Frédéric Chopin d’après quelques lettres inédites

Frédéric Chopin d’après quelques lettres inédites
La Revue bleueSérie 4 Tome 11 (p. 11-15).
FRÉDÉRIC CHOPIN
d’après quelques lettres inédites.

Au moment où on célébrait en France le centenaire de Mickiewicz la Bibliothèque de Varsovie publiait treize lettres inédites d’un autre Polonais, qui lui aussi aima passionnément sa patrie : et son nom est plus familier à nos oreilles que celui de Mickiewicz ; la langue qu’il parlait était universelle. Lui aussi d’ailleurs vécut à Paris, y reçut le baptême définitif de la gloire. C’est Chopin.

Notre manière de prononcer son nom l’a si bien francisé qu’il est des gens qui ne savent plus quelle était sa patrie. Et il la perdit si jeune ! A vingt-neuf ans il donnait son premier concert à Vienne ; et deux ans après ce qui restait de la Pologne était rayé de la carte d’Europe.

Nulle âme ne souffrit plus que cette âme exaltée. La force alors ne prima pas seulement le droit, elle écrasa l’intelligence. Les Polonais eurent conscience d’être vaincus par des gens qui ne les valaient pas. Cette douleur intime fut pour beaucoup, au dire de tous ceux qui ont connu Chopin, dans la singularité de son génie. Ce peuple de Magnats, qui buvaient leur vin dans des gobelets de vermeil bosselés de médaillons, qui ferraient d’un seul clou les fers d’argent de leurs chevaux, pour étonner les peuples de l’éclat de leur générosité, tomba de la vanité fastueuse dans l’humiliation. Ses splendeurs orientales éclataient encore dans notre siècle. « Ils étaient comme les Hongrois », dit Liszt, qui connaissait les deux races, et qui rappelle qu’en 1820, le prince Nicolas Esthérazy étalait, au couronnement de Georges IV, un costume qui lui avait coûté plusieurs millions de florins. Le grand compositeur ajoute qu’il a encore vu, aux frontières lithuaniennes, des vieillards qui portaient des vêtements presque aussi riches, le Kontùsz garni de fourrures sans prix, le Zupàn de soie brochée écarlate, et des armes incrustées d’escarboucles, d’hyacinthes et de saphirs. Si la Pologne avait vécu, ce luxe se serait de lui-même évanoui comme il s’est évanoui en Hongrie ; car notre Europe n’en veut plus : mais la Pologne disparut dans une suprême révolte, et Chopin, élevé aux côtés du prince Radziwill, vit sombrer à la fois sa patrie, l’aristocratique milieu qu’il aimait, et une sorte de civilisation originale et colorée.

Cet artiste, dont la figure est aussi romantique que l’œuvre, était de plus un éternel malade. Il mourut phtisique à trente-neuf ans, après avoir toussé toute sa vie : et l’on sent dans son œuvre un ruissellement de pierreries, des froissements de soie contre de l’or, enfin les accents d’une âme et d’un corps malades et fébrilement amoureux. Car il aima deux choses, dit la revue polonaise qui a publié les lettres dont je vais parler : « Sa patrie, et une femme. »

La princesse Marceline Czartoriska possédait jadis un agenda où Chopin avait jeté des notes hâtives, et souvent bizarres. A la première page il avait dessiné la colonne du roi Sigismond à Varsovie, vue au clair de la lune. Au milieu, était intercalée une feuille jaunie, sur laquelle, d’une grande écriture ferme, étaient inscrits ces mots : « On vous adore. » Signé : George… C’était le traité de prise de possession de

Chopin par George Sand.

Ils s’aimèrent dix ans. Pendant longtemps, dit-on, Chopin avait en comme peur d’être présenté à l’auteur de Lelia. Il évitait, retardait cette rencontre. Alors Mme Sand vint au-devant de lui ; ils furent simplement amis d’abord. L’amitié de cette femme virile était exquise et forte, énergique et dévouée. Mais dans l’automne de l’année 1857, Chopin tomba malade ou plutôt plus malade qu’il n’était d’habitude. On lui conseillais Midi, et sa nouvelle amie l’enleva, le transporta d’un coup jusqu’à Majorque, le soigna comme un enfant. Elle fut maternelle et dominatrice, et l’aima parce qu’il était féminin. « Il était, dit-elle dans le portrait qu’elle a tracé de lui[1], il était délicat de corps comme d’esprit. Mais cette absence de développement musculaire lui valut de conserver une beauté, une physionomie exceptionnelle, qui n’avait, pour ainsi dire, ni âge ni sexe. « 

« C’était quelque chose comme ces créatures idéales que la poésie du moyen âge faisait servir à l’ornement des temples chrétiens. Un ange, beau de visage comme une grande femme triste, pur et svelte de forme comme un jeune dieu de l’Olympe, et, pour couronner cet assemblage, une expression à la fois tendre et sévère, chaste et passionnée. »

Ainsi George Sand se pénétra de ce qui lui manquait, elle se féconda d’idéal. Et c’était si beau, cet amour régnant dans Majorque, sous un ciel toujours pur, dans une île ignorée, presque une île déserte ! Le corps de Chopin fut sauvé, son âme s’emplit d’extase. Jamais plus tard, après la rupture, il ne se plaignit de son infidèle amie. Il lui devait la vie et la joie, il l’aima toujours. « D’autres, a-t-elle encore écrit, d’autres cherchent le bonheur dans leurs tendresses. Quand ils ne l’y trouvent plus, ces tendresses s’en vont tout doucement ; en cela, ils sont comme tout le monde. Mais lui aimait pour aimer. Aucune souffrance ne pouvait le rebuter. Il pouvait entrer dans une nouvelle phase, celle de la douleur, après avoir épuisé celle de l’ivresse. Mais la phase du refroidissement ne devait jamais arriver pour lui. C’eût été celle de l’agonie physique. » Elle notait cela. Elle le savait. Elle savait tout, et aussi qu’elle n’était pas comme lui. « En amour, a-t-elle écrit, il n’y a que les commencements. » Elle a encore observé ailleurs, avec l’habituelle et rude honnêteté qu’elle mettait à juger les choses de sentiment, comparant sa nature riche et exubérante à celle de Chopin, contemplative et concentrée : « Elles ne peuvent se fondre l’une dans l’autre. L’une des deux doit dévorer l’autre, et n’en laisser que des cendres. » Or, au feu des passions, elle ne brûlait que comme le phénix.

Liszt, dans sa Biographie, improvisation d’un style un peu trop magnifique et grandiloquent, a dit qu’elle se réservait toujours le droit de propriété sur sa personne, quand elle l’exposait aux corruptions de la mort ou de la volupté. Mais c’est au fond un droit que tout le monde possède ; cette femme extraordinaire avait tout simplement une probité masculine, une santé superbe, elle bon sens le plus clairvoyant. Le plus sage, c’est de la juger comme Chopin, qui souffrit, certes, qui souffrit comme une femme abandonnée, mais garda de ces six mois de Majorque « une reconnaissance toujours émue ». Je voudrais bien savoir, après tout, pourquoi nous trouvons tout naturel qu’un homme quitte une femme, alors que nous affectons d’être si fort scandalisés quand les rôles se renversent. On connaît la célèbre anecdote de Majorque : George Sand partant un jour d’orage à travers la pluie et le vent déchaînés, par pure joie de vivre, pour marcher, pour lutter contre les éléments; Chopin, fou d’inquiétudes nerveuses, se disant : « Elle va mourir », composant l’admirable Prélude en fiss moll, et, quand Lélia revint, tombant évanoui à ses pieds. Elle en fut peu touchée, fort agacée même, dit la Biographie… Mais enfin, si vous êtes homme, imaginez que vous êtes monté à cheval, que vous reveniez ivre de grand air, le sang fouetté par la bonne pluie tiède, et qu’une personne d’un sexe différent du vôtre vous fasse cette scène. Vous penserez : « Mon Dieu, que les femmes sont donc ennuyeuses ! » C’est ce qui arriva à George Sand. Et elle resta encore longtemps fidèle à sa passion morte, par indulgence, par charité peut-être, et surtout par instinct maternel, pour ne pas rendre malheureux « cet éternel malade ».

La vie presque commune continua, George Sand recevait Chopin à Nohant. C’est ce que contribuent à prouver les lettres que vient de publier la Bibliothèque de Varsovie.

Ces lettres sont toutes adressées au comte Albert Grzymala, ex-ambassadeur, et ami intime de Chopin. Les unes furent données à la princesse Czartoryska par le fils du comte Grzymala, les autres lui furent léguées par le comte Albert lui-même. Elles présentent un intérêt fort inégal. La plupart ne sont que de simples billets, car le musicien détestait écrire. Mais cette correspondance, commencée en 1841, montre qu’après le retour de Majorque, en 1839, Chopin continuait de faire à Nohant des visites fréquentes, bien qu’il habitât ordinairement chez son ami, Jean Matuszinsky, professeur à l’École de médecine, phtisique lui aussi, et qui devait précéder Chopin dans la tombe, en 1844.

Cette année fut néfaste pour le compositeur. Après la mort de son ami, il eut à subir celle de son père, qu’il aimait avec la plus vive tendresse. Sa santé, de plus en plus ébranlée, inspirait les plus grandes craintes à ses amis. Il avait de terribles attaques de toux, et le moral affecté ne soutenait plus un corps affaibli. George Sand était lasse de son malade, et le laissait voir. C’est alors qu’il appela près de lui sa famille. Louise Jédrjiewitch, l’aînée et la plus aimée de ses sœurs, accourut avec son mari. Mais l’air de Paris était funeste au maître. George Sand l’invita à faire à Nohant, avec sa sœur, un séjour prolongé. Puis, vers l’automne, tous revinrent à Paris. Chopin était presque remis ; sa sœur devait repartir pour la Pologne ; il la conduisait au concert, au théâtre, et George Sand allait partout avec eux. C’est alors qu’il écrivait à Grzymala :

Je suis revenu hier. Comment te voir ? Je suis en courses et emplettes. Ce soir, nous irons voir Rachel. Je serai tout près de toi. Peut-être à cette nuit, peut-être à demain matin. Mme S… t’embrasse beaucoup.

Aussitôt qu’il allait mieux, d’ailleurs, il abandonnait son amie, passait ses soirées en improvisations, ses nuits à boire. Il eut des aventures, et la revue polonaise dit lesquelles. Je n’imiterai pas cette indiscrétion. Toujours, du reste, au bout de quelques jours, épuisé, écœuré, il revenait à Nohant. C’est là que furent conçues ses meilleures œuvres. De 1844 à 1847, quand il retournait à Paris, il allait loger square d’Orléans, à deux pas de George Sand. Tous deux prenaient ensemble leurs repas chez une certaine Mme Marhani, qui tenait un petit restaurant fréquenté par les littérateurs. Cependant les orages devenaient plus fréquents.

Cher, écrivait-il à Grzymala, viens demain jeudi chez moi à 5 heures trois quarts… Pour ce qui est de l’Aurore (George Sand), elle était hier couverte de brouillard. J’espère du soleil aujourd’hui…

Le 8 juillet 1846, de Nohant, il écrivait encore au même :

Ma vie ! Je sais de Léon[2], qui m’écrit au sujet de mon éditeur de Berlin, que tu es en bonne santé. Tu es encore par la pensée au bord du Rhin, sinon plongé dans la politique jusqu’au cou. Malgré cela, écris-nous quelques mots : peut-on espérer de te voir ici ? La campagne est si belle maintenant. Il y a quelques semaines nous avions ici un temps affreux, tempêtes et averses terribles. Viardot, qui était venu chercher sa femme, est rentré seul à Paris à cause de tous ces chemins détrempés. Je t’en prie, prends quelques jours de repos et viens pour faire la joie de ton vieil ami. — Ch.

P. S. — G. Sand prépare un nouveau roman.

Ce nouveau roman, d’après les dates, — 1847, — fut Lucrezia Floriani : le roman de son amour mort. Ce n’est pas un des meilleurs, et les compatriotes de l’illustre musicien se plaignent qu’on l’ait « caricaturé ». Ils se trompent. Sand n’a jamais caricaturé personne. Chopin apparaît, dans ce morceau de confession, qui est le pendant d’Elle et Lui, noble, faible, inconséquent, maladif, câlin et souple ; et Elle, elle fut ce qu’elle avait toujours été, tranquillement forte, franche avec elle-même et avec son ami, incapable de simuler un sentiment qu’elle n’avait pas, et tout étonnée qu’on lui demandât ce qu’elle n’avait plus. Attendit-elle la rupture, après ce coup d’un si grand éclat ? C’est bien probable, mais la rupture ne vint pas. Le malheureux Chopin subit l’affront et se cramponna. Sa seule vengeance fut d’appeler désormais son infidèle « Lucrèce. » Alors il eut à subir les humiliations suprêmes. Il y avait d’ailleurs longtemps que la situation était étrange et insupportable. Lucrèce prétendait conserver la constance sans la fidélité, et Chopin prétendait rester fidèle avec des inconstances. Comment eut lieu la scène finale ? Liszt conte, dans sa Biographie, qu’après une opposition violente au mariage de Solange, la fille de George Sand, avec un sculpteur célèbre, Chopin abandonna Nohant pour n’y plus revenir, et la Bibliothèque de Varsovie ajoute certains détails, nullement prouvés du reste, et qui tendraient seulement à démontrer que George Sand avait quelque raison d’être fatiguée d’un jaloux éternel et inconséquent.

La douleur du maître, quelques erreurs qu’il eût pu commettre, n’en fut pas moins rude. Épuisé par cette dernière émotion, il tomba gravement malade. La princesse Marceline Czartoriska ne quitta pas son chevet. Jamais les affections féminines, même les plus pures, ne firent défaut à cet homme-enfant, si tendre, et qui savait si bien solliciter les caresses et les soins. En 1848, il se releva avec une ombre de vie. Dans la seconde moitié de février il se trouvait assez bien pour organiser un concert à la salle Pleyel. Mais la révolution grondait, Lamartine était au pouvoir. Chopin, patriote polonais, ne paraît pas s’être jamais intéressé aux affaires de France. Quand on parlait politique, il n’écoutait plus. Ennuyé, écœuré, brisé toujours de la fin de son grand amour, il partit pour Londres, où depuis quinze ans on connaissait, on admirait son œuvre. Il souleva l’enthousiasme, gagna une fortune, et acheva de brûler sa vie. C’est à cette époque que se rapportent les lettres inédites les plus importantes. Il écrit de Londres :

Ma vie la plus chère ! Je rentre du Théâtre Italien. Jenny Lind y a chanté pour la première fois cette année, et la reine Victoria y a assisté pour la première fois depuis son mariage avec le prince Albert. Toutes deux ont fait sensation. Quant à moi, j’ai même admiré le vieux Wellington sous la logo de la Reine ; il avait l’air d’un vieux chien monarchique dans sa niche, gardant sa maîtresse couronnée. J’ai fait connaissance plus ample avec Jenny Lind. Elle m’a envoyé une loge. J’étais bien placé, aussi ai-je bien écouté. Extraordinaire cette Lind. C’est un « Suédois » excentrique, mais non dans son cadre habituel, tout resplendissant des aurores polaires. Elle chante avec une pureté extrême, son piano est aussi ferme qu’un cheveu. (?)

Les stalles coûtent deux guinées et demie (65 fr. 50).

Ch.

En juillet 1848, cédant aux instances de son élève, miss Stirling, à laquelle il avait dédié le Nocturne dangereux, Chopin alla en Écosse, chez lord Thornfish. Choyé, adulé, fêté, il disait à son ami Grzymala :

Perthshire, dimanche.

Ni poste, ni chemin de fer, ni équipage, même pas de promenade, ni bateau, ni chien qu’on pourrait siffler.

Ma vie très chère ! Au moment où j’ai commencé une lettre à ton adresse sur une autre feuille de papier, on m’apporte une lettre de toi et une de ma sœur. Le choléra les a épargnés jusqu’à présent (elle et son mari). Mais pourquoi ne me dis-tu rien de toi ? Tu as la plume plus facile que moi, puisque depuis une semaine, depuis mon retour de l’Écosse du Nord, j’essaie en vain de t’écrire. Je sais que tu as quelqu’un de malade à Versailles. De Rozières m’a écrit que tu as été chez elle et que tu étais pressé d’aller voir un malade. Serait-ce ton grand-père ? Je ne veux pas croire à une maladie de la petite-fille.

Je préfère espérer que c’est un étranger quelconque qui est malade. On ne parle pas du choléra ici. A Londres, l’épidémie a commencé. Avec ta lettre adressée à Johnston Castle, dans laquelle tu me dis avoir été au gymnase avec Sola[3], une autre lettre m’est arrivée d’Édimbourg qui me donne des nouvelles du prince et de la princesse Alexandre Czartorislcy et me dit qu’ils sont désireux de me voir. — Bien que fatigué, je me suis jeté dans un wagon, et j’ai pu les rejoindre à Edimbourg. La princesse est la bonté personnifiée. J’ai été ranimé par ce souffle natal qu’ils m’apportaient. Cela m’a donné la force de jouer à Glasgow, où tous les hobereaux de toutes les provinces environnantes sont venus m’entendre. Le prince et la princesse ont accepté à dîner le lendemain à Johnston Castle (distant de 12 miles anglais de Glasgow). Lord et Lady Murray, le vieux Thornfîsh étaient en admiration devant la princesse Marceline. Ils sont partis ensuite pour Glasgow, voir le lac Lomond et de là reprendre la direction de Londres et retourner sur le continent. Cette entrevue m’a donné une énergie nouvelle. Mais aujourd’hui je suis assommé par le brouillard. Pourtant par ma fenêtre j’aperçois un paysage féerique sur Stirling Castle, le même qui est décrit dans Robert Bruce. Le châtelain est un parent de nos Écossaises[4]. J’ai fait sa connaissance à Londres. Il a une magnifique collection d’œuvres des maîtres espagnols. Il a voyagé beaucoup et partout. Son salon est tout à fait cosmopolite. Les ducs et les lords s’y coudoient, surtout cette année que la Reine a visité l’Écosse. Hier, d’une façon imprévue elle passait en chemin de fer, car elle doit être à une date fixée à Londres. Mais le brouillard a empêché sa traversée par voie de mer, et force lui fut très prosaïquement de s’en aller au chemin de fer. Cela ne devait pas déplaire au prince consort, qui souffre du mal de mer, tandis que la reine, comme une vraie souveraine de marins, adore les traversées. Ce qui me navre, c’est que j’oublierai totalement le polonais ; je vais parler le français d’après l’anglais et l’anglais d’après l’écossais. Je me sens épuisé. Impossible de composer. J’ai des invitations pour chaque soir : la princesse d’Argyle, Lady Belhaven, etc.

Toute la matinée jusqu’à deux heures je flâne. Puis, une fois habillé, j’attends le dîner, où il faudra regarder ce qu’on dit et écouter ce qu’on tait. Mortellement ennuyé, je me dirige ensuite vers le salon, car là tous m’attendent pour m’entendre. Mon fidèle Daniel me monte chez moi dans ses bras, car les forces sont maigres, il me déshabille et me laisse enfin rêvasser jusqu’à un lendemain pareil. Et je ne puis même rester quelque temps en paix à une place quelconque, car mes Écossaises viennent me prendre pour m’exhiber à tour de rôle dans leurs familles. Tu verras qu’elles vont m’étrangler un jour par politesse, et moi je me laisserai faire par politesse aussi.

L’Angleterre l’ennuyait déjà, malgré la campagne et la vie de château, qu’il aimait tellement, par un impérieux besoin de confortable, de soins, et d’une certaine ambiance aristocratique, que Liszt a pu dire de lui : « Pour en jouir, acceptait une société qui ne lui convenait pas du tout. » Et puis, il se sentait mourir. Ses dernières lettres sont d’une atroce tristesse. Il voulait revoir la France, sa seconde patrie ; comme les malades, il ne se sentait plus bien nulle part. Un jour vint où, n’y pouvant plus tenir, il écrivit.

1849, mars, mardi.

Ma vie ! Aujourd’hui je suis couché toute la journée, mais jeudi je m’en vais de ce Londres bon pour les chiens en cette saison. De jeudi à vendredi je coucherai à Boulogne, et dans la journée du vendredi je serai place d’Orléans pour me coucher. En dehors de mes maux ordinaires, j’ai une névralgie et je suis enflé. Je t’en prie, recommande que les draps et les taies d’oreiller soient secs. Fais faire du feu à Mme Etienne. J’ai écrit à Des Rozières qu’on mette tapis et rideaux. Je paierai le tapissier de suite. Dis à Pleyel qu’il m’envoie n’importe quel piano jeudi, qu’on le couvre le soir. Et puis fais acheter un gros bouquet de violettes pour qu’il embaume le salon. Que j’éprouve encore un souffle de fraîcheur et de poésie pour passer dans ma chambre à coucher, dont je ne sortirai pas sans doute d’ici longtemps. Alors, à vendredi à Paris. Une journée de plus ici et je deviendrais fou. Mes Écossaises me cramponnent ; seule la princesse Marceline me rend la vie. Je t’embrasse. Qu’on fasse du feu. Peut-être la santé me reviendra-t-elle. À toi jusqu’à la mort.

Ch.

Mais la santé ne revint pas. Il se trompait. Ses jours étaient comptés. Une fois à Paris, il se sentit trop faible pour reprendre ses cours ou pour composer. Autour de lui planait la mort. Le choléra fauchait tous ses amis.

Comment vas-tu ? — écrit-il à Grzymala ; — j’espère que l’air de la campagne te fera grand bien. Je vais me promener quelquefois au bois de Boulogne. J’ai envoyé promener les médicaments. Tout le monde déserte Paris, les uns par peur du choléra, les autres par peur de la révolution. De Rosières est de retour. Delphine Potocka est depuis longtemps à Versailles. Sais-tu que Kalkbrenner est mort ? Le fils du vieux Delaroche est mort aussi. Les Écossaises, de retour l’autre jour, m’ont dit que le duc de Noailles va mieux, mais que le roi Charles-Albert est mort à Lisbonne. J’ai eu la visite, l’autre soir, de Jenny Lind. Elle a chanté. Dans l’assistance : Delphine Potocka, duchesse de Beauvau, baronne Nathaniel de Rothschild. Mme Catalani, avec laquelle la baronne avait fait connaissance chez moi, est morte du choléra. Aujourd’hui Pleyel est venu me voir. Oh le brave homme ! Pendant dix jours, n’ayant pas vu Gulman, j’avais peur qu’il ne fût malade. Il n’en est rien. L’épidémie décline dans la capitale. Delacroix est à la campagne depuis une semaine. Donne-moi de tes nouvelles.

Ch.

Cette lettre est la dernière. Le grand musicien languit encore quelques mois, ayant quitté le square d’Orléans pour la rue de Chaillot, et celle-ci pour le no 2 de la place Vendôme. Uk s’affaiblissait, mais dans la douleur. Liszt a laissé le récit, sublime cette fois, exempt de toute emphase, de ses derniers moments :

« Le dimanche 15 octobre 1849, des crises plus douloureuses encore que les précédentes durèrent plusieurs heures de suite. Il les supportait avec patience et force d’âme. La comtesse Delphine Potocka, présente à cet instant, était vivement émue ; ses larmes coulaient. Il l’aperçut debout au pied de son lit, grande, svelte, vêtue de blanc, ressemblant aux plus belles figures d’anges qu’imagina le plus pieux des peintres. Il put la prendre pour quelque céleste apparition. Un moment vint où la crise lui laissa un peu de repos ; alors, il lui demanda de chanter. On crut d’abord qu’il délirait, mais il répéta sa demande avec instance. Qui eût osé s’y opposer ? Le piano du salon fut roulé jusqu’à la porte de sa chambre ; la comtesse chanta, avec de vrais sanglots dans la voix. Les pleurs ruisselaient le long de ses joues ; jamais ce beau talent, cette voix admirable, n’avaient atteint à une si pathétique expression.

« Chopin sembla moins souffrir pendant qu’il l’écoutait. Elle chanta le fameux cantique à la Vierge, qui, dit-on, avait sauvé la vie à Stradella : — Que c’est beau, mon Dieu, que c’est beau, dit-il ; encore, encore ! » Accablée d’émotion, la princesse eut le noble courage de répondre à ce dernier vœu d’un ami et d’un compatriote. Elle se remit au piano et chanta un psaume de Marcello. Chopin se trouva plus mal, et tout le monde fut saisi d’effroi. Par un mouvement spontané, tous se jetèrent à genoux. Personne n’osant parler, on n’entendit plus que la voix de la comtesse ; elle plana, mélodie céleste, au-dessus des soupirs et des sanglots qui en formaient le sourd et lugubre accompagnement. C’était à la tombée de la nuit ; une demi-obscurité prêtait ses ombres mystérieuses à cette scène. La sœur de Chopin, prosternée près de son lit, pleurait et priait ; elle ne quitta plus guère cette attitude tant que vécut ce frère si chéri d’elle. »

Il mourut deux jours après, le 17 octobre, à deux heures.

Ainsi disparut, dans l’atmosphère qu’il avait aimée, délicatement artificielle, vraiment noble et un peu snob, très voluptueuse et très éthérée, ainsi disparut magnifiquement ce grand poète musical. À la messe funèbre, on joua le Requiem, de Mozart, qu’il avait demandé, et il fut conduit à sa dernière demeure aux sons de la marche funèbre dont il était l’auteur. Meyerbeer, Auber, Halévy, Delacroix, Pleyel suivaient son cortège, — et sa tombe, au Père-Lachaise, est ornée d’un bas-relief, œuvre de Clésinger, époux de Solange, fille de cette George Sand qu’il avait tant aimée. La princesse Marceline, avec un soin pieux, recueillit toutes les reliques du maître ; sa famille les a rassemblées, à Cracovie, dans le musée Czartorisky, où sont réunies maintenant les dix-neuf lettres dont je viens de donner quelques extraits. On y trouve aussi un buste de Chopin, par Clésinger, et son masque, que le même sculpteur modela sur le cadavre à peine refroidi… Mais, dans un coin, on voit une simple photographie, la reproduction d’une esquisse au crayon que George Sand elle-même fit un jour de son ami. Ne fallait-il pas qu’il y eût quelque chose d’elle dans ce musée ? À Majorque, elle l’avait rappelé à la vie, peut-être à la raison. Et quand elle s’éloigna de lui, il mourut.

Pierre Mille.

  1. Lucrezia Floriani.
  2. A. Léon, banquier parisien, qui rendit quelques services d’argent à Chopin, et lui facilitait ses relations avec les éditeurs de musique.
  3. Solange, fille de George Sand.
  4. Il s’agit de Miss Stirling et de sa sœur Mrs. Erskine, élèves de Chopin.