Alphonse Lemerre, éditeur (p. 46-54).


IV

LE PORTRAIT


Quoiqu’elle ne donnât plus de fêtes officielles et que, dans le langage absolu des salons, la marquise ne vît plus personne, elle recevait pourtant tous les soirs. C’étaient quelques femmes restées du monde plus qu’elle, et qui venaient voir, dans le Sainte-Hélène de son boudoir de satin jonquille, cette beauté napoléonne qu’elles avaient peur d’en voir sortir, et qui n’avait pas eu de Waterloo. C’étaient encore les hommes les plus élégants de Paris, héroïques chevaliers de la fidélité à la beauté des femmes, que l’éclat jeté par celle de Mme de Gesvres attirait toujours. — Dans ces réunions de hasard, les uns s’en allaient, après un bonsoir bien vite dit entre deux actes des Italiens, et les autres restaient à causer, s’ils pouvaient, car Mme de Gesvres coupait les vivres aux sots ; on ne jouait pas chez elle, et il n’y avait point de piano, deux grandes ressources de moins pour les gens nuls. Comme elle riait un peu du talent d’artiste qu’étalent à présent la plupart des femmes, elle aimait à prendre au trébuchet d’un salon sans piano toutes les Grisi aristocratiques qui ont besoin d’un morceau des Puritains pour dire quelque chose. C’étaient ordinairement les hommes qui restaient. Quoiqu’elle fût irrégulière, et que tantôt elle fût vive et tantôt triste, séparant toujours ce que Mme de Staël unissait, les hommes estimaient, sans bien s’en rendre compte, cette droiture de sens, cette supériorité vraie qui éclatait souvent à travers les mines de l’enfant gâté, de la despote dépravée par les flatteries, de la chatte câline qui faisait gros dos avec des épaules d’une incomparable volupté. Ils causaient là librement et de tout. Un détail, du reste, qui peindra ces soirées, c’est qu’au lieu du thé, on prenait du punch. Quand on avait bien causé, on s’en allait pour revenir le lendemain ; cour assidue, mais sans favoris, et qu’après bien des espérances trompées, bien des fatuités en défaut, on avait pris le parti de faire à la marquise sans ambition, sans arrière-pensée, sans prétendre à rien qu’à la faveur de baiser une main splendide de contour et de blancheur, qu’elle tendait à tous avec une grâce royale, et qu’elle appelait religieusement sa patène.

Un soir, le dernier des habitués du salon de la marquise venait de partir ; les mots par lesquels elle l’avait congédié s’étaient perdus dans un de ces éclats de rire comme il en vibrait parfois sur ses lèvres capricieuses ; elle restait seule avec M. de Maulévrier. Elle était assise ou plutôt couchée sur sa causeuse. Lui était assis sur le divan en face, de l’autre côté de la cheminée, à la place où il l’avait regardée tout le soir se livrer aux diverses impressions d’une femme mobile que la conversation entraîne. Parfois, de la sultane plongée dans les coussins de sa causeuse, étalant richement l’ampleur d’une beauté à réveiller le Turc le plus engourdi, il levait les yeux jusqu’à un portrait placé au-dessus de la causeuse, un portrait de Bérangère de Gesvres à une époque déjà éloignée. Elle avait dix-huit ans dans ce portrait, des bras rosés et puissants de santé et de jeunesse, un voile rejeté bizarrement autour de la tête, et un regard perdu et contrastant par sa mélancolie avec l’étincellement de la vie dans le reste de sa personne. Le fond du portrait représentait un ciel orageux. Rien n’était idéal comme tout cela. Maulévrier cherchait comment cette tête de jeune fille, que les Italiens auraient caractérisée par le mot charmant de vaghezza, avait pu devenir cette autre tête, d’un sourire si net, d’un regard si spirituel, d’un caractère si positif, même quand elle cherchait le plus à l’adoucir, — habile comédienne, mais heureusement impuissante.

— Vous regardez ce portrait ? — dit-elle, lisant dans sa pensée ; — vous ne trouvez donc pas qu’il ressemble ?

— Non, — répondit-il, regardant toujours.

— Eh bien ! cela a été frappant, — reprit-elle. — Mais alors je n’avais pas souffert ; j’étais jeune encore plus de cœur que d’années. Tous ceux qui m’ont connue à cette époque, MM. de Montluc, par exemple, vous diront que ce portrait était frappant.

— Pourquoi, — dit Maulévrier avec une curiosité intéressée, voilée sous un de ces airs à sentiment que les hommes d’esprit les plus moqueurs peuvent se permettre quand on n’est que deux dans une chambre, — pourquoi ne m’avez-vous jamais confié que vous avez souffert ?

En effet, elle ne le lui avait pas dit depuis les quelques semaines qu’ils se connaissaient. C’était étonnant, mais l’occasion ne s’était pas présentée d’improviser une de ces sonates de musique allemande qu’elle ne manquait jamais d’exécuter sur les peines du cœur et les ravages de la jeunesse. J’ai averti que c’était là une de ses coquetteries sérieuses. Elle avait souffert, il est vrai, puisqu’elle avait aimé un homme indigne d’elle, mais elle avait souffert dans les conditions de sa nature, avec la froideur des sens, la mobilité de l’imagination et l’intelligence qui pousse au mépris. C’était beaucoup moins souffrir qu’elle ne l’affectait.

M. de Maulévrier se leva et vint s’asseoir à côté d’elle, comme s’il eût voulu constater, en s’approchant, par quel endroit de la cuirasse avait pénétré la blessure dont elle se plaignait. Il pensait que les cœurs qui ont aimé sont incorrigibles, et il se sentait un grand espoir.

— Vous croyez donc — reprit-elle avec un accent de reproche dont il fut complètement la dupe — que j’ai toujours été ce que je suis ? Le monde dit de moi que je suis une coquette, et il y a du vrai dans ce jugement ; mais si je le suis devenue, à qui la faute ? si ce n’est à ceux qui m’ont flétri le cœur ? Les hommes valent-ils l’amour qu’on a pour eux ? si vous m’aviez connue dans ma jeunesse, avant que j’eusse aimé et souffert, vous ne croiriez plus que ce portrait est une fantaisie d’artiste, une exagération, un mensonge. Je vivais à Grenoble alors, et j’étais une jeune fille rêveuse, passionnée, romanesque, mais si timide qu’on m’avait donné le nom de la Sauvage du Dauphiné.

Le mot de sauvage, sur des lèvres si parfaitement apprivoisées, fit sourire M. de Maulévrier.

— Vous êtes comme les autres, — continua-t-elle en remarquant son sourire, — vous ne me croyez qu’à moitié. Je vous le pardonne, du reste, car le changement a été si profond qu’il est bien permis de ne pas comprendre que la physionomie de mon portrait m’ait appartenu autrefois.

— Et croyez-vous donc avoir perdu à ce changement, madame ? — fit Maulévrier avec une galanterie pleine de vérité, car malgré les trente ans terribles et la perte de cette vague et ravissante physionomie qui est la curiosité de l’avenir dans les jeunes filles, il la trouvait plus belle que dans son portrait. M. de Maulévrier n’était, Dieu merci ! ni un poète ni un peintre, et, d’ailleurs, nous vivons à une époque où l’air idéal est la visée commune, et où les plus intrépides valseuses jouent à la madone avec leurs cheveux en bandeaux. M. de Maulévrier était un peu blasé sur ce genre de figures mises à la mode par une certaine rénovation littéraire et de beaux-arts. Il aimait mieux que toutes ces langueurs hypocrites ou passionnées la physionomie de Mme de Gesvres, physionomie toujours nette et perçante quand elle ne faisait pas la chatte-mitte, ce qui, du reste, le cas échéant, n’était pas de l’idéalité davantage.

— Si je le crois ! — répondit-elle. — Oui, très certainement, je le crois. Quand je compare ce que j’étais à ce que je suis, je me déplais maintenant.

— Mais, pour moi, c’est tout le contraire, — reprit vivement M. de Maulévrier. — Vous me plairiez bien moins si vous vous plaisiez davantage, si vous ressembliez davantage à votre portrait.

— Et qu’en savez-vous ? — interrompit-elle. — Vous me dites là des galanteries indignes d’un homme comme vous, monsieur de Maulévrier ; je ne dois point vous plaire, puisque vous êtes amoureux.

— Mais ceci est terriblement absolu, — fit Maulévrier. — En fait de femmes, je n’ai jamais été ultramontain, et je ne crois point à la suprématie du pape.

— Raillez, monsieur, tant qu’il vous plaira, — dit Mme de Gesvres ; — la suprématie de la femme aimée doit être si grande qu’elle rende impossible toute appréciation des autres femmes. Nulle ne doit vous plaire. Avoir du goût pour une femme est pour cette femme une insolence ; mais pour celle que vous aimez, c’est une horrible infidélité.

Et quand elle fut sur ce chapitre, elle ne le quitta plus. Elle alla jusqu’au bout et fut sublime. Elle développa une thèse d’amour transcendental. Elle le fit prodigieux, africain, chimérique ; en dehors de tout ce qu’on sait et de tout ce qu’on fait à Paris ; maintenant hardiment que tout ce qui n’était pas cet amour exclusif, absorbant, immense, ne méritait pas le nom d’amour. Elle insulta les pauvres jeunes gens qui se ruinent en chevaux, en équipages, en mémoires de tailleurs, pour se faire distinguer des anges qu’ils adorent ; elle fut impitoyable envers ses cavaliers servants, à elle, ces patiti exercés à plier ses châles, à lui apporter les brochures nouvelles, des coupons de loges, et qui, discrètement soupirants, se morfondaient dans la pratique de l’amour pur. Elle fut magnifique de dédain ; elle eut le génie de l’absurdité. Bref, en langage de journaliste, elle improvisa le plus beau puff que l’on eût vu depuis longtemps.

— Si c’est un défi qu’elle me donne — pensa Maulévrier — je ne ramasserai pas le gant. C’est du roman que tout ce qu’elle chante là, du roman moderne, comme la bonne compagnie n’en fait pas. — Si j’éprouvais — dit-il tout haut — un amour semblable à celui que vous venez de peindre, avouez, Madame, que vous vous moqueriez un peu de moi.

Et c’était vrai. Mme de Gesvres ne pouvait pas en convenir ; elle n’en convenait jamais ; mais c’était vrai pourtant. Le bon sens, qui se trouvait nativement en elle et qui se trouvait fort à son insu le côté supérieur de son genre d’esprit ; l’instinct du ridicule, prodigieusement développé chez toutes les femmes du monde comme elle ; tout l’eût fait cruellement accueillir un amour comme celui dont elle avait bâti la théorie. S’il y avait des Desdemona au dix-neuvième siècle, n’auraient-elles pas la moquerie parisienne pour se défendre d’Othello ? Mon Dieu, la marquise de Gesvres le savait de reste ! On disait qu’elle avait un jour voulu connaître ce que devait être la passion d’un artiste, d’un de ces hommes dont l’âme est profonde, et qui ont un rayon de feu sur le front et la barbe en pointes. Si les mauvaises langues disaient vrai, sans doute elle avait mis toutes ses avances sur le compte de cette grande chose toute moderne, inventée pour sauver de l’hypocrite honte de bien des chutes, le magnétisme du regard. Avait-elle joué pendant quelques mois — tout en se livrant — à la Lélia avec cet homme, mi-partie de duperie et de charlatanisme, mais dans lequel, comme dans tous les autres artistes ses confrères, la duperie ne manquait pas de dominer ? M. de Maulévrier ne pouvait pas continuer un pareil rôle près de Mme de Gesvres. L’eût-il pu, il n’aurait pas, aux yeux de cette femme qui avait trempé ses lèvres à toutes les coupes, et qui les en avait retirées purifiées par un dégoût sublime, échappé au ridicule qui l’attendait.