Pierre Fort (p. 209-220).


« Par Gog et Magog, on vit, on respire là-dedans ! C’est là-dedans que je travaille… » (Page 213.)

XI

chez madame ubu


Scène I

Des hommes feuille-morte groupent autour d’un falot leur phalange de phalènes. Barbapoux coryphée chante :
hymne

Roule dans le gouffre, trône de Silène ! Roule dans le gouffre, autel de Bacchus ! Plonge dans le gouffre, maison de Diogène ! Sacrilèges ouvriers, dans l’humide et le noir jetons les symboles de la philosophie et des dieux antiques. Sous nos mains magiques, l’humide et le noir s’épandent en libations qui fécondent la terre, et grâce à nous seuls, le blé germe et vit comme dans l’oubli des siècles par les champs des Pharaons.

Et par notre art sans parèdre, l’Immonde est glorifié. Portons les vases qui puisent de nos mains artistes. Identifiés à notre Œuvre, plongeons-y jusqu’à nos genoux. Les flots de l’humide et du noir déferlent sur nos cnémides. Les vapeurs de l’abîme, brune tête de démon, s’élèvent. Mais d’en haut sur nous pleure joyeuse la lumière ; et dans notre ciel est un nimbe.


Scène II

ubu

La sphère est la forme parfaite. Le soleil est l’astre parfait. En nous rien n’est si parfait que la tête, toujours vers le soleil levée, et tendant vers sa forme ; sinon l’œil, miroir de cet astre et semblable à lui.

La sphère est la forme des anges. À l’homme n’est donné que d’être ange incomplet. Plus parfait que le cylindre, moins parfait que la sphère, du Tonneau radie le corps hyperphysique. Nous, son isomorphe, sommes beau.

L’homme ébloui s’incline devant notre Beauté, reflet inconscient de notre âme de sage. Et tous doivent à nos genoux, respectueux, brûler l’encens. Mais des gnomes plongés dans des gouffres sans nom blasphèment notre Image, en souillant le symbole dans l’humide et le noir. Jaloux de notre forme auguste, vengeons-nous, privant de leur salaire ces ouvriers que nul ne voudra désormais voir exercer leur art. Car dans notre science nous leur substituerons les grands Serpents d’Airain que nous avons créés, avaleurs de l’Immonde ; qui frémissants se plongent avec des hoquets rauques, par les antres étroits où la lumière meurt ; et revenus au jour, comme le cormoran esclave du pêcheur, dégorgent leur butin de leur gueule béante.


Scène III

Barbapoux, Madame Ubu
barbarpoux

Ô suis-moi dans ces lieux, où sur les murs blanchis des paumes ont gravé, pour chasser les esprits, de brunis pentagrammes ; viens dans cet atelier où j’exerçai mon art ; aux dalles de tombeau, où le crâne se creuse avec ses deux fémurs ; qui nous promet l’oubli, le silence et l’oubli ; où la rouille qui ronge a rampé sur les murs et souillé les grimoires !

À l’insu du seigneur de ce manoir antique, du très bénin Achras[1], notre amour en ces lieux où sur les murs se gravent de brunis pentagrammes, vient chercher un asile. Et je t’offre mon cœur et je te tends ma main, où tu mettras ta main et ce qu’à ton époux tu volas de Phynance.

voix d’ubu
(en dehors, perdue dans l’éloignement.)

Qui parle de Phynance ? De par notre Gidouille auguste et tubiforme ? Nous n’en avons que faire, car nous avons ravi sa phynance à l’aimable et très courtois Achras ; nous l’empalâmes et nous prîmes sa maison ; et dans cette maison nous cherchons maintenant, poussé par nos remords, où nous pourrions lui rendre la part matérielle et vulgaire de ce que nous lui avons pris, savoir, de son repas.

voix aigrelettes
(encore plus éloignées.)

Éclairez, frères, la route de notre maître, gros pèlerin. Nous le suivons joyeux sans doute : dans de grandes caisses en fer-blanc empilés la semaine entière, c’est le dimanche seulement qu’on peut respirer le libre air. Palefreniers des Serpents d’Airain, c’est nous les Pa, c’est nous les Pa, c’est nous les Palotins.

madame ubu

C’est M. Ubu, je suis perdue !

barbapoux

Par le guichet en as de carreau, je vois au loin ses cornes qui fulgurent. Où me cacher ?

voix d’ubu

Kérubs du Tonneau suprême, illuminez-nous dans notre exode vers ces lieux où nous ne prîmes point encore siège. Herdanpo, Mousched-Gogh, Quatrezoneilles, éclairez ici !

barbapoux

Plongeons dans ces souterrains glauques.

madame ubu

Y penses-tu, mon doux enfant ? Tu vas te tuer.

barbapoux

Me tuer ? Par Gog et Magog, on vit, on respire là-dedans ! c’est là-dedans que je travaille. Une, deux, houp !


Scène IV

Les mêmes. Un Être long et maigre émergeant comme un ver au moment où Barbapoux plonge.
l’être

Ouf ! quel choc ! mon crâne en bourdonne !

barbapoux

Comme un tonneau vide.

l’être

Le vôtre ne bourdonne pas ?

barbapoux

Aucunement.

l’être

Comme un pot fêlé. J’y ai l’œil.

barbapoux

Plutôt l’air d’un œil au fond d’un pot de chambre.

l’être

J’ai en effet l’honneur d’être la conscience de M. Ubu.

barbapoux

C’est lui qui a précipité dans ce trou votre immatérielle personne ?

l’être

Je l’ai mérité, je l’ai tourmenté, il m’a puni.

madame ubu

Pauvre jeune homme...

voix des palotins
(très rapprochées.)

L’oreille au vent, sans s’épater, on marche d’une allure guerrière, et les gens qui nous voient passer nous prennent pour des militaires…

barbapoux

C’est pourquoi tu vas rentrer, et moi aussi, et Mme Ubu aussi !

(Descendant.)
les palotins
(derrière la porte.)

C’est nous les Palotins ! Nous boulottons par une charnière, nous pissons par un robinet, et nous respirons l’atmosphère au moyen d’un tube coudé ! C’est nous les Palotins.

ubu

Entrez, cornegidouille !


Scène V

Les Palotins, portant des torches vertes ; Ubu.
ubu
(Sans dire un mot, il prend siège ; tout s’effondre ; il ressort en vertu du principe d’Archimède. Alors, très simple et digne :)

Les Serpents d’Airain ne fonctionnent donc point ? Répondez, ou je vous vais décerveler.


Scène VI

Les mêmes, Barbapoux montrant sa tête.
la tête de barbapoux

Ils ne marchent point, ils sont arrêtés. C’est comme votre machine à décerveler, une sale boutique, je ne la crains guère. Vous voyez bien que les tonneaux valent mieux que toute l’herpétologie ahénéenne. En tombant et en ressortant, vous avez fait plus de la moitié de l’ouvrage.

ubu

De par ma chandelle verte, je te vais arracher les yeux, tonneau, citrouille, rebut de l’humanité. Décervelez, coupez les oreilles !

(Il le renfonce.)

Scène VII

(Apothéose)
Ubu, établi sur sa base. Les Palotins l’illuminent.
hymne des palotins

Brûlez, torches de mort ! Pleurez de vos yeux verts ! Ce que l’homme dévore, il lui donne la vie et l’unit à son corps. Ce qu’il rend à la terre, il le rend à la nuit. Pleurez, torches de mort !

Il le jette en des gouffres ainsi qu’en un Tartare, par des chemins tortus où la hâtive chute sonne des tintamarres. Ô chute dans la nuit, dans l’humide et le noir ! Le nimbe de clarté qui brillait sur la nuit, le corps de l’assassin comme un écran le bouche. Pleurez, torches de mort, pleurez de vos yeux verts !

fin
  1. Cf. Les minutes de Sable mémorial, l’Autoclète.