L’An deux mille quatre cent quarante/22


CHAPITRE XXII.

Singulier Monument.


Je sortois du temple. On me conduisit dans une place non éloignée pour considérer à loisir un monument nouvellement bâti : il étoit en marbre, il aiguisoit ma curiosité & m’inspira le desir de percer le voile des emblêmes dont il étoit environné. On ne voulut pas m’expliquer ce qu’il signifioit ; on me laissa le plaisir & la gloire de le deviner.

Une figure dominante attiroit tous mes regards. À la douce majesté de son front, à la noblesse de sa taille, à ses attributs de concorde & de paix, je reconnus l’humanité sainte. D’autres statues étoient à genoux, & représentoient des femmes dans l’attitude de la douleur & du remords. Hélas ! l’emblême n’étoit pas difficile à pénétrer ; c’étoient les nations figurées qui demandoient pardon à l’humanité des playes cruelles qu’elles lui avoient causées pendant plus de vingt siecles.

La France, à genoux, imploroit le pardon de la nuit horrible de la S. Barthelemi, de la dure révocation de l’Édit de Nantes, & de la persécution des sages qui naquirent dans son sein. Comment avec la douceur de son front commit-elle de si noirs attentats ! L’Angleterre abjuroit son fanatisme, ses deux roses, & tendoit la main à la philosophie ; elle promettoit de ne plus verser que le sang des tyrans[1]. La Hollande détestoit ses partis de Gomar & d’Arminius, & le supplice du vertueux Barnevelt. L’Allemagne cachoit son front altier, & ne voyoit qu’avec horreur l’histoire de ses divisions intestines, de ses fureurs énergumenes, de sa rage théologique, qui avoit singulierement contrasté avec sa froideur naturelle. La Pologne avoit en indignation ses méprisables confédérés, qui, de mon tems, déchirerent son sein & renouvellerent les atrocités des croisades. L’Espagne, plus coupable encore que ses sœurs, gémissoit d’avoir couvert le nouveau continent de trente-cinq millions de cadavres, d’avoir poursuivi les restes déplorables de mille nations dans le fond des forêts & dans les trous des rochers, d’avoir accoutumé des animaux, moins féroces qu’eux, à boire le sang humain[2]… Mais l’Espagne avoit beau gémir, supplier, elle ne devoit point obtenir son pardon ; le supplice lent de tant de malheureux condamnés aux mines devoit déposer à jamais contre elle[3]. Le statuaire avoit représenté plusieurs esclaves mutilés, qui crioient vengeance en regardant le ciel : on reculoit d’effroi, on croyoit entendre leurs cris. Un marbre veiné de sang composoit sa figure, & cette couleur effrayante étoit ineffaçable, comme la mémoire de ses forfaits[4].

On voyoit dans le lointain l’Italie, cause originelle de tant de maux, premiere source des fureurs qui couvrirent les deux mondes, prosternée & le front contre terre, elle étouffoit sous ses pieds la torche ardente de l’excommunication ; elle sembloit n’oser avancer pour solliciter son pardon. Je voulus considérer de près les traits de son visage ; mais un coup de foudre recemment tombé l’avoit défiguré, & lorsque je m’approchai elle étoit méconnoissable & toute noircie des feux du tonnerre.

L’humanité radieuse levoit son front touchant au milieu de ces femmes humbles & humiliées. Je remarquai que le statuaire avoit donné à son visage les traits de cette nation libre & courageuse qui avoit brisé les fers de ses tyrans. Le chapeau du grand Tell ornoit sa tête[5] ; c’étoit le diadème le plus respectable qui ait jamais ceint le front d’un monarque. Elle sourioit à l’auguste philosophie, sa sœur, dont les mains pures & blanches étoient étendues vers le ciel qui la regardoit d’un œil plein d’amour.

Je sortois de cette place, lorsque vers la droite j’apperçus sur un magnifique piedestal un negre, la tête nuë, le bras tendu, l’œil fier, l’attitude noble, imposante. Autour de lui étoient les débris de vingt sceptres. À ses pieds on lisoit ces mots : Au vengeur du nouveau monde !

Je jettai un cri de surprise & de joie. — Oui, me répondit-on avec une chaleur égale à mes transports ; la nature a enfin créé cet homme étonnant, cet homme immortel, qui devoit délivrer un monde de la tyrannie la plus atroce, la plus longue, la plus insultante. Son génie, son audace, sa patience, sa fermeté, sa vertueuse vengeance ont été récompensés : il a brisé les fers de ses compatriotes. Tant d’esclaves opprimés sous le plus odieux esclavage, sembloient n’attendre que son signal pour former autant de héros. Le torrent qui brise ses digues, la foudre qui tombe, ont un effet moins prompt, moins violent. Dans le même instant ils ont versé le sang de leurs tyrans. François, Espagnols, Anglois, Hollandois, Portugais, tout a été la proie du fer, du poison & de la flamme. La terre de l’Amérique a bu avec avidité ce sang qu’elle attendoit depuis longtems, & les ossemens de leurs ancêtres lâchement égorgés ont paru s’élever alors & tressaillir de joie.

Les naturels ont repris leurs droits imprescriptibles, puisque c’étoient ceux de la nature. Cet héroïque vengeur a rendu libre un monde dont il est le dieu, & l’autre lui a décerné des hommages & des couronnes. Il est venu comme l’orage qui s’étend sur une ville criminelle que ses foudres vont écraser. Il a été l’ange exterminateur à qui le dieu de justice avoit remis son glaive : il a donné l’exemple que tôt ou tard la cruauté sera punie, & que la providence tient en réserve de ces ames fortes qu’elle déchaîne sur la terre pour rétablir l’équilibre que l’iniquité de la féroce ambition a sû détruire[6].



  1. Elle a tenu parole.
  2. Les Européens au nouveau monde, quel livre à faire !
  3. Lorsque je songe à ces infortunés qui ne tiennent à la nature que par la douleur, ensevelis vivans dans les entrailles de la terre, soupirant après ce soleil qu’ils ont eu le malheur de voir & qu’ils ne verront plus, qui gémissent dans ces horribles cachots, autant de fois qu’ils respirent, & qui savent ne devoir sortir de cette nuit effroyable que pour entrer dans l’ombre éternelle de la mort ; alors un frisson intérieur parcourt tout mon être, je crois habiter les tombeaux qu’ils habitent, respirer avec eux l’odeur des flambeaux qui éclairent leur affreuse demeure, je vois l’or, idole de la terre, sous son véritable aspect, & je sens que la Providence doit attacher à ce même métal, source de tant de barbarie, le châtiment des maux innombrables qu’il a causés même avant de voir le jour.
  4. Vingt millions d’hommes ont été égorgés sous le fer de quelques Espagnols, & l’empire d’Espagne contient à peine sept millions d’ames !
  5. Si Platon revenoit au monde, ses regards tomberaient, sans doute, avec admiration sur les républiques Helvétiques. Les Suisses ont excellé dans ce qui fait l’essence des républiques, c’est à-dire, dans la conservation de leur liberté sans rien entreprendre sur celle des autres. La bonne foi, la candeur, l’amour du travail, cette alliance avec toutes les nations qui est unique dans l’histoire, la force & le courage entretenus dans une paix profonde, malgré la différence des religions, voilà ce qui devroit servir de modele aux peuples & les faire rougir de leur extravagance.
  6. Ce héros, sans doute, épargnera ces généreux Quakers qui viennent de rendre la liberté à leurs nègres ; époque mémorable & touchante qui m’a fait verser des larmes de joie, & qui me fera détester les chrétiens qui ne les imiteront pas.