Alphonse Lemerre, éditeur (p. 36-45).


III

MAULÉVRIER


Le marquis Raimbaud de Maulévrier était un de ces élégants patriciens comme il s’en détache quelquefois sur le fond commun de notre société bourgeoise ; mais tout patricien qu’il fût, c’était un homme d’une raison trop affermie pour se méprendre aux tendances de son époque et pour se faire le Don Quichotte d’un temps épuisé. Élevé par une famille gardienne fidèle de bien des préjugés sur les classes auxquelles écherra le pouvoir de l’avenir, il n’avait accepté aucune des illusions qui font de quelques jeunes nobles de nos jours des oisifs frémissants et superbes, ne voulant pas se mêler aux promiscuités de la mauvaise compagnie. Ce mot lui-même sent l’illusion que M. de Maulévrier ne partageait pas. C’est une épave d’une société naufragée, poussée par le flot de l’habitude dans le langage du temps présent. Il ne peut plus y avoir, en effet, de mauvaise compagnie pour une nation qui a mis l’égalité dans son code, et qui trouvera peut-être un de ces matins dans ses mœurs la nécessité du suffrage universel[1]. Cette appréciation exacte et désintéressée des choses, qui aurait fait de M. de Maulévrier un homme d’État si derrière cette appréciation il y avait eu l’ambition qui l’applique et qui l’utilise, l’avait empêché de jouer au pastiche, comme tous les pauvres jeunes gens ses contemporains. C’était un dandy de son époque, et rien de plus. Seulement, pour n’avoir été rien de plus, pour s’être arrêté à ce point juste dans la réalité de son temps, pour n’avoir singé ni Byron, ni Alfieri, ni Lovelace, ni Don Juan, ces physionomies devant lesquelles tout ce qui en avait une la grima, pour avoir échappé au néo-christianisme, aux préoccupations moyen-âge, et pour être demeuré dans l’insouciante vérité ou le doute insouciant de sa nature, il avait fallu une certaine force d’inertie rebelle aux entraînements du dehors, ou une raison supérieure. Cette raison supérieure, M. de Maulévrier l’aura plus tard sans nul doute, mais la coupe de ses vêtements était alors d’une trop grande élégance pour que l’indolence de sa personne ne fît pas la moitié de la puissance de sa raison. C’était comme le dernier archevêque de Rohan, qui devint prêtre parce que sa femme était morte pour avoir mis le feu à sa jupe, mais qui, à cause de la beauté même des dentelles de son rochet d’archevêque, faisait un peu tort à la magnifique réputation de son chagrin.

Au reste, s’il avait été préservé par les défauts et les qualités de son esprit des imitations tourmentées d’une époque de perroquets et de singes, M. de Maulévrier n’était ni plus vrai ni plus naturel qu’on ne l’est ordinairement à Paris. À Paris, qui est vrai maintenant ? Le naturel n’est plus que la superstition de quelques femmes charmantes ; mais ces femmes charmantes mettent une nuance de rouge vers quarante ans, et donnent tous les soirs sur leurs canapés dix démentis à leurs principes religieux, en fait de naturel et de vérité. Seulement, comme l’apprêt et la fausseté de M. de Maulévrier n’étaient ni l’apprêt ni la fausseté des autres, il paraissait fort affecté à cette société affectée qui lui reprochait sans cérémonie d’être fat, ce mot compromis par les sots, mais que les gens d’esprit relèvent. Certes ! si l’on entend par fatuité une excellente et imperturbable bonne opinion de soi-même qui faisait rarement l’hypocrite, M. de Maulévrier méritait un peu ce nom terrible que les femmes appliquent d’une façon presque imprécatoire à l’homme qui ne met pas toute sa gloire à les aimer, et dont la vanité n’est pas la très humble servante de la leur. Cette bonne opinion, quand on l’a, se montre surtout dans les relations du monde avec les femmes, par l’emploi d’une politesse froide et réservée, bien éloignée des câlineries et des vertèbres de serpent qu’il fallait avoir autrefois, quand c’était un honneur de recevoir, comme le maréchal de Bassompierre, six mille lettres d’amour écrites par des mains différentes. Alors la fatuité consistait en une magnifique impudence qui disait les choses haut et net, faisait la roue sous tous les lustres, et gardait fièrement après rupture le portrait de toutes ses maîtresses pour orner sa petite maison. Aujourd’hui, la fatuité ne ressemble plus à tout cela ; elle n’est plus de l’impertinence dans le mot qu’on dit, mais dans le silence qu’on garde. Elle ne conquiert plus ; elle attend. Elle est nonchalante comme Cléopâtre. Elle ne fait plus de sièges ; elle en soutient. Dans notre temps, les hommes véritablement fats et d’une certaine valeur de vanité sociale ne font plus la moindre avance aux femmes, mais se renferment avec elles dans un bégueulisme dégoûté et convenable tout ensemble, qui est du plus majestueux effet. À cet heure, Richelieu ne se recommencerait pas sans un immense ridicule. Les Richelieu de notre âge portent des jupons : ils sont femmes. Si autrefois un homme ne se comptait que par le nombre de femmes écrites sur sa liste, les femmes d’aujourd’hui ne se comptent que par l’hécatombe de sots cotés en amoureux sur leurs chastes albums, et c’est ainsi que d’un siècle à l’autre les rôles ont été intervertis.

Cette idée sur les femmes et leur destination actuelle appartenait à M. de Maulévrier, et devait influer sur sa conduite. Jusque-là, du moins, elle y avait influé. Comme les coups de foudre n’existent pas pour les fils de ceux qui ont vu la révolution française, M. de Maulévrier, tout en retournant chez Mme de Gesvres, tout en s’imprégnant de plus en plus de la beauté et de l’esprit de cette femme, ne cessa de conserver les habitudes sous l’empire desquelles il était toujours demeuré. Il gardait sa pose éternelle d’homme du monde élégant, courtois, quoiqu’un peu railleur, mais, après tout, irréprochable. Malgré ses dehors introublés, M. de Maulévrier sentait cependant chaque soir davantage que cette belle créature, cette reine de causeuse et de canapé, exerçait sur lui une puissance que nulle femme n’avait exercée, même dans le temps qu’il était plus jeune et qu’il festonnait des romans en action sur les patrons de ceux qu’il lisait. Comment fallait-il appeler cette puissance ? Était-ce de l’amour ? À coup sûr, c’était de l’amour à son aurore ; car l’amour commence par une admiration naïve ou cachée, la préoccupation incessante, beaucoup de désirs et un peu d’espoir. Or, l’espoir de ce fat de Maulévrier était immense, et la vanité d’avoir pour conquête, dans les chroniques de la médisance parisienne, une femme d’un esprit et d’une beauté de si haut parage faisait terriblement flamber ses désirs.

Quant à elle, elle sentait un intérêt nouveau se glisser dans sa vie, et ce n’était pas seulement l’intérêt de l’intérêt qu’on inspire, ce n’était pas seulement celui d’un de ces commencements sans la fin, qui pour elle n’avaient été que trop nombreux. C’était quelque chose de plus fort et de mieux accueilli. Elle espérait que, si cet intérêt grandissait et devenait de l’amour, il emporterait l’apathique ennui dans lequel trempait sa vie depuis si longtemps. Elle avait vu M. de Maulévrier à travers les larmes de Mme d’Anglure : c’était quand elle ne le connaissait pas ; maintenant elle trouvait que la tête allait fort bien à l’auréole, et que tant de larmes avaient eu raison de couler ; mais comme, hors ces larmes, celle qui les versait n’était qu’une faible tête après tout, Mme de Gesvres s’apitoyait fort sur ce que ce pauvre Maulévrier n’avait pas trouvé en Mme d’Anglure la femme qui convenait à ce qu’il avait de distingué dans l’esprit et peut-être d’exigeant dans le cœur. Ainsi, pour elle, comme pour tous, Maulévrier devait être un homme à passion romanesque et profonde. Il passait pour passionné comme il passait pour supérieur, sans avoir jamais fait pour cela que se donner la peine de naître et d’avoir des yeux noirs assez beaux.

Dans ces dispositions mutuelles l’un vis-à-vis de l’autre, ils ne tardèrent pas à vivre sur ce pied d’intimité qui précède les aveux et les autorise entre gens qui ne sont plus des enfants, et qui sont libres de disposer de leurs sentiments et de leurs heures. Le mari de Mme de Gesvres ne bougeait de Russie, et quant à l’esclavage de M. de Maulévrier et à son amour pour Mme d’Anglure, tous les jours cette chaîne et cet amour allaient diminuant. Comme celle-ci vivait tranquillement à la campagne, croyant à l’antipathie de son amant pour son amie, et à un amour qui depuis un temps immémorial ne lui renvoyait qu’une seule lettre pour une douzaine, ils avaient toute facilité pour s’adorer et pour se le dire. Quoique ce fût à Paris, rue Royale, et dans un boudoir qui n’avait jamais été un désert, ils pouvaient cependant se créer une solitude aussi grande que celle de Juan et d’Haïdée aux bords des mers méditerranéennes.

Malheureusement, le Juan était un gentilhomme accompli qui savait son Byron par cœur, et qui avait passé sa jeunesse à faire une épouvantable consommation de gants blancs et à réfléchir sur la vie, les deux seules ressources qui nous soient restées, à nous autres jeunes gens qui n’avons pas vu Napoléon ; et la Haïdée était, ma foi, d’une beauté aussi grande que Haïdée elle-même, mais ni si jeune, ni si naïve, ni si divinement ignorante, ni si prédisposée à l’amour. La prédisposition de Mme de Gesvres était celle de toutes les femmes très spirituelles des sociétés avancées, l’ennui d’être et l’horrible peur de vieillir pour rien.

Grâce donc à ce misérable ennui et à cette terreur prévoyante, grâce aussi peut-être à l’immense convoitise qui saisit toute femme quand il s’agit de souffler l’amant et d’escamoter le bonheur d’une autre, Mme de Gesvres résolut de remplacer Mme d’Anglure et de faire sauter, à force de manèges, toutes ces hautes convenances dans lesquelles se dressait M. de Maulévrier. « Il est parfait de manières », se disait-elle ; mais elle voulait voir ces manières oubliées un jour dans l’égarement de la passion. Jamais elle ne sentirait mieux sa puissance que quand cet homme si mesuré, et d’une si froide élégance qu’elle ressemblait presque à du dédain, se permettrait toutes les audaces à ses pieds et n’y craindrait plus toutes les bassesses. Pour l’y amener, elle dépensait chaque soir un esprit de démon et des façons syrénéennes. C’était une bataille désespérée qu’elle livrait ; elle ne s’illusionnait pas sur l’empire qu’une femme commence à prendre à trente ans avec un homme de l’âge et du monde de M. de Maulévrier. Elle était fausse avec lui, quoiqu’elle ne songeât qu’à le rendre heureux et à être heureuse comme lui par un amour vrai. Elle était fausse parce qu’elle voulait lui inspirer une passion dont elle eût ressenti l’influence, et qu’il faut mentir aux passions pour les exciter. De tous les mensonges avec lesquels on attise l’amour, elle répétait sur tous les tons, d’une voix qui semblait émue, celui avec lequel les femmes savent donner le vertige aux plus inébranlables cerveaux : « Je ne voudrais pour rien vous aimer. Ce serait là le plus grand malheur de ma vie. »

Cette manière d’être ne pouvait pas manquer d’agir très vivement sur M. de Maulévrier. Il n’avait jamais eu affaire à si forte partie ; il n’avait jamais connu que des femmes plus ou moins charmantes, mais plus ou moins vulgaires, malgré leur ramage d’oiseau bien appris et la distinction de leurs révérences. Mme d’Anglure, qui avait pris possession officielle de sa personne depuis deux ans, avait une tendresse d’âme incomparable ; mais cette tendresse naïve manquait d’adresse : mal irréparable, car il faudrait que les anges du ciel eux-mêmes, s’ils couraient les salons de Paris, eussent la rouerie de leurs plus divins sentiments. M. de Maulévrier, qui, dans toutes ses liaisons, n’avait jamais rencontré personne de la volée de Mme de Gesvres, se sentait outrageusement asservi. Il rattachait ce masque de fat, qui est souvent un masque de fer, quand, entr’ouvert par elle, dans leurs longs tête-à-tête, elle plongeait dessous le regard de la femme qui cherche si elle est aimée. L’aimait-il ? il le croyait, du moins ; mais, homme du monde, frotté de civilisation parisienne, il croyait dans les intérêts de son amour de le cacher sous des airs de superbe désinvolture. La vanité faisait en lui tort à l’amour. En elle, au contraire, la vanité aurait servi l’amour, si l’amour eût pu exister. Elle se montait la tête pour qu’il existât, mais cela suffisait-il ?



  1. Elle l’y a trouvé.