L’Amour qui n’ose pas dire son nom/16

Bernard Grasset (p. 224-236).
◄  XV

XVI

Conclusions.

Parvenu au terme de cette étude, je m’aperçois que, pour être juste dans mes conclusions, il me faudra me surveiller. La règle d’impartialité à laquelle je me suis soumis finirait-elle par me donner de l’humeur, encore que je ne songe point à m’en départir ? Cela se peut. La route que je viens de parcourir n’a pas cessé un instant de me paraître dure. Quel triste débat sur l’amour que celui d’où la femme est exclue ! Auprès d’elle, je m’excuse de m’y être engagé. Ah ! si je n’avais suivi que mon penchant, combien j’eusse mieux aimé chanter un cantique à la Rose ! Mais je me suis fait violence dans un double souci, l’un de l’esprit, l’autre du cœur : le souci de la vérité et celui de l’humanité. Eux seuls me guideront jusqu’au bout.

L’anormal n’est pas chose simple. Avant de le condamner, je souhaiterais qu’on s’inquiétât de savoir comment il a germé. Éclosion souvent douloureuse. La cause des homosexuels-nés, malgré la fanfaronnade particulière à quelques uns d’entre eux, continue d’être affligeante. C’est un procès à réviser.

Chaque fois que l’on se trouve en présence d’une sorte de fatalité organique, par quelle froide imitation des antiques foudres judéo-chrétiennes pourrait-on se croire autorisé, de nos jours, à frapper d’excommunication majeure l’anomalie sexuelle ? Un anathème qui a perdu son fondement religieux, un anathème sans foi, et que rien, d’autre part, ne justifie en raison, n’est plus qu’une formule creuse.

Au reste, pratiquement, cette parodie de malédiction est vaine ou barbare. Elle est vaine, soit que l’intéressé nargue la défense, soit qu’il l’élude en tremblant. Et la barbarie de l’attitude éclate, lorsque, l’homosexuel congénital prenant l’interdit à la lettre, il n’a le choix qu’entre deux alternatives : être un saint ou disparaître. La sainteté est une montée abrupte, difficile à gravir pour ceux à qui la « primauté du spirituel » n’apparaît point, au haut de la montagne, comme une aurore ; et ceux-là, c’est presque tout le monde, car la chair communément est plus fervente que l’esprit. Mais la pente du suicide, surtout dans la première jeunesse, n’est pas très malaisée à descendre. J’entends bien que beaucoup d’anormaux constitutionnels n’y roulent pas. N’importe ! que la question, pour eux, puisse se poser, qu’ils en connaissent, certains soirs, les affres et les vertiges, voilà qui suffit à dénoncer comme inique et cruel le vieux principe d’exclusion. Une opinion qui peut avoir pour conséquence d’acculer un être à la mort en lui imputant à crime le seul fait d’avoir été mis au monde, cette opinion est indéfendable. Aussi longtemps qu’elle avait son origine dans la mystique, d’honnêtes gens ont pu s’y tromper. Maintenant cela n’est plus permis.

En retour de cette amnistie, nous demandons à l’inverti-né de se montrer réservé dans les manifestations de son instinct. Nous le relevons de l’ancien opprobre, mais, dès qu’il s’affiche, nous nous sentons gênés, il faut qu’il le sache bien. Socialement, toute anomalie abuse, quand elle se fait provocante. Elle s’expose à encourir de nouveau des sévérités, par une brusque réaction du sentiment public» lequel, à son égard, est toujours instable.

Qu’on n’aille point déduire de là que, dès l’instant que le désir est normal, il est en droit d’être obscène. Mon intention n’est pas d’accorder indirectement toute licence aux formes hétérosexuelles de la débauche et de la prostitution. Mais, dans l’anomalie, le cynisme s’aggrave d’un défi aux coutumes.

Puisqu’il est entendu que toute morale sexuelle est relative, ne parlons pas, si l’on veut, de morale. Et d’ailleurs, dans les relations amoureuses des hommes avec les femmes, la stricte morale aurait souvent trop à blâmer, pour que nous puissions l’invoquer sans prêter immédiatement le flanc aux railleries des casuistes de l’inversion. Disons donc simplement que l’impudeur d’un pédéraste a quelque chose de particulièrement antipathique à nos mœurs.

Ah ! pour le coup, j’ai bien peur que les investis qui me liront n’aient peine à se retenir de rire. Comment ! l’étalage de leurs liaisons fait offense à nos habitudes ? En vérité, s’il en était ainsi, la « bonne société » serait fort troublée. Chaque jour lui apporterait une occasion nouvelle de crier au scandale. Or, personne n’élève la voix pour protester. On chuchote, on badine. Parfois, quelqu’un s’exclame : « Tout de même, c’est trop ! » Mais il se garderait bien d’en dire davantage, de crainte de paraître provincial, pis encore : en retard.

Certes, la corruption parmi les gens du monde a toujours été grande. Autrefois, elle s’accommodait du bel air ; aujourd’hui, elle fait partie du bon ton. Et les successeurs des aristocrates dans la possession du luxe et l’arbitrage des plaisirs, ceux qui composent cette masse mélangée, voyageuse et polyglotte qu’on appelle vulgairement les « gens chics », ceux-là sont les mêmes dans toutes les capitales et dans toutes les villes d’eaux, partout où il y a des palaces à proximité d’un terrain de golf. Mais ce n’est pas seulement parmi les élégants et les oisifs de tous les pays que l’inversion, en ces dernières années, a foisonné. C’est dans les milieux littéraires, c’est dans les cénacles, et cela singulièrement chez nous, à Paris.

Là est le danger.

À ce mot, les zélateurs de l’homosexualité triompheront. Ils y verront un aveu, la preuve que l’universalité de leur penchant ne peut plus être niée.

Ils se trompent. L’inversion innée paraît plus fréquente qu’autrefois parce qu’elle est plus connue et parce qu’elle se cache moins, mais, toutes les autorités médicales s’accordent pour l’affirmer, elle demeure assez rare. Ce qui s’est développé, c’est le vice.

L’immense majorité des « nouveaux invertis », si l’on peut ainsi les nommer, sont des vicieux, entendez par là des individus qui, à une certaine époque de leur vie, le plus souvent dans l’adolescence ont contracté une « mauvaise habitude ». Qu’on veuille bien se rappeler ce que nous avons dit ailleurs sur la part de consentement, la part de liberté, qui fort souvent est à noter dans l’acquisition de l’anomalie. À l’origine de celle-ci, que de fois ne relève-t-on pas l’influence orale ou livresque d’un homosexuel congénital ou d’un débauché, ou encore l’entraînement anonyme d’une mode !

Très nombreux sans doute sont les hétérosexuels sur qui de pareilles tentatives de séduction n’ont aucune prise. Mais la propagande d’une déviation est-elle justifiée par la facilité avec laquelle, dans la masse des faibles ou des curieux, beaucoup se laissent suborner ? C’est pourtant par ce sophisme que les apôtres du non-conformisme entendent légitimer leur action : « Voyez, disent-ils, avec quel empressement l’on vient à nous. C’est donc qu’il est naturel qu’on nous suive. » Parbleu, nous le savons bien, que toute dépravation qui a ses prêcheurs trouve rapidement des adeptes. Quel désordre n’est épidémique[1] ?

N’exagérons rien. Dans la province française, le mal est généralement ignoré, ce qui ne signifie pas que la déviation y soit inconnue (nos provinciaux ne sont point si candides) mais, dans nos campagnes et nos petites villes, l’homosexuel conscient de son inclination se terre ou ne chasse qu’avec une extrême prudence ; et l’idée qu’une telle bizarrerie puisse se propager ne vient à l’esprit de personne. À Paris même, la menace est loin de se faire sentir partout. Il est des couches sociales où la notion d’un péril de ce genre n’a seulement pas pénétré ; d’autres où l’on a peine à prendre au sérieux la question, où l’on en rit à la gauloise, de ce rire de la santé qui découragerait Satan lui-même[2].

Néanmoins, le péril existe. Il est limité mais réel. Des deux principaux foyers de contamination que j’ai signalés, à savoir les salons et les cénacles, le deuxième aujourd’hui impressionne le premier beaucoup plus que celui-ci ne lui fait la loi. Aussi bien est-ce aux littérateurs qu’il faut attribuer, dans l’espèce, la plus grande part de responsabilité, quelquefois dans la mesure même du talent mis au service du prosélytisme, et, de toute façon, matériellement, en raison des moyens quasi-automatiques de diffusion que le livre donne à l’idée ou à l’image.

La littérature, à toutes les époques, a créé ou précipité des courants. Elle en a souvent canalisé ou déversé qui venaient d’ailleurs, mais beaucoup ont pris leur source en elle-même. Pour la librairie comme pour la presse, le régime légal dont nous restons partisan est celui de la liberté absolue. Le seul mot de censure a quelque chose qui nous révolte[3]. Est-ce à dire qu’en présence d’un mouvement littéraire qui risque d’avoir des conséquences fâcheuses il n’y ait qu’à se taire ? Non. Et c’est pourquoi j’ai écrit cet ouvrage. Il faut opposer l’esprit à l’esprit, et faire confiance à la raison.

Ici, je dois parer à une objection que ne manquerait pas de m’adresser, d’une seule voix, tout le petit clan fanatisé. « Vous raisonnez, diront ces messieurs, comme si l’inversion non-congénitale était la seule anomalie sexuelle qui méritât le nom de vice. D’abord, qu’entendez-vous par vice ? Sous cette dénomination, faut-il ranger toute pratique ayant la volupté pour but indépendamment de la génération ? En ce cas, le vice est installé aujourd’hui dans les meilleures familles. Mais admettons que le vice ne commence qu’à partir d’un certain excès ou d’une certaine complication de moyens dans la recherche du plaisir. Que d’aberrations en dehors de l’homosexualité ! La prostitution féminine ne fourmille-t-elle pas d’horreurs pour lesquelles ceux qui s’intitulent les « normaux » montrent bien de l’indulgence ? Est-ce que le vice ne s’étale pas, ne prospère pas, ne triomphe pas sous toutes les formes et partout, non seulement dans ses officines traditionnelles, « abris des secrètes luxures », mais encore dans les lieux publics, au long des trottoirs, aux devantures des librairies, aux éventaires des kiosques, jusque sur la feuille illustrée que le garçon coiffeur, après nous avoir passé le peignoir, nous tend d’un geste rituel, à la fois autoritaire et machinal ? »

Sans doute. Mais ne moralisons pas, pour ne pas encourir le reproche de représenter comme éternelles et universelles des règles qui ne le sont point ; bornons-nous modestement à considérer les faits, la réalité relative, celle du milieu et du moment[4]. Sur ce terrain, nous sommes autorisé à soutenir que l’homosexualité non constitutionnelle, l’homosexualité acquise est un vice qui, malgré l’extension qu’il a pu prendre en des cercles restreints, garde encore chez nous, ainsi qu’il a été dit précédemment, son ancien caractère de « mœurs spéciales ». Or, c’est en faveur de ce vice, qui, dans l’ensemble de la Cité, demeure un phénomène particulier, que des écrivains prétendent obtenir de l’opinion, non pas même la parité de traitement avec les autres licences de l’amour, mais une sorte d’hégémonie spirituelle et comme un prix d’excellence.

Par ces derniers mots, j’ai dessein de souligner de quelle manœuvre sournoise l’abus se double ici. Les perversions hétérosexuelles ne nient guère qu’elles soient des vices. Elles se dépensent et se satisfont tout entières dans leur assouvissement charnel. Il semble qu’elles aient comme une obscure conscience du rang inférieur qu’elles occupent dans la hiérarchie des passions. Elles sont exigeantes, tyranniques, acharnées, peut-être, dans la poursuite de leur extase ; elles sont violentes, parfois meurtrières, lorsque leurs vœux sont frustrés. Mais là s’arrêtent leur délire et leur ambition. Le vice homosexuel n’a point cette réserve ni cette humilité. Non seulement il entend prendre son plaisir où il le trouve, mais que ce plaisir puisse être de basse condition, il se refuse à l’admettre. Au contraire, il souhaite impudemment que ce qu’il y a d’irrégulier dans son instinct soit estimé, proclamé comme une élégance suprême. Et ces notions de délicatesse, de rareté, d’exquisité, d’aristocratie, il les transporte du plan physique au plan moral. Dès lors, l’homosexualité sera, au premier degré, une collection d’individus ayant en commun certaines mœurs ; mais, au second degré, ce sera toute une vue du monde, laquelle comprendra une philosophie, une éthique, une esthétique, voire une politique, avec franc-maçonnerie, fiches, journaux et revues, salons affiliés, expositions, campagnes de presse, lancements, intrigues, ententes secrètes, appuis et fraternités.

À cela nos subtils contradicteurs répliqueront que nos étonnements cesseraient, comme tomberait d’elle-même notre argumentation, si nous consentions une bonne fois à répudier l’ancienne équation : pédérastie = vice, et à la remplacer par la suivante : pédérastie = amour. Mais, j’ai déjà dit comment, dans l’état actuel de notre civilisation, pour nous, Français, cette dernière équation n’est recevable, par tolérance, que pour les invertis-nés. Nous n’avons plus à y revenir.

Posons, si l’on veut, la question dans des termes encore plus généraux, de façon à la dégager de toute idée préconçue. Appelons simplement l’hétérosexualité et l’homosexualité « deux différentes manières d’aimer ». Il reste toujours ceci, que l’homosexualité est, à notre époque et dans notre pays, une conception de l’amour particulière.

Florissant dans quelques milieux littéraires, grâce au prestige dont y jouissent des pédérastes notoires, parmi lesquels l’un au moins est un grand écrivain, ce particularisme s’efforce de faire agréer et admirer, comme représentant la littérature française du moment, une littérature qui ne peut-être que le reflet d’une sensualité insolite, l’expression d’une sensibilité autre que la sensibilité générale. Alors même que la propagande du vice proprement dit n’excéderait point les limites des cénacles (ce qui n’est pas, comme on le voit par l’exemple un peu ridicule des gens du monde, toujours à l’affût des « snobismes »), il y aurait lieu de relever comme un phénomène inquiétant ce désaccord entre le terroir et la fleur, si je puis dire, entre le fonds français et la littérature qui se donne comme la plus récente illustration de notre génie.

On parle quelquefois, en politique, de « minorités agissantes ». Mais c’est surtout dans les Lettres et les Arts que le terme trouverait à s’appliquer avec un sens plein. En littérature, toujours ce sont des minorités, c’est-à-dire ici des talents, qui ont exercé une action, laissé une empreinte. Naguère encore, ces minorités étaient en rapport intime, en communion avec le tempérament général du pays. Aujourd’hui, elles sont en opposition avec ce tempérament, et ne laissent pas, cependant, d’agir sur lui, de le troubler, de le fausser peut-être.



  1. En ce qui concerne les garçons de quatorze à dix-sept ou dix-huit ans, je laisse aux éducateurs le soin d’apprécier s’il n’y aurait pas intérêt à exercer une tutelle plus sérieuse, je veux dire plus intelligente, sur les volontés faibles. Celles-ci, dira-t-on, ne peuvent se reconnaître, elles sont perdues dans la foule enfantine. Eh ! bien, c’est l’enfance entière qu’il faut mieux protéger. Notre système d’éducation, unisexuel jusqu’à l’absurde, est à refondre tout entier, peut-être. Mais notre objet n’est pas là. C’est surtout en fonction de la littérature que nous avons étudié l’anomalie. C’est dans ces limites que nous nous tiendrons.
  2. Note D : Voici la petite aventure qui, à trois reprises, m’est arrivée. Je la conte parce qu’elle est significative et réconfortante.

    Un jour que je demandais à un employé de librairie une des brochures devenues rares que je jugeais indispensable à ma documentation, je surpris dans les yeux de cet honnête garçon un imperceptible sourire, lequel, de proche en proche, à la manière d’un rayon de soleil filtrant à travers la brume, se répandit sur le visage des autres commis et, pendant une seconde, éclaira d’une lumière moqueuse la boutique entière. Dans une librairie scientifique, c’était si inattendu que je crus m’être trompé.

    Une deuxième fois, la même chose m’advint chez un autre éditeur et dans une occasion identique. Impossible, désormais, de ne pas croire à cette réalité stupéfiante : à Paris, dans une maison d’éditions scientifiques, on ne peut s’enquérir gravement de certains ouvrages sans que l’œil de l’employé ne vous glisse, sous la paupière soudain baissée, un regard ironique.

    La troisième fois, ce fut pire : le commis ne trouvant pas dans ses fiches l’indication de l’ouvrage demandé, une jeune fille vint à son secours. Pendant qu’ils cherchaient ensemble, leurs corps rapprochés se poussaient du coude et du genou. La tête inclinée, essayant, sans y parvenir, de me cacher leur mimique, tous les deux se mordaient les lèvres, tant ils devaient faire effort pour contenir leur joie.

  3. Les lectures de la jeunesse doivent être surveillées autant que possible. Mais on ne peut, sous prétexte que cette surveillance est difficile, souhaiter que les auteurs n’écrivent plus qu’ad usum Delphini.
  4. Ce qui d’ailleurs revient à peu près au même, presque toute la morale pratique étant conditionnée par la coutume. Mais l’important, c’est que le terme de « morale » ne soit pas prononcé, car il prête à équivoque, en raison des postulats d’ordre philosophique ou religieux qu’on lui suppose généralement.