L’An deux mille quatre cent quarante/38


CHAPITRE XXXVIII.

Des Femmes.


L’homme affable et complaisant qui daignoit m’instruire continua sur le même ton de franchise. — Vous saurez que les femmes n’ont d’autre dot que leurs vertus & leurs charmes. Elles ont donc été intéressées à perfectionner les qualités morales. Ainsi par ce trait de législation nous avons abattu l’hydre de la coquetterie, si féconde en travers, en vices & en ridicules. — Quoi, point de dot ! Les femmes n’ont rien en propre, & qui peut les épouser ? — Les femmes n’ont point de dot, parce qu’elles sont par nature dépendantes du sexe qui fait leur force & leur gloire, & que rien ne doit les soustraire à cet empire légitime, qui est toujours moins terrible que le joug qu’elles se donnent à elles-mêmes dans leur funeste liberté. D’ailleurs cela revient au même : un homme qui épouse une femme, ne recevant rien d’elle, trouve à pourvoir ses filles sans bourse délier. On ne voit point une fille orgueilleuse de sa dot sembler accorder une grace à l’époux qu’elle accepte[1]. Tout homme nourrit la femme qu’il féconde, & celle-ci, tenant tout de la main de son mari, est plus disposée à la fidélité & à l’obéissance : la loi étant universelle, aucune n’en sent le poids. Les femmes n’ont d’autre distinction que celle que leur époux fait réjaillir sur elles. Toutes soumises aux devoirs que leur sexe leur impose, leur honneur est de suivre ses loix austères, mais qui seules assurent leur bonheur.

Tout citoyen qui n’est pas diffamé, fût-il dans le dernier emploi, peut prétendre à la fille du plus haut rang, pourvu que le consentement de celle qu’il recherche y réponde, & qu’il n’y ait point séduction ou disproportion d’âge. Tous les citoyens, sans marcher sur la même ligne, reprennent l’égalité primitive de la nature, lorsqu’il s’agit de signer un contrat aussi pur, aussi libre, aussi nécessaire au bonheur que celui de l’hymen. Là finit la borne du pouvoir paternel[2] & celle de l’autorité civile. Nos mariages sont fortunés, parce que l’intérêt qui corrompt tout ne souille point leurs nœuds aimables. Vous ne sauriez croire combien une loi si simple a banni de vices & de frivolités, tels que la médisance, la jalousie, l’oisiveté, l’orgueil de l’emporter sur une rivale, les petitesses, les misères de toute espèce[3]. Les femmes, au lieu de perfectionner leur vanité, ont cultivé leur esprit ; & au défaut de richesses, elles ont fait provision de douceur, de modestie & de patience. La musique & la danse ne forment plus leur mérite principal : elles ont daigné apprendre l’économie, l’art de plaire à leurs maris, & d’élever leurs enfans. L’extrême inégalité des rangs & des fortunes (le vice le plus destructeur de toutes les sociétés politiques) disparoit ici. Le dernier citoyen n’a point à rougir devant la patrie ; il s’allie au premier qui n’en conçoit point de honte. La loi a uni les hommes autant qu’elle a pu, au lieu de créer ces distinctions injurieuses qui n’ont jamais enfanté que l’orgueil d’un côté & la haine de l’autre, elle a mieux aimé rompre tout ce qui pouvoit diviser les enfans d’une même mère.

Nos femmes sont ce qu’elles étoient chez les anciens Gaulois, des objets aimables & vrais, que nous respectons, que nous consultons dans toutes nos affaires. Elles n’affectent point ce misérable jargon du bel esprit[4], si fort en vogue parmi vous. Elles ne se mêlent point d’assigner le rang aux différens génies. Elles se contentent d’avoir du bon sens, qualité bien préférable à ces éclairs artificiels, frivoles amusemens de l’oisiveté. L’amour, ce principe fécond des plus rares vertus, préside & veille aux intérêts de la patrie. Plus on goûte de bonheur dans son sein, plus elle devient chère. Jugez de notre attachement pour elle. Les femmes y ont sans doute gagné. Au lieu de ces vains & fastidieux plaisirs qu’elles poursuivoient par vanité, elles ont toute notre tendresse, elles jouissent de notre estime, elles goûtent une félicité plus solide & plus pure dans la possession de nos cœurs que dans ces voluptés passagères dont la triste poursuite les fatiguoit. Chargées du soin de conduire les premières années de nos enfans, ils n’ont plus d’autres précepteurs qu’elles ; parce que plus vigilantes, plus instruites qu’elles ne l’étoient dans votre siécle, elles connoissent mieux le plaisir délicieux d’être mères dans toute l’étendue du terme.

Mais (m’écriai-je) ! malgré toute la perfection dont vous êtes remplis, l’homme est toujours homme ; il a ses foiblesses, ses fantaisies, ses dégoûts. Si le flambeau de la discorde prenoit la place du flambeau de l’hymen, comment faites-vous alors ? Le divorce est-il permis[5] ? — Sans doute, lorsqu’il est fondé sur des raisons légitimes : par exemple, lorsque les deux conjoints le sollicitent à la fois, l’incompatibilité d’humeurs suffit pour rompre ces nœuds. On ne se marie que pour être heureux : c’est un contrat dont la paix & les soins mutuels doivent être le but. Nous ne sommes pas assez insensés pour retenir de force deux cœurs qui s’éloignent, & pour renouveller le supplice du cruel Mezence, qui attachoit un corps vivant sur un cadavre. Le divorce est le seul remède convenable, parce qu’il rend du moins à la société deux hommes perdus l’un pour l’autre. Mais le croiriez-vous ? Plus la facilité est grande, plus on tremble d’en profiter, parce qu’il y a une espèce de deshonneur à ne pouvoir supporter ensemble les misères d’une vie passagère. Nos femmes, vertueuses par principes, se complaisent dans les plaisirs domestiques : ils sont toujours rians lorsque le devoir se confond avec le sentiment ; rien n’est difficile alors, & tout prend une empreinte touchante.

— Oh ! Que je suis désespéré d’être si vieux, m’écriai-je ? j’épouserois tout à l’heure une de ces femmes aimables. Les mœurs des nôtres étoient si hautaines, si altieres ! Elles étoient pour la plupart si fausses, si mal élevées, que se marier passoit pour une insigne folie. La coquetterie & le goût immoderé des plaisirs, avec une profonde indifférence pour tout ce qui n’étoit pas elles-mêmes, voilà ce qui composoit le caractère de nos femmes. Elles jouoient la sensibilité ; elles n’étoient guère humaines qu’envers leurs amans. Tout autre goût que celui de la volupté étoit presque étranger à leur ame. Je ne parle point ici de la pudeur ; elle étoit un ridicule. Aussi tout homme sage, ayant à choisir de deux maux, préféroit le célibat comme le moindre. La difficulté d’élever des enfans étoit encore une raison non moins forte ; on évitoit de donner des enfans à un état qui devoit les accabler de rigueurs. Ainsi l’éléphant généreux, une fois captif, se dompte lui-même, refuse de se livrer au plus doux instinct, afin de ne point rendre esclave sa postérité. Les maris eux-mêmes veilloient dans leurs transports à écarter un enfant de leur maison, comme on cherche à éloigner de chez soi un être vorace. L’homme fuyoit l’homme, parce que leur union ne pouvoit que redoubler leur misère ! De pauvres filles, fixées au sol où elles naissoient, languissoient comme ces fleurs qui, brûlées du soleil, pâlissent & tombent sur leurs tiges. Le plus grand nombre traînoit jusqu’au tombeau le désir d’être mariées : l’ennui & le chagrin filoient tous les instans de leur vie ; elles ne se dédommageoient de cette privation que par le risque de leur honneur & la perte de leur santé. Enfin le nombre des célibataires étoit monté à un point effrayant, & pour comble de malheurs la raison sembloit justifier cet attentat contre l’humanité[6]. Achevez du moins, pour me consoler, de me présenter le tableau attendrissant de vos mœurs. Comment avez-vous pu effacer des fléaux qui paroissoient devoir engloutir l’espèce humaine ?

Mon guide prit un ton de voix plus élevé, & s’animant avec noblesse & dignité, dit en levant les yeux vers le ciel : « ô dieu ! si l’homme est malheureux, c’est par sa faute, c’est qu’il s’isole, c’est qu’il se concentre en lui-même. Notre activité se consume sur des objets futiles, & néglige ceux qui pourroient nous enrichir. En destinant l’homme à la société, la providence a mis à côté de nos maux les secours destinés à les soulager. Quelle plus étroite obligation que celle de nous secourir mutuellement ! N’est-ce pas là le vœu général du genre humain ? Pourquoi fut-il si fréquemment trompé ?

Je vous le répete ; nos femmes sont épouses & mères, & de ces deux vertus dérivent toutes les autres. Nos femmes se déshonoreroient, si elles se barbouilloient le visage de rouge, si elles prenoient du tabac, si elles buvoient des liqueurs, si elles veilloient, si elles avoient en bouche des chansons licencieuses, si elles hazardoient la moindre familiarité avec les hommes. Elles ont des armes plus sûres : la douceur, la modestie, les graces simples, & cette décence noble qui est leur partage & leur véritable gloire[7].

Elles allaitent leurs enfans, sans croire faire un grand effort ; & comme ce n’est point une grimace, leur lait est abondant & pur. On fortifie de bonne heure le corps de l’enfant : on lui enseigne à nager, à soulever des fardeaux, à lancer au loin avec justesse. L’éducation physique nous paroit importante. Nous formons son tempéramment avant de rien graver dans sa tête : elle ne doit pas être celle d’un perroquet, mais celle d’un homme.

La mère saisit l’aurore de ses jeunes pensées ; & dès que ses organes peuvent obéir à sa volonté, elle réfléchit de quelle maniere elle doit former son ame à la vertu. Comme elle doit tourner son caractère sensible en humanité, son orgueil en grandeur d’ame, sa curiosité en connoissance de vérités sublimes ; elle songe aux fables touchantes dont elle doit se servir, non pour voiler la vérité, mais pour la rendre plus aimable, afin que son éclat éblouissant ne blesse point la foiblesse de son ame encore inexpérimentée. Elle veille sur tous les gestes, comme sur tous les mots qu’on prononce en sa présence, afin qu’aucun d’eux ne puisse faire une triste impression sur son cœur. C’est ainsi qu’elle le préserve du souffle du vice, qui ternit si précipitamment la fleur de l’innocence.

L’éducation differe parmi nous suivant l’emploi que l’enfant doit occuper un jour dans la société ; car, quoique nous soyons délivrés du joug des pédans, il seroit ridicule de lui faire apprendre ce qu’il doit oublier dans la suite. Chaque art a sa profondeur, et pour y exceller il faut s’y adonner tout entier. L’esprit de l’homme, malgré tous les secours récemment découverts, et les prodiges à part, ne peut embrasser qu’un objet. C’est assez qu’il s’y attache fortement, sans lui prescrire des incursions qui ne peuvent que le détourner. Ce n’étoit qu’un ridicule dans votre siecle de vouloir être universel, c’est parmi nous une folie.

Dans un âge plus avancé, lorsque son cœur sentira les rapports qui l’unissent aux autres hommes, alors au lieu de ces futiles connoissances qu’on entassoit sans choix dans la tête d’un jeune homme, la mere, avec cette éloquence douce et naturelle qui appartient aux femmes, lui apprendra ce que c’est que mœurs, décence, vertu. Elle attendra le moment où la nature parée de tout son éclat parle au cœur le plus insensible, et lorsque le souffle libéral du printems aura rendu leurs ornemens aux vallons, aux forêts, aux campagnes : « mon fils, dira-t-elle en le pressant sur le sein maternel[8], vois ces vertes prairies, ces arbres couronnés de superbes feuillages ; il n’y a pas longtems qu’ils étoient comme morts, que dépouillés de leur brillante chevelure ils étoient pétrifiés du froid qui resserroit les entrailles de la terre : mais il est un Être bon, qui est notre pere commun, il n’abandonne point ses enfans, il demeure dans les cieux, & de-là il jette un regard paternel sur toutes ses créatures. À l’instant qu’il sourit, le soleil darde ses flammes, les arbres fleurissent, la terre se couronne de présens, l’herbe naît pour la nourriture des bestiaux dont nous buvons le lait. Et pourquoi aimons nous tant le Seigneur, ô mon cher enfant ! écoute, c’est qu’il est puissant & bon. Tout ce que tu vois est l’œuvre de ses mains, & tu ne vois rien encore au prix de ce qui t’est caché. L’éternité, pour laquelle ton ame immortelle a été créée, sera pour toi une chaine infinie de surprise & de joie. Ses bienfaits & sa grandeur n’ont point de bornes. Il nous chérit, parce qu’il est notre pere. De jour en jour il nous fera plus de bien, si nous sommes vertueux, c’est-à-dire, si nous suivons ses loix. Eh ! mon fils, comment pourrions-nous nous défendre de l’adorer & de le bénir ? » À ces mots la mere & l’enfant se prosternent, & leurs vœux confondus montent ensemble au trône de l’Éternel.

C’est ainsi qu’elle l’environne de l’idée d’un Dieu, qu’elle nourrit son ame du lait de la vérité, & qu’elle se dit : « je remplirai les desseins du créateur qui me l’a confié. Je serai sévère contre les passions funestes qui pourroient nuire à son bonheur. À la tendresse d’une mere j’unirai la vigilance inflexible d’une amie. »

Vous avez vu à quel âge il est initié à la communion des deux infinis. Telle est notre éducation ; elle est toute en sentimens, comme vous le voyez. Nous abhorrons ce bel esprit ricaneur qui étoit le plus terrible fléau de votre siecle : il desséchoit, il brûloit tout ce qu’il touchoit ; ses gentillesses étoient les germes de tous les vices. Mais si le ton frivole est dangereux, qu’est la raison elle-même sans le sentiment ? Un corps décharné, sans coloris, sans graces, & presque sans vie. Que sont des idées neuves & même profondes, si elles n’ont rien de sensible & de vivant ? Qu’ai-je besoin d’une vérité froide qui me glace ? Elle perd sa force & son pouvoir. C’est dans le cœur que la vérité va prendre ses charmes & son tonnerre. Nous chérissons cette éloquence qui abonde en peintures vives & frappantes. C’est elle qui donne à la pensée des aîles de feu. Elle a vu & frappé l’objet ; elle s’y attache, parce que le plaisir d’être ému s’est joint à celui d’être éclairé[9].

Ainsi notre philosophie n’est point sévère ; & pourquoi le seroit-elle ? Pourquoi ne pas la couronner de fleurs ? Des idées bizarres ou lugubres honoreroient-elles plus la vertu, que des idées riantes & salutaires ? Nous pensons que le plaisir émané d’une main bienfaisante n’est pas descendu sur la terre pour qu’on recule à son aspect. Le plaisir n’est point un monstre : le plaisir, comme l’a dit Young, c’est la vertu sous un nom plus gai. Loin de songer à détruire les passions, moteurs invisibles de notre être, nous les regardons comme un don précieux qu’il faut économiser avec soin. Heureuse l’ame qui possede des passions fortes ! elles font sa gloire, sa grandeur & son opulence. Un sage parmi nous cultive son esprit, rejette les préjugés, acquiert les sciences utiles & agréables. Tous les arts, qui peuvent étendre son esprit & le rendre plus juste, ont perfectionné son ame : cette tâche finie, il n’écoute plus que la nature soumise aux loix de la raison, & la raison lui prescrit le bonheur[10].



  1. Une femme d’Athènes demandoit à une Lacédémonienne, ce qu’elle avoit apporté en dot à son mari ? — La chasteté, répondit-elle.
  2. Quelle indécence, quelle monstruosité que de voir un père fatiguer vingt tribunaux, animé par l’orgueil barbare de ne point céder sa fille à un homme, parce qu’il la destinoit secrettement à un autre ; oser alors citer des ordonnances civiles, tandis qu’il oublie les loix les plus sacrées de la nature qui lui défendent d’accabler une fille infortunée sur laquelle il n’a d’autre autorité légitime que celle de l’accabler de bienfaits. Une chose tristement remarquable dans ce malheureux siécle, c’est que les mauvais pères ont surpassé le nombre des enfans dénaturés. Où est la source du mal ? Hélas, dans nos loix !
  3. La nature a destiné les femmes aux fonctions intérieures de la maison, & à des soins par-tout d’une même espèce. Elle a semé beaucoup moins de variété dans leur caractère que dans celui des hommes. Presque toutes les femmes se ressemblent : elles n’ont qu’un but, & il se manifeste dans tous les pays par des effets semblables.
  4. Une femme est bien mal-habile de vouloir montrer de l’esprit à tout propos. Elle devroit, au contraire, mettre tout son art à le cacher. En effet que cherchons-nous, nous autres hommes ? De l’innocence, de l’ingénuité, une ame neuve, simple, franche, une intéressante timidité. Une femme qui fait briller son savoir, semble donc vous dire : « Messieurs, attachez-vous à moi ; j’ai de l’esprit ; je serai plus perfide, plus fausse, plus artificielle qu’une autre. »
  5. Nicolas I s’érigeant en réformateur des loix divines, naturelles & civiles, abrogea le divorce dans le neuvième siécle. Il était en vogue chez tous les peuples de la terre, autorisé parmi les Juifs & les Chrétiens. Quel est le sort du genre humain ! Un seul homme lui ravit une liberté précieuse ; d’un lien civil fait une chaîne indissoluble & sacrée, fomente à jamais les discordes domestiques. Plusieurs siécles donnent à cette loi inepte & bizarre une sanction inviolable ; & les guerres intestines, qui troublent l’intérieur des maisons & la dépopulation des États, sont les fruits du caprice d’un pontife. Il est évident que le divorce étant permis, les mariages seroient plus heureux. On redouteroit moins de contracter un lien qui ne nous enchaîneroit point au malheur. La femme seroit plus attentive, plus soumise ; le lien, n’étant durable que par la volonté des conjoints, auroit un tissu plus fort. D’ailleurs, la population étant fort au-dessous de son véritable terme, c’est à l’indissolubilité du mariage qu’on doit attribuer la cause secrette qui mine sourdement les monarchies catholiques. Si elles tolèrent encore quelque tems, & le célibat qui domine parmi nous, (fruit de la plus triste administration) & le célibat ecclésiastique qui semble de droit divin, elles n’auront plus que des troupes énervées à opposer aux armées nombreuses, saines & robustes des peuples chez lesquels le divorce est permis. Moins il y aura de célibataires, plus les mariages seront chastes, heureux & féconds. La diminution de l’espèce humaine conduit nécessairement un empire à sa ruine totale.
  6. Le goût du célibat commence à régner lorsque le gouvernement devient aussi mauvais qu’il est possible qu’il le soit. Le citoyen bientôt détaché du lien le plus doux, se détache insensiblement de l’amour de la vie. Le suicide devient fréquent. L’art de vivre est un art si pénible, que l’existence devient un fardeau. On auroit supporté tous les fléaux physiques rassemblés ; mais les maux politiques sont cent sois plus affreux, parce que rien ne les nécessite. L’homme maudit la société qui devoit alléger ses peines, & brise ses sers. On compte à Paris, en l’an 1769, cent quarante-sept personnes qui se sont donné volontairement la mort.
  7. Tant que les femmes domineront en France, y donneront le ton, jugeront du mérite & du génie des hommes, les François n’auront ni cette fermeté d’ame, ni cette sage économie, ni cette gravité, ni ce mâle caractère qui doivent convenir à des hommes libres.
  8. Cebé nous représente l’imposture comme assise à la porte qui conduit à la vie, & faisant boire à tous ceux qui s’y présentent la coupe de l’erreur. Cette coupe, c’est la superstition. Heureux qui n’a fait que goûter, & qui a jetté le vase !
  9. Nous comptons plus sur les mœurs extérieures, c’est-à-dire sur la coutume, que sur toute autre chose. Voilà pourquoi nous négligeons l’éducation. Les Anciens traitoient les choses d’une maniere toute sensible, & jettoient sur l’étude des sciences je ne sais quel agrément dont on a perdu le secret. Le génie des modernes peche toujours par le défaut de sentiment : ils ont desséché, sous la férule du pédantisme, les talens les plus heureux. Est-il au monde une institution plus ridicule que celle de nos colleges, lorsqu’on vient à comparer nos maximes seches & mortes avec l’éducation publique que la Grece donnoit aux jeunes gens, ornant la sagesse de tous les attraits qui charment cet âge tendre ? Nos instituteurs ne paroissent que des maîtres farouches, & l’on ne s’étonne plus si leurs disciples sont les premiers à les fuir & à les abandonner.
  10. Le feu des passions n’est pas la cause de nos désordres : ce coursier fougueux, indompté, qui s’emporte sous la main d’un mauvais écuyer, qui le renverse & le foule aux pieds, auroit obéi au frein sous la baguette d’un maître intelligent ; on l’eût vu remporter le prix d’une course glorieuse. La foiblesse des passions indique notre indigence. Qu’est-ce en effet que ce citoyen pesant, taciturne, dont l’ame insipide n’a de goût pour rien, qui est paisible, parce qu’il est inactif, qui végete, conduit facilement par le magistrat, parce qu’il ne sent aucun désir ? Est-il homme ou statue ? Mettez auprès de lui un homme tout plein de sentimens vifs : il se livrera à l’impétuosité de ses passions & il déchirera le voile des sciences ; il fera des fautes, & il aura du génie. Ennemi du repos, avide de connoissances, il puisera dans le choc du monde cet esprit élevé & lumineux qui servira la patrie ; il donnera peut-être prise à la censure, mais il aura déployé toute l’énergie de son ame : les taches qui la couvroient disparoîtront, parce qu’il aura été grand & utile.