Albin Michel (p. 187-205).

CHAPITRE VI


SOUS UN OLIVIER DES GARGANTES


Un mois après, le soir de mai descendait comme une cérémonie sur un paysage d’abîmes, de pics et de vallées, à l’horizon des Gargantes.

Sur la terrasse de la petite maison que Dominique Dorval appelait son prieuré ou son ermitage, il y avait une chaise longue aussi vaste qu’un lit, toute pleine de coussins bousculés, avec une lourde fourrure d’ours blanc qui traînait sur les dalles de pierre entre lesquelles poussait l’herbe.

Une porte-fenêtre qu’encadrait une vigne-vierge s’ouvrit, et Dominique Dorval, voyant la chaise vide, appela :

— Hélène ! Où es-tu ?

La Guiraude sortit de sa cuisine, de l’autre côté de la maison et le renseigna :

— La demoiselle est partie, il y a bien une heure, Monsieur Dominique… Je crois qu’elle est allée voire madame Boislin… elle est partie de ce côté…

La vieille servante qui l’avait vu enfant l’appelait encore M. Dominique, et, avec son mouchoir sombre sur sa tête grise, elle ressemblait à une pietà, à une des saintes femmes que les vieux artistes peignaient au pied de la croix.

Il mit sur la chaise longue une pèlerine en drap fauve, en bure des Pyrénées qu’Hélène avait laissée et il traversa le jardin.

Tout y poussait à l’abandon, les arbres, les fleurs et les herbes, autour des allées pavées qui étaient, seules, nettes et entretenues. Il n’y avait que des essences noires. Les lauriers, les cyprès, les sycomores et les pins élevaient des frondaisons de bois sacrés et l’on n’eût pas été surpris de voir, entre les troncs écailleux ou lisses, une prêtresse en robe blanche.

Tout le pays d’ailleurs était d’une grande noblesse, d’une beauté hautaine et lorsque le vent qui venait de la Cerdagne proche soufflait, Hélène disait que c’était le vent de Gastibelza l’homme à la carabine, de Victor Hugo.

Dominique Dorval avait passé là les trois semaines les plus tragiques de sa vie et c’était seulement depuis quelques jours que la nature le reprenait et l’apaisait. La blessure d’Hélène ne donnait aucun souci au professeur Langlois, lorsque les troubles nerveux les plus inquiétants étaient apparus. Elle ne parlait plus et refusait toute nourriture. Ambroise Dormeuil, le médecin du général Malglève, avait ordonné le départ immédiat de la malade pour la campagne et madame Duthiers-Boislin avait proposé de raccompagner aux Gargantes et de la soigner.

Hélène avait failli mourir. Un soir, prévenu par téléphone, Dominique avait pris l’avion qu’il pilotait lui-même et il s’était posé avec l’aube sur le plateau désert des Arbouses où la voiture de l’historien l’attendait.

Il n’avait prévenu que le général Malglève et, sur les instances de cet homme qu’on disait fait d’une matière inhumaine, et malgré la crise qui menaçait et tout ce qu’on pouvait redouter, il s’était décidé.

— Personne, sauf moi et le préfet, ne doit savoir que vous n’êtes pas à Paris, avait dit le général. Allez vite et j’aimerais vous savoir là quand vous l’aurez vue… Mais il faut y aller, mon ami ; à votre place, j’aurais déjà donné l’ordre de sortir mon appareil… À votre place…

Dominique crut apercevoir sur les lèvres minces du vieillard un sourire d’une mélancolie infinie. Il songea à ce que l’on racontait, à une jeune morte, à un serment sur une tombe, et ses yeux tombèrent sur la toile qui représentait Eurydice. Il comprit que ce mort vivant mettait sans doute l’amour au-dessus de tout et il s’envola vers les Gargantes.

La nuit était claire et froide et il allait, sous les étoiles, dans sa combinaison fourrée comme les manteaux des vieux rois. Au-dessus de lui, le champ fabuleux de la Stellaire, Cassiopée et Vénus, Mars et Saturne, Sirius, Aldebaran, le char de l’Ourse, des millions de mondes ; au-dessous de lui, les champs, les bois, les plaines et les vides de France. Il allait, dans le bourdonnement furieux du moteur et des hélices, et d’en bas, le phare allumé à l’avant de sa carlingue ressemblait à une étoile voyageuse.

Entre ciel et terre, il pensait à la victoire de l’amour et de l’individu sur les idées et les collectivités dont les hommes étaient devenus esclaves.

Amer triomphe ! Comme à la guerre, la victoire marchait côte à côte avec la mort !…

Allait-il retrouver Hélène ? L’appel de madame Duthiers-Boislin semblait désespéré…

Arrivé à un coude du chemin qu’il suivait, la maison des Duthiers-Boislin apparut brusquement à trois cents mètres de l’endroit où il se trouvait et il reconnut Hélène et sa vieille amie sur la terrasse.

Rassuré, il s’assit au bord d’un petit mur de pierres sèches, sous un olivier auquel il pouvait s’appuyer.

Un souffle déjà tiède émut le feuillage d’argent, en tira un léger frémissement.

— L’hymne en fa mineur de la paix ! murmura Dominique Dorval.

Il ferma les yeux ; il était las.

Sur le chemin qu’il avait suivi, des pas sonnèrent. C’était un garçon d’une douzaine d’années qui portait un paquet de journaux.

L’enfant qui l’avait reconnu, brusquement intimidé, hésitait.

— Bonjour, mon petit, dit Dominique

— Bonjour, Monsieur le Président, bredouilla le garçon.

Il était chaussé d’espadrilles, une seule bretelle pareille à un baudrier retenait sa culotte, tout son équipement ne valait pas quarante sous, et il ressemblait aux petits croquants de l’an quinze cent, robuste, brun avec de beaux yeux de faon surpris.

— Tu portes les journaux ? demanda le Ministre.

— Oui, Monsieur… Le Courrier vient d’arriver et je le porte à M. Boislin et à M. Laurières.

— Donne m’en un.

Il mit la main à sa poche pour y chercher quelque monnaie, mais l’enfant se recula.

— Oh ! non, monsieur le Président… je vous le donne.

Ému, il attira le petit et lui prit la main.

— Tu ne veux pas que je te paye ce journal ?

— Non, Monsieur.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est vous !

Dominique l’embrassa et le gosse, ivre d’orgueil, se sauva après avoir posé, dans un brusque élan, ses lèvres sur la joue du Ministre touché jusqu’aux larmes par ce geste amical.

Il regarda le Courrier.

C’était un de ces petits journaux qui s’imprimaient depuis deux siècles dans une vieille rue en pente, derrière l’église ou la sous-préfecture, en province. Le Courrier était d’intérêt local et il faisait songer aux chemins vicinaux, étroits et bordés d’églantiers.

Il ne paraissait que le samedi. C’était la feuille de chou, la gazette rustique, et si les grands confrères de ce modeste journal étaient d’importants messieurs, descendant d’une voiture étincelante de vernis et de nickels devant un magnifique immeuble de Paris, de Londres ou de New-York, lui était un sage campagnard. Il allait à pied, comme l’instituteur et l’agent-voyer cantonal, en veste d’alpaga, en souliers jaunes, avec un canotier de paille qu’il ne remplaçait pas chaque été. On y saluait un vieux fonctionnaire qui prenait sa retraite : l’état dans lequel la mairie laissait l’abreuvoir avait énormément d’importance. Il publiait une chronique agricole fort bien faite et, en le parcourant, on vivait dans une commune française et l’on connaissait tout de suite ses nouveau-nés et ses morts, ses champs, ses désirs, ses querelles de clocher, ses roses et ses rêves…

Tel qu’il était, il enchantait l’homme qui portait sur ses épaules de chef le poids de l’Europe fatiguée. Il sourit.

Une note de la direction du Courrier, imprimée en italique, disait :

— « Nous avons la bonne fortune d’offrir aujourd’hui à nos lecteurs une étincelante chronique de M. François Laurières, l’écrivain bien connu dans les milieux littéraires de la capitale. Le Maître qui est désormais notre compatriote et qui a acquis le domaine des Cyprières où il vit pendant presque toute l’année, a bien voulu nous donner la primeur de ces pages qui méritent d’être classiques, et qui charmeront nos abonnés. Qu’il en soit publiquement remercié. »

— Comme c’est curieux ! se dit le Président, voilà un homme du plus haut talent qui ne publie jamais rien dans les journaux de Paris et qui donne sa copie à un hebdomadaire de village. Voyons ; l’endroit est bien choisi pour goûter son article.

Il lut :

Madame France
par François Laurières

« Ce n’est pas une semeuse en tunique grecque, une robuste fille en bonnet phrygien, comme il y en a sur les pièces de monnaie et les billets de banque. Les artistes qui exécutent ces froides allégories donnent le même visage de déesse à la France, au Commerce ou à l’industrie qu’on les charge de représenter.

« Je l’ai vue hier, la France, et ce n’est point cette Grecque ou cette Romaine pour fabricants de médailles et de diplômes.

« D’abord, elle ne porte pas un péplum et elle ne va pas pieds nus. Elle est vêtue comme votre mère ou votre femme et elle s’appelle… mettons qu’elle s’appelle Madame France (Marie, Anne, Claire, Catherine, Louise) comme on l’a inscrit sur un registre de la commune.

« Dans son visage un peu las, sensible et mobile, sa bouche est spirituelle, mais, au moindre souci, ses yeux s’embuent et deviennent pareils à ceux des portraits de Greuze.

« Elle porte une robe toute simple, mais aucune couturière du monde ne serait capable d’en tailler une semblable.

« Sous les pelotes de laine bleue, blanche et rouge qui encombrent sa table à ouvrage, il y a peut-être un paroissien et un livre de cuisine.

« Elle habite la Grand’Rue, entre le Café des Négociants et la Société Générale. C’est la plus belle rue de la ville et aussi la plus calme. Les automobilistes l’évitent parce qu’elle a conservé ses pavés inégaux et charmants : le pavé du Roi !

« Madame France la connaît bien. L’immense vitrine des Nouvelles Galeries offre une robe de soirée, un costume-tailleur et une parure de mariée. Chez le photographe d’art, il y a le portrait de trois jeunes filles en tenue de golf — un agrandissement — et parmi une dizaine d’autres, un petit paysage à l’aquarelle, plein de vertus moyennes qui est l’œuvre du professeur de dessin, il y a évidemment une Civette, le bureau de tabac que gère une vieille demoiselle qui a grand air avec son visage enflammé et ses cheveux blancs.

« La boutique bleu-nattier de Léa, la modiste élégante, est à côté de celle où deux sœurs jumelles vendent de la confiserie fine, des dragées, des berlingots, du nougat, des vins doux et des liqueurs.

« La vitrine de l’opticien montre une tête de plâtre au nez chaussé de besicles, et le libraire, malgré son titre, ne tient guère que de la papeterie.

« Madame France aime voir passer le monde ; propriétaire de sa maison, elle n’en a jamais voulu louer le rez-de-chaussée à un commerçant. De préférence, elle se tient dans les pièces du bas : le salon, la salle à manger et une chambre de plain-pied sur un jardin de presbytère, car, de ce côté de la Grand’Rue, il y a, derrière chaque maison, un petit potager, une petite pelouse et un grand arbre.

« Elle se plaît là. Tous ses meubles viennent de famille ainsi que l’argenterie massive, et, comme le grand-père était grand amateur de bouquins et de tableaux, il y a une bibliothèque bien fournie, quelques portraits de Boilly, de beaux dessins du xviiie siècle, et de robustes esquisses du dix-neuvième.

« Le corridor sent la cire, à certains jours, et il sent aussi la poularde rôtie, le pot-au-feu que corse un brin de céleri, ou le gâteau confectionné à la maison.

« Le toit fume légèrement sous un tilleul plus touffu qu’un arbre de justice. Lorsque cet arbre est en fleurs, la maison est si odorante que madame France va passer deux semaines chez sa fille Denise qui est mariée et qui habite une très belle propriété, à une heure de voiture.

« Son fils Philippe est agrégé de Lettres et ancien élève de l’École d’Athènes. Il est jeune, mais il a déjà fait une communication fort remarquée à l’institut dont il sera quelque jour.

« Sur la cheminée du salon, il y a une photographie du mari, qui est mort.

« Il devait être robuste, large d’épaules, et il portait la barbe à l’époque de ce portrait, une barbe qui est pareille à celles de Pasteur ou de Victor Hugo.

« Dans un tiroir du chiffonnier marqueté, on conserve une croix de la Légion d’Honneur qui lui appartint, un livret militaire et un diplôme.

« C’est le dimanche, lorsqu’elle est seule et que l’après-midi est un peu mélancolique et voilé, que madame France visite ce tiroir aux souvenirs. Il y a quelques portraits des enfants en bas-âge, des gants blancs à présent fanés qu’elle portait le jour de son mariage, un petit canif à manche de nacre qu’elle avait en pension, des mèches de cheveux, des fleurs séchées, un livret de Caisse d’Épargne, et de menues choses, sans doute précieuses, mais qui n’évoquent plus rien et qu’elle garde quand même.

« Les placards de l’office sont pleins de terrines et de pots dont les étiquettes attestent que le pâté, la gelée de groseilles et la confiture de coings ont été faits à telle époque.

« Au-dessous de la cuisine, il y a la cave qui est des mieux fournies.

« Le jardin a des salades et des roses, des capucines et des carottes, du persil, des pois de senteur et trois vieux arbres pleins de mousse. Autrefois, en juin, il y avait des lis. Ils sont morts.

« Personne ne s’assied sur le banc. Un de ses pieds est tenu par un fil de fer, l’ouvrier qui devait le réparer n’étant jamais venu. Le poulailler est au fond du jardin, derrière un massif de lilas et de lauriers-cerises. Lorsqu’une poule chante, madame France va chercher son œuf.

« En septembre, autrefois, il y avait sur le guéridon de l’entrée un képi glacé de feuilles d’or. C’était celui de son frère, le général qui dirigeait les grandes manœuvres dans la région et qui descendait chez elle. Ce jour-là, l’ordonnance allait puiser de l’eau pour la vieille servante et plumait le poulet. Au dessert, comme elle avait fait pour son frère un de ces gâteaux que leur mère réussissait à merveille, il s’attendrissait et une larme eût volontiers roulé dans la moustache du général… Voilà !… »

— Comme c’est joli ! dit Dominique Dorval. Tout y est, et c’est cela la France…

Il ferma les yeux. Il était las et on voyait les signes de la fatigue sur son masque autoritaire.

Le soir silencieux et limpide permettait à la voix d’un berger qui rassemblait son troupeau dans la vallée de venir jusqu’à lui, et, sous la frondaison pâle qui bruissait doucement ainsi qu’une eau aérienne, au-dessus de sa tête, il sourit en pensant que cet olivier faisait le murmure qu’écoutait l’antique Homère et que tout ce qui s’était passé depuis deux mois avait l’air de s’être accompli dans une autre planète ou au fond des siècles.