L’An deux mille quatre cent quarante/21

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CHAPITRE XXI.

Communion des deux Infinis.


Mais quel est ce jeune homme que je vois environné d’une foule empressée ? Comme la joie se peint dans tous ses mouvemens ! comme son front est brillant ! que lui est-il arrivé d’heureux ? d’où vient-il ? — Il vient d’être initié, me répondit gravement mon guide. Quoique nous ayons peu de cérémonies, nous en avons cependant une qui répond à ce que vous appelliez parmi vous premiere communion. Nous observons de fort près le goût, le caractere, les actions les plus secrettes d’un jeune homme. Dès qu’on s’apperçoit qu’il cherche les endroits solitaires pour y réfléchir ; dès qu’on le surprend l’œil attendri, attaché sur la voûte du firmament, contemplant dans une douce extase ce rideau azuré qui lui semble prêt à s’ouvrir ; alors il n’y a plus de tems à perdre, c’est un signe que sa raison a toute sa maturité & qu’elle peut recevoir avec fruit le développement des merveilles que le Créateur a opérées.

Nous choisissons une nuit où, dans un ciel serein, l’armée des étoiles brille dans tout son éclat. Accompagné de ses parens & de ses amis, le jeune homme est conduit à notre observatoire : tout à coup nous appliquons à son œil un télescope[1] ; nous faisons descendre sous ses yeux Mars, Saturne, Jupiter, tous ces grands corps flottans avec ordre dans l’espace ; nous lui ouvrons, pour ainsi dire, l’abîme de l’infini. Tous ces soleils allumés viennent en foule se presser sous son regard étonné. Alors un pasteur vénérable lui dit d’une voix imposante & majestueuse : « Jeune homme ! voilà le Dieu de l’univers qui se révele à vous au milieu de ses ouvrages. Adorez le Dieu de ces mondes, ce Dieu dont le pouvoir étendu surpasse & la portée de la vue de l’homme & celle même de son imagination. Adorez ce créateur, dont la majesté resplendissante est imprimée sur le front des astres qui obéissent à ses loix. En contemplant les prodiges échappés de sa main, sachez avec quelle magnificence[2] il peut récompenser le cœur qui s’élévera vers lui. N’oubliez point que parmi ses œuvres augustes, l’homme doué de la faculté de les appercevoir & de les sentir, tient le premier rang, & qu’enfant de Dieu il doit honorer ce titre respectable. »

Alors la scene change : on apporte un microscope ; on lui découvre un nouvel univers, plus étonnant, plus merveilleux encore que le premier. Ces points vivans que son œil apperçoit pour la premiere fois, qui se meuvent dans leur inconcevable petitesse, & qui sont doués des mêmes organes appartenans aux colosses de la terre, lui présentent un nouvel attribut de l’intelligence du créateur.

Le pasteur reprend du même ton : « Êtres foibles que nous sommes, placés entre deux infinis, opprimés de tout côté sous le poids de la grandeur divine, adorons en silence la même main qui alluma tant de soleils, imprima la vie & le sentiment à des atômes imperceptibles ! Sans doute, l’œil qui a composé la structure délicate du cœur, des nerfs, des fibres du ciron, lira sans peine dans les derniers replis de notre cœur. Quelle pensée intime peut se dérober à ce regard absolu devant lequel la voie lactée ne paroit pas plus que la trompe de la mite ? Rendons toutes nos pensées dignes du Dieu qui les voit naître & qui les observe. Combien de fois dans le jour : le cœur peut s’élancer vers lui & se fortifier dans son sein ! Hélas ! tout le tems de notre vie ne peut être mieux employé, qu’à lui dresser au fond de notre ame un concert éternel de louanges & d’actions de graces ! »

Le jeune homme ému, étonné, conserve la double impression qu’il a reçue presque au même instant : il pleure de joie, il ne peut rassasier son ardente curiosité ; elle s’enflâme à chaque pas qu’il fait dans ces deux univers. Ses paroles ne sont plus qu’un long cantique d’admiration. Son cœur palpite de surprise & de respect ; & dans ces instans sentez-vous avec quelle énergie, avec quelle vérité il adore l’Être des êtres ? Comme il se remplit de sa présence ! Comme ce télescope étend, aggrandit ses idées, les rend dignes d’un habitant de cet étonnant univers ! Il guérit de l’ambition terrestre & des petites haines qu’elle enfante ; il chérit tous les hommes animés du soufle égal de la vie ; il est le frere de tout ce que le créateur a touché[3].

Sa gloire désormais sera de moissonner dans les cieux cet amas de merveilles. Il se trouve moins petit depuis qu’il a eu l’avantage d’appercevoir ces grandes choses. Il se dit : Dieu s’est manifesté à moi, mon œil a visité Saturne, l’étoile Sirius & les soleils pressés de la voie lactée. Je sens que mon être s’est aggrandi depuis que Dieu a daigné établir une rélation entre mon néant & sa grandeur. Oh ! que je me trouve heureux d’avoir reçu l’intelligence & la vie ! J’entrevois quel sera le destin de l’homme vertueux ! Ô Dieu magnifique ! Fais que je t’adore, fais que je t’aime éternellement.

Il revient plusieurs fois se remplir de ces objets sublimes. Dès ce jour il est initié avec les êtres pensans ; mais il garde scrupuleusement le secret, afin de ménager le même degré de plaisir & de surprise à ceux qui n’ont point atteint l’âge où l’on sent de tels prodiges. Au jour consacré aux louanges du Créateur, c’est un spectacle édifiant, que de voir sur notre observatoire les nombreux adorateurs de Dieu, tomber tous à genoux, l’œil appliqué sur un télescope & l’esprit en prieres, élancer leur ame avec leur vue vers le fabricateur de ces pompeux miracles[4]. Alors nous chantons certaines hymnes qui ont été composées en langue vulgaire par les premiers écrivans de la nation ; elles sont dans toutes les bouches, & peignent la sagesse & la clémence de la Divinité. Nous ne concevons pas comment un peuple entier invoquoit jadis Dieu dans une langue qu’il n’entendoit point ; ce peuple étoit bien absurde, on brûloit du zèle le plus dévorant.

Parmi nous : souvent un jeune homme cédant à son transport, exprime à toute l’assemblée les sentimens dont son cœur est plein[5] ; il communique son enthousiasme aux cœurs les plus froids ; l’amour enflâme & frappe ses expressions. L’Éternel semble alors descendu au milieu de nous, écouter ses enfans qui s’entretiennent de ses soins augustes & de sa clémence paternelle. Nos physiciens, nos astronomes, s’empressent dans ces jours d’allégresse à nous révéler les plus belles découvertes ; héraults de la Divinité, ils nous font sentir sa présence dans les objets qui nous paroissent les plus inanimés : tout est rempli de Dieu, disent-ils, & tout le révele[6] !

Aussi nous doutons que dans toute l’étendue du royaume, il se trouve un seul athée[7]. Ce n’est point la crainte qui fermeroit sa bouche : nous le trouverions assez à plaindre pour lui infliger d’autre supplice que la honte ; nous le bannirions seulement du milieu de nous, s’il devenoit l’ennemi public & opiniâtre d’une vérité palpable, consolante & salutaire[8]. Mais avant nous lui ferions faire un cours assidu de physique expérimentale, il ne seroit pas possible alors qu’il se refusât à l’évidence que lui présenterait cette science approfondie. Elle a sû découvrir des rapports si étonnans, si éloignés & en même tems si simples, depuis qu’ils sont connus : il y a tant de merveilles accumulées qui dormoient dans son sein, maintenant exposées au grand jour, la nature enfin est si éclairée dans ses moindres parties, que celui qui nieroit un Créateur intelligent, ne seroit pas regardé seulement comme un fou, mais comme un être pervers, & la nation entiere prendroit le deuil à cette occasion pour marquer sa douleur profonde[9].

Graces au ciel, comme personne dans notre ville n’a la misérable manie de vouloir se distinguer par des opinions extravagantes & diamétralement opposées au jugement universel des hommes, nous sommes tous d’accord sur ce point important ; & celui-là posé, je n’aurai pas de peine[10] à vous faire comprendre que tous les principes de la morale la plus pure se déduisent d’eux mêmes appuyés qu’ils sont sur cette base inébranlable.

On pensoit dans votre siecle qu’il étoit impossible de donner au peuple une religion purement spirituelle ; c’étoit une erreur grave. Plusieurs de vos philosophes outrageoient la nature humaine par cette opinion fausse. L’idée d’un Dieu, dégagée de tout alliage impur, n’étoit pas cependant si difficile à saisir. Il est bon de le répéter encore une fois : C’est l’ame qui sent Dieu. Pourquoi le mensonge seroit-il plus naturel à l’homme que la vérité ? Il vous auroit suffi de bannir les imposteurs qui trafiquoient des choses sacrées, qui se prétendoient médiateurs entre la divinité & l’homme, & qui distribuoient des préjugés encore plus vils que l’or qu’ils en recevoient.

Enfin l’idolatrie, ce monstre antique, que les peintres, les statuaires & les poëtes avoient déïfié à l’envi l’un de l’autre pour l’aveuglement & le malheur du monde, est tombé sous nos mains triomphantes.

L’unité d’un Dieu, Être incréé, Être spirituel, telle est la base de notre religion. Il ne faut qu’un soleil pour l’univers. Il ne faut qu’une idée lumineuse pour éclairer la raison humaine. Tous ces soutiens étrangers & factices que l’on vouloit donner à l’entendement, ne faisoient que l’étouffer ; ils lui prêtoient quelquefois (nous l’avouerons) une énergie que ne produit pas toujours l’aspect de la simple vérité ; mais c’étoit un état d’ivresse qui devenoit dangereux. L’esprit religieux a fait naître le fanatisme ; on a voulu commander telle & telle adoration, & la liberté de l’homme blessée dans son plus beau privilège s’est justement révoltée. Nous abhorrons cette espece de tyrannie ; nous ne demandons rien au cœur qui ne sait pas sentir : mais en est-il un seul qui se refuse à ces traits lumineux & touchans qui ne lui sont offerts que pour son propre bonheur ?

C’est donner atteinte à l’Être infiniment parfait, que de calomnier la raison & de la présenter comme un guide incertain & trompeur. La loi divine qui parle d’un bout du monde à l’autre, est bien préférable à ces religions factices, inventées par des prêtres. La preuve qu’elles sont fausses, c’est qu’elles ne produisent que de funestes effets : c’est un édifice qui penche & qui a besoin d’être perpétuellement étayé. La loi naturelle est une tour inébranlable[11] ; elle n’apporte point la discorde, mais la paix & l’égalité. Les fourbes qui ont osé faire parler Dieu au ton de leurs propres passions, ont fait passer pour des vertus les actions les plus noires ; mais ces malheureux, en annonçant un Dieu barbare, ont précipité dans l’athéisme les cœurs sensibles qui aimoient mieux anéantir l’idée d’un Être vindicatif que de montrer cet Être effroyable à l’univers[12].

Nous au contraire, c’est sur la bonté du Créateur si visiblement empreinte que nous élevons nos cœurs vers lui. Les ombres d’ici-bas, les maux passagers qui nous affligent, les douleurs, la mort, ne nous épouvantent point : tout cela, sans doute, est utile, nécessaire, & nous est même imposé pour notre plus grande félicité. Il est un terme à nos connoissances ; nous ne pouvons savoir ce que Dieu sait. Que l’univers vienne à se dissoudre ! pourquoi craindre ? quelque révolution qui arrive, nous tomberons toujours dans le sein de Dieu. [13]



  1. Le télescope est le canon moral qui abattu en ruine toutes les superstitions, tous les fantômes qui tourmentoient la race humaine. Il semble que notre raison se soit aggrandie à proportion de l’espace immésurable que nos yeux ont découvert & parcouru.
  2. Montesquieu dit quelque part que les tableaux qu’on fait de l’enfer sont achevés, mais que lorsqu’on parle du bonheur éternel on ne fait que promettre aux honnêtes gens. Cette pensée est un abus de cet esprit saillant qu’il place quelquefois mal-à-propos. Que tout homme sensible réfléchisse un moment sur la foule des plaisirs vifs & délicats qu’il doit à l’esprit. Combien ils surpassent ceux qu’il reçoit ses sens ! Et le corps lui-même, qu’est-il sans ame ? Que de fois l’on tombe dans une letargie délicieuse & profonde, où l’imagination agréablement flattée vole sans obstacle & se crée des voluptés exquises & variées, qui n’ont aucune ressemblance avec les plaisirs matériels. Pourquoi la puissance du Créateur ne pourroit-elle pas prolonger, fortifier cet heureux état ? L’extase qui remplit l’ame du juste méditant sur de grands objets n’est-elle pas un avant-goût du plaisir qui l’attend lorsqu’il contemplera sans voile le vaste plan de l’Univers ?
  3. On a voulu ridiculiser un saint qui disoit : paissez, ma sœur, la brebis, bondisez de joie, poissons qui êtes mes frères. Ce saint valoit mieux que ses confreres, il étoit vraiment philosophe.
  4. Si demain le doigt de l’Éternel gravoit ces mots sur la nue, en caracteres de feu : Mortels, adorez un Dieu ! Qui doute que tout homme ne tombât à genoux & n’adorât ? Eh, quoi, mortel insensé & stupide ! as-tu besoin que Dieu te parle francois, chinois, arabe ! Que sont les étoiles innombrables semées dans l’espace, sinon des caracteres sacrés, intelligibles à tous les yeux, & qui annoncent visiblement un Dieu qui se révele ?
  5. Quand un jeune homme a l’enthousiasme de la vertu, fût-il dangereux ou faux, il faut craindre de le détromper ; laissez-le dire, il se rectifiera sans vous : en voulant le corriger, d’un mot vous tueriez peut-être son ame.
  6. Le culte extérieur des Anciens consistoit en fêtes, en danses, en hymnes, en festins, le tout avec très-peu de dogmes. La divinité n’étoit pas pour eux un être solitaire, armé de foudres. Elle daignoit se communiquer & rendre sa présence visible. Ils croyoient l’honorer plutôt par des fêtes que par la tristesse & les larmes. Le législateur qui connoîtra le mieux le cœur humain, le conduira toujours à la vertu par la route du plaisir.
  7. C’est à l’athée de prouver que la notion d’un Dieu est contradictoire, & qu’il est impossible qu’un tel être existe : c’est le devoir de celui qui nie d’alléguer ses raisons.
  8. Quand on me parle des mandarins athées de la Chine, qui annoncent la morale la plus admirable, & qui se consacrent tout entiers au bien public, je ne démentirai point l’histoire, mais cela me paroit la chose du monde la plus inconcevable.
  9. La présence intime & universelle d’un Dieu bon & magnifique, ennoblit la nature & répand partout je ne sais quel air vivant & anime qu’une doctrine sceptique & désespérante ne peut donner.
  10. Je crains Dieu, disoit quelqu’un, & après Dieu je ne crains que celui qui ne le craint pas.
  11. La loi naturelle, si simple & si pure, parle un langage uniforme à toutes les nations ; elle est intelligible pour tout être sensible ; elle n’est point environnée d’ombres, de mysteres, elle est vivante, elle est gravée dans tous les cœurs en caracteres ineffaçables : ses décrets sont à couvert des révolutions de la terre, des injures du tems, des caprices de l’usage. Tout homme vertueux en est le prêtre. Les erreurs & les vices sont ses victimes. L’univers est son temple, & Dieu la seule Divinité qu’elle encense. On a répété ceci mille fois, mais il est bon de le redire encore. Oui, la morale est la seule religion nécessaire à l’homme ; il est religieux dès qu’il est raisonnable, il est vertueux dès qu’il se rend utile : en rentrant dans le fond de son cœur, en consultant son être, tout homme saura ce qu’il se doit à lui-même & ce qu’il doit aux autres.
  12. C’est en écrasant les hommes à force de terreurs, c’est en troublant leur entendement, que la
  13. plupart des législateurs en ont fait des esclaves & se sont flattés de les retenir éternellement sous le joug. L’enfer des Chrétiens est sans contredit le blasphême le plus injurieux fait à la bonté & à la justice divine. Le mal fait toujours sur l’homme des impressions beaucoup plus fortes que le bien. Ainsi un Dieu méchant frappe plus l’imagination qu’un Dieu bon. Voilà pourquoi on voit dominer une teinte lugubre & noire dans toutes les religions du monde. Elles disposent les mortels à la mélancolie. Le nom de Dieu renouvelle sans cesse en eux le sentiment de la frayeur. Une confiance filiale, une espérance respectueuse honoreroient d’avantage l’Auteur de tout bien.