L’Ami des hommes, ou Traité de la population/I/04

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CHAPITRE IV.

Avantages de la France relativement à l’Agriculture


L’Auteur de la nature a, comme je l’ai dit, donné à l’homme la faculté de faire, au besoin, aliment presque de tout. Il a donné d’autre part à la terre de nourrir & vivifier dans son sein presque toutes sortes de germes, de plantes, & de fruits ; mais il faut encore que ce sein maternel soit attendri, réchauffé, humecté par le concours des autres élémens.

Ce concours lui est favorable presque par-tout, mais plus ou moins ; l’industrie humaine en accroît encore les influences, & aide de la sorte à la nature. Il est cependant des lieux, où elle se refuse à nos soins & presqu’à toute espèce de production.

Le Samoyene & le Lapon cachés sous des neiges éternelles ne sçauroient multiplier la mousse qui sert de nourriture aux rennes, dont le lait & la chair sont leur unique subsistance. L’Africain errant dans des sables brûlans travailleroit en vain à les rendre féconds. Le climat & le sol se refusent également dans ces diverses contrées ; en quelques autres, le climat aideroit, & le sol manque.

Les deux points que j’ai cités sont les deux extrémités de la température. En partant de l’une & de l’autre & se rapprochant vers le centre, les biens & les dons de la nature se présentent selon les lieux ; de façon que ce qui manque à un canton de ce qu’un autre possede, y est remplacé par des productions d’un autre genre presqu’également analogues aux nécessités & commodités de la vie humaine. Mais s’il est un pays qui puisse jouir également de toutes ces productions, celui-là sans doute est le favori de la nature.

La France plus avantagée qu’aucun autre Etat pour l’Agriculture. La France réunit tous ces avantages plus qu’aucun autre Etat du monde. Les Romains qui possédoient trois parties de l’univers, qui les parcouroient, gouvernoient & ravageoient également tour-à-tour & rendoient ce témoignage à la Gaule, telle qu’elle étoit alors relativement à sa Population, à la température de son climat & à la multitude de rivières, dont elle est arrosée. Ils ne connoissoient pas les avantages de la mer si importans aujourd’hui, & que nous possédons d’une façon presqu’unique. Ce n’est pas encore ici le lieu d’en parler.

En considérant notre climat, la fécondité de la plupart de nos terres & ces montagnes qui d’une part nous servent de frontières, & de l’autre placées au centre distribuent des eaux dans toutes les parties de cette heureuse contrée, l’industrie & l’activité naturelle aux habitans, la fécondité de leurs femmes, & autres avantages physiques, l’on conçoit aisément que la France doit être la patrie de la Population & de l’abondance.

Les eaux qui sortent des montagnes, qui arrosent de toutes parts les vastes Provinces de ce Royaume, forment les rivières & les fleuves qui les portent à la mer. Il n’est presque aucune de ces eaux, qui par le travail le plus simple, & le soin seulement de les reprendre assez haut & d’en détourner une partie pour les répandre sur les terres, ne fertilisassent les campagnes qui en paroissent les plus éloignées. Les Chinois, peuples chez lesquels il est de fait, malgré les relations exagérées, que presque tous les arts sont inconnus, ont néanmoins sur l’article de l’agriculture des lumières pratiques qui nous feroient honte, d’autant plus que toutes leurs machines sont simples : ils élèvent les eaux par des roues, & les transportent sur leurs campagnes. Où voit-on de ces machines-là en France ? Et dans quel pays du monde auroit-on plus de facilité pour cela ?

Le célèbre constructeur du canal du Languedoc, homme auquel la patrie devroit des statues, n’a formé les bassins qui fournissent à la navigation immense & continuelle de son canal que de ruisseaux recueillis dans les montagnes, & qui se perdoient dans les vallées, sans que personne en profitât.

D’autre part, la température du climat permet que dans toutes les Provinces du Royaume on puisse cultiver les productions utiles ou agréables des quatre parties du monde, de façon qu’elles y viennent comme dans leur patrie naturelle. Le détail à cet égard seroit superflu.

La nature des terres enfin est telle en France, qu’à la réserve de quelques dunes au bord de la mer, & de quelques roches escarpées en petit nombre, il n’y a peut-être pas un pouce de terrein qui ne pût être mis en valeur.

On sçait l’offre que firent les Maures chassés de l’Espagne, de venir habiter les landes de Gascogne, & l’on est aujourd’hui surpris du refus qu’on leur fit de ces déserts. Il faudroit se transporter aux temps, avant de blâmer un gouvernement aussi éclairé que celui d’Henri IV & de son Conseil. L’autorité Royale n’étoit pas alors aussi reconnue, & la police aussi bien établie qu’elle l’est aujourd’hui. A regarder les choses de ce sens-là, une colonie de huit cents mille âmes étoit un peu forte pour un Royaume qui renfermoit encore le germe des troubles civils. Cependant Sully, le grand & digne Sully, qui voyoit tout & dans le présent & dans l’avenir, vouloit qu’on les reçût. Si pareille chose arrivoit aujourd’hui, il y a apparence que les sous-fermiers de la capitation l’emporteroient au Conseil. Mais en supposant que des raisons contraires prévalussent, & que les Anglois & leur naturalisation leur fermassent leurs portes, je doute que le Roi de Prusse les laissât retourner en Afrique.

Quoi qu’il en soit, ces terribles landes, où l’on ne découvre trace d’hommes que par des sentiers pendant quarante lieues de pays, seroient aujourd’hui habitées autant qu’aucune autre contrée du Royaume ; & qu’on ne m’oppose pas que je mets ici en fait ce qui est en question. Ces landes portent des pignadas ou bois de pins très-beaux, mêlés de chênes blancs : elles sont prefque par-tout couvertes de brandes fort élevées. Toute terre qui porte, peut être fécondée par la culture & l’engrais, & fournir aux nécessités de l’homme. L’air, dit-on, y est fort mal sain, ainsi que les eaux : mais il y vit des habitans, quoiqu’en petit nombre : les bestiaux y sont petits ; mais ils peuplent considérablement : & d’ailleurs cette température vicieuse ne pourroit-elle pas être corrigée par l’écoulement donné aux eaux pluviales qui séjournent tout l’hiver dans ces plaines sabloneuses ? Enfin j’ai vû moi-même dans un enclos à portée d’une des huttes de ces bonnes gens, le bled de très-belle espèce fraîchement coupé & encore entassé en gerbes dans les sillons, tandis que le petit mil ou millet succédant à cette récolte étoit déjà haut de plus d’un pied & demi. Ce double produit me parut un phénomène ; mais mon étonnement ne venoit que de mon ignorance, & de ce que je ne sçavois pas qu’ils sement au pied du froment cette espèce de petit bled qui leur fait un double produit, & les sauve de la disette, en cas que la grêle ou quelqu’autre malheur détruise la première récolte.

Conséquemment ces terres sont propres à produire. Il n’en est aucune, de laquelle l’homme ne tire des richesses. J’ai déjà cité l’exemple du terroir de Marseille ; je pourrois citer encore les environs de Paris. Les plaines de Grenelle, du long boyau, de S. Denis même, et les environs de Versailles ne porteroient seulement pas des brandes, si elles etoient éloignées de l’habitation des hommes. La preuve en est dans la nature de la terre & dans celle des gazons mousseux qui bordent les avenuës des maisons & chemins. L’extrême Population seule & l’abondance des engrais qu’elle occasionne, forcent la nature marâtre à s’y montrer dans toute la pompe de la fertilité.

Je le répète donc, il n’y a pas un seul canton du Royaume ou, proportion gardée & relativement aux besoins du pays, tant pour sa consommation intérieure que pour son exportation extérieure, on ne pût porter au même point la production & les efforts de l’Agriculture. Petit-à-petit nous en viendrons aux moyens, & dans la totalité de ces réflexions on trouvera, à ce que j’espere, que je ne systématise sur rien, & que je n’offre que des objets d’une utilité premiére, & des moyens faciles.

Aux avantages du sol & du climat s’en rapportent plusieurs autres, dont l’expérience seule nous montre la connexité avec ceux dont nous traitions tout-à-l’heure.

Nos montagnes, par exemple, heureux réservoirs de la nature, outre les avantages déja cites comme le nombre des sources, l’abondance des pâturages & des bestiaux, en ont encore de plus remarquables. La fécondité de l’espèce humaine n’est nulle part plus marquée que dans ces âpres retraites. Les hommes rendus laborieux par la difficulté, non-seulement exposent à nos yeux des prodiges d’Agriculture, mais encore sortans en forme de colonie de leurs pays quand les neiges mettent fin à leurs travaux, ils descendent de toutes parts dans les plaines, & leur laborieuse & frugale économie met à contribution non-seulement les contrées voisines, mais les plus éloignées, & jusqu’aux pays étrangers.

Les habitans des pays de Comminge & de Foix se répandent pendant l’hiver dans les plaines du Haut-Languedoc & de la Gascogne. Les Auvergnacs, les Limosins, les gens de la Marche inondent tout le Royaume, & font jusqu’en Espagne tous les gros travaux. On voit par-tout, sous le nom de Savoyards, les montagnards du Dauphiné & de la Provence. Ces gens-là multiplient à l’infini ; le travail ne les lasse jamais ; ils vivent de si peu, qu’ils amassent des sommes considérables des plus petits grains multipliés, & i’air de santé qu’on leur voit à tous, prouve que le régime le plus dur, quand il est volontaire, est le plus salutaire à l’homme.

D’autre part, quel genre d’industrie possible ne germe pas dans cette nation active ! également pro- pre à tous les arts libéraux & méchaniques, elle renferme dans son sein une multitude de nations différentes, réunies par une longue habitude de reconnoître une même domination & de concourir aux mêmes objets relatifs, mais qui cependant différent entre elles de génie, de tempérament & de propriétés : de sorte que fraternisées d’une part entre elles par le Gouvernement & le mélange inévitable entre les différentes parties du même État, elles participent d’autre part à toutes les propriétés des nations étrangères par le moyen des diverses Provinces qui sont limitrophes de chacunes, d’elles. Ainsi le Provençal a le feu & la vivacité de l’Italien, le Haut-Languedocien participe en quelque sorte de la gravité Espagnole, le Breton tient de l’Anglois, le Flamand du Batave, l’Alsacien de l’Allemand, le Comtois du Suisse, &c. & ces diverses natures viennent se rafiner dans le creuset de la douceur & de la politesse Françoise qui sert de tempérament propre aux nations du centre du Royaume, vertus de la médiocrité, si l’on veut, mais alliage excellent pour amalgamer & diriger vers le bien général les propriérés diverses & quelquefois excessives qu’apportent au centre commun les nations plus décidées.

Pour revenir à l’industrie, il n’est pas temps de parler de celle qui est relative au commerce proprement dit ; mais, sans sortir du genre de l’agriculture, je me rappelle d’avoir vu un paysan renforcé, fermier en même temps de la grande trésorerie de Malte auprès de Corbeil, d’une grosse terre au dessus d’Auxerre, & d’une autre plus forte encore en Picardie. Il me détailla les différents rapports de production & de secours que se prêtoient mutuellement ces trois établissemens, en apparence si éloignés & si divers, & je fus étonné des lumières que je trouvai sous cette grossiére écorce. Il se forme dans Paris des compagnies pour les fermes de terres situées jusques dans les Pirennées, pour peu qu’elles soient de quelque considération. En un mot généralement parlant, l’oisiveté & la misere ne sont jamais que forcées chez ce peuple industrieux.

L’isle Gellée. Je ne sçais dans quel conte des Fées j’ai lû que l’isle Gellée étoit autrefois très-florissante : on y labouroit, on y bâtissoit, le commerce & les arts y étoient en honneur, & ce peuple-là jouoit un rôle dans le monde. Comme chacun faisoit valoir son talent, un homme habile prouva par beaux dits que le génie & l’activité étoient contribuables, comme tous autres biens d’ici-bas : en conséquence on taxa toute industrie, & tant fut procédé d’après cette ingénieuse spéculation, que ce beau pays devint l’isle Gelée.

Quant à l’industrie dont je parle & il est convenu parmi toutes les nations policées qu’un des principaux soins du Gouvernement doit être de la répandre dans la société ; mais pour remplir ce devoir, il suffiroit d’animer par des honneurs & des récompenses le zéle de ceux qui consacrent leurs études & leurs travaux à des recherches, dont le but est de l’étendre & de l’éclairer : quant au soin de l’exciter, on peut s’en rapporter à l’aiguillon du besoin. L’industrie est un don du Ciel assez généralement départi à tous les hommes, chacun dans son genre ; mais ce don ne sçauroit être développé que par la nécessité.

Ne confondons point : il y a deux forces de nécessités, l’une de pénurie, l’autre d’abondance : l’une fait les mendians, l’autre a fait les destructeurs de l’Empire Romain : l’une est sans ressources, l’autre les a toutes. La dépopulation fait la première, l’extrême Population fait la seconde ; mais l’extrême Population ne peut venir que de l’extrême agriculture. Songeons donc uniquement à rendre à la campagne ses habitans, à les éclairer dans leurs travaux, à les protéger, les soulager dans les malheurs, à mettre enfin en vigueur & en honneur leur utile profession.

Voudriez-vous me nier le principe, & me dire que rien ne fut plus peuplé que la Hollande, & que rien n’eut jamais moins de produit ? La réponse est aisée. Si je prêchois l’Agriculture, & proscrivois le Commerce, je ferois naître des hommes sans bras. Quand un État n’a point de territoire, il est inutile de lui enseigner à le cultiver : la Hollande prise dans l’état où vous me la citez, n’est qu’une ville entière, telle que je les demande, comme je le dirai ailleurs, c’est-à-dire, situées à portée des exportations & importations étrangères, & où tout le monde est occupé à vivre de son travail & non de ses rentes : mais doutez-vous que si nous donnions aux Hollandois la plus rude de nos montagnes ou la plus aride de nos landes, elle ne fut bientôt en rapport ? en ce cas, vous ne connoissez guères cette nation industrieuse & ; intéressée.

Ces considérations me jetteroient hors de mon sujet actuel : elles viendront en foule dans le temps, & se rangeront par classe selon l’ordre des matières, autant du moins qu’il m’est possible d’en mettre dans ce que j’écris. Venons maintenant aux points principaux de ce premier livre, & considérons quels sont les inconvéniens qui font languir l’Agriculture parmi nous ; ensuite nous traiterons des moyens de l’ encourager.