L’Anaphylaxie/Chapitre I

Félix Alcan (p. 1-12).

I

HISTORIQUE.

L’anaphylaxie signifie le contraire de la protection (phylaxie). C’est le mot que j’ai créé en 1902 pour désigner la curieuse propriété que possèdent certains poisons d’augmenter, au lieu de diminuer, la sensibilité de l’organisme à leur action.

Le premier mémoire où une description méthodique du phénomène essentiel ait été donnée date du 15 février 1902[1].

Ce travail établissait ceci, qui est la base même de l’anaphylaxie, qu’une substance, insuffisante à tuer ou même à rendre malade un animal normal, détermine des accidents foudroyants et mortels chez un animal qui, longtemps auparavant, avait reçu cette même substance[2].

Nous avons, dès ce premier travail, pu prouver que l’accumulation ne peut être invoquée comme cause ; car, au bout de 3, 4 ou 5 jours, il n’y a pas d’anaphylaxie : il faut attendre au moins deux ou trois semaines pour qu’elle apparaisse.

Ces deux éléments : sensibilité plus grande à un poison par l’injection antérieure de ce même poison, et période d’incubation nécessaire pour que cet état de sensibilité plus grande se produise, constituent les deux conditions essentielles et suffisantes de l’anaphylaxie.

On verra plus loin à quel point ce phénomène est intense et facile à vérifier. Il n’est donc pas étonnant qu’on retrouve, épars dans divers travaux de physiologie et de pathologie expérimentales, des faits se rapportant à l’anaphylaxie, observés avant que la constatation formelle du phénomène ait été établie.

En 1839, Magendie avait remarqué que des lapins ayant bien supporté une première injection d’albumine, ne pouvaient, quelques jours après, supporter l’injection d’une dose semblable. Flexner, en 1894, aurait constaté que des lapins ayant subi sans accident une première injection de sérum de chien, meurent lorsque, quelques jours ou quelques semaines après, on leur injecte une dose égale ou même inférieure.

Mais c’est surtout dans les expériences mémorables de Koch sur la tuberculine que le phénomène de l’hypersensibilité à un poison spécial se trouve nettement indiqué (1890). Nous sommes tous aujourd’hui convaincus que c’est là un véritable phénomène d’anaphylaxie ; mais la preuve décisive n’en est pas donnée encore, comme on le verra par la suite ; car d’une part, on ne peut pas tout à fait confondre l’état d’un animal tuberculeux et l’état d’un animal ayant reçu l’injection d’un antigène, et d’autre part la tuberculine ne se comporte pas comme un véritable antigène. Des études précises manquent encore sur ce point.

Behring, en 1893, étudiant les effets de la toxine diphtérique sur les cobayes, constata que dans certains cas les cobayes, une première fois injectés, ont une sensibilité extrême à la toxine diphtérique. Mais il ne considéra ce phénomène ni comme général à tous les animaux injectés, ni comme propre à tous les poisons. Cherchant surtout l’immunité, il considéra l’hypersensibilité comme une réaction paradoxale. Knorr et Kitasato, travaillant sous sa direction, purent constater que, dans certains cas, les cobayes meurent après des doses 700 fois ou 800 fois plus faibles que la dose mortelle. Mais ces savants n’établirent ni la généralité, ni les conditions de ce phénomène, qu’ils avaient vu en passant, pour ainsi dire, dans le cours de leurs belles études sur l’immunité.

En 1894, Aducco publia une note portant ce titre, Action plus intense de la cocaïne quand on en répète l’administration à court intervalle. Mais, comme, dans ses expériences, action plus intense veut dire élévation plus rapide de la température par convulsions, et que d’ailleurs trop peu de jours s’étaient écoulés entre la première et la seconde injection pour permettre d’affirmer en toute certitude que ce n’est pas un phénomène d’accumulation, Aducco, avec raison, ne prétendit nullement que cette augmentation de sensibilité était explicable autrement que par l’accumulation de cocaïne dans l’organisme. En réalité, il est probable qu’il ne s’agit pas là d’une anaphylaxie véritable.

En 1894, Arloing et J. Courmont (cités par P. Courmont, Précis de pathologie générale, 1908, 191) avaient noté que les injections successives, à l’homme, de sérum d’âne, déterminaient des effets de plus en plus toxiques.

En 1898, étudiant avec J. Héricourt les effets du sérum d’anguille sur les chiens, je vis que la seconde, et, à plus forte raison, la troisième injection, les rend malades et les fait dépérir. Mais, il faut l’avouer, je n’avais nullement compris la signification de cette expérience, et je me contentai d’admettre une augmentation de sensibilité, sans chercher à approfondir le phénomène.

P. Courmont, en 1900, avait constaté qu’en inoculant la sérosité des pleurésies tuberculeuses à des cobayes, à doses successives et rapprochées, mais très faibles, les animaux meurent avant d’avoir reçu le quart de la dose totale qu’ils supportent très bien en une seule injection.

Ainsi en 1902, avant qu’eussent été faites mes expériences sur le virus des actinies, la seule notion scientifique précise, relative à la sensibilité des animaux aux injections secondes, c’était que quelquefois des animaux, au lieu de s’immuniser par les injections premières, se sensibilisent, et que quelquefois on voit succomber, à des doses faibles de toxine, des animaux dont le sang contient de grandes quantités d’antitoxine.

Avant d’aborder l’étude même de l’anaphylaxie, je mentionnerai d’abord les principales données établies dans mes mémoires de 1902.

1o Il faut un certain temps d’incubation pour que l’anaphylaxie s’établisse.

2o L’état d’anaphylaxie persiste pendant plusieurs semaines.

3o Il peut y avoir parallèlement anaphylaxie et immunité.

4o L’anaphylaxie est dans une certaine mesure spécifique, c’est-à-dire que l’injection seconde doit être de même nature que l’injection première.

5o Les symptômes de l’anaphylaxie sont immédiats et foudroyants, tandis que les symptômes de l’intoxication première sont très lents.

6o La substance anaphylactisante est thermostable.

7o Le poison anaphylactisant est un poison du système nerveux central, et le phénomène essentiel est une sidération du système nerveux avec abaissement considérable de la pression artérielle.

Les travaux ultérieurs de divers savants, de 1903 à 1910, ont étendu énormément le domaine de l’anaphylaxie.

Je mentionnerai brièvement les principaux résultats obtenus.

1o Plusieurs injections premières de sérum normal développent, chez l’animal qui les a reçues, un état anaphylactique. Il n’est donc pas besoin d’une toxine pour créer l’anaphylaxie. L’anaphylaxie est consécutive à l’injection de substances non toxiques, inoffensives ; il suffit qu’elles soient de nature albuminoïde (Arthus, 1903).

2o Les accidents observés chez l’homme, à la suite des injections de sérum, sont des phénomènes d’anaphylaxie (Pirquet et Schick, 1903).

3o Une seule injection de sérum antitoxique amène l’anaphylaxie pour une injection seconde de sérum normal, même quand la dose de cette injection seconde est extrêmement faible (Théobald Smith, 1906), fût-ce de 0,00001 cm³ (Rosenau et Anderson, 1906). Le sérum normal a tout à fait les mêmes effets, en injection première, que le sérum antitoxique (Otto, 1906).

4o On peut, par des injections intercurrentes, faire disparaître l’état anaphylactique (Otto, 1906). C’est l’anti-anaphylaxie (Besredka et Steinhardt, 1906).

5o Les animaux inoculés avec un microbe déterminé sont, d’une manière rigoureusement spécifique, anaphylactisés pour la toxine de ce microbe déterminé.

6o La spécificité de l’anaphylaxie est si précise qu’on peut, au point de vue médicolégal, déterminer, par la présence ou l’absence d’une réaction anaphylactique, l’espèce animale dont le sang a été injecté, fût-ce à une dose extrêmement faible (Rosenau et Anderson, 1907, Besredka, Uhlenhuth, 1909).

7o Il y a une anaphylaxie passive ; c’est-à-dire que le sang des animaux anaphylactisés, injecté à des animaux normaux, leur confère l’anaphylaxie après un grand nombre d’injections (Nicolle, 1907), voire après une seule injection première (Ch. Richet, 1907).

8o On peut réaliser l’anaphylaxie in vitro en mélangeant le sérum des animaux anaphylactisés avec l’antigène ; ce qui détermine (dans certains cas) des accidents anaphylactiques foudroyants (Ch. Richet, 1907).

9o Il y a un rapport entre la production de la toxogénine anaphylactisante, la formation de précipitine et la déviation du complément (Friedberger, 1909).

10o Les animaux sensibilisés par une substance anaphylactisante sont, dans une certaine mesure, sensibilisés pour tous les poisons, même cristalloïdes (Ch. Richet, 1910).

Tels sont les faits essentiels, établis de 1902 à 1910. Nous indiquerons au cours de ce travail les expériences positives sur lesquelles peut se fonder la théorie actuelle de l’anaphylaxie[3].


  1. P. Portier et Ch. Richet. De l’action anaphylactique de certains venins (Bull. Soc. Biol., 1902, 170-172).
  2. On me permettra ici d’indiquer brièvement par quelles séries d’expériences et d’inductions nous sommes arrivés à découvrir ce phénomène.

    Dans le cours d’une croisière faite sur le yacht du prince Albert de Monaco, le prince et J. Richard conseillèrent à P. Portier et à moi d’étudier les propriétés toxiques des Physalies qu’on rencontre dans les mers australes. Alors, sur le yacht même du prince, nous fîmes quelques expériences qui prouvèrent que l’extrait aqueux ou glycériné des filaments de la Physalie est extrêmement toxique (pour des canards et des lapins). Revenu en France, et ne pouvant me procurer des Physalies, je pensai à étudier comparativement les tentacules des Actinies qu’on peut se procurer en abondance (Célentérés qui, à certains égards, se rapprochent des Physalies). Grâce à l’obligeance de Y. Delage, je pus avoir une grande quantité d’actinies venant de Roscoff ; les tentacules, coupés au ras du corps, étaient mis dans de la glycérine, et nous pouvions avoir ainsi à Paris plusieurs litres d’un liquide extrêmement toxique, la glycérine ayant dissous les principes actifs des tentacules de l’actinie.

    En cherchant à déterminer la dose toxique de ce liquide, nous vîmes tout de suite qu’il faut attendre quelques jours pour conclure ; car beaucoup de chiens ne meurent que le 4e et 5e jour, ou même plus tard. Nous gardâmes donc les chiens qui avaient été injectés par une dose insuffisante et par conséquent n’étaient pas morts ; car nous voulions les faire servir à une seconde expérience après qu’ils seraient complètement rétablis.

    C’est alors que se présenta un fait imprévu. Ces chiens guéris étaient d’une sensibilité extraordinaire et succombaient à des doses faibles, en quelques minutes.

    L’expérience caractéristique, celle qui m’a présenté le phénomène dans toute son indiscutable netteté, a été faite sur le chien Neptune. C’était un chien exceptionnellement vigoureux et bien portant. Il avait reçu d’abord 0,1 de liquide glycériné sans être malade. Vingt-deux jours après, comme il était en excellente santé, je lui injecte la même dose de 0,1. Alors aussitôt, quelques secondes après que l’injection a été terminée, il est extrêmement malade ; la respiration devient angoissée, haletante. Il peut à peine se traîner, se couche sur le flanc, est pris de diarrhée et de vomissements sanguinolents. La sensibilité est abolie et il meurt en vingt-cinq minutes.

  3. Quoiqu’il s’agisse ici d’un travail analytique, impersonnel, sur l’anaphylaxie, je me suis cru permis d’indiquer nombre de faits observés par moi et inédits. Le lecteur m’excusera si, ayant étudié avec ardeur cette question depuis huit ans, j’ai, en certains points, donné à des expériences inédites quelque développement. Cette étude est donc autant un mémoire original qu’un livre documentaire.