L’Amitié anglaise

Louis Sevin-Desplaces
L’Amitié anglaise
La Revue bleueSérie 4 Tome 11 (p. 26-29).
L’AMITIÉ ANGLAISE

Déjà, on peut dire que l’incident de Fachoda s’est produit dans des conditions exceptionnellement mauvaises. Il a surpris la France au milieu d’un malaise général et l’Angleterre au milieu d’un rêve éblouissant. Mais, alors qu’il n’était qu’une diversion pour la France, il reste pour l’Angleterre un tableau inhérent à son rêve. Chez l’une, il a suscité l’angoisse d’une catastrophe ; chez l’autre, il n’a laissé qu’une contrariété. C’est à ces proportions qu’il convient de ramener les sentiments soulevés par un événement qui, mal prévu en France, a déconcerté plus de gens qu’il n’en a déçus ; alors qu’en Angleterre il provoquait, ainsi que l’acte d’un enfant terrible, une crise de stupeur et de peur.

L’Angleterre a eu peur de voir compromise par l’incident de Fachoda, non pas une œuvre de quinze ans, mais une œuvre séculaire.

Son intention de chercher en Égypte une route vers l’Extrême-Orient est plus ancienne que son projet d’y trouver une route pour aller dans l’Inde. Elle a cherché sans la trouver, mais sans abandonner le moins du monde l’espoir de l’obtenir plus tard, une voie directe de la côte de Syrie par la vallée de l’Euphrate. Les événements n’ont point tourné comme elle le désirait. L’influence russe en Asie, bientôt en concurrence avec l’influence allemande, et la substitution très nette à la sienne de ces deux influences sur la Turquie, en reculant à une échéance indéterminée l’heure d’une désagrégation que sa politique escompte depuis un siècle, l’ont convaincue de la nécessité de s’en tenir à la voie de l’Égypte et d’y prendre des gages. Elle les a pris, pour en amplifler l’opportunité.

Le prétexte d’occupation de la vallée du Nil fait place à la considération des services rendus, et ceux-ci seront présentés à l’acquit de l’Europe. C’est alors que surgit l’incident de Fachoda.

Il y a donc une puissance qui ne veut pas reconnaître le fait accompli. Car cette prise de possession d’un poste obscur en territoire abandonné, dont la destinée est restée indécise, n’est en soi qu’un acte matériel sans importance. Mais il est contradictoire avec l’unité d’espérances politiques conçues par l’Angleterre ; il rompt l’ensemble et l’opportunité de ses gages ; il est comme une protestation contre l’extravagante prétention de tout prendre, non seulement ce qui n’appartient à personne, mais aussi ce qui n’est même pas justifié par une antériorité de conquête. Et qui ose ainsi se mettre en travers d’un plan longuement médité, mûri avec une assurance imperturbable, avec une tranquilité parfaite ? C’est cette France voisine, un instant distraite de ses convulsions intérieures, et qui s’avise, de par son intempérante fantaisie, de tout remettre en question, c’est-à-dire l’Égypte et ses droits, le programme de l’Angleterre et la sérénité de son exécution.

L’Europe pouvait, effectivement, céder aux circonstances et, à son tour, prenant Fachoda pour prétexte d’intervention, remettre à l’ordre du jour de ses conférences la question d’Égypte. On peut dire à coup sûr que l’Angleterre en a eu peur. Il ne faut pas chercher d’autre motif à la manifestation navale à laquelle elle a cru devoir se livrer, de même qu’aux menaces exprimées par sa presse et ses orateurs.

L’Angleterre voyait son rêve enfin réalisé. Elle allait recueillir, sans secousses, le fruit de sa politique, lorsque l’affaire de Fachoda vint la frapper de peur bien plus que de surprise. Elle n’a jamais ignoré la mission Marchand ni son objet ; mais elle ne croyait pas que l’incident aurait en France autant de retentissement. Elle ne saisit pas la valeur de certaines de nos émotions. Elle ne vit là qu’une menace d’avoir tout à défaire. C’est que, logiquement, et n’en déplaise à quelques têtus, Fachoda posait implicitement la question d’Égypte. Cela équivalait à une dénonciation des déclarations mêmes de lord Grey et de M. Hanotaux en 1894.

L’Angleterre a-t-elle réellement cru à une combinaison de cette portée de la part de la France ? C’est douteux. N’a-t-elle pas simplement considéré qu’il suffisait qu’une manœuvre politique comme celle de Fachoda fût interprétée par les puissances comme un argument dissolvant de son programme de conquête pour justifier une consultation internationale ? C’est possible. Toujours est-il que l’exagération de la France, consciente ou non, a exagéré l’agitation de l’Angleterre ; et cet excès d’émotion anglaise apparaît d’autant plus inopportun maintenant que la France a réduit l’incident à une erreur et l’a résolu comme telle. L’avenir, d’ailleurs, dira si cette erreur est réparable. En tout cas, sa solution a soulevé une fois de plus une question intéressante, celle de l’amitié anglaise.

Quel joli sujet de conversation de porte à porte que cette amitié anglaise ! Comme il prête à des échanges de banalités de part et d’autre selon qu’on est d’humeur charitable ou sceptique, et comme il serait plus naturel de causer d’affaires avec John Bull.

Est-ce que l’égoïsme anglais est à démontrer ? Il est farouche, cruel, implacable. Il remplit l’histoire de la Grande-Bretagne. Il accable l’individu et les peuples. Il est formidable comme un fléau.

On nous dit cependant qu’il est moins dur envers la France qu’envers les autres nations. On veut nous persuader que les Anglais, qui n’aiment qu’eux-mêmes, ont de la sympathie pour nous. Mais, on ajoute, et c’est là ce qui fait que cette sympathie n’est encore que de l’égoïsme, qu’ils nous en veulent de notre extension coloniale et de notre politique coloniale. Ils nous reprochent de fermer nos marchés tandis qu’ils ouvrent les leurs. Et leur sentiment est que ce qu’ils auraient de mieux à faire serait de nous faire la guerre, pour nous vaincre, bien entendu, et récupérer les marchés que nous leur avons fermés. « Tu dois avoir ce que tu n’as pas perdu », disait un sophiste ancien. Les Anglais ne se disent pas que ce que nous avons, nous ne le leur avons pas volé. Ils se contentent de dire que ce que nous avons devrait leur, appartenir. Toute leur politique avec nous consiste à nous inviter à ne pas prendre ce qui leur fait envie, à ne pas signaler le dommage qu’ils causent à d’autres, à nous dérober devant leurs projets. C’est une politique de concurrence indiscrète et incorrecte, de jalousie, d’entraves et de déloyauté. C’est une politique sans grandeur. C’est, enfin, cet égoïsme national anglais dont nous avons d’autant plus à souffrir que nos relations de bon voisinage nous rendent généralement plus souples envers eux ; et c’est précisément lorsque nous abandonnons, par accident, cette souplesse coutumière et cette bonhomie traditionnelle que nos voisins sont d’autant plus exagérés.

« Notre nation est honnête, mais nos diplomates manquent de probité politique », disait Wellington en 1818, au Congrès d’Aix-la-Chapelle. Hélas ! et puisque c’est surtout à propos de la question coloniale que l’Angleterre exprime des griefs contre nous, disons tout de suite que l’histoire seule de notre extension justifierait contre elle un interminable réquisitoire. Bornons-nous à quelques faits présents à la mémoire de tous. Du jour où l’Angleterre a compris, par notre évolution vers le Haut-Niger, que nous voulions atteindre le Soudan central, elle en a pris les portes afin d’y arriver avant nous et d’y drainer tout le commerce à son profit. Fallait-il donc lui laisser la place et nous en tenir exclusivement au Sénégal ?

Par la Gambie, malgré qu’il y ait majorité de maisons françaises, elle a voulu pénétrer politiquement jusqu’au cœur de nos possessions, et on l’a laissée faire.

Dans le Sierra Leone, l’Achanti et le Lagos, et à l’aide de privilèges exceptionnels en faveur de ces deux dernières colonies, elle va tenter de tuer par sa concurrence notre existence économique. Son but est de nous ruiner ou, ce qui est la même chose, de nous rendre impuissants, à la fois par la côte occidentale, le Soudan oriental et le Sahara marocain. Entre temps, elle avait, d’ailleurs, tout fait pour entretenir contre nous l’hostilité des grands chefs comme Ahmadou et Samory ; allant jusqu’à leur offrir son alliance contre nous et, faute de mieux, leur vendant des armes pour nous combattre.

Peut-elle citer un seul exemple où la France ait agi de la sorte à son égard ?

Au Maroc, après l’échec du cap Juby survient l’établissement d’Arksis, sur la côte du Souss. Cette dernière combinaison est le triomphe de la compagnie Globe Venture syndicale, fondée en 1896, d’abord rebutée par le gouvernement chérifien, puis soutenue par le gouvernement anglais contre celui du Maroc. L’affaire, aujourd’hui réglée, permet à l’Angleterre d’ouvrir un port à Arksis et d’y établir un bureau de douanes. C’est le Souss marocain livré à son influence, et c’est une menace pour nous quand viendra l’heure de délimiter nos frontières avec le Maroc du côté du Touat. C’est la revanche du cap Juby. C’est le complément du programme stratégique dont les affaires de la boucle du Niger et celle du Haut-Nil ont été ou sont encore les principales manifestations. Et la défiance de notre rivale, dans l’exécution de ce plan d’étouffement, va jusqu’à une démence dont quelques-uns des nôtres subissent malgré eux l’influence. Au début de la mission exclusivement commerciale que M. Foureau dirige vers l’Aïr, un journal français des plus accrédités s’est fait l’écho d’une crainte qu’aurait eue notre gouvernement de voir cette mission dévier de son but pour s’égarer hors des territoires laissés à l’exercice de notre influence par la convention de 1890. Vers quels pays étrangers, fort éloignés des nôtres, aurait-elle donc pu dévier ? C’est à croire que, même au Sahara, l’Angleterre nous surveille. Et, certes, elle nous surveille. Mais, est-ce en Afrique seulement que notre simple présence la gêne, l’offusque et l’horripile ?

Dans l’Indo-Chine, elle est gênée par notre établissement sur le Mékong et le contact de notre Tonkin avec les riches provinces méridionales de la Chine. Son chemin de fer de Birmanie, de la Birmanie qui lui est, d’ailleurs, aussi utile que le serait pour nous le Sokoto soudanais, son chemin de fer est une attaque dirigée contre nos sacrifices. C’est une attaque légitime, soit ! Mais pourquoi, lorsque la Chine nous autorise à prolonger notre réseau tonkinois jusque dans le Yunnan et le Kouang Si, réclame-t-elle sans retard la neutralité du Yang Tsé et le droit d’ouvrir d’autres voies ferrées qui paralyseront les nôtres ? C’est la même tactique qu’au Niger. Partout où nous sommes, elle vient se ranger pour nous tuer. C’est ce qu’elle appelle la théorie des portes ouvertes !

Dans la mer Rouge, et sans préjudice de la prépondérance exceptionnelle que son occupation définitive de l’Égypte lui donnera, elle nous tient sous sa surveillance avec Aden, Zeilah, Berbera et Souakim, après nous avoir réduits à rien en nous poussant l’Italie aux jambes.

A Madagascar, possession française, sa tactique est plus intolérable encore. Comment justifier l’œuvre de haine sourde et incessante qu’y poursuivent contre nous ses agents ?

Depuis que Madagascar nous a été restituée (18 octobre 1816), malgré sir Farquhar, gouverneur de Maurice, qui refusait de nous la rendre et d’obéir au traité de Paris, sous prétexte qu’elle était une dépendance de son autorité, l’histoire de la grande île offre le tableau le plus scandaleux des luttes engagées, soutenues par l’Angleterre contre notre influence et nos droits. Elle a donné là, depuis quatre-vingts ans, une définition de la liberté commerciale telle qu’elle l’entend. Elle n’aurait cependant pas souffert, de la pari d’un autre, la centième partie de ce qu’elle nous a fait subir.

Faut-il parler de ses récriminations à propos des Hébrides ? Faut-il insister sur celles qu’elle formule à propos du Siam et qu’elle formulera encore ? C’est un délire de possession qui l’obsède. Le moindre îlot à nos portes, comme le petit groupe de Los, devant Konakry, et sans parler de nos îles normandes, hélas ! exalte son orgueil immense.

« Augmenter les possessions coloniales dans les limites de la force de l’Angleterre, disait M. Balfour, le 20 décembre dernier, afin d’avoir des débouchés pour le commerce ; empêcher que d’autres pays deviennent maîtres de trop de territoires nouveaux, parce que leur prise de possession implique l’établissement de barrières commerciales, telle est la politique impérialiste. » Autrement dit, l’Angleterre ne doit songer qu’à elle seule et accaparer tous les marchés du monde. Son devoir est de chercher à ivre en empêchant les autres nations d’en faire autant. Quant aux barrières commerciales auxquelles fait allusion M. Balfour, elles ne sont qu’un argument mystifiant puisque les traités avec l’Angleterre n’ont d’autre objet que de les empêcher, comme au Niger.

Mais, si l’Angleterre tolère qu’on possède un pays nouveau à côté d’elle, parce qu’elle ne peut faire autrement, c’est à la condition d’y introduire son commerce à son gré, d’y détruire au besoin le commerce du possesseur et d’y trouver, en somme, un débouché à l’exclusion du propriétaire. « Nous ne voulons aucun monopole d’influence à Pékin », disait encore M. Balfour, à la date du 5 avril 1898, devant la Chambre des communes, en parlant de la politique russe à l’égard de la Chine.

« Nous ne voulons pas non plus empêcher la Russie d’y avoir sa part d’influence… » C’est là un langage de casuiste. L’Angleterre ne veut de monopole pour personne que pour elle. Tout acte d’influence de la part d’un autre l’inquiète. Si nous réclamons à la Chine une réparation à propos d’un dommage, comme dans le cas du P. Fleury, l’Angleterre dit que cet acte d’énergie lui est désagréable. Elle insinue qu’ « une manifestation militaire de la France dans le Yunnan affecterait les intérêts et le prestige de la Grande-Bretagne. Oh ! les intérêts de l’Angleterre, combien ils pèsent sur les destinées du monde !

Si nous demandons l’extension de la concession française à Shangaï, l’Angleterre proteste. Si nous fortifions Bizerte, elle proteste encore. Si nous remuons quelque part, elle s’agite. Si nous ne bougeons pas, et c’est ce que nous faisons le plus souvent, elle rêve que nous nous agitons !

C’est qu’en effet nous tenons une place énorme dans son existence.

Nous n’avons pas plus d’affinités avec l’Angleterre que nous n’en avons avec les autres peuples. Notre hospitalité est tellement large que nous accueillons avec autant de facilité les mœurs allemandes, italiennes et russes, que celles de l’Angleterre. Mais celle-ci ne procède pas comme les autres. Elle s’impose avec présomption, comme quelqu’un à qui appartient la maison. Elle inonde la France de ses habitudes, de ses goûts, de ses industries et de ses marchands. Elle y est devenue propriétaire d’établissements de premier ordre et, de plus en plus, elle cherche à nous commanditer. C’est une façon de multiplier ses intérêts en France.

Quant à l’Algérie, moins sûre pour les placements d’argent, l’Angleterre se borne à y faire une propagande religieuse effrénée. C’est là encore un des articles de son programme politique, de ce programme qu’on trouve conciliable avec notre amitié, mais dont l’exécution nous conduirait à la mort. Elle cherche des alliances avec des peuples victorieux, avec les États-Unis, l’Allemagne, le Japon, la Russie. C’est son droit, comme ce devrait être notre devoir d’en faire autant. Mais ces alliances n’ont pas seulement pour objet d’assurer sa liberté d’action en Asie et en Afrique. Elles tendent à lui permettre d’établir sa prépondérance dans le bassin de la Méditerranée. Elle laissera s’exercer l’influence russe et allemande en Asie Mineure. Elle a sa route de l’Inde assurée par l’occupation définitive de l’Égypte, et celle-ci lui sera légère le jour où la garantie internationale aura remplacé la suzeraineté actuelle du Sultan.

Dispensatrice des destinées musulmanes, elle opposera la clientèle de ses nouveaux administrés et l’ardeur de son apostolat anglican à notre latinité dégénérée. La démocratie française, qui s’obstine à ne point voir que la question d’Orient se résout par une question de nationalisation basée sur une idée religieuse, s’inclinera désespérée devant l’aube de l’orthodoxie et de l’anglo-saxonisme triomphants. L’Espagne en décadence et la mort de la Turquie politique seront les derniers incidents de ce drame séculaire.

L. Sevin-Desplaces.