Pierre Fort (p. 27-48).


Il se sent idiot et, en même temps la poitrine d’un libre… oh ! d’un libre… en effet, sa chemise est ouverte, un air tiède le caresse, ça le chatouille comme des plumes. (Page 37.)

II

chez manon



Un escalier qui a beaucoup de marches. Des tringles en cuivre luisent, fixant le tapis sang-de-bœuf, comme la multiple rayure, le long d’une règle, d’un crayon de soleil. Il monte lentement, presque étouffé. Il a un peu bu, compte les marches :

« Une… vingt cinq… trente et une… quarante-cinq… cinquante et une ! »

Au milieu des chiffres, des réflexions se font jour, encageant un cœur dans le squelette de ses idées :

« Pourquoi cette femme demeure-t-elle si haut ? Je serai fourbu avant d’y arriver ! Pourquoi m’a-t-elle invité à prendre une tasse de thé seulement ? J’ai bien soif pour douze tasses ! Quarante-cinq tasses ! Cinquante et une tasses de thé. Je crois que je suis gris, mais cela n’a pas d’importance. Je vais bien savoir pourquoi elle m’a invité ce soir, et si elle a du kummel ! Le bon kummel, pris en quantité suffisamment copieuse, est ce qu’on a encore trouvé de mieux pour ôter la gueule de bois. Aura-t-elle de bon kummel authentique ? On dit que les femmes chics reçoivent des échantillons de la part de toutes les maisons désireuses de placer leurs comestibles… Manon est rudement célèbre, puisqu’on achète sa photo cinquante centimes… Cinquante et une marches… »

Il a buté contre une des tringles de cuivre, avec un son de feu heurtant un tisonnier. L’hostilité dévoratrice du tapis rutile, prolongeant son uniforme de soldat. L’uniforme de l’escalier, avec plus de cuivre et de grades, moins la bande, est rouge aussi, pour que le sang ne marque pas durant les allées et venues des nombreux pieds guerriers de tous les amants qui montent chez elle. La bataille des pieds montant les uns sur les autres sans s’en apercevoir. Il s’arrête devant une glace, qui est une espèce de porte ouverte autour d’un soldat tout pareil.

« Pardon, monsieur. »

Le Double ne répond pas. Lucien pense, la main au képi :

« C’est mon double, c’est mon supérieur. »

Il salue.

L’homme qui se tait, c’est toujours un supérieur. même quand il a bu.

Et Lucien se dit :

« Non, ce qu’il est saoul, le type ! »

Puis il s’aperçoit que c’est lui et cela le vexe.

Il rajuste son costume. Il est venu en permission de minuit, a si amplement dîné qu’il a omis de passer un pantalon plus sombre. Il se gante de gants très blancs et s’entête à entrer son pouce droit dans le petit doigt de la main gauche.

Cela se complique jusque devant une nouvelle porte, claire ouverte sur une femme en tablier. Sans trop de peine, il se convainc que cette fois il n’est plus devant le soldat de tout à l’heure.

Il baragouine :

« Oui, mademoiselle, je crois que c’est moi. »

La flamme d’une lampe à gaz lui saute à la figure comme la langue d’un chien qui jappe. Il roule, un peu étonné, les bras étendus. la tête en avant, sur la bonne, et celle-ci le bouscule :

« Ah ! Comment, c’est donc vous que Madame attend ? »

Elle n’en revient pas, cette fille.

Pour le lui mieux affirmer, il ôte, d’un geste machinal, ses deux gants qu’il plaque n’importe où, sur des fleurs, s’aperçoit-il, des fleurs qui tournent — on dirait même de petits moulins, de ces petits moulins dont des marchands vendent la rotation de papier à l’invisibilité des brises des trottoirs ; et le voilà butant contre des meubles, s’enfonçant dans des portières ; il étouffe dans des enlisements. Il lui devient presque impossible de marcher, mais il est joliment à son aise, par exemple : comme s’il nageait dans un bain tiède, à l’eau ennoblie d’une essence rare.

Encore des fleurs. Tout un arbre.

Il sent qu’on l’assied de force dans un fauteuil, à l’ombre de l’arbre. Sa tête penche, il veut se retenir au bord du bateau ; car, selon son orientation présente, il est certainement à bord d’une barque, par un gros temps.

Ses idées fixes de Breton le reprennent, il songe au sort des matelots dans les grandes marées d’équinoxe, qui recrachent les âmes sous la figure molle de lumineuses méduses.

« Ma foi, nous irons bien jusqu’en Chine de ce train… tiens ! voici justement des potiches du Japon. Ce grand carré blanc, c’est peut-être une banquise… un ours blanc ! Quelle sale bête, et dire que des femmes aiment à marcher là-dessus ! Heureusement que moi je suis sur un bateau. Ah ! ça sent le musc. Y aurait-il des alligators, à présent ? Le crocodile sent le musc, dit-on ! Il a un fier toupet, l’alligator, de longer mon bateau. Attends, mon vieux, je vais t’appuyer une conduite… »

Il dresse un bras et le décor s’écroule dans le fracas de porcelaine d’une grande potiche brisée d’un coup de poing.

Lucien se renverse de l’autre côté. Maintenant délivré du souci de ce crocodile, son bateau reprend la mer à toutes voiles, il s’élance sur les tapis de fourrures, les corbeilles de fleurs, et la cime de l’arbre qui est un palmier en caisse, orné d’une écharpe de soierie. Il bondit d’un fauteuil à l’autre, danse sur la pointe des objets de verre sans les casser et traverse les abat-jour des lampes sans éteindre les flammes.

Au vent du large, les cordages de la mâture battent furieusement contre ses tempes. Il ferme les yeux pour ne pas avoir le vertige. Ah ! tout n’est pas simple dans le métier de capitaine de vaisseau. La tempête augmente. Il n’a pas le mal de mer parce que son estomac est capable d’avaler le flux entier d’un océan de champagne sans en rendre le reflux, mais il est de mieux en mieux, tellement qu’il fait sauter les boutons de sa tunique de capitaine.

« Si ça se gâte, tout le monde à l’eau ! » commande-t-il d’une voix extraordinaire.

Et il continue tranquillement à se déshabiller.

La bonne, effrayée, est allée prévenir sa maîtresse.

Manon est sur le point de sortir. Elle n’attend plus personne et veut faire un tour du côté des Variétés, entrer un instant dans sa loge, lever un vieil habitué, jamais en forme, le voyeur de ses soirs de spleen, qui, pour le louis du principe, tâtera ses jarretières en lui parlant du cours de la rente.

Elle bâille en se maquillant, et songeant que ce petit homme brun dont elle a eu envie parce que sa lettre et son portrait se trouvaient drôles n’est qu’un de ces loustics de caserne, capables de tout excepté d’un béguin sérieux. Ça l’amuserait cependant, elle, la grande horizontale, le vin bouché de bonne marque, d’être une fois dégustée par l’inconnu total d’une lèvre fraîche.

« Madame, il est saoul ! » s’écrie la bonne scandalisée.

Manon bondit, lâche la poudre et le fard. Elle ramasse ses jupes comme une petite qui va sauter à la corde ; elle court, renversant des meubles, se jette dans le salon et s’arrête dans un éclat de rire.

« Mais il dort, ce chéri ! »

Il ne dort que d’un œil. Il rêve qu’en vue d’une île verte son bateau stoppe brusquement. Il est au port. Tous les passagers ont péri, car il les a jetés, un à un, au crocodile pour s’en débarrasser. Le dernier hurlait comme un simple âne, et, selon l’usage, il lui a fichu un coup d’aviron sur la tête afin de l’étourdir et de le mieux sauver ensuite, les noyés ne pouvant s’aisément repêcher que déjà morts. Une seconde potiche ayant éclaté, il a ouvert les deux yeux.

Manon se tord.

« C’est que c’est vrai ! Il est complètement saoul ! »

Elle marche sur les débris de porcelaines et elle les piétine joyeusement.

À la bonne heure ! C’est pas du toc ! Il se croit dans une maison de tolérance, le gosse, et elle est décidée à tout tolérer. Elle l’admire, s’avoue que c’est bien ce qu’elle attendait.

« Il a l’air d’un enfant. Il est mignon. Chéri ! Voulez-vous faire un peu risette à votre mère ! »

Elle est à genoux. Lui, subitement dégrisé, se lève. Comment est il venu dans ce salon ? Pourquoi ces potiches brisées ? Et cette femme qui le regarde, par terre, toute vêtue de dentelles ? Mais c’est Manon, la célèbre Manon, la grande grue ! Manon dont les nuits coûtent cinquante louis… et l’obsession de l’escalier lui revient, il bredouille :

« Cinquante et une marches ! nom de… — j’y suis ! »

Puis, très réservé, sur un ton d’homme qui sait son monde :

« Excusez-moi, chère madame, j’ai un mal de plafond… vous ne pouvez pas vous faire une idée de ça. J’ai dîné avec des amis qui partaient pour la Crète, et alors (sourire confidentiel) on a bu à la santé des Turcs ! J’aurais pas dû venir. »

Il se sent idiot et, en même temps, la poitrine d’un libre… oh ! d’un libre… en effet, sa chemise est ouverte, un air tiède le caresse, ça le chatouille comme des plumes.

Manon reprend tout de suite sa grande allure de princesse du trottoir. Elle joue à l’intimider, se relève aussi, très mondaine :

« Je comprends ! Une tasse de thé vous remettra. Moi, je ne vous attendais plus, j’allais sortir. »

Sortir, dans ce costume ! Il est un peu interdit. Elle est vêtue d’un peignoir transparent, garni de valenciennes rousses comme ses cheveux. Fichtre ! Un genre d’uniforme pas banal. On en voit de pareils dans Fin-de-Siècle, Don Juan, la Vie parisienne…, et tous les sales journaux à filles décolletées lui remontent au cerveau. Il a horreur de ces imageries où pour deux sous on s’offre des noces à z’yeux que veux-tu, qui vous laissent pour un million plus altéré. Par contenance, il reboutonne son vêtement et murmure d’un ton rageur :

« J’ai eu tort de venir avec des pantalons rouges, n’est-ce pas ?

— Mais non. j’adore les petits soldats, je vous assura. Comment diable avez-vous fait pour atteindre la toise ? »

Il reste immobile, appuyé au fauteuil, saisi d’une crainte peu à peu devenue colère. Eh bien, quoi ? Il a la taille et elle l’embête avec ses manières ! Il a déjà payé sa photo dix sous et il est prêt à solder l’original en billets de banque, puisqu’elle ne marche pas sans cette formalité. S’il a eu l’idée singulière de s’offrir cette poupée, aux grands étalages parisiens, c’est histoire de se prouver que ce n’est que ça une femme chic. Et il a des besoins de le lui dire brutalement :

« Madame… Ah ! zut !… ne me regardez donc pas comme ça ! Je suis Breton et je n’ai guère de patience… Si vous ne valez pas mieux qu’une autre, je le saurai bien tout à l’heure ! Ne m’envoyez pas à la balançoire… J’ai la somme. »

Et d’un geste qu’il sent très calme, il cherche son portefeuille.

Manon le considère, dans l’ébahissement effrayé de cet aplomb. Il a bien vingt et un ans. Un fils de famille provincial et rustre, élevé dans des prairies salées, comme les petits moutons entêtés dont la laine noire saute aux pointes des falaises du Finistère. Mais la sombre largeur de ses yeux est pleine des choses inquiétantes attestatrices de la race dont on fait les déserteurs ou les assassins ; la race à coup sûr, de ces aventuriers écumeurs des océans de jadis, qui, lorsque la vague leur apportait le naufrage d une ceinture d’or, achevaient le naufragé pour avoir la ceinture. Rien qu’à la façon dont il règle la question d’argent, on devine que son père doit être un honorable notaire de campagne, descendant d’une bonne noblesse de bandits.

Manon hésite. Elle devrait le mettre à la porte. Ce serait plus prudent. Il a cassé les potiches du prince Korisky, des vieux cloisonnés dont les morceaux se revendraient bien encore cinq louis, l’un dans l’autre. En supposant qu’elle marche pour le même prix, elle y perd toute la différence des cloisonnés entiers.

Par une habitude juive de supputer mentalement les bénéfices d’une aventure, elle fait une balance entre les yeux du jeune homme et l’éclat des tessons qui jonchent son tapis. Seulement, elle a le grand défaut de ne pas être juive ; elle se baigne souvent et aime quelquefois ; elle va marcher malgré elle, sans se l’avouer, sans lui répondre.

Elle sonne pour avoir le thé promis.

La bonne entre et apporte un plateau. Lucien respire, tout en se mordant les lèvres pour ne pas dire une bêtise.

Ils s’asseyent.

manon (souriant).

Un peu chaud, pas ?

lucien

Oui, tout de même ! (Il pense :) Diable, je ne peux plus sortir de ma tasse, j’ai l’air d’une moule, je regrette bien d’être venu sur la tête ! Elle doit me trouver d’un crétin…

manon

On vous fait beaucoup travailler au régiment ? J’ai entendu dire que les caporaux étaient très durs pour les jeunes soldats.

lucien

Moi, je ne fiche absolument rien, et c’est mon caporal qui astique mes boutons quand je me promène.

(Il pense :)

Pourquoi diable que je lui colle cette blague ? Je n’en sortirai jamais : je continue à perdre la boule… Mais elle a l’air trop chic, ça commence à me la couper ! Voyons ! Passons au kummel (Il prend un flacon au hasard). Vous permettez, madame ? c’est pour le refroidir.

(Il se verse la moitié du flacon.)
manon (doucement).

Vous savez qu’il n’y a plus de potiches ?

lucien

Ça m’est égal, je ne tiens pas du tout à casser des potiches toute la nuit, moi !

manon

Espérons-le ! Alors, vous êtes Breton ?

lucien (rageant).

Je vous l’ai déjà dit. Est-ce que ça vous gêne ?

manon

La Bretagne est un pays superbe.

lucien

Vous vous moquez bien de la Bretagne et des Bretons par-dessus le marché, je suppose.

manon (ôtant ses bagues et jouant avec).

Je ne me moque pas de vous puisque… — Es-tu bête !

lucien (osant se rapprocher).

Non, je ne suis pas bête et la preuve c’est que je suis resté… malgré que j’avais une fière envie de me…

(Comme en rêve :)

Alors, c’est vrai que c’est vous… et que c’est moi ?

manon (jetant ses bagues dans la tasse du jeune homme).

Je n’en sais rien. Quelle idée de m’écrire cette lettre. Ne bois pas ce thé, il est plein de liqueur, tu as mis de l’anisette dedans… tu vas rendre l’âme !

lucien (repoussant la tasse).

Je ne mange pas de ce pain-là, en effet. Pourquoi veux-tu faire fondre tes bagues main tenant ?

(S’attendrissant.)

Est-ce que c’est vrai, dis, que tu as un tiroir tout rempli de saletés qui servent aux vieux messieurs ? Un de mes amis, journaliste, m’a raconté ça… Et puis, le Russe, tu sais, l’officier russe qui t’a donné le collier de sa femme, un collier de vingt mille roubles ? L’autre jour on prétendait qu’il était resté à Paris ? Et ta perruque de fils d’or ? Et tes tutus en Émilienne… Non, en valenciennes d’Alençon ? Ah ! ils en font des blagues sur tes dessous, tes dessus et tes à côté ! Je viens pour tout voir, parce que je crois que ça en vaut la peine. Je me suis dit : « Si je m’en paie soixante-dix à quarante sous pièce, durant mon existence, ça sera le même prix qu’une seule vraiment épatante… alors j’aime mieux l’épatante, c’est-à-dire soixante-dix d’un coup… tu comprends !

manon (rêveuse).

Je comprends… tu ne m’aimes pas ?

lucien (se tordant).

Elle est bien bonne… Je suis de la classe, mais je ne veux toujours pas t’épouser, ma petite. (Il reprend son sérieux). Est-ce que j’ai l’air d’un homme saoul ? Tu me montreras le tiroir, dis, le tiroir aux vieux messieurs ?

manon (les yeux fixes).

Oui, si tu m’amuses.

lucien (philosophe).

Un Breton, ça n’amuse pas les filles, ma vieille !

manon

Et si je te mets à la porte.

lucien

Puisque j’ai la somme !

(Il lui donne un coup de coude, l’air malin.)

Fais pas ta bête, t’en as plus envie que moi, maintenant que tu me connais !

manon (très digne).

Vous oubliez les domestiques, cher monsieur.

lucien (se mettant debout péniblement).

De quoi ? tes larbins, et de la pose avec Bibi ! Non, finis cette musique ou je te rosse comme tes sales chinoiseries du Japon. Il est dix heures, ira petite. Faut qu’à minuit je me défile. J’ai pas l’idée de faire de la boîte pour tes quinquets, tout de même… D’abord, moi, le thé ça me tourne le cœur… et je te défends d’en sucer devant ma personne… il y a mieux à boire. Tiens, voilà les cinq cents balles en question.

(Il jette des billets de banque sur la table à thé.)

Mais, je te préviens, j’en veux pour mon argent. Il me faut le grand jeu, tout le tiroir, quoi ! Dépêchons-nous !

manon (pouffant).

Non, ce qu’il est drôle. J’ai jamais vu ça ! Et ça n’est pas du toc… il marche très bien… il marche dans les grands prix… comme un miché de la haute… et il est encore pas sec derrière les oreilles… Voyons, bébé, te fâche pas… pour tout le tiroir, il faudrait jusqu’à demain matin, sans blague. (Elle le prend à bras-le-corps.) Tu es donc enragé, dis ?

lucien, (furieux).

Je te défends de m’embrasser sur la bouche… parce que… (Il larmoie.) parce que j’ai une fiancée, là…

(Plus mollement.)

Alors, si c’est toi qui es saoule… ce ne sera pas de ma faute.

(D’un accent de plus en plus étouffé.)

Pas d’erreur, c’est elle qui est saoule… Je savais bien, moi je suis jamais gris…

(Long silence pendant lequel des bougies s’éteignent les unes après les autres. On entend tout à coup sonner minuit.)
lucien (d’une voix très lointaine, du fond de la chambre à coucher).

Dix, onze, douze, ça y est ! Je ferai de la boîte… et puis, tu sais, si le caporal n’est pas content, je lui f… mon poing dans la figure !…