L’Éducation morale de la démocratie/03

L’Éducation morale de la démocratie
La Revue bleueSérie 4 Tome 11 (p. 16-20).
L’ÉDUCATION MORALE ET SOCIALE
DE LA DÉMOCRATIE[1]
III. — adolescents, adultes et soldats

Passant, comme toujours, d’un extrême à l’autre, nous avons d’abord cru en France, avec le « siècle des lumières », que l’universalité de l’instruction était le remède à tous les maux : aujourd’hui, beaucoup déclarent l’instruction moralement vaine et, le mot de banqueroute étant à la mode, ils s’empressent de proclamer la banqueroute de l’instruction généralisée. Ici encore, nous vérifions la parole de Joseph de Maistre : « Le défaut capital de ce peuple est l’impatience. » Dès la première année d’instruction universelle et obligatoire, on aurait voulu que la face du pays fût changée, et comme la statistique nous révèle une augmentation des crimes, la même précipitation de jugement nous la fait attribuer purement et simplement à l’instruction, quoiqu’elle remonte beaucoup plus haut. C’est la thèse que tous les journaux catholiques n’ont pas manqué de soutenir. Serait-il donc vrai de dire avec Sénèque : « La science avance, la vertu recule, » et avec le vieil Érasme : « Je vois que l’esprit se cultive, mais je ne vois pas que personne en devienne meilleur ? » Non ; mais outre que la fréquentation régulière de l’école n’est pas assurée, il faut reconnaître l’insuffisance de la culture simplement intellectuelle. Un socialiste, M. Enrico Ferri, a eu raison de dire que l’instruction pure, quand elle n’a pas l’éducation pour alliée, ne fait souvent que fournir des armes nouvelles au crime. En outre, la principale raison qui explique l’insuffisance des résultats moraux et sociaux obtenus jusqu’ici par notre enseignement primaire, c’est qu’il manque de son complément indispensable : je veux dire l’extension régulière aux adolescents et aux adultes.

De l’école au régiment, de la treizième à la vingtième année, c’est l’âge critique de la jeunesse, c’est celui où la statistique criminelle constate les chiffres les plus effrayants et la plus rapide montée du vice ; c’est l’âge où les enfants, rendus en apparence à leurs familles, sont le plus souvent livrés à eux-mêmes et à leurs camarades vicieux ; c’est l’âge enfin où ils sont « moralement abandonnés ». Et lorsque, de l’atelier ou des champs, le jeune homme passe au régiment, est-ce là qu’il apprendra la morale ? Ou plutôt, s’il a encore quelque innocence, n’y sera-t-U point par trop « déniaisé » ? S’il a encore quelques convictions, son esprit n’y sera-t-il point par trop « émancipé » ? L’État soumet jusqu’à vingt ans les enfants à la puissance paternelle ou à celle d’un tuteur ; comment donc, pendant la même période, leur refuserait-il lui-même sa tutelle, alors que les autres protections, au sortir de l’école, ont une insuffisance démontrée ? En face de la famille impuissante ou pervertie, l’État n’a-t-il rien à faire ? N’a-t-U rien à dépenser pour créer une organisation d’ensemble qui assure l’éducation « avant la vie » ? C’est moins à l’école qu’après l’école que les connaissances morales et sociales devraient être répandues : il faut donc instituer fortement et méthodiquement la seconde éducation du peuple, de laquelle, à vrai dire, tout dépend.

I. — De l’enquête officielle que M. Édouard Petit, alors professeur au lycée Janson-de-Sailly, fut chargé de faire sur les œuvres complémentaires de l’école, se dégage une impression générale ; c’est que partout, au Nord comme au Midi, dans les agglomérations urbaines comme dans les communes rurales, dans les centres agricoles, commerciaux, industriels, la nécessité de donner son lendemain à l’école est apparue nettement aux yeux de tous. On s’est rendu compte, même dans les cantons les plus arriérés, que l’action de l’école s’arrête trop tôt et que trop tôt l’enfant est ressaisi « par la paresse et l’incuriosité ». D’une part, le progrès général des sciences et de leurs applications, joint aux difficultés de l’existence dans la mêlée des intérêts, rend indispensable un ensemble de connaissances théoriques et pratiques, dont l’assimilation n’est plus possible à l’enfance et l’est seulement à l’adolescent, « à l’heure où le cerveau s’ouvre aux idées générales », où l’on éprouve vraiment et fortement le besoin d’apprendre, où l’on veut et où l’on peut profiter du savoir acquis. D’autre part, l’effet moralisateur de l’école est bientôt perdu chez l’adolescent ou le jeune homme, livrés à toutes les suggestions mauvaises. Aussi la pensée des promoteurs du mouvement actuel est-elle non seulement d’instruire, mais encore et surtout d’élever ces milliers d’écoliers et d’écolières de la veille qui, brusquement, sont saisis par la ferme, la boutique, l’atelier, et en qui l’apprentissage du métier doit se doubler de « l’apprentissage du caractère ».

On s’est depuis longtemps préoccupé des adultes ; mais ce n’est pas sur eux qu’il importe d’agir avant tout ; c’est sur les enfants qui, en ce moment même, vont sortir de l’école. Les adultes ont déjà leurs habitudes, bonnes et surtout mauvaises, dont aucun sermon ne les fera changer. Mieux vaut se préoccuper d’une direction efficace à établir après l’école même, ou plutôt à continuer sans interruption. Gardons-nous donc de confondre avec l’enseignement des adultes celui des adolescents, destiné à maintenir sur les élèves, au sortir de l’école primaire, une direction intellectuelle et morale, et à compléter ainsi les leçons de l’école.

On croit gagner quelque chose en laissant les enfants du peuple entrer prématurément à l’usine ou à l’atelier ; mais, par là, on arrête leur développement physique, intellectuel et surtout moral ; on gaspille ainsi des forces vives plus importantes pour la nation qu’un excédent de travail matériel. L’industrie elle-même vil par la science, soit théorique, soit appliquée ; son véritable intérêt, c’est le développement le plus grand possible des intelligences, non seulement dans l’élite, mais dans la masse même. D’autre part, la moralité populaire est le premier et le plus vital des grands intérêts nationaux. Il en résulte que l’organisation et la diffusion de l’enseignement post-scolaire devient un objet non plus de luxe, mais d’absolue nécessité.

Dans un des récents congrès internationaux de Londres, le rapporteur Sidney Webb constatait que, en l’état actuel, les enfants des masses sont dépourvus totalement du loisir, qui est « la condition expresse de tout développement harmonique », privés d’accès aux connaissances scientifiques, « qui sont l’héritage commun de toute l’espèce humaine » ; le capitalisme, afin d’économiser le travail des adultes, emploie le travail des enfants et des adolescents ; par là, il étiole physiquement les générations ; il les étiole aussi intellectuellement et moralement. Le futur bien-être des sociétés dépend du développement du loisir et de l’instruction. En conséquence, le Congrès demanda que l’âge minimum pour l’exemption de l’école et l’emploi dans la petite industrie, ainsi que dans l’industrie mécanique, fût fixé à seize ans accomplis ; qu’il fût interdit d’employer les jeunes gens au-dessous de dix-huit ans pour le travail de nuit dans toute profession malsaine ou dangereuse ; interdit d’employer un garçon ou une jeune fille de moins de dix-huit ans, soit dans les manufactures, soit dans l’industrie domestique, pendant plus de vingt-quatre heures par semaine, de manière à pouvoir établir le système du « demi-temps » et à permettre ainsi un enseignement complémentaire. Mêmes résolutions prises par la Société Fabienne d’Angleterre, qui fait profession de tempérer le socialisme et de « temporiser ». Il y a beaucoup de vrai dans ces plaintes et il y a beaucoup de bon dans ces résolutions, quoiqu’elles ne soient pas toutes immédiatement applicables. Le grand problème est de concilier les nécessités croissantes de l’instruction ou de l’éducation avec les nécessités également croissantes de la vie réelle et du gagne-pain.

En Allemagne, outre une multitude d’institutions privées pour les adolescents, il existe un enseignement primaire public du dimanche pour ceux qui ont quitté l’école. Le « cours dominical » est ouvert, dans chaque bourg, village ou paroisse, tous les dimanches, excepté durant la moisson, pour les garçons et les filles de 12 à 18 ans ; jeunes gens et jeunes filles ne peuvent se marier avant de prouver qu’ils l’ont fréquenté assidûment. Cette classe du dimanche dure deux heures, sous la surveillance tantôt du maire, tantôt du curé ou du pasteur. L’enseignement primaire se complète aussi dans les écoles « bourgeoises ». Ces écoles, correspondant à peu près aux écoles primaires supérieures, sont, pour la plupart, ouvertes les dimanches et fêtes, et elles sont très fréquentées. En Suisse, la durée du cours de l’école complémentaire est ordinairement de trois ans et, dans beaucoup de cantons, la fréquentation en est obligatoire pour tous les jeunes gens et les jeunes filles libérés de l’école primaire qui ne fréquentent pas un établissement d’enseignement secondaire. En Angleterre, les institutions du même genre se multiplient. Chez nous les catholiques s’étaient déjà imposé beaucoup de sacrifices en vue de l’éducation post-scolaire : les œuvres de jeunesse » des Frères de la doctrine chrétienne sont surtout à mentionner. Les instituteurs laïques ne sont point restés en arrière. Voici, pour l’année 1897-98, le bilan de l’école prolongée :

30 308 cours d’adolescents et d’adultes professés dans les écoles publiques ;

5 000 cours professés dans les sociétés d’instruction, chambres syndicales, etc. ;

117 152 conférences ont été faites, avec ou sans projections ;

400 sociétés de mutualité scolaire fonctionnent, 150 sont en voie de formation ;

2 770 associations d’anciennes et d’anciens élèves sont constituées, 600 sont en projet ;

809 patronages sont ouverts, 100 sont à la veille de s’ouvrir ;

1 600 réunions déjeunes filles sont organisées dans les écoles ;

482 907 jeunes gens des deux sexes ont assisté assidûment aux leçons ;

39 507 instituteurs ont fait les cours du soir, sans compter 5 000 conférenciers, directeurs de mutualités, associations, patronages.

L’État français, qui donnait 20 000 francs en 1895, n’en donnait encore, en 1897, que 130 000. L’État anglais, dans le même temps, a promulgué deux lois relatives à l’éducation populaire et est intervenu par les 7 millions de la Charity commission, par les 10 millions annuels de l’impôt sur l’alcool, par d’autres subventions encore aux Universités[2]. En Angleterre, l’inspiration générale a été sans doute religieuse, mais les œuvres ont été laïques, non confessionnelles, et c’est ce qui a fait leur succès. L’Angleterre a son « extension universitaire », ses colonies universitaires, ses « palais du peuple » et d’innombrables patronages. Chez nous, les instituteurs ne peuvent suppléer à l’action nécessaire d’hommes ayant de la fortune, des relations et une culture supérieure. En Angleterre, toutes les classes sociales, aristocratie, grands négociants et grands industriels, professeurs d’université, instituteurs, corporations ouvrières et ouvriers isolés, ont contribué à l’œuvre de l’éducation populaire ; en France, les instituteurs, quelques publicistes et des gens du peuple se sont seuls intéressés à cette grande œuvre, « Il y a là quelque chose de peu flatteur pour nos classes riches et notre élite intellectuelle. » Qu’en 1897, il y ait eu « 33 000 instituteurs », gagnant 1 200 francs par an et travaillant dix heures par jour, pour se dévouer à peu près gratuitement à la tâche des cours du soir et des patronages, et qu’ils aient été presque seuls, cela est flatteur pour les maîtres des écoles primaires, « cela l’est moins pour les autres[3] ». Ce n’est pourtant pas avec de beaux discours sur la « colonisation » que nous arriverons à rivaliser avec les Anglo-Saxons qu’on nous donne sans cesse pour modèles. Hercule veut qu’on se remue.

II. — Selon nous, l’enseignement post-scolaire des adolescents réclame une organisation permanente et des programmes précis, quoique variables dans le détail suivant les nécessités de chaque région. Les institutions post-scolaires doivent avoir une partie mobile et une autre stable. La première est une vraie « école de la décentralisation », parce qu’elle varie suivant les lieux, les habitudes, les ressources d’hommes et d’argent, sans se fixer nulle part dans aucun moule. Mais il faut cependant éviter la dispersion et l’incohérence ; pour cela, il faut qu’une partie de l’enseignement soit générale et éducatrice, dominée par une conception d’ensemble, dirigée par une doctrine morale et philosophique.

Il ne faut donc pas se contenter des conférences détachées, plus ou moins oratoires, dont les séries s’organisent au hasard selon le bon vouloir des conférenciers. Pour porter tous ses fruits, l’enseignement post-scolaire doit s’adresser à un public homogène, docile, prêt à se plier au régime de véritables leçons facultatives. Avec l’auteur d’une excellente étude intitulée : Après l’école, avant la vie[4], nous croyons qu’il faut ne recruter d’abord comme élèves que les adolescents qui sortent de l’école ; d’année en année, on les retiendra, et toute la période qui sépare l’école du régiment rentrera progressivement dans le cercle d’action de cette sorte d’école complémentaire. Dans chaque localité, les élèves formeront des groupes fermés ; ils devront solliciter leur admission dans ces groupes ; on leur imposera une discipline souple, mais ferme, dont la radiation sera la sanction suprême. L’État et les associations locales emploieront les divers moyens les plus propres à encourager le recrutement. Les recommandations, l’appui des maîtres et des membres des sociétés de patronage aideront plus tard le jeune homme à ses débuts dans la vie. Quant aux maîtres, ils seront avant tout des instituteurs, aidés par les communes et par l’État. On devra en multiplier le nombre et leur donner des traitements convenables. Dans les centres importants, le personnel de l’enseignement secondaire ou supérieur leur apportera une utile collaboration. Et combien serait désirable, dès l’école normale, le contact des jeunes instituteurs avec les maîtres des autres ordres d’enseignement ! Des « groupes locaux » se formeraient entre eux, dont chacun, tout en se conformant aux communes idées directrices, organiserait librement sa tâche volontaire.

Le fond universel de l’enseignement serait, comme on l’a proposé, la connaissance élémentaire des fonctions de la vie dans le corps humain, les principes de l’hygiène, ceux de la morale et de l’économie politique, des éléments très simples de droit civil et public, des notions sur la constitution et sur son fonctionnement, tout cela présenté non d’une façon trop savante et trop systématique, mais à un point de vue pratique ; enfin, des lectures littéraires et morales commentées. On y ajouterait, comme partie variable, des éléments de science agricole dans les communes rurales, diverses connaissances scientifiques plus particulières dans les villes industrielles.

Le but final serait de compléter à la fois non seulement l’instruction, mais encore et surtout l’éducation. Si, contrairement au préjugé du xviiie siècle, l’instruction sans l’éducation peut devenir dangereuse, surtout pour une nation comme la nôtre où le doute et la négation ont fait tant de progrès, la contrepartie de cette thèse a aussi sa vérité : l’éducation sans l’instruction pourrait à son tour, mal comprise, avoir des dangers plus grands encore. Elle deviendrait une sorte d’étouffement de l’individualité, une manière de routine sociale et d’oppression déguisée. Dans nos sociétés modernes, et surtout en France, tout s’intellectualise de plus en plus, tout se pénètre de clarté et de science ; il faut donc que l’instruction développe le cerveau en même temps que l’éducation développe le cœur ; idées scientifiques et sentiments moraux sont également nécessaires, et c’est sur ces deux points simultanément, indivisiblement, que doit en France porter chaque réforme.

A la connaissance du devoir social, il faudrait d’ailleurs ajouter, entre l’école et le régiment, la pratique du devoir social. Pour cela, il faudrait intéresser adolescents et jeunes gens, du visu et de actu, à l’organisation des principales industries, aux besoins des travailleurs, aux œuvres de solidarité qui existent déjà en si grand nombre et par lesquelles on vient en aide aux ouvriers, aux vieillards indigents, aux pauvres, aux orphelins. Il faudrait en un mot, à l’exemple des Anglais et des Américains, poursuivre ce que l’on a appelé l’identité de l’éducation et de la vie, — ajoutons : l’identité de la vie extérieure et de la vie intérieure. M. Payot, qui est un de nos plus éminents inspecteurs d’académie, croit possible, même à l’école primaire ou après l’école, cette initiation pratique. De toutes les œuvres sociales, dit-il, « nos enfants ne savent rien, et quand ils entendront de furieuses déclamations contre l’état social actuel, ils seront incapables d’en empêcher l’impression sur leur esprit. » Les enfants du peuple, surtout, deviendront facilement révolutionnaires, « parce qu’ignorant l’œuvre considérable effectuée, ils croiront que tout est à faire, tandis que tout n’est qu’à développer, à améliorer ». Nous préparons nos jeunes gens à être dupes de toutes les panacées sociales, parce que nous ne les associons à aucune bonne œuvre ; « ils vivent dans les livres », sans contact avec la réalité et en dehors de l’humanité. Et M. Payot, dans une de ses belles pages, faisant un retour sur lui-même, nous dit que le matin, en allumant sa lampe pour le travail, il ne peut songer sans émotion aux milliers de prêtres, de savants, de poètes, de philosophes qui, depuis six ou sept mille ans, ont allumé la leur au petit jour pour s’efforcer d’augmenter notre pouvoir sur la nature et sur nous-mêmes. Selon nous, c’est ce sentiment de la solidarité, c’est cette reconnaissance envers les générations passées, c’est aussi l’amour anticipé des générations futures qui devrait être « l’âme » de l’école. Mais comment développer un vif sentiment de la solidarité sociale, sinon par la connaissance de tous les faits qui nous la montrent en action dans la société même ? La voix de la conscience individuelle s’amplifiera alors de tout le retentissement de la conscience commune, comme grandit le son du diapason lorsqu’on lui a donné « une base de résonance ».

III. — Il faut aussi organiser l’éducation au régiment et faire de la caserne, autant qu’il est possible, une école de moralisation. Certes, la caserne est, avant tout, un lieu où, en vertu des tristes nécessités de la paix armée, on enseigne le métier de la guerre ; il faut donc y enseigner sérieusement ce métier et ne pas nourrir la prétention d’y propager en même temps une foule d’autres connaissances, — géographie, voyages, découvertes scientifiques, — sous le prétexte de « meubler l’esprit » ou d’occuper des « loisirs ». Il ne devrait pas y avoir de loisirs. S’il y en a, retenez moins longtemps les soldats au régiment : ce sera autant de gagné pour la nation et pour les individus. Quatre cent mille jeunes gens à entretenir chaque année sont un lourd fardeau pour le pays, une perte pour l’industrie, le commerce, l’agriculture, les études libérales. Un tel sacrifice doit assurément être maintenu au degré nécessaire, mais il doit avoir des compensations. Il faut que la nation gagne, par la culture du patriotisme, de l’énergie et de la moralité sociale, ce qu’elle perd en temps et en argent, en forces vives. En outre, l’armée étant aujourd’hui la « nation en armes », c’est un aveuglement que de ne pas la faire servir au développement du véritable esprit national.

Tous les officiers éclairés se plaignent de ce qu’on prend plaisir à confiner le soldat dans le terre à terre des plus puérils détails d’« astiquage », dans l’amère ineptie de nomenclatures qu’il faut réciter imperturbablement. Un de nos généraux qui ont le plus d’autorité, le général Philibert, a pu publier une étude sous ce titre : L’Infanterie perd son temps (1897). Il nous montre les mutinées se passant à faire « par file à droite », par le flanc droit », « marquez le pas », etc.[5].

On s’efforce à bon droit de développer « l’esprit militaire », mais aujourd’hui, les « militaires professionnels » sont à part, et le gros de l’armée n’est autre que le gros de la nation. Comment donc voulez-vous que des jeunes gens enlevés à leur famille et à leur profession, et qui n’ont qu’une pensée, en finir le plus tôt possible avec la corvée du service, aient le vieil esprit militaire d’autrefois ? Ils ne peuvent avoir qu’un esprit moral et patriotique qui, joint à une instruction technique sérieuse, leur fera accepter et accomplir virilement les devoirs de l’armée. C’est là le seul esprit militaire possible dans une démocratie où le service est obligatoire pour tous.

On parle aussi sans cesse de la « discipline », et non sans raison ; seulement, là encore, il faut tenir compte des conditions nouvelles de l’armée. Ce n’est pas la discipline passive, automatique et formaliste qu’on peut espérer d’obtenir en deux ou trois ans ; la vraie discipline est avant tout morale et civique, faite du sentiment du devoir patriotique, de la confiance dans les chefs, du respect et même de l’affection. En outre, elle doit comporter un certain degré d’initiative personnelle. Voilà la discipline sur laquelle on pourra compter dans les campagnes militaires, alors que toutes les punitions habituelles de la caserne seront devenues impuissantes. « La force morale, a dit le général Dragomiroff, est la force principale des armées. » Elle constitue, a dit aussi le maréchal de Moltke, le principal et le plus actif des « impondérables » de la puissance militaire. La raison de la victoire, disait le maréchal de Saxe, est « dans le cœur des hommes, et c’est là qu’on doit l’y chercher ». Si le nombre des combattants était seul important, le succès des campagnes se trouverait « inscrit à l’avance dans les tableaux statistiques ». Ce n’est pas davantage la supériorité de l’armement qui, à elle seule, peut assurer la victoire. Les spécialistes en donnent pour preuve la défaite de l’infanterie française, armée de l’excellent chassepot, par l’infanterie prussienne, dont le dreyse était moins bon.

Les Lettres sur l’infanterie du prince de Hohenlohe montrent combien il est faux de considérer l’armée allemande comme un « automatisme à la prussienne » alors qu’elle est une « armée-école » beaucoup plus qu’une « armée-bureau ». Chez nous, on reproche généralement à l’officier polytechnicien, ou saint-cyrien d’être trop « intellectuel », d’apporter dans l’armée les ambitions d’un fonctionnaire civil, désireux d’arriver dans les bureaux et à l’état-major. On peut dire que l’idée morale proprement dite n’a guère de rôle dans les écoles militaires et, plus tard, dans les régiments. Là comme partout, on s’en remet à la « moralisation spontanée » qui, par malheur, n’est souvent que démoralisation spontanée, abandon de soi, scepticisme, dilettantisme, ennui, insouciance chez le plus grand nombre, étroitesse de croyance et aveuglement fanatique chez quelques-uns.

Le véritable esprit patriotique, étant moral et social, ne saurait être développé chez les futurs officiers que par une forte éducation morale et sociale. Cette éducation doit être donnée d’abord dans nos grandes écoles par des professeurs de philosophie, puis par des professeurs de lettres et des professeurs d’histoire ayant reçu une forte culture philosophique et se proposant un but d’éducation, non de pure instruction. Pour que ce résultat soit atteint, il faut que l’enseignement des grandes écoles soit arrêté en commun avec le Conseil supérieur de l’instruction publique, au lieu d’être, comme aujourd’hui, soustrait à l’action de l’Université et livré aux ministères de la Guerre ou de la Marine, dont l’incompétence morale et pédagogique n’a pas besoin d’être démontrée.

Quant aux régiments, il faut y faire pénétrer le même esprit moral et social, non par des conférences d’amateurs sur des sujets de fantaisie, mais par une constante préoccupation de l’éducation dans l’instruction même, par l’organisation d’un véritable enseignement civique régulier, complémentaire de l’enseignement donné aux enfants et aux adolescents.

Michelet a eu raison de dire : Quelle est, la première partie de la politique ? L’éducation. — La seconde ? L’éducation. — La troisième ? L’éducation. Le progrès national, en effet, naît des qualités transmises par l’hérédité et acquises par l’éducation ; les fondements sur lesquels reposent la santé et la force d’un peuple sont donc avant tout l’hygiène et la morale.

Alfred Fouillée.
de l’Institut.

  1. Voyez la Revue des 17 et 24 décembre 1898.
  2. M. Henry Bérenger, la Conscience nationale, 1898.
  3. Henry Bérenger, ibid.
  4. M. Lefèvre, professeur de philosophie au lycée de Reims. Voir Revue pédagogique de juillet 1896
  5. « Entrez dans une caserne à l’heure de l’exercice, dit un autre officier dans la Revue Scientifique (1897). Vous y rencontrerez une ou deux douzaines d’officiers se promenant le sabre au côté, devisant entre eux de choses et d’autres, de choses qui. la plupart du temps, sont plutôt banales. Ils roulent entre les doigts la cigarette qu’ils fumeront tout à l’heure pendant la pause… Ils ne se préoccupent guère de rattacher le service des places et le service en campagne à ces mouvements insipides, de maniement d’armes qui s’exécutent sous leurs yeux, et ils ne se mettent pas en peine de vivifier cet enseignement professionnel en y infusant les éléments moraux qui constituent l’éducation. L’apprentissage de nos jeunes Français, si vifs, si prime-sautiers, si ardents, se fait donc à froid et comme si on voulait momifier des intelligences pourtant alertes et ouvertes. » Le but du service à long terme, c’est de développer chez le soldat les hautes qualités morales qui lui sont indispensables pour faire bonne contenance en présence des fusils du champ de bataille. Est-ce avec le tableau d’emploi du temps résumé par le général Philibert qu’on en arrive à cette fin ? Évidemment non. L’exercice des champs de manœuvre « ne prépare pas à la guerre », et, d’autre part, « rien n’est tenté pour façonner les âmes ».