Pierre Fort (p. 7-24).


L’idée fixe de jouer à de vilains jeux avec une bonne le rend brave pour quelques heures. (Page 9.)

I

chez manette



Que ne passe t-il par le corridor ? Ce serait plus simple. Trop simple : il grimpera le long du tuyau historié, rigide près de son balcon. Un pied sur la conjecturable solidité de ce grillage et l’autre sur la saillie de cette sculpture, il saura bien rejoindre la chambre, dans les combles. Tout est fort tranquille, excepté qu’en lui tourne une petite roue de moulin, une petite roue absolument folle, tac et tac, et encore tac : de l’eau semble bruire au fond de sa poitrine, du bruit d’écume d’en aval des cascades, ou du vent dans les arbres.

Il n’a pas le vertige pour le vide qui est en dessous, mais pour ce qui l’emplit jusqu’au bord. Même chose lui est arrivée déjà lorsqu’il a obtenu certain prix au collège. Il fredonne et se traite d’idiot. S’il passait par le corridor, il rencontrerait son oncle en flirt avec la demoiselle de compagnie, peut-être sa mère, gagnant la chambre de son père à pas de louve, selon son habitude hypocrite…

« Pourquoi maman ne veut-elle pas avoir l’air de coucher ? »

Il réfléchit, rit, et enjambe.

Chacun tente les visites traditionnelles.

L’Amour, c’est un fauteuil à l’Académie. Il a lu des appréciations de journalistes, pendant le café, pour se donner des contenances, sur le discours d’un dernier reçu. Il est un candidat… candie…, candide…, candidat. Son pied glisse. Un petit gravier se détache. Il montera moins vite qu’il n’aurait cru.

Il embrasse le tuyau comme un populaire mât de cocagne. Au juste, il ne sait pas encore ce qu’il va faire. Il peut tomber, se tuer, s’estropier. Il a vu à des carrefours des poteaux qui sont des calvaires avec des images d’os rompus et emblèmes de mort sculptés au bas. Il a des visions de gamin mourant traîné dans des voitures blanches et rouges. Jusqu’à la vaillance de dépenser beaucoup de force, l’idée fixe de jouer à de vilains jeux avec une bonne le rend brave pour quelques heures.

Et il regrimpe, un peu fier, un peu inquiet, sans l’audace d’un regard en arrière. À quinze ans, on est un homme ; seulement le tuyau est beaucoup plus hérissé de pointes qu’il ne s’imaginait. Il s’écorche les doigts, se coupe les paumes, et, tout brusquement, là, dans des parties de lui-même dont il aura besoin tout à l’heure, il sent des contusions.

Ah ! une corniche. Le pied gauche est enfin soutenu, l’autre va suivre. Non, il y a des fers de lance de ce côté, en buisson menaçant. Redescendre ? Jamais, après l’honneur d’avoir entrepris, jusqu’à cette glorieuse initiative contée à la rentrée des classes. Il faut s’orienter. Du côté de ce chéneau, il y a prise avec les mains, au besoin les dents. Dans un miroir, il reconnaîtrait le geste d’un brigand, citoyen d’un vieux livre d’images, et l’ascension des armes serrées par sa bouche.

Un rétablissement : très fort, le poignet, excellent mouvement d’avant bras sur les paumes et tout le poids du corps comme volant par la reprise des coudes serrés du plus solide élève de son gymnase. Il est sur une autre corniche. Là, c’est du pain.

« Oui, mon vieux, comme dans un fauteuil ! »

Il a toujours ce refrain du fauteuil, et aussi de l’Académie… académies, des idées de petites femmes nues, très mal faites, en tournant des cahiers.

Ouf ! l’épaule se froisse contre le mur. Un nouveau relief des pierres sculptées et des déchiquetures des ferrures lui entre dans la cuisse. Quelle bêtise, l’ornementation de la façade de cette grille, bien trop neuve. Ses parents, des imbéciles. Tiens ! de la lumière chez Manette. Elle n’attend pas ce visiteur.

Si elle en attendait un autre ? D’un effort violent, il remonte. Il sent qu’il a chaud, de cette chaleur terrible des gens qui vont accomplir quelque mauvaise action. Oh ! le crime éclos dans la couveuse, caresser les filles avec des mains d’assassin. Il se penche et a subitement très froid. Diable ! il est au-dessus des cimes du parc. Le ciel se déploie immense comme la chute d’une mer, tout unie, sur un seul homme. Et après le choc des plombs et des mailles de l’épervier, voici la petite roue du moulin qui se presse, en lui, débarre d’autres torrents d’eau glacée. Pas le moment de faire des blagues.

Et puis la lune, là-bas, le regarde fixement, une lune excessive, ouverte selon la rondeur d’une bouche qui hurle :

« Je suis foutu ! »

Une seconde, une minute (dans les feuilletons, on ajoute des siècles).

L’idée lui vient de demander du secours, mais il est clair qu’il ne parlera pas ; qu’il ne parlera même plus jamais, il le sent.

Il s’efforce de songer aux drôleries qui l’attendent. Ça lui parait désagréable tout plein.

Sortir de cette situation par un autre rétablissement plus souple : du poignet, encore du poignet et redescendre… Il entend tomber des petits plâtras.

Il jure.

Un bruit de fenêtre qui s’ouvre. Bon, il ne manquait plus que cette aventure d’une ou d’un se penchant sur son désastre.

C’est Manette.

Comme elle ne peut pas l’apercevoir au-dessous du plomb de la corniche, il reste un moment aux aguets. Rien. Il retient son souffle. Si elle lui tend n’importe quelle perche, il sera joliment ridicule.

Et puis, on ne demande pas ce genre de service à une femme qui coiffe. Manette coiffe, elle peigne des cheveux, elle ne suspend pas des hommes dans le vide.

Manette est en camisole de nuit, et elle bâille.

Chose guère anormale, il a envie de bâiller aussi. C’est nerveux. Et le vide entre lui et la corniche bâille.

Les jambes se font de plomb, comme la corniche, qui cède tout doucement, se fausse, se gondole et forme un bec de plus en plus aigu.

Il semble au héros, traîneur de boulets, qu’il est un gros poisson de fer s’accrochant à un aimant. Il ne tiendra pas. Il ne peut pas tenir plus que ça, et sa philosophie se dit :

« C’est fort honorable. »

Il va s’en aller, fiche le camp par le plus court, sombrer au milieu du parc en faisant un trou dans l’éclaboussement vert de grands jets de branches, et il sera sans doute un peu mort, malgré que cela le mette de mauvaise humeur.

Manette là-haut ne bouge pas.

Elle regarde la lune.

Elle n’a pas l’air de savoir pourquoi cet astre est jaune.

Une petite brise passe, véhicule d’un parfum de fleurs de marronnier.

Il relève le front, ses dents crissent.

Il faudrait seulement atteindre la gargouille du coin et alors tout le corps se reposerait en long de cette corniche maudite, qui cède toujours. Comme un noyé palpant le fond de fuyant sable, il appuie ses plantes sur une mobilité. C’est un des volets du troisième, que l’on a oublié de rabattre. Cela remue terriblement, mais cela tient, et il peut respirer.

Le temps de se retrouver bien vivant, de se dire qu’il doit sortir de cette histoire très naturellement, sans autre bobo que ses phalanges fissurées, et il exécute un saut de carpe.

Ca y est.

Manette est terrorisée :

« Monsieur Lucien ! »

Il s’esclaffe. Ça lui est égal de rire à cette hauteur. Il est chez le bas et menu peuple des domestiques, et il entre, affectant l’air de son oncle :

« Quoi ? Inutile de me faire cette tête… Je prends le chemin le plus court, puisque la porte est ouverte de ce côté et que tu as verrouillé la fenêtre sur le corridor… »

Il s’assied sur le lit. un lit étroit dont les draps sont sales. Dans un coin, il y a une table de café, en tôle, avec une cruche, un morceau de savon de Marseille et une cuvette où trempe la calvitie de la brosse à ongles.

La flamme de la bougie est une auréole de moustiques, et des mouches collées tapissent les murailles, suspendant un portrait de Félix Faure, solennel. Une descente de lit complète le luxe, mince comme une feuille, couleur de rouille et frangée sur les bords. Manette lève les bras et automatiquement les baisse.

Elle ne comprend pas du tout, c’est visible. Elle a un jupon de coton bleu et des vieux bas. Elle est coiffée à la Forain, avec des cheveux raides qui ne peuvent pas être dénoués parce que des bâtons ne s’enlacent pas, même quand ils poissent. Elle use d’une pommade particulière sentant la rose pourrie. Blonde, des poils sur les bras, très longs, tantôt roux, tantôt noirs, selon les fluctuations de sa crasse personnelle ; elle a un nez qui avance en museau de belette. Elle n’est pas laide, car elle est jeune ; elle a des plis gras au cou et aux seins.

Ses deux seins ont l’aspect de deux couvercles de boîte ronde qui n’entrent pas bien dans la boîte : il y a des choses à l’intérieur et c’est peut-être joli, à moins que ce ne soit abominable.

Bien troussée, corsetée (porte les anciens corsets de Madame), elle a de la mine, du chien, de l’œil, du front, de tout ce que vous voudrez. Il lui suffirait de coucher sans ôter le costume. Encore cela sentirait toujours la rose pourrie, le hareng saur, la morue, l’eau de vaisselle, une odeur de mille odeurs détestables, dominée par une fragrance exquise de fille mal lavée.

Lucien est très embêté. Il ne raisonne plus, la situation est trop nette. La bougie a l’air de veiller deux morts.

manette

Enfin, vous êtes fou !

lucien

Fiche-moi la paix. Je suis fatigué. Je me couche.

manette

Pas dans mon lit, j’espère ?… espèce de vaurien !… ou j’appelle Madame, là !

lucien

Appelle le grand Turc. J’ai mis dans ma cervelle que je coucherai chez toi, ce soir. Peux pas dormir ! Mon lit est trop grand. Déshabille-moi. Je suis moulu.

manette

Vous êtes monté par la corniche ? (Elle lève les bras.) Il est monté par le chemin des voleurs ! (Elle les baisse.)

lucien

M……!

manette

Si c’est pour me dire ça que vous êtes venu !

lucien

Est-ce que tu as du taffetas d’Angleterre ?

manette

Bien sûr que non, mais j’ai du fil !…

lucien

Hein, du fil ? Pourquoi pas des aiguilles ?… J’ai des écorchures plein les jambes et si j’ôte mon pantalon, ce n’est pas pour te montrer ce que tu penses. Donne-moi une serviette et de l’eau, toujours. Dépêche-toi.

manette

Voilà ! Voilà ! C’est honteux. Un jeune homme qu’on dirait un ange et qui vient à l’exprès pour vous pincer le c…l. J’appellerai Madame.

lucien (dans le lit jusqu’au menton).

Aïe ! On dirait qu’on entre dans de la vase et c’est d’un mouillé ! J’ai certainement la colonne vertébrale en deux. Manette, pour ta gouverne, une colonne vertébrale, c’est une baguette de tambour qu’on avale en naissant. Maintenant, couche-toi sur ton tapis, si tu veux, et pas de discours, ça me trouble. Éteins la chandelle.

(Calme profond.)

Dehors, les marronniers tremblent. Une pluie de leurs fleurs tombe dans la ouate du silence et demeure fraîche, mêlée pourtant au vol d’étincelles des insectes. La lune se hausse peu à peu jusqu’à la corniche. Elle monte comme une vierge des escaliers blanchis de toute la candeur de ses pieds.

Manette, qui a soufflé la bougie, se transfigure et se hausse à son tour, toute blanche et toute nue, vers le visage de Lucien. Il fait semblant de dormir. Il est très éreinté, a peur de paraître moins le Monsieur. Il cherche des plaisanteries, n’en trouve pas et préférerait être seul.

manette

Mon chéri… (Soupir.) — C’est pas raisonnable.

lucien

Ta gueule ! Voyons, laisse-moi tranquille. J’en ai plus envie du tout. Moi, tu sais, ça ne me revient que quand j’ai chaud. Alors…

manette

Voulez-vous que je vous réchauffe… histoire d’être bien sage ?

lucien (se faisant prier).

Non, pas de ça, Manette… ou j’appelle maman. Dis-moi seulement des saletés, comme hier.

manette

C’est trop de vice, tout de même ! Je me demande d’où ce que vous sortez, vous ?

lucien

D’un endroit que tu dois avoir déjà vu chez papa !

manette (très tendre).

J’oserai jamais coucher avec vous pour de bon… vous êtes trop gosse, si ça vous faisait mal. Après, je serais propre. On dit que dans les maisons des gamins sont refusés, rapport à leur âge !

lucien

Oh ! là là ! Les maisons ! J’y vais tous les.

soirs, au collège ! Tu ne sais donc pas. bécasse… à Sta, il y a un cours pour nous apprendre à faire des femmes chouettement. Ça t’épate ? On ne néglige rien pour nous instruire, nous autres, les jeunes gens du monde ! D’abord, ça développe les muscles. C’est excellent pour la santé ! Oh ! tu ne seras pas la première… j’ai connu huit femmes avant toi. même qu’il y en avait une qui… (Il cherche.) Parbleu ! Une qui avait la v… ! (Il éclate de rire.)

manette (mélancolique).

Oh ! moi, je l’ai eue il y a bien longtemps…. ça ne marque plus.

lucien (très tendre).

Tu as fini tes grimaces ? Je te donnerai mes vieilles cravates et puis trois francs, parce que c’est le prix.

manette

Si seulement vous m’aviez prévenue, j’aurais changé les draps. Moi, je veux bien y aller pour le plaisir.

lucien (très effrayé).

Dis donc ? Est-ce que tu as de la mélisse ? Je sais pas ce qui me prend, j’ai mal au cœur !

manette (d’une voix sourde).

Fais pas attention, mon bébé. C’est toujours comme ça, quand on n’a pas l’habitude.


Et dehors, la lune coule, sur les vitres, en larges gouttes d’ambre.