L’An deux mille quatre cent quarante/39


CHAPITRE XXXIX.

Les Impôts[1].


Dites-moi, je vous prie, comment se levent les impositions publiques ; car votre législation a beau être perfectionnée, il faut toujours payer des impôts, je pense ? — Pour toute réponse, l’honnête homme qui me conduisoit me prit par la main et me mena dans un carrefour large & spacieux. Là j’apperçus un coffre-fort de la hauteur de douze pieds. Ce coffre étoit soutenu sur quatre roues roulantes : le sommet présentoit une ouverture en forme de tronc, que couvroit contre la pluie un avant-toît élevé à quelque distance. Sur ce tronc étoit écrit : Tribut dû au Roi représentant l’État. Tout à côté, un autre tronc d’une grandeur plus médiocre offroit ces mots : Don Gratuit. Je vis plusieurs personnes qui d’un air libre, aisé, content, jettoient dans le tronc plusieurs paquets cachetés ; ainsi que de nos jours on met des lettres à la grand’poste. Comme j’admirois cette maniere facile de payer l’impôt, & que je faisois à ce sujet mille interrogations ridicules, on me regardoit comme un pauvre vieillard qui revient de fort loin, & l’indulgence affable de ce bon peuple ne me laissoit jamais attendre une réponse. J’avoue qu’il faut rêver pour rencontrer des gens aussi complaisans : ô le peuple loyal !

Ce grand coffre-fort que vous voyez, me dit-on, est notre receveur-général des finances. C’est là que chaque citoyen vient déposer l’argent qu’il doit pour le soutien de l’État. Dans l’un nous sommes obligés de mettre annuellement le cinquantieme de notre revenu. Le mercénaire qui n’a point de bien, ou celui qui n’a que sa subsistance juste, est dispensé de l’impôt[2] ; car, comment pourroit-on rogner le pain du malheureux à qui il faut un jour entier pour le gagner ? Dans cet autre coffre sont les offrandes volontaires, destinées à d’utiles fondations, comme pour l’exécution des projets proposés, & qui ont l’agrément du public. Quelquefois il est plus riche que l’autre ; car nous aimons à être libres dans nos dons, & notre générosité ne veut d’autre motif que la raison & l’amour de l’État. Sitôt que notre roi a donné un édit utile & qui mérite l’approbation publique, alors on nous voit courir en foule & porter dans ce tronc quelque marque de reconnoissance. Nous récompensons de même toutes les actions vigilantes du monarque : il n’a qu’à proposer, & nous lui fournissons les moyens de consommer ses grands projets. Il y a un pareil tronc dans chaque quartier. Chaque ville de province a un pareil coffre qui reçoit les tributs du peuple de la campagne, c’est-à-dire, du fermier aisé ; car le manouvrier a ses bras en propriété, & sa tête ne doit rien à personne. Les bœufs & les porcs sont même exemts de ce droit odieux qu’on imposa la première fois sur la tête des juifs, & que vous avez payé sans en sentir l’avilissement.

— Mais, répondis-je : quoi ! on laisse à la bonne foi du peuple le tribut qu’il doit payer ? Il doit y en avoir beaucoup qui s’en exemtent, sans même que l’on s’en apperçoive ? — Point du tout : vos fraïeurs sont vaines. D’abord ce que nous donnons est de bon cœur : notre tribut n’est pas forcé ; il est fondé sur l’équité ainsi que sur la droite raison. Il n’en est pas un entre nous qui ne se fasse un point d’honneur de payer exactement la dette la plus sacrée & la plus légitime. D’ailleurs, si un homme en état de payer osoit s’y soustraire, voyez-vous ce tableau où sont gravés les noms de tous les chefs de famille, on découvriroit bientôt qu’il n’a point versé son paquet cacheté où doit être sa signature ; il se couvriroit d’un opprobre éternel, & seroit regardé du même œil qu’on regarde un voleur : le titre de mauvais citoyen ne le quitteroit qu’à la mort.

Ces exemples sont très-rares, puisque les dons gratuits montent ordinairement plus haut que le tribut. Le citoyen sait qu’en donnant une partie de son revenu à l’État, c’est à lui-même qu’il se rend utile ; & que s’il veut jouir de certaines commodités, il faut qu’il en fasse les avances. Mais que sont les paroles, lorsque l’exemple peut être mis sous vos yeux ? Vous allez voir mieux que je ne puis vous dire. C’est aujourd’hui qu’arrive de tout côté le juste tribut d’un peuple fidèle envers un roi bienfaisant : il reconnaît n’être que le dépositaire des dons qui lui sont offerts.

Venez vous rendre au palais du roi. Les députés de chaque province arrivent aujourd’hui. — En effet ayant fait quelques pas, je vis des hommes qui traînoient de petits chariots, sur lesquels étoient des troncs couronnés de lauriers. On brisoit les cachets de ces espèces de coffres : on les soulevoit par un juste balancier, & ce balancier montroit tout de suite le poids de l’argent qu’ils contenoient, en déduisant la pesanteur du coffre qui étoit connue. Toutes les sommes ne se payoient qu’en argent, & l’on savoit au juste le produit général : il étoit annoncé publiquement au bruit des trompettes & des fanfares. Après cette revue générale, on affichoit le total, & l’on connoissoit les revenus de l’État : ils étoient déposés dans le trésor royal sous la garde du contrôleur des finances.

Ce jour étoit un jour de réjouissances. On se couronnoit de fleurs ; on crioit, Vive le Roi : on alloit sur les routes au devant de chaque tribut. Elles étoient couvertes de tables champêtres. Les députés des diverses provinces se saluoient & se faisoient des présens. On buvoit à la santé du monarque, au bruit du canon ; & celui de la capitale répondoit comme interprête des remercimens du souverain. C’est alors que le peuple ne paroissoit qu’une seule & même famille. Le roi s’avançoit au milieu de ce peuple joyeux : il répondoit aux acclamations de ses sujets par ce regard tendre & affable qui inspire la confiance & rend amour pour amour ; il ignoroit cet art de traiter politiquement avec un peuple dont il se regardoit comme le père.

Ses visites ne ruinoient point le corps de ville, d’autant plus qu’il n’en coûtoit au peuple que des cris de joie[3] ; réception plus brillante & plus flatteuse. On ne quittoit point les travaux publics : au contraire, chaque citoyen se faisoit honneur de se présenter aux yeux de son roi dans le genre d’occupation qu’il avoit embrassé.

Un intendant, revêtu de toutes les marques de pouvoir, parcourt les provinces, reçoit les placets, porte directement au pied du trône les plaintes des sujets, examine par lui-même les abus. Il se transporte indistinctement dans chaque ville, & à chaque abus détruit on élève une pyramide qui constate l’hydre abattue. Quelle histoire plus instructive que ces monumens moraux qui attestent que le souverain s’occupe véritablement de l’art de régner ! Ces intendans partent, arrivent incognito, font des informations secrettes, sont perpétuellement déguisés : ce sont des espions, mais ils agissent en faveur de la patrie[4].

— Mais votre contrôleur des finances est donc un homme bien intègre[5] ? Vous savez l’histoire de la fable : ce chien si fidèle qui, escorté de la tempérance, portoit le dîné de son maître sans jamais y toucher, a fini pourtant par en manger sa part dès qu’il s’y est vu invité par l’exemple. Votre homme auroit-il la double vertu de le défendre sans cesse, & de n’oser y toucher ? — Assurément, il ne fait bâtir ni palais ni châteaux. Il n’a point la rage de faire monter aux premières places ses arrière-petits-cousins, ou ses anciens valets. Il ne prodigue point l’or, comme s’il avoit en propre tous les revenus du royaume[6]. D’ailleurs, tous ceux entre les mains de qui on confie les dépôts publics ne peuvent faire aucun usage de l’argent, sous quelque prétexte que ce soit. Ce seroit un crime de haute trahison de recevoir d’eux une seule piéce monnoyée. Ils payent quelques fraix particuliers en billets signés de la propre main du souverain. L’état fournit à toutes leurs dépenses : mais ils n’ont pas un sol en propriété[7]. Ils ne peuvent ni vendre, ni acheter, ni construire. Nourris, entretenus, logés, divertis, tous les ordres de l’état concourent unanimement à les traiter gratis. Ils entrent chez un marchand de drap, prennent des étoffes & s’en vont. Le marchand met sur son livre : Livré un tel jour au dépositaire des revenus de l’état, tant… L’état paye. Il en est ainsi de toutes les autres professions. Vous sentez bien que pour peu que le contrôleur des finances ait quelque pudeur, il use modérément de ce droit ; & quand il en abuseroit, vu la dépense que ces messieurs vous coûtoient, nous y gagnerions encore. On a supprimé les registres, qui ne servoient qu’à voiler les vols faits à la nation & à les consacrer d’une manière pour ainsi dire légitime.

— Et quel est votre premier ministre ? — Pouvez-vous le demander ? Le roi lui-même. Est-ce que la royauté se communique[8] ? Le guerrier, le juge, le négociant n’ont donc qu’à agir par leurs représentans. En cas de maladie ou de voyage, ou dans quelques opérations particulières, si le monarque charge quelqu’un de l’accomplissement de ses ordres, ce ne peut être que son ami. Il n’y a que ce sentiment qui puisse obliger un homme à se charger volontairement d’un tel fardeau ; & notre estime lui donne seule cette puissance momentanée. Récompensé, animé par l’amitié, il sait, comme les Sully & les d’Amboise, dire la vérité à son maître, & pour mieux le servir, l’irriter quelquefois. Il combat ses passions. Il chérit en lui l’homme autant qu’il a à cœur la gloire du monarque[9] : en partageant ses travaux, il partage la vénération de la patrie, l’héritage le plus honorable sans doute, qu’il puisse laisser à ses descendans, & le seul dont il soit jaloux.

— En vous parlant des impôts, j’ai oublié de vous demander si vous avez toujours parmi vous de ces loteries périodiques où, de mon tems, le pauvre peuple mettoit tout son argent ? — Non certes, nous n’abusons point ainsi de l’espérance crédule des hommes. Nous ne levons pas sur la partie indigente des citoyens un impôt aussi cruellement ingénieux. Le misérable, qui fatigué du présent ne pouvoit vivre que dans l’avenir, portoit le prix de ses sueurs & de ses veilles dans cette roue fatale d’où il attendoit toujours que la fortune devoit sortir. La main de cette cruelle déesse trompoit chaque fois sa misère. Le désir vif du bien-être l’empêchoit de raisonner, & quoique la fripponnerie fût palpable, comme le cœur est mort à la vie avant que de mourir à l’espérance, chacun s’imaginoit devoir être à la fin traité en favori. C’étoit l’épargne du peuple indigent qui avoit bâti ces superbes édifices où il venoit mendier sa vie. Le luxe des autels étoit son ouvrage : à peine y étoit-il admis. Toujours étranger, toujours repoussé, le pauvre ne pouvoit s’asseoir sur cette même pierre qu’il avoit fait tailler : des prêtres richement gagés habitoient l’arche qui devoit, du moins dans l’équité, lui appartenir & lui servir d’asyle.



  1. Mes amis, écoutez cet apologue. Devers l’origine du monde il étoit une vaste forêt de citronniers, qui portoient les fruits les plus beaux, les plus pleins, les plus vermeils que l’on ait vus depuis. Les branches plioient sous le fardeau, & l’air étoit embaumé au loin de l’odeur agréable qui s’exhaloit. Cependant quelques vents impétueux abattirent plusieurs citrons & brisèrent même plusieurs branches. Quelques voyageurs altérés cueillirent des fruits pour étancher leur soif, & les foulerent aux pieds après en avoir exprimé le jus. Ces accidens engagèrent la gent citronniere à se créer des gardiens, qui éloignassent les passants, & qui environnassent la forêt de hautes murailles, le tout pour rompre la fureur des vents. Ces gardiens se montrerent d’abord fideles & désintéressés ; mais ils ne tarderent pas à exposer que de si rudes travaux avoient fait naître dans leur sein une soif ardente, & ils firent cette priere aux citrons : « Messieurs, nous mourons de soif en vous servant ; permettez que nous fassions à chacun de vous une légère incision ; nous ne vous demandons qu’une goutte de limonade pour rafraîchir notre palais altéré ; vous n’en ferez pas plus maigres, & nous & nos enfans nous puiserons de nouvelles forces pour avoir l’honneur de vous servir.

    Les crédules citrons ne trouvèrent pas la requête incivile : ils se laissèrent faire l’imperceptible saignée. Mais qu’arriva-t-il ? Dès que la piquure fut faite une fois, la main de Messieurs les défenseurs les pressura d’abord poliment, mais de jour en jour d’une maniere plus énergique. Ils en vinrent jusqu’à ne pouvoir plus se passer de jus de citron : il leur en falloit à tous leurs repas & dans toutes leurs sauces. Messieurs les régens s’apperçurent que plus on pressoít les citrons, plus ils rendoient. Ceux-là, se voyant saignés abondamment, crurent devoir rappeller les primitives conventions : mais ceux-ci, devenus plus forts, malgré leurs plaintes les mirent dans le pressoir & les foulerent outre mesure ; il ne leur restoit plus enfin que la peau que l’on soumettoit encore aux forces mouvantes du terrible cabestan : bref, ils finirent par se baigner dans le sang des citrons. Cette belle forêt fut bientôt dépeuplée. La race des limons s’anéantit : & leurs tyrans accoutumés à cette boisson rafraîchissante, à force de l’avoir prodiguée, s’en trouverent privés ; ils tomberent malades, & moururent tous de la fievre putride. Ainsi soit-il !

  2. Voici ce que le cultivateur, les habitans de la campagne, le peuple, enfin, pourroient dire aux souverains : « Nous vous avons élevés au-dessus de nos têtes ; nous avons engagé nos biens & notre vie à la splendeur de votre trône & à la sûreté de votre personne. Vous nous aviez promis en échange de nous procurer l’abondance, de nous faire couler des jours sans allarmes. Qui l’auroit cru, que sous votre gouvernement la joie eût disparu de nos cantons, que nos fêtes se fussent tournées en deuil, que la crainte & l’effroi eussent succédé à la douce confiance ! Autrefois nos campagnes verdoyantes sourioient à nos yeux ; nos champs nous promettoient de payer nos travaux. Aujourd’hui le fruit de nos sueurs passe dans des mains étrangères ; nos hameaux que nous nous plaisions à embellir tombent en ruine : nos vieillards, nos enfans ne savent plus où reposer leurs têtes : nos plaintes se perdent dans les airs, & chaque jour une pauvreté plus extrême succède à celle sous laquelle nous gémissions la veille. À peine nous reste-t-il quelque trait de la figure humaine, & les animaux qui broutent l’herbe, sont, sans doute, moins malheureux que nous.

    Des coups plus sensibles sont venus fondre sur notre tête. L’homme puissant nous méprise & ne nous attribue aucun sentiment d’honneur ; il vient nous troubler sous le chaume, il séduit l’innocence de nos filles, il les enlève ; elles deviennent la proie de l’impudence. En vain implorons-nous le bras qui tient le glaive des loix : il se détourne, il se refuse à notre douleur ; il ne se prête qu’à ceux qui nous oppriment.

    L’aspect du faste, qui insulte à notre misère, rend notre état plus insupportable. On boit notre sang, & on nous défend la plainte ! L’homme dur, environné d’un luxe insolent, s’enorgueillit des ouvrages qu’ont fabriqués nos mains : il oublie notre propre industrie, tandis qu’il n’a en partage que la soif vile de l’or ; il nous croit ses esclaves, parce que nous ne sommes ni furieux ni sanguinaires.

    Les besoins renaissans qui nous tourmentent ont altéré la douceur de nos mœurs ; la mauvaise foi & la rapine se sont glissées parmi nous, parce que la nécessité de vivre l’emporte ordinairement sur la vertu. Mais qui nous a donné l’exemple de la rapine ? Qui a éteint dans nos cœurs ce fond de candeur qui nous lioit tous dans une parfaite concorde ? Qui a fait notre infortune, mere de nos vices ? Plusieurs de nos concitoyens ont refusé de mettre au jour des enfans que la famine viendroit saisir au berceau. D’autres, dans leur désespoir, ont blasphêmé contre la Providence. Quels sont les vrais auteurs de ces crimes ?

    Que nos justes plaintes percent l’athmosphère qui environne les trônes ! Que les rois se réveillent & se souviennent qu’ils pouvoient naître à notre place, & que leurs enfans pourront y descendre ! Attachés au sol de la patrie, ou plutôt en formant la partie essentielle, nous ne pouvons point nous dispenser de fournir à ses besoins. Ce que nous demandons, c’est un homme équitable qui s’applique à connoître la mesure de nos forces, & qui ne nous écrase pas sous le fardeau que dans une plus juste proportion nous aurions porté avec joie. Alors tranquilles & riches de notre économie, contens de notre sort, nous verrons le bonheur des autres sans nulle inquiétude sur le nôtre.

    La moitié de notre carriere est plus que remplie. Notre cœur est à moitié livré à la douleur. Nous n’avons que peu d’instans à vivre. Les vœux que nous formons sont plus pour la patrie que pour nous-mêmes. Nous sommes ses soutiens. Mais si l’oppression va toujours en croissant, nous succomberons, & la patrie se renversera : en tombant elle écrasera nos tyrans. Nous ne demandons point cette vaine & triste vengeance. Que nous importeroit dans la tombe le malheur d’autrui ? Nous parlons aux souverains, s’ils sont encore hommes : mais si leur cœur est totalement endurci, ils apprendront que nous savons mourir, & que la mort qui bientôt nous enveloppera tous sera un jour bien plus affreuse pour eux qu’elle ne le sera pour nous.

    Cette note est en partie tirée d’un livre intitulé : Les Hommes.

  3. Je vis un jour un prince faire son entrée dans une ville étrangère. Les canons commencèrent à tonner. Le prince étoit habillé magnifiquement & traîné dans un char doré, surchargé de pages & de laquais. Les chevaux sautoient en hennissant, comme s’ils conduisoient le bonheur. Les toits étoient couverts de monde, toutes les fenêtres étoient levées, chaque pavé portoit son homme ; les cavaliers faisoient briller leurs sabres, les soldats agitoient leurs fusils. L’air frémissoit de l’écho des trompettes. Le poëte accordoit sa lyre, & l’orateur attendoit qu’il mît pied à terre. Le prince arrive, il est conduit au palais, & son aspect inspire une joie respectueuse. J’étois à une fenêtre, & je considérois toutes choses en faisant des réflexions particulieres. Quelques jours après je marchois dans les rues, & je fus fort étonné d’y rencontrer ce même prince, sans suite, à pied & déguisé. Je ne sais trop pourquoi, personne ne faisoit attention à lui ; au contraire, il se trouvoit heurté à chaque pas. Au même instant arrive un charlatan, assis sur une espèce de petit char attelé de plusieurs gros chiens & ayant un singe pour postillon. Les fenêtres de s’ouvrir, les cris de s’élever, tous les regards de se confondre sur le charlatan. Le prince lui-même entraîné par la foule devient un de ses admirateurs. Je le considérois alors, & il me semblait lui entendre dire : Fumée des acclamations de la multitude, n’obscurcissez jamais mon esprit d’un fol orgueil. Ce n’est point cet homme qui fait courir le peuple, c’est son étrange équipage. Ce n’étoit pas moi qui attirois les regards de la ville : c’étoient mes chevaux, le brillant de mes habits & la dorure de mes carrosses.
  4. En Turquie & aujourd’hui en France un gouverneur est aussi maître que le roi le plus absolu : c’est ce qui fait la misère des peuples. Voilà la forme la plus malheureuse de l’administration civile.
  5. Fouquet disoit : « j’ai tout l’argent du royaume, & le tarif de toutes les vertus ».
  6. Après que les monopoleurs, les administrateurs, les receveurs des fonds publics ont sacrifié la réputation de probité au désir de s’enrichir ; après qu’ils ont consenti à être odieux, ils ne s’avisent point de faire de leurs richesses un bon usage : ils couvrent sous le faste leur naissance & leur fortune ; ils s’étourdissent dans les plaisirs, pour perdre le souvenir de ce qu’ils ont fait & de ce qu’ils ont été. Mais ce n’est point là encore le plus grand mal : leurs grandes richesses corrompent davantage ceux qui les envient.
  7. Les vices intérieurs qui préparent la ruine de l’état sont, cette énorme dissipation des deniers publics, ces dons immodérés versés sur des sujets sans mérite, ces prodigalités fastueuses, méconnues des usurpateurs les plus effrénés. On peut observer dans l’histoire que les plus subtils tyrans ont précisément été les plus prodigues. J’ai lu quelque part qu’Auguste, maître du monde, avoit 40 légions armées, & les entretenoit pour 12 millions par an. Voilà assurément de quoi réfléchir.
  8. L’histoire générale des guerres pourroit être intitulée : Histoire des passions particulières des ministres. Tel, par ses négociations insidieuses, soulève un empire éloigné & tranquille, qui n’agit que pour venger un amour-propre légérement offensé.
  9. La fidélité n’est pas cet attachement servile aux volontés d’un autre. On lui donne pour symbole un chien qui suit par-tout, flatte à chaque instant, & court aveuglement à tous les ordres d’un maître injuste ou barbare. Je crois que la vraie fidélité est une exacte observance des loix de la raison & de la justice, plutôt qu’un servile esclavage. Que Sully paroît fidèle quand il déchire la promesse de mariage qu’avoit fait Henri IV.