Dedié aux bons beuveurs.
Je n’oserois, la noble troupe
Qui habitez dessus la croupe
Du haut mont heliconien,
Parmi les œillets et les roses
Qui en tout temps y sont escloses
Dans le cristail pegasien ;
Je n’oserois, dis-je, à ceste heure
Cheminer vers vostre demeure
Pour invoquer vostre secours,
Et pour gouster de l’Hipocrène
Le doux nectar, qui y amène
Mesmes les dieux à tous les jours :
Car je craindrois qu’une carcace,
Une charongne, une crevace,
Dont il me faut icy parler,
Infectast de sa pourriture
Ceste liqueur, la nourriture
De ceux qui vous vont visiter.
C’est un nez, mais nez de manie,
Dont je veux faire anatomie
Pour en oster le souvenir,
De crainte que par une peste
Il ne conduise tout le reste
Des mortels au dernier respir.
S’il y avoit quelque esperance
Qu’il peust prendre convalescence,
Esculape, je te prierois
Le traitter ; mais plustot ton ame
Hipolite pour sa Diane
Feroit vivre encore une fois :
Car desjà un infect ozène2
Y a fait naistre une gangrène
Qui le prive de cet espoir,
Et puis son odeur ne demande
Que joindre son corps à la bande
Qui habite au triste manoir.
Il est encor bien raisonnable
Que de ce nez abominable,
Desjà cogneu de tous les dieux,
Qui le nient pour leur ouvrage,
L’horreur, et l’effroy, et la rage,
Paroissent pour l’eviter mieux.
Ce membre donc contre nature,
Puis qu’il fait une telle injure
Au plus beau corps de l’univers,
Il faut l’accommoder en sorte
Que l’on dise : La peste est morte
Par la mort de ce nez pervers.
Encor n’aura-t-il ceste peine
D’esprouver, comme ceux qu’on meine
Au gibet, la rigueur des fers
De ceux qui font l’anatomie.
Suffira pourveu que je die
Ses veritez dedans mes vers.
D’entre les parties integrantes
Qui en ce nez me sont presentes,
D’abord je descouvre une peau
Douce ainsi qu’un peigne à estoupe,
Molle comme d’un bœuf la croupe,
Et blanche comme un vieux fourneau.
Sous ce cuir il y a des muscles
Qui servent à ce nez de busques3
Mouvant ainsi qu’un elephant
Fait sa trompe, ou bien, pour mieux dire,
Comme sur le mast d’un navire
Une girouette le vent.
Au milieu est un cartilage
Que la carie a par usage
Troué comme est le parchemin
D’un laboureur par où il passe
La poussière qui se ramasse
Parmy le meilleur de son grain.
Des os poreux comme une esponge,
Qu’un ulcère sans cesse ronge,
Font de ce nez le fondement ;
Il a des veines, des artères,
Des nerfs gros comme des vipères,
Et si n’a point de sentiment.
Toutes ces parties, dans leur place,
Composent ceste affreuse masse,
Qui en sa situation
Semble se maintenir dans l’ordre
Que nature aux autres accorde
Dedans leur composition.
Mais sa trop molasse substance,
Qui paroist ainsi qu’une pance
De quelque bœuf de nouveau mort
Remplie de fumier et d’ordure,
Monstre que desjà la nature
L’a reduict à son dernier sort.
De sa grandeur parler je n’ose,
Car c’est la plus horrible chose
À le voir quand il veut partir
De sa maison pour quelque affaire,
Qu’il faut ouvrir porte cochere,
Et si ne peut presque sortir.
Dans Meroé il se rencontre
Des hommes dont le nez fait monstre4
Autant qu’un des plus gros canons
De l’arsenac ; comme besaces,
Les femmes jettent leurs tetaces
En arrière jusqu’aux talons.
Mais nez encor grand davantage,
Puis que ton maistre a eu partage
Avec ces monstres d’Arcadie,
Lors que, faisans guerre à Diane,
Leur forme fut une montagne
Par leur temeraire folie.
Ce nez punais n’a d’autre usage
Que pour servir à la descharge
Comme cloaque du cerveau,
Ou bien comme une chante-pleure5
Par où il decoule à toute heure
Plus d’une bassée de morveau.
Au reste, ce nez poly-forme
Ne peut garder aucune forme,
Comme les autres, arrestée :
Tantost il prend une figure,
Tantost une autre qui ne dure
Pas plus que celle d’un Protée.
À l’un il paroist gros et large,
Remply comme un nez de mesnage ;
À l’autre il se monstre carré,
Long, plat ou rond comme une boule ;
À celuy-cy en bec de poule,
À celuy-là tout resserré.
Et, d’autant que ceste figure
Fait trop de tort à la nature
Par un changement si divers,
Je tascheray de la descrire
(Non pas que je pense tout dire
En si petit nombre de vers).
Nez d’Acteon, quand par mesgarde
Il vit Diane avec sa garde
Dedans une fontaine nue ;
Nez de porc, nez de Bucephale,
Nez d’un monstre cynocephale,
Nez fait en crouste de tortue ;
Nez que les pots et les bouteilles
Ont peint avec plus de merveilles6
Que n’eussent fait les Gobelins7 ;
Nez qu’encor toute la vermine
A gravé avec plus de mine
Que les graveurs parisiens :
Car les fourmis, les marivoles8,
Les areignes, les mouches-folles,
Les martinbœufs, les annetons,
Les cirons, les poux, les chenilles,
Les morpions, vers à coquilles,
Les hurbecs, les puces, les taons,
Les punaises, les escrouelles,
Les papillons, les sauterelles,
Les janjeudis, les escargots,
Bref, toutes les meres barbotes
En ont abandonné leurs grotes
Pour y apporter leurs efforts ;
Nez fait en cornet d’ecritoire,
Qui sert à quelque vieux notaire
Il y a plus de deux cens ans ;
Nez à fourbir les lichefrites,
Nez à fouiller dans les marmites
Et à ne laisser rien dedans ;
Nez encor fait comme une rève,
Nez qui ne donne point de trève
Aux orphelins de ton quartier,
Nez fait en patte d’escrevisse,
Semblable à un cornet d’espice,
Nez fait en pilon de mortier,
Tu serois bon aux mascarades
Pour faire rire les malades
En ce bon jour du mardy-gras,
Car tu as desjà la figure
De quelque boëte à confiture
Et d’une chausse à hypocras9 ;
Nez en forme de descrotoire,
Nez, comme il est à tous notoire,
Doux à toucher comme le houx,
Net comme le penis d’un ladre,
Chaud comme une pièce de marbre,
Poly comme un topinamboux ;
Nez de citrouille, nez de pompe,
Nez de citron, nez de cocombre,
Nez propre à servir de boulon
Pour exprimer le jus de treille,
Nez fait en bouchon de bouteille,
Nez de gourde, nez de melon,
Nez propre à faire ouvrir la fente
D’un tronc où l’on veut faire une ente10 ;
Nez en coque de limaçon,
En esventail de damoiselle ;
Nez qui serviroit de truelle
Et d’oyseau11 à quelque masson ;
Nez fait en trident de Neptune,
Tu servirois encor d’enclume
À quelque pauvre forgeron,
À un vieux suisse de brayette,
À un tisserant de navette,
À un patissier de fourgon,
De crochet à quelques bons drolles
Pour porter dessus leurs espaules
Bources, cottrets, fagots, rondins ;
Nez qui as encor bien la mine
De porter le bled et farine
Comme les asnes des moulins.
Tu serois encor très commode
Pour servir, gros nez à la mode,
De seringue aux pharmaciens :
Car tu trouverois à veuglette
Ces trous dont ta langue en cachette
A souvent frayé les chemins ;
Nez à embaucher une botte,
Nez propre à mettre en une porte
Au lieu de quelque gros marteau,
Nez fait comme un vray pied de selle
Dont se sert quelque maquerelle
Pour descharger son gros boyau ;
Nez, vray comme il faut que je meure,
Tu es semblable à une meure ;
Mais, quand je voy tous ces picquons,
Tu me sembles une chastaigne
Qui est encor dedans sa laine,
Armée comme des herissons.
Tu as encor à des morilles
Du rapport par tous ces reicilles
Que font les souris et les rats
Sur toy, quand la nuict favorable
Les fait sortir de quelque estable
Pour venir prendre leurs esbats.
Mais les rats ont fait des merveilles,
Car ils t’ont fait cornet d’abeilles,
Et, si ton maistre avoit dessein
D’en loger dedans tes fossettes,
Pourveu qu’elles fussent plus nettes,
Il auroit tousjours quelque essein,
Essein qui le feroit gros sire,
Pourveu qu’il fist autant de cire
Et de miel comme du cerveau
Tu fournis les tiens à toute heure,
Coulant comme une chante-pleure
De pituite et de morveau.
Mais, ô nez ! tu es trop malade,
Tu n’es bon qu’à mettre en salade
Qu’un vieux empirique affamé
Donneroit à son torche-botte,
Pour esprouver son antidote,
Au lieu du plus fin sublimé.
Nez de crapaut, nez de vipère,
Nez de serpent, nez de Cerbère,
Nez du plus horrible demon
Qui soit dans la troupe infernale,
Nez à qui plus rien je n’esgale
Pour en ignorer le vray nom.
Mais d’où vient que ce nouveau monstre
Sous tant de figures se monstre,
Sinon que pour punition
Il ait esprouvé tous les charmes
De Circé, et senty les armes
De toute malediction ?
Il est ainsi, je te le jure,
Mais sans te faire aucune injure,
Car je sais trop bien, nez punais,
Qu’on n’en pourroit pas assez dire
Pour au vray te peindre et descrire,
Et qu’on n’acheveroit jamais.
Encor si tu n’avois d’enorme
Que cette si changeante forme,
Tu ne serois si desplaisant ;
Mais ceste infecte pourriture,
Tous ces excremens de nature
Font que tu es à tous nuisant :
Car là-dedans un crin de truye,
Plus gluant qu’une fraische plye,
Bourgeonne, comme par despit,
Plus ord que celuy de Meduse
Après que Neptune, par ruse,
En eust pris l’amoureux deduit ;
Crin qu’il faut en chambres secrettes
Arracher avec des pincettes
Quand on veut ce gros nez larder,
Ou bien pour y souffler de l’ambre
Pour un polipe ou pour un chancre
Dont on ne le sçauroit garder :
Car un punais carcinomate12
Pour ordinaire le dilate
Encor plus qu’un gros limaçon,
Et s’il ne peut, quoy qu’il se peine,
Respirer s’il ne prend haleine
Par la bouche en nulle façon.
Nez qu’il faut encor que l’on sale
Pour t’empescher d’estre plus sale,
Et pour retrencher le chemin
À la rigueur de quelque ulcère
Qui te conduira à la bière,
S’il en peut estre un si malin ;
Ulcère qui dans le visage
Te ronge jusqu’au cartilage,
Et tout ce qui dans le tombeau
Nous laisse à descouvert la face
D’une espouventable carcasse,
Le changeant en terre et en eau.
Nez qu’il faut remplir, pour tout dire,
De ces bonnes poudres de Cypre
Et de ces unguens de senteurs,
De crainte que dedans le monde
Le feu et l’air, la terre et l’onde,
Soient infectez de tes odeurs ;
Mais de crainte encor davantage
Que les humains ayent partage
En ceste malediction,
Comme desjà dedans ta race,
Par une hereditaire trace
Nous voyons ceste infection.
Ô salle engeance de vipère !
Pourquoy avois-tu un tel père,
Lequel à la posterité
Laissast le plus horrible monstre
Qui dans l’univers se rencontre,
À voir tout le monde irrité ?
Monstre qui, s’il estoit pour vivre
Longtemps, pourroit enfin produire,
Par ses sales exhalaisons,
Une peste au monde commune
Qui blesseroit mesme la lune
Et pervertiroit nos saisons.
Mais, ô bon heur pour la nature !
En toy comme en ta geniture
Geste peste pourra perir,
Puis qu’un chacun aura la force
D’eviter la punaise amorce
Qui te fera bien tost mourir.
Pleust à Dieu que desjà la Parque
T’eust fait approcher de la barque
De ce vieux nautonnier d’enfer,
Afin qu’en delivrant les hommes
Il y conduise tes charongnes
Pour à jamais les estouffer !
Aussi bien n’y a-il au monde
Une Arabie tant feconde
Qui produise suffisamment
D’aloës, d’encens et de mirrhe,
Et tous les simples qu’on peut dire,
Pour te composer des unguens.
Or, sus, ceste Parque infernale
Se lasse que de toy on parle.
Commence donc, ô nez pervers !
À n’esperer plus dans ce monde
Demeurer ; il n’y a que l’onde
Qui te conduira aux enfers.
Mais je crains bien que ceste race,
Quoy qu’on y ait marqué ta place,
Ne t’en accordera l’entrée,
Crainte que ta puante haleine
Ne soit une nouvelle peine
Aux esprits de ceste contrée.
Ouy, l’on t’en fermera la porte ;
Mais une plus affreuse grote
Qui se rencontre en l’univers
Est preparée pour ta demeure,
Où tu souffriras en une heure
Plus qu’en mil ans dans les enfers.
1. Cette pièce a déjà été reproduite dans le Recueil de pièces joyeuses mentionné par De Bure dans la Bibliographie instructive, t. 2, p. 40, nº 3360.
2. Ulcère du nez putride et fétide. (Dict. de Furetière.)
3. Le busque étoit un treillis dur et piqué que les tailleurs mettoient au bas des pourpoints pour leur donner plus de fermeté.
4. C’est-à-dire a de l’apparence, du volume.
5. Sorte d’arrosoir dont l’eau s’échappoit avec un bruit agréable. De Cailly fut un jour fort tourmenté au sujet de l’étymologie de ce mot. Il s’en vengea par cette épigramme :
Depuis deux jours on m’entretient
Pour savoir d’où vient chantepleure.
Au chagrin que j’en ai, j’en meure !
Si je savois d’où ce mot vient,
Je l’y renverrois tout à l’heure.
6. Dans les Joyeusetez publiées par M. Techener se trouve une pièce où le mauvais état d’un nez pareil à celui-ci est aussi reproché aux vendeurs de vins frelatés :
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Par taverniers brouilleurs de vins
Gros bourgeons avons entour nez ;
Ce sont biens que nous ont donnés
Les taverniers en leurs buvettes.
Voyez nos nez bien bourgeonnez,
N’en reste plus que les cliquettes.
7. Ils faisoient déjà merveille, surtout pour la teinture rouge, un demi-siècle avant l’époque où cette pièce dut paroître. Dans son ode XXIe, Ronsard avoit pu vanter :
… Le riche accoustrement
D’une laine qui dément
Sa teinture naturelle
Espaisse du Gobelin,
S’yvrant du rouge venin
Pour se desgniser plus belle.
8. Mouches de marais.
9. C’est ce que Taillevent appelle le couloir dans lequel on mettoit le vin et tout ce qui composoit l’hypocras. « Et le pot dessoubs, dit-il, et le passez tant qu’il soit coulé, et tant plus est passé et mieux vault, mais qu’il ne soit esventé. »
10. Greffe.
11. Ce qui sert à porter le mortier. Cet outil s’appelle ainsi à cause de sa forme, et parcequ’on le porte comme des ailes sur le dos. Vigneul-Marville a employé ce mot dans ses Mélanges, t. 3, p. 278.
12. Pour carcinome, cancer.