XII. — RENCONTRE


Rien n’est plus touchant que ce besoin qu’éprouvent les civilisés de s’agglomérer pour oublier la mort. Ainsi, les oiseaux frileux, même s’ils ne s’aiment point, se serrent les uns contre les autres dans leur cage, pour avoir moins froid. Il faut envisager avec optimisme ces jeux de société. Ainsi, une soirée comme celle que donnaient les Carlingue en l’honneur de Fernand Bigalle apparaît sous son jour le plus favorable. Loin de blâmer telle vieille dame, abondamment décolletée, on lui sera reconnaissant de ce dernier effort et même des fards superflus dont elle abuse pour faire partager aux autres ses suprêmes illusions. On admirera ce tour si particulier donné à la conversation entre gens qui se connaissent fort peu et qui ne traitent, avec une extrême prudence, que de sujets oiseux, afin de ne froisser personne. On plaindra la maîtresse de maison, anxieuse dans l’attente d’un hôte illustre et qui ne répond que vaguement aux comparses. Si l’on y réfléchit un peu, la foire aux vanités n’exhibe que des victimes. Les femmes surtout paient, chèrement, le moindre plaisir : leur incertitude d’être la plus belle, la mieux habillée ; la torture qu’infligent certains souliers, charmants à voir, douloureux à supporter, le bas fragile et toujours prêt à se rompre, la chaleur qui rend aux cheveux ondulés leur raideur primitive, sont autant de rançons dont il convient de tenir compte.

Quand M. Lanourant arriva, vers onze heures du soir, en disciple de Brummel, qui arrive tard pour partir peu après « une fois l’effet produit », il constata que cet effet était plus grand que de coutume et, comme il n’en devinait pas la raison, il en fut ému.

— Lanourant ! murmura Mme  Carlingue à l’oreille de son mari. Mais nous ne l’avons pas invite et il est brouillé avec Bigalle ! C’est un peu fort, par exemple ! Tout est raté !

— Ça dépend, riposta le mari. Voyons venir.

Et il se précipita au devant du maëstro.

— Cher et illustre ami ! que c’est aimable à vous ! Nous vous croyions enfoncé dans votre travail au point de ne plus paraître nulle part. Et vous voilà ! Mathilde, le voilà ! Suzanne, le voilà !

Lanourant s’arrêta pour savourer la petite ovation discrète qui l’accueillait à son entrée dans un salon : « C’est lui… C’est Lanourant… Il ressemble à ses photographies… » Il ne s’en lassait pas. Il ne s’en lasserait jamais. Quand il donnait son nom à la caisse d’un magasin et que l’employé ne lui accordait pas un regard de curiosité, il s’en allait furieux, plein de doute sur son œuvre, et de rancune contre le magasin. Le monde le rassurait pleinement. Il y prenait un bain quotidien d’orgueil. Et, vraiment, il paraissait né pour jouer ce rôle. Il y avait quelque chose d’artiste, d’impétueux, d’original, qui s’imposait, dans la coupe de son habit et dans le nœud de sa cravate. Il donnait la main aux messieurs comme un député en tournée ; il baisait la main des dames avec la condescendance de ce même député, embrassant les mioches électoraux, en fermant les yeux, pour ne point établir de différence entre ceux qui sont débarbouillés et ceux qui ne le sont pas. Enfin, il faisait à autrui ce qu’il désirait qu’on lui fit. Il décochait au moindre peintre : « Ah, votre exposition ! quelle merveille ! » Le dernier roman de tout romancier qui l’abordait devenait, dans sa-bouche, un chef-d’œuvre impérissable. Il avait l’enthousiasme chaleureux et vague d’un qui n’a ni regardé le tableau, ni lu le livre. Il réservait sa sévérité à ses confrères. Les musiciens ne lui arrachaient qu’un : « Ah ! Ah ! » dont personne n’avâit jamais su dire s’il était de louange ou d’ironie : « M. Rocambeau… oui… j’ai entendu Votre dernière symphonie… Ah ! Ah ! » Et il se frottait les mains, avec cruauté. Il disait : Ah ! Ah ! mais il pensait : Oh ! Oh ! en général et bien rarement : Eh ! Eh ! quand il s’agissait d’une œuvre exquise. Dans ce cas, il réservait son approbation publique et la remettait à une date ultérieure. Il arrivait que le musicien mourait dans l’intervalle. Alors, il admirait sans réserve et il mettait même au service de l’œuvre d’un concurrent disparu un des plus prodigieux talents de virtuose qui eût existé. Il n’avait rien livré au public, depuis dix ans, pour ne pas être arraché à cette illusion qui était sa vie même et sa raison d’être. Un échec l’eût anéanti et nul succès humain n’eût correspondu à ses ambitions. Il préférait subsister de ses œuvres consacrées ; il croyait les reconnaître dans cet air que sifflait un gamin, sur ce piano aperçu par la fenêtre ouverte d’un rezde-chaussée, dans la sonnerie d’une horloge, dans les travaux des autres compositeurs, partout, enfin…

Mais, ce soir-là, il eut, chez les Carlingue, la sensation imprécise que quelque chose était changé et qu’il flottait dans l’air une odeur ennemie. Mme Carlingue le remit à sa fille, qui l’entraîna, et le fit asseoir dans un cercle de jeunesse. Immédiatement, une demoiselle lui mit sur les genoux un petit album et lui tendit un stylographe :

— Cher maître, un petit autographe, par charité ?

Lanourant s’inclina.

— Il y a beaucoup de musiciens dans votre album ? demanda-t-il.

— J’y ai collé une page de Rameau. Il n’y aura que Rameau et vous,.

— Rameau est immortel, confessa Lanourant. Vous n’avez pas mal choisi. Ce disant, il ouvrit l’album. Mais son nez se fronça, ce qui était, chez lui, l’indice d’une vive contrariété. Sur la dernière page s’étalaient, d’une encre fraîche, semblait-il, huit vers signés Fernand Bigalle, qu’accompagnaient cette mention : « Pour être mis en musique. » Lanourant émit le : « Ah ! Ah ! » qu’il réservait, d’habitude, aux seuls compositeurs et qui n’annonçait rien de bon. Sous la signature de Bigalle, en manière de réplique, il inscrivit donc, d’une grosse écriture carrée : « Le grand Rameau eût aimé mettre en musique un numéro de la Gazette de Hollande. » Et il signa. Puis, il referma l’album et, exaspéré par la seule vue d’une écriture antipathique, il se dirigea vers le piano, s’assit et préluda. Lës conversations s’éteignirent une à une, soufflées par des : « Chut ! Chut ! » discrets ou impérieux.

— Lanourant commence à jouer. Il va y avoir une catastrophe ! se désola Mme Carlingue.

Il y eut une catastrophe, en effet. Quand le compositeur crut le silence à peu près rétabli, il continua de plaquer, selon sa coutume, des accords improvisés, dont il se régalait béatement. Une seule voix persistait. Lanourant joua un peu plus fort, puis plus doucement, l’oreille tendue. La voix s’entêtait : « Non ! Ce n’est pas possible ! sifflait entre ses dents le compositeur, au rythme de son inspiration… ce n’est pas possible… ce n’est… pas… possible… » Il s’arrêta net. La voix continua. Et cette voix disait : « Mon éditeur a déjà le premier volume… C’est Une trilogie. » Un bruit définitif retentit, celui du piano que fermait Lanourant. Il se dressa, la crinière en révolte, se retourna et jeta à Fernand Bigalle : « Continuez, je vous en supplie ; jé serais désolé de vous déranger. »

Bigalle écarquilla les yeux, assura son monocle, tourna le dos et s’en fut dans un autre salon, où Mlle  Estoquiau, pompeusement parée, ne tarda pas à venir le rejoindre :

— M. et Mme  Carlingue vont venir s’excuser auprès de vous, dit-elle. Ils sont d’autant plus désolés qu’ils n’avaient pas invité Lanourant. Ces pauvres gens sont navrés. Soyez aimables et n’allez pas les rendre responsables de la goujaterie de cet individu.

« Aucune importance ! Aucune ! » jugea Bigalle en souriant, tandis que Mme  Carlingue jurait ses grands dieux que jamais elle n’eût invité Lanourant le soir où elle avait l’honneur de recevoir pour la première fois… Pendant ce temps, Carlingue, qui avait l’invention courte, tenait le même langage au compositeur :

— Nous n’avions pas invité Bigalle. C’est un de ses amis qui nous l’a amené. De grâce, prouvez-nous que vous n’êtes pas fâché. Jouez-nous encore quelque chose.

— Tout de suite ! Tout de suite ! Je vais vous jouer la seule musique qu’il aime et qu’il comprenne.

Et Lanourant joua incontinent sur le piano la Polka des Côtelettes. On rit beaucoup et on applaudit très fort, Bigalle le premier.

— Monsieur, dit-il en s’avançant, j’ai déjà eu, je crois, le plaisir de vous rencontrer une fois. Je vous avais parlé de ma prédilection pour ce petit morceau. C’est tout aimable à vous de vous en être souvenu.

— Une amabilité en vaut une autre. Puis-je vous demander de nous réciter quelque chose de bien facile ? La littérature n’est-elle pas le divertissement des honnêtes gens ?

— Hélas ! je ne suis pas exécutant !

— Comment, vous n’êtes pas exécutant ! Comment !… Mais, moi non plus, monsieur, je ne suis pas exécutant ! Par exemple !…

Quelques invités, que l’effroi de M. et Mme  Carlingue apitoyait, s’interposèrent et, comme dans une figure de cotillon, deux groupes se formèrent autour du compositeur et de l’écrivain. Chacun d’eux ne resta que dix minutes après cette algarade. Leur départ précipité jeta Mme  Carlingue dans des abîmes de fureur.

— C’est un coup de la mère Gélif, s’écria-t-elle, mais elle ne perdra rien pour attendre. Nous n’avons pas fini de rire !

— Sois prudente ! gémit le pauvre époux.