L’An deux mille quatre cent quarante/05

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CHAPITRE V.

Les voitures.


Je remarquai que tous les allans prenoient la droite, et que les venans prenoient la gauche[1]. Ce moyen si simple de n’être point écrasé venoit d’être imaginé tout-à-l’heure, tant il est vrai que ce n’est qu’avec le tems que se font les découvertes utiles. On évitoit par-là les rencontres fâcheuses. Toutes les issues étoient sûres & faciles : & dans les cérémonies publiques où se trouvoit l’affluence de la multitude, elle jouissoit d’un spectacle qu’elle aime naturellement, & qu’il auroit été injuste de lui refuser. Chacun s’en retournoit paisiblement chez soi, sans être ou froissé ou mort. Je ne voyois plus le coup d’œil risible & révoltant de mille carosses mutuellement accrochés demeurer immobiles pendant trois heures, tandis que l’homme doré, l’homme imbécille qui se faisoit traîner, oubliant qu’il avoit des jambes, crioit à la portière, & se lamentoit de ne pouvoir avancer[2].

Le plus grand peuple formoit une circulation libre, aisée & pleine d’ordre. Je rencontrai cent charettes chargées de denrées ou de meubles, pour un seul carosse, encore ce carosse trainoit-il un homme qui me parut infirme. Que sont devenues, dis-je, ces brillantes voitures élégamment dorées, peintes, vernissées, qui de mon tems remplissoient les rues de Paris ? Vous n’avez donc ici ni traitans, ni courtisannes[3], ni petits-maîtres ? Jadis ces trois misérables espèces insultoient au public, & sembloient jouer à l’envi l’une de l’autre à qui auroit l’avantage d’épouvanter l’honnête bourgeois qui fuyoit à grands pas, de peur d’expirer sous la roue de leur char. Nos seigneurs prenoient le pavé de Paris pour la lice des jeux olympiques, & mettoient leur gloire à crever des chevaux. Alors se sauvoit qui pouvoit.

Il n’est plus permis, me répondit-on, de faire de pareilles courses. De bonnes loix somptuaires ont réprimé ce luxe barbare, qui engraissoit un peuple de laquais & de chevaux[4]. Les favoris de la fortune ne connoissent plus cette mollesse coupable qui révoltoit l’œil du pauvre. Nos seigneurs font usage aujourd’hui de leurs jambes ; ils ont de l’argent de plus et la goutte de moins.

Vous voyez pourtant quelques voitures ; elles appartiennent à d’anciens magistrats, ou à des hommes distingués par leurs services et courbés sous le poids de l’âge. C’est à eux seuls qu’il est permis de rouler lentement sur ce pavé où le moindre citoyen est respecté ; s’ils avoient le malheur d’estropier un homme, ils descendroient à l’instant même de leur carosse pour l’y faire monter, & lui entretiendroient une voiture pour toute sa vie à leurs dépens.

Ce malheur n’arrive jamais. Les riches titrés sont des hommes estimables, qui ne croient point se deshonorer en souffrant que leurs chevaux cédent le pas au citoyen.

Notre Souverain lui-même se promène souvent à pied parmi nous ; quelquefois même il honore nos maisons de sa présence, & presque toujours quand il est las d’avoir marché, il choisit pour se reposer la boutique d’un artisan. Il aime à retracer l’égalité naturelle qui doit régner parmi les hommes : aussi ne voit-il dans nos yeux qu’amour & reconnoissance ; nos acclamations partent du cœur, & son cœur les entend & s’y complait. C’est un second Henri IV. Il a sa grandeur d’ame, ses entrailles, son auguste simplicité ; mais il est plus fortuné. La voie publique reçoit sous ses pas comme une empreinte sacrée que chacun révère : on n’ose s’y quereller ; on rougiroit d’y commettre le moindre désordre : si le Roi passoit, dit-on ; cette réflexion seule arrêteroit, je crois, une guerre civile. Que l’exemple devient puissant, lorsqu’il est donné par la première tête ! comme il frappe ! comme il devient une loi inviolable ! comme il commande à tous les hommes !



  1. L’étranger ne conçoit guères ce qui occasionne en France ce mouvement perpétuel des hommes, qui du matin au soir sont hors de leurs maisons, souvent sans affaires, & dans une agitation incompréhensible.
  2. Rien de plus comique que de voir sur un pont une file de carosses qui s’embarassent les uns dans les autres. Les maîtres regardent & s’impatientent, les cochers se lèvent sur leurs sièges & jurent. Ce coup d’œil venge un peu les malheureux piétons.
  3. On a vu six chevaux magnifiquement enharnachés ; ils étoient attelés à un carosse superbe : on se rangeoit en deux hayes pour le voir passer. Les artisans ôtoient leur bonnet, & c’étoit une catin qu’ils avoient saluée.
  4. On a comparé avec raison les sots opulens qui entretiennent une foule de valets à des cloportes, ils ont beaucoup de pieds, & leur marche est fort lente.