer, deux choses aussi nécessaires l’une que l’autre à son indépendance  ; car qu’importe qu’on ne puisse pas le contraindre si on a mille moyens de le gagner ?

Il est vrai que le pouvoir royal avait réussi à dérober aux tribunaux ordinaires la connaissance de presque toutes les affaires où l’autorité publique était intéressée  ; mais il les redoutait encore en les dépouillant. S’il les empêchait de juger, il n’osait pas toujours les empêcher de recevoir les plaintes et de dire leur avis  ; et, comme la langue judiciaire conservait alors les allures du vieux français, qui aime à donner le nom propre aux choses, il arrivait souvent aux magistrats d’appeler crûment actes despotiques et arbitraires, les procédés du gouvernement. L’intervention irrégulière des cours dans le gouvernement, qui troublait souvent la bonne administration des affaires, servait ainsi parfois de sauvegarde à la liberté des hommes : c’était un grand mal qui en limitait un plus grand.

Au sein de ces corps judiciaires, et tout autour d’eux, la vigueur des anciennes mœurs se conservait au milieu des idées nouvelles. Les Parlements étaient sans doute plus préoccupés d’eux-mêmes que de la chose publique ; mais il faut reconnaître que, dans la défense de leur propre indépendance et de leur honneur, ils se montraient toujours intrépides, et qu’ils communiquaient leur âme à tout ce qui les approchait.

Lorsque, en 1770, le Parlement de Paris fut cassé, les magistrats qui en faisaient partie subirent la perte de leur état et de leur pouvoir sans qu’on en vît un seul céder individuellement devant la volonté royale. Bien plus, des cours d’une espèce différente, comme la cour des aides, qui n’étaient ni atteintes ni menacées, s’exposèrent volontairement aux mêmes rigueurs, alors que ces rigueurs étaient devenues certaines. Mais voici mieux encore : les principaux avocats qui plaidaient devant le Parlement s’associèrent de leur plein gré à sa fortune ; ils renoncèrent à ce qui faisait leur gloire et leur richesse, et se condamnèrent au silence plutôt que de paraître devant des magistrats déshonorés. Je ne connais rien de plus grand dans l’histoire des peuples libres que ce qui arriva à cette occasion, et pourtant cela se passait au dix-huitième siècle, à côté de la cour de Louis XV.

Les habitudes judiciaires étaient devenues, sur bien des points, des habitudes nationales. On avait également pris aux tribunaux l’idée que toute affaire est sujette à débat et toute décision à appel, l’usage de la publicité, le goût des formes, choses ennemies de la servitude : c’est la seule partie de l’éducation d’un peuple libre que l’ancien régime nous ait donnée. L’administration elle-même avait beaucoup emprunté au langage et aux usages de la justice. Le roi se croyait obligé de motiver toujours ses édits et d’exposer ses raisons avant de conclure ; le conseil rendait des arrêts précédés de longs préambules ; l’intendant signifiait par huissier ses ordonnances. Dans le sein de tous les corps administratifs d’origine ancienne, tels, par exemple, que le corps des trésoriers de France ou des élus, les affaires se discutaient publiquement et se décidaient après plaidoiries. Toutes ces habitudes, toutes ces formes étaient autant de barrières à l’arbitraire du prince.

Le peuple seul, surtout celui des campagnes, se trouvait presque toujours hors d’état de résister à l’oppression autrement que par la violence.

La plupart des moyens de défense que je viens d’indiquer étaient, en effet, hors de sa portée ; pour s’en aider, il fallait avoir dans la société une place d’où l’on pût être vu et une voix en état de se faire entendre. Mais, en dehors du peuple, il n’y avait point d’homme en France qui, s’il en avait le cœur, ne pût chicaner son obéissance et résister encore en pliant.

Le roi parlait à la nation en chef plutôt qu’en maître. « Nous nous faisons gloire, dit Louis XVI, au commencement de son règne, dans le préambule d’un édit, de commander à une nation libre et généreuse. » Un de ses aïeux avait déjà exprimé la même idée dans un plus vieux langage, lorsque, remerciant les États-généraux de la hardiesse de leurs remontrances, il avait dit : « Nous aimons mieux parler à des francs qu’à des serfs. »

Les hommes du dix-huitième siècle ne connaissaient guère cette espèce de passion du bien-être qui est comme la mère de la servitude, passion molle, et pourtant tenace et inaltérable, qui se mêle volontiers et, pour ainsi dire, s’entrelace à plusieurs vertus privées, à l’amour de la famille, à la régularité des mœurs, au respect des croyances religieuses, et même à la pratique tiède et assidue du culte établi, qui permet l’honnêteté et défend l’héroïsme, et excelle à faire des hommes rangés et de lâches citoyens. Ils étaient meilleurs et pires.

Les Français d’alors aimaient la joie et adoraient le plaisir ; ils étaient peut-être plus déréglés dans leurs habitudes et plus désordonnés dans leurs passions et dans leurs idées que ceux d’aujourd’hui ; mais ils ignoraient ce sensualisme tempéré et décent que nous voyons. Dans les hautes classes, on s’occupait bien plus à orner sa vie qu’à la rendre commode, à s’illustrer qu’à s’enrichir. Dans les moyennes mêmes, on ne se laissait jamais absorber tout entier dans la recherche du bien-être ; souvent on en abandonnait la poursuite pour courir après des jouissances plus délicates et plus hautes ; partout on plaçait, en dehors de l’argent, quelque autre bien. « Je connais ma nation, écrivait en un style bizarre, mais qui ne manque pas de fierté, un contemporain ; habile à fondre et à dissiper les métaux, elle n’est point faite pour les honorer d’un culte habituel, et elle se trouverait toute prête à retourner vers ses antiques idoles, la valeur, la gloire, et j’ose dire la magnanimité. »

Il faut bien se garder, d’ailleurs, d’évaluer la bassesse des hommes par le degré de leur soumission envers le souverain pouvoir : ce serait se servir d’une fausse mesure. Quelque soumis que fussent les hommes de l’ancien régime aux volontés du roi, il y avait une sorte d’obéissance qui leur était inconnue : ils ne savaient pas ce que c’était que se plier sous un pouvoir illégitime ou contesté, qu’on honore peu, que souvent on méprise, mais qu’on subit volontiers parce qu’il sert ou peut nuire. Cette forme dégradante de la servitude leur fut toujours étrangère. Le roi leur inspirait des sentiments qu’aucun des princes les plus absolus qui ont paru depuis dans le monde n’a pu faire naître, et qui sont même devenus pour nous presque incompréhensibles, tant la Révolution en a extirpé de nos cœurs jusqu’à la racine. Ils avaient pour lui tout à la fois la tendresse qu’on a pour un père et le respect qu’on ne doit qu’à Dieu. En se soumettant à ses commandements les plus arbitraires, ils cédaient moins encore à la contrainte qu’à l’amour, et il leur arrivait souvent ainsi de conserver leur âme très-libre jusque dans la plus extrême dépendance. Pour eux, le plus grand mal de l’obéissance était la contrainte ; pour nous, c’est le moindre. Le pire est dans le sentiment servile qui fait obéir. Ne méprisons pas nos pères, nous n’en avons pas le droit. Plût à Dieu que nous pussions retrouver, avec leurs préjugés et leurs défauts, un peu de leur grandeur !

On aurait donc bien tort de croire que l’ancien régime fut un temps de servilité et de dépendance. Il y régnait beaucoup plus de liberté que de nos jours  ; mais c’était une espèce de liberté irrégulière et intermittente, toujours contractée dans la limite des classes, toujours liée à l’idée d’exception et de privilège, qui permettait presque autant de braver la loi que l’arbitraire, et n’allait presque jamais jusqu’à fournir à tous les citoyens les garanties les plus naturelles et les plus nécessaires. Ainsi réduite et déformée, la liberté était encore féconde. C’est elle qui, dans le temps même où la centralisation travaillait de plus en plus à égaliser, à assouplir et à ternir tous les caractères, conserva dans un grand nombre de particuliers leur originalité native, leur coloris et leur relief, nourrit dans leur cœur l’orgueil de soi, et y fit souvent prédominer sur tous les goûts le goût de la gloire. Par elle se formèrent ces âmes vigoureuses, ces génies fiers et audacieux que nous allons voir paraître, et qui feront de la Révolution française l’objet tout à la fois de l’admiration et de la terreur des générations qui la suivent. Il serait bien étrange que des vertus si mâles eussent pu croître sur un sol où la liberté n’était plus.

Mais, si cette sorte de liberté déréglée et malsaine préparait les Français à renverser le despotisme, elle les rendait moins propres qu’aucun autre peuple, peut-être, à fonder à sa place l’empire paisible et libre des lois.


CHAPITRE XII


comment, malgré les progrès de la civilisation, la condition du paysan français était quelquefois pire, au dix-huitième siècle, qu’elle ne l’avait été au treizième.


Au dix-huitième siècle, le paysan français ne pouvait plus être la proie de petits despotes féodaux  ; il n’était que rarement en butte à des violences de la part du gouvernement ; il jouissait de la liberté civile et possédait une partie du sol ; mais tous les hommes des autres classes s’étaient écartés de lui, et il vivait plus seul que cela ne s’était vu nulle part peut-être dans le monde. Sorte d’oppression nouvelle et singulière, dont les effets méritent d’être considérés très-attentivement à part.

Dès le commencement du dix-septième siècle, Henri IV se plaignait, suivant Péréfixe, que les nobles abandonnassent les campagnes. Au milieu du dix-huitième, cette désertion est devenue presque générale ; tous les documents du temps la signalent et la déplorent, les économistes dans leurs livres, les intendants dans leurs correspondances, les sociétés d’agriculture dans leurs Mémoires. On en trouve la preuve authentique dans les registres de la capitation. La capitation se percevait au lieu du domicile réel : la perception de toute la grande noblesse et d’une partie de la moyenne est levée à Paris.

Il ne restait guère dans les campagnes que le gentilhomme que la médiocrité de sa fortune empêchait d’en sortir. Celui-là s’y trouvait vis-à-vis des paysans ses voisins, dans une position où jamais propriétaire riche ne s’était vu, je pense. N’étant plus leur chef, il n’avait plus l’intérêt qu’il avait eu autrefois à les ménager, à les aider, à les conduire  ; et, d’une autre part, n’étant pas soumis lui-même aux mêmes charges publiques qu’eux, il ne pouvait éprouver de vive sympathie pour leur misère, qu’il ne partageait pas, ni s’associer à leurs griefs, qui lui étaient étrangers. Ces hommes n’étaient plus ses sujets, il n’était pas encore leur concitoyen : fait unique dans l’histoire.

Ceci amenait une sorte d’absentéisme de cœur, si je puis m’exprimer ainsi, plus fréquent encore et plus efficace que l’absentéisme proprement dit. De là vint que le gentilhomme résidant sur ses terres y montrait souvent les vues et les sentiments qu’aurait eus en son absence son intendant ; comme celui-ci, il ne voyait plus dans les tenanciers que des débiteurs, et il exigeait d’eux à la rigueur tout ce qui lui revenait encore d’après la loi ou la coutume, ce qui rendait parfois la perception de ce qui restait des droits féodaux plus dure qu’au temps de la féodalité même.

Souvent obéré et toujours besogneux, il vivait d’ordinaire fort chichement dans son château, ne songeant qu’à y amasser l’argent qu’il allait dépenser l’hiver à la ville. Le peuple, qui d’un mot va souvent droit à l’idée, avait donné à ce petit gentilhomme le nom du moins gros des oiseaux de proie : il l’avait nommé le hobereau.

On peut m’opposer sans doute des individus  ; je parle des classes, elles seules doivent occuper l’histoire. Qu’il y eût dans ce temps-là beaucoup de propriétaires riches qui, sans occasion nécessaire et sans intérêt commun, s’occupassent du bien-être des paysans, qui le nie ? Mais ceux-là luttaient heureusement contre la loi de leur condition nouvelle, qui, en dépit d’eux-mêmes, les poussait vers l’indifférence, comme leurs anciens vassaux vers la haine.

On a souvent attribué cet abandon des campagnes par la noblesse à l’influence particulière de certains ministres et de certains rois : les uns à Richelieu, les autres à Louis XIV. Ce fut, en effet, une pensée presque toujours suivie par les princes, durant les trois derniers siècles de la monarchie, de séparer les gentilshommes du peuple, et de les attirer à la cour et dans les emplois. Cela se voit surtout au dix-septième siècle, où la noblesse était encore pour la royauté un objet de crainte. Parmi les questions adressées aux intendants se trouve encore celle-ci : « Les gentilshommes de votre province aiment-ils à rester chez eux ou à en sortir ? »

On a la lettre d’un intendant répondant sur ce sujet ; il se plaint de ce que les gentilshommes de sa province se plaisent à rester avec leurs paysans, au lieu de remplir leurs devoirs auprès du roi. Or, remarquez bien ceci : la province dont on parlait ainsi, c’était l’Anjou ; ce fut depuis la Vendée. Ces gentilshommes qui refusaient, dit-on, de rendre leurs devoirs au roi, sont les seuls qui aient défendu, les armes à la main, la monarchie en France et qui soient morts en combattant pour elle ; et ils n’ont dû cette glorieuse distinction qu’à ce qu’ils avaient su retenir autour d’eux ces paysans, parmi lesquels on leur reprochait d’aimer à vivre.

Il faut néanmoins se garder d’attribuer à l’influence directe de quelques-uns de nos rois l’abandon des campagnes par la classe qui formait alors la tête de la nation. La cause principale et permanente de ce fait ne fut pas dans la volonté de certains hommes, mais dans l’action lente et incessante des institutions ; et ce qui le prouve, c’est que, quand, au dix-huitième siècle, le gouvernement veut combattre le mal, il ne peut pas même en suspendre le progrès. À mesure que la noblesse achève de perdre ses droits politiques sans en acquérir d’autres, et que les libertés locales disparaissent, cette émigration des nobles s’accroît : on n’a plus besoin de les attirer hors de chez eux ; ils n’ont plus envie d’y rester : la vie des champs leur est devenue insipide.

Ce que je dis ici des nobles doit s’entendre, en tout pays, des propriétaires riches : pays de centralisation, campagnes vides d’habitants riches et éclairés ; je pourrais ajouter : pays de centralisation, pays de culture imparfaite et routinière, et commenter le mot si profond de Montesquieu, en en déterminant le sens : « Les terres produisent moins en raison de leur fertilité que de la liberté des habitants. » Mais je ne veux pas sortir de mon sujet.

Nous avons vu ailleurs comment les bourgeois, quittant de leur côté les campagnes, cherchaient de toutes parts un asile dans les villes. Il n’y a pas un point sur lequel tous les documents de l’ancien régime soient mieux d’accord. On ne voit presque jamais dans les campagnes, disent-ils, qu’une génération de paysans riches. Un cultivateur parvient-il par son industrie à acquérir enfin un peu de bien : il fait aussitôt quitter à son fils la charrue, l’envoie à la ville et lui achète un petit office. C’est de cette époque que date cette sorte d’horreur singulière que manifeste souvent, même de nos jours, l’agriculteur français pour la profession qui l’a enrichi. L’effet a survécu à la cause.

À vrai dire, le seul homme bien élevé, ou, comme disent les Anglais, le seul gentleman qui résidât d’une manière permanente au milieu des paysans et restât en contact incessant avec eux, était le curé  ; aussi le curé fût-il devenu le maître des populations rurales, en dépit de Voltaire, s’il n’avait été rattaché lui-même d’une façon si étroite et si visible à la hiérarchie politique ; en possédant plusieurs des privilèges de celle-ci, il avait inspiré en partie la haine qu’elle faisait naître.

Voilà donc le paysan presque entièrement séparé des classes supérieures ; il est éloigné de ceux mêmes de ses pareils qui auraient pu l’aider et le conduire. À mesure que ceux-ci arrivent aux lumières ou à l’aisance, ils le fuient ; il demeure comme trié au milieu de toute la nation et mis à part.

Cela ne se voyait au même degré chez aucun des grands peuples civilisés de l’Europe, et en France même le fait était récent. Le paysan du quatorzième siècle était tout à la fois plus opprimé et plus secouru. L’aristocratie le tyrannisait quelquefois, mais elle ne le délaissait jamais.

Au dix-huitième siècle, un village est une communauté dont tous les membres sont pauvres, ignorants et grossiers ; ses magistrats sont aussi incultes et aussi méprisés qu’elle ; son syndic ne sait pas lire ; son collecteur ne peut dresser de sa main les comptes dont dépend la fortune de ses voisins et la sienne propre. Non-seulement son ancien seigneur n’a plus le droit de le gouverner, mais il est arrivé à considérer comme une sorte de dégradation de se mêler de son gouvernement. Asseoir les tailles, lever la milice, régler les corvées, actes serviles, œuvres de syndic. Il n’y a plus que le pouvoir central qui s’occupe d’elle, et, comme il est placé fort loin et n’a encore rien à craindre de ceux qui l’habitent, il ne s’occupe guère d’elle que pour en tirer profit.

Venez voir maintenant ce que devient une classe délaissée, que personne n’a envie de tyranniser, mais que nul ne cherche à éclairer et à servir.

Les plus lourdes charges que le système féodal faisait peser sur l’habitant des campagnes sont retirées ou allégées, sans doute ; mais ce qu’on ne sait point assez, c’est qu’à celles-là il s’en était substitué d’autres, plus pesantes peut-être. Le paysan ne souffrait pas tous les maux qu’avaient soufferts ses pères, mais il endurait beaucoup de misères que ses pères n’avaient jamais connues.

On sait que c’est presque uniquement aux dépens des paysans que la taille avait décuplé depuis deux siècles. Il faut ici dire un mot de la manière dont on la levait sur eux, pour montrer quelles lois barbares peuvent se fonder ou se maintenir dans les siècles civilisés, quand les hommes les plus éclairés de la nation n’ont point d’intérêt personnel à les changer.

Je trouve dans une lettre confidentielle que le contrôleur-général lui-même écrit, en 1772, aux intendants, cette peinture de la taille, qui est un petit chef-d’œuvre d’exactitude et de brièveté. « La taille, dit ce ministre, arbitraire dans sa répartition, solidaire dans sa perception, personnelle, et non réelle dans la plus grande partie de la France, est sujette à des variations continuelles par suite de tous les changements qui arrivent chaque année dans la fortune des contribuables. » Tout est là en trois phrases  ; on ne saurait décrire avec plus d’art le mal dont on profite.

La somme totale que devait la paroisse était fixée tous les ans. Elle variait sans cesse, comme dit le ministre, de façon qu’aucun cultivateur ne pouvait prévoir un an d’avance ce qu’il aurait à payer l’an d’après. Dans l’intérieur de la paroisse, c’était un paysan pris au hasard chaque année, et nommé le collecteur, qui devait diviser la charge de l’impôt sur tous les autres.

J’ai promis que je dirais quelle était la condition de ce collecteur. Laissons parler l’assemblée provinciale du Berry en 1779 ; elle n’est pas suspecte : elle est composée tout entière de privilégiés qui ne payent point la taille et qui sont choisis par le roi. « Comme tout le monde veut éviter la charge du collecteur, disait-elle en 1779, il faut que chacun la prenne à son tour. La levée de la taille est donc confiée tous les ans à un nouveau collecteur, sans égard à la capacité ou à l’honnêteté ; aussi la confection de chaque rôle se ressent du caractère de celui qui le fait. Le collecteur y imprime ses craintes, ses faiblesses ou ses vices. Comment, d’ailleurs, y réussirait-il bien ? il agit dans les ténèbres ; car qui sait au juste la richesse de son voisin et la proportion de cette richesse avec celle d’un autre ? Cependant l’opinion du collecteur seule doit former la décision, et il est responsable sur tous ses biens, et même par corps, de la recette. D’ordinaire, il lui faut perdre pendant deux ans la moitié de ses journées à courir chez les contribuables. Ceux qui ne savent pas lire sont obligés d’aller chercher dans le voisinage quelqu’un qui les supplée. »

Turgot avait déjà dit d’une autre province, un peu avant : « Cet emploi cause le désespoir et presque toujours la ruine de ceux qu’on en charge ; on réduit ainsi successivement à la misère toutes les familles aisées d’un village. »

Ce malheureux était armé pourtant d’un arbitraire immense  ; il était presque autant tyran que martyr. Pendant cet exercice, où il se ruinait lui-même, il tenait dans ses mains la ruine de tout le monde. « La préférence pour ses parents, — c’est encore l’assemblée provinciale qui parle, — pour ses amis et ses voisins, la haine, la vengeance contre ses ennemis, le besoin d’un protecteur, la crainte de déplaire à un citoyen aisé qui donne de l’ouvrage, combattent dans son cœur les sentiments de la justice. » La terreur rend souvent le collecteur impitoyable ; il y a des paroisses où le collecteur ne marche jamais qu’accompagné de garnisaires et d’huissiers. « Lorsqu’il marche sans huissiers, dit un intendant au ministre en 1764, les taillables ne veulent pas payer. » — « Dans la seule élection de Villefranche, nous dit encore l’assemblée provinciale de la Guyenne, on compte cent six porteurs de contraintes et autres recors toujours en chemin. »

Pour échapper à cette taxation violente et arbitraire, le paysan français, en plein dix-huitième siècle, agit comme le juif du moyen-âge : il se montre misérable en apparence, quand par hasard il ne l’est pas en réalité ; son aisance lui fait peur avec raison : j’en trouve une preuve bien sensible dans un document que je ne prends plus en Guyenne, mais à cent lieues de là. La Société d’Agriculture du Maine annonce, dans son rapport de 1761, qu’elle avait eu l’idée de distribuer des bestiaux en prix et encouragements. « Elle a été arrêtée, dit-elle, par les suites dangereuses qu’une basse jalousie pourrait attirer contre ceux qui remporteraient ces prix, et qui, à la faveur de la répartition arbitraire des impositions, leur occasionnerait une vexation dans les années suivantes. »

Dans ce système d’impôt, chaque contribuable avait, en effet, un intérêt direct et permanent à épier ses voisins et à dénoncer au collecteur les progrès de leur richesse ; on les y dressait tous, à l’envie, à la délation et à la haine. Ne dirait-on pas que ces choses se passent dans les domaines d’un rajah de l’Hindoustan ?

Il y avait pourtant dans le même temps en France, des pays où l’impôt était levé avec régularité et avec douceur : c’étaient certains pays d’États. Il est vrai qu’on avait laissé à ceux-là le droit de le lever eux-mêmes. En Languedoc, par exemple, la taille n’est établie que sur la propriété foncière, et ne varie point suivant l’aisance du propriétaire  ; elle a pour base fixe et visible un cadastre fait avec soin et renouvelé tous les trente ans, et dans lequel les terres sont divisées en trois classes, suivant leur fertilité. Chaque contribuable sait d’avance exactement ce que représente la part d’impôt qu’il doit payer. S’il ne paye point, lui seul, ou plutôt son champ seul en est responsable. Se croit-il lésé dans la répartition : il a toujours le droit d’exiger que l’on compare sa cote avec celle d’un autre habitant de la paroisse qu’il choisit lui-même. C’est ce que nous nommons aujourd’hui l’appel à l’égalité proportionnelle.

On voit que toutes ces règles sont précisément celles que nous suivons maintenant  ; on ne les a guère améliorées depuis, on n’a fait que les généraliser  ; car il est digne de remarque que, bien que nous ayons pris au gouvernement de l’ancien régime la forme même de notre administration publique, nous nous sommes gardés de l’imiter en tout le reste. C’est aux assemblées provinciales, et non à lui, que nous avons emprunté nos meilleures méthodes administratives. En adoptant la machine, nous avons rejeté le produit.

La pauvreté habituelle du peuple des campagnes avait donné naissance à des maximes qui n’étaient pas propres à la faire cesser. « Si les peuples étaient à l’aise, avait écrit Richelieu dans son Testament politique, difficilement resteraient-ils dans les règles. » Au dix-huitième siècle, on ne va plus si loin, mais on croit encore que le paysan ne travaillerait point s’il n’était constamment aiguillonné par la nécessité : la misère y paraît la seule garantie contre la paresse. C’est précisément la théorie que j’ai entendu quelquefois professer à l’occasion des nègres de nos colonies. Cette opinion est si répandue parmi ceux qui gouvernent, que presque tous les économistes se croient obligés de la combattre en forme.

On sait que l’objet primitif de la taille avait été de permettre au roi d’acheter des soldats qui dispensassent les nobles et leurs vassaux du service militaire  ; mais, au dix-septième siècle, l’obligation du service militaire fut de nouveau imposée, comme nous l’avons vu, sous le nom de milice, et, cette fois, elle ne pesa plus que sur le peuple seul, et presque uniquement sur le paysan.

Il suffit de considérer la multitude des procès-verbaux de maréchaussée qui remplissent les cartons d’une intendance, et qui tous se rapportent à la poursuite de miliciens réfractaires ou déserteurs, pour juger que la milice ne se levait pas sans obstacle. Il ne parait pas, en effet, qu’il y eut de charge publique qui fût plus insupportable aux paysans que celle-là ; pour s’y soustraire, ils se sauvaient souvent dans les bois, où il fallait les poursuivre à main armée. Cela étonne, quand on songe à la facilité avec laquelle le recrutement forcé s’opère aujourd’hui.

Il faut attribuer cette extrême répugnance des paysans de l’ancien régime pour la milice moins au principe même de la loi qu’à la manière dont elle était exécutée ; on doit s’en prendre surtout à la longue incertitude où elle tenait ceux qu’elle menaçait (on pouvait être appelé jusqu’à quarante ans, à moins qu’on ne se mariât) ; à l’arbitraire de la révision, qui rendait presque inutile l’avantage d’un bon numéro ; à la défense de se faire remplacer ; au dégoût d’un métier dur et périlleux, où toute espérance d’avancement était interdite ; mais surtout au sentiment qu’un si grand poids ne pesait que sur eux seuls, et sur les plus misérables d’entre eux, l’ignominie de la condition rendant ses rigueurs plus amères.

J’ai eu dans les mains beaucoup de procès-verbaux de tirage, dressés en l’année 1769, dans un grand nombre de paroisses ; on y voit figurer les exempts de chacune d’elles : celui-ci est domestique chez un gentilhomme ; celui-là garde d’une abbaye ; un troisième n’est que le valet d’un bourgeois, il est vrai, mais ce bourgeois vit noblement. L’aisance seule exempte ; quand un cultivateur figure annuellement parmi les plus haut imposés, ses fils ont le privilège d’être exempts de la milice : c’est ce qu’on appelle encourager l’agriculture. Les économistes, grands amateurs d’égalité en tout le reste, ne sont point choqués de ce privilège ; ils demandent seulement qu’on l’étende à d’autres cas, c’est-à-dire que la charge des paysans les plus pauvres et les moins patronnés devienne plus lourde. « La médiocrité de la solde du soldat, dit l’un d’eux, la manière dont il est couché, habillé, nourri, son entière dépendance, rendraient trop cruel de prendre un autre homme qu’un homme du bas peuple. »

Jusqu’à la fin du règne de Louis XIV, les grands chemins ne furent point entretenus, ou le furent aux frais de tous ceux qui s’en servaient, c’est-à-dire de l’État ou de tous les propriétaires riverains ; mais, vers ce temps-là, on commença à les réparer à l’aide de la seule corvée, c’est-à-dire aux dépens des seuls paysans. Cet expédient pour avoir de bonnes routes sans les payer parut si heureusement imaginé, qu’en 1737, une circulaire du contrôleur-général Orry l’appliqua à toute la France. Les intendants furent armés du droit d’emprisonner à volonté les récalcitrants ou de leur envoyer des garnisaires.

À partir de là, toutes les fois que le commerce s’accroît, que le besoin et le goût des bonnes routes se répandent, la corvée s’étend à de nouveaux chemins et sa charge augmente. On trouve dans le rapport fait en 1779 à l’assemblée provinciale du Berry, que les travaux exécutés par la corvée dans cette pauvre province doivent être évalués par année à 700.000 livres. On les évaluait en 1787, en basse Normandie, à la même somme à peu près. Rien ne saurait mieux montrer le triste sort du peuple des campagnes : les progrès de la société, qui enrichissent toutes les autres classes, le désespèrent ; la civilisation tourne contre lui seul.

Je lis, vers la même époque, dans les correspondances des intendants, qu’il convient de refuser aux paysans de faire emploi de la corvée sur les routes particulières de leurs villages, attendu qu’elle doit être réservée aux seuls grands chemins, ou, comme on disait alors, aux chemins du roi. L’idée étrange qu’il convient de faire payer le prix des routes aux plus pauvres et à ceux qui semblent le moins devoir voyager, cette idée, bien que nouvelle, s’enracine si naturellement dans l’esprit de ceux qui en profitent, que bientôt ils n’imaginent plus que la chose puisse avoir lieu autrement. En l’année 1776, on essaye de transformer la corvée en une taxe locale ; l’inégalité se transforme aussitôt avec elle et la suit dans le nouvel impôt.

De seigneuriale qu’elle était, la corvée, en devenant royale, s’était étendue peu à peu à tous les travaux publics. Je vois en 1719 la corvée servir à bâtir des casernes ! Les paroisses doivent envoyer leurs meilleurs ouvriers, dit l’ordonnance, et tous les autres travaux doivent céder devant celui-ci. La corvée transporte les forçats dans les bagnes et les mendiants dans les dépôts de charité ; elle charroie les effets militaires toutes les fois que les troupes changent de place : charge fort onéreuse dans un temps où chaque régiment menait à sa suite un lourd bagage ; il fallait rassembler de très-loin un grand nombre de charrettes et de bœufs pour le traîner. Cette sorte de corvée, qui avait peu d’importance dans l’origine, devint l’une des plus pesantes quand les armées permanentes devinrent elles-mêmes nombreuses. Je trouve des entrepreneurs de l’État qui demandent à grands cris qu’on leur livre la corvée pour transporter les bois de construction depuis les forêts jusqu’aux arsenaux maritimes. Ces corvéables recevaient d’ordinaire un salaire, mais toujours arbitrairement fixé et bas. Le poids d’une charge si mal posée devient parfois si lourd, que le receveur des tailles s’en inquiète. « Les frais exigés des paysans pour le rétablissement des chemins, écrit l’un d’eux en 1751, les mettront bientôt hors d’état de payer leur taille. »

Toutes ces oppressions nouvelles auraient-elles pu s’établir s’il s’était rencontré à côté du paysan, des hommes riches et éclairés, qui eussent eu le goût et le pouvoir, sinon de le défendre, du moins d’intercéder pour lui auprès de ce commun maître qui tenait déjà dans ses mains la fortune du pauvre et celle du riche ?

J’ai lu la lettre qu’un grand propriétaire écrivait, en 1774, à l’intendant de sa province, pour l’engager à faire ouvrir un chemin. Ce chemin, suivant lui, devait faire la prospérité du village, et il en donnait les raisons, puis il passait à l’établissement d’une foire, qui doublerait, assurait-il, le prix des denrées. Ce bon citoyen ajoutait que, aidé d’un faible secours, on pourrait établir une école qui procurerait au roi des sujets plus industrieux. Il n’avait point songé jusque-là à ces améliorations nécessaires ; il ne s’en était avisé que depuis deux ans qu’une lettre de cachet le retenait dans son château. « Mon exil depuis deux ans dans mes terres, dit-il ingénument, m’a convaincu de l’extrême utilité de toutes ces choses. »

Mais c’est surtout dans les temps de disette qu’on s’aperçoit que les liens de patronage et de dépendance qui reliaient autrefois le grand propriétaire rural aux paysans sont relâchés ou rompus. Dans ces moments de crise, le gouvernement central s’effraye de son isolement et de sa faiblesse ; il voudrait faire renaître pour l’occasion les influences individuelles ou les associations politiques qu’il a détruites ; il les appelle à son aide : personne ne vient, et il s’étonne d’ordinaire en trouvant morts les gens auxquels il a lui-même ôté la vie.

En cette extrémité, il y a des intendants, dans les provinces les plus pauvres, qui, comme Turgot, par exemple, prennent illégalement des ordonnances pour obliger les propriétaires riches à nourrir leurs métayers jusqu’à la récolte prochaine. J’ai trouvé, à la date de 1770, les lettres de plusieurs curés qui proposent à l’intendant de taxer les grands propriétaires de leurs paroisses, tant ecclésiastiques que laïques, « lesquels y possèdent, disent-ils, de vastes propriétés qu’ils n’habitent point, et dont ils touchent de gros revenus qu’ils vont manger ailleurs ».

Même en temps ordinaire, les villages sont infestés de mendiants  ; car, comme dit Letronne, les pauvres sont assistés dans les villes ; mais à la campagne, pendant l’hiver, la mendicité est de nécessité absolue.

De temps à autre, on procédait contre ces malheureux d’une façon très-violente. En 1767, le duc de Choiseul voulut tout à coup détruire la mendicité en France. On peut voir dans la correspondance des intendants avec quelle rigueur il s’y prit. La maréchaussée eut ordre d’arrêter à la fois tous les mendiants qui se trouvaient dans le royaume  ; on assure que plus de cinquante mille furent ainsi saisis. Les vagabonds valides devaient être envoyés aux galères  ; quant aux autres, on ouvrit pour les recevoir plus de quarante dépôts de mendicité : il eût mieux valu rouvrir le cœur des riches.

Ce gouvernement de l’ancien régime, qui était, ainsi que je l’ai dit, si doux et parfois si timide, si ami des formes, de la lenteur et des égards, quand il s’agissait des hommes placés au-dessus du peuple, est souvent rude et toujours prompt quand il procède contre les basses classes, surtout contre les paysans. Parmi les pièces qui m’ont passées sous les yeux, je n’en ai pas vu une seule qui fît connaître l’arrestation de bourgeois par l’ordre d’un intendant  ; mais les paysans sont arrêtés sans cesse, à l’occasion de la corvée, de la milice, de la mendicité, de la police, et dans mille autres circonstances. Pour les uns, des tribunaux indépendants, de longs débats, une publicité tutélaire ; pour les autres, le prévôt, qui jugeait sommairement et sans appel.

« La distance immense qui existe entre le peuple et toutes les autres classes, écrit Necker en 1785, aide à détourner les yeux de la manière avec laquelle on peut manier l’autorité vis-à-vis de tous les gens perdus dans la foule. Sans la douceur et l’humanité qui caractérisent les Français et l’esprit du siècle, ce serait un sujet continuel de tristesse pour ceux qui savent compatir au joug dont ils sont exempts. »

Mais c’est moins encore au mal qu’on faisait à ces malheureux qu’au bien qu’on les empêchait de se faire à eux-mêmes que l’oppression se montrait. Ils étaient libres et propriétaires, et ils restaient presque aussi ignorants et souvent plus misérables que les serfs, leurs aïeux. Ils demeuraient sans industrie au milieu des prodiges des arts, et incivilisés dans un monde tout brillant de lumières. En conservant l’intelligence et la perspicacité particulières à leur race, ils n’avaient pas appris à s’en servir ; ils ne pouvaient même réussir dans la culture des terres, qui était leur seule affaire. « Je vois sous mes yeux l’agriculture du dixième siècle, » dit un célèbre agronome anglais. Ils n’excellaient que dans le métier des armes ; là, du moins, ils avaient un contact naturel et nécessaire avec les autres classes.

C’est dans cet abîme d’isolement et de misère que le paysan vivait ; il s’y tenait comme fermé et impénétrable. J’ai été surpris, et presque effrayé, en apercevant que, moins de vingt ans avant que le culte catholique ne fût aboli sans résistance et que les églises fussent profanées, la méthode quelquefois suivie par l’administration pour connaître la population d’un canton était celle-ci : les curés indiquaient le nombre de ceux qui s’étaient présentés à Pâques à la sainte table ; on y ajoutait le nombre présumé des enfants en bas âge et des malades : le tout formait le total des habitants. Cependant les idées du temps pénétraient déjà de toutes parts ces esprits grossiers ; elles y entraient par des voies détournées et souterraines, et prenaient dans ces lieux étroits et obscurs des formes étranges. Néanmoins rien ne paraissait encore changé au dehors. Les mœurs du paysan, ses habitudes, ses croyances, semblaient toujours les mêmes ; il était soumis, il était même joyeux.

Il faut se défier de la gaieté que montre souvent le Français dans ses plus grands maux ; elle prouve seulement que, croyant sa mauvaise fortune inévitable, il cherche à s’en distraire en n’y pensant point, et non qu’il ne la sent pas. Ouvrez à cet homme une issue qui puisse le conduire hors de cette misère dont il semble si peu souffrir, il se portera aussitôt de ce côté avec tant de violence, qu’il vous passera sur le corps sans vous voir, si vous êtes sur son chemin.

Nous apercevons clairement ces choses du point où nous sommes ; mais les contemporains ne les voyaient pas. Ce n’est jamais qu’à grand-peine que les hommes des classes élevées parviennent à discerner nettement ce qui se passe dans l’âme du peuple, et en particulier dans celle des paysans. L’éducation et le genre de vie ouvrent à ceux-ci sur les choses humaines des jours qui leur sont propres et qui demeurent fermés à tous les autres. Mais, quand le pauvre et le riche n’ont presque plus d’intérêts communs, de communs griefs, ni d’affaires communes, cette obscurité qui cache l’esprit de l’un à l’esprit de l’autre devient insondable, et ces deux hommes pourraient vivre éternellement côte à côte sans se pénétrer jamais. Il est curieux de voir dans quelle sécurité étrange vivaient tous ceux qui occupaient les étages supérieurs et moyens de l’édifice social au moment même où la Révolution commençait, et de les entendre discourant ingénieusement entre eux sur les vertus du peuple, sur sa douceur, son dévouement, ses innocents plaisirs, quand déjà 93 est sous leurs pieds : spectacle ridicule et terrible !

Arrêtons-nous ici avant de passer outre, et considérons un moment, à travers tous ces petits faits que je viens de décrire, l’une des plus grandes lois de Dieu dans la conduite des sociétés.

La noblesse française s’obstine à demeurer à part des autres classes ; les gentilshommes finissent par se laisser exempter de la plupart des charges publiques qui pèsent sur elles ; ils se figurent qu’ils conserveront leur grandeur en se soustrayant à ces charges, et il paraît d’abord en être ainsi. Mais bientôt une maladie interne et invisible semble s’être attachée à leur condition, qui se réduit peu à peu sans que personne les touche ; ils s’appauvrissent à mesure que leurs immunités s’accroissent. La bourgeoisie, avec laquelle ils avaient tant craint de se confondre, s’enrichit au contraire et s’éclaire, à côté d’eux, sans eux et contre eux ; ils n’avaient pas voulu avoir les bourgeois comme associés ni comme concitoyens ; ils vont trouver en eux des rivaux, bientôt des ennemis, et enfin des maîtres. Un pouvoir étranger les a déchargés du soin de conduire, de protéger, d’assister leurs vassaux ; mais, comme en même temps il leur a laissé leurs droits pécuniaires et leurs privilèges honorifiques, ils estiment n’avoir rien perdu ; comme ils continuent à marcher les premiers, ils croient qu’ils conduisent encore, et, en effet, ils continuent à avoir autour d’eux des hommes que, dans les actes notariés, ils appellent leurs sujets ; d’autres se nomment leurs vassaux, leurs tenanciers, leurs fermiers. En réalité, personne ne les suit ; ils sont seuls, et, quand on va se présenter enfin pour les accabler, il ne leur restera qu’à fuir.

Quoique la destinée de la noblesse et celle de la bourgeoisie aient été fort différentes entre elles, elles se sont ressemblé en un point : le bourgeois a fini par vivre aussi à part du peuple que le gentilhomme lui-même. Loin de se rapprocher des paysans, il avait fui le contact de leurs misères ; au lieu de s’unir étroitement à eux pour lutter en commun contre l’inégalité commune, il n’avait cherché qu’à créer de nouvelles injustices à son usage : on l’avait vu aussi ardent à se procurer des exceptions que le gentilhomme à maintenir ses privilèges. Ces paysans, dont il était sorti, lui étaient devenus non-seulement étrangers, mais, pour ainsi dire, inconnus, et ce n’est qu’après qu’il leur eut mis les armes à la main qu’il s’aperçut qu’il avait excité des passions dont il n’avait pas même d’idée, qu’il était aussi impuissant à contenir qu’à conduire, et dont il allait devenir la victime après en avoir été le promoteur.

On s’étonnera dans tous les âges en voyant les ruines de cette grande maison de France qui avait paru devoir s’étendre sur toute l’Europe ; mais ceux qui liront attentivement son histoire comprendront sans peine sa chute. Presque tous les vices, presque toutes les erreurs, presque tous les préjugés funestes que je viens de peindre ont dû, en effet, soit leur naissance, soit leur durée, soit leur développement, à l’art qu’ont eu la plupart de nos rois pour diviser les hommes, afin de les gouverner plus absolument.

Mais quand le bourgeois eut été ainsi bien isolé du gentilhomme, et le paysan du gentilhomme et du bourgeois ; lorsque, un travail analogue se continuant au sein de chaque classe, il se fut fait dans l’intérieur de chacune d’elles de petites agrégations particulières, presque aussi isolées les unes des autres que les classes l’étaient entre elles, il se trouva que le tout ne composait plus qu’une masse homogène, mais dont les parties n’étaient plus liées. Rien n’était plus organisé pour gêner le gouvernement ; rien, non plus, pour l’aider. De telle sorte que l’édifice entier de la grandeur de ces princes put s’écrouler tout ensemble et en un moment, dès que la société qui lui servait de base s’agita.

Et ce peuple enfin, qui semble seul avoir tiré profit des fautes et des erreurs de tous ses maîtres, s’il a échappé, en effet, à leur empire, il n’a pu se soustraire au joug des idées fausses, des habitudes vicieuses, des mauvais penchants qu’ils lui avaient donnés ou laissé prendre. On l’a vu parfois transporter les goûts d’un esclave jusque dans l’usage même de sa liberté, aussi incapable de se conduire lui-même qu’il s’était montré dur pour ses précepteurs.


NOTES





Date de l’abolition du servage en Allemagne.


On verra, par le tableau qui suit, que l’abolition du servage dans la plupart des contrées de l’Allemagne est très-récente. Le servage n’a été aboli :

1o Dans le pays de Bade, qu’en 1785 ;

2o Dans Hohenzollern, en 1789 ;

3o Schleswig et Holstein, en 1804 ;

4o Nassau, en 1808 ;

5o Prusse. Frédéric-Guillaume Ier avait détruit, dès 1717, le servage dans ses domaines. Le code particulier du grand Frédéric, comme nous l’avons vu, prétendit l’abolir dans tout le royaume ; mais, en réalité, il ne fit disparaître que sa forme la plus dure, leibeigenschaft ; il le conserva sous sa forme adoucie, erbunterthænigkeit. Ce ne fut qu’en 1809 qu’il cessa entièrement ;

6o En Bavière, le servage disparut en 1808 ;

7o Un décret de Napoléon, daté de Madrid, en 1808, l’abolit dans le grand-duché de Berg et dans divers autres petits territoires, tels qu’Erfurth, Baireuth, etc. ;

8o Dans le royaume de Westphalie, sa destruction date de 1808 et 1809 ;

9o Dans la principauté de Lippe-Detmold, de 1809 ;

10o Dans Schauenburg-Lippe, de 1810 ;

11o Dans la Poméranie suédoise, de 1810 également ;

12o Dans la Hesse-Darmstadt, de 1809 et de 1811 ;

13o Dans le Wurtemberg, de 1817 ;

14o Dans le Mecklembourg, de 1820 ;

15o Dans l’Oldenbourg, de 1814 ;

16o En Saxe, pour la Lusace, de 1832 ;

17o Dans Hohenzollern-Sigmaringen, de 1833 seulement ;

18o En Autriche, de 1811. Dès 1782, Joseph II avait détruit le leibeigenschaft ; mais le servage sous sa forme adoucie, erbunterthænigkeit, a duré jusqu’en 1811.




Il y a une portion des pays aujourd’hui allemands, telle que le Brandebourg, la vieille Prusse, la Silésie, qui était originairement peuplée de Slaves, et qui a été conquise et en partie occupée par des Allemands. Dans ces pays-là, l’aspect du servage a toujours été beaucoup plus rude encore qu’en Allemagne, et il y laissait des traces encore plus marquées à la fin du dix-huitième siècle.




Code du grand Frédéric.


Parmi les œuvres du grand Frédéric, la moins connue, même dans son pays, et la moins éclatante, est le code rédigé par ses ordres et promulgué par son successeur. Je ne sais néanmoins s’il en est aucune qui jette plus de lumières sur l’homme lui-même et sur le temps, et montre mieux l’influence réciproque de l’un sur l’autre.

Ce code est une véritable constitution, dans le sens qu’on attribue à ce mot ; il n’a pas seulement pour but de régler les rapports des citoyens entre eux, mais encore les rapports des citoyens et de l’État : c’est tout à la fois un code civil, un code criminel et une charte.

Il repose ou plutôt paraît reposer sur un certain nombre de principes généraux exprimés dans une forme très-philosophique et très-abstraite, et qui ressemblent sous beaucoup de rapports à ceux qui remplissent la Déclaration des droits de l’homme dans la constitution de 1791.

On y proclame que le bien de l’État et de ses habitants y est le but de la société et la limite de la loi ; que les lois ne peuvent borner la liberté et les droits des citoyens que dans le but de l’utilité commune ; que chaque membre de l’État doit travailler au bien général dans le rapport de sa position et de sa fortune ; que les droits des individus doivent céder devant le bien général.

Nulle part il n’est question du droit héréditaire du prince, de sa famille, ni même d’un droit particulier, qui serait distinct du droit de l’État. Le nom de l’État est déjà le seul dont on se serve pour désigner le pouvoir royal.

Par contre, on y parle du droit général des hommes : les droits généraux des hommes se fondent sur la liberté naturelle de faire son propre bien sans nuire au droit d’autrui. Toutes les actions qui ne sont pas défendues par la loi naturelle ou par une loi positive de l’État sont permises. Chaque habitant de l’État peut exiger de celui-ci la défense de sa personne et de sa propriété, et a le droit de se défendre lui-même par la force, si l’État ne vient à son aide.

Après avoir exposé ces grands principes, le législateur, au lieu d’en tirer, comme dans la constitution de 1791, le dogme de la souveraineté du peuple et l’organisation d’un gouvernement populaire dans une société libre, tourne court et va à une autre conséquence également démocratique, mais non libérale ; il considère le prince comme le seul représentant de l’État, et lui donne tous les droits qu’on vient de reconnaître à la société. Le souverain n’est plus dans ce code le représentant de Dieu, il n’est que le représentant de la société, son agent, son serviteur, comme l’a imprimé en toutes lettres Frédéric dans ses œuvres ; mais il la représente seul, il en exerce seul tous les pouvoirs. Le chef de l’État, est-il dit dans l’introduction, à qui appartient le devoir de produire le bien général, seul but de la société, est autorisé à diriger et à régler tous les actes des individus vers ce but.

Parmi les principaux devoirs de cet agent tout-puissant de la société, je trouve ceux-ci : maintenir la paix et la sécurité publiques au dedans, et y garantir chacun contre la violence. Au dehors, il lui appartient de faire la paix et la guerre ; lui seul doit donner des lois et faire des règlements généraux de police ; il possède seul le droit de faire grâce et d’annuler les poursuites criminelles.

Toutes les associations qui existent dans l’État, tous les établissements publics sont sous son inspection et sa direction, dans l’intérêt de la paix et de sa sécurité générales. Pour que le chef de l’État puisse remplir ces obligations, il faut qu’il ait de certains revenus et des droits utiles ; il a donc le pouvoir d’établir des impôts sur les fortunes privées, sur les personnes, leur profession, leur commerce, leur produit ou leur consommation. Les ordres des fonctionnaires publics qui agissent en son nom doivent être suivis comme les siens mêmes pour tout ce qui est placé dans les limites de leurs fonctions.

Sous cette tête, toute moderne, nous allons maintenant voir apparaître un corps tout gothique ; Frédéric n’a fait que lui ôter ce qui pouvait gêner l’action de son propre pouvoir, et le tout va former un être monstrueux qui semble une transition d’une création à une autre. Dans cette production étrange, Frédéric montre autant de mépris pour la logique que de soin de sa puissance et d’envie de ne pas se créer de difficultés inutiles en attaquant ce qui était encore de force à se défendre.

Les habitants des campagnes, à l’exception de quelques districts et de quelques localités, sont placés dans une servitude héréditaire qui ne se borne pas seulement aux corvées et services qui sont inhérents à la possession de certaines terres, mais s’étendent, ainsi que nous l’avons vu, jusqu’à la personne du possesseur.

La plupart des privilèges des propriétaires de sol sont de nouveau consacrés par le code ; on peut même dire qu’ils le sont contre le code ; puisqu’il est dit que, dans les cas où la coutume locale et la nouvelle législation différaient, la première doit être suivie. On déclare formellement que l’État ne peut détruire aucun de ces privilèges qu’en les rachetant et en suivant les formes de la justice.

Le code assure, il est vrai, que le servage proprement dit (Leibeigenschaft), en tant qu’il établit la servitude personnelle, est aboli ; mais la subjection héréditaire qui le remplace (Erbunterthænigkeit) est encore une sorte de servitude, comme on a pu le juger en lisant le texte.

Dans ce même code, le bourgeois reste soigneusement séparé du paysan ; entre la bourgeoisie et la noblesse, on y reconnaît une sorte de classe intermédiaire : elle se compose de hauts fonctionnaires qui ne sont pas nobles, des ecclésiastiques, des professeurs des écoles savantes, gymnases et universités.

Pour être à part du reste de la bourgeoisie, ces bourgeois n’étaient pas, du reste, confondus avec les nobles ; ils restaient, au contraire, dans un état d’infériorité vis-à-vis de ceux-ci. Ils ne pouvaient pas, en général, acheter des biens équestres, ni obtenir les places les plus élevées dans le service civil. Ils n’étaient pas non plus hoffahig, c’est-à-dire qu’ils ne pouvaient se présenter à la cour, sinon dans des cas rares, et jamais avec leurs familles. Comme en France, cette infériorité blessait d’autant plus que chaque jour cette classe devenait plus éclairée et plus influente, et que les fonctionnaires bourgeois de l’État, s’ils n’occupaient pas les postes les plus brillants, remplissaient déjà ceux où il y avait le plus de choses et les choses les plus utiles à faire. L’irritation contre les privilèges de la noblesse, qui, chez nous, allait tant contribuer à la Révolution, préparait en Allemagne l’approbation avec laquelle celle-ci fut d’abord reçue. Le principal rédacteur du code était pourtant un bourgeois ; mais il suivait sans doute les ordres de son maître.

La vieille constitution de l’Europe n’est pas assez ruinée dans cette partie de l’Allemagne pour que Frédéric croie, malgré le mépris qu’elle lui inspire, qu’il soit encore temps d’en faire disparaître les débris. En général, il se borne à enlever aux nobles le droit de s’assembler et d’administrer en corps, et laisse à chacun d’eux individuellement ses privilèges ; il ne fait qu’en limiter et en régler l’usage. Il arrive ainsi que ce code, rédigé par les ordres d’un élève de nos philosophes, et appliqué après que la révolution française a éclaté, est le document législatif le plus authentique et le plus récent qui donne un fondement légal à ces mêmes inégalités féodales que la Révolution allait abolir dans toute l’Europe.

La noblesse y est déclarée le principal corps de l’État ; les gentilshommes doivent être nommés de préférence, y est-il dit, à tous les postes d’honneur, quand ils sont capables de les remplir. Eux seuls peuvent posséder des biens nobles, créer des substitutions, jouir des droits de chasse et de justice inhérents aux biens nobles, ainsi que des droits de patronage sur les églises ; seuls ils peuvent prendre le nom de la terre qu’ils possèdent. Les bourgeois, autorisés par exception expresse à posséder des biens nobles ne peuvent jouir que dans les limites exactes de cette permission des droits et honneurs attachés à la possession de pareils biens. Le bourgeois, fût-il possesseur d’un bien noble, ne peut laisser celui-ci à un héritier bourgeois que si cet héritier est du premier degré. Dans le cas où il n’y aurait pas de tels héritiers ou d’autres héritiers nobles, le bien devait être licité.

Une des portions les plus caractéristiques du code de Frédéric est le droit pénal en matière politique qui y est joint.

Le successeur du grand Frédéric, Frédéric-Guillaume II, qui, malgré la partie féodale et absolutiste de la législation dont je viens de donner un aperçu, croyait apercevoir dans cette œuvre de son oncle des tendances révolutionnaires, et qui en fit suspendre la publication jusqu’en 1794, ne se rassurait, dit-on, qu’en pensant aux excellentes dispositions pénales à l’aide desquelles ce code corrigeait les mauvais principes qu’il contenait. Jamais, en effet, on ne vit, même depuis, en ce genre, rien de plus complet ; non-seulement les révoltes et les conspirations sont punies avec la plus grande sévérité ; mais les critiques irrespectueuses des actes du gouvernement sont également réprimées très-sévèrement. On défend avec soin l’achat et la distribution d’écrits dangereux : l’imprimeur, l’éditeur et le distributeur sont responsables du fait de l’auteur. Les redoutes, les mascarades et autres amusements sont déclarés réunions publiques ; elles doivent être autorisées par la police. Il en doit être ainsi même des repas dans les lieux publics. La liberté de la presse et de la parole sont étroitement soumises à une surveillance arbitraire. Le port des armes à feu est défendu.

Tout à travers de cette œuvre à moitié empruntée au moyen-âge apparaissent enfin des dispositions dont l’extrême esprit centralisateur avoisine le socialisme. Ainsi il est déclaré que c’est à l’État qu’il incombe de veiller à la nourriture, à l’emploi et au salaire de tous ceux qui ne peuvent s’entretenir eux-mêmes et qui n’ont droit ni aux secours du seigneur ni aux secours de la commune : on doit assurer à ceux-là du travail conformément à leurs forces et à leur capacité. L’État doit former des établissements par lesquels la pauvreté des citoyens soit secourue. L’État est autorisé, de plus, à détruire les fondations qui tendent à encourager la paresse, et distribuer lui-même aux pauvres l’argent dont ces établissements disposaient.

Les hardiesses et les nouveautés dans la théorie, la timidité dans la pratique, qui font le caractère de cette œuvre du grand Frédéric, s’y retrouvent partout. D’une part, on proclame le grand principe de la société moderne, que tout le monde doit être également sujet à l’impôt ; de l’autre, on laisse subsister les lois provinciales qui contiennent des exemptions à cette règle. On affirme que tout procès entre un sujet et le souverain sera jugé dans les formes et suivant les prescriptions indiquées pour tous les autres litiges ; en fait, cette règle ne fut jamais suivie quand les intérêts ou les passions du roi s’y opposèrent. On montra avec ostentation le moulin de Sans-Souci, et l’on fit plier sans éclat la justice dans plusieurs autres circonstances.

Ce qui prouve combien ce code, qui innovait tant en apparence, innova peu en réalité, et ce qui le rend, par conséquent, si curieux à étudier pour bien connaître l’état vrai de la société dans cette partie de l’Allemagne à la fin du dix-huitième siècle, c’est que la nation prussienne parut à peine s’apercevoir de sa publication. Les légistes seuls l’étudièrent, et de nos jours il y a un grand nombre de gens éclairés qui ne l’ont jamais lu.



Bien des paysans en Allemagne.


On rencontrait fréquemment parmi les paysans des familles qui non-seulement étaient libres et propriétaires, mais dont les biens formaient une espèce de majorat perpétuel. La terre possédée par ceux-là était indivisible : un fils en héritait seul : c’était d’ordinaire le fils le plus jeune, comme dans certaines coutumes d’Angleterre. Celui-là devait seulement payer une dot à ses frères et sœurs.

Les erbgüter des paysans étaient plus ou moins répandus dans toute l’Allemagne ; car nulle part on n’y voyait toute la terre englobée dans le système féodal. En Silésie, où la noblesse a conservé jusqu’à nos jours des domaines immenses dont la plupart des villages faisaient partie, il se rencontrait cependant des villages qui étaient possédés entièrement par les habitants et entièrement libres. Dans certaines parties de l’Allemagne, comme dans le Tyrol et dans la Frise, le fait dominant était que les paysans possédaient la terre par erbgüter.

Mais, dans la grande majorité des contrées de l’Allemagne, ce genre de propriété n’était qu’une exception plus ou moins fréquente. Dans les villages où elle se rencontrait, les petits propriétaires de cette espèce formaient une sorte d’aristocratie parmi les paysans.



Position de la noblesse et division de la terre le long du Rhin.


De renseignements pris sur les lieux et auprès de personnes qui ont vécu sous l’ancien régime, il résulte que, dans l’électorat de Cologne, par exemple, il y avait un grand nombre de villages sans seigneurs et administrés par les agents du prince ; que, dans les lieux où la noblesse existait, ses pouvoirs administratifs étaient très-bornés ; que sa position était plutôt brillante que puissante (au moins individuellement) ; qu’elle avait beaucoup d’honneurs, entrait dans les charges du prince, mais n’exerçait pas de pouvoir réel et direct sur le peuple. Je me suis assuré d’autre part que, dans ce même électorat, la propriété était très-divisée, et qu’un très-grand nombre de paysans étaient propriétaires, ce qui est attribué particulièrement à l’état de gêne et de demi-misère dans lequel vivaient depuis longtemps déjà une grande partie des familles nobles, gêne qui leur faisait aliéner sans cesse quelques petites parties de leurs terres que les paysans acquéraient, soit moyennant rente, soit pour argent comptant. J’ai eu dans les mains un relevé de la population de l’évêché de Cologne, au commencement du dix-huitième siècle, où se trouve l’état des terres à cette époque ; j’y ai vu que dès ce temps le tiers du sol appartenait aux paysans. De ce fait naissait un ensemble de sentiments et d’idées qui mettaient ces populations-là bien plus près des révolutions que celles qui habitaient d’autres parties de l’Allemagne où ces particularités ne se voyaient pas encore.



Comment la loi sur le prêt à intérêt avait hâté la division du sol.


La loi qui défendait le prêt à intérêt, quel que fût l’intérêt, était encore en vigueur à la fin du dix-huitième siècle. Turgot nous apprend même qu’en 1769 elle était observée en beaucoup d’endroits. Ces lois subsistent, dit-il, quoique souvent violées. Les juges consulaires admettent les intérêts stipulés sans aliénation du capital, tandis que les tribunaux ordinaires les réprouvent. On voit encore des débiteurs de mauvaise foi actionner au criminel leurs créanciers pour leur avoir prêté de l’argent sans aliénation du capital.

Indépendamment des effets que cette législation ne pouvait manquer d’avoir sur le commerce et en général sur les mœurs industrielles de la nation, elle en avait une grande sur la division des terres et sur leur tenure. Elle avait multiplié à l’infini les rentes perpétuelles, tant foncières que non foncières. Elle avait porté les anciens propriétaires du sol, au lieu d’emprunter dans leurs besoins, à vendre de petites portions de leurs domaines moyennant un prix, partie en capital, partie en rente perpétuelle : ce qui avait fort contribué, d’une part, à diviser le sol, de l’autre, à surcharger la petite propriété d’une multitude de servitudes perpétuelles.



Exemple des passions qui naissaient déjà de la dîme, dix ans avant la Révolution.


En 1770, un petit avocat de Lucé se plaint dans un style très-amer, et qui déjà sent la Révolution, que les curés et autres gros décimateurs vendent aux cultivateurs, à un prix exorbitant, la paille que leur a procurée la dîme et dont ceux-ci ont un absolu besoin pour faire de l’engrais.



Exemple de la manière dont le clergé éloignait de lui le peuple par l’exercice de ses privilèges.


En 1780, le prieur et les chanoines du prieuré de Laval se plaignent de ce qu’on veut les assujettir au payement des droits de tarif pour les objets de consommation et pour les matériaux nécessaires à la réparation de leurs bâtiments. Ils prétendent que, les droits du tarif étant représentatifs de la taille, et étant eux-mêmes exempts de la taille, ils ne doivent rien. Le ministre les renvoie à se pourvoir à l’élection, avec recours à la cour des aides.



Droits féodaux possédés par des prêtres. Un exemple entre mille.


Abbaye de Cherbourg (1753).


Cette abbaye possédait alors des rentes seigneuriales, payables en argent ou en denrées, dans presque toutes les paroisses des environs de Cherbourg ; une seule lui devait trois cent six boisseaux de froment. Elle avait la baronnie de Sainte-Geneviève, la baronnie et le moulin seigneurial du Bas-du-Roule, la baronnie de Neuville-au-Plein, située à dix lieues au moins. Elle percevait, en outre, les dîmes de douze paroisses de la presqu’île, dont plusieurs étaient situées très-loin d’elle.


Irritation causée par les droits féodaux aux paysans, et en particulier par les droits féodaux des prêtres.


Lettre écrite peu avant la Révolution par un cultivateur à l’intendant lui-même. Elle ne fait point autorité pour prouver l’exactitude des faits qu’elle contient ; mais elle indique parfaitement l’état des esprits dans la classe à laquelle appartient celui qui l’avait écrite.

« Quoique nous ayons peu de noblesse dans ce pays, dit-il, il ne faut pas croire que les biens-fonds soient moins chargés de rentes ; au contraire, presque tous les fiefs appartiennent à la cathédrale, à l’archevêché, à la collégiale de Saint-Martin, aux Bénédictins de Noirmoutiers, de Saint-Julien, et autres ecclésiastiques, chez qui les rentes ne se prescrivent jamais, et où l’on en voit éclore sans cesse de vieux parchemins moisis, dont Dieu seul connaît la fabrique !

» Tout ce pays est infesté de rentes. La majeure partie des terres doit, par an, un septième de blé froment par arpent, d’autres du vin ; celui-ci doit un quart des fruits rendus à la seigneurie, celui-là le cinquième, etc., toujours dîme prélevée ; celui-ci le douzième, celui-là le treizième. Tous ces droits sont si singuliers, que j’en connais depuis la quatrième partie des fruits jusqu’à la quarantième.

» Que penser de toutes ces rentes en toutes espèces de grains, légumes, argent, volailles, corvée, bois, fruits, chandelle ? Je connais de ces singulières redevances en pain, en cire, en œufs, en porc sans tête, chaperon de rose, bouquets de violette, éperons dorés, etc. Il y a encore une foule innombrable d’autres droits seigneuriaux. Pourquoi n’a-t-on pas affranchi la France de toutes ces extravagantes redevances ? Enfin, on commence à ouvrir les yeux, et il y a tout à espérer de la sagesse du gouvernement actuel ; il tendra une main secourable à ces pauvres victimes des exactions de l’ancien régime fiscal, appelés droits seigneuriaux, qu’on ne devait jamais aliéner ni vendre.

» Que penser encore de cette tyrannie des lods et ventes ? Un acquéreur s’épuise pour faire une acquisition et est obligé de payer de gros frais d’adjudication et de contrats, prise de possession, procès-verbaux, contrôle et insinuation, centième denier, huit sous par livre, etc. ; et, par-dessus tout cela, il faut qu’il exhibe son contrat à son seigneur, qui lui fera payer les lods et ventes du principal de son acquisition : les uns, le douzième ; d’autres, le dixième. Ceux-ci prétendent avoir le quint ; d’autres, le quint et requint. Enfin, il y en a à tous prix, et même j’en connais qui font payer le tiers de la somme principale. Non, les nations les plus féroces et les plus barbares de l’univers connu n’ont jamais inventé d’exaction semblable et en aussi grand nombre que nos tyrans n’en ont accumulé sur la tête de nos pères. (Cette tirade philosophique et littéraire manque absolument d’orthographe.)

» Quoi ! le feu roi aurait permis le remboursement des rentes foncières assignées sur les héritages situés dans des villes, et il n’y aurait pas compris ceux situés dans les campagnes ? C’était par ces derniers qu’il fallait commencer. Pourquoi ne pas permettre aux pauvres cultivateurs de briser leurs chaînes, de rembourser, et de se libérer des multitudes de rentes seigneuriales et foncières qui causent tant de tort aux vassaux et si peu de profit aux seigneurs ? On ne devait pas distinguer pour les remboursements entre les villes et les campagnes, les seigneurs et les particuliers.

» Les intendants des titulaires des biens ecclésiastiques, à chaque mutation, pillent et mettent à contribution tous les fermiers. Nous en avons un exemple tout récent. L’intendant de notre nouvel archevêque a fait, en arrivant, signifier le délogement à tous les fermiers de M. de Fleury, son prédécesseur, déclarant nuls tous les baux qu’ils avaient contractés avec lui et jetant à la porte tous ceux qui n’ont pas voulu doubler leurs baux et donner de gros pots-de-vin, qu’ils avaient déjà donnés à l’intendant de M. de Fleury. On les a ainsi privés de sept ou huit années qu’il leur restait à jouir de leurs baux passés avec toute notoriété, les obligeant de sortir sur-le-champ, la veille de Noël, temps le plus critique de l’année à cause de la difficulté qu’on trouve alors à nourrir les bestiaux, sans savoir où aller demeurer. Le roi de Prusse n’aurait pas fait pis. »

Il paraît bien, en effet, que, pour les biens du clergé, les baux du titulaire précédent ne créaient pas une obligation légale pour le successeur. L’auteur de la lettre, en remarquant ci-dessus que les rentes féodales étaient rachetables dans les villes, bien qu’elles ne le fussent pas dans les campagnes, annonce un fait très-vrai. Nouvelle preuve de cet abandon où vivait le paysan, et de la manière dont tous ceux qui étaient placés au-dessus de lui trouvaient, au contraire, le moyen de se tirer d’affaires.



Toute institution qui a été longtemps dominante, après s’être établie dans sa sphère naturelle, pénètre au delà et finit par exercer une grande influence sur la partie même de la législation où elle ne règne pas ; la féodalité, quoiqu’elle appartint avant tout au droit politique, avait transformé tout le droit civil et profondément modifié la condition des biens et celle des hommes dans tout ce qui se rapporte à la vie privée. Elle avait agi sur les successions par l’inégalité des partages, dont le principe était descendu, dans certaines provinces, jusqu’à la classe moyenne (témoin la Normandie). Elle avait enveloppé, pour ainsi dire, toute la propriété foncière, car il n’y avait guère de terres qui fussent placées complètement en dehors d’elle ou dont les possesseurs ne reçussent un contre-coup de ses lois. Elle n’affectait pas seulement la propriété des individus, mais celle des communes. Elle réagissait sur l’industrie par les rétributions qu’elle levait sur celle-ci. Elle réagissait sur les revenus par l’inégalité des charges, et en général sur l’intérêt pécuniaire des hommes dans presque toutes leurs affaires : sur les propriétaires, par les redevances, les rentes, la corvée ; sur le cultivateur, de mille manières, mais, entre autres, par les banalités, les rentes foncières, les lods et ventes, etc. ; sur les marchands, par les droits de marché ; sur les commerçants, par les droits de péage, etc. En achevant de l’abattre, la Révolution s’est fait apercevoir : et toucher à la fois, pour ainsi dire, à tous les points sensibles de l’intérêt particulier.



Charité publique faite par l’État. — Favoritisme.


En 1748, le roi accorde 20,000 livres de riz (c’était une année de grande misère et de disette, comme il y en eut tant dans le dix-huitième siècle). L’archevêque de Tours prétend que c’est lui qui a obtenu le secours, et que ce secours ne doit être distribué que par lui et dans son diocèse. L’intendant affirme que le secours est accordé à toute la généralité et doit être distribué par lui à toutes les paroisses. Après une lutte qui se prolonge longtemps, le roi, pour tout concilier, double la quantité de riz qu’il destinait à la généralité, afin que l’archevêque et l’intendant puissent en distribuer chacun la moitié. Tous deux sont, du reste, d’accord que les distributions seront faites par les curés. Il n’est question ni des seigneurs ni des syndics. On voit, par la correspondance de l’intendant avec le contrôleur-général, que, suivant le premier, l’archevêque ne voulait donner le riz qu’à ses protégés, et notamment en faire distribuer la plus grande partie dans les paroisses appartenant à madame la duchesse de Rochechouart. D’un autre côté, on trouve dans cette liasse des lettres de grands seigneurs qui demandent particulièrement pour leurs paroisses, et des lettres du contrôleur-général qui signalent les paroisses de certaines personnes.

La charité légale donne lieu à des abus, quel que soit le système ; mais elle est impraticable, exercée ainsi de loin, et sans publicité, par le gouvernement central.



Exemple de la manière dont cette charité légale était faite.


On trouve, dans un rapport fait à l’assemblée provinciale de la Haute-Guyenne, en 1780 : « Sur la somme de 385,000 livres à laquelle se portent les fonds accordés par Sa Majesté à cette généralité depuis 1773, époque de l’établissement des travaux de charité, jusqu’en 1779 inclusivement, l’élection de Montauban, chef-lieu et séjour de M. l’intendant, a eu à elle seule plus de 240,000 livres, somme dont la plus grande partie a été versée dans la communauté même de Montauban. ».



Pouvoirs de l’intendant pour réglementer l’industrie.


Les archives des intendances sont pleines de dossiers qui se rapportent à cette réglementation de l’industrie.

Non-seulement l’industrie était soumise alors aux gênes que lui imposaient les corps d’état, maîtrises, etc., mais elle était, de plus, livrée à tous les caprices du gouvernement, représenté le plus souvent dans les règlements généraux par le conseil du roi, et dans les applications particulières par les intendants. On voit que ceux-ci s’occupent sans cesse de la longueur à donner aux étoffes, des tissus à choisir, des méthodes à suivre, des erreurs à éviter dans la fabrication. Ils avaient sous leurs ordres, indépendamment des subdélégués, des inspecteurs locaux d’industrie. De ce côté, la centralisation s’étendait plus loin encore que de nos jours ; elle y était plus capricieuse, plus arbitraire ; elle faisait fourmiller les fonctionnaires publics, et donnait naissance à toute sorte d’habitudes de soumission et de dépendance.

Remarquez que ces habitudes étaient surtout données aux classes bourgeoises, marchandes, commerçantes, qui allaient triompher, plus encore qu’à celles qui allaient être vaincues. La Révolution devait donc, au lieu de les détruire, les faire prédominer et les répandre.

Toutes les remarques qui précèdent sont suggérées par la lecture de nombreuses correspondances et pièces intitulées : Manufactures et fabriques, draperie, droguerie ; elles se rencontrent dans les papiers qui restent des archives de l’intendance de l’Ile-de-France. On trouve dans le même endroit les rapports fréquents et détaillés qu’adressent les inspecteurs à l’intendant sur des visites faites chez eux par des fabricants, pour s’assurer que les règles indiquées pour la fabrication sont suivies ; plus, différents arrêts du conseil, rendus sur l’avis de l’intendant, pour empêcher ou permettre la fabrication, soit dans certains endroits, soit de certaines étoffes, soit enfin d’après certains procédés.

Ce qui domine dans les observations de ces inspecteurs, qui traitent de très-haut le fabricant, c’est l’idée que le devoir et le droit de l’État sont de forcer celui-ci à faire le mieux possible, non-seulement dans l’intérêt du public, mais dans le sien propre. En conséquence, ils se croient tenus à lui faire suivre la meilleure méthode et à entrer avec lui dans les moindres détails de son art, le tout accompagné d’un grand luxe de contraventions et d’énormes amendes.



Esprit du gouvernement de Louis XI.


Il n’y a pas de document dans lequel on puisse mieux apprécier l’esprit vrai du gouvernement de Louis XI que dans les nombreuses constitutions qui ont été données par lui aux villes. J’ai eu occasion d’étudier très-particulièrement celles que lui doivent la plupart des villes de l’Anjou, du Maine et de la Touraine.

Toutes ces constitutions sont faites sur le même modèle à peu près, et les mêmes desseins s’y révèlent avec une parfaite évidence. On y voit apparaître une figure de Louis XI un peu différente de celle qu’on connaît. On considère communément ce prince comme l’ennemi de la noblesse, mais, en même temps, comme l’ami sincère, bien qu’un peu brutal, du peuple. Là, il fait voir une même haine et pour les droits politiques du peuple et pour ceux de la noblesse. Il se sert également de la bourgeoisie pour diminuer ce qui est au-dessus d’elle et pour comprimer ce qui est au-dessous ; il est tout à la fois anti-aristocratique et anti-démocratique : c’est le roi bourgeois par excellence. Il comble les notables des villes de privilèges, voulant ainsi augmenter leur importance ; il leur accorde à profusion la noblesse, dont il rabaisse ainsi la valeur, et en même temps il détruit tout le caractère populaire et démocratique de l’administration des villes, et y resserre le gouvernement dans un petit nombre de familles attachées à sa réforme et liées à son pouvoir par d’immenses bienfaits.



Une administration de ville au dix-huitième siècle.


J’extrais de l’enquête qui a été faite en 1764 sur l’administration des villes, le dossier relatif à Angers : on y trouvera la constitution de cette ville analysée, attaquée et défendue tour à tour par le présidial, le corps de la ville, le subdélégué et l’intendant. Comme les mêmes faits se reproduisent dans un grand nombre d’autres lieux, il faut voir dans ce tableau tout autre chose qu’une image individuelle.

Mémoire du présidial sur l’état existant de la constitution municipale d’Angers et sur les réformes à y faire. « Le corps de ville d’Angers, dit le présidial, ne consultant presque jamais le général des habitants, même pour les entreprises les plus importantes, si ce n’est dans le cas où il s’y trouve obligé par des ordres particuliers, cette administration est inconnue de tous ceux qui ne sont pas du corps de ville, même des échevins amovibles, qui n’en ont qu’une notion très-superficielle.

(La tendance de toutes ces petites oligarchies bourgeoises était, en effet, de consulter le moins possible ce qu’on appelle ici le général des habitants.)

» Le corps de ville est composé, d’après un arrêt de règlement du 29 mars 1681, de vingt et un officiers :

» Un maire qui acquiert la noblesse, et dont les fonctions durent quatre ans ;

» Quatre échevins amovibles, qui restent deux ans ;

» Douze conseillers échevins, qui, une fois élus, sont perpétuels ;

» Deux procureurs de ville ;

» Un procureur en survivance ;

» Un greffier.

» Ils ont différents privilèges, entre autres ceux-ci : leur capitation est fixe et modique ; ils jouissent de l’exemption du logement des gens de guerre, ustensiles, fournitures et contributions ; de la franchise des droits, de cloison double et triple, d’ancien et nouvel octroi, et accessoire sur les denrées de consommation, même du don gratuit, dont ils ont cru de leur autorité privée pouvoir s’affranchir, dit le présidial ; ils ont, en outre, des rétributions de bougies, et quelques-uns des gages et des logements. »

On voit par ce détail qu’il faisait bon être échevin perpétuel d’Angers dans ce temps-là. Remarquez toujours et partout ce système qui fait tomber l’exemption d’impôts sur les plus riches. Aussi trouve-t-on plus loin, dans ce même Mémoire : « Ces places sont briguées par les plus riches habitants, qui y aspirent pour obtenir une réduction de capitation considérable, dont la surcharge retombe sur les autres. Il y a actuellement plusieurs officiers municipaux, dont la capitation fixe est de 50 livres, qui devraient être imposés à 250 ou 300 livres ; il en est un, entre autres, qui, eu égard à sa fortune, pourrait payer 1,000 livres de capitation au moins. » On trouve dans un autre endroit du même Mémoire « qu’au nombre des plus riches habitants se rencontrent plus de quarante officiers ou veuves d’officiers (possesseurs d’office), dont les charges donnent le privilège de ne point contribuer à la capitation considérable dont la ville est chargée ; le poids de cette capitation retombe sur un nombre infini de pauvres artisans, lesquels, se croyant surchargés, réclament continuellement contre l’excès de leurs contributions, et presque toujours sans fondement, parce qu’il n’y a pas d’inégalités dans la division de ce qui reste à la charge de la ville. »

L’assemblée générale se compose de soixante-seize personnes :

Le maire,

Deux députés du chapitre,

Un syndic des clercs,

Deux députés du présidial,

Un député de l’université,

Un lieutenant-général de police,

Quatre échevins,

Douze conseillers échevins,

Un procureur du roi au présidial,

Un procureur de ville,

Deux députés des eaux et forêts,

Deux de l’élection,

Deux du grenier à sel,

Deux des traites,

Deux de la monnaie,

Deux du corps des avocats et procureurs,

Deux des juges consuls,

Deux des notaires,

Deux du corps des marchands ;

Enfin, deux députés envoyés par chacune des seize paroisses.

Ce sont ces derniers qui sont censés représenter le peuple proprement dit, et en particulier les corporations industrielles. On voit qu’on s’est arrangé pour les tenir constamment en minorité.

Quand les places deviennent vacantes dans le corps de ville, c’est l’assemblée générale qui fait choix de trois sujets pour chaque vacance.

La plupart des places de l’hôtel de ville ne sont pas affectées à certains corps, comme je l’ai vu dans plusieurs autres constitutions municipales, c’est-à-dire que les électeurs ne sont pas obligés de choisir soit un magistrat, soit un avocat, etc. : ce que les membres du présidial trouvent très-mauvais.

Suivant ce même présidial, qui paraît animé des plus violentes jalousies contre le corps de ville, et que je soupçonne fort de ne trouver mauvais dans la constitution municipale que de n’y pas avoir assez de privilèges, « l’assemblée générale, trop nombreuse et composée en partie de personnes peu intelligentes, ne devrait être consultée que dans le cas d’aliénation du domaine communal, emprunt, établissement d’octrois et élection des officiers municipaux. Toutes les autres affaires pourraient être délibérées dans une plus petite assemblée, composée seulement de notables. Ne pourraient être membres de cette assemblée que le lieutenant-général de la sénéchaussée, le procureur du roi, et douze autres notables pris dans les six corps, du clergé, de la magistrature, de la noblesse, de l’université, du commerce, des bourgeois, et autres qui ne sont pas desdits corps. Le choix des notables, pour la première fois, serait déféré à l’assemblée générale, et, dans la suite, à l’assemblée des notables, ou au corps dont chaque notable doit être tiré. »

Tous ces fonctionnaires de l’État, qui entrent ainsi comme possesseurs d’office ou comme notables dans les corps municipaux de l’ancien régime, ressemblent souvent à ceux d’aujourd’hui par le titre de la fonction qu’ils exercent, et quelquefois même par la nature de cette fonction ; mais ils en diffèrent profondément par la position, ce à quoi il faut toujours faire bien attention, si l’on ne veut arriver à des conséquences fort erronées. Presque tous ces fonctionnaires étaient, en effet, des notables de la cité avant d’être revêtus de fonctions publiques, ou avaient ambitionné les fonctions publiques pour devenir des notables ; ils n’avaient aucune idée de la quitter ni aucun espoir de monter plus haut : ce qui suffisait pour en faire tout autre chose que ce que nous connaissons aujourd’hui.

Mémoire des officiers municipaux. On y voit que le corps de ville a été créé en 1474, par Louis XI, sur les ruines de l’ancienne constitution démocratique de la ville, et toujours d’après le système indiqué plus haut, c’est-à-dire resserrement de la plupart des droits politiques dans la seule classe moyenne, éloignement ou affaiblissement du populaire, grand nombre d’officiers municipaux afin d’intéresser plus de monde à la réforme, la noblesse héréditaire prodiguée et des privilèges de toutes sortes accordés à la partie de la bourgeoisie qui administre.

On trouve dans ce même Mémoire des lettres-patentes des successeurs de Louis XI, qui reconnaissaient, en y restreignant encore le pouvoir du peuple, cette nouvelle constitution. On y apprend qu’en 1485 les lettres patentes données à cet effet par Charles VIII ont été attaquées devant le Parlement par les habitants d’Angers, absolument comme en Angleterre on eût porté devant une cour de justice les procès qui se seraient élevés à propos de la charte d’une ville. En 1601, c’est encore un arrêt du Parlement qui fixe les droits politiques naissant de la charte royale. À partir de là, on ne voit plus paraître que le conseil du roi.

Il résulte du même Mémoire que non-seulement pour les places de maire, mais pour toutes les autres places du corps de ville, l’assemblée générale présente trois candidats entre lesquels le roi choisit, en vertu d’un arrêt du conseil du 22 juin 1708. Il en résulte encore qu’en vertu d’arrêts du conseil de 1733 et 1741, les marchands avaient le droit de réclamer une place d’échevin ou de conseiller (ce sont les échevins perpétuels). Enfin, on y découvre que, dans ces temps-là, le corps de ville était chargé de la répartition des sommes levées pour la capitation, l’ustensile, le casernement, l’entretien des pauvres, des militaires, gardes-côtes et enfants-trouvés.

Suit l’énumération très-longue des peines que les officiers municipaux doivent se donner, et qui justifient pleinement, suivant eux, les privilèges et la perpétuité qu’on voit qu’ils ont grand’peur de perdre. Plusieurs raisons qu’ils donnent de leurs travaux sont curieuses, entre autres celles-ci : « Leurs occupations les plus essentielles, disent-ils, consistent dans l’examen des matières de finances, continuellement accrues par l’extension qu’on donne sans cesse aux droits d’aides, de gabelle, de contrôle, insinuation des actes, perception illicite des droits d’enregistrement et de francs-fiefs. Les contestations que les compagnies financières suscitent sans cesse à propos de ces différentes taxes les ont forcés à soutenir, au nom de la ville, des procès devant les différentes juridictions, Parlement ou conseil du roi, afin de résister à l’oppression sous laquelle on les fait gémir. L’expérience et l’exercice de trente ans leur apprennent que la vie de l’homme est à peine suffisante pour se parer des embûches et des pièges que les commis de toutes les parties des fermes tendent sans cesse au citoyen pour conserver leurs commissions. »

Ce qui est curieux, c’est que toutes ces choses sont écrites au contrôleur-général lui-même, et pour le rendre favorable au maintien des privilèges de ceux qui les lui disent, tant l’habitude était bien prise de regarder les compagnies chargées de lever l’impôt comme un adversaire sur lequel on pouvait tomber de tous côtés sans que personne le trouvât mauvais. C’est cette habitude qui, s’étendant et se fortifiant de plus en plus, finit par faire considérer le fisc comme un tyran odieux et de mauvaise foi, non l’agent de tous, mais l’ennemi commun.

« La réunion de tous les offices, ajoute le même Mémoire, a été faite une première fois au corps de ville par un arrêt du conseil du 4 septembre 1694, moyennant une somme de 22,000 livres, » c’est-à-dire que les offices ont été rachetés cette année-là pour cette somme. Par arrêt du 26 avril 1723, on a encore réuni au corps de ville les offices municipaux créés par l’édit du 24 mai 1722 ; en d’autres termes, on a admis la ville à les racheter. Par un autre arrêt du 24 mai 1723, on a permis à la ville d’emprunter 120,000 livres pour l’acquisition desdits offices. Un autre arrêt du 26 juillet 1728 a permis d’emprunter 50,000 livres pour le rachat des offices de greffier secrétaire de l’hôtel de ville. « La ville, est-il dit dans le Mémoire, a payé ces finances pour conserver la liberté de ses élections et faire jouir ses officiers élus, les uns pour deux ans, les autres à vie, des différentes prérogatives attachées à leur charge. » Une partie des offices municipaux avant été rétablie par l’édit de novembre 1733, il est intervenu un arrêt du conseil du 11 janvier 1751, sur la requête des maire et échevins, par lequel le prix de rachat a été fixé à la somme de 170,000 livres, pour le payement de laquelle la prorogation des octrois a été accordée pendant quinze ans. »

Ceci est un bon échantillon de l’administration de l’ancien régime relativement aux villes. On leur fait contracter des dettes, et puis on les autorise à établir des impôts extraordinaires et temporaires pour se libérer. À quoi il faut ajouter que, plus tard, on rend perpétuels ces impôts temporaires, comme je l’ai vu souvent, et alors le gouvernement en prend sa part.

Le Mémoire continue : « Les officiers municipaux n’ont été privés des grands pouvoirs judiciaires que leur avait concédés Louis XI, que par l’établissement de juridictions royales. Jusqu’en 1669, ils ont eu connaissance des contestations entre maîtres et ouvriers. Le compte des octrois est rendu devant l’intendant, au désir de tous les arrêts de création ou de prorogation desdits octrois. »

On voit également dans ce Mémoire, que les députés des seize paroisses dont il a été question plus haut, et qui paraissent à l’assemblée générale, sont choisis par les compagnies, corps ou communautés, et qu’ils sont strictement des mandataires du petit corps qui les députe. Ils ont sur chaque affaire des instructions qui les lient.

Enfin, tout ce Mémoire démontre qu’à Angers, comme partout ailleurs, les dépenses, de quelque nature qu’elles fussent, devaient être autorisées par l’intendant et le conseil ; et il faut reconnaître que, quand on donne l’administration d’une ville en toute propriété à certains hommes, et qu’on accorde à ces hommes, au lieu de traitements fixes, des privilèges qui les mettent personnellement hors d’atteinte des suites que leur administration peut avoir sur la fortune privée de leurs concitoyens, la tutelle administrative peut paraître une nécessité.

Tout ce Mémoire, du reste assez mal fait, décèle une crainte extraordinaire de la part des officiers de voir changer l’état de choses existant. Toutes sortes de raisons, bonnes ou mauvaises, sont accumulées par eux dans l’intérêt du maintien du statu quo.

Mémoire du subdélégué. L’intendant, ayant reçu ces deux Mémoires en sens contraire, veut avoir l’avis de son subdélégué. Celui-ci le donne à son tour.

« Le Mémoire des conseillers municipaux, dit-il, ne mérite pas qu’on s’y arrête ; il ne tend qu’à faire valoir les privilèges de ses officiers. Celui du présidial peut être utilement consulté ; mais il n’y a pas lieu d’accorder toutes les prérogatives que ces magistrats réclament. »

Il y a longtemps, suivant ce subdélégué, que la constitution de l’hôtel de ville avait besoin d’être améliorée. Outre les immunités qui nous sont déjà connues et que possédaient les officiers municipaux d’Angers, il nous apprend que le maire, pendant son exercice, avait un logement qui représentait 600 francs de loyer au moins ; plus, 50 francs de gages et 100 francs de frais de poste : plus les jetons. Le procureur-syndic était aussi logé ; le greffier de même. Pour arriver à s’exempter des droits d’aides et d’octroi, les officiers municipaux avaient établi pour chacun d’eux une consommation présumée. Chacun pouvait faire entrer dans la ville, sans payer de droits, tant de barriques de vin par an, et ainsi de suite pour toutes les denrées.

Le subdélégué ne propose pas d’enlever aux conseillers municipaux leurs immunités d’impôt ; mais il voudrait que leur capitation, au lieu d’être fixe et très-insuffisante, fût taxée par l’intendant chaque année. Il désire que ces mêmes officiers soient assujettis, comme les autres, au don gratuit, dont ils se sont dispensés on ne sait sur quel précédent.

Les officiers municipaux, dit encore le Mémoire, sont chargés de la confection des rôles de capitation pour les habitants ; ils s’en acquittent légèrement et arbitrairement ; aussi y a-t-il annuellement une multitude de réclamations et de requêtes adressées à l’intendant. Il serait à désirer que désormais cette répartition fût faite, dans l’intérêt de chaque compagnie ou communauté, par ses membres, d’une manière générale et fixe ; les officiers municipaux resteraient chargés seulement du rôle de capitation des bourgeois et autres qui ne sont d’aucun corps, comme quelques artisans et les domestiques de tous les privilégiés.

Le Mémoire du subdélégué confirme ce qu’ont déjà dit les officiers municipaux : que les charges municipales ont été rachetées par la ville, en 1735, pour la somme de 170,000 livres.

Lettre de l’intendant au contrôleur-général. Muni de tous ces documents, l’intendant écrit au ministre : « Il importe, dit-il, aux habitants et au bien de la chose publique, de réduire le corps de ville, dont le trop grand nombre de membres est infiniment à charge au public, à cause des privilèges dont ils jouissent.

« Je suis, ajoute l’intendant, frappé de l’énormité des finances qui ont été payées, dans tous les temps, pour racheter à Angers les offices municipaux. Le montant de cette finance, employé à des usages utiles, aurait tourné au profit de la ville, qui, au contraire, n’a ressenti que le poids de l’autorité et des privilèges de ses officiers.

» Les abus intérieurs de cette administration méritent toute l’attention du conseil, dit encore l’intendant. Indépendamment des jetons et de la bougie, qui consomment le fonds annuel de 2,127 livres (c’était la somme indiquée pour ces sortes de dépenses par le budget normal, qui de temps à autre était imposé aux villes par le roi), les deniers publics se dissipent et s’emploient, au gré de ces officiers, pour des usages clandestins, et le procureur du roi, en possession de sa place depuis trente ou quarante ans, s’est tellement rendu maître de l’administration, dont lui seul connaît les ressorts, qu’il a été impossible aux habitants dans aucun temps d’obtenir la moindre communication de l’emploi des revenus communaux. » En conséquence, l’intendant demande au ministre de réduire le corps de ville a un maire nommé pour quatre ans, à six échevins nommés pour six ans, à un procureur du roi nommé pour huit ans, à un greffier et à un receveur perpétuels.

Du reste, la constitution proposée par lui pour ce corps de ville est expressément celle que propose ailleurs le même intendant pour Tours. D’après lui, il faut :

1o Conserver l’assemblée générale, mais seulement comme corps électoral destiné à élire les officiers municipaux ;

2o Créer un conseil extraordinaire de notables, qui aura à remplir toutes les fonctions que l’édit de 1764 semblait donner à l’assemblée générale, conseil composé de douze membres, dont le mandat sera de six ans, et qui seront élus, non par l’assemblée générale, mais par les douze corps réputés notables (chaque corps élit le sien). Il désigne comme corps notables :

Le présidial,

L’université,

L’élection,

Les officiers des eaux et forêts,

Du grenier à sel,

Des traites,

Des monnaies,

Les avocats et procureurs,

Les juges-consuls,

Les notaires,

Les marchands,

Les bourgeois.

Comme on le remarque, presque tous ces notables étaient des fonctionnaires publics, et tous les fonctionnaires publics étaient des notables ; d’où on peut conclure, comme dans mille autres endroits de ces dossiers, que la classe moyenne était aussi avide de places alors et cherchait aussi peu que de nos jours le champ de son activité hors des fonctions publiques. La seule différence était, comme je l’ai dit dans le texte, qu’alors on achetait la petite importance que donnent les places, et qu’aujourd’hui les solliciteurs demandent qu’on leur fasse la charité de la leur procurer gratis.

On voit dans ce projet que toute la réalité du pouvoir municipal est dans le conseil extraordinaire, ce qui achève de resserrer l’administration dans une très-petite coterie bourgeoise, la seule assemblée où le peuple continuât à paraître un peu, n’étant plus chargée que d’élire les officiers municipaux et n’ayant plus d’avis à leur donner. Il faut remarquer encore que l’intendant est plus restrictif et antipopulaire que le roi, qui semblait dans son édit donner les principales fonctions à l’assemblée générale, et qu’à son tour l’intendant est beaucoup plus libéral et démocratique que la bourgeoisie, à en juger du moins par le Mémoire que j’ai cité dans le texte, Mémoire dans lequel les notables d’une autre ville sont d’avis d’exclure le peuple même de l’élection des officiers municipaux, que le roi et l’intendant laissent à celui-ci.

On a pu remarquer que l’intendant se sert des noms de bourgeois et de marchands pour désigner deux catégories distinctes de notables ; il n’est pas inutile de donner la définition exacte de ces mots pour montrer en combien de petits fragments cette bourgeoisie était coupée et de combien de petites vanités elle était travaillée.

Ce mot de bourgeois avait un sens général et un sens restreint : il indiquait les membres de la classe moyenne, et, en outre, il désignait dans le sein de cette classe un certain nombre d’hommes. « Les bourgeois sont ceux que leur naissance et leur fortune mettent en état de vivre avec bienséance sans s’adonner à aucun travail lucratif, » dit l’un des Mémoires produits à l’enquête de 1764. On voit par le reste du Mémoire que le mot de bourgeois ne doit pas s’appliquer à ceux qui font partie, soit des compagnies, soit des corporations industrielles ; mais dire précisément à qui il s’applique est chose plus difficile. « Car, remarque encore le même Mémoire, parmi ceux qui s’arrogent le titre de bourgeois, on rencontre souvent des personnes à qui il ne peut convenir que par leur seule oisiveté ; du reste, dépourvues de fortune et menant une vie inculte et obscure. Les bourgeois doivent, au contraire, être toujours distingués par leur fortune, leur naissance, talents, mœurs et manière de vivre. Les artisans composant les communautés n’ont jamais été appelés au rang de notables. »

Les marchands étaient, avec les bourgeois, la seconde espèce d’hommes qui n’appartenaient ni à une compagnie ni à une corporation ; mais quelles étaient les limites de cette petite classe ? « Faut-il, dit le Mémoire, confondre les marchands de basse naissance et de petit commerce avec les marchands en gros ? » Pour résoudre ces difficultés, le Mémoire propose de faire faire tous les ans par les échevins un tableau des marchands notables, tableau qu’on remettra à leur chef ou syndic, pour qu’il ne convoque aux délibérations de l’hôtel de ville que ceux qui s’y trouveraient inscrits. On aura soin de n’indiquer sur ce tableau aucun de ceux qui auraient été domestiques, colporteurs, voituriers, ou dans d’autres basses fonctions.



Un des caractères les plus saillants du dix-huitième siècle, en matière d’administration des villes, est moins encore l’abolition de toute représentation et de toute intervention du public dans les affaires, que l’extrême mobilité des règles auxquelles cette administration est soumise, les droits étant donnés, repris, rendus, accrus, diminués, modifiés de mille manières, et sans cesse. Rien ne montre mieux dans quel avilissement ces libertés locales étaient tombées que ce remuement éternel de leurs lois, auxquelles personne ne semble faire attention. Cette mobilité seule aurait suffi pour détruire d’avance toute idée particulière, tout goût des souvenirs, tout patriotisme local, dans l’institution qui cependant y prête le plus. On préparait ainsi la grande destruction du passé que la Révolution allait faire.



Une administration de village au dix-huitième siècle. — Tirée des papiers de l’intendance de l’Ile-de-France.


L’affaire dont je vais parler est prise parmi bien d’autres pour faire connaître par un exemple quelques-unes des formes suivies par l’administration paroissiale, faire comprendre la lenteur qui les caractérisait souvent, et enfin montrer ce qu’était, au dix-huitième siècle, l’assemblée générale d’une paroisse.

Il s’agit de réparer le presbytère et le clocher d’une paroisse rurale, celle d’Ivry, Ile-de-France. À qui s’adresser pour obtenir que ces réparations soient faites ? comment déterminer sur qui la dépense doit porter ? comment se procurer la somme nécessaire ?

1o Requête du curé à l’intendant, qui expose que le clocher et le presbytère ont besoin de réparations urgentes ; que son prédécesseur, ayant fait construire audit presbytère des bâtiments inutiles, a complètement changé et dénaturé l’état des lieux, et que les habitants l’ayant souffert, c’est à eux à supporter la dépense à faire pour remettre les choses en état, sauf à répéter la somme sur les héritiers du curé précédent.

2o Ordonnance de monseigneur l’intendant (29 août 1747) qui ordonne qu’à la diligence du syndic, il sera convoqué une assemblée pour délibérer sur la nécessité des réparations réclamées.

3o Délibération des habitants, par laquelle ils déclarent ne pas s’opposer aux réparations du presbytère, mais à celles du clocher, attendu que ce clocher est bâti sur le chœur, et que le curé, étant gros décimateur, est chargé de réparer le chœur. « Un arrêt du conseil, de la fin du siècle précédent (avril 1695), attribuait, en effet, la réparation du chœur à celui qui était en possession de percevoir les dîmes de la paroisse, les paroissiens n’étant tenus qu’à entretenir la nef.)

4o Nouvelle ordonnance de l’intendant, qui, attendu la contradiction des faits, envoie un architecte, le sieur Cordier, pour procéder à la visite et description du presbytère et du clocher, dresser devis des travaux et faire enquête.

5o Procès-verbal de toutes ces opérations, qui constate notamment qu’à l’enquête un certain nombre de propriétaires d’Ivry se sont présentés devant l’envoyé de l’intendant, lesquelles personnes paraissent être des gentilshommes, bourgeois et paysans du lieu, et ont fait inscrire leur dire pour ou contre les prétentions du curé.

6o Nouvelle ordonnance de l’intendant, portant que les devis que l’architecte envoyé par lui a dressés, seront communiqués, dans une nouvelle assemblée générale convoquée à la diligence du syndic, aux propriétaires et habitants.

7o Nouvelle assemblée paroissiale en conséquence de cette ordonnance, assemblée dans laquelle les habitants déclarent persister en leurs dires.

8o Ordonnance de monseigneur l’intendant, qui prescrit : 1o Qu’il sera procédé devant son subdélégué à Corbeil, en l’hôtel de celui-ci, à l’adjudication des travaux portés au devis, adjudication qui sera faite en présence des curé, syndic et principaux habitants de la paroisse ; 2o Que, attendu qu’il y a péril en la demeure, une imposition de toute la somme sera levée sur les habitants, sauf à ceux qui persistent à croire que le clocher fait partie du chœur et doit être réparé par le gros décimateur, à se pourvoir devant la justice ordinaire.

9o Sommation faite à toutes les parties de se trouver à l’hôtel du subdélégué, à Corbeil, où se feront les criées et l’adjudication.

10o Requête du curé et de plusieurs habitants pour demander que les frais de la procédure administrative ne soient pas mis, comme d’ordinaire, à la charge de l’adjudicataire, ces frais s’élevant très-haut et devant empêcher de trouver un adjudicataire.

11o Ordonnance de l’intendant qui porte que les frais faits pour parvenir à l’adjudication seront arrêtés par le subdélégué, pour le montant d’iceux faire partie de ladite adjudication et imposition.

12o Pouvoirs donnés par quelques notables habitants au sieur X. pour assister à ladite adjudication et la consentir au désir des devis de l’architecte.

15o Certificat du syndic, portant que les affiches et publications accoutumées ont été faites.

14o Procès-verbal d’adjudication.

Montant des réparations à faire ______ 487 l.

Frais faits pour parvenir à l’adjudication 237 1. 18 s. 6 d.

________________________________ 724 l. 18 s. 6 d.

15o Enfin, arrêt du conseil (25 juillet 1748) pour autoriser l’imposition destinée à couvrir cette somme.

On a pu remarquer qu’il était plusieurs fois question dans cette procédure de la convocation de l’assemblée paroissiale. Voici le procès-verbal de la tenue de l’une de ces assemblées ; il fera voir au lecteur comment les choses se passaient en général dans ces occasions-là.

Acte notarié : « Aujourd’hui, à l’issue de la messe paroissiale, au lieu ordinaire et accoutumé, après la cloche sonnée, ont comparu en l’assemblée tenue par les habitants de ladite paroisse, par-devant X…, notaire, à Corbeil, soussigné, et les témoins ci-après nommés, le sieur Michaud, vigneron, syndic de ladite paroisse, lequel a présenté l’ordonnance de l’intendant qui permet l’assemblée, en a fait faire lecture et a requis acte de ses diligences.

« Et à l’instant est comparu un habitant de ladite paroisse, lequel a dit que le clocher était sur le chœur, et, par conséquent, à la charge du curé ; sont aussi comparus (suivent les noms de quelques autres, qui, au contraire, consentaient à admettre la requête du curé)… Ensuite se présentent quinze paysans, manouvriers, maçons, vignerons, qui déclarent adhérer à ce qu’ont dit les précédents. Est aussi comparu le sieur Raimbaud, vigneron, lequel dit qu’il s’en rapporte entièrement à ce qui sera décidé par monseigneur l’intendant. Est aussi comparu le sieur X., docteur en Sorbonne, curé, qui persiste dans les dires et fins de la requête. Dont, et de tout ci-dessus les comparants ont requis acte. Fait et passé audit lieu d’Ivry, au devant du cimetière de ladite paroisse, par-devant le soussigné ; et a été vaqué à la rédaction du présent depuis onze heures du matin jusqu’à deux heures. »

On voit que cette assemblée de paroisse n’est qu’une enquête administrative, avec les formes et le coût des enquêtes judiciaires ; qu’elle n’aboutit jamais à un vote, par conséquent à la manifestation de la volonté de la paroisse ; qu’elle ne contient que des opinions individuelles, et n’enchaîne nullement la volonté du gouvernement. Beaucoup d’autres pièces nous apprennent en effet que l’assemblée de paroisse était faite pour éclairer la décision de l’intendant, non pour y faire obstacle, lors même qu’il ne s’agissait que de l’intérêt de la paroisse.

On remarque également, dans les mêmes pièces, que cette affaire donne lieu à trois enquêtes : une devant le notaire, une seconde devant l’architecte, et une troisième enfin devant deux notaires, pour savoir si les habitants persistent dans leurs précédents dires.

L’impôt de 524 livr. 10s., ordonné par l’arrêt du 23 juillet 1748, porte sur tous les propriétaires privilégiés ou non privilégiés, ainsi que cela avait presque toujours lieu pour ces sortes de dépenses ; mais la base dont on se sert pour fixer la part des uns et des autres est différente. Les taillables sont taxés en proportion de leur taille, et les privilégiés en raison de leur fortune présumée, ce qui laisse un grand avantage aux seconds sur les premiers.

On voit enfin, dans cette même affaire, que la répartition de la somme de 524 livr. 10 s. est faite par deux collecteurs, habitants du village, non élus, ni arrivant à leur tour comme cela se voit le plus souvent, mais choisis et nommés d’office par le subdélégué et l’intendant.



Le prétexte qu’avait pris Louis XIV pour détruire la liberté municipale des villes avait été la mauvaise gestion de leurs finances. Cependant le même fait, dit Turgot avec grande raison, persista et s’aggrava depuis la réforme que fit ce prince. « La plupart des villes sont considérablement endettées aujourd’hui, ajoute-t-il, partie pour des fonds qu’elles ont prêtés au gouvernement, et partie pour des dépenses ou décorations que les officiers municipaux, qui disposent de l’argent d’autrui, et n’ont pas de comptes à rendre aux habitants, ni d’instructions à en recevoir, multiplient dans la vue de s’illustrer, et quelquefois de s’enrichir. »



L’État était tuteur des couvents aussi bien que des communes ; exemple de cette tutelle.


Le contrôleur-général, en autorisant l’intendant à verser 15,000 livres au couvent des Carmélites, auquel on devait des indemnités, recommande à l’intendant de s’assurer que cet argent, qui représente un capital, sera replacé utilement. Des faits analogues arrivent à chaque instant.



Comment c’est au Canada qu’on pouvait le mieux juger la centralisation administrative de l’ancien régime.


C’est dans les colonies qu’on peut le mieux juger la physionomie du gouvernement de la métropole, parce que c’est là que d’ordinaire tous les traits qui le caractérisent grossissent et deviennent plus visibles. Quand je veux juger l’esprit de l’administration de Louis XIV et ses vices, c’est au Canada que je dois aller. On aperçoit alors la difformité de l’objet comme dans un microscope.

Au Canada, une foule d’obstacles que les faits antérieurs ou l’ancien état social opposaient, soit ouvertement, soit secrètement, au libre développement de l’esprit du gouvernement, n’existaient pas. La noblesse ne s’y voyait presque point, ou du moins elle y avait perdu presque toutes ses racines ; l’Église n’y avait plus sa position dominante ; les traditions féodales y étaient perdues ou obscurcies ; le pouvoir judiciaire n’y était plus enraciné dans de vieilles institutions et de vieilles mœurs. Rien n’y empêchait le pouvoir central de s’y abandonner à tous ses penchants naturels et de façonner toutes les lois suivant l’esprit qui l’animait lui-même. Au Canada, donc, pas l’ombre d’institutions municipales ou provinciales, aucune force collective autorisée, aucune initiative individuelle permise. Un intendant ayant une position bien autrement prépondérante que celle qu’avaient ses pareils en France ; une administration se mêlant encore de bien plus de choses que dans la métropole, et voulant de même faire de tout Paris, malgré les dix-huit cents lieues qui l’en séparent ; n’adoptant jamais les grands principes qui peuvent rendre une colonie peuplée et prospère, mais, en revanche, employant toutes sortes de petits procédés artificiels et de petites tyrannies réglementaires pour accroître et répandre la population : culture obligatoire, tous les procès naissant de la concession des terres retirés aux tribunaux et remis au jugement de l’administration seule, nécessité de cultiver d’une certaine manière, obligation de se fixer dans certains lieux plutôt que dans d’autres, etc., cela se passe sous Louis XIV  ; ces édits sont contre-signés Colbert. On se croirait déjà en pleine centralisation moderne, et en Algérie. Le Canada est en effet l’image fidèle de ce qu’on a toujours vu là. Des deux côtés on se trouve en présence de cette administration presque aussi nombreuse que la population, prépondérante, agissante, réglementante, contraignante, voulant prévoir tout, se chargeant de tout, toujours plus au courant des intérêts de l’administré qu’il ne l’est lui-même, sans cesse active et stérile.

Aux États-Unis, le système de décentralisation des Anglais s’outre, au contraire : les communes deviennent des municipalités presque indépendantes, des espèces de républiques démocratiques. L’élément républicain, qui forme comme le fond de la constitution et des mœurs anglaises, se montre sans obstacles et se développe. L’administration proprement dite fait peu de choses en Angleterre, et les particuliers font beaucoup ; en Amérique, l’administration ne se mêle plus de rien, pour ainsi dire, et les individus en s’unissant font tout. L’absence des classes supérieures, qui rend l’habitant du Canada encore plus soumis au gouvernement que ne l’était, à la même époque, celui de France, rend celui des provinces anglaises de plus en plus indépendant du pouvoir.

Dans les deux colonies, on aboutit à l’établissement d’une société entièrement démocratique ; mais ici, aussi longtemps, du moins, que le Canada reste à la France, l’égalité se mêle au gouvernement absolu ; là, elle se combine avec la liberté. Et, quant aux conséquences matérielles des deux méthodes coloniales, on sait qu’en 1763, époque de la conquête, la population du Canada était de 60.000 âmes, et la population des provinces anglaises de 3.000.000.



Exemple, entre bien d’autres, des règlements généraux que le conseil d’État fait sans cesse, lesquels ont force de loi dans toute la France et créent des délits spéciaux dont les tribunaux administratifs sont les seuls juges.


Je prends les premiers que je trouve sous ma main. Arrêt du conseil, du 29 avril 1779, qui établit qu’à l’avenir, dans tout le royaume, les laboureurs et marchands de moutons auront à marquer leurs moutons d’une certaine manière, sous peine de 500 livres d’amende ; enjoint Sa Majesté aux intendants de tenir la main à l’exécution du présent arrêt, est-il dit ; d’où résulte que c’est à l’intendant à prononcer la peine de la contravention. Autre exemple : arrêt du conseil, 21 décembre 1778, qui défend aux rouliers et voituriers d’entreposer les marchandises dont ils sont chargés, à peine de 300 livres d’amende ; enjoint Sa Majesté au lieutenant-général de police et aux intendants d’y tenir la main.



L’assemblée provinciale de la haute Guyenne demande à grands cris l’établissement de nouvelles brigades de maréchaussée, absolument comme, de nos jours, le conseil général de l’Aveyron ou du Lot réclame sans doute l’établissement de nouvelles brigades de gendarmerie. Toujours la même idée : la gendarmerie, c’est l’ordre, et l’ordre ne peut venir avec le gendarme que du gouvernement. Le rapport ajoute : « On se plaint tous les jours qu’il n’y a aucune police dans les campagnes (comment y en aurait-il ? le noble ne se mêle de rien, le bourgeois est en ville, et la communauté, représentée par un paysan grossier, n’a, d’ailleurs, aucun pouvoir), et il faut convenir que, si on en excepte quelques cantons dans lesquels des seigneurs justes et bienfaisants se servent de l’ascendant que leur situation leur donne sur leurs vassaux pour prévenir ces voies de fait auxquelles les habitants des campagnes sont naturellement portés par la grossièreté de leurs mœurs et la dureté de leur caractère, il n’existe partout ailleurs presque aucun moyen de contenir ces hommes ignorants, grossiers et emportés. »

Voilà la manière dont les nobles de l’assemblée provinciale souffraient qu’on parlât d’eux-mêmes, et dont les membres du tiers-état, qui formaient à eux seuls la moitié de l’assemblée, parlaient du peuple dans des documents publics !



Les bureaux de tabac étaient aussi recherchés sous l’ancien régime qu’à présent. Les gens les plus notables les sollicitaient pour leurs créatures. J’en trouve qui sont donnés à la recommandation de grandes dames ; il y en a qu’on donne à la sollicitation d’archevêques.



Cette extinction de toute vie publique locale avait alors dépassé tout ce qu’on peut croire. Un des chemins qui conduisaient du Maine en Normandie était impraticable. Qui demande qu’on le répare ? La généralité de Touraine, qu’il traverse ? la province de Normandie ou celle du Maine, si intéressées au commerce des bestiaux, qui suit cette voie ? quelque canton enfin particulièrement lésé par le mauvais état de cette route ? La généralité, la province, les cantons sont sans voix. Il faut que les marchands qui suivent ce chemin et qui s’y embourbent se chargent eux-mêmes d’attirer de ce côté les regards du gouvernement central. Ils écrivent à Paris au contrôleur-général, et le prient de leur venir en aide.



Importance plus ou moins grande des rentes ou redevances seigneuriales, suivant les provinces.


Turgot dit dans ses Œuvres : « Je dois faire observer que ces sortes de redevances sont d’une tout autre importance dans la plupart des provinces riches, telles que la Normandie, la Picardie et les environs de Paris. Dans ces dernières, la principale richesse consiste dans le produit même des terres qui sont réunies en grands corps de fermes, et dont les propriétaires retirent de gros loyers. Les rentes seigneuriales des plus grandes terres n’y forment qu’une très-modique portion du revenu, et cet article est presque regardé comme honorifique. Dans les provinces les moins riches et cultivées d’après des principes différents, les seigneurs et gentilshommes ne possèdent presque point de terres à eux ; les héritages, qui sont extrêmement divisés, sont chargés de très-grosses rentes en grains, dont tous les co-tenanciers sont tenus solidairement. Ces rentes absorbent souvent le plus clair du produit des terres, et le revenu des seigneurs en est presque entièrement composé.



Influence anticaste de la discussion commune des affaires.


On voit par les travaux peu importants des sociétés d’agriculture du dix-huitième siècle l’influence anticaste qu’avait la discussion commune sur des intérêts communs. Quoique ces réunions aient lieu trente ans avant la Révolution, en plein ancien régime, et qu’il ne s’agisse que de théories, par cela seulement qu’on y débat des questions dans lesquelles les différentes classes se sentent intéressées et qu’elles discutent ensemble, on y sent aussitôt le rapprochement et le mélange des hommes, on voit les idées de réformes raisonnables s’emparer des privilégiés comme des autres, et cependant il ne s’agit que de conservation et d’agriculture.

Je suis convaincu qu’il n’y avait qu’un gouvernement ne cherchant jamais sa force qu’en lui-même, et prenant toujours les hommes à part, comme celui de l’ancien régime, qui eût pu maintenir l’inégalité ridicule et insensée qui existait en France au moment de la Révolution ; le plus léger contact du self-government l’aurait profondément modifiée et rapidement transformée ou détruite.



Les libertés provinciales peuvent subsister quelque temps sans que la liberté nationale existe, quand ces libertés sont anciennes, mêlées aux habitudes, aux mœurs et aux souvenirs, et que le despotisme, au contraire, est nouveau ; mais il est déraisonnable de croire qu’on puisse, à volonté, créer des libertés locales, ou même les maintenir longtemps, quand on supprime la liberté générale.



Turgot, dans un Mémoire au roi, résume de cette façon, qui me paraît très-exacte, quelle était l’étendue vraie des privilèges des nobles en matière d’impôt :

« 1o Les privilégiés peuvent faire valoir en exemption de toute imposition taillable une ferme de quatre charrues, qui porte ordinairement, dans les environs de Paris, 2,000 francs d’imposition.

» 2o Les mêmes privilégiés ne payent absolument rien pour les bois, prairies, vignes, étangs, ainsi que pour les terres encloses qui tiennent à leurs châteaux, de quelque étendue qu’elles soient. Il y a des cantons dont la principale production est en prairies ou en vignes ; alors le noble qui fait régir ses terres s’exempte de toute imposition, qui retombe à la charge du taillable ; second avantage qui est immense. »



Privilège indirect en fait d’impôts. — Différence dans la perception, lors même que la taxe est commune.


Turgot fait également de ceci une peinture que j’ai lieu de croire exacte, d’après les pièces :

« Les avantages indirects des privilégiés en matière de capitation sont très-grands. La capitation est une imposition arbitraire de sa nature ; il est impossible de la répartir sur la totalité des citoyens autrement qu’à l’aveugle. On a jugé plus commode de prendre pour base les rôles de la taille, qu’on a trouvés tout faits. On a fait un rôle particulier pour les privilégiés ; mais, comme ceux-ci se défendent et que les taillables n’ont personne qui parle pour eux, il est arrivé que la capitation des premiers s’est réduite peu à peu, dans les provinces, à un objet excessivement modique, tandis que la capitation des seconds est presque égale au principal de la taille. »



Autre exemple de l’inégalité de perception dans une taxe commune.


On sait que dans les impôts locaux la taxe était levée sur tout le monde ; « lesquelles sommes, disent les arrêts du conseil qui autorisent ces sortes de dépenses, seront levées sur tous les justiciables, exempts ou non exempts, privilégiés ou non privilégiés, sans aucune exception, conjointement avec la capitation, ou au marc le franc d’icelle. »

Remarquez que, comme la capitation du taillable, assimilée à la taille, s’élevait comparativement toujours plus haut que la capitation du privilégié, l’inégalité se retrouvait sous la forme même qui semblait le plus l’exclure.



Même sujet.


Je trouve dans un projet d’édit de 1764, qui tend à créer l’égalité de l’impôt, toutes sortes de dispositions qui ont pour but de conserver une position à part aux privilégiés dans la perception ; j’y remarque, entre autres, que toutes les mesures dont l’objet est de déterminer, en ce qui les concerne, la valeur de la matière imposable, ne peuvent être prises qu’en leur présence ou en celle de leurs fondés de pouvoirs.



Comment le gouvernement reconnaissait lui-même que les privilégiés étaient favorisés dans la perception, lors même que la taxe était commune.


« Je vois, écrit le ministre de 1766, que la partie des impositions dont la perception est toujours la plus difficile, consiste dans ce qui est dû par les nobles et privilégiés, à cause des ménagements que les percepteurs des tailles se croient obligés d’observer à leur égard, au moyen de quoi il subsiste sur leur capitation et leurs vingtièmes (les impôts qui leur étaient communs avec le peuple) des restes très-anciens et beaucoup trop considérables. »



On trouve, dans le Voyage d’Arthur Young en 89, un petit tableau où cet état des deux sociétés est si agréablement peint et si bien encadré, que je ne puis résister au désir de le placer ici.

Young, traversant la France au milieu de la première émotion que causait la prise de la Bastille, est arrêté dans un certain village par une troupe de peuple qui, ne lui voyant pas de cocarde, veut le conduire en prison. Pour se tirer d’affaire, il imagine de leur faire ce petit discours :

« Messieurs, dit-il, on vient de dire que les impôts doivent être payés comme auparavant. Les impôts doivent être payés, assurément, mais non pas comme auparavant. Il faut les payer comme en Angleterre. Nous avons beaucoup de taxes que vous n’avez point ; mais le tiers-état, le peuple, ne les paye pas ; elles ne portent que sur le riche. Chez nous, chaque fenêtre paye ; mais celui qui n’a que six fenêtres à sa maison ne paye rien. Un seigneur paye les vingtièmes et les tailles ; mais le petit propriétaire d’un jardin ne paye rien. Le riche paye pour ses chevaux, ses voitures, ses valets ; il paye même pour avoir la liberté de tirer ses propres perdrix ; le petit propriétaire reste étranger à toutes ces taxes. Bien plus ! nous avons en Angleterre une taxe que paye le riche pour venir au secours du pauvre. Donc, s’il faut continuer à payer des taxes, il faut les payer autrement. La méthode anglaise vaut bien mieux.

» Comme mon mauvais français, ajoute Young, allait assez de pair avec leur patois, ils m’entendirent très-bien ; il n’y eut pas un mot de ce discours auquel ils ne donnassent leur approbation, et ils pensèrent que je pouvais bien être brave homme, ce que je confirmai en criant : Vive le tiers ! Ils me laissèrent alors passer avec un hourra. »



L’église de X., élection de Chollet, tombait en ruines ; il s’agissait de la réparer suivant le mode indiqué par l’arrêt de 1684 (16 déc.), c’est-à-dire à l’aide d’un impôt levé sur tous les habitants. Lorsque des collecteurs veulent lever cet impôt, le marquis de X., seigneur de la paroisse, déclare que, comme il se charge à lui seul de réparer le chœur, il ne veut pas participer à l’impôt ; les autres habitants répliquent, avec beaucoup de raison, que, comme seigneur et comme gros décimateur (il possédait sans doute les dîmes inféodées), il est obligé à réparer seul le chœur ; que, par conséquent, cette réparation ne peut le soustraire à la charge commune. Sur quoi intervient une ordonnance de l’intendant qui déclare le marquis mal fondé et autorise la poursuite des collecteurs. Il y a au dossier plus de dix lettres de ce marquis, toutes plus pressantes les unes que les autres, demandant à grands cris que le reste de la paroisse paye à sa place, et daignant, pour l’obtenir, traiter l’intendant de monseigneur et même le supplier.



Exemple de la manière dont le gouvernement de l’ancien régime respectait les droits acquis, les contrats formels et les libertés des villes ou des associations.


Déclaration du roi qui « suspend en temps de guerre le remboursement de tous les emprunts faits par les villes, bourgs, collèges, communautés, administrations des hôpitaux, maisons de charité, communautés d’arts et métiers et autres, qui s’acquittent et se remboursent par le produit des octrois ou droits par nous concédés, est-il dit dans la déclaration, à l’effet desdits emprunts, les intérêts continuant à courir. »

C’est non-seulement la suspension du remboursement à l’époque indiquée dans le contrat fait avec les créanciers, mais encore une atteinte portée au gage donné pour répondre de la créance. Jamais de pareilles mesures, qui fourmillent dans l’ancien régime, n’auraient été praticables sous un gouvernement surveillé par la publicité ou par des assemblées. Qu’on compare cela avec ce qui s’est toujours passé pour ces sortes de choses en Angleterre et même en Amérique. Le mépris du droit est aussi flagrant ici que le mépris pour les libertés locales.



Le cas cité ici dans le texte est loin d’être le seul où les privilégiés aperçussent que le droit féodal qui pesait sur le paysan les atteignait eux-mêmes. Voici ce que disait, trente ans avant la Révolution, une société d’agriculture composée tout entière de privilégiés :

« Les rentes inamortissables, soit foncières, soit féodales, affectées sur les fonds de terre, quand elles sont un peu considérables, deviennent si onéreuses au débiteur, qu’elles causent sa ruine et successivement celle du fonds même. Il est forcé de le négliger, ne pouvant trouver la ressource de faire des emprunts sur un fonds trop chargé, ni d’acquéreurs, s’il veut vendre. Si ces rentes étaient amortissables, ce rentier ruiné ne manquerait pas d’occasions d’emprunter pour amortir, ni d’acquéreurs en état de rembourser le fonds et la rente. On est toujours aise d’entretenir et d’améliorer un bien libre dont on se croit paisible possesseur. Ce serait procurer un grand encouragement à l’agriculture que de trouver des moyens praticables pour rendre amortissables ces sortes de rentes. Beaucoup de seigneurs de fiefs, persuadés de cette vérité, ne se feraient pas prier pour se prêter à ces sortes d’arrangements. Il serait donc bien intéressant de trouver et d’indiquer des moyens praticables pour parvenir à faire cet affranchissement des rentes foncières. »



Toutes les fonctions publiques, même celles d’agent des fermes, étaient rétribuées par des immunités d’impôts, privilèges qui leur avaient été accordés par l’ordonnance de 1681. Dans une lettre adressée au ministre de 1782 par un intendant, il est dit : « Parmi les privilégiés, il n’y a pas de classe aussi nombreuse que celle des employés des gabelles, des traites, des domaines, des postes, des aides, et autres régies de toute espèce. Il est peu de paroisses où il n’en existe, et l’on en voit dans plusieurs jusqu’à deux ou trois. »

Il s’agissait de détourner le ministre de proposer au conseil un arrêt pour étendre l’immunité d’impôt aux employés et domestiques de ces agents privilégiés, immunités dont les fermiers-généraux, dit l’intendant, ne cessent de demander l’extension, afin de se dispenser de payer ceux auxquels on les accorde.



Les offices n’étaient pas absolument inconnus ailleurs. En Allemagne, quelques petits princes en avaient introduit plusieurs, mais en petit nombre et dans des parties peu importantes de l’administration publique. Le système n’était suivi en grand qu’en France.



Il ne faut pas s’étonner, quoique cela paraisse fort étrange et le soit en effet, de voir dans l’ancien régime des fonctionnaires publics, dont plusieurs appartiennent à l’administration proprement dite, plaider en Parlement pour savoir quelle est la limite de leurs différents pouvoirs. Cela s’explique lorsque l’on pense que toutes ces questions, en même temps qu’elles étaient des questions d’administration publique, étaient aussi des questions de propriété privée. Ce qu’on prend ici pour un empiétement du pouvoir judiciaire n’était qu’une conséquence de la faute que le gouvernement avait commise en mettant les fonctions publiques en office. Les places étant tenues en office et chaque fonctionnaire étant rétribué en raison des actes qu’il faisait, on ne pouvait changer la nature de la fonction sans léser un droit qui avait été acheté du prédécesseur. Exemple entre mille : le lieutenant-général de police du Mans soutient un long procès contre le bureau de finances de cette ville, pour prouver que, ayant la police des rues, il doit être chargé de faire tous les actes relatifs à leur pavage et toucher le prix de ces actes. À quoi le bureau repart que le pavage des rues lui est attribué par le titre même de sa commission. Ce n’est pas, cette fois, le conseil du roi qui décide ; comme il s’agit principalement de l’intérêt du capital engagé dans l’acquisition de l’office, c’est le Parlement qui prononce. L’affaire administrative s’est transformée en procès civil.



Analyse des cahiers de la noblesse en 1789.


La Révolution française est, je crois, la seule au commencement de laquelle les différentes classes aient pu donner séparément un témoignage authentique des idées qu’elles avaient conçues et faire connaître les sentiments qui les animaient avant que cette révolution même n’eût dénaturé ou modifié ces sentiments et ces idées. Ce témoignage authentique fut consigné, comme chacun sait, dans les cahiers que les trois ordres dressèrent en 1789. Ces cahiers ou mémoires furent rédigés en pleine liberté, au milieu de la publicité la plus grande, par chacun des ordres qu’ils concernaient ; ils furent longtemps discutés entre les intéressés et mûrement réfléchis par leurs rédacteurs ; car le gouvernement de ce temps-là, quand il s’adressait à la nation, ne se chargeait pas de faire tout à la fois la demande et la réponse. À l’époque où les cahiers furent dressés, on en réunit les parties principales en trois volumes imprimés qu’on voit dans toutes les bibliothèques. Les originaux sont déposés aux archives nationales, et avec eux se trouvent les procès-verbaux des assemblées qui les rédigèrent, et, en partie, la correspondance qui eut lieu, à la même époque, entre M. Necker et ses agents, à propos de ces assemblées. Cette collection forme une longue série de tomes in-folio. C’est le document le plus sérieux qui nous reste de l’ancienne France, et celui que doivent sans cesse consulter ceux qui veulent savoir quel était l’état d’esprit de nos pères au moment où la Révolution éclata.

Je pensais que peut-être l’extrait imprimé en trois volumes, dont il est question plus haut, avait été l’œuvre d’un parti et ne reproduisait pas exactement le caractère de cette immense enquête ; mais, en comparant l’un à l’autre, j’ai trouvé la plus grande ressemblance entre le grand tableau et la copie réduite [ Résumé Général ou Extrait des Cahiers de Pouvoirs, Instructions, Demandes et Doléances, remis par les divers Bailliages, Sénéchaussées et pays d’États du Royaume, à leurs Députés à l’Assemblée des États Généraux, ouverts à Versailles le 4 mai 1789 par Une Société de Gens de Lettres, 3 tomes, 1789. (Note de J.-P. Mayer.) ].

L’extrait des cahiers de la noblesse que je donne ici fait connaître au vrai le sentiment de la grande majorité de cet ordre. On y voit clairement ce que celle-ci voulait obstinément retenir des anciens privilèges, ce qu’elle était peu éloignée d’en céder, ce qu’elle offrait elle-même d’en sacrifier. On y découvre surtout en plein l’esprit qui l’animait tout entière alors à l’égard de la liberté politique. Curieux et triste tableau !

Droits individuels. Les nobles demandent, avant tout, qu’il soit fait une déclaration explicite des droits qui appartiennent à tous les hommes, et que cette déclaration constate leur liberté et assure leur sûreté.

Liberté de la personne. Ils désirent qu’on abolisse la servitude de la glèbe là où elle existe encore, et qu’on cherche les moyens de détruire la traite et l’esclavage des nègres ; que chacun soit libre de voyager ou de fixer sa demeure où il le veut, soit au dedans, soit au dehors du royaume, sans qu’il puisse être arrêté arbitrairement ; qu’on réforme l’abus des règlements de police et que la police soit dorénavant entre les mains des juges, même en cas d’émeute ; que personne ne puisse être arrêté et jugé que par ses juges naturels ; qu’en conséquence, les prisons d’État et autres lieux de détention illégaux soient supprimés. Quelques-uns demandent la démolition de la Bastille. La noblesse de Paris insiste notamment sur ce point.

Toutes lettres closes ou de cachet doivent être prohibées. — Si le danger de l’État rend nécessaire l’arrestation d’un citoyen sans qu’il soit livré immédiatement aux cours ordinaires de justice, il faut prendre des mesures pour empêcher les abus, soit en donnant communication de la détention au conseil d’État, ou de toute autre manière.

La noblesse veut que toutes les commissions particulières, tous les tribunaux d’attribution ou d’exception, tous les privilèges de committimus, arrêts de surséance, etc., soient abolis, et que les peines les plus sévères soient portées contre ceux qui ordonneraient ou mettraient à exécution un ordre arbitraire ; que, dans la juridiction ordinaire, la seule qui doive être conservée, on prenne les mesures nécessaires pour assurer la liberté individuelle, surtout en ce qui concerne le criminel ; que la justice soit rendue gratuitement et les juridictions inutiles supprimées. « Les magistrats sont établis pour le peuple, et non les peuples pour les magistrats, » dit-on dans un cahier. On demande même qu’il soit établi dans chaque bailliage un conseil et des défenseurs gratuits pour les pauvres, que l’instruction soit publique, et que la liberté soit donnée aux plaideurs de se défendre eux-mêmes ; que, dans les matières criminelles, l’accusé soit pourvu d’un conseil, et que, dans tous les actes de la procédure, le juge soit assisté d’un certain nombre de citoyens de l’ordre de celui qui est accusé, lesquels seront chargés de prononcer sur le fait du crime ou délit du prévenu : on renvoie à cet égard à la constitution d’Angleterre ; que les peines soient proportionnées aux délits, et qu’elles soient égales pour tous ; que la peine de mort soit rendue plus rare, et tous les supplices corporels, questions, etc., supprimés ; qu’enfin le sort des prisonniers soit amélioré, et surtout celui des prévenus.

Suivant les cahiers, on doit chercher les moyens de faire respecter la liberté individuelle dans l’enrôlement des troupes de terre et de mer. Il faut permettre de convertir l’obligation du service militaire en prestations pécuniaires, ne procéder au tirage qu’en présence d’une députation des trois ordres réunis, enfin combiner les devoirs de la discipline et de la subordination militaire avec les droits du citoyen et de l’homme libre. Les coups de plat de sabre seront supprimés.

Liberté et inviolabilité de la propriété. On demande que la propriété soit inviolable et qu’il ne puisse y être porté atteinte que pour cause d’utilité publique indispensable. Dans ce cas, le gouvernement devra donner une indemnité d’un prix élevé et sans délai. La confiscation doit être abolie.

Liberté du commerce, du travail et de l’industrie. La liberté de l’industrie et du commerce doit être assurée. En conséquence, on supprimera les maîtrises et autres privilèges accordés à certaines compagnies  ; on reportera les lignes de douanes aux frontières.

Liberté de religion. La religion catholique sera la seule dominante en France ; mais il sera laissé à chacun la liberté de conscience, et on réintégrera les non-catholiques dans leur état civil et dans leurs propriétés.

Liberté de la presse, inviolabilité des secrets de la poste. La liberté de la presse sera assurée, et une loi fixera d’avance les restrictions qui peuvent y être apportées dans l’intérêt général. On ne doit être assujetti aux censures ecclésiastiques que pour les livres traitant du dogme ; pour le reste, il suffit de prendre les précautions nécessaires afin de connaître les auteurs et imprimeurs. Plusieurs demandent que les délits de la presse ne puissent être soumis qu’au jugement des jurés.

Les cahiers insistent surtout, et unanimement, pour que l’on respecte inviolablement les secrets confiés à la poste, de manière, dit-on, que les lettres ne puissent devenir un titre ou un moyen d’accusation. L’ouverture des lettres, disent-ils crûment, est le plus odieux espionnage, puisqu’il consiste dans la violation de la foi publique.

Enseignement, éducation. Les cahiers de la noblesse se bornent à demander qu’on s’occupe activement de favoriser l’éducation, qu’on l’étende aux villes et aux campagnes, et qu’on la dirige d’après des principes conformes à la destination présumée des enfants ; que surtout on donne à ceux-ci une éducation nationale en leur apprenant leurs devoirs et leurs droits de citoyen. Ils veulent même qu’on rédige pour eux un catéchisme où seraient mis à leur portée les points principaux de la constitution. Du reste, ils n’indiquent pas les moyens à employer pour faciliter et pour répandre l’instruction ; ils se bornent à réclamer des établissements d’éducation pour les enfants de la noblesse indigente.

Soins qu’il faut prendre du peuple. Un grand nombre de cahiers insistent pour que plus d’égards soient montrés au peuple. Plusieurs réclament contre l’abus des règlements de police, qui, disent-ils, traînent habituellement, arbitrairement et sans jugement régulier, dans les prisons, maisons de force, etc., une foule d’artisans et de citoyens utiles, souvent pour des fautes ou même de simples soupçons, ce qui est une atteinte à la liberté naturelle. Tous les cahiers demandent que la corvée soit définitivement abolie. La majorité des bailliages désire qu’on permette le rachat des droits de banalité et de péage. Un grand nombre demande qu’on rende moins pesante la perception de plusieurs droits féodaux et l’abolition du droit de franc-fief. Le gouvernement est intéressé, dit un cahier, à faciliter l’achat et la vente des terres. Cette raison est précisément celle qu’on va donner pour abolir d’un seul coup tous les droits seigneuriaux et mettre en vente les biens de mainmorte. Beaucoup de cahiers veulent qu’on rende le droit de colombier moins préjudiciable à l’agriculture. Quant aux établissements destinés à conserver le gibier du roi, connus sous le nom de capitaineries, ils en demandent l’abolition immédiate, comme attentatoires au droit de propriété. Ils veulent qu’on substitue aux impôts actuels des taxes d’une perception moins onéreuse au peuple.

La noblesse demande qu’on cherche à répandre l’aisance et le bien-être dans les campagnes ; qu’on établisse des filatures et tissages d’étoffes grossières dans les villages pour occuper les gens de la campagne pendant la saison morte ; qu’on crée dans chaque bailliage des greniers publics sous l’inspection des administrations provinciales, pour prévenir les disettes et maintenir le prix des denrées à un certain taux ; qu’on cherche à perfectionner l’agriculture et à améliorer le sort des campagnes ; qu’on augmente les travaux publics, et particulièrement qu’on s’occupe de dessécher les marais et de prévenir les inondations, etc. ; qu’enfin on distribue dans toutes les provinces des encouragements au commerce et à l’agriculture.

Les cahiers voudraient qu’on répartît les hôpitaux en petits établissements créés dans chaque district, que l’on supprimât les dépôts de mendicité et qu’on les remplaçât par des ateliers de charité ; qu’on établit des caisses de secours sous la direction des états provinciaux, et que des chirurgiens, médecins et sages-femmes fussent distribués dans les arrondissements, aux frais des provinces, pour soigner gratuitement les pauvres ; que, pour le peuple, la justice fût toujours gratuite  ; qu’enfin on songeât à créer des établissements pour les aveugles, sourds et muets, enfants trouvés, etc.

Du reste, en toutes ces matières, l’ordre de la noblesse se borne, en général, à exprimer ses désirs de réformes sans entrer dans de grands détails d’exécution. On voit qu’il a moins vécu que le bas clergé au milieu des classes inférieures, et que, moins en contact avec leur misère, il a moins réfléchi aux moyens d’y remédier.

De l’admissibilité aux fonctions publiques, de la hiérarchie des rangs et des privilèges honorifiques de la noblesse. C’est surtout, ou plutôt c’est seulement en ce qui concerne la hiérarchie des rangs et la différence des conditions que la noblesse s’écarte de l’esprit général des réformes demandées, et que, tout en faisant quelques concessions importantes, elle se rattache aux principes de l’ancien régime. Elle sent qu’elle combat ici pour son existence même. Ses cahiers demandent donc avec instance le maintien du clergé et de la noblesse comme ordres distinctifs. Ils désirent même qu’on cherche les moyens de conserver dans toute sa pureté l’ordre de la noblesse ; qu’ainsi il soit défendu d’acquérir le titre de gentilhomme à prix d’argent, que ce titre ne soit plus attribué à certaines places, qu’on ne l’obtienne qu’en le méritant par de longs et utiles services rendus à l’État. Ils souhaitent que l’on recherche et qu’on poursuive les faux nobles. Tous les cahiers enfin insistent pour que la noblesse soit maintenue dans tous ses honneurs. Quelques-uns veulent qu’on donne aux gentilshommes une marque distinctive qui les fasse extérieurement reconnaître.

On ne saurait rien imaginer de plus caractéristique qu’une pareille demande et de plus propre à montrer la parfaite similitude qui existait déjà entre le noble et le roturier, en dépit de la différence des conditions. En général, dans ses cahiers, la noblesse, qui se montre assez coulante sur plusieurs de ses droits utiles, s’attache avec une ardeur inquiète à ses privilèges honorifiques. Elle veut conserver tous ceux qu’elle possède, et voudrait pouvoir en inventer qu’elle n’a jamais eus, tant elle se sent déjà entraînée dans les flots de la démocratie et redoute de s’y dissoudre. Chose singulière ! elle a l’instinct de ce péril, et elle n’en a pas la perception.

Quant à la distribution des charges, les nobles demandent que la vénalité des offices soit supprimée pour les places de magistrature ; que, quand il s’agit de ces sortes de places, tous les citoyens puissent être présentés par la nation au roi, et nommés par lui indistinctement, sauf les conditions d’âge et de capacité. Pour les grades militaires, la majorité pense que le tiers état n’en doit pas être exclu, et que tout militaire qui aura bien mérité de la patrie est en droit d’arriver jusqu’aux places les plus éminentes. « L’ordre de la noblesse n’approuve aucune des lois qui ferment l’entrée des emplois militaires à l’ordre du tiers état, » disent quelques cahiers ; seulement, les nobles veulent que le droit d’entrer comme officier dans un régiment sans avoir d’abord passé par les grades inférieurs soit réservé à eux seuls. Presque tous les cahiers demandent, du reste, que l’on établisse des règles fixes, et applicables à tout le monde, pour la distribution des grades de l’armée ; que ceux-ci ne soient pas entièrement laissés à la faveur, et que l’on arrive aux grades autres que ceux d’officier supérieur par droit d’ancienneté.

Quant aux fonctions cléricales, ils demandent qu’on rétablisse l’élection dans la distribution des bénéfices, ou qu’au moins le roi crée un comité qui puisse l’éclairer dans la répartition de ces bénéfices.

Ils disent enfin que désormais les pensions doivent être distribuées avec plus de discernement, qu’il convient qu’elles ne soient plus concentrées dans certaines familles, et que nul citoyen ne puisse avoir plus d’une pension, ni toucher les émoluments de plus d’une place à la fois ; que les survivances soient abolies.

Église et clergé. Quand il ne s’agit plus de ses droits et de sa constitution particulière, mais des privilèges et de l’organisation de l’Église, la noblesse n’y regarde plus de si près ; là, elle a les yeux fort ouverts sur les abus.

Elle demande que le clergé n’ait point de privilèges d’impôt et qu’il paye ses dettes sans les faire supporter à la nation  ; que les ordres monastiques soient profondément réformés. La majorité des cahiers déclare que ces établissements s’écartent de l’esprit de leur institution.

La majorité des bailliages veut que les dîmes soient rendues moins dommageables à l’agriculture ; il y en a même un grand nombre qui réclame leur abolition. « La plus forte partie des dîmes, dit un cahier, est perçue par ceux des curés qui s’emploient le moins à procurer au peuple des secours spirituels. On voit que le second ordre ménageait peu le premier dans ses remarques. Ils n’en agissent guère plus respectueusement à l’égard de l’Église elle-même. Plusieurs bailliages reconnaissent formellement aux États généraux le droit de supprimer certains ordres religieux et d’appliquer leurs biens à un autre usage. Dix-sept bailliages déclarent que les États généraux sont compétents pour régler la discipline. Plusieurs disent que les jours de fêtes sont trop multipliés, nuisent à l’agriculture et favorisent l’ivrognerie ; qu’en conséquence, il faut en supprimer un grand nombre, qu’on renverra au dimanche.

Droits politiques. Quant aux droits politiques, les cahiers reconnaissent à tous les Français le droit de concourir au gouvernement, soit directement, soit indirectement, c’est-à-dire le droit d’élire et d’être élu, mais en conservant la hiérarchie des rangs  ; qu’ainsi personne ne puisse nommer et être nommé que dans son ordre. Ce principe posé, le système de représentation doit être établi de manière à garantir à tous les ordres de la nation le moyen de prendre une part sérieuse à la direction des affaires.

Quant à la manière de voter dans l’assemblée des États généraux, les avis se partagent : la plupart veulent un vote séparé pour chaque ordre ; les uns pensent qu’il doit être fait exception à cette règle pour le vote de l’impôt ; d’autres, enfin, demandent que cela ait toujours lieu ainsi. « Les voix seront comptées par tête, et non par ordre, disent ceux-là, cette forme étant la seule raisonnable, et la seule qui puisse écarter et anéantir l’égoïsme de corps, source unique de tous nos maux ; rapprocher les hommes et les conduire au résultat que la nation a droit d’espérer d’une assemblée où le patriotisme et les grandes vertus seront fortifiés par les lumières. » Toutefois, comme cette innovation, faite trop brusquement, pourrait être dangereuse dans l’état actuel des esprits, plusieurs pensent qu’on ne doit l’adopter qu’avec précaution, et qu’il faut que l’assemblée juge s’il ne serait pas plus sage de remettre le vote par tête aux États généraux suivants. Dans tous les cas, la noblesse demande que chaque ordre puisse conserver la dignité qui est due à tout Français  ; qu’en conséquence, on abolisse les formes humiliantes auxquelles le tiers état était assujetti dans l’ancien régime, par exemple, de se mettre à genoux, « le spectacle d’un homme à genoux devant un autre blessant la dignité humaine, et annonçant, entre des êtres égaux par la nature, une infériorité incompatible avec leurs droits essentiels, » dit un cahier.

Du système à établir dans la forme du gouvernement, et des principes de la constitution. Quant à la forme du gouvernement, la noblesses demande le maintien de la constitution monarchique, la conservation dans la personne du roi des pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif, mais, en même temps, l’établissement des lois fondamentales destinées à garantir les droits de la nation dans l’exercice de ses pouvoirs.

En conséquence, les cahiers proclament tous que la nation a le droit de s’assembler en États généraux, composés d’un nombre de membres assez grand pour assurer l’indépendance de l’assemblée. Ils désirent que ces États se réunissent désormais à des époques périodiques fixes, ainsi qu’à chaque nouvelle succession au trône, sans qu’il y ait jamais besoin de lettres de convocation. Beaucoup de bailliages déclarent même qu’il serait à souhaiter que cette assemblée fût permanente. Si la convocation des États généraux n’avait pas lieu dans le délai indiqué par la loi, on aurait le droit de refuser l’impôt. Un petit nombre veut que, pendant l’intervalle qui sépare une tenue d’États de l’autre, il soit établi une commission intermédiaire chargée de surveiller l’administration du royaume ; mais la généralité des cahiers s’oppose formellement à l’établissement de cette commission, en déclarant qu’une telle commission serait tout à fait contraire à la constitution. La raison qu’ils en donnent est curieuse : ils craignent qu’une si petite assemblée restée en présence du gouvernement ne se laisse séduire par les instigations de celui-ci.

La noblesse veut que les ministres n’aient pas le droit de dissoudre l’assemblée, et qu’ils soient punis juridiquement lorsqu’ils en troublent l’ordre par leurs cabales ; qu’aucun fonctionnaire, aucune personne dépendante en quelque chose que ce soit du gouvernement ne puisse être député ; que la personne des députés soit inviolable, et qu’ils ne puissent, disent les cahiers, être poursuivis pour les opinions qu’ils auraient émises ; qu’enfin les séances de l’assemblée soient publiques, et que, pour convier davantage la nation à ses délibérations, elles soient répandues par la voie de l’imprimerie.

La noblesse demande unanimement que les principes qui doivent régler le gouvernement de l’État soient appliqués à l’administration des diverses parties du territoire ; qu’en conséquence, dans chaque province, dans chaque district, dans chaque paroisse, il soit formé des assemblées composées de membres librement élus et pour un temps limité.

Plusieurs cahiers pensent que les fonctions d’intendants et de receveurs généraux doivent être supprimées  ; tous estiment que désormais les assemblées provinciales doivent seules être chargées de répartir l’impôt et de surveiller les intérêts particuliers de la province. Ils entendent qu’il en soit de même des assemblées d’arrondissement et de celles des paroisses, lesquelles ne dépendront plus désormais que des états provinciaux.

Distinction des pouvoirs. Pouvoir législatif. Quant à la distinction des pouvoirs entre la nation assemblée et le roi, la noblesse demande qu’aucune loi ne puisse avoir d’effet qu’autant qu’elle aura été consentie par les États généraux et le roi, et transcrite sur le registre des cours chargées d’en maintenir l’exécution ; qu’aux États généraux appartient exclusivement d’établir et de fixer la quotité de l’impôt  ; que les subsides qui seront consentis ne puissent l’être que pour le temps qui s’écoulera d’une tenue d’états à l’autre ; que tous ceux qui auraient été perçus ou constitués sans le consentement des États soient déclarés illégaux, et que les ministres et percepteurs qui auraient ordonné et perçu de pareils impôts soient poursuivis comme concussionnaires ;

Qu’il ne puisse de même être consenti aucun emprunt sans le consentement des États généraux ; qu’il soit seulement ouvert un crédit fixé par les États, et dont le gouvernement pourra user en cas de guerre ou de grandes calamités, sauf à provoquer une convocation d’États généraux dans le plus bref délai ;

Que toutes les caisses nationales soient mises sous la surveillance des États ; que les dépenses de chaque département soient fixées par eux, et qu’il soit pris les mesures les plus sûres pour que les ressources votées ne puissent être excédées.

La plupart des cahiers désirent qu’on sollicite la suppression de ces impôts vexatoires, connus sous le nom de droits d’insinuation, centième denier, entérinements, réunis sous la dénomination de régie des domaines du roi. « La dénomination de régie suffirait seule pour blesser la nation, puisqu’elle annonce comme appartenant au roi des objets qui sont une partie réelle de la propriété des citoyens, » dit un cahier ; que tous les domaines qui ne seront pas aliénés soient mis sous l’administration des états provinciaux, et qu’aucune ordonnance, aucun édit bursal ne puisse être rendu que du consentement des trois ordres de la nation.

La pensée évidente de la noblesse est de conférer à la nation toute l’administration financière, soit dans le règlement des emprunts et impôts, soit dans la perception de ces impôts, par l’intermédiaire des assemblées générales et provinciales.

Pouvoir judiciaire. De même, dans l’organisation judiciaire, elle tend à faire dépendre, au moins en grande partie, la puissance des juges de la nation assemblée. C’est ainsi que plusieurs cahiers déclarent :

« Que les magistrats seront responsables du fait de leurs charges à la nation assemblée ; » qu’ils ne pourront être destitués qu’avec le consentement des États généraux ; qu’aucun tribunal ne pourra, sous quelque prétexte que ce soit, être troublé dans l’exercice de ses fonctions sans le consentement de ces états ; que les prévarications du tribunal de cassation, ainsi que celles des parlements, seront jugées par les États généraux. D’après la majorité des cahiers, les juges ne doivent être nommés par le roi que sur une présentation faite par le peuple.

Pouvoir exécutif. Quant au pouvoir exécutif, il est exclusivement réservé au roi ; mais on y met les limites nécessaires pour prévenir les abus.

Ainsi, quant à l’administration, les cahiers demandent que l’état des comptes des différents départements soit rendu public par la voie de l’imprimerie, et que les ministres soient responsables à la nation assemblée ; de même, que, avant d’employer les troupes à la défense extérieure, le roi fasse connaître ses intentions d’une manière précise aux États généraux. À l’intérieur, ces mêmes troupes ne pourront être employées contre les citoyens que sur la réquisition des États généraux. Le contingent des troupes devra être limité, et les deux tiers seulement, en temps ordinaire, resteront dans le second effectif. Quant aux troupes étrangères que le gouvernement pourra avoir à sa solde, il devra les écarter du centre du royaume et les envoyer sur les frontières.

Ce qui frappe le plus en lisant les cahiers de la noblesse, mais ce qu’aucun extrait ne saurait reproduire, c’est à quel point ces nobles sont bien de leur temps : ils en ont l’esprit, ils en emploient-très couramment la langue. Ils parlent des droits inaliénables de l’homme, des principes inhérents au pacte social. Quand il s’agit de l’individu, ils s’occupent d’ordinaire de ces droits, et quand il s’agit de la société, des devoirs de celle-ci. Les principes de la politique leur semblent aussi absolus que ceux de la morale, et les uns et les autres ont pour base commune la raison. Veulent-ils abolir les restes du servage, il s’agit d’effacer jusqu’aux dernières traces de la dégradation de l’espèce humaine. Ils appellent quelquefois Louis XVI un roi citoyen, et parlent à plusieurs reprises du crime de lèse-nation, qui va leur être si souvent imputé. À leurs yeux comme aux yeux de tous les autres, on doit tout se promettre de l’éducation publique, et c’est l’État qui doit la diriger. Les États généraux, dit un cahier, s’occuperont d’inspirer un caractère national par des changements dans l’éducation des enfants. Comme le reste de leurs contemporains, ils montrent un goût vif et continu pour l’uniformité de législation, excepté pourtant dans ce qui touche à l’existence des ordres. Ils veulent l’uniformité administrative, l’uniformité des mesures, etc., autant que le Tiers état ; ils indiquent toutes sortes de réformes, et ils entendent que ces réformes soient radicales. Suivant eux, tous les impôts sans exception doivent être abolis ou transformés ; tout le système de la justice changé, sauf les justices seigneuriales, qui ont seulement besoin d’être perfectionnées. Pour eux comme pour tous les autres Français, la France est un champ d’expériences, une espèce de ferme modèle en politique, où tout doit être retourné, tout essayé, si ce n’est un petit endroit où croissent leurs privilèges particuliers ; encore faut-il dire à leur honneur que celui-là même n’est guère épargné par eux.



Exemple du gouvernement religieux d’une province ecclésiastique au milieu du dix-huitième siècle.


1o L’archevêque ;

2o Sept vicaires généraux ;

3o Deux cours ecclésiastiques nommées officialités : l’une, appelée officialité métropolitaine, connaît des sentences des suffragants ; l’autre, appelée officialité diocésaine, connaît : 1o des affaires personnelles entre clercs ; 2o de la validité des mariages quant au sacrement.

Ce dernier tribunal est composé de trois juges. Il y a des notaires et des procureurs qui y sont attachés.

4o Deux tribunaux fiscaux.

L’un, appelé le bureau diocésain, connaît en premier ressort de toutes les affaires qui se rapportent aux impositions du clergé dans le diocèse. (On sait que le clergé s’imposait lui-même.) Ce tribunal, présidé par l’archevêque, est composé de six autres prêtres.

L’autre cour juge sur appel les causes qui ont été portées aux autres bureaux diocésains de la province ecclésiastique. Tous ces tribunaux admettent des avocats et entendent des plaidoiries.



Esprit du clergé dans les états et assemblées provinciales.


Ce que je dis ici dans le texte des états du Languedoc s’applique aussi bien aux assemblées provinciales réunies en 1779 et en 1787, notamment dans la haute Guyenne. Les membres du clergé, dans cette assemblée provinciale, sont parmi les plus éclairés, les plus actifs, les plus libéraux. C’est l’évêque de Rodez qui propose de rendre publics les procès-verbaux de l’assemblée.



Cette disposition libérale, en politique, des prêtres, qui se voit en 1789, n’était pas seulement produite par l’excitation du moment ; on la voit déjà paraître à une époque fort antérieure. Elle se montre notamment dans le Berry, dès 1779, par l’offre que fait le clergé de 68,000 livres de dons volontaires, à la seule condition que l’administration provinciale sera conservée.



Faites bien attention que la société politique était sans liens, mais que la société civile en avait encore. On était lié les uns aux autres dans l’intérieur des classes ; il restait même quelque chose du lien étroit qui avait existé entre la classe des seigneurs et le peuple. Quoique ceci se passât dans la société civile, la conséquence s’en faisait sentir indirectement dans la société politique ; les hommes ainsi liés formaient des masses irrégulières et inorganisées, mais réfractaires sous la main du pouvoir. La Révolution, ayant brisé ces liens sociaux sans établir à leur place de liens politiques, a préparé à la fois l’égalité et la servitude.



Exemple de la manière dont les tribunaux s’exprimaient à l’occasion de certains actes arbitraires.


D’un mémoire mis sous les yeux d’un contrôleur général, en 1781, par l’intendant de la généralité de Paris, il résulte qu’il était dans l’usage de cette généralité que les paroisses eussent deux syndics, l’un élu par les habitants dans une assemblée présidée par le subdélégué, l’autre choisi par l’intendant, et qui était le surveillant du premier. Dans la paroisse de Rueil, une querelle survint entre les deux syndics, le syndic élu ne voulant pas obéir au syndic choisi. L’intendant obtint de M. de Breteuil de faire mettre pour quinze jours à la Force le syndic élu, lequel fut, en effet, arrêté, puis destitué, et un autre mis à sa place. Là-dessus, le parlement, saisi à la requête du syndic emprisonné, commence une procédure, dont je n’ai pas trouvé la suite, où il dit que l’emprisonnement de l’appelant et son élection cassée ne peuvent être considérés que comme des actes arbitraires et despotiques. La justice était alors parfois mal embouchée !




Loin que les classes éclairées et aisées, sous l’ancien régime, fussent opprimées et asservies, on peut dire que toutes, en y comprenant la bourgeoisie, étaient souvent beaucoup trop libres de faire ce qui leur convenait, puisque le pouvoir royal n’osait pas empêcher leurs membres de se créer sans cesse une position à part, au détriment du peuple, et croyait presque toujours avoir besoin de leur livrer celui-ci pour obtenir leur bienveillance ou faire cesser leur mauvais vouloir. On peut dire que, dans le dix-huitième siècle, un Français appartenant à ces classes-là avait souvent beaucoup plus de facilité pour résister au gouvernement, et pour forcer celui-ci de le ménager, que n’en aurait eu un Anglais du même temps, dans la même situation. Le pouvoir se fût cru parfois obligé envers lui à plus de tempérament et à une marche plus timide que le gouvernement anglais ne s’y fût cru tenu vis-à-vis d’un sujet de la même catégorie : tant on a tort de confondre l’indépendance avec la liberté. Il n’y a rien de moins indépendant qu’un citoyen libre.



Raison qui forçait souvent, dans l’ancienne société, le gouvernement absolu à se modérer


Il n’y a guère que l’augmentation d’anciens impôts, et surtout que la création de nouveaux, qui puissent, dans les temps ordinaires, créer de grands embarras au gouvernement et émouvoir le peuple. Dans l’ancienne constitution financière de l’Europe, quand un prince avait des passions dépensières, quand il se jetait dans une politique aventureuse, quand il laissait introduire le désordre dans ses finances, ou bien encore lorsqu’il avait besoin d’argent pour se soutenir en gagnant beaucoup de gens par de gros profits ou par de gros salaires qu’on touchait sans les avoir gagnés, en entretenant de nombreuses armées, en faisant faire de grands travaux, etc., il lui fallait aussitôt recourir aux impôts : ce qui éveillait et agitait immédiatement toutes les classes, celle surtout qui fait les révolutions violentes, le peuple. Aujourd’hui, dans la même situation, on fait des emprunts dont l’effet immédiat est presque inaperçu, et dont le résultat final ne sera senti que par la génération suivante.



Je trouve comme exemple de ceci, entre bien d’autres, que les principaux domaines situés dans l’élection de Mayenne étaient affermés à des fermiers généraux, qui prenaient pour sous-fermiers de petits métayers misérables, qui n’avaient rien à eux, et à qui on fournissait jusqu’aux ustensiles les plus nécessaires. On comprend que de pareils fermiers généraux ne devaient pas ménager les fermiers ou débiteurs de l’ancien seigneur féodal qui les avait mis à sa place, et que, exercée par leurs mains, la féodalité put paraître souvent plus dure qu’au moyen âge.




Autre exemple.


Les habitants de Montbazon avaient porté à la taille les régisseurs du duché que possédait le prince de Rohan, quoique ces régisseurs n’exploitassent qu’en son nom. Ce prince (qui était sans doute fort riche) non-seulement fait cesser cet abus, comme il l’appelle, mais obtient de rentrer dans une somme de 5,544 livres 15 sous qu’on lui avait fait indûment payer et qui sera reportée sur les habitants.



Exemple de la manière dont les droits pécuniaires du clergé lui aliénaient le cœur de ceux que leur isolement aurait dû rapprocher de lui.


Le curé de Noisai prétend que les habitants sont obligés de réparer sa grange et son pressoir, et demande une imposition locale pour cela. L’intendant répond que les habitants ne sont tenus qu’à la réparation du presbytère ; la grange et le pressoir resteront à la charge de ce pasteur, plus préoccupé de sa ferme que de ses ouailles (1767).



On trouve dans un des mémoires envoyés en 1788 par des paysans, en réponse à une enquête que faisait une assemblée provinciale, mémoire écrit avec clarté et sur un ton modéré, ceci : « Aux abus de la perception de la taille se joint encore celui des garnisaires. Ils arrivent d’ordinaire cinq fois pendant le recouvrement de la taille. Ce sont le plus souvent des soldats invalides ou des suisses. Ils séjournent à chaque voyage quatre ou cinq jours sur la paroisse et sont taxés par le bureau de la recette des tailles à trente-six sous par jour. Quant à l’assiette des tailles, nous n’exposerons pas les abus de l’arbitraire trop connus, ni les mauvais effets qu’ont produits les rôles faits d’office par des officiers souvent incapables et presque toujours partiaux et vindicatifs. Ils ont été pourtant la source de troubles et de différends. Ils ont occasionné des procès très-dispendieux pour les plaideurs et très-avantageux aux sièges des élections. »



Supériorité des méthodes suivies dans les pays d’états, reconnue par les fonctionnaires du gouvernement central lui-même.


Dans une lettre confidentielle écrite le 3 juin 1772 par le directeur des impositions à l’intendant, il est dit : « Dans les pays d’états, l’imposition étant d’un tantième fixe, chaque contribuable y est assujetti et la paye réellement. On fait dans la répartition une augmentation sur ce tantième en proportion de l’augmentation demandée par le roi sur le total qui doit être fourni (1 million, par exemple, au lieu de 900,000 livres). C’est une opération simple, au lieu que, dans la généralité, la répartition est personnelle et, pour ainsi dire, arbitraire ; les uns payent ce qu’ils doivent, les autres ne payent que la moitié ; d’autres le tiers, le quart ou rien du tout. Comment donc assujettir l’imposition à un neuvième d’augmentation ? »



De la manière dont les privilégiés, au début, comprenaient les progrès de la civilisation par les chemins.


Le comte de X. se plaint, dans une lettre à l’intendant, du peu d’empressement qu’on met à établir une route qui l’avoisine. C’est, dit-il, la faute du subdélégué, qui ne met pas assez d’énergie dans ses fonctions et ne force pas les paysans à faire leurs corvées.



Prison arbitraire pour la corvée.


Exemple : on voit dans une lettre d’un grand prévôt, en 1748 : « J’avais ordonné hier d’emprisonner trois hommes, sur la réquisition de M. C., le sous-ingénieur, pour n’avoir pas satisfait à leur corvée. Sur quoi, il y eut émotion parmi les femmes du village, qui se sont écriées : « Voyez-vous ! on songe aux pauvres gens quand il s’agit de la corvée ; on ne s’en occupe point pour les faire vivre. »



Les ressources pour faire les chemins étaient de deux sortes : 1o la plus grande était la corvée pour tous les gros ouvrages qui n’exigeaient que du travail ; 2o la plus petite était tirée d’une imposition générale dont le produit était mis à la disposition des ponts et chaussées pour subvenir aux ouvrages d’art. Les privilégiés, c’est-à-dire les principaux propriétaires, plus intéressés que tous aux chemins, ne contribuaient point à la corvée, et, de plus, l’imposition des ponts et chaussées étant conjointe à la taille et levée comme elle, ces privilégiés en étaient encore exempts.



Exemple de corvée pour transporter des forçats.


On voit, par une lettre qu’adresse, en 1761, à l’intendant, un commissaire préposé à la police des chaînes, que les paysans étaient forcés de charrier en voiture les forçats, qu’ils le faisaient de très-mauvaise volonté, et qu’ils étaient souvent maltraités par les gardes-chiourmes, « attendu, dit le commissaire, que les gardes sont gens grossiers et brutaux, et que ces paysans, qui font ce service malgré eux, sont souvent insolents. »



Turgot fait des inconvénients et des rigueurs de la corvée employée à transporter les effets militaires des peintures qui, après la lecture des dossiers, ne me semblent pas exagérées ; il dit, entre autres choses, que son premier inconvénient est l’extrême inégalité d’une charge très-forte en elle-même. Elle tombe tout entière sur un petit nombre de paroisses que le malheur de leur situation y expose. La distance à parcourir est souvent de cinq, six, et quelquefois dix et quinze lieues ; il faut alors trois jours pour aller et venir. Le payement accordé aux propriétaires n’est que le cinquième de la charge qu’ils supportent. Le moment de cette corvée est presque toujours l’été, le temps des récoltes. Les bœufs y sont presque toujours surmenés, et souvent malades après y avoir été employés, à ce point qu’un grand nombre de propriétaires préfèrent donner 15 à 20 livres plutôt que de fournir une voiture et quatre bœufs. Il y règne enfin un désordre inévitable ; le paysan y est sans cesse exposé à la violence des militaires. Les officiers exigent presque toujours plus qu’il ne leur est dû ; quelquefois ils obligent de force les conducteurs d’atteler des chevaux de selle à des chaises, au risque de les estropier. Les soldats se font porter sur des voitures déjà très-chargées ; d’autres fois, impatientés de la lenteur des bœufs, ils les piquent avec leurs épées, et, si le paysan veut faire quelques représentations, il est fort mal venu.



Exemple de la manière dont on appliquait la corvée à tout.


L’intendant de la marine de Rochefort se plaint de la mauvaise volonté des paysans, obligés par corvée de charrier les bois de construction achetés par les fournisseurs de la marine dans les différentes provinces. On voit par cette correspondance qu’en effet les paysans étaient encore tenus (1775) à cette corvée, dont l’intendant fixait le prix. Le ministre de la marine, qui renvoie cette lettre à l’intendant de Tours, lui dit qu’il faut faire fournir les voitures qui sont réclamées. L’intendant, M. Ducluzel, refuse d’autoriser ces sortes de corvées. Le ministre de la marine lui écrit une lettre menaçante, où il lui annonce qu’il rendra compte de sa résistance au roi. L’intendant répond sur-le-champ, 11 décembre 1775, avec fermeté, que, depuis dix ans qu’il est intendant à Tours, il n’a jamais voulu autoriser ces corvées, à cause des abus inévitables qu’elles entraînent, abus que le prix fixé pour les voitures n’allège pas ; « car souvent, dit il, les animaux sont estropiés par la charge de pièces énormes qu’ils sont obligés d’enlever par des chemins aussi mauvais que les saisons dans lesquelles on les commande. » Ce qui rend l’intendant si ferme parait être une lettre de M. Turgot, jointe aux pièces, datée du 30 juillet 1774, époque de son entrée au ministère, où celui-ci dit qu’il n’a jamais autorisé ces corvées à Limoges, et approuve M. Ducluzel de ne pas le faire à Tours.

Il résulte d’autres parties de cette correspondance que les fournisseurs de bois exigeaient même souvent ces corvées sans y être autorisés par les marchés passés entre eux et l’État, parce qu’ils y trouvaient au moins un tiers d’économie des frais de transport. Un exemple de ce profit est donné par un subdélégué. « Distance pour transporter les bois du lieu où ils sont abattus à la rivière, par des chemins de traverse presque impraticables, dit-il, six lieues ; temps employé pour aller et venir, deux jours. En passant aux corvéables, pour leur indemnité, le pied cube à raison de six liards par lieue, cela fera 13 fr. 10 s. pour le voyage, ce qui est à peine suffisant pour couvrir la dépense du petit propriétaire, celle de son aide, et des bœufs ou chevaux dont il faut que sa charrette soit attelée. Ses peines, son temps, le travail de ses bestiaux, tout est perdu pour lui. » Le 17 mai 1776, l’ordre positif du roi de faire faire cette corvée est intimé à l’intendant par le ministre. M. Ducluzel étant mort, son successeur, M. l’Escalopier, se hâte d’obéir et de publier une ordonnance qui porte que « le subdélégué fera la répartition de la charge entre les paroisses, à l’effet de quoi les divers corvéables desdites paroisses seront contraints de se rendre, au lieu et heure qui leur seront prescrits par les syndics, à l’endroit où se trouvent les bois, et de les charrier au prix qui sera réglé par le subdélégué. »



Exemple de la manière dont on procédait souvent à l’égard des paysans.


1768. Le roi accorde 2,000 francs de remise de taille à la paroisse de la Chapelle-Blanche, près de Saumur. Le curé prétend distraire une partie de cette somme pour faire construire un clocher et se délivrer du bruit des cloches qui l’incommode, dit-il, dans son presbytère. Les habitants résistent et se plaignent. Le subdélégué prend parti pour le curé et fait arrêter de nuit et renfermer en prison trois des principaux habitants.

Autre exemple : Ordre du roi pour faire rester en prison pendant quinze jours une femme qui a insulté deux cavaliers de la maréchaussée. Autre ordre pour faire emprisonner pendant quinze jours un tisseur de bas qui a mal parlé de la maréchaussée. L’intendant répond au ministre qu’il a déjà fait mettre cet homme en prison, ce dont ce ministre l’approuve fort. Les injures adressées à la maréchaussée avaient eu lieu à propos de l’arrestation violente des mendiants, mesure qui, à ce qu’il paraît, révoltait la population. Le subdélégué, en faisant arrêter le tisseur, fait, dit-il, savoir au public que ceux qui continueront encore à insulter la maréchaussée seront plus sévèrement punis.

On voit par la correspondance des subdélégués et de l’intendant (1760-1770) que l’intendant leur donnait l’ordre de faire arrêter les gens nuisibles, non pour les faire juger, mais pour les faire détenir. Le subdélégué demande à l’intendant de faire détenir à perpétuité deux mendiants dangereux qu’il avait fait arrêter. Un père réclame contre l’arrestation de son fils, arrêté comme vagabond parce qu’il voyageait sans papiers. Un propriétaire de X. demande qu’on fasse arrêter un homme, son voisin, dit-il, qui est venu s’établir dans sa paroisse, qu’il a secouru, mais qui se conduit très-mal à son égard et l’incommode. L’intendant de Paris prie celui de Rouen de vouloir bien rendre ce service à ce propriétaire, qui est son ami.

A quelqu’un qui veut faire mettre en liberté des mendiants, l’intendant répond que « le dépôt des mendiants ne doit pas être considéré comme une prison, mais seulement comme une maison destinée à retenir, par correction administrative, ceux qui mendient et les vagabonds. » Cette idée a pénétré jusque dans le Code pénal, tant les traditions de l’ancien régime, en cette matière, se sont bien conservées.