L’An deux mille quatre cent quarante/43
CHAPITRE XLIII.
Oraison funèbre d’un paysan.
Curieux de voir ce qu’étoit devenu ce Versailles, où j’avois vu d’un côté la splendeur des rois étaler le plus haut degré de l’opulence, & de l’autre une race de commis, scribes insolens, pousser l’impertinente paresse aussi loin qu’elle pouvoit monter, je révai, comme Josué, que j’arrêtois le cours du soleil ; il penchoit vers son déclin, il s’arrêta à ma prière comme au tems de ce général Juif, & mon intention, je pense, étoit meilleure que la sienne.
J’étois déja dans la campagne, porté dans une voiture, laquelle n’étoit pas un pot-de-chambre[1]. Il fallut faire un détour, parce que la grande route étoit changée.
En passant par un village je vis une troupe de paysans, les yeux baissés & humides de larmes, qui entroient dans un temple. Ce spectacle me frappa. Je fis arrêter ma voiture & je les suivis. Je vis au milieu de la nef un vieillard décédé en habit de paysan, & dont les cheveux blancs pendoient jusqu’à terre. Le pasteur du lieu monta sur une petite estrade, & dit à la troupe assemblée,
Citoyens,
« L’homme que vous voyez a été pendant quatre-vingt-dix ans le bienfaiteur des hommes. Il est né fils de laboureur, & dès l’enfance ses mains foibles ont essayé de soulever le soc de la charrue. Il suivoit son père dans les sillons, lorsqu’à peine son pied pouvoit les franchir. Dès que l’âge lui eut donné les forces après lesquelles il soupiroit, il a dit à son père : reposez-vous ; & depuis, chaque soleil l’a vu labourer, semer, planter, recueillir. Il a défriché plus de deux mille arpens de terre. Il a planté la vigne dans tous ses environs ; & vous lui devez les arbres fruitiers qui nourrissent ce hameau, & l’ombrage qui le couronne. Ce n’étoit point l’avarice qui le rendoit infatiguable ; c’étoit l’amour du travail pour lequel il disoit que l’homme étoit né, & l’idée sainte & grande que Dieu le regardoit cultivant la terre pour nourrir ses enfans.
« Il s’est marié, & il a eu vingt-cinq enfans. Il les a tous formés au travail & à la vertu, & tous ses enfans sont d’honnêtes gens. Il leur a donné de jeunes épouses qu’il a conduites lui-même en souriant à l’autel du bonheur. Tous ses petits enfans ont été élevés dans sa maison ; & vous savez quelle joie pure, inaltérable, habitoit sur leur front. Tous ces frères s’aiment entre eux, parce qu’il aimoit lui-même & qu’il leur a fait sentir qu’il étoit doux de s’aimer.
« Aux jours de fêtes, il étoit le premier à faire résonner les instrumens champêtres ; & son regard, sa voix, son geste, vous le savez, étoient le signal de l’allégresse universelle. Vous n’avez pas oublié sa gaieté, vive émanation d’une ame pure, & ses paroles pleines de sens & de sel ; ayant le don d’exercer une raillerie ingénieuse, il n’a jamais offensé. À qui a-t-il refusé de rendre quelque service ? En quelle occasion s’est-il jamais montré insensible au malheur public ou particulier ? Quand a-t-il été indifférent lorsqu’il s’agissoit de la patrie ? Son cœur étoit à elle : son image étoit l’ame de ses entretiens ; il ne parloit que pour sa prospérité ; il chérissoit l’ordre par le sentiment intime qu’il avoit de la vertu.
« Vous l’avez vu, lorsque l’âge avoit courbé son corps, & que ses jambes étoient déja chancelantes ; vous l’avez vu monter au sommet des montagnes & distribuer les leçons d’expérience aux jeunes agriculteurs. Sa mémoire étoit le sûr dépôt des observations faites pendant quatre-vingts années consécutives sur la variété des diverses saisons. Tel arbre planté de ses mains, dans telle ou telle année, lui rappelloit la faveur ou le couroux du ciel. Il savoit par cœur ce que les hommes oublient ; les morts, les récoltes abondantes, les legs faits aux pauvres. Il étoit doué comme d’un esprit prophétique, & lorsqu’il méditoit au clair de la lune, il savoit de quelle semence il devoit enrichir le jardin potager. La veille de sa mort il a dit : mes enfans, j’approche de l’Être, auteur de tout bien, que j’ai toujours adoré & en qui j’espère : émondez demain vos poiriers, & qu’au coucher du soleil on m’enterre à la tête de mon champ.
« Vous allez l’y placer, enfans qui devez l’imiter ; mais avant d’ensevelir ces cheveux blancs qui de loin imprimoient le respect & attiroient la jeunesse, voyez ses mains honorables, chargées de durillons ; voilà l’auguste empreinte de ses longs travaux » !
Alors l’orateur prit une de ses mains glacées & l’éleva. Elle avoit acquis un double volume sous l’exercice journalier de la béche, & sembloit avoir été invulnérable au piquant des ronces & au tranchant des cailloux.
L’orateur baisa respectueusement cette main vénérable, & chacun suivit son exemple.
Ses enfans le portèrent sur trois javelles de bled, l’enterrèrent, comme il l’avoit désiré, & mirent sur sa tombe, sa serpe, sa béche & le soc d’une charrue.
Ah, m’écriai-je, si les hommes célébrés par Bossuet, Fléchier, Mascaron, Neuville, avoient eu la centième partie des vertus de cet agriculteur, je leur pardonnerois leur éloquence pompeuse & futile.
- ↑ C’est le nom des carrosses qui conduisent à la cour. Ils sont ordinairement à l’usage du peuple de valets qui pullule dans Versailles ; & en ce sens ils voiturent en effet ce qu’il y a de plus vil en France.