Nemo
Petrot-Garnier (p. 41-47).


CHAPITRE XV

Éloignement, séparation des Amis. L’Amitié indestructible.


Après le devoir accompli, qu’une heure de repos à l’ombre de la vigne et du figuier est agréable ! Combien, avec un air pur, un beau soleil, après une absence, un temps de labeur, est douce la société des vrais amis, errant à leur gré, par les champs, par les bois à la verdure parfumée et retentissant des chants de mille petits êtres heureux !

Que ces latitudes de repos, que ces promenades paisibles, assaisonnées de bonnes et raisonnables causeries, font de bien à l’âme et au corps ! On rentre chez soi avec un parfum de bonheur.

De la sorte, vivre toujours serait pour ce monde une exorbitante joie. Semblable au fleuve limpide dont la source épanche une onde claire, l’existence s’écoulerait sans trouble et sans nuage en d’ineffables délices.

Ce serait la terre redevenue le Paradis, l’antique Éden ; on ne le peut espérer.

Si les amis, disaient les anciens, pouvaient ce qu’ils voudraient, ce ne serait pas des amitiés, mais des conjurations.

Hélas ! si l’on vit avec la pensée qu’on ne se quittera jamais ; si l’on oublie que tout, en cette frêle existence, ne tient qu’à un fil, que la séparation, de quelque sorte qu’elle arrive, est dure !

Si, par un des cruels jeux du sort, nous sont ravies à l’improviste ces joies innocentes, dans quel repli funèbre ne demeurons-nous pas enveloppés !

Qu’autour de soi tout est morne et sombre ! Avec un ami, un désert n’est pas un désert. Non, point de Chartreuse, point de Kabylie ou de grand Sahara qui ne soit un monde vivant et enchanté.

Sans un être aussi cher, le point du globe le plus envié, où se remue un million d’hommes, n’est qu’une tumultueuse et insolite région qui n’offre qu’ennui et satiété, dont le bruit fait mal.

En vain, l’on étend ses bras dans l’espace ; en vain, l’on fait appel à celui que l’on aime.

On croit entendre ses pas, voir son ombre, on est le jouet de mille illusions.

La séparation de deux amis, l’un obligé de partir, laissant le plus cher objet de ses affections ; l’autre, voyant s’éloigner l’égal objet des siennes : sa pensée, son bonheur, sa vie, est le déchirement de deux existences.

Pour celui-ci, c’est le vide, l’abattement, la souffrance, une vie décolorée ; pour celui-là, tout croule au départ : satisfaction, contentement, son même bonheur. Il lui semble sortir de l’univers. Ni l’éclat et le prestige du monde, ni son entrain enivrant, ne sont capables de le distraire.

Dans un festin somptueux et splendide, sur les bancs d’une brillante et pompeuse académie, sur tout autre éblouissant théâtre, ce souvenir le suit, fût-il sur les marches du trône, par la pensée, il est avec son ami, fût-ce ce dernier sous le chaume d’une cabane ou dans l’antre des forêts.

Pour l’un comme pour l’autre a disparu le centre doux et tranquille de charmes, mais rien n’en saurait détacher. C’est le lierre entourant l’arbre renversé.

Si la cause est une injustice ou une bizarrerie ; si, sans motifs, ils ne se peuvent voir, la peine est profonde, plus que le trépas peut-être. Que l’on meure, c’est l’inéludable loi.

Après, elle est cruelle l’impérieuse nécessité de rester dans le train ordinaire de la vie. On ne peut même observer la convenance qui, pour la perte du plus indifférent des parents, impose un temps de retraite.

Pour un parent choisi par le cœur, les exigences du monde ne l’autorisent pas.

Il faut, le deuil au fond de l’âme, porter du rose et, le cœur bouleversé, rire, du moins avoir la surface calme.

Mais cette union intime et douce ne cesse pas, ne cesse jamais. À nul tyran, il n’est loisible de la rompre. Le terme de l’amitié est de n’en pas avoir.

Non, rien ne saurait briser, anéantir un lien tout spirituel.

Ce qui refroidit les amitiés mondaines redouble au contraire les amitiés saintes.

L’éloignement est à la bonne, vraie, parfaite amitié, ce qu’est à un grand feu un grand vent : il l’allume encore plus.

La pensée que, sur un point du globe, on a, dans un cœur, une place, quelle que soit la distance, l’éternise. Le souvenir, bien qu’il en fasse regretter la réalité, ne revient point sans un sentiment de bonheur.

Qu’on apprécie alors tout ce qui rappelle un digne ami ! Que les moindres choses sont chères ! Qu’une esquisse de ses traits, quelle qu’en soit l’imperfection, qu’un rien, de nulle valeur pour d’autres, sont d’un inestimable prix !

On les regarde cent fois ; cent fois, on les quitte, pour y revenir encore.

Qu’on est heureux d’avoir la foi qui assure, un jour, l’éternelle réunion.

Qu’on serait malheureux sans la prière qui diminue la souffrance, sans la résignation qui ramène le calme, double mystérieux asile que trop, hélas ! ne savent !

Qu’avec intérêt on revoit sa demeure ! mais que les lieux, qui restent les mêmes, offrent un aspect différent, quand celui que l’on aime n’y est plus !

On se demande pourquoi tout ce qui tombe sous les regards ? Dans quel but ?

Pourquoi, aux beaux jours, cette luxuriante verdure ?

Pourquoi ces bois, ces fontaines ?

Pourquoi ces mousses aux teintes variées ?

Pourquoi ces fleurs à l’odeur suave ?

Pourquoi le concert des oiseaux, les mille roulades du toujours joyeux rossignol ?

Pour qui les fruits qui pendent aux arbres ?

Pour qui les longues allées de charmilles à l’épais ombrage, ces frais salons de la nature, ces vieux chênes, ces tilleuls odorants, ces hêtres à la cime touffue ?

Pourquoi l’astre du jour vient-il chaque matin dorer ces lieux déserts et muets ?

Où es-tu, toi, le charme de cette délicieuse demeure, où tu devais vieillir et mourir, toi qu’on aime et qu’on révère ?…

Ces pins, ces arbrisseaux, ces bancs rustiques, ces cabanes champêtres, ces chemins toujours secs, ces torrents tumultueux et inégaux, ce beau fleuve, coulant à pleins bords ;

Les bons vieillards de l’autre siècle, tremblants et le corps en deux ;

Les laborieux paysans, venant de la plaine, appuyés sur leurs instruments de travail ou assis sur leurs robustes bêtes de somme ;

La troupe intéressante des petits enfants à qui tu donnais des récompenses de sagesse, étonnés de ne te plus voir, te regrettent et t’appellent, et les échos d’alentour le redisent :

Toi qui, comme la fleur des montagnes, vis du soleil et de la brise, où es-tu ? Ta présence avait la puissance de tout animer, de tout embellir.

Sur tes lèvres, ton sourire était un rayon de lumière et de bonheur.

Champs qu’il aimait, riant exil des bois, petits oiseaux qui le réjouissiez, pour vous, pour nous, il n’est plus.

Un étranger sera le maître de tout ce qu’il chérissait ; mais, sur la plage hospitalière qui le recevra, il parlera de votre bonheur qu’il a senti, de votre beauté qu’il sut apprécier, de vos chants qui lui sont toujours chers.