CHAPITRE IV

Passions Annamites autres que l’amour. — Le jeu. — La Congaï et l’Européen. — Les tripots Chinois. — Le baquan et les maisons de jeu à Saïgon. — La passion de l’opium. — Doses habituelles du fumeur d’opium. — Comment on fume l’opium. — Résistance de la constitution humaine à l’effet continu de l’opium. — Bons effets de l’usage modéré de l’opium. — Nature du plaisir causé par l’opium.



Jai déjà dit que l’Annamite avait la passion du jeu ; il a cela de commun avec le Chinois. Le coolie et l’homme du peuple jouent leur salaire journalier et jusqu’à leurs misérables vêtements. La Congaï est encore plus acharnée que l’homme, lorsque sa position sociale ne l’oblige pas à un travail régulier qui l’absorbe. Dans les maisons de prostitution, ces dames, en attendant la pratique, se livrent à d’interminables parties tout en fumant leurs cigarettes.

L’Européen qui a une Congaï comme maîtresse, apprend à ses dépens qu’elle a, comme les autres, la passion du jeu. Souvent, un jour de fête, la jeune personne, vêtue de ses plus belles robes en soie (trois ou quatre l’une sur l’autre), sans oublier les boucles d’oreilles, colliers et bracelets en or et en ambre, sort pour aller passer l’après-midi chez des amies et connaissances. Au milieu de la nuit, voici qu’elle rentre, affolée, tête nue, cheveux épars, le visage et les bras égratignés et déchirés. Ses belles robes sont remplacées par des haillons sordides. Ses bijoux ont disparu. Elle raconte, au milieu d’un déluge de pleurs et de lamentations criardes, qu’elle vient d’être assaillie, à son retour, par une bande de voleurs qui ont voulu lui faire subir les derniers outrages et l’ont dépouillée entièrement.

L’Européen console la belle affligée et va porter plainte à la police. On lui apprend, quelques jours après, que la prétendue victime était allée jouer au baquan dans un tripot clandestin, où elle a tout perdu jusqu’à sa dernière chemise. Et alors l’infortuné Pha-lan-za (c’est la prononciation Annamite du mot Français) calcule mentalement que c’est pour lui une perte sèche de cent quatre-vingts à deux cents piastres ; il entrevoit avec terreur, à bref délai, l’achat qu’il lui faudra faire de robes neuves et de bijoux. Furieux, il administrera peut-être, en rentrant, une volée de rotin à la coupable et la mettra à la porte. Le plus souvent, il paie pour avoir la paix, jusqu’à ce que cette comédie recommence.

Le baquan, d’origine Chinoise, est un jeu qui, en Cochinchine, remplace la roulette de Monaco. Sur une table, et même sur le sol, dans les tripots de bas étage, est étendue une natte ; sur cette natte est posée une petite table carrée en bois, avec les quatre chiffres 1, 2, 3 et 4, en Chinois et en Français, placés chacun au milieu de chaque côté de la planchette. On place les mises sur un des numéros et l’un peut stipuler certaines conventions spéciales à l’aide d’un petit carton, rouge ou jaune, en caractères Chinois, que l’on pose sur sa mise. Quand le jeu est fait, le croupier, qui a devant lui un petit tas de sapèques Chinoises en cuivre jaune, englobe un certain nombre dans une petite tasse à thé sans queue qu’il pose sur ce tas, et ramène la tasse au milieu de la table en l’éloignant du tas. Ayant ainsi séparé le nombre de sapèques qui doit décider du coup, il enlève la tasse. Un autre croupier, ou un amateur important (c’est son droit, s’il le réclame) muni d’une longue baguette en bois, compte les jetons quatre par quatre et les réintègre dans le tas au fur et à mesure. C’est le moment de l’émotion, et pendant ce temps le payeur, troisième croupier, commence un chant monotone : c’est le chant du gain ou de la perte ; il reste à la fin une, deux, trois ou quatre sapèques. Le gagnant gagne alors trois fois sa mise, ce qui donne au banquier quatre chances de gain contre trois de perte.

Cela dure des heures et des heures ; c’est aussi passionnant que la roulette. Le croupier Chinois est si habile, que si l’on a mis un pari important sur un numéro avant l’isolement de la tasse, on peut gager, presque à coup sûr, que le numéro du gros parieur ne sortira pas.

J’ai connu des Européens qui allaient passer tous les soirs des heures entières dans les baquans de Saïgon et de Cho-lon, et qui y perdaient souvent des centaines de piastres. Quelquefois un riche amateur Annamite ou Chinois prend la banque à son compte ; mais il doit partager ses gains avec le véritable banquier.

On coudoie le monde le plus mélangé dans ces établissements. On y trouve surtout le boy qui va jouer l’argent volé au maître, et le cuisinier qui dépense, sur un coup de hasard, l’argent de la popotte, sans parler d’autres individus de mœurs inavouables, qui viennent y tendre l’hameçon de leur immonde commerce.

La passion de l’Opium. — Mais la passion la plus terrible est celle de l’opium, à laquelle l’Européen n’échappera pas lui-même, car j’en puis parler pertinemment par expérience personnelle. Dès leur arrivée en Cochinchine, les Français trouvèrent l’habitude de l’opium déjà introduite par les Chinois.

Le premier gouverneur de la Colonie fit de sa vente un monopole affermé dès 1861. Ce monopole resta, pendant vingt ans, aux mains des Chinois, qui en tirèrent un bénéfice considérable ; depuis, il a été mis en régie.

Il paraît que le kilogramme d’opium brut, qui coûte à la régie vingt francs d’achat au gouvernement Anglais, revient au consommateur à deux cent cinquante francs environ. C’est un vice cher.

Doses habituelles du fumeur d’Opium. — Un taël de trente-sept grammes et demi coûte deux piastres et donne en moyenne cent pipes, avec un préparateur bien exercé. C’est donc un prix moyen de neuf à onze centimes par pipe, selon le cours de la piastre qui varie de quatre francs cinquante à cinq francs cinquante centimes. Pour que l’opium produise un certain effet, il faut au débutant une dizaine de pipes ; au-dessous, on ne ressent que peu de chose ; au-dessus, on risque l’intoxication. J’ai connu cependant un Européen (alcoolique, il est vrai) que cinq ou six pipes avaient plongé dans une torpeur qui dura quarante-huit heures.

Au bout de quelques semaines le fumeur débutant arrive déjà à vingt pipes par jour, fumées en deux fois, une heure après chaque repas, ce qui favorise la digestion tout comme un cigare de premier choix. Si le fumeur se bornait à ce chiffre, il n’y aurait aucun danger. Malheureusement, On augmente chaque jour d’une ou deux pipes et l’on arrive vite à trente. C’est déjà une dépense de près de mille francs par an ; mais les endurcis dépassent vite ce nombre, et arrivent à cinquante et soixante pipes par jour.

Nature du plaisir procuré par l’Opium. — Dès la première pipe, on éprouve dans l’estomac une sensation de chaleur douce, de velouté agréable tout le temps que l’on absorbe la fumée. Cette sensation se renouvelle à chaque pipe, et quand on en a fumé de dix à quinze ou vingt, selon le degré d’habitude, on se sent le cœur plus heureux, l’esprit plus allègre. Les préoccupations morales et les douleurs physiques (surtout les névralgies) s’évanouissent. Le corps est comme allégé. On dirait que l’air qui vous entoure est plus pur ; on éprouve du bonheur à le respirer. Cet effet est d’autant plus marqué que l’air, lourd et saturé d’humidité dans la saison des pluies, fatigue les poumons ; car, pendant cette saison, il donne la sensation de la buée dense et tiède d’une salle de bains chauds.

On se complaît dans une sorte de paresse voluptueuse, dans un état physique absolument analogue à celui d’un convalescent affaibli qui respire les effluves d’un radieux soleil printanier. Les idées particulières à chaque individu suivent leur cours ; le cerveau enfante des idées nouvelles qui se présentent en foule et, à ce moment, on peut se livrer facilement à un travail intellectuel au-dessus de la moyenne.