L’Amour du beau
L’AMOUR DU BEAU
Un homme d’un certain âge, donnant le bras à une charmante jeune fille, cheminait un soir dans une rue de Boston. Il s’avançait au milieu d’une obscurité presque complète, lorsqu’ils entrèrent tout à coup dans une zone de lumière que projetait la fenêtre d’une boutique encore éclairée. À cette fenêtre étaient appendues une grande quantité de montres, de similor ou d’argent pour la plupart, car il s’en trouvait à peine deux ou trois dont la boîte fût en or. Toutes avaient le cadran tourné du côté de la boutique, comme si elles eussent eu de la répugnance à donner l’heure aux passants. Derrière le vitrage travaillait un jeune homme dont le pâle visage s’inclinait, absorbé dans la contemplation de quelque mécanisme sur lequel était concentré le foyer lumineux d’une lampe à réflecteur.
— Que diable peut donc faire Owen Warland ? murmura le vieux Pierre Hovenden, horloger retiré et ancien patron du jeune homme, dont l’occupation paraissait l’intriguer. À quoi travaille-t-il ? Depuis près de six mois il ne m’est point arrivé de passer une seule fois devant la boutique, sans le voir ainsi occupé. Il n’est point encore assez naïf pour chercher le mouvement perpétuel ; et pourtant je n’ai pas assez oublié mon ancien métier pour ne pas être convaincu qu’Owen s’occupe de tout autre chose que du mouvement d’une montre.
— Mais, mon père, répondit la jeune fille sans paraître attacher d’importance à cette question, peut-être Owen essaie-t-il de perfectionner quelque mécanisme d’horlogerie ; il est assez intelligent pour cela.
— Lui ? reprit le père, il l’est tout juste assez pour inventer un jouet allemand, et il a même le genre d’esprit qu’il faut pour réussir dans cette partie ; il ne pense qu’au joli, à ce qui fait bien. Au diable soient les intelligences de cette nature ? Le meilleur résultat qu’ait produit la sienne, ça été de m’abîmer les meilleures montres de mon magasin. Ce garçon-là, s’il pouvait, ferait mouvoir le soleil hors de son orbite et dérangerait toute l’économie du système planétaire. Heureusement, comme je te le disais tout à l’heure, qu’il est tout au plus bon à inventer un joujou.
— Plus bas, mon père, il peut vous entendre, murmura la jeune fille en pressant le bras du vieillard, et vous savez combien il est susceptible. Continuons notre promenade.
Pierre Hovenden et sa fille Annie poursuivirent leur route en silence jusqu’au carrefour le plus proche, où ils se trouvèrent devant la boutique d’un forgeron. À l’intérieur on apercevait la forge, tantôt illuminant d’une vive lumière les noires solives du plafond, tantôt ne jetant plus qu’une lueur sombre, suivant que le monstrueux soufflet envoyait ou retenait les bouffées de sa puissante respiration. Dans les instants de clarté, l’on pouvait distinguer jusqu’aux moindres objets pendus dans l’atelier ; l’instant d’après, on ne voyait plus qu’un rouge brasier qui semblait devenu le centre d’une obscurité sans limite.
Auprès du foyer se tenait un homme aux formes athlétiques, dont le visage, chaudement éclairé par le feu, était digne du cadre pittoresque dans lequel il était placé. Au même moment, il tira du milieu des charbons une barre de fer rougie à blanc, la plaça sur l’enclume, et, levant son bras musculeux, fit jaillir une gerbe d’étincelles sous les coups cadencés de son lourd marteau.
— Quel beau spectacle ! s’écria le vieil horloger. J’ai longtemps travaillé l’or, mais il n’est rien de comparable à l’ouvrier qui travaille le fer ; du moins son labeur a quelque chose de solide et de réel. Qu’en dis-tu, mon enfant ?
— Je vous prie, mon père, ne parlez pas si haut, Robert Danforth pourrait vous entendre.
— Eh bien, que m’importe qu’il m’entende ? Je le maintiens, il n’est rien de tel que de compter seulement sur sa force physique et de ne devoir son pain qu’à la vigueur de son bras. Un horloger a la tête bientôt fatiguée de l’enchevêtrement de ses rouages. À ce métier, on détruit sa santé et l’on perd sa vue, comme cela m’est arrivé. Puis on se trouve, à peine au sortir de l’âge mûr, incapable de travailler à son état et impropre à en entreprendre un autre, trop pauvre cependant pour vivre dans l’aisance. Aussi, je le répète, je ne crois plus qu’au salaire qui est le prix de la force physique. Et comme ce travail est bon pour chasser du cerveau d’un homme les rêveries inutiles ! As-tu jamais entendu parler d’un forgeron dont la tête soit fêlée comme celle de cet Owen Warland ?
— Bien raisonné, mon oncle ! cria le forgeron du fond de sa forge, qu’il fit retentir d’une voix forte et joyeuse. Et que pense de cette doctrine mademoiselle Annie ? Sans doute elle trouve plus élégant de ciseler une montre de femme que de façonner un fer à cheval.
Mais Annie, sans répondre, tira brusquement son père par le bras, et tous deux continuèrent leur promenade, sans avoir répondu à l’interpellation du forgeron.
Revenons cependant à la boutique d’Owen Warland, nous aurons l’occasion de jeter sur son histoire un coup d’œil rétrospectif et d’étudier ce caractère que ni Pierre Hovenden ni même Annie, ou son ancien condisciple, Robert Danforth, le forgeron, n’eussent jugé digne d’arrêter l’attention d’un esprit sérieux.
Depuis le jour où il avait pu manier un canif, Owen avait montré une aptitude extraordinaire pour tailler dans le bois de petites figurines, principalement des oiseaux ou des fleurs. Il avait aussi quelquefois essayé de pénétrer les lois de la mécanique, mais ç’avait toujours été dans le but de produire une création gracieuse plutôt qu’utile. Il ne construisait pas, comme la plupart des petits écoliers, de petits moulins mis en mouvement par le vent ou par le courant rapide de quelque ruisseau ; mais ceux qui firent quelque attention à ses essais enfantins crurent remarquer qu’il cherchait à imiter les mouvements naturels des créatures animées, tels que le vol des oiseaux ou celui des insectes.
En un mot, il semblait n’être possédé que de l’amour du beau et à un degré qui eût fait de lui un poëte, un peintre ou un sculpteur ; car il était aussi peu soucieux de l’utile que s’il eût fait profession d’un de ces arts.
La mécanique proprement dite, avec la rigueur et la sécheresse de ses lois, lui inspirait un dégoût insurmontable. Une fois, on le mena voir une machine à vapeur, dans l’espoir de diriger son goût pour la mécanique vers un but utile ; mais il pensa s’évanouir à cet aspect, comme si on lui eût présenté quelque monstruosité. Cette répugnance était due en partie aux proportions énormes et à l’incessante activité de ce gigantesque ouvrier. En effet, l’esprit d’Owen le portait naturellement vers les objets microscopiques et les travaux minutieux, auxquels le rendaient éminemment propre l’exiguïté de sa taille et la prestesse merveilleuse de ses doigts fluets et délicats. L’idée du beau n’a rien de commun avec celle d’étendue et peut aussi bien se développer sur l’espace restreint qu’embrasse le microscope que dans la vaste étendue des cieux. Ce fut précisément cette propension aux travaux minutieux qui rendit plus difficile pour la plupart une appréciation du génie particulier d’Owen Warland. Ses parents crurent ne pouvoir mieux faire — et peut-être avaient-ils raison — qu’en le plaçant en apprentissage chez un horloger, espérant que ses étranges dispositions pourraient y être dirigées vers un but lucratif.
Nous avons fait connaître l’opinion de Pierre Hovenden sur son ancien apprenti. Il n’en put rien tirer. L’enfant saisissait avec une inconcevable facilité les finesses de l’état, mais il ne pensait guère à ce qui doit être la plus grande préoccupation d’un horloger : la mesure du temps. Aussi, tant qu’il resta confié aux soins de son vieux maître, sa douceur naturelle permit à celui-ci de réprimer son intempérance créatrice au moyen d’une surveillance sévère. Mais, lorsque ayant terminé son apprentissage, il eut pris la suite des affaires de Hovenden, que la faiblesse de sa vue obligeait à se retirer, on vit bientôt combien Owen était peu capable de diriger la course de ce vieillard aveugle que l’on nomme le temps.
Une de ses fantaisies les moins déraisonnables était d’introduire dans ses montres des petits mouvements de musique rendant harmonieuse chaque heure de la vie au moment où elle se précipitait dans l’abîme du passé. Lui confiait-on la réparation de quelque horloge ancienne, de ces hautes et vieilles machines qui font pour ainsi dire partie d’une famille, à force d’avoir sonné la naissance ou la mort de ses membres, il prenait sur lui d’ajouter au mécanisme une danse macabre ou quelque funèbre procession dont chaque personnage représentait une des heures du jour. Plusieurs excentricités de ce genre avaient entièrement fait perdre au jeune horloger la confiance des gens sensés qui pensent qu’on ne doit pas plaisanter avec le temps, soit qu’on le considère comme un moyen d’avancer et de prospérer dans le monde, ou bien comme une occasion de se préparer à entrer dans l’autre. La clientèle d’Owen Warland diminua rapidement, ce qui ne lui sembla pas un grand malheur, car il était de plus en plus absorbé par une œuvre à laquelle, depuis plusieurs mois, il travaillait secrètement, et qui, exigeant l’emploi de tout son talent et de toute son adresse, donnait pleine carrière aux tendances caractéristiques de son génie.
À peine le vieil horloger et sa fille eurent-ils dépassé la boutique d’Owen Warland que celui-ci fut pris d’un tremblement nerveux qui l’obligea de suspendre le travail délicat auquel il se livrait.
— C’était Annie, murmura-t-il, j’aurais dû le deviner aux battements précipités de mon cœur, avant même d’avoir entendu la voix de son père. Ah ! je me sens trembler d’une inexprimable émotion ; il m’est impossible de continuer un travail aussi délicat. Annie, chère Annie, ne devrais-tu pas rendre mon cœur plus courageux et ma main plus ferme au lieu de me troubler ainsi ? car ce n’est que pour toi que j’essaye de donner une forme matérielle à l’idéal de la beauté. Calme-toi, cœur défaillant ! car si j’interromps mon travail, des songes douloureux viendront assiéger mon sommeil, et demain je me trouverai sans force pour réagir, sans intelligence pour créer.
Au moment même où le jeune homme cherchait à se calmer pour reprendre son ouvrage, la porte de la boutique s’ouvrit pour laisser passage à la mâle figure qu’admirait, quelques instants auparavant, Pierre Hovenden, en contemplation devant la forge. Robert Danforth apportait au jeune horloger une petite enclume d’une forme particulière, dont, après un minutieux examen, celui-ci se déclara satisfait.
— Eh bien, s’écria le forgeron d’une voix retentissante, je me crois, en vérité, aussi capable que n’importe qui, pour tout ce qui a rapport à mon état ; mais j’aurais fait, je pense, une triste figure dans le vôtre avec un poing comme celui-là, ajouta-t-il en posant sa large main à côté de la main délicate d’Owen. Pourtant je déploie plus de force pour donner un seul coup de marteau que vous n’en avez dépensé dans toute votre vie.
— C’est très probable, répondit Owen de sa voix douce : la force est une puissance à laquelle je ne prétends nullement ; la mienne, quelle qu’elle soit, est toute spirituelle.
— Bon mais à quoi passez-vous d’aussi longues soirées, mon vieux camarade ? Il y a des gens qui prétendent que vous cherchez le mouvement perpétuel.
— Le mouvement perpétuel, quelle absurdité ! répliqua le jeune homme avec un sourire de mépris, jamais on ne le découvrira, c’est une chimère qui peut abuser des hommes encore occupés de la matière, mais non pas moi. Enfin, en supposant même que cette découverte fût possible, elle ne mériterait pas qu’on s’en occupât, car elle serait tout au plus bonne à remplacer la vapeur. Pour moi, tout ce que je puis vous dire, c’est que je ne songe point à inventer une nouvelle machine à coton.
— Oh ! je m’en doute bien, s’écria le forgeron en poussant un rire si bruyant que les cloches de verre de l’établi se mirent à trembler à l’unisson ; mais je vous fais perdre votre temps, je m’en vais, bonne nuit et bon succès, Owen ; vous savez, j’ai toujours un bon coup de marteau sur l’enclume à votre service.
Et, poussant un nouvel éclat de rire, le robuste représentant de la force physique sortit du magasin.
— C’est étrange, murmura tout bas Owen Warland en laissant retomber son front dans sa main, le but de mes incessantes pensées, ma passion pour le beau, ma conviction que j’arriverai à le créer, tout cela me semble si vain, si futile, chaque fois que je me trouve en contact avec ce géant, que je deviendrais fou, je crois, si je le voyais plus souvent. Il me semble que cette force aveugle et brutale neutralise l’élément immatériel, flamme céleste, que je sens brûler en moi. Mais je veux réagir contre cette influence de toute la force qui m’est propre.
Prenant alors sous un globe de cristal une pièce microscopique d’un mystérieux mécanisme, il l’approcha de sa lampe et, l’ayant attentivement considérée à travers une forte lentille, il se mit à la façonner au moyen d’une pointe d’acier très fine. Mais, après quelques minutes de travail, il se jeta comme anéanti sur son fauteuil et tordit ses mains avec désespoir.
— Malheureux ! s’écria-t-il, qu’ai-je fait ? L’influence de cette grossière nature a alourdi mes doigts et obscurci mon intelligence, et j’ai d’un coup fatal détruit le travail de tant de mois, le but de toute ma vie !
Et, plongé dans un étrange désespoir, il resta dans le même état d’affaissement jusqu’à ce que sa lampe, qui vacillait faiblement, finit pas s’éteindre, le laissant dans une obscurité complète.
Hélas ! il en est souvent ainsi de ces rêves dorés que caresse notre imagination, et qui nous semblent, à certains moments, d’une valeur inappréciable ; à peine se trouvent-ils en contact avec la réalité qu’ils s’évanouissent comme la plus subtile des vapeurs. L’artiste qui cherche l’idéal doit être doué d’une énergie incomparable, en apparence, avec la délicatesse de ses perceptions. Il faut qu’il ait foi dans son génie, alors que les incrédules l’accablent de leur scepticisme railleur. Il doit lutter avec courage contre l’humanité tout entière, et ne relever que de lui-même, lorsqu’il s’agit du but suprême de ses espérances.
Pendant quelque temps, Owen Warland parut succomber sous le poids de cette dure épreuve. Durant de longues semaines, on le vit errer seul, la tête penchée sur sa poitrine, comme s’il eût voulu cacher à tous les pensées que reflétait son visage. Peu à peu cependant il releva son front et parut plus calme. Un grand changement semblait s’être opéré en lui, et, selon Pierre Hovenden, dont le sentiment était que notre vie doit ressembler à la marche régulière d’un chronomètre, c’était un résultat auquel devaient applaudir les véritables amis du jeune horloger.
En effet, Owen s’était remis avec application au travail. C’était merveille de voir avec quelle sérieuse gravité il examinait les rouages d’une grosse montre ou ceux d’une horloge à sonnerie. Bientôt il eut si complètement regagné la confiance publique que les édiles lui confièrent l’importante réparation de l’horloge paroissiale. Il s’acquitta de cette mission avec tant d’exactitude que ses concitoyens n’eurent que des éloges à lui donner. Les agioteurs ne manquèrent plus l’heure de la bourse, le malade eut sa potion au moment précis, les amoureux ne perdirent plus à s’attendre un temps précieux, et enfin les honnêtes bourgeois virent chaque soir leur potage arriver à la même heure.
Une circonstance, assez futile en apparence, marquait bien la période de calme dans laquelle son esprit était entré. Lorsqu’on le chargeait de graver un nom dans une boîte de montre ou des initiales sur des couverts d’argent, il les inscrivait de la façon la plus simple et sans les entourer de capricieuses arabesques, comme il avait coutume de le faire auparavant.
Un jour, pendant que durait encore ce que l’on appelait son heureuse transformation, le vieux Pierre Hovenden vint rendre visite à son ancien apprenti.
— Eh bien, Owen, dit-il en entrant, je suis heureux d’entendre de tous côtés parler aussi favorablement de vous. L’horloge de la ville répète vos louanges vingt-quatre fois par jour. Parvenez seulement à vous débarrasser de vos absurdes théories sur le beau, et, croyez-moi, vous réussirez certainement en continuant de la sorte. Je serais même capable de vous confier ma vieille montre, bien qu’après Annie, ce soit ce que j’ai de plus cher.
— Je n’oserais y porter la main, répondit Owen, que gênait évidemment la présence de son vieux maître.
— Avec le temps, reprit celui-ci, avec le temps, vous en deviendrez digne.
Puis, usant de l’autorité que lui donnait son ancienne position vis-à-vis du jeune homme, l’ex-horloger se mit à examiner le travail qu’il avait en main et les autres réparations en cours d’exécution. Pendant cet examen, l’artiste osait à peine relever la tête. Rien ne lui était plus antipathique que la froide expérience de Pierre Hovenden, dont il priait tout bas le ciel de le débarrasser au plus tôt.
— Mais qu’est-ce que cela ? s’écria tout à coup le bonhomme en soulevant une cloche de cristal ternie par la poussière, sous laquelle on apercevait un mécanisme aussi délicat que le système anatomique d’un insecte. Qu’avons-nous donc ici ? Il y a certainement de la sorcellerie dans ces petites chaînes, ces petites roues, ces petites hélices, et j’ai bien envie de vous délivrer, d’un seul coup de pouce, du danger d’une future rechute.
— Au nom du ciel ! s’écria Owen, qui se trouva d’un bond près de lui, ne faites pas cela si vous ne voulez pas que je devienne fou. La moindre pression de votre doigt peut me ruiner à jamais.
— Ah ! Ah ! mon garçon, fit le vieil horloger, c’est donc ainsi ? Eh bien, comme il vous plaira, mais je vous préviens que c’est le mauvais esprit que renferme ce mécanisme. Voyons, voulez-vous que je l’exorcise ?
— C’est vous qui est mon mauvais esprit, répondit Owen exaspéré, vous et ce monde injuste et grossier qui me comble d’amertume. L’inertie, l’abattement où vous me jetez, voilà les seuls obstacles que j’aie à surmonter. Il y a longtemps sans cela que j’aurais achevé la tâche pour laquelle la nature m’a créé.
Hovenden secoua la tête avec ce mélange de mépris et d’indignation que le monde déverse sur les âmes simples et naïves qui cherchent leur voie en dehors des sentiers frayés ; puis il se retira avec un sourire dont l’expression railleuse poursuivit jusque dans ses rêves le jeune artiste, qui, près de se mettre à son mystérieux travail, se replongea dans la sinistre torpeur dont il était sur le point de s’affranchir.
Cependant cette nouvelle somnolence n’était qu’apparente à mesure que s’avançaient les beaux jours, il abandonna les travaux confiés à ses soins et permit au temps, personnifié dans les montres et les horloges, d’errer tout à son aise au milieu de la confusion totale des heures.
Il gaspilla, comme on disait par la ville, toute la belle saison à parcourir les bois, errer dans les champs ou s’asseoir au bord des ruisseaux. Là, comme un véritable enfant, il se plaisait à poursuivre les papillons et les libellules, ou bien à suivre d’un œil curieux les évolutions des insectes à la surface de l’eau. Il y avait, en vérité, quelque chose d’étrange dans l’attention avec laquelle il considérait ces jouets animés folâtrant dans la brise, ou, quand il avait fait un prisonnier, dans le soin avec lequel il étudiait sa structure délicate. La chasse aux papillons, c’était bien l’emblème de cette poursuite obstinée de l’idéal, à laquelle il avait déjà sacrifié une si grande part de son existence. Mais atteindrait-il jamais cet idéal, comme il avait déjà saisi l’innocent animal qui le symbolise ?
Ces promenades entremêlées de rêveries étaient bien douces au cœur de l’artiste. Dans ces jours heureux, les plus brillantes conceptions étincelaient dans son esprit comme l’aile diaprée du papillon aux rayons du soleil. C’étaient, pour sa merveilleuse imagination, autant de phénomènes tangibles, moins la peine et les déceptions que lui eussent coûtées tour réalisation. Pourquoi faut-il, hélas ! qu’en poésie comme dans tout autre art, l’homme épris de l’idéal ne puisse se contenter de la jouissance spirituelle du beau ? Pourquoi faut-il qu’il soit condamné à poursuivre ce mystérieux et insaisissable fantôme en dehors des limites de son domaine éthéré, au risque de détruire sa frêle existence en lui donnant un corps ? Owen Warland se sentit bientôt entraîné vers la réalisation de ses rêves, avec autant de force que le peintre ou le poëte qui veut doter d’une pâle et incertaine beauté les rêves de son imagination.
C’était durant les longues heures de la nuit qu’il retournait dans son cerveau surexcité cette idée fixe sur laquelle il concentrait toute son intelligence et toute la force de sa volonté
Il rentrait chaque jour en ville à la tombée de la nuit, se glissait dans sa boutique, s’y enfermait et travaillait avec ardeur pendant des heures entières. Parfois le veilleur de nuit se hasardait à frapper à sa porte, voyant briller à travers les fentes une lumière insolite. Owen, surpris, se prenait à tressaillir, sans pour cela quitter sa tâche. La lumière du jour, lorsqu’elle le surprenait, lui semblait un fâcheux envoyé pour la distraire de son œuvre. Si le temps était sombre, menaçant, peu favorable à ses champêtres excursions, il s’asseyait sur un escabeau et restait toute une journée la tête ensevelie dans ses deux mains, comme pour isoler sa pensée des objets extérieurs et l’obliger à se reporter vers le but idéal de ses travaux nocturnes.
Un jour qu’il était plongé dans un de ses accès de mélancolique torpeur, il fut surpris par Annie Hovenden, qui entra inopinément dans sa boutique, et vint à lui avec la familiarité qu’autorisaient leurs relations enfantines. Elle avait fait un trou à son dé et venait trouver Owen pour qu’il le réparât.
— En vérité, dit-elle en riant, je ne sais si vous consentirez à vous charger d’une telle besogne, maintenant que vous êtes si occupé de donner la vie à une machine.
— Qui donc a pu vous donner cette idée, Annie ? dit le jeune homme en tressaillant.
— Personne ; elle m’est venue toute seule au souvenir d’une confidence que vous me fîtes quand nous étions encore enfants. Mais revenons à mon dé, voulez-vous le réparer ?
— Pour vous, Annie, je ferais n’importe quel travail, s’agirait-il de forger sur l’enclume de Robert Danforth.
— Ce serait un curieux spectacle, fit Annie en jetant un regard de furtive compassion sur le corps si frêle de l’artiste ; eh bien, voici mon dé.
— Savez-vous, Annie, que vous avez prononcé une singulière parole au sujet de la spiritualisation de la matière ?
Tout en disant ces mots, l’idée se glissa dans le cerveau d’Owen que cette naïve jeune fille, seule peut-être dans le monde entier, avait le don de le comprendre. Quelle force ne puiserait-il pas, pour la réalisation de ses rêves solitaires, dans la sympathie du seul être qu’il aimât !
Chez ceux que la nature de leurs études isole des affaires ordinaires de la vie, qui marchent en dehors ou en avant de l’humanité, il se produit souvent par l’isolement une sensation intérieure de froid, sous l’impression de laquelle l’esprit semble glacé comme s’il avait atteint les régions extrêmes du pôle. Ce malaise moral que le prophète, le réformateur, le poète, le criminel, tous ceux en un mot qui s’écartent des sentiers battus, ont tous éprouvé, le pauvre Owen n’avait pas été sans le ressentir.
— Annie, s’écria-t-il en pâlissant à cette pensée, que je serais heureux de vous confier le secret de mes recherches ! Il me semble que vous l’écouterez avec cette foi qu’on ne doit point attendre de ce monde railleur et matériel ; il me semble que vous sauriez le comprendre.
— Mais certainement, fit Annie en souriant. Voyons, expliquez-moi vite ce dont il s’agit, et dites-moi, par exemple, ce que signifie cette petite hélice si délicatement travaillée qu’elle pourrait servir de jouet à la reine Mab. Voyez, je vais la mettre en mouvement.
— Arrêtez ! s’écria Owen, arrêtez !
La jeune fille avait à peine touché le petit mécanisme de la pointe d’une aiguille, que l’artiste éperdu lui saisit le bras avec tant de violence, qu’il lui arracha un léger cri de douleur.
Annie fut effrayée en voyant la rage et l’angoisse peintes sur les traits d’Owen, qui, l’instant d’après, laissa retomber, accablé, sa tête dans ses mains.
— Partez Annie, murmura-t-il, laissez-moi, je me suis trompé ; je ne dois m’en prendre qu’à moi de ma méprise. Je soupirais ardemment après une douce sympathie ; je m’étais imaginé — je rêvais sans doute — que je la trouvais en vous ; mais vous ne possédez point le talisman qui seul pourrait vous donner la clef des secrètes aspirations de mon âme. Avec le bout de cette aiguille vous venez d’anéantir le travail de plusieurs mois et le résultat de longues années de réflexions. Ce n’est pas votre faute, Annie, mais vous avez causé ma ruine.
Hélas ! pauvre Owen ! ton erreur était excusable, car si jamais être humain devait jeter un regard intelligemment sympathique sur l’œuvre de ton cœur, ce devait être une femme. Peut-être même que la gentille Annie n’eût point trompé ton attente, si l’amour l’eût doué de sa divine intelligence mais elle ne t’aimait pas.
Le jeune horloger passa l’hiver suivant de façon à convaincre ceux dont l’opinion pouvait encore lui être favorable, qu’il était irrévocablement destiné à n’être, sa vie durant, que le plus inutile et le plus malheureux des hommes.
Sur ces entrefaites, la mort d’un de ses parents le mit en possession d’un modeste héritage. Ne sentant plus la nécessité du travail, ayant perdu jusqu’à l’espoir d’atteindre son but idéal, il se plongea bientôt dans des désordres dont la délicatesse de sa nature eût dû le préserver. Bientôt le monde extérieur ne lui apparut plus qu’au milieu des fumées d’une continuelle ivresse dans laquelle il chercha désormais le fantôme de ses anciennes rêveries. Mais il ne trouvait au fond de sa coupe que les fatigues, les douleurs d’une excitation factice et l’amertume du réveil. Bien plus, au sein même de l’ivresse, alors qu’il pensait ressaisir les spectres effacés de ses pensées d’autrefois, une sorte de double vue intérieure lui montrait l’inanité de son rêve et le ramenait à l’affreuse réalité.
Un incident, futile en apparence, dont bien des gens furent témoins, mais dont aucun, cependant, ne soupçonna l’influence sur l’esprit d’Owen, vint arracher l’artiste à cette vie pleine d’angoisses et de dangers.
Par un beau jour de printemps, comme il était assis parmi les compagnons habituels de ses débauches, un verre rempli de vin placé devant lui, un magnifique papillon fit, par une fenêtre ouverte, irruption dans la salle et s’en vint voltiger au-dessus de sa tête.
— Ah ! tu vis donc encore, s’écria Owen dans un transport d’enthousiasme, brûlant fils du soleil ; compagnon de la brise d’été, c’est bien toi que je vois enfin réveillé de ton léthargique sommeil. Au travail alors, le temps est arrivé.
Se levant ensuite, et sans même vider son verre, il quitta la salle et jamais depuis on ne le vit boire.
Alors il recommença ses promenades aux bois et dans les champs. Il ne vint à la pensée de personne que ce beau papillon qui l’était venu trouver parmi ses grossiers compagnons était le messager céleste chargé de le ramener à cette vie pure et idéale qui le plaçait au-dessus des autres hommes à peu près comme le nuage est entre la terre et le ciel. On aurait pu croire aisément qu’il s’était voué à la recherche du messager ailé, à le voir se glisser avec précaution auprès de chaque papillon qui se posait sur la corolle d’une fleur, le suivant dans ses pérégrinations vagabondes et s’abîmant dans une muette et profonde contemplation. Puis, quand l’insecte avait assez butiné et prenait son vol à travers l’espace, il le suivait des yeux comme pour apprendre de lui la route du ciel.
Le veilleur de nuit fut un des premiers à s’apercevoir que l’artiste avait repris son travail. Mais quelle pouvait être cette tâche nocturne ? Les gens de la ville donnaient de la conduite d’Owen une explication très-naturelle, et qui n’avait pas exigé d’eux de grands efforts d’imagination : l’horloger était devenu fou. Il est à remarquer que cette facile méthode de comprendre et d’expliquer tout ce qui dépasse l’entendement du commun des mortels à d’ordinaire pour approbateurs tous les hommes à cerveau étroit, à intelligence bornée, c’est-à-dire une bonne part de l’humanité. Depuis saint Paul jusqu’à notre amoureux du beau, on n’a guère fait autre chose, et l’on a employé ce moyen pratique d’éclaircir tout ce qui semblait obscur ou incompréhensible dans les paroles et dans les actes des plus grands génies.
Pour ce qui concerne Owen Warland, peut-être les gens de la ville disaient-ils vrai, et peut-être avait-il perdu la raison : le peu de sympathie qu’il inspirait, la solitude dans laquelle il vivait, étaient des causes assez puissantes pour produire ce résultat, comme peut-être avait-il été frappé par un rayon d’en haut, dont le reflet pouvait donner à son visage l’apparence de l’égarement.
Un soir, qu’à peine revenu de sa promenade habituelle à travers la campagne, il venait d’exposer à la lumière de sa lampe ce travail délicat si souvent interrompu, si souvent repris, et qui semblait désormais faire partie intégrante de sa vie, il fut surpris par le vieil Hovenden. Jamais l’artiste ne le voyait entrer sans un serrement de cœur ; car, dans le cercle de ses connaissances, aucun être ne lui était plus antipathique, à cause de cet incroyable scepticisme qui le portait à nier ce que son intelligence ne pouvait saisir.
Cette fois, cependant, l’ancien horloger n’était point venu pour le morigéner.
— Owen, mon garçon, lui dit-il, nous vous attendons demain soir.
L’artiste balbutia une excuse.
— Non, reprit Hovenden, il faut que vous veniez absolument, ne serait-ce qu’en souvenir du temps où vous faisiez partie de la famille. Ignorez-vous que ma fille est fiancée à Robert Danworth ? Eh bien ! nous célébrons demain cet heureux événement.
— Ah ! fit Owen.
Cette exclamation, qui parut indifférente et presque froide à Pierre Hovenden, était cependant un gémissement étouffé, arraché au cœur de l’artiste par l’immense douleur qui l’envahissait, et qu’il eut pourtant la force de réprimer. L’instrument qu’il tenait à la main tomba sur son travail, et pour la seconde fois l’œuvre de tant de mois fut anéantie.
Jamais la passion d’Owen ne s’était fait jour, et il l’avait si bien refoulée dans son cœur, qu’Annie elle-même, malgré l’instinctive intuition de la femme, s’en était à peine aperçue. Pour Owen, c’était sa vie tout entière qui lui échappait. Il avait bien vite oublié qu’un jour Annie n’avait pu le comprendre ; et, grâce à ce bandeau qui couvre les yeux des amants, il avait, malgré l’évidence, persisté à unir par la pensée ses rêves artistiques à l’image adorée de la jeune fille. C’était la forme visible sous laquelle se manifestait à lui cette puissance mystérieuse dont il avait fait l’objet de son culte.
Il s’était trompé cette fois encore. Annie était bien loin de posséder les perfections morales qu’il s’obstinait à voir en elle. La femme à laquelle il avait élevé dans son cœur un autel était une création de son imagination, comme l’ingénieux mécanisme auquel il travaillait eût été le produit de son génie s’il fût parvenu à l’exécuter. En supposant qu’un amour heureux l’eût rendu maître d’Annie, la désillusion n’eût pas tardé à venir, il n’eût trouvé en elle qu’une femme ordinaire, et, trompé dans son attente, il eût reporté sur le seul but qui fût resté à sa noble ambition, toute son énergie, toutes les forces de son intelligence. Aussi son lot eût été trop riche s’il eût trouvé dans Annie l’idée de ses rêves de poëte et d’artiste, et peut-être, dans ce cas, l’idée qu’il se faisait du beau idéal se fût-elle accrue car cette idée du beau est relative et non point absolue.
Au lieu de cet avenir de félicité, ce fut la douleur qui vint à l’improviste, avec cette intolérable idée que l’ange de sa vie lui était arraché pour être jeté dans les bras d’un grossier forgeron. C’était le comble de la mauvaise fortune. La vie ne lui apparaissait plus que comme sans espoir, une guenille enfin. Il ne put que courber la tête sous ce coup imprévu.
Il fut longtemps malade et se rétablit lentement. En revanche, lorsqu’il fut entièrement revenu à la santé, on remarqua dans sa personne un embonpoint qu’on ne lui avait jamais connu. Ses joues se remplirent, sa main devint potelée comme celle d’un enfant, dont elle avait la petitesse. Et, de fait, Owen avait une tournure si enfantine que l’on était souvent tenté de caresser sa blonde chevelure. L’esprit qui l’animait semblait l’avoir abandonné pour donner à son corps le loisir de prospérer au milieu d’une existence quasi négative. Non pas qu’il fût tombé dans l’idiotisme, car il tenait des propos fort sensés. De taciturne qu’il était, il était devenu causeur. En effet, il se plaisait à discuter sur les merveilles de mécanique, dont il avait lu, disait-il, la description dans des livres, mais dont l’existence lui semblait difficile à admettre. De ce nombre était l’homme de bronze d’Albert le Grand, la tête parlante du moine Bacon, et, dans des temps moins éloignés de nous, cette petite voiture traînée par des chevaux automates, qui fut, à ce qu’il paraît, exécutée pour un Dauphin de France.
Il parlait aussi d’un insecte voltigeant autour des spectateurs comme une mouette réellement vivante, et qui n’était pourtant qu’une ingénieuse combinaison de petits ressorts ; puis d’un canard dont les mouvements imitaient, à s’y méprendre, ceux d’un canard vivant, mais qui sans doute eût fait un triste rôti sur la table d’un honorable bourgeois.
— Toutes ces merveilles, dit Owen, j’en suis persuadé, ne sont que des hâbleries.
Et, après cet aveu, il avouait avec un peu de honte qu’il n’avait pas toujours pensé ainsi. Dans ses jours de paresse et de rêverie, il s’était laissé aller à croire que l’on pourrait, jusqu’à un certain point, il est vrai, spiritualiser la matière et douer ses produits d’une apparence de vie, d’une beauté que la nature fait entrevoir dans ses créatures, mais qu’elle ne s’est malheureusement jamais donné la peine de réaliser. Il paraissait enfin avoir à peine conservé une idée bien distincte du dessein qu’il avait formé et de la façon dont il aurait pu l’exécuter.
— J’ai laissé tout cela de côté, disait-il parfois. C’étaient de ces rêves futiles comme les jeunes gens s’acharnent souvent à en poursuivre. Aujourd’hui que je n’ai plus de bon sens, je me contente d’en rire.
Après être resté plusieurs mois dans cet état de déchéance intellectuelle, une nouvelle métamorphose s’opéra dans l’esprit de l’artiste. Comment se réveilla-t-il de sa torpeur ? le souvenir n’en est pas resté. Peut-être le papillon symbolique revint-il accomplir sa mission mystérieuse. Tout ce que l’on sait, c’est que son premier mouvement fut de remercier la suprême intelligence qui le tirait encore du néant.
— À l’œuvre, s’écria-t-il, c’est maintenant ou jamais qu’il faut atteindre le but.
Il était, en outre, poussé par la crainte que la mort ne le vint surprendre avant qu’il eût réalisé ses espérances. C’est une idée commune à tous ceux qui tendent vers un but élevé, et la vie n’est chère à la plupart d’entre eux que parce qu’elle leur permet d’y parvenir. Tant que nous ne tenons à la vie que pour elle-même, nous craignons moins de la perdre ; mais qu’elle soit nécessaire à l’accomplissement de nos desseins, c’est alors que nous nous apercevons combien la trame en est légère. Cependant ce sentiment de douloureuse inquiétude fait ordinairement place à une robuste confiance dans son invulnérabilité, toutes les fois que nous travaillons à une tâche providentielle et qui, suivant nous, manquerait au monde s’il ne nous était pas donné de l’accomplir. Le philosophe absorbé dans la recherche de la vérité pensera-t-il que la vie puisse l’abandonner avant qu’il ait soulevé le voile qui la recouvre ? S’il en était ainsi, des siècles pourraient s’écouler avant qu’une intelligence, sœur de la sienne, parvînt à pénétrer les lois qu’il avait entrevues et qu’il était sur le point de formuler. Hélas ! l’histoire nous en offre cependant plus d’un exemple. Combien de génies qui ont quitté ce monde avant d’avoir achevé leur mission terrestre ! Le prophète meurt, tandis qu’à ses côtés continuent à végéter d’incomplètes intelligences. Le poëte laisse ses chants inachevés, le peintre abandonne sur sa toile une ébauche imparfaite, et tous deux vont peut-être achever au ciel une œuvre que la terre n’était pas digne de posséder.
Revenons cependant à Owen Warland.
Pour son bonheur — ou son malheur peut-être, — il atteignit le but qu’il poursuivait en vain depuis si longtemps ; nous ne disons pas après quel douloureux enfantement et quelles défaillances.
Nous le retrouvons un soir d’hiver où, après avoir vu ses efforts couronnés de succès, il se dirigé vers le foyer de Robert Danworth.
Le robuste forgeron était confortablement assis au coin de l’âtre. Auprès de lui se tenait Annie, devenue mère de famille et ayant pris un peu de la forte et grossière nature de son époux, mais digne encore — ainsi le pensait Owen — de servir d’intermédiaire entre la force et la beauté. Ce soir-là justement, le vieux Pierre Hovenden était l’hôte du jeune ménage, et le regard de l’artiste rencontra tout d’abord ce visage froidement sarcastique, dont il ne connaissait que trop l’expression.
— Eh ! c’est mon vieil ami Owen, s’écria Robert en s’élançant au-devant de lui et serrant ses doigts délicats comme il eût fait d’une barre de fer. C’est bien à vous, et d’un bon voisin de nous rendre enfin visite. Je craignais que le mouvement perpétuel ne vous eût fait oublier notre ancienne amitié.
— Nous sommes bien heureux de vous voir, dit à son tour Annie en rougissant légèrement. Ce n’est pas bien d’être resté si longtemps éloigné de nous.
— Eh bien, Owen, demanda le vieil horloger en façon de bienvenue, comment va le beau ? Êtes-vous parvenu à le créer ?
L’artiste ne répondit pas d’abord, il considérait un robuste bambin en train de se rouler sur le tapis, lui aussi sorti de l’infini, mais si solidement constitué qu’on voyait bien que la nature l’avait formé de ses éléments les plus puissants. Le baby rampa jusqu’auprès du nouveau venu, et, s’arc-boutant sur ses deux petits bras, leva la tête et se prit à regarder Owen avec cette persistance particulière aux enfants. La mère, qui suivait avec intérêt ce petit manège, ne put s’empêcher d’échanger avec son mari un sourire d’orgueilleuse satisfaction. Mais Owen se sentait troublé par le regard investigateur du marmot, qui lui rappelait celui du vieil horloger. Un peu plus, sans la présence de ce dernier, il se fût imaginé que l’âme de Pierre Hovenden était cachée sous cette forme enfantine, et que c’était cette bouche rosée qu’il entendait répéter cette malicieuse question.
— Et le beau, Owen ? que faites-vous du beau ? l’avez vous créé ?
— Oui, j’y suis parvenu, répondit enfin l’artiste avec un air de triomphe ; oui, mes amis, c’est l’exacte vérité, j’ai réussi à le créer.
— Vraiment ! fit Annie avec l’accent de la joie la plus franche. Et maintenant peut-on vous demander quel est votre secret ?
— Certainement. C’est pour vous le faire connaître que je suis venu, répondit Owen. Vous allez voir, toucher, posséder enfin ce secret ; car c’est pour votre présent de noces, Annie, si je puis encore donner ce nom à mon amie d’enfance, que j’ai doué d’une âme ce mécanisme harmonieux, ce mystère de beauté. Mon cadeau vient un peu tard, c’est vrai ; mais c’est surtout lorsque, avançant dans la vie, les objets qui nous entourent perdent leur éclat et que notre intelligence sent s’émousser sa finesse de perception, que nous avons le plus besoin de posséder le sentiment du beau. Si vous appréciez ce présent, Annie, il ne viendra pas trop tard.
En disant ces mots, il fit voir une petite boîte d’ébène, ornée par lui-même d’une délicieuse mosaïque de nacre, représentant un enfant à la poursuite d’un papillon qu’on voyait un peu plus loin se métamorphoser en un esprit aérien s’enfuyant vers le ciel, tandis que l’enfant, dans l’ardeur de sa poursuite, semblait s’élancer dans l’éther pour atteindre le symbole de la beauté.
L’artiste ouvrit la boîte, et la jeune femme ne put retenir un léger cri de surprise en voyant sortir un papillon qui vint se poser sur l’extrémité de son doigt, agitant ses ailes de pourpre et d’or comme s’il allait prendre son vol. La plume est impuissante à peindre la radieuse splendeur, la délicatesse infinie de cet étrange chef-d’œuvre. Ce papillon idéal n’avait rien de commun avec ces insectes à moitié décolorés qui voltigent sur les fleurs terrestres ; ce devait être plutôt un frère de ceux qui s’en vont butinant dans les prairies célestes, et qui servent de jouets aux petits anges que la mort a ravis ici-bas à notre amour. Une poussière étincelante couvrait ses ailes de feu, et ses yeux avaient l’éclat de la vie.
Le feu qui pétillait dans la cheminée, la douce lumière de la lampe pâlissaient à côté de l’étrange lueur que répandait autour de lui ce miracle de beauté.
— Quel admirable objet ! s’écria la jeune femme ; est-ce vivant ?
— Certainement, reprit son mari ; croyez-vous qu’un homme puisse faire un papillon ? Et, en admettant même que cela soit possible, pensez-vous qu’il s’amuserait à en créer un, alors qu’un enfant peut en attraper vingt dans un jour d’été ? Mais c’est cette jolie boîte que j’admire ; elle est sans doute de la façon d’Owen, et, ma foi, c’est un ouvrage qui lui fait honneur.
Comme il disait ces mots, l’insecte merveilleux agita de nouveau ses ailes par un mouvement si naturel, qu’Annie en tressaillit ; car, malgré le dire de son mari, elle doutait encore si ce petit être était animé, ou bien si c’était un miracle.
— Est-il en vie ? répéta-t-elle le plus sérieusement du monde.
Jugez-en vous-même, répondit Owen Warland qui la considérait avec une anxieuse curiosité.
En même temps, le papillon s’élança, puis, après avoir un instant voltigé près d’Annie, s’éleva presque jusqu’au plafond, toujours visible aux spectateurs de cette scène, grâce à l’éclat dont brillaient ses ailes.
L’enfant, toujours assis sur le parquet, suivait d’un œil émerveillé l’insecte, qui, après avoir parcouru la chambre, redescendit en décrivant une gracieuse spirale jusque sur le doigt d’Annie.
— Mais est-il en vie ? reprit-elle de nouveau. Et sa main tremblait si fort, que le papillon ne parvenait à s’y maintenir qu’en continuant d’agiter ses ailes. Dites-moi s’il est vivant, ou si c’est vous qui l’avez créé.
— Qu’importe de savoir qui l’a créé, s’il est réellement beau, répondit Owen. Vivant, il l’est, Annie, car une partie de mon âme réside en lui, dans sa beauté non-seulement extérieure, mais intime. L’intelligence, l’imagination, la sensibilité de l’artiste sont renfermées dans ce petit être. Oui, c’est moi qui l’ai créé ; mais, ajouta-t-il d’un ton plus triste, il n’est plus pour moi ce qu’il était dans les rêves de ma jeunesse.
— N’importe, c’est un beau jouet, dit le forgeron, qui s’en amusait comme un enfant. Je voudrais bien savoir s’il daignera se poser sur un doigt aussi rude que le mien. Donnez-le-moi, Annie.
Suivant le conseil de l’artiste, la jeune femme toucha de son doigt celui de son mari, et, après un instant d’hésitation, le papillon vola de l’un à l’autre, puis, battant des ailes, il accomplit le même manège qu’un instant auparavant, et, après avoir volé dans toute la chambre, revint à son point de départ.
— Bravo ! c’est plus fort que la nature, s’écria Robert Danworth, exprimant ainsi le superlatif de son admiration. J’avoue que je ne serais point capable d’en faire autant ; il est vrai qu’il y a plus d’utilité dans un bon coup de mon marteau que dans les cinq années qu’Owen a employées à faire ce papillon.
Cependant le bambin, qui voulait avoir son tour, agita ses petites mains et balbutia quelques monosyllabes pour demander le papillon, qui lui semblait sans doute un jouet incomparable.
Quant à l’artiste, il cherchait à pénétrer l’expression qui animait la physionomie de la jeune femme, curieux de savoir si elle sympathisait avec l’opinion de Robert sur la valeur comparative du beau et de l’utile. Annie, en dépit de son affection pour Owen, de l’étonnement, de l’admiration même où la plongeait cette œuvre merveilleuse dans laquelle s’était incarnée la pensée de l’artiste, la contemplait avec un secret dédain dont peut-être elle n’avait pas entièrement conscience, et qui ne pouvait échapper à la perspicacité de l’artiste. Mais l’esprit d’Owen, épuré par cette lutte suprême contre la difficulté de sa tâche, s’était élevé dans des régions inaccessibles aux tortures que lui eût causées jadis une pareille découverte. Il savait que le monde, tout en l’admirant, ne pouvait trouver une expression convenable pour louer celui qui, après avoir trouvé le beau idéal, était parvenu à le créer de ses mains, en spiritualisant la matière. Il n’était pas venu jusque-là pour savoir que la récompense d’une œuvre supérieure ne se trouve qu’en elle même et nulle autre part. Il eût pu leur dire qu’un souverain eût payé de ses trésors un tel joyau, et, à ce point de vue du moins, ils en auraient apprécié la valeur, mais il se contenta de sourire et garda le silence.
— Mon père, dit Annie pensant qu’un mot de louange du vieil horloger serait agréable à son ex-apprenti, venez donc admirer ce beau papillon.
— Voyons, fit Pierre Hovenden, qui se leva le sourire sur les lèvres, mettez-le sur mon doigt, afin que je puisse le contempler à mon aise.
Mais, au grand étonnement d’Annie, lorsque le doigt de son père s’approcha de celui de son mari, sur lequel se tenait l’insecte, on vit ce dernier chanceler comme s’il allait tomber à terre ; en même temps son éclat parut moins vif.
— Mais il va mourir ! s’écria la jeune femme alarmée.
— C’est un être fort délicat, répondit l’artiste avec calme. Comme je vous l’ai dit, en lui réside une essence spirituelle que vous appellerez magnétisme, ou de tout autre nom qui vous plaira ; et, dans une atmosphère de doute et de raillerie, il éprouve des tortures analogues à celles dont souffrit celui qui l’a créé. Sa beauté l’abandonne déjà, et dans peu d’instants, son organisme sera complètement détruit.
— Retirez votre doigt, mon père, fit Annie d’une voix suppliante, laissez le pauvre insecte se poser sur l’innocente main de mon fils, peut-être y retrouvera-t-il sa beauté.
L’horloger, souriant toujours avec dédain, retira son doigt, et le papillon, recouvrant la liberté de ses mouvements, parut reprendre son éclat primitif. Bien plus, à peine eut-il touché la main potelée de l’enfant, il devint si brillant, qu’il éclaira le visage du baby tout émerveillé de sa conquête. Néanmoins, il semblait à l’artiste que dans les yeux de l’enfant se trouvait l’expression railleuse du regard d’Hovenden.
— Voyez comme cela l’a rendu sage, le petit singe, fit Robert.
— En effet, je n’ai jamais vu, dit Annie, une expression si intelligente dans le regard d’un enfant. Le cher trésor comprend peut-être mieux que nous ce mystère.
Ce n’était pourtant pas l’avis du papillon, qui, partageant les doutes d’Owen, semblait hésiter à s’envoler. Il s’éleva cependant sans effort ; mais au lieu de revenir à l’enfant, il parut chercher la main de l’artiste.
— Non pas, fit celui-ci, comme si l’insecte eût pu le comprendre ; sorti du cœur de ton maître, tu n’y dois plus rentrer.
Alors, et non sans hésiter encore, le papillon voltigea comme à regret vers l’enfant, qui, impatient de ressaisir sa proie et laissant voir un sourire malicieux comme celui du vieil horloger, se jeta sur l’insecte et le saisit dans ses petits doigts. Annie ne put retenir un cri, tandis que son père éclatait de rire. Le forgeron ouvrit de force la main de son fils et n’y trouva plus qu’un petit amas de poussière brillante. C’était tout ce qui restait du mystérieux chef-d’œuvre.
Quant à l’artiste, il contemple sans émotion la destruction du travail auquel il avait consacré sa vie. Il possédait un papillon bien autrement précieux.
Lorsque l’homme en quête du beau atteint les régions sereines de l’idéal, l’œuvre par laquelle il rend la beauté visible aux yeux des humains, devient de peu de prix à ses yeux.
Qu’est-ce qu’un symbole pour celui qui possède la réalité ?