L’An deux mille quatre cent quarante/04

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CHAPITRE IV.

Les porte-faix.


Mon guide se rendoit chaque instant plus affable. Il paya la dépense que j’avois faite chez le frippier, elle se montoit à un louis de notre monnoye que je tirai de ma poche. Le marchand se promit de le garder comme une pièce antique. On payoit comptant dans chaque boutique, & ce peuple, ami d’une probité scrupuleuse, ne connoissoit point ce mot crédit, qui d’un côté ou de l’autre servoit de voile à une industrieuse friponnerie. L’art de faire des dettes & de ne les point payer n’étoit plus la science des gens du beau monde[1].

En sortant la foule m’environnoit encore, mais les regards de la multitude n’avoient rien de railleur, rien d’insultant ; seulement on bourdonnoit de tout côté à mes oreilles : voila l’homme qui a sept cents ans ! Qu’il a dû être malheureux pendant les premieres années de sa vie[2] !

J’étois étonné de trouver tant de propreté et si peu d’embarras dans les rues, on eût dit de la Fête-Dieu. La ville paroissoit cependant extraordinairement peuplée.

Il y avoit dans chaque rue un garde qui veilloit à l’ordre public ; il dirigeoit la marche des voitures & celle des hommes chargés ; il ouvroit surtout un libre passage à ces derniers, dont le fardeau étoit toujours proportionné à leurs forces.

On ne voyoit point un malheureux haletant, tout en sueur, l’œil rouge & la tête comprimée, gémir sous un poids qui n’étoit fait que pour une bête de somme chez un peuple humain : le riche ne se jouoit point de l’humanité moyennant quelques pièces de monnoye. On voyoit encore moins un sexe délicat & foible, né pour remplir des devoirs plus doux & plus heureux, attrister les regards des passans en se métamorphosant en porte-faix : on ne le voyoit point dans les marchés publics forcer à chaque pas la nature, & accuser la barbare insensibilité des hommes, tranquilles spectateurs de leurs travaux. Rendues aux devoirs de leur état, les femmes remplissoient l’unique soin que leur imposa le créateur, celui de faire des enfans, et de consoler ceux qui les environnent des peines de la vie.



  1. Charles VII Roi de France, se trouvant à Bourges, se fit faire une paire de bottes ; mais comme on les lui essayoit, l’Intendant entra & dit au bottier : remportez votre marchandise, nous ne pourrions vous payer ces bottes de quelque tems, Sa Majesté peut encore aller un mois avec les vieilles. Le Roi approuva l’Intendant, & il méritoit d’avoir un pareil homme à son service. Que pensera en lisant ceci le jeune drôle qui se laisse chausser, riant en lui-même d’avoir encore trouvé un pauvre ouvrier à tromper ; il méprise l’homme qui lui met des souliers aux pieds & qu’il ne paye point, & court prodiguer l’or dans les aziles de la débauche & du crime. Que la bassesse de son ame n’est-elle gravée sur son front, sur ce front qui ne rougit pas de se détourner à chaque coin de rue pour éviter l’œil d’un créancier ! Si tous ceux auxquels il doit les vêtemens qu’il porte l’arrêtoient dans un carrefour, & reprenoient ce qui leur appartient, que lui resteroit-il pour se couvrir ? Je voudrois que sur le pavé de Paris chaque homme vêtu d’un habit au-dessus de son état fût forcé, sous des peines sévères, de porter dans sa poche la quittance de son tailleur.
  2. Celui qui a en main la milice d’un État, celui qui a en main les finances, est despote dans toute la force du terme, & s’il n’achève pas de tout courber, c’est qu’il ne convient pas toujours à ses intérêts d’user de sa toute-puissance.