Albin Michel (p. 137-159).

CHAPITRE IV


HÉLÈNE


Jacques Santeuil fit quelques pas vers la porte qui s’ouvrit.

Hélène Danglars entra.

Son manteau sombre, en s’écartant, montra la robe de satin vert, luisante et toute écaillée de lamelles d’or, qu’elle avait tantôt dans les bras de Dominique Dorval, à la Présidence. Quand elle tendit la main au vieillard, celui-ci vit son beau bras nu jusqu’à l’épaule, et il y eut brusquement dans l’humble pièce un violent parfum de roses de Chypre.

On pouvait songer, devant le groupe qu’ils formaient, à ces tableaux des peintres anciens qui, demandant une histoire à la peinture, aimaient représenter des tentations d’ermite, de belles femmes parées ou dévêtues dans la grotte ou la cellule d’un vieil ascète.

— Bonsoir, maître, dit Hélène Danglars, comment allez-vous, ce soir ?

— Doucement, mon enfant, comme toujours… Je suis fait de si peu de matière !… Mais cela n’a pas beaucoup d’importance, et rien ne me laisse supposer que la flamme qui a vacillé pendant si longtemps va s’éteindre. Qu’y a-t-il de nouveau ? Toujours ce débat cornélien, ce drame entre votre devoir et votre amour ?

La jeune femme baissa la tête sous le clair regard de l’Agitateur.

— De plus en plus, murmura-t-elle… je ne pouvais pas savoir que ce serait si dur, que je l’aimerais…

— Plus que tout ? demanda Jacques Santeuil.

— Plus que moi-même, fit-elle d’une voix sourde, je ne pouvais pas savoir… C’est au-dessus de mes forces… Je ne suis qu’une femme, voyez-vous…

Il lui montra une chaise, mais, comme elle était près du lit qu’il venait de quitter, elle s’assit au bord de cette étroite couche qui eût pu être celle d’un vieux prêtre et elle continua :

— Je sais, maître, je sais à quoi je me suis engagée, mais je me méprise maintenant… Je n’ai pas l’âme biblique de Judith et Dominique n’est pas Holopherne. Je connais la légende. J’ai songé plus d’une fois à la belle juive, à cette antique nuit sous la tente du guerrier, aux portes de Béthulie. Le général de Nabuchodonosor était une brute, un gros soldat barbu, vautré dans un sommeil d’ivrogne, et Judith était repartie quand l’aube blanchissait les terrasses de pierres sèches et les oliviers, dans la fraîcheur d’un matin de Palestine, portant au bout de son bras la lourde tête coupée de cet homme d’une nuit… Je la vois, exaltée, son dur devoir accompli, se hâtant vers la ville délivrée, grâce à elle, de ce conquérant, souillée et pure, avec son visage brun et ses cheveux crespelés et bleus d’Arabe, mais avez-vous jamais pensé à l’effarement des anciens de la tribu de Zabulon si, au lieu de voir revenir la farouche jeune fille portant le chef sanglant de l’ennemi., on leur avait annoncé que Judith demeurait chez Holopherne et qu’elle l’adorait…

— Vraiment, Hélène, dit Jacques Santeuil, vous en êtes là ? Que penserait votre père ?…

Elle quitta le bord de l’étroite couche, puis, comme il faisait très chaud dans la chambre, elle se débarrassa de son manteau, et elle apparut devant ce vieillard fluet, grande, robuste et svelte, avec ses épaules et ses bras nus, de marbre ou d’ambre, dans sa robe de satin vert qui luisait comme si elle sortait de l’eau, sa robe de sirène aux écailles d’or, avec sa belle tête farouche, casquée de cheveux fauves et son parfum oriental.

— Je vous en prie, supplia-t-elle, ne mêlez pas des fantômes à tout cela et je ne veux pas savoir ce que penserait le cher mort… Ce n’est pas digne de nous… Je sais ce que j’ai à faire… Je tiendrai parole, même si, après, il m’est impossible de vivre… Je payerai peut-être cher, mais je payerai et, tenez, voici un acompte… Le Président du Conseil est, à cette heure, chez le général Malglève, en compagnie du Préfet de police. Vous devinez pourquoi il est allé au ministère de la guerre sans prendre le temps de dîner… Il était à peu près huit heures… Il m’a dit exactement : « Tu sais de quoi il s’agit… C’est grave. » Je vous rapporte ses paroles et demain, dès que j’aurai appris ce qu’il a décidé, je reviendrai vous avertir. Croyez-vous que ce que je fais là soit très propre ? Vous parliez tantôt de ce conflit entre mon devoir et mon amour et vous le trouviez cornélien. Le vieux tragique du Cid en eût tiré évidemment un drame. C’est un sujet pour lui. Il aimait ces luttes et ces crises, et ses héros choisissaient toujours dans le sens le plus noble et le plus haut, balançant, hésitant, mais sacrifiant leur bonheur à un dur idéal… Je préfère, comme vous, croire que mon histoire eût tenté Corneille, parce qu’elle pourrait aussi faire un de ces romans policiers pareils à ceux qu’on publiait il y a cent ans, vers 1900. Ne suis-je pas l’espionne fatale de l’un de ces récits populaires ?… Le scénario est magnifique : une jeune fille dont le père, ardent communiste, a été tué, au soir d’une journée révolutionnaire, a juré de servir de toutes ses forces la cause du mort. Elle parvient à se faire accepter, en qualité de secrétaire, dans un bureau de la présidence du Conseil. La voici chez l’ennemi, chez le dictateur bourgeois qu’elle n’a jamais vu et qu’elle ne connaît que par ses portraits. Le hasard les met en présence. Elle pénètre un jour dans le cabinet présidentiel pour une affaire de service, quelques notes à prendre sous la dictée d’un secrétaire, elle entre émue, timide, effarée, et…

Hélène Danglars n’inventait pas le scénario magnifique dont elle parlait.

Elle avait été introduite dans l’immense pièce où travaillait Dominique Dorval, un soir, à l’heure où les employés du ministère s’en allaient, leur journée finie. Comme elle devait dîner avec une amie et son frère, et qu’elle n’avait pas le temps de rentrer chez elle pour y faire un peu de toilette, elle s’était attardée au lavabo à se recoiffer, à se laver les mains, à se poudrer le visage.

Un attaché du cabinet présidentiel l’avait rencontrée dans le couloir au moment où elle se préparait à sortir.

Ce jeune homme paraissait affolé.

— Mademoiselle, avait-il dit, le Président du Conseil a besoin d’une secrétaire et tout le monde est parti… voudriez-vous venir ?…

Elle l’avait suivi… On était au mois de mai et un feu de bois s’éteignait dans la cheminée monumentale de la fastueuse salle. L’air immobile et tiède, la lumière qui emplissait la pièce étaient d’une qualité unique ; le tapis de la Savonnerie, qui avait peut-être orné la chambre de Louis XV ou le salon de la Pompadour, ressemblait à une pelouse et à un pourpris, avec ses roses éteintes ; les tapisseries des murs étaient couvertes de héros et de déesses sous des lauriers, et le plafond doré s’enlevait, rutilait dans une gloire d’apothéose. Elle avait entrevu tout le somptueux décor dans un éblouissement, et un homme s’était courtoisement levé, à son entrée, de la table où il feuilletait des papiers.

C’était lui ! Le Président ou le Dictateur, comme on l’appelait, suivant les partis… Dominique Dorval, élégant et robuste, avec son masque de César, sa crinière drue où une mèche blanche mettait une aigrette d’argent !

Il s’était tout de suite excusé :

— Mademoiselle, j’espère que vous voudrez bien me pardonner et m’aider… Il me faut cinq exemplaires de cette note et il paraît que je suis seul ici… avec vous, ajouta-t-il en souriant.

Elle s’inclina, puis, sur un geste du Président qui lui désignait une chaise, elle s’assit devant une table de marqueterie et se mit au travail.

Après l’émoi de la première minute, elle se sentit tout de suite à son aise et, comme le léger manteau qu’elle portait la gênait, elle l’ôta simplement et le posa à côté d’elle.

Sans lever les yeux, elle sentait qu’il la regardait. Elle avait les bras nus jusqu’aux épaules, de beaux bras minces, ronds, d’un galbe admirable, elle était parfaitement à sa place au milieu de ce luxe royal et elle devinait instinctivement que Dominique Dorval s’en apercevait et s’en étonnait.

Comme elle s’arrêtait, paraissant étudier le texte qu’elle recopiait, il demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a, mademoiselle ?

— Monsieur le Président, dit-elle en le regardant, je crois qu’il y a… je m’excuse de vous signaler une paille sans grande importance.

— Qu’est-ce ? fit-il.

— Presque rien, mais il vaudrait mieux corriger… Je sais encore que, placé devant un substantif, demi est invariable. Voici le texte : « il est vain de prendre des demies-mesures… ». Demi ne peut être ni au féminin, ni au pluriel, et je ne suis qu’une pédante.

— Mais pas du tout ! répondit-il vivement, et votre observation m’enchante. Un vieil auteur du dix-neuvième siècle prétendait qu’une discussion grammaticale était un régal pour un bon Français. Je crois qu’il s’appelait Edmond About. Vous devez aimer les grammairiens, mademoiselle ?

— J’en ai horreur, monsieur, dit-elle en souriant ; ceux que l’on étudie en classe sont de mornes et secs pédagogues. Leurs ouvrages se ressemblent tous et ils ont la prétention de vous apprendre ce que l’on sait d’instinct, parce que l’on a, au sortir de l’école, polissonné sur un petit chemin tout frisé d’aubépine, parce que l’on a respiré l’automne dans un bois du Poitou qui sent l’humus, le cèpe et la pluie, que l’on a mangé des escargots en Bourgogne, du pâté d’alouettes à Chartres, que l’on a eu la coqueluche à Alençon, chipé des prunes dans un verger d’Agen ou de Tours, bref, parce que l’on est un vieux Français de France…

Il l’écoutait, étonné d’entendre parler de la sorte une jeune fille, mais elle reprit sa copie et se tut.

L’homme énergique qu’était le Président du Conseil n’avait pas coutume d’hésiter.

— Je ne sais pas votre nom, dit-il, lorsque, debout devant sa table, elle lui tendit les feuillets.

— Hélène Danglars… quatrième bureau…

— Évidemment, on vous y fait faire une besogne stupide…

— Il faut vivre, monsieur le Président.

— C’est vrai, dit-il gravement, mais vous me plaisez… Votre esprit me plaît… Je sais que vous pourriez me rendre service. Voulez-vous changer d’emploi, dès demain, et devenir ma secrétaire ? La vie est courte et je n’entends rien aux demi-mesures, comme vous l’avez remarqué.

Il faisait allusion à cette faute d’accord et ils sourirent tous les deux.

— Je suis à vos ordres, Monsieur le Président, dit Hélène.

— Vous commencerez demain matin.

Il suffit que vous soyez là à dix heures. Par exemple, il se peut que vous ne déjeuniez que fort tard, mais le petit cabinet que je vous donnerai est là, et vous devrez partager plus d’une fois l’œuf, les fruits et le verre de champagne ou d’eau minérale que je prends entre une heure et deux heures. Vous êtes libre… Je vous remercie et je suis ravi de vous avoir vue. Je sais le son que vous rendez… c’est celui du cristal… Il ne lui tendit pas la main, mais il prit le manteau qu’elle avait jeté sur un fauteuil et, en le posant lui-même sur ses épaules, il toucha sans le vouloir le bras nu d’Hélène qui était frais et dur comme un bras de statue.

Elle tressaillit.

— À demain, mademoiselle, dit-il. Il la raccompagna jusqu’à la porte et, lorsqu’il fut seul, son cabinet lui parut brusquement désert.

Vais-je être amoureux d’une jeune fille qui travaille dans mes bureaux ? murmura-t-il, et il songea à une phrase de Salammbô qu’il savait par cœur :

« Suis-je un enfant ? » dit Matho. « Crois-tu que je m’attendrisse encore à leur visage et à leurs charmes ? Nous en avions à Drepanum pour balayer nos écuries. J’en ai possédé au milieu des assauts sous les plafonds qui croulaient et quand la catapulte vibrait encore !… »

La phrase de Flaubert ne s’arrête pas à ce mot, fit-il, et le guerrier Lybien achève dans un cri ou dans un murmure de confidence :

— « Mais celle-là, Spendius, celle-là !… »

Il rejeta la tête en arrière dans un brusque mouvement qui lui était familier, et il sourit :

— Allons, dit-il, à haute voix, allons !… Ce serait drôle !… Mais tout de même !…

La cause pour laquelle son père était mort passionnait Hélène Danglars, mais elle comptait sans l’amour. Il n’y avait pas quinze jours qu’elle était à son nouveau poste qu’elle adorait Dominique Dorval. Une nuit qu’elle avait dû veiller dans son petit bureau à côté du cabinet présidentiel, comme il était très tard et qu’elle n’avait pas eu le temps de dîner, le ministre lui ayant offert la moitié du souper qu’on lui servait, elle avait accepté. Le couvert était dressé dans un coin de l’immense pièce et, la nuit étant déjà tiède, l’une des fenêtres était entr’ouverte sur le parc. De son fauteuil, elle voyait les pelouses dans le clair de lune, un jet d’eau, une statue, la masse confuse et sombre des arbres. Après un consommé dans lequel étaient pochés des œufs, le vieux valet de chambre du président avait laissé sur la table des tranches de viande froide, une volaille dans sa gelée, des gâteaux, des fruits et du vin de champagne.

Il lui avait demandé la permission d’éteindre le lustre et de ne garder que la lampe qui éclairait la dentelle de la nappe.

Les hauts talons de Louis XV, les souliers de satin de la Pompadour avaient peut-être foulé ce tapis pareil à une pelouse en fleurs, mais le roi n’avait pas plus d’allure que Dominique, et la jeune fille était une beauté digne des miroirs du dix-huitième siècle.

Au delà des murs couronnés de feuillages, c’était la nuit de Paris. La ville rayonnait d’une mystérieuse et douce lumière que rien ne troublait et qui montait des trottoirs au bord desquels couraient d’invisibles rampes électriques. Hélène n’avait pas quitté le ministère cette nuit-là, et depuis elle aimait cet être d’exception dont elle était le premier amour.

Le lendemain, droite et farouche, elle avait tout avoué à Jacques Santeuil, le vieux camarade de son père qu’elle admirait, et l’Agitateur avait été très noble, comme toujours.

— Mon enfant, dit-il, je ne pouvais pas prévoir cela. Tu es libre. Mais tu as une grande tâche à accomplir. Je ne te demanderai rien, je trouverais indigne de mêler de bas mouchardages de police occulte à ton amour, seulement, au-dessus de tout, il y a notre foi, celle pour laquelle Pierre Danglars est mort, et je sais que le jour où tout le passé que cet homme défend se dressera contre elle, tu seras à côté de moi, à côté de l’ombre de ton père. » Elle avait longuement pleuré sur l’épaule du vieillard qui semblait n’avoir plus qu’un souffle, et elle avait fait le serment.

Plus d’un an s’était écoulé. Elle eût pu trahir. Elle venait payer, et jamais elle n’avait tant aimé Dominique !

C’était là toute l’histoire d’Hélène Danglars et le drame où elle se débattait.

Profitant d’une crise, les comités révolutionnaires allaient déclencher l’action. Le dictateur avait été prévenu et les mesures qu’il prenait en ce moment avec le général Malglève et le Préfet de Police feraient certainement avorter le mouvement si elles demeuraient secrètes.

Depuis qu’elle était au courant de ce qui se préparait, Hélène ne dormait plus. Elle se trouvait devant ce problème : trahir son amour ou ses amis.

En avertissant Jacques Santeuil, elle éviterait une répression sanglante et permettrait peut-être à la révolution de réussir.

La voix de Dominique Dorval sonnait encore à ses oreilles :

— Hélène, ma divine, il y a là, entre tes sourcils, sur ton front clair et calme de statue, sur ton front de Vénus et de Minerve, le petit pli qui ne t’obéit pas… Que se passe-t-il… Rien ?… Tu es sûre ?… Comment pourrais-je le savoir ?… Tu es une femme et je suis un homme… tu appartiens à une mystérieuse espèce, tu es d’un autre monde… Tiens, ce soir, par exemple, Hélène…

Elle prit son manteau qu’elle avait jeté sur le lit du vieillard et se dirigea vers la porte.

— À demain, dit-elle, quoi qu’il arrive, je viendrai…

— Hélène, dit Jacques Santeuil, je vous plains et je vous admire. Il ne s’agit pas d’être heureux mais d’être noble. J’étais sûr de vous…

À la même heure, Dominique Dorval et le Préfet de Police quittaient le général Malglève, et le ministre qui avait une mémoire implacable se souvint d’une phrase du haut fonctionnaire qui l’accompagnait.

— Je voudrais, avait-il dit en allant au ministère de la guerre, vous faire part ensuite de quelque chose… quelque chose de moindre importance, sans doute…

— Aubert, demanda le Président, vous aviez je crois quelque chose à me dire, en venant ; vous n’avez pas achevé.

Le Préfet eut l’air de chercher, puis, négligemment.

— Ah ! oui… j’y suis… Je disais que mon métier était de tout savoir et je m’excuse de vous interroger… Êtes-vous sûr de mademoiselle Hélène Danglars, votre secrétaire ?

Toujours maître de lui, Dominique Dorval ne broncha pas, malgré le coup reçu.

— Que savez-vous ? demanda-t-il froidement.

— Voici, monsieur le président, elle est la fille d’un homme que les révolutionnaires vénèrent comme un saint et un martyr. De plus, elle est l’amie de Jacques Santeuil, chez qui elle est allée il y a trois jours.

— J’ignorais cela, dit le ministre.

— Oh ! reprit le préfet, c’est sans doute tout à fait innocent… L’agitateur est probablement un ami de sa famille, et cela n’a certainement pas beaucoup d’importance, mais j’ai voulu vous le dire…

— Vous avez bien fait, Aubert, je tirerai la chose au clair. À demain.

— À demain, monsieur le président.

Dans le parc du palais présidentiel, Dominique Dorval s’assit sur un banc. Il était atterré, et à présent qu’il était seul, il ne songeait pas à tricher. Hélène ?… Elle ? C’était impossible, et pourtant ce rapport de police ne laissait aucun doute… avait-elle joué la comédie de l’amour ? Il ne pouvait pas le croire ! On relevait les sentinelles. L’acier d’une arme brilla ; la lune était au-dessus d’une statue de Diane, et nul n’eût pu reconnaître le dictateur. Pour la première fois de sa vie peut-être, il avait le dos triste et voûté d’un homme malheureux et d’un vaincu.