XVII. — LE BIENFAIT DES DIEUX.


Accoudé à sa table de travail, M. Jeansonnet écrivit les Corybantes en trois semaines. M. Lanourant brûlait d’impatience et résumait ainsi son esthétique littéraire : « Trala la laire — tra la la la — trala la laire tralala. Là-dessus, je me charge de composer un chef-d’œuvre. » Le démon qui l’incitait, jadis, à rimer des épigrammes, poussa M. Jeansonnet à faire un livret dont le sens profond devait échapper à tout le monde. Par ces personnages qui hurlaient et se disputaient sans trêve pour couvrir les vagissements de Jupiter au berceau, il entendit symboliser les vaincs criailleries de ce bas monde. Un rôle de femme lui donna beaucoup de mal et il dut le recommencer plusieurs fois pour que ni Mme Jeansonnet, ni Mme Carlingue ne pussent se reconnaître. Il épointa les traits et estompa si bien les allusions que la clef de cette œuvre malicieuse resta à jamais secrète.

M. Jeansonnet était heureux. Quand il abandonnait son porte-plume, il considérait les êtres et les choses avec une bienveillance épanouie. Il rêvait d’embrassades et d’une réconciliation générale, sans se douter que les événements qui se produisaient en dehors de lui allaient bientôt le satisfaire. M. Carlingue, retrouvant M. Gélif dans le petit café où ils devisaient chaque jour lui dit :

— Alfred, n’as-tu pas remarqué que ton fils s’absentait régulièrement tous les mercredis après-midi ? Mon ami, en un mot comme en cent, ton fils aime ma fille, ma fille aime ton fils. Ils se retrouvent comme nous nous retrouvons ici ; seulement, eux, c’est au Musée du Louvre. Suzanne vient de me livrer sa confession complète. Elle espère arracher le consentement de sa mère en lui laissant entrevoir la possibilité d’une fusion des deux salons sous la double dit à Suzanne. Elle m’a répondu que, seule, la féerie lui paraissait réelle, qu’impossible n’était pas un mot français, etc.

Les deux pères étaient d’accord. Les mères devaient céder, elles aussi. M. Jeansonnet avait invité tout le monde à la lecture des Corybantes, bien que Mme Jeansonnet, dont la devise restait : « Diviser pour régner » n’augurât rien de bon d’un tel rapprochement. Mais les haines s’effondraient devant l’amour. Et Suzanne s’était jurée de vaincre.

Donc, devant cinquante personnes muettes et attentives, M. Jeansonnet lut la pièce, flanqué à droite de Bigalle et à gauche de Lanourant. On fut d’accord pour estimer que l’auteur s’était inspiré des plus plates productions de Scribe, mais on couvrit sa lecture d’applaudissements enthousiastes. Puis, Lanourant daigna faire entendre un petit morceau, embryon de ce qui serait l’ouverture. L’auditoire étant très fatigué et désireux de passer à des divertissements moins austères, on organisa un petit bal et il fut remarqué que Suzanne Carlingue dansa exclusivement avec Lucien Gélif. Dans un coin, les deux mères renouaient connaissance :

— J’ai eu le plus grand mal, dit Mme Gélif, à convaincre Alfred, qui est très têtu quand il en veut à quelqu’un. Cette querelle devenait stupide, mais il y avait nos maris.

— Suzanne, fit Mme Carlingue, avait dansé déjà avec votre Lucien, mais la petite masque m’avait trompé sur son identité. Enfin, tout est bien qui finit bien…

Vers le milieu de la soirée, Mme Jeansonnet prit son mari à part :

— Ce mariage est dirigé contre moi. On veut faire un,salon unique et je n’existerai plus… Mais, mon cher Cyprien, ne croyez donc pas le monde créé à votre innocente image ! Bigalle est très mécontent de votre travail…

— C’est impossible !

Mlle Estoquiau vient de m’assurer qu’il avait été à deux doigts de refuser son autorisation, D’autre part, je viens de l’entendre qui disait à Mme Chevêtrier : « Il à assassiné mon rêve de jeunesse » et elle confirmait : « C’est un meurtre ! »

— Il ne s’agissait peut-être pas de moi.

— Mettons qu’il s’agissait du grand Turc. Il nous reste Lanourant. Quoi que vous propose cet imbécile, acceptez, acceptez, acceptez ! Remaniez, coupez, rognez, remplacez, biffez, ajoutez ! Lanourant est notre planche de salut. Bigalle refusera de se plier à ses caprices et, dans quinze jours, ils ne correspondront plus que par l’intermédiaire d’un huissier. C’est fatal. Quant aux Gélif et aux Carlingue, je les attends aux discussions sur la dot. Sachons donc attendre. Mais il n’y a plus une erreur à commettre. J’aurai le dernier mot.

Le front resté candide de M. Jeansonnet se voila. L’harmonie resterait donc toujours un vain mot… Mais Lucien et Suzanne passaient devant lui et M. Jeansonnet murmura : « Non ! non ! ce n’est pas un vain mot. » Tout s’arrangerait, à peu près, comme s’arrangent les affaires humaines. Et il quêtait des approbations autour.de lui. Fernand Bigalle lui en voulait un peu parce qu’il aurait désiré qu’on arrangeât les Corybantes sans rien modifier ; Mme Gélif lui gardait rancune, bien qu’elle lui fît excellente figure ; Mlle Estoquiau lui marquait la froideur d’une femme dédaignée ; et sa propre femme, Mme Jeansonnet, le soupçonnait d’avoir favorisé au-delà des limités permises la réunion des couples ennemis. M. Jeansonnet, qui avait un besoin désordonné d’être aimé, souffrait de ces légers malentendus qui persistaient comme subsiste en un ciel bleu quelques nuages noirs, annonciateurs d’orages futurs. Mais M. Jeansonnet n’était pas de ceux qui prédisent : « Il pleuvra demain. » Il réunissait ce soir-là, chez lui, tous ceux qu’il aimait et il en concevait une grande joie. Il ne cherchait pas au delà. Il résolut de tout arranger.

— Chère amie, confia-t-il à Mme Gélif, vous resterez tout de même la seule femme, du monde de ce temps qui sache recevoir. Vous avez la finesse diplomatique qui convient. Mme Carlingue ne sera jamais une artiste. Enfin, si les réceptions ont lieu chez vos enfants, vous serez, ne l’oubliez pas, la mère du maître de la maison, c’est-à-dire la souveraine maîtresse.

À Mme Carlingue, il dit :

— Ces enfants vont avoir le salon le plus couru de Paris. Le vôtre, chère madame, car vous serez la mère de la maîtresse de maison et l’on ne s’y trompera pas ; c’est vous qui recevrez, comme vous savez recevoir.

À Bigalle :

— J’ai massacré votre œuvre, mais on se reportera aux Corybantes et la critique me reprochera doucement mon méfait. Votre gloire n’en sera qu’agrandie !

À Lanourant :

— Adressez-vous à moi pour toutes les modifications. Je ne suis qu’un ouvrier et je me plierai à toutes les exigences de votre génie.

À sa femme :

— Tout le monde est d’accord pour estimer que vous triomphez et que, quoi qu’il advienne, votre salon défie dorénavant toutes les concurrences.

Il allait ainsi de l’un à l’autre, versant le baume d’ingénieuses flatteries sur toutes ces vanités blessées. Vers minuit, Lanourant et Bigalle prirent congé de lui.

— Je serai, lui dit Bigalle, le témoin de Lucien. Après quoi, je vous le dis en confidence, je ne sortirai plus qu’une fois par semaine pour aller au cirque. La vraie littérature me paraît avoir trouvé son dernier refuge chez les clowns.

— Et moi, je serai le témoin de Suzanne Carlingue ; il faudra me mettre en habit noir, soupira Lanourant. Je vous accompagnerai au cirque, cher ami ; il n’y a plus que là que l’on joue de la musique qui me plaise.

— Tout va bien ! Tout va très bien, conclut M. Jeansonnet ; ma femme et moi, nous irons au cirque avec vous ; je lui ferai comprendre que les salons passent de mode. Et elle m’écoutera. Nous n’en sommes pas à un miracle près. Le bonheur est entré dans nos foyers. Comme il a eu raison celui qui écrivit : « L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux. »

— De deux grands hommes, rectifia Lanourant avec modestie.


FIN